Cartes sur table d’ AGATHA CHRISTIE

AGATHA CHRISTIE Cartes sur table

(CARDS ON THE TABLE)

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR LOUIS POSTIF

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR

Pour beaucoup de lecteurs, un roman policier est comparable à une grande course, comportant un certain nombre de partants. Chaque amateur prend son ticket et mise sur le cheval de son choix. À l’encontre de ce qui se passe sur le turf, le gagnant est, la plupart du temps, un véritable outsider. Repérez la personne la moins suspecte d’avoir commis le crime et, neuf fois sur dix, vous remporterez le prix.

Mon intention n’étant pas de décourager à l’avance mes lecteurs, je préfère dès maintenant les avertir que Cartes sur Table n’est pas un roman de ce genre. Il ne s’y trouve que quatre partants et chacun d’eux, vu les circonstances, aurait pu être le criminel. Si l’élément de surprise en est quelque peu amoindri, une égale curiosité s’attache à ces quatre personnages qui, tous, ont déjà un crime sur la conscience et sont capables d’en perpétrer d’autres. Je présente quatre scélérats de types tout à fait différents : le motif qui les pousse au meurtre et la méthode employée sont particuliers à chacun d’eux. La solution devra être, par conséquent, purement psychologique, ce qui n’enlève rien à l’intérêt du problème, car la mentalité du meurtrier importe ici avant tout.

J’ajouterai, en faveur de ma thèse, que cette affaire a, entre toutes, passionné Hercule Poirot. Lorsqu’il en fit le récit à mon ami, le colonel Hastings, celui-ci jugea l’histoire plutôt terne. Quelle sera l’opinion de mes lecteurs ? Telle est la question que je me pose.

A.C.

CHAPITRE PREMIER

MONSIEUR SHAITANA

« Mon cher monsieur Poirot ! » dit une voix douce et ronronnante, une voix aux intonations étudiées, où il n’y avait rien d’impulsif ni de spontané.

Hercule Poirot se retourna et salua en serrant cérémonieusement la main de son interlocuteur.

Une expression inaccoutumée se reflétait dans l’œil du petit détective belge. On eût dit que cette rencontre inopinée éveillait en lui une émotion d’une qualité rare.

« Ce cher monsieur Shaitana ! » répliqua-t-il.

Tous deux firent une pause, tels des duellistes se mettant en garde. Autour d’eux évoluait une foule londonienne élégante et des voix murmuraient :

« Ravissant, exquis !

— De petites merveilles, n’est-ce pas ? »

Cela se passait à l’Exposition des Tabatières de Wessex-House, à Londres. Prix d’entrée : une guinée, au bénéfice des hôpitaux londoniens.

« Monsieur, reprit Shaitana, quel plaisir de vous voir ici ! Personne à guillotiner ou à pendre en ce moment ? C’est donc la morte-saison dans le monde du crime ? Ou bien doit-on commettre un vol ici, cet après-midi ?… Cette éventualité me réjouirait énormément.

— Hélas ! monsieur. Je me promène ici en simple bourgeois. »

L’attention de M. Shaitana fut un instant distraite par l’apparition d’une charmante jeune personne avec, d’un côté de la tête, une touffe de bouclettes et, de l’autre, trois cornes d’abondance en paille noire.

« Chère amie, lui dit-il, pourquoi n’êtes-vous pas venue à ma magnifique réception ? Un tas de gens m’ont adressé la parole ; une femme m’a même demandé : « Comment allez-vous ? » Elle a ajouté : « Au revoir et merci ! » mais la pauvre venait sans doute d’une cité-jardins. »

Tandis que la charmante personne répondait comme il sied, Poirot se permit d’observer l’ornement hirsute qui ombrait la lèvre supérieure de M. Shaitana.

Une belle moustache… une très belle moustache, peut-être l’unique moustache à Londres comparable à celle de M. Hercule Poirot.

« Mais elle n’est pas aussi fournie, conclut le détective en lui-même. Décidément, elle ne vaut pas la mienne, mais elle retient tout de même le regard. »

Toute la personne de M. Shaitana commandait l’attention, et à juste titre. Il s’évertuait à jouer au Méphisto. Grand et mince, le visage long et mélancolique, les sourcils très accentués et d’un noir de jais, il arborait une moustache aux pointes raidies par le cosmétique et une petite impériale noire. Ses vêtements, d’une coupe exquise, vraies œuvres d’art, affectaient une certaine bizarrerie.

Tout Anglais de bonne souche se sentait pris d’une irrésistible envie de lui botter le derrière. En le voyant, les hommes disaient invariablement :

« Voilà encore Shaitana, ce sacré métèque ! »

Leurs épouses, leurs filles, leurs sœurs, leurs tantes, leurs mères et même leurs grand-mères prononçaient, suivant le langage propre à leur pays :

« Oh ! je sais bien, ma chère. C’est un type épouvantable. Mais il est riche. Et il reçoit si bien ! Il a toujours une histoire rosse et amusante à raconter sur les autres. »

Que M. Shaitana fût Argentin, Portugais, Grec, ou qu’il appartînt à une autre nationalité méprisée, à tort ou à raison, par l’insulaire britannique, nul n’aurait su le dire.

Mais trois faits demeuraient certains :

Il vivait avec un luxe inouï dans un superbe appartement de Park Lane.

Il donnait de superbes réceptions : grandes soirées, petits dîners, macabres, respectables ou réellement excentriques.

Il effrayait un peu tout le monde.

Pourquoi semait-il ainsi la terreur ? Impossible de l’expliquer en termes précis. On avait l’impression qu’il en savait trop long sur chacun. En outre, il possédait un sens de l’humour pour le moins curieux.

Tous les gens qui le connaissaient jugeaient préférable de ne point offenser M. Shaitana.

Cet après-midi-là, il s’amusait à taquiner ce petit détective à l’air ridicule, Hercule Poirot.

« Alors, monsieur Poirot, même un policier a besoin de distraction ? Vous étudiez les arts sur vos vieux jours ? »

Poirot sourit aimablement.

« Je constate, dit-il, que vous avez vous-même prêté trois tabatières à cette exposition. »

M. Shaitana fit un geste vague.

« Peuh ! ce ne sont que des petits bibelots. Il faudra venir un jour me voir, monsieur Poirot. Vous verrez alors quelques pièces intéressantes. Je ne borne pas mon choix à une époque ni à une catégorie spéciale d’objets.

— Vous avez, en somme, des goûts catholiques, fit Poirot, en souriant.

— Comme vous dites. »

Brusquement, les prunelles de M. Shaitana scintillèrent, les coins de ses lèvres se relevèrent, et ses sourcils dessinèrent un angle fantastique.

« Je pourrais même vous montrer certains spécimens relevant de votre profession, monsieur Poirot.

— Vous avez donc un « Musée Noir » personnel ?

— Peuh ! » M. Shaitana fit claquer ses doigts avec dédain. « La tasse ayant appartenu à l’assassin de Brighton, le monseigneur d’un célèbre cambrioleur… puérilités absurdes ! Jamais je ne m’embarrasse d’articles de bric-à-brac. Je ne collectionne que les échantillons rares.

— Et qu’appelez-vous « échantillons rares » du crime, considérés du point de vue artistique ? »

M. Shaitana se pencha en avant et posa deux doigts sur l’épaule de Poirot. Les mots s’échappèrent de ses lèvres avec un sifflement théâtral :

« Les êtres humains qui ont commis des crimes, monsieur Poirot. »

Le détective plissa légèrement le front.

« Ah ! Ah ! Je vous étonne ! s’exclama M. Shaitana. Mon très cher ami, vous et moi nous envisageons ces phénomènes d’un angle diamétralement opposé. Pour vous, un crime est affaire d’habitude : un assassinat, une enquête, une pièce à conviction et, en fin de compte (car vous êtes très adroit), un coupable. De telles banalités me laissent indifférent. Celui qui se laisse prendre est un incapable, un assassin de deuxième ordre, qui ne m’intéresse nullement. Non, je me place d’un point de vue artistique et ne recherche que le dessus du panier.

— Le dessus du panier ? répéta Poirot.

— Oui, mon cher, ceux qui ne se sont pas fait pincer, les malins, ceux qui réussissent. Les assassins qui se la coulent douce et que la moindre suspicion n’a jamais effleurés. Accordez-moi que c’est là une marotte amusante.

— J’aurais employé un tout autre adjectif…

— Une idée ! s’exclama Shaitana, sans prêter attention à Poirot. Si j’organisais un petit dîner… un dîner pour vous présenter mes spécimens ? Ce projet est décidément des plus amusants. Que n’y ai-je songé plus tôt ? Oui, oui, je vois d’ici la scène… exactement. Laissez-moi quelque temps… Non, pas la semaine prochaine… Mettons la semaine suivante. Vous êtes libre ? Quel jour choisirons-nous ?

— N’importe quel jour de la semaine suivante me conviendra, dit Poirot en s’inclinant.

— Bien… disons alors vendredi… Vendredi le 18. Je vais l’inscrire immédiatement sur mon calepin. Cette idée m’enchante.

— Je ne saurais en dire autant, repartit Poirot. Non pas que je reste insensible à votre invitation… non… non… »

Shaitana l’interrompit.

« Mais cela choque votre sensibilité de bourgeois. Mon cher, libérez-vous une bonne fois de cette mentalité étroite de policier. »

Poirot répondit lentement :

« Le fait est que mon attitude, devant le meurtre, est celle d’un vrai bourgeois.

— Pourquoi donc, mon cher ? Évidemment, lorsqu’il s’agit d’une affaire stupide, sanglante à vous donner des nausées… là, je partage votre avis. Mais un meurtre peut être exécuté avec art, par un virtuose.

— Je vous le concède.

— Eh bien, alors ? demanda M. Shaitana.

— Votre virtuose n’en demeure pas moins un assassin.

— Mais, mon cher monsieur Poirot, la perfection de l’acte justifierait presque son auteur. Homme dénué d’imagination, vous ne songez qu’à arrêter le meurtrier, à lui passer les menottes, à l’emprisonner et, le cas échéant, à le cravater d’un nœud coulant au petit jour. À mon humble avis, un assassin habile devrait toucher une pension du gouvernement et être prié à dîner par les gens de goût. »

Poirot haussa les épaules.

« Oh ! je ne suis pas aussi insensible que vous le croyez à l’art du crime. J’admire le parfait assassin. De la même façon, j’admirerais un tigre… ce magnifique animal à la fourrure rayée. Mais je le contemplerais à l’extérieur de sa cage. Je me garderais d’y rentrer… si mon devoir ne m’y obligeait point. Car, rappelez-vous, monsieur Shaitana, le tigre peut bondir… »

M. Shaitana éclata de rire.

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