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Catherine Morland

Catherine Morland

de Jane Austen

I

Personne qui ait jamais vu Catherine Morland dans son enfance ne l’aurait supposée née pour être une héroïne. Sa situation dans le monde, le caractère de ses parents, sa propre personne et ses aptitudes, rien ne l’y prédestinait. Bien que clergyman, son père n’était ni méprisé ni misérable ; c’était un excellent homme, bien qu’il s’appelât Richard et qu’il n’eût jamais été beau. Il avait une fortune personnelle, outre deux bons bénéfices, et il ne prétendait pas le moins du monde tenir ses filles sous clef. Mme Morland était une femme de grand sens, de bon caractère et, ce qui est plus remarquable, de bonne constitution. Elle avait eu trois fils avant la naissance de Catherine ; et, au lieu de trépasser en mettant celle-ci au monde, comme on devait s’y attendre, – elle avait vécu encore, vécu pour avoir six enfants de plus, pour les voir grandir autour d’elle, et pour jouir elle-même d’une florissante santé. Une famille de dix enfants peut toujours être dite une belle famille,quand il y a assez de têtes, de bras et de jambes pour tous ;mais les Morland n’avaient guère d’autre titre à cette épithète,car ils étaient en général fort ordinaires, et Catherine, plusieurs années de sa vie, fut aussi ordinaire qu’aucun d’eux. Elle était maigre et mal équarrie, avait la peau blême, de noirs cheveux plats et de gros traits ; non plus que sa personne, son esprit ne la marquait pour la fonction d’héroïne. Elle raffolait de tous les jeux des garçons, et préférait de beaucoup le cricket, non seulement aux poupées, mais aux plus poétiques jeux de l’enfance,élever une marmotte ou un canari, arroser un rosier. En effet, elle n’avait nul goût pour les jardins, et, si elle cueillait des fleurs, c’était principalement pour le plaisir de méfaire, du moins ainsi conjecturait-on, à la voir toujours choisir celles qu’il lui était interdit de prendre. Tels étaient ses goûts ; ses aptitudes étaient non moins extraordinaires. Elle n’apprenait ou ne comprenait rien avant qu’on le lui eût enseigné, – ni même après,quelquefois, car elle était inattentive souvent et volontiersstupide. Sa mère avait consacré trois mois à lui inculquer« la Prière du Mendiant », après quoi Sally, sa sœurpuînée, la récitait mieux qu’elle. Non que Catherine fût toujoursstupide ; elle apprit la fable « le Lièvre et lesAmis » comme sans y penser, aussi vivement que fillette quisoit en Angleterre. Sa mère désirait qu’on lui enseignât lamusique, et Catherine était persuadée qu’elle y prendrait goût, carelle avait grand plaisir à faire sonner les touches de la vieilleépinette abandonnée. Elle commença à huit ans. Elle étudia uneannée et ne voulut pas continuer. Mme Morland, quine s’obstinait pas à forcer le talent de ses filles, permit qu’elleen restât là. Le jour où disparut le maître de musique fut de lavie de Catherine l’un des plus heureux. Son goût pour le dessinétait médiocre ; toutefois, quand elle mettait la main surquelque morceau de papier, elle y figurait maisons et arbres,poules et poussins ; elle ne parvenait pas, il est vrai, àdifférencier ces images. L’écriture et le calcul lui étaientenseignés par son père ; le français, par sa mère. Ses progrèsen aucune de ces matières n’étaient remarquables, et elles’ingéniait à esquiver les leçons. Quelle étrange, inconcevablenature ! car, avec tous ces affligeants symptômes, à dix anselle n’avait ni mauvais cœur ni mauvais caractère, était raremententêtée, querelleuse presque jamais, très gentille pour les petits,avec de rares moments de tyrannie. Elle était d’ailleurs turbulenteet farouche, détestait la réclusion et le débarbouillage etn’aimait rien tant au monde que rouler du haut en bas de la pentegazonnée, derrière la maison.

Telle était Catherine Morland à dix ans. Àquinze, les apparences s’étaient améliorées ; elle commençaità se friser les cheveux et rêvait d’aller au bal ; son teintprenait de l’éclat, ses traits s’adoucissaient de rondeurs et decouleurs, ses yeux gagnaient en animation et son personnage enimportance ; comme elle avait aimé se salir, elle aimaits’attifer ; elle avait maintenant le plaisir d’entendreparfois son père et sa mère remarquer ces transformations.« Catherine prend vraiment belle mine ; elle est presquejolie aujourd’hui », étaient mots qui lui frappaient l’oreillede temps en temps ; et qui étaient les bienvenus !Paraître presque jolie, pour une fille qui a paru assezvilaine pendant ses quinze années premières, est plus délicieux quetout éloge que puisse jamais recevoir une fille jolie dès leberceau.

Mme Morland était une trèsbrave femme, et qui désirait voir ses enfants aussi cultivés quepossible ; mais elle employait tout son temps à mettre aumonde et à élever ses petits, de sorte que ses filles aînéesdevaient se tirer d’affaire elles-mêmes ; et il était biennaturel que Catherine, qui n’était point une nature d’héroïne,préférât le cricket, les barres, l’équitation et courir les champs,quand elle avait quatorze ans, aux livres ou du moins aux livresinstructifs, car, pourvu qu’aucun enseignement n’y fût inclus,pourvu qu’ils fussent pleins d’histoires et indemnes dedissertations, elle n’avait contre les livres aucune hostilité.Mais, de quinze à dix-sept ans, elle suivit un régimed’héroïne ; elle lut tels livres que doivent lire les héroïnespour se meubler la mémoire de ces citations qui sont si commodes etsi réconfortantes dans les vicissitudes de leur aventureusevie.

De Pope, elle apprit à vitupérer ceux qui

… vont partout se moquant de l’infortune ;

de Gray, que

Mainte fleur est née pour rosir inaperçue,

Et répandre sa fragrance dans l’air désert ;

de Thomson, que

… C’est une tâche exquise

D’apprendre à la jeune idée comment percer.

Et, de Shakespeare, elle acquit tout un lotd’informations : elle sut que

… Des bagatelles légères comme l’air

Sont, par le jaloux, prises au sérieux

Comme paroles de l’Écriture ;

que

La pauvre bestiole sur qui nous marchons

Éprouve d’aussi dures transes

Qu’en géant qui meurt ;

et qu’une jeune femme qui aime esttoujours

… semblable à la Résignation sur un piédestal

Souriant à la Douleur.

Sur ce point sa culture étaitsuffisante ; sur maint autre, elle approchait de laperfection ; car, si Catherine n’écrivait pas de sonnets,s’appliquait-elle à en lire ; et quoiqu’il n’y eût pasapparence qu’elle pût, au piano, jeter en extase un public par unprélude de son crû, elle pouvait écouter sans grande fatigue lamusique des gens. Où elle échouait, c’était à manier uncrayon : – elle n’avait nulle notion de dessin, – pas mêmeassez pour esquisser le profil de son amoureux. Là les droitsqu’elle eût pu avoir à la qualité d’héroïne étaient nuls. Ausurplus elle ne connaissait pas sa misère, car elle n’avait pasd’amoureux de qui faire le portrait. Elle avait atteint dix-septans sans avoir vu d’aimable jeune homme qui éveillât sasensibilité, sans avoir inspiré de réelle passion, et sans avoirprovoqué d’admirations, que très modérées et bien fugaces. Voilàqui était étrange, en vérité ! Mais on peut généralement serendre compte des choses étranges quand on en cherche avec soin lacause. Il n’y avait nul lord dans le voisinage ; pas même debaronnet. Nulle famille amie n’avait élevé un garçon inopinémenttrouvé sur le pas de la porte. Nul jeune homme dont l’origine fûtinconnue. Son père n’avait pas de pupille, et le squire de laparoisse pas d’enfants.

Mais quand une jeune lady est destinée à êtreune héroïne, le caprice de cinquante familles de l’environ nesaurait prévaloir contre elle. Sur sa route, le destin doitsusciter et suscitera un héros.

M. Allen, qui possédait la plupart desterres qui entourent Fullerton, le village du Wiltshire où vivaientles Morland, fut envoyé à Bath, dont le séjour convenait mieux à saconstitution goutteuse ; et sa femme, qui aimait fortMlle Morland, et qui probablement estimait que, siles aventures ne tombent pas sur une jeune fille dans son proprevillage, cette jeune fille doit les chercher ailleurs, l’invita àvenir avec eux. M. et Mme Morland furent toutbonne volonté, et Catherine tout joie.

II

Au moment où Catherine Morland va être jetéedans les difficultés et les dangers d’un séjour de six semaines àBath, et pour le cas où les pages suivantes ne parviendraient pas àdocumenter suffisamment le lecteur, ajoutons quelques mots à ce quia déjà été dit sur elle : Son cœur était affectueux ; soncaractère, gai et ouvert, sans vanité ni affectation. Ses manièresperdaient leur gaucherie effarouchée. Sa personne était avenanteet, dans ses bons jours, jolie ; son intelligence à peu prèsaussi inculte que l’est ordinairement l’intelligence d’une fille dedix-sept ans.

On pourrait supposer que, l’heure du départapprochant, l’anxiété maternelle de Mme Morland futtrès cruelle ; mille pressentiments des maux qui pouvaientrésulter pour sa chère Catherine de cette terrible séparationdevaient accabler son cœur et la « jeter dans leslarmes », le dernier ou les deux derniers jours de leur vie encommun ; et les avis les plus topiques devaient naturellementfluer de ses lèvres sages dans leur entretien d’adieu, en soncabinet. Des instructions en vue de déjouer la violence de telsnobles et baronnets, qui se plaisent à enlever de vive force lesjeunes femmes et les conduisent en quelque ferme isolée, devaient,en un tel moment, soulager le trop plein de son cœur. Qui ne lepenserait ? Mais Mme Morland savait si peu dechose des lords et baronnets qu’elle ne dit pas un mot de leurcoutumière malfaisance et ne se méfia pas du danger que leursmachinations pouvaient faire courir à sa fille. Ses avis serestreignirent aux points suivants : « Je vous prie,Catherine, de vous envelopper toujours bien chaudement le cou, pourrentrer le soir ; et je désire que vous teniez à jour lecompte de l’argent que vous dépenserez ; voici un petit livreà cet effet. »

Sally, ou plutôt Sarah (comment une jeunefille de grandes manières atteindrait-elle seize ans sans donner àson nom de tous les jours une forme plus romantique ?) doit,de par la force des choses, être en l’occurrence l’amie intime etla confidente de sa sœur. Cependant (est-ce assezremarquable !) elle ne contraignit pas Catherine à fairetelles promesses solennelles : écrire par chaque poste,fournir des renseignements sur tout le monde, relater en détail lesconversations entendues à Bath.

Vraiment toute chose relative à cet importantvoyage fut traitée par les Morland avec une modération et un calmemieux d’accord avec les usages de la vie courante qu’avec cettesensibilité affinée que devrait mettre en éveil la premièreséparation d’une héroïne et de sa famille. Son père, au lieu de luiouvrir un compte illimité chez son banquier ou même de lui mettredans la main une centaine de livres en bank-notes, lui donnaseulement dix guinées et lui promit de lui envoyer d’autre argentquand elle en aurait besoin.

Sous ces modestes auspices, le voyagecommença. Il fut dénué d’événements. Ni voleurs ni tempêtesn’intervinrent, ni d’accident de voiture propice à la présentationd’un héros. Rien de plus alarmant ne se produisit, qu’une crainte,– savoir : si madame Allen n’avait pas oublié ses socques dansune auberge ; et heureusement cette crainte était sansfondement.

Elles arrivèrent à Bath. Catherine était touteardente de plaisir ; ses regards erraient ici, là, partout,émerveillés. Elle était venue pour être heureuse et elle se sentaitheureuse déjà.

Elles furent bientôt installées en deconfortables appartements dans Pulteney Street.

Mme Allen était de lanombreuse classe des femmes dont le commerce ne peut que provoquerqu’une émotion : la surprise qu’il y ait eu des hommescapables de les aimer assez pour les épouser. Elle n’avait nifinesse, ni beauté, ni talents. Son air de femme du monde, soncalme, sa bonté, d’ailleurs inerte, son esprit frivole, c’est toutce qui pouvait expliquer qu’elle eût été élue par l’homme sensibleet intelligent qu’était M. Allen. Si l’on veut, elle étaitadmirablement apte à ce rôle de présenter dans le monde une jeunefille, car elle était, autant et plus qu’aucune jeune fille,curieuse d’aller partout et de tout voir. S’habiller était sapassion. Elle avait un très naïf plaisir à être belle.

Notre héroïne ne put faire son entrée dans lavie qu’après trois ou quatre jours : il fallait queMme Allen s’enquît minutieusement de ce qui seportait et choisît à bon escient une robe du dernier modèle.Catherine fit aussi quelques emplettes. Et, tous ces préparatifsterminés, l’importante soirée advint où elle devait paraître à laPump-Room. Ses cheveux s’échafaudaient le mieux du monde, et avecun soin jaloux elle avait fait sa toilette.Mme Allen et la bonne déclarèrent qu’elle étaittout à fait bien. Forte d’un tel encouragement, Catherine espéraitpasser tout au moins sans critiques. Si elle suscitaitl’admiration, tant mieux, mais son bonheur n’en dépendait pas.

Mme Allen fut si longue às’habiller qu’elles n’entrèrent que tard à Pump-Room. La saisonétait en son plein. Les deux femmes se faufilèrent à travers lafoule, tant bien que mal. Quant à M. Allen, il se réfugiad’emblée dans la salle de jeu, les abandonnant aux délices de lacohue. Avec plus de souci de sa toilette que de sa protégée,Mme Allen se frayait un chemin, aussi vite que lepermettait la prudence, parmi la multitude qui obstruait la porte.Catherine serrait trop fort le bras de son amie pour que le remousd’une assemblée en lutte parvînt à les séparer.

Mais, à sa grande stupéfaction, elle constataque s’avancer dans la salle n’était point du tout le moyen de sedégager de la foule. Celle-ci, d’instant en instant, semblaitaccrue. Une fois la porte passée, on trouverait aisément des siègeset l’on pourrait voir commodément les danses : cela – qu’elles’était imaginé – ne correspondait nullement à la réalité. Avec uneapplication opiniâtre, elles avaient atteint l’autre extrémité dela salle, et pourtant la situation ne changeait pas : desdanseurs elles ne voyaient rien, que les hautes plumes de quelquesdames. Elles se remirent en marche : justement elles venaientde découvrir, dans le lointain, une place convenable. Par force etpar ruses elles y parvinrent, et les voilà maintenant au haut degradins d’où Mlle Morland, dominant la foule, serendait compte des dangers de son récent passage à travers elle.Spectacle splendide, et, pour la première fois, elle commença à sesentir dans un bal. Elle avait grande envie de danser, mais neconnaissait personne. Mme Allen fit tout ce qu’ellepouvait faire en pareil cas. De temps en temps elle proférait, d’unton détaché : « Je voudrais vous voir danser, machère ; je voudrais que vous trouviez un cavalier. »D’abord sa jeune amie se sentit reconnaissante de ces vœux ;mais ils furent si souvent répétés, et prouvés si totalementinutiles, qu’à la fin Catherine s’en fatigua et n’eut plus envie deremercier.

Elles ne purent jouir longtemps de la positionéminente qu’elles avaient si industrieusement gagnée. On se mitbientôt en mouvement pour le thé, et elles durent faire comme toutle monde. Catherine commençait à éprouver quelquedésappointement : elle était lasse d’être sans cesse presséeentre des gens, sans même qu’elle pût atténuer l’ennui de sonemprisonnement en échangeant une syllabe avec aucun de ses anonymescompagnons de captivité ; et quand, à la fin, elle fut dans lasalle où l’on prenait le thé, elle sentit plus encore la détressede n’avoir pas de société à rejoindre, aucune personne deconnaissance à appeler, nul gentlemen à qui demander secours. DeM. Allen elles ne virent pas l’ombre, et, après avoir vraimentcherché à l’entour une place plus commode, elles se résignèrent às’asseoir au bout d’une table où une nombreuse société avait déjàpris place, sans qu’elles eussent là rien à faire, sans qu’ellessussent à qui parler, sauf l’une à l’autre.

Dès assises, Mme Allen sefélicita d’avoir préservé sa robe de tout dommage.

– Il eût été affreux de la déchirer,n’est-ce pas ? dit-elle. C’est une mousseline si délicate.Pour ma part, je n’ai vu dans la salle rien qui me plût autant, jevous assure.

– Comme c’est gênant, soupira Catherine,de n’avoir pas une seule connaissance ici.

– Oui, ma chère, repritMme Allen, avec une parfaite sérénité. C’est trèsfâcheux, en effet.

– Que faire ? Les messieurs qui sontà cette table et les dames nous regardent comme étonnés de nousvoir là ; nous semblons nous introduire dans leur société.

– Et c’est bien ce que nous faisons. Quec’est donc désagréable ! Je souhaiterais que nous eussionsbeaucoup de connaissances ici.

– Je voudrais que nous en eussionsune : ce serait quelqu’un vers qui aller.

– Très vrai, ma chère ; et si nousconnaissions quelqu’un, n’importe qui, nous le rejoindrionsimmédiatement. Les Skinner étaient ici l’an dernier : jesouhaiterais qu’ils fussent ici maintenant.

– Ne ferions-nous pas mieux de nous enaller ? Vous voyez qu’il n’y a pas ici de tasse de thé pournous.

– Il n’y en a plus, en effet. Comme c’estcontrariant ! Mais je pense qu’il vaut mieux que nous restionstranquilles : on est si ballotté dans une telle foule. Macoiffure, dans quel état est-elle, ma chère ? Quelqu’un m’adonné un coup qui l’aura bousculée, j’en ai peur.

– Non, vraiment, elle est très bien.Mais, chère madame Allen, êtes-vous sûre qu’il n’y ait personne quevous connaissiez, dans cette multitude de gens ? Je suispersuadée que vous devez connaître quelqu’un.

– Non, sur ma parole. Je souhaiteraisconnaître quelqu’un. De tout mon cœur je souhaiterais avoirbeaucoup de connaissances ici, et alors je vous trouverais unpartenaire. Je serais si heureuse que vous dansiez. Voyez !voyez cette femme. Quelle toilette baroque ! une toilette sidémodée ! Regardez-la par derrière.

Du temps passa, puis un de leurs voisins leuroffrit du thé, ce qui fut accepté avec reconnaissance, et elleséchangèrent quelques mots avec le courtois monsieur. De toute lasoirée, ç’avait été le seul moment où quelqu’un leur eût adressé laparole, quand enfin, le bal fini, elles furent découvertes etrejointes par M. Allen.

– Eh bien, miss Morland ? dit-ilaussitôt. J’espère que le bal vous a paru agréable.

– Très agréable, en effet, répondit-elle,essayant en vain de réprimer un bâillement.

– J’aurais voulu qu’elle pût danser, ditMme Allen. J’aurais voulu que nous pussions trouverun danseur pour elle. J’ai dit combien j’aurais été heureuse si lesSkinner eussent été là cet hiver plutôt que l’hiver dernier ;ou si les Parry étaient venus, comme ils en avaient parlé un jour.Elle aurait pu danser avec George Parry. Je suis si triste qu’ellen’ait pas eu de cavalier !

– Nous aurons plus de chance un autresoir, j’espère, dit M. Allen en manière de consolation.

La foule diminuait. Maintenant on pouvaitcirculer avec plus d’aisance. Et pour une héroïne qui n’avait pasencore joué un rôle très distinct dans les événements de la soirée,le moment était venu d’être en relief. De cinq en cinq minutes,grâce aux déplacements de la foule, s’accroissaient les chances desuccès de Catherine. Maints jeunes gens la pouvaient regarder, qui,dans la foule, ne l’avaient vue. Aucun cependant ne tressaillitd’un étonnement enthousiaste. Nul murmure de questions empresséesne se propagea. Et personne ne l’appela une déité. CependantCatherine était très « à son avantage ». Qui l’eût vuetrois ans auparavant, l’aurait trouvée maintenant fort belle.

On la regarda cependant, et avec quelqueadmiration, car, à portée de son oreille, deux messieurs ladéclarèrent une jolie fille. Ces mots eurent un effet magique.Immédiatement elle jugea la soirée plus gaie ; sa petitevanité était satisfaite ; elle se sentit plus reconnaissanteenvers les deux jeunes gens pour cette simple louange, qu’unehéroïne de qualité l’eût été pour quinze sonnets célébrant sescharmes, et elle alla vers sa voiture, réconciliée avec tout lemonde et parfaitement satisfaite de la part d’attention que luiavait accordée le public.

III

Chaque jour avait maintenant son cortège dedevoirs réguliers : visiter les magasins, voir quelquenouvelle partie de la ville, passer une heure à la Pump-Room, oùelles regardaient tout le monde et ne parlaient à personne.

Mme Allen ne se lassait pas deformuler son désir d’avoir à Bath de nombreuses relations, quoiquel’expérience lui prouvât quotidiennement qu’elle n’y connaissaitpersonne.

Elles firent leur apparition aux Lower Roomset, cette fois, la fortune fut plus favorable à notre héroïne. Lemaître des cérémonies lui présenta comme danseur un jeune hommetrès distingué. Il s’appelait Tilney. Vingt-quatre ou vingt-cinqans, grand, la figure agréable, l’œil très intelligent et vif, lesfaçons courtoises – un jeune homme, sinon tout à fait beau, trèsprès de l’être. Catherine était enchantée. Ils parlèrent peu endansant. Mais quand ils se furent assis pour prendre le thé, il semontra tel qu’elle s’était imaginée qu’il fût : il parlaitavec facilité, et, dans sa manière, il y avait une finesse et unenjouement qui impressionnaient Catherine. Après avoir parlé de cequ’ils voyaient autour d’eux, il lui dit tout à coup :

– Jusqu’ici, mademoiselle, j’ai manqué àtous les devoirs d’un danseur : je ne vous ai pas encoredemandé tout ensemble depuis combien de temps vous êtes à Bath, sivous vîntes jamais ici auparavant, si vous avez été aux UpperRooms, au théâtre, au concert et si vous aimez cette ville. C’estimpardonnable. Mais vous plairait-il maintenant de me satisfairesur ces points ? S’il en est ainsi, je commence.

– Ne vous mettez pas en peine de cela,monsieur.

– Ce n’est pas une peine, je vous assure,mademoiselle.

Alors, composant sa physionomie et adoucissantsa voix, il ajouta précieusement :

– Êtes-vous depuis longtemps à Bath,mademoiselle ?

– Depuis une semaine environ, monsieur,répondit Catherine, s’efforçant de ne pas rire.

– Vraiment ! (avec un étonnementjoué).

– Quoi d’étonnant ?

– En effet, quoi ? dit-il, de sonton naturel. Mais il sied que je paraisse éprouver une certaineémotion à votre réponse ; la surprise est plus facilementtraduisible et non moins en situation que tout autre sentiment.Poursuivons. Vîntes-vous jamais ici auparavant,mademoiselle ?

– Jamais monsieur.

– Vraiment ! Avez-vous honoré lesUpper Rooms de votre présence ?

– Oui, monsieur. J’y étais lundi.

– Avez-vous été au théâtre ?

– Oui, monsieur. Mardi.

– Au concert ?

– Oui, monsieur. Mercredi.

– Bath vous plaît-il ?

– Oui, beaucoup.

– Maintenant il convient que je sourieavec plus d’affectation. Et ensuite nous pourrons redevenirnaturels.

Catherine détourna la tête, ne sachant si ellepouvait se hasarder à rire.

– Je vois ce que vous pensez de moi,dit-il gravement. Je ferai piètre figure dans votre journal dedemain.

– Mon journal !

– Oui, je sais exactement ce que vousdirez : « Vendredi, allai aux Lower Rooms. Avais mis marobe de mousseline à fleurs garnie de bleu, des souliers noirs.Étais très à mon avantage. Mais fus étrangement harcelée par unolibrius qui voulut danser avec moi et dont l’absurdité m’affligeafort. »

– Certainement, je ne dirai pas cela.

– Vous dirai-je ce que vous devriezdire ?

– Je vous en prie.

– « Je dansai avec un jeune hommetrès aimable présenté par M. King. Parlé beaucoup avec lui.Semble un homme exceptionnel. Espère savoir davantage delui. » Voilà, mademoiselle, ce que je souhaite que vousdisiez.

– Mais, peut-être, je ne tiens pas dejournal.

– Peut-être n’êtes-vous pas assise encette salle et ne suis-je pas assis auprès de vous. Ce sont làpoints où le doute est également licite. Ne pas tenir dejournal ! Comment les cousines dont vous êtes séparéeferont-elles pour suivre le cours de votre vie à Bath, sansjournal ? Comment vous rappeler les robes que vous aurezportées, comment décrire l’état de votre âme et celui de votrechevelure en toute leur diversité, si vous ne pouvez vous référerconstamment à un journal ? Ma chère mademoiselle, je ne suispas aussi ignorant de ce que font les jeunes filles que voussemblez croire… Tout le monde reconnaît que le talent d’écrire unelettre est particulièrement féminin ; la nature peut y êtrepour quelque chose ; mais, j’en suis certain, elle estpuissamment aidée par cette charmante habitude qu’ont les femmes detenir un journal.

– Je me suis quelquefois demandé, ditCatherine en hésitant, si vraiment les femmes écrivent une lettrebeaucoup mieux que les hommes… c’est-à-dire… je ne crois pas que lasupériorité soit toujours de notre côté.

– Autant que j’en ai pu juger, il mesemble que le style ordinaire des lettres de femme est sans défaut,sauf trois choses.

– Et qui sont ?

– La ténuité du sujet, un total insoucide la ponctuation et une méconnaissance fréquente de lagrammaire.

– Sur ma parole, je n’avais pas à avoirpeur en désavouant le compliment ! Vous n’avez pas une trophaute opinion de nous sur ce point.

– Je ne dirais pas que les femmesécrivent mieux une lettre, pas plus que je ne dirais qu’elleschantent mieux un duo ou dessinent mieux le paysage. Dans toutechose qui dépend du goût, le mérite est à peu près égalementréparti entre les sexes.

Ils furent interrompus parMme Allen.

– Ma chère Catherine, dit-elle, retirezcette épingle de ma manche, je crains qu’elle y ait déjà fait unedéchirure. J’en serais désolée. C’est une de mes robes préférées,quoiqu’elle ne coûte que neuf shillings le yard.

– C’est précisément le prix que jepensais, madame, dit M. Tilney en regardant la mousseline.

– Vous entendez-vous en mousselines,monsieur ?

– Particulièrement. J’achète toujours mescravates et je suis réputé un excellent juge. Souvent ma sœur s’estfiée à moi pour le choix d’une robe. Je lui en ai acheté unel’autre jour et qui a été déclarée une prodigieuse occasion partoutes les dames qui l’ont vue. Je ne la payai que cinq shillingsle yard… et une mousseline de l’Inde véritable.

Mme Allen était émerveillée detant de génie.

– Ordinairement les hommes s’occupent sipeu de ces choses ! dit-elle. M. Allen est bien incapablede distinguer mes robes les unes des autres. Vous devez être àvotre sœur d’un grand secours, monsieur.

– J’ose croire, madame.

– Et, dites-moi, monsieur, quepensez-vous de la robe de miss Morland ?

– Très jolie, madame, dit-il enl’examinant gravement ; mais je ne crois pas qu’elle se lavebien ; je crains qu’elle s’éraille.

– Comment pouvez-vous, dit Catherine enriant, être si… ? (Elle avait presque dit : bizarre.)

– Je suis tout à fait de votre avis,monsieur, répondit Mme Allen, et je l’ai dit à missMorland quand elle l’a achetée.

– Mais vous savez, madame, que lamousseline peut toujours être utilisée. Miss Morland y trouverabien de quoi se faire un fichu, un chapeau ou un voile. Lamousseline trouve toujours son emploi. J’ai entendu dire celaquarante fois par ma sœur quand elle en achetait trop ou qu’ellel’avait coupée maladroitement.

– Bath est un lieu charmant, monsieur. Ily a tant de beaux magasins ici. Nous sommes tristement loin detout, dans la campagne. Sans doute, il y a des magasins fort bienapprovisionnés à Salisbury, mais c’est si loin de chez nous !Huit milles, c’est un long chemin. M. Allen prétend qu’il y ena neuf, neuf mesurés ; mais je suis sûre qu’il ne peut y enavoir plus de huit, et c’est encore un joli ruban ! Je rentrefatiguée à mort. Ici, une fois dehors, nous pouvons faire nosachats en cinq minutes.

M. Tilney était trop courtois pour nepoint paraître s’intéresser à ce qu’elle disait, et elle le tintsur la question des mousselines jusqu’à ce que la danserecommençât. Catherine, qui écoutait leur conversation, eut peurqu’il s’amusât un peu trop des faiblesses d’autrui.

– À quoi pensez-vous, si grave ?dit-il, comme ils rentraient dans la salle de bal. À rien quiconcerne votre danseur, j’espère, car, à en juger par votrehochement de tête, vos méditations sont sévères.

Catherine rougit et dit :

– Je ne pensais à rien.

– Voilà qui est habile et profond.Répondez-moi que vous ne voulez pas me le dire. J’aimerais mieuxcela.

– Bien, alors, je ne veux pas.

– Merci. J’ai maintenant le droit de voustaquiner quelquefois. Rien ne fait autant que la taquinerieprogresser l’amitié.

Ils dansèrent de nouveau. La soirée finie, ilsse quittèrent avec un vif désir de se revoir, du moins, ce désir,Catherine l’avait-elle.

Je n’affirmerai pas qu’en buvant son grog auvin et en faisant sa toilette de nuit, Catherine ait pensé àM. Tilney assez pour en rêver, ou alors je veux croire quec’était en un demi-sommeil : car, s’il est vrai, comme l’aprétendu un écrivain célèbre, qu’une jeune fille ne puissedécemment tomber amoureuse avant que le gentleman se soit déclaré,il doit être fort inconvenant qu’elle rêve du gentleman avant quel’on sache qu’il ait rêvé d’elle. Que M. Tilney fût apte aurôle de rêveur ou d’amoureux, cela n’avait pas encore préoccupéM. Allen. Toutefois, il avait jugé à propos de se renseigner,au commencement de la soirée, sur ce jeune homme qui dansait avecCatherine : il avait appris que M. Tilney était unclergyman, et d’une très respectable famille duGloucestershire.

IV

Le lendemain, Catherine se hâta plus encorequ’à l’ordinaire vers la Pump-Room, avec la certitude même d’y voirM. Tilney avant que la matinée fût passée, et prête à lesaluer d’un sourire ; mais nul sourire ne fut requis, –M. Tilney ne parut pas. Tous les êtres de Bath, sauf lui,furent visibles là aux diverses minutes de ces heuresfashionables ; des gens, abondamment, allaient et venaient,montaient les degrés, les descendaient, des gens dont nul n’avaitsouci et que personne ne souhaitait voir : – il étaitabsent.

– Charmant ce Bath ! ditMme Allen, comme elles s’asseyaient sous la grandehorloge, harassées d’avoir paradé, et combien ce serait gai si nousavions ici quelques connaissances !

Cette confiance en la gaîté éventuelle de Bathavait été formulée si souvent et en vain, qu’il n’y avait plusaucune raison de croire que l’événement vînt la justifier jamais.Mais il faut

Ne jamais désespérer de ce qu’on veut atteindre :

Par une application infatigable nous toucherons lebut.

Et son infatigable application à faire chaquejour des vœux pour une même chose devait à la longue avoir sa justerécompense. À peine était-elle assise depuis dix minutes, qu’unedame, qui, assise près d’elle, l’avait regardée avec grandeattention, lui dit fort aimablement :

– Je crois, madame, ne pas metromper ; il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de vousvoir ; mais n’êtes-vous pasMme Allen ?

Quand il eut été répondu affirmativement,l’étrangère prononça son nom, Thorpe, et Mme Allen,à l’instant même, reconnut les traits d’une de ses compagnes declasse, autrefois son intime amie. Elles ne s’étaient vues qu’uneseule fois depuis leurs mariages respectifs, et ce n’était pasrécent. Leur joie de se rencontrer fut débordante, comme il estnaturel entre personnes qui se sont fort bien passées de riensavoir l’une de l’autre pendant quinze ans. Des compliments –quelle bonne mine vous avez ! etc., – furent échangés, puis,après diverses considérations sur l’inattendu de cette rencontre àBath et le plaisir de retrouver une ancienne amie, elles seposèrent mutuellement des questions et elles se répondirent,parlant toutes les deux à la fois, beaucoup plus pressées de donnerdes détails que d’en recevoir, et chacune bien close à ce quedisait l’autre. Mme Thorpe cependant avait surMme Allen un grand avantage comme oratrice :elle disposait d’une populeuse famille ; et elle s’étendit surles talents de ses fils et la beauté de ses filles, exposa leursituation dans la vie, leurs projets, spécifia que John était àOxford, Edward à « Merchant Taylor’s », William sur lesmers, plus aimés, plus respectés dans leurs différents rôlesqu’aucun autre trio d’êtres n’importe où, cependant queMme Allen, n’ayant aucune informationsensationnelle à imposer à l’oreille mal disposée et incrédule deson amie, était forcée de rester là et de paraître s’intéresser àces effusions maternelles, se consolant toutefois à cettedécouverte, que ses yeux perspicaces eurent tôt faite, que lapelisse de Mme Thorpe était beaucoup moins belleque la sienne.

– Voilà mes chères filles, s’écriaMme Thorpe, en désignant trois accortes jeunespersonnes qui, bras dessus bras dessous, se dirigeaient vers elle.Ma chère madame Allen, il me tarde de vous les présenter ;elles seront si joyeuses de vous voir ! La plus grande estIsabelle, mon aînée. N’est-ce pas là une belle fille ? Onadmire aussi beaucoup les autres ; mais je crois Isabelle laplus belle.

Les demoiselles Thorpe furent présentées, etmiss Morland, qui d’abord avait été omise, fut présentée aussi. Lenom sembla les frapper toutes, et l’aînée des jeunes filles fittout haut cette remarque :

– Comme miss Morland ressemble à sonfrère !

– C’est, en vérité, son portrait !s’écria la mère.

– Partout, je l’aurais devinée la sœur deM. Morland, ajouta la fille.

Et toute la troupe reprit ces observations enchœur. L’ébahissement de Catherine fut de brève durée : déjàMme Thorpe et ses filles entamaient l’histoire deleurs relations avec M. James Morland. Catherine se souvintque son frère aîné s’était récemment lié d’amitié avec un de sescondisciples du nom de Thorpe, et avait passé chez les Thorpe, auxenvirons de Londres, la dernière semaine des vacances de Noël.

Tout s’élucidait. Force choses aimables furentdites par les demoiselles Thorpe : leur désir de se lier avecCatherine, l’agrément de se considérer déjà comme ses amies à lafaveur de l’amitié qui unissait leurs frères, etc. Catherineentendit tout cela avec plaisir et y répondit le mieux qu’elle put.En marque de sympathie, l’aînée des demoiselles Thorpe lui offritle bras, et elles firent de concert un tour dans la salle.Catherine était enchantée de l’extension de ses connaissances àBath. À parler à Mlle Thorpe, elle oubliait presqueM. Tilney, – tant l’amitié est un baume aux souffrances del’amour déçu.

Leur conversation roula sur ces sujets quifavorisent si bien la naissance de l’intimité entre des jeunesfilles : toilettes, bals, flirts, etc.Mlle Thorpe, de quatre ans plus âgée queMlle Morland, et plus expérimentée de quatre ans aumoins, avait un avantage très marqué sur son interlocutrice. Ellepouvait comparer les bals de Bath à ceux de Tunbridge, les modes deBath aux modes de Londres, rectifier les opinions de sa nouvelleamie sur l’esthétique du costume, découvrir un flirt entre ungentleman et une lady sur l’indice d’un sourire, saisir uneplaisanterie au vol. Ces talents reçurent bel accueil de Catherine,pour qui ils avaient l’attrait du nouveau, et elle manifesta unemanière d’admiration qui eût été peu conciliable avec lafamiliarité si, d’ailleurs, la gaîté facile deMlle Thorpe et sa cordialité n’eussent proscrittout autre sentiment que la sympathie. Une demi-douzaine de toursdans la Pump-Room ne pouvaient suffire à satisfaire leur amitiécroissante : au départ, Mlle Thorpe fut doncinvitée à accompagner Mlle Morland jusqu’à lamaison Allen. Là elles se séparaient sur une poignée de mainsqu’elles prolongèrent affectueusement pour avoir appris qu’elles severraient au théâtre, ce soir, et prieraient dans la même chapelle,le lendemain matin.

Catherine monta rapidement l’escalier, et, dela fenêtre du salon, regarda Mlle Thorpe descendrela rue. Elle admirait la grâce spirituelle de sa démarche, son airfashionable, et elle éprouva quelque reconnaissance envers leDestin à qui elle devait une telle amie.

Mme Thorpe était une veuvesans grande fortune, une brave femme, une mère indulgente. Sa filleaînée était fort belle, et ses autres filles – qui se targuaient del’être non moins – imitaient les manières de l’aînée ets’habillaient dans le même style, en quoi elles avaient bienraison.

Ce compendium remplacera à souhait tel copieuxrécit qui eût, dans les trois ou quatre chapitres suivants, relatéles aventures et les déboires passés de Mme Thorpe,l’indignité à son égard des lords et des attorneys et sesbavardages lointainement rétrospectifs.

V

Au théâtre, ce soir-là, Catherine n’était pastellement occupée à écouter la pièce et à répondre aux signes detête et sourires de Mlle Thorpe qu’elle négligeâtd’inspecter, en l’honneur de M. Tilney, toutes les loges quepouvait atteindre son regard inquisiteur ; en vain. –M. Tilney dédaignait le théâtre, comme la Pump-Room. Elleespérait être plus heureuse le jour suivant ; et quand, lelendemain matin, elle vit le soleil réaliser ses souhaits de beautemps, elle ne douta guère de la réussite de son autresouhait ; car un beau dimanche à Bath vide toutes les maisonsde leurs habitants, et chacun en profite pour se promener et pourdire aux personnes de sa connaissance : Ah ! qu’il faitdonc beau temps !

Dès la fin du service divin, les Thorpe et lesAllen se rejoignirent allègrement ; et, après avoir stationnéà la Pump-Room le temps de découvrir que la foule y étaitinsupportable et qu’il n’y avait pas là un gentil visage à voir, ceque chacun découvrait chaque dimanche de la saison, ils se hâtèrentd’aller au Crescent respirer le grand air en meilleure compagnie.Là, Catherine et Isabelle, bras dessus bras dessous, goûtèrent denouveau les douceurs de l’amitié, en une conversation sanscontrainte. Elles parlèrent beaucoup et joyeusement ; mais, denouveau, Catherine fut déçue dans son espoir de retrouver sonpartenaire. On ne le rencontrait nulle part ; toutes lesrecherches furent également infructueuses, aux flâneries du matin,aux réunions du soir ; ni aux Upper Rooms ni aux Lower Rooms,aux bals parés, aux bals tout court, on n’en voyait trace ; niparmi les promeneurs, les cavaliers, les conducteurs de cabrioletde la matinée. Son nom n’était pas sur les registres de laPump-Room, et toute curiosité échouait. Il devait avoir quittéBath ; pourtant il n’avait pas dit que son séjour dût être sicourt. Cette sorte de mystère, toujours si seyante à un héros,magnifia sa personne et ses manières dans l’imagination deCatherine, et aviva son désir de le connaître mieux. Par les Thorpeelle ne pouvait rien apprendre, car ils n’étaient à Bath que depuisdeux jours quand ils avaient rencontré Mme Allen.C’était toutefois un sujet dont elle s’entretenait souvent avec sonamie, de qui elle recevait tous les encouragements possibles depenser à lui : l’impression laissée en son esprit parM. Tilney ne risquait donc pas de pâlir. Isabelle étaitconvaincue que ce devait être un charmant jeune homme ; elleétait non moins convaincue qu’il devait être ravi de Catherine etque, par conséquent, il reviendrait bientôt. Elle lui savait gréd’être un clergyman, « car elle devait confesser sa sympathiepour l’Église » ; et quelque chose comme un soupir luiéchappait tandis qu’elle disait cela. Peut-être Catherineavait-elle tort de ne pas lui demander la cause de cette gentilleémotion, mais elle n’était pas assez au fait des finesses del’amour et des devoirs de l’amitié pour savoir quand une délicateraillerie est en situation, ou quand il convient de forcer uneconfidence.

Mme Allen était maintenanttout à fait satisfaite de Bath. Elle avait trouvé des relations et,par fortune, dans la famille d’une ancienne amie chère entretoutes ; et, comble de chance, ces amis étaient loin d’êtreaussi somptueusement nippés qu’elle. Son cri quotidien :« Que je voudrais donc avoir des relations àBath ! » était devenu : « Quel bonheur que nousconnaissions Mme Thorpe ! » et elle étaitaussi empressée à provoquer la rencontre des deux familles quepouvaient l’être Catherine et Isabelle mêmes ; jamaissatisfaite de sa journée si elle n’en avait consacré la majeurepart, auprès de Mme Thorpe, à ce qu’elle appelaitune conversation et qui n’était presque jamais un échanged’opinions et souvent n’avait pas même de sujet commun, carMme Thorpe parlait principalement de ses enfants etMme Allen de ses robes.

Les progrès de l’amitié de Catherine etd’Isabelle furent rapides, comme son début avait été chaleureux.Elles brûlèrent les étapes. Elles s’appelaient par leur nom debaptême, se donnaient toujours le bras à la promenade,s’épinglaient leur traîne avant la danse et, dans les quadrilles,ne voulaient jamais se séparer. Quand il faisait mauvais temps,elles se réunissaient encore, au mépris de la pluie et de la boue,et s’enfermaient pour lire ensemble des romans. Oui, desromans ; car je ne donne pas dans cette mesquine et maladroitehabitude, qu’ont les auteurs de romans, de déprécier, par leurblâme, toute une catégorie d’œuvres dont ils ont eux-mêmes accru lenombre : se joignant à leurs ennemis pour décerner les plusrogues épithètes à ces œuvres-là et n’en permettant presque jamaisla lecture à leur héroïne qui, si elle ouvre par hasard un roman,ne fera certainement que le feuilleter, et avec dégoût. Las !si l’héroïne d’un roman n’est pas patronnée par l’héroïne d’unautre roman, de qui pourra-t-elle attendre protection etégards ? Laissons aux rédacteurs de revues le soind’incriminer toute effusion d’imagination et de déplorer, sur unmode marmiteux, les riens qui font maintenant gémir les presses. Nedésertons pas notre propre cause. Nous sommes une caste fortdécriée. Par vanité, ignorance ou mode, nos ennemis sont presqueaussi nombreux que nos lecteurs ; et, tandis que les prestigesdu 900e abréviateur de l’« Histoired’Angleterre » ou ceux du monsieur qui réunit et publie douzevers de Milton, de Pope, de Prior, avec un morceau duSpectateur et un chapitre de Sterne, sont exaltés parmille plumes, il semble qu’il y ait un souci presque général decontester l’importance et de sous-évaluer le travail du romancier,bref, mépriser des œuvres qui ne se recommandent que par del’invention, de l’esprit et du goût. « Je ne suis pas unliseur de roman ; un coup d’œil à peine aux romans ; nevous imaginez pas que je lise souvent des romans ; ce n’estvraiment pas mal pour un roman. » Tel est le jargon en usage.« Et que lisez-vous, Miss *** ? – Oh ! ce n’estqu’un roman ! » réplique la jeune personne, en laissanttomber son livre avec une indifférence affectée ou quelque honte.« Ce n’est que Cécile, ou Camille, ouBélinde » : c’est seulement une œuvre danslaquelle les plus belles facultés de l’esprit sont prodiguées etqui offre au monde, en un langage de choix, la plus complètescience de la nature humaine, la plus heureuse image de sesvariétés, les plus vives effusions d’esprit et d’humour. Mais,qu’elle eût été aux prises avec un volume du Spectateur,combien orgueilleusement elle eût produit le livre, et proclamé sontitre ! quoiqu’il soit peu probable qu’une jeune personne degoût puisse ne pas être rebutée par le sujet et le style de cettevolumineuse publication où sont colligés surtout des anecdotesimprobables, des traits de caractère extravagants, des thèmes deconversation qui ne concernent plus âme qui vive, le tout en unlangage dont la fréquente grossièreté est peu faite pour donner uneidée flatteuse du temps qui la supporta.

VI

La conversation suivante, qui eut lieu entreles deux jeunes filles à la Pump-Room, un matin, huit ou neuf joursaprès qu’elles eurent fait connaissance, documentera le lecteur surleur amitié, leur délicatesse, leur jugement, la spécialité de leurmanière de penser et leur goût littéraire.

Elles s’étaient donné rendez-vous, et, commeIsabelle était arrivée cinq minutes avant son amie, ses premièresparoles furent, naturellement :

– Ma chère âme, qu’avez-vous doncfait ? Je vous attends depuis un siècle.

– Vraiment ? J’en suis toute triste.Mais je croyais arriver à temps. Il est une heure juste. J’espèreque vous n’êtes pas là depuis longtemps…

– Oh ! dix siècles au moins.Certainement, je suis ici depuis une demi-heure. Allons nousasseoir à l’autre bout de la salle. J’ai cent choses à vous dire.D’abord, j’ai eu très peur qu’il plût ce matin. Au moment où jesortais, le ciel était très menaçant, et cela m’a mise dans desangoisses… Vous savez, j’ai vu le plus joli chapeau qu’on puisseimaginer, à la vitrine d’un magasin de Milsom Street, trèssemblable au vôtre, mais avec des rubans coquelicot, et non pasverts ; j’en ai une envie folle… Ma chère Catherine,qu’avez-vous fait, toute cette matinée ? Avez-vous continuéles Mystères d’Udolphe ?

– Oui. Je n’ai pas cessé de lire depuismon réveil. J’en suis au voile noir.

– Vraiment ? Est-ce assezdélicieux ? Oh ! je ne vous dirais pour rien au monde cequ’il y a derrière le voile noir. N’êtes-vous pas enragée de lesavoir ?

– Oh ! oui, tout à fait. Qu’est-ceque cela peut bien être ?… Ne me le dites pas ! Je neveux pas que vous me disiez quoi que ce soit. Je sais que ce doitêtre un squelette. Je suis sûre que c’est le squelette deLaurentine. Oh ! ce livre fait mes délices. Je voudrais passertoute ma vie à le lire, je vous assure. N’eût été le désir de vousvoir, rien n’aurait pu me le faire laisser.

– Chère âme, comme je vous suisreconnaissante ! Et quand vous aurez fini Udolphe,nous lirons ensemble l’Italien. J’ai fait pour vous uneliste de dix ou douze ouvrages du même genre.

– Vrai ! Oh, que je suiscontente ! Et quels titres ?

– Je vais vous les lire. Ils sont sur moncarnet… Le Château de Wolfenbach, Clermont, Avertissementsmystérieux, le Nécromant de la Forêt-Noire, la Cloche de Minuit,l’Orphelin du Rhin et Horribles Mystères. Nous en avons pourquelque temps.

– Tant mieux ! Mais sont-ils tousterribles ? Êtes-vous sûre qu’ils soient tousterribles ?

– Tout à fait sûre, car une de mes amiesintimes, miss Andrews, une exquise fille, une des plus exquisescréatures du monde, les a tous lus. Je voudrais que vous connussiezmiss Andrews : vous seriez charmée. Elle a fait elle-même leplus exquis manteau que vous puissiez rêver. Je la trouve bellecomme un ange, et je suis si irritée contre ceux qui ne l’admirentpas… et je les querelle tous furieusement pour cela.

– Les querellez ? Vous les querellezparce qu’ils ne l’admirent pas.

– Oui. Il n’est rien que je ne fasse pourceux qui sont réellement mes amis. Je ne peux aimer quelqu’un àmoitié. Ce n’est pas dans ma nature. Mes attachements sont toujourstrès forts. À l’une des réunions de cet hiver, je disais aucapitaine Hunt que je ne danserais pas avec lui, à moins qu’il neconvînt que miss Andrews était belle comme un ange. Vous savez… leshommes nous croient incapables de véritable amitié. Mais je suisdécidée à leur prouver le contraire. S’il m’arrivait maintenantd’entendre quelqu’un parler de vous avec peu d’égards, jem’emporterais comme une soupe au lait. Mais ce n’est pas du tout àcraindre, car vous êtes précisément du genre de jeunesfilles qui plaît aux hommes.

– Oh, chère ! s’écria Catherinerougissante. Comment pouvez-vous dire cela ?

– Je vous connais très bien. Vous aveztant d’animation… ce qui justement fait défaut à miss Andrews. Jedois l’avouer, il y a en elle quelque chose d’étonnamment insipide.Oh ! que je vous dise… Comme nous nous quittions hier, j’ai vuun jeune homme qui vous regardait avec insistance. Je suis sûrequ’il est amoureux de vous.

Catherine de nouveau rougit et protesta.Isabelle riait.

– C’est très vrai, sur mon honneur !Mais je vois ce qu’il en est : vous être indifférente auxsuffrages, sauf à celui d’un gentleman que nous ne nommerons pas.Je ne puis vous blâmer. (Et Isabelle devint grave.) Je comprendsvos sentiments. Quand on a le cœur pris, je sais combien on est peusensible à l’attention des gens. Tout est si insipide, si dénuéd’intérêt qui ne se rapporte pas à l’objet aimé… Je comprendsparfaitement vos sentiments.

– Mais vous ne me persuaderez pas que jepense tant à M. Tilney. Peut-être ne le reverrai-jejamais.

– Ne pas le revoir, ma chère amie !Ne dites pas cela. Je suis sûre que cette pensée vous rendraitmalheureuse.

– Mais non. Je ne veux pas dire que je neme plaisais pas beaucoup en sa compagnie ; mais, quand je lisUdolphe, il me semble que rien ne peut me rendremalheureuse. Oh, le terrible voile noir ! Ma chère Isabelle,je suis certaine qu’il cache le squelette de Laurentine.

– Il me paraît si étonnant que vousn’ayez jamais lu Udolphe. Mais peut-êtreMme Morland est-elle hostile aux romans ?

– Non pas. Très souvent elle lit SirCharles Grandison. Mais les livres nouveaux n’arrivent pasjusqu’à nous.

– Sir Chartes Grandison, c’estun livre étonnamment ennuyeux, n’est-ce pas ? Je me souviensque miss Andrews ne put lire le premier volume jusqu’au bout.

– Cela ne ressemble guère àUdolphe. Cependant, je crois que c’est trèsintéressant.

– Vous croyez ? Vous m’étonnez.J’imaginais que ce n’était pas lisible. Mais, ma chère Catherine,savez-vous déjà ce que vous mettrez ce soir ? J’ai résolu, entous cas, de m’habiller exactement comme vous. Les hommesremarquent cela quelquefois, vous savez…

– Quelle importance cela a-t-il ?dit très innocemment Catherine.

– Quelle importance ? oh,cieux ! Je me fais une règle de ne jamais m’occuper de cequ’ils disent. Ils sont étonnamment impertinents, si vous ne lestraitez avec hauteur et ne les maintenez à distance.

– Le sont-ils ? Je n’ai jamaisconstaté cela. Ils sont toujours polis avec moi.

– Oh ! ils se donnent ces airs… Cesont les êtres les plus infatués d’eux-mêmes. Ils se croient d’unetelle importance ! Entre parenthèses, quoique j’y aie pensécent fois, j’ai toujours oublié de vous demander quel est votretype favori. Préférez-vous les bruns ou les blonds ?

– Je ne sais. Je n’ai jamais beaucouppensé à cela. Entre les deux, je crois. Châtain. Pas blond. Et pastrès brun.

– Très bien, Catherine. C’est tout à faitlui. Je n’ai pas oublié le portrait que vous m’avez fait deM. Tilney : peau brune, yeux noirs, cheveux plutôtfoncés. Mon goût est différent. Je préfère les yeux clairs, leteint pâle. Ne me trahissez pas, si jamais vous rencontrezquelqu’un qui réponde à ce signalement !

– Vous trahir ? Commentl’entendez-vous ?

– Non, ne me confondez pas. Je crois quej’en ai trop dit… Abandonnons ce sujet.

Catherine, étonnée, acquiesça, et, après unsilence, elle était sur le point de revenir à ce qui l’intéressaitplus que tout au monde, le squelette de Laurentine, quand son amies’écria :

– Pour l’amour du ciel, changeons deplace ! Savez-vous qu’il y a deux odieux jeunes gens qui m’ontdévisagée pendant toute cette demi-heure ? Réellement, j’ensuis confuse. Allons voir quels sont les nouveaux arrivants. Celanous débarrassera de ces deux messieurs.

Elles s’en allèrent consulter le registre, et,pendant qu’Isabelle compulsait les noms, Catherine avait mission desurveiller les actes de ces alarmants jeunes gens.

– Ils ne viennent pas de ce côté,n’est-ce pas ? J’espère qu’ils n’auront pas l’impertinence denous suivre. Je vous en prie, s’ils viennent, dites-le moi ;je suis décidée à ne pas lever les yeux.

Un instant après, Catherine, avec unesatisfaction non feinte, annonça qu’on pouvait abjurer touteinquiétude : les jeunes gens venaient de quitter laPump-Room.

– Et quel chemin ont-ils pris ? ditIsabelle se retournant vivement. L’un était un jeune homme de fortbelle mine…

– Ils se sont dirigés vers lecimetière.

– Je suis infiniment contente d’êtredébarrassée d’eux. Et maintenant, si nous allions aux Edgar’sBuildings ?… Je vous montrerais mon nouveau chapeau. Vous avezdit que vous étiez curieuse de le voir.

Catherine voulut bien, ajoutanttoutefois :

– Mais peut-être rencontrerons-nous lesdeux jeunes gens…

– Oh ! n’importe ! Si nous noushâtons, nous les dépasserons tout de suite, et je meurs de vousmontrer mon chapeau.

– Mais, si nous attendions simplementquelques minutes, il n’y aurait aucun danger de les rencontrer.

– Je ne leur ferai pas cet honneur,certes ! Je ne me soucie pas tant des hommes. Ce serait le bonmoyen de les gâter.

À un tel argument, Catherine n’avait rien àopposer. Pour affirmer l’indépendance deMlle Thorpe et sa résolution d’humilier le sexe,elles se lancèrent à la poursuite des deux jeunes gens.

VII

Une demi-minute après, elles avaient traverséles jardins et se trouvaient à la sortie qui donne sur l’UnionPassage. Mais là, elles durent s’arrêter. Qui connaît Bath sesouvient de la difficulté qu’il y a à traverser Cheap Street en cetendroit : c’est en vérité une rue si revêche et si gauchementreliée aux grandes voies de Londres et d’Oxford et au principalhôtel de la ville, qu’à tout moment des dames – pour importantesque soient leurs affaires, qu’elles soient en quête de pâtisseries,de fanfreluches ou (comme dans le cas actuel) de jeunes gens – sontimmobilisées par les équipages, les cavaliers et les charrettes. Cedésagrément, Isabelle l’avait éprouvé et déploré au moins troisfois par jour depuis qu’elle séjournait à Bath, et elle étaitdestinée à l’éprouver et à le déplorer une fois de plus, car, justeau moment d’arriver en face de l’Union Passage et en vue des deuxmessieurs qui fendaient la foule, le chemin leur fut intercepté parun cabriolet qu’un conducteur forcené précipitait sur le pavécahotant avec une véhémence de nature à abréger leurs destins, àlui, à son compagnon et à son cheval.

– Oh ! ces odieux cabriolets !dit Isabelle, levant les yeux. Comme je les hais !

Cette haine si juste fut de courte durée car,ayant regardé de nouveau, elle s’écria :

– Oh, joie ! M. Morland et monfrère !

– Juste ciel ! c’est James !exclamait en même temps Catherine.

À ce moment, les jeunes gens les virent. Lecheval fut arrêté net, avec une violence qui le jeta presque sur leflanc, et les gentlemen sautèrent de la voiture, abandonnant lesrênes au domestique.

Catherine ne s’attendait nullement à cetterencontre. Elle accueillit avec la joie la plus expansive sonfrère, qui manifesta une satisfaction non moins grande, – cependantque les yeux brillants de Mlle Thorpe réclamaientson attention. Il lui présenta alors ses hommages avec un mélangede joie et d’embarras qui aurait pu apprendre à Catherine – si elleeût été plus experte à débrouiller les sentiments des autres etmoins absorbée par les siens – que son frère, lui aussi, trouvaitIsabelle charmante.

John Thorpe qui, pendant ce temps, avait donnédes ordres relatifs au cheval, les rejoignit bientôt, pour offrir àCatherine le tribut qui lui était dû : car, tandis qu’iltouchait d’une main rapide et distraite la main de sa sœur, il luidécerna à elle une révérence tout entière et la moitié d’un courtsalut.

C’était un gros garçon de taille moyenne, avecun visage vulgaire et des formes sans grâce, qui eût craint sansdoute d’être trop élégant s’il ne s’était costumé en palefrenier ettrop gentleman s’il n’avait été familier quand il fallait être poliet impudent quand on pouvait être familier. Il tira samontre :

– Combien de temps pensez-vous que nousayons roulé depuis Tetbury, miss Morland ?

– Je ne sais pas quelle distance…

– Vingt-trois milles, dit son frère.

– Vingt-trois ! s’écria Thorpe.Vingt-cinq comme un pouce !

Morland allégua des autorités : lesplans, les hôteliers, les pierres milliaires. Mais son ami lesdédaignait toutes. Il avait un meilleur critérium :

– Il y en a vingt-cinq ! Je le saispar la durée du trajet. Il est maintenant une heure et demie ;nous sommes sortis de la cour de l’hôtel à Tetbury, comme l’horlogede la ville marquait onze heures ; et je mets au défin’importe qui en Angleterre de faire faire à mon cheval attelémoins de dix milles à l’heure ; cela fait juste vingt-cinqmilles.

– Vous laissez tomber une heure, ditMorland. Il n’était que dix heures quand nous quittâmesTetbury.

– Dix heures ! Il était onze heures,sur mon âme ! J’ai compté chaque coup. Votre frère voudraitfaire croire que je suis un imbécile, miss Morland. Regardez cecheval. De votre vie, avez-vous jamais vu animal si bien taillé encourse ? (Et le domestique faisait évoluer la bête.) Un pursang ! Trois heures et demie pour ne faire que vingt-troismilles ! Mais regardez donc cet animal, et dites si cela voussemble possible.

– Il paraît avoir très chaud.

– Chaud ! Pas un poil de dérangéquand nous sommes arrivés à l’église de Walcot ! Regardez sonpoitrail, regardez ses reins ! Tenez, regardez seulement commeil marche. Impossible que ce cheval fasse moins de dix milles àl’heure. Liez-lui les pattes et il filera. Que dites-vous de moncabriolet, miss Morland ? Il est bien, n’est-ce pas ?Bien suspendu, dernière mode. Il y a à peine un mois que je l’ai.Il a été fait pour quelqu’un du Christchurch, un excellent gaillardde mes amis qui ne s’en est servi que quelques semaines. Jecherchais quelque chose de ce genre. À la vérité je me serais biendécidé pour un curricle, mais j’eus la chance de rencontrer l’amisur le Magdalen Bridge, comme il roulait dans Oxford.« Hé ! Thorpe, me dit-il, n’auriez-vous pas envie d’unepetite chose comme celle-ci. Elle est de tout premier ordre, maisj’en suis bougrement fatigué. – Oh ! cré nom ! dis-je. Jesuis votre homme ; combien voulez-vous ? » Etcombien croyez-vous qu’il me demanda, miss Morland ?

– Jamais je ne le devinerai…

– Cabriolet suspendu, vous voyez, siège,coffre, boîte à épées, garde-crotte, lanternes, etc., tout, vousvoyez, complet ; la ferrure aussi bonne que si elle étaitneuve, ou meilleure. Il demandait cinquante guinées ; je fismarché avec lui aussitôt, lâchai la somme, et la voiture était àmoi.

– Eh bien, ma foi, dit Catherine, je suissi peu au courant de ces choses, que je suis incapable de juger sic’est bon marché ou cher.

– Ni l’un ni l’autre. J’aurais pu l’avoirà moins, j’ose le dire. Mais j’exècre marchander, et le pauvreFreeman avait besoin d’argent.

– C’était bien, à vous, dit Catherinetrès touchée.

– Peuh !… Quand on a les moyens derendre service à un ami, sans se gêner, cré nom ! je détestequ’on lésine.

Les jeunes gens demandèrent alors aux jeunesfilles où elles allaient, et il fut décidé qu’ils lesaccompagneraient à Edgar’s Buildings et présenteraient leursrespects à Mme Thorpe. James et Isabelle ouvrirentla marche. Isabelle, enchantée, s’évertuait à rendre cettepromenade agréable à son compagnon qui, double prestige, étaitl’ami de son frère et le frère de son amie. Ses sentiments étaientsi sincères et si dénués de coquetterie, qu’ayant croisé, dansMilson Street, les deux audacieux jeunes hommes de tout à l’heure,elle ne se retourna sur eux que trois fois.

Il va sans dire que John Thorpe tint compagnieà Catherine et, après quelques minutes de silence, recommença àparler de son cabriolet.

– Vous conviendrez pourtant, missMorland, que, tel quel, ce marché pouvait passer pour avantageux,car j’aurais pu revendre l’objet dix guinées de plus, dès lelendemain. Jackson, d’Oriel, m’en offrit du premier coup soixante.Morland était là.

– Oui, dit Morland qui saisit au vol cetappel à son témoignage, mais vous oubliez que le cheval étaitcompris dans le marché.

– Mon cheval ! cré nom ! Je nevendrais pas mon cheval pour cent guinées, cent ! Aimez-vousaller en voiture découverte, miss Morland ?

– Oui, beaucoup. J’ai rarement eul’occasion d’aller en voiture découverte, mais j’aime cela.

– J’en suis heureux. Je vous promèneraitous les jours dans la mienne.

– Je vous remercie, dit évasivementCatherine, indécise sur l’accueil qu’il convenait de faire à cetteinvitation.

– Je vous conduirai demain au haut de lacôte de Lansdown.

– Je vous remercie…, mais votre chevaln’aura-t-il pas besoin de repos ?

– De repos ! Il n’a fait quevingt-trois milles aujourd’hui. Allons donc ! Rien n’abîmetant les chevaux que le repos ; rien ne les éreinte aussirapidement. Non, non ; je ferai marcher le mien, en moyenne,quatre heures par jour, tant que je serai ici.

– Le ferez-vous ? dit Catherine trèssérieusement. Cela fera quarante milles par jour.

– Quarante ? eh, cinquante ! jem’en moque pas mal ! Bon ! Je vous conduirai demain auhaut de la côte de Lansdown ; comptez-y.

– Comme ce sera charmant, s’écriaIsabelle en se retournant. Ma très chère Catherine, je vous envie.Mais, mon frère, je crains que vous n’ayez place pour une troisièmepersonne.

– Une troisième, vraiment ? Non,non. Je ne suis pas venu à Bath pour promener mes sœurs. Ce seraitplaisant, ma foi ! Que Morland s’occupe de vous !

Ce qui provoqua entre Isabelle et Morland unéchange d’amabilités dont le détail échappa à Catherine. CependantThorpe, jusque-là si fertile en discours, était devenulaconique ; ses propos se réduisaient maintenant à de brefsjugements sans appel – blâme ou approbation – sur la performance dechaque femme rencontrée. Catherine, après avoir écouté etacquiescé, aussi longtemps qu’elle put, avec la retenue d’une jeunefille qui craint d’émettre – surtout au sujet de la beauté desfemmes – un avis personnel en opposition avec celui d’un homme sisûr de son fait, tenta de changer le sujet de la conversation parune question qu’elle refrénait depuis longtemps :

– Avez-vous lu Udolphe, monsieurThorpe ?

– Udolphe ! oh, Seigneur,pas moi ! Je ne lis jamais de romans : j’ai autre chose àfaire.

Catherine, humiliée et honteuse, allaits’excuser de sa question, mais il la prévint en disant :

– Tous les romans sont un fatrasd’absurdités. Il n’en est pas paru un seul, tolérable, depuisTom Jones, excepté le Moine. J’ai lu ça l’autrejour. Mais les autres sont bien la plus stupide chose de lacréation.

– Je pense que vous aimeriezUdolphe, si vous consentiez à le lire. C’est siintéressant !

– Pas moi ! sur ma parole !Non, si j’en lis, ce sont ceux de madame Radcliffe. Ses romans sontassez amusants. Ils valent d’être lus. Il y a là de quoi rire, etdu naturel.

– Udolphe est de madameRadcliffe, dit-elle avec une hésitation à la pensée qu’elle pouvaitle mortifier.

– Non ! Vrai ? Est il… ?Eh ! je m’en souviens, en effet. Je pensais à cet autre livrestupide écrit par cette femme dont on a fait tant d’embarras et quia épousé l’émigrant français [1]…

– Je suppose que vous voulez direCamille.

– Oui, c’est ce livre-là. C’est pleind’absurdités ! Un vieillard qui joue à la branloire !…Une fois je pris le premier volume et le parcourus. Je vis bientôtque ça n’irait pas ; en vérité, je devinai tout de suitequelle drogue ce devait être ; dès que je sus qu’elle avaitépousé un émigrant, je fus certain de ne pouvoir aller jusqu’aubout.

– Je n’ai jamais lu ce livre.

– Vous n’avez rien perdu, je vous assure,c’est la plus horrible sottise que vous puissiez imaginer. Il n’y arien du tout… qu’un vieillard qui joue à la branloire et quiapprend le latin. Sur mon âme il n’y a pas autre chose.

Cette critique, dont la pauvre Catherine nepouvait malheureusement apprécier la valeur, les occupa jusqu’à laporte de Mme Thorpe, et les sentiments du judicieuxet impartial lecteur de Camille cédèrent aux sentiments dufils respectueux, quand il se trouva en présence de sa mère.

– Ah ! maman, comment vousportez-vous ? dit-il, lui donnant une vigoureuse poignée demains. Où avez-vous acheté cette énigme de chapeau ? Avec çasur la tête, vous avez l’air d’une vieille sorcière. Voilà, Morlandet moi, nous venons passer quelques jours avec vous. Il faudra doncnous trouver une couple de bons lits dans le voisinage.

Cette allocution parut satisfaire à tous lesvœux du cœur maternel, car Mme Thorpe accueillitson fils avec effusion. Il distribua ensuite des parts égales de satendresse fraternelle à ses deux sœurs puînées : il leurdemanda à chacune comment elles se portaient et fit la remarquequ’elles étaient toutes les deux bien laides.

Ces façons déplaisaient à Catherine ;mais n’était-il pas l’ami de James et le frère d’Isabelle ? etce qui suivit ne laissa pas que d’ébranler son jugement. Commeelles s’éloignaient pour examiner le nouveau chapeau, Isabelle dità Catherine que John la trouvait la plus délicieuse fille de laterre ; d’autre part, John, au moment de la séparation, lapria à danser pour ce même soir. Qu’elle eût été plus âgée ou plusvaine, et des prévenances de ce genre auraient eu peud’effet ; mais comment Catherine, si jeune et si peu confianteen ses opinions, aurait-elle résisté au charme d’être appelée laplus délicieuse fille de la terre et d’être, de si bonne heure,engagée pour le bal ? Après une heure passée chez Thorpe, lesdeux Morland prirent congé pour aller chez M. Allen. Dès laporte refermée sur eux, James demanda :

– Eh bien, Catherine, commenttrouvez-vous mon ami Thorpe ?

Et elle, au lieu de répondre, comme elleaurait fait si elle avait vu clair en elle-même : « Je nel’aime pas du tout », – répondit :

– Il me plaît beaucoup. Il me semble trèsaimable.

– C’est le meilleur garçon du monde, unpeu bavard, mais cela n’est pas un crime auprès des dames. Etcomment trouvez-vous le reste de la famille ?

– Ils me plaisent beaucoup, beaucoup,vraiment, surtout Isabelle.

– Je suis très heureux de vous entendreparler ainsi. C’est bien une jeune fille de ce genre qu’il vousfallait pour amie. Elle a tant de bon sens, elle est siparfaitement naturelle ! J’ai toujours souhaité que vousfissiez sa connaissance, et elle semble vous aimer beaucoup. Ellefait de vous les plus vifs éloges, et l’éloge d’une fille commemiss Thorpe, même vous Catherine (lui prenant affectueusement lamain), vous pouvez en être fière.

– J’en suis fière, en vérité,répondit-elle. Je l’aime de tout mon cœur, et je suis enchantée dedécouvrir que vous l’aimez aussi. Vous ne m’avez guère parlé d’elledans les lettres que vous m’écriviez lors de votre séjour chez lesThorpe.

– Parce que je pensais vous voir avantlongtemps. J’espère que vous serez souvent ensemble, à Bath. C’estune fille extrêmement charmante, d’une intelligence supérieure.Comme toute la famille l’aime ! Elle est évidemment lapréférée. Et comme elle doit être admirée ici ! Ne l’est-ellepas ?

– Oui, beaucoup. M. Allen la déclarela plus jolie fille de Bath.

– Cela ne m’étonne pas de lui : jene connais pas de meilleur juge de la beauté que M. Allen. Jene vous demande pas si vous êtes heureuse ici, ma chère Catherine.Avec une amie comme Isabelle, peut-il en être autrement ? Etles Allen, j’en suis sûr, sont très gentils pour vous.

– Oui, très gentils. Je n’ai jamais étési heureuse ; et, maintenant que vous êtes là, ce sera pluscharmant que jamais. Que c’est gentil de venir de si loin pourme voir !

James accepte ce remercîment, et apaisa saconscience en disant, et il était sincère :

– En vérité, Catherine, je vous aimebeaucoup.

Des questions et des réponses, concernant lesfrères et les sœurs, la situation des uns, la croissance des autreset maintes choses du même genre s’échangèrent (une seuledigression, – de James, en faveur de Mlle Thorpe)pendant qu’ils gagnaient Pulteney Street. James fut accueilli avecune grande amabilité par M. et Mme Allen,invité par monsieur à dîner avec eux et par madame à deviner leprix et à apprécier les mérites d’un nouveau manchon et d’unepalatine. Un engagement déjà pris à Edgar’s Buildings l’empêchad’accepter l’amabilité de l’un et l’obligea à s’esquiver aussitôtqu’il eut satisfait à la question de l’autre. L’heure de la réuniondes deux familles ayant été fixée avec soin, Catherine futvoluptueusement toute à Udolphe, loin des choses de laterre, – la toilette, le dîner. Elle était dès lors incapable decalmer les craintes de Mme Allen touchant le retardd’une couturière ou même de jouir une minute sur soixante de cettefélicité d’être déjà engagée pour le soir.

VIII

En dépit d’Udolphe et de lacouturière, les Allen et Catherine arrivèrent à temps aux UpperRooms ; les Thorpe et James Morland n’étaient là que depuisdeux minutes. Isabelle se précipita vers son amie en une hâteexultante. Après l’avoir, comme d’habitude, célébrée, et satoilette, et sa chevelure dont elle jalousait les ondes, elle luiprit le bras. Ainsi, précédées de leurs chaperons, elles serendirent dans la salle de bal, chuchotant entre elles quand illeur venait une idée, suppléant aux idées par un serrement de mainsou un aimable sourire.

Quelques minutes après qu’elles furentassises, la danse commença. Isabelle et James étaient trèsimpatients d’y prendre part. Mais John était allé parler à un amidans la salle de jeu, immobilisant Catherine, – et Isabelledéclarait :

– Pour rien au monde, je ne me lèveraisavant elle : nous serions certainement séparées toute lasoirée.

Catherine accueillit avec gratitude cettegentillesse, et l’on resta assis trois minutes encore. Tout à coupIsabelle, qui avait parlé en aparté à James, se retourna et, à voixbasse :

– Ma chère amie, il faut que je vousquitte ; votre frère est si impatient de danser ! Je saisque vous ne m’en voudrez pas. Je suis sûre que John sera de retourdans l’instant, et que vous me retrouverez sans peine.

Catherine, un peu déçue, était trop bonne pourrien objecter. Déjà se levaient James et Isabelle. Celle-ci serrala main à Catherine et, sur un « Au revoir, ma chèreaimée », disparut avec son partenaire. Les jeunes demoisellesThorpe dansant aussi, Catherine fut laissée à la merci de leur mèreet de Mme Allen. Elle ne put s’empêcher d’êtrevexée que M. Thorpe prolongeât son absence, car, non seulementelle brûlait de danser, mais encore, la dignité réelle de sasituation étant ignorée, elle subissait, avec des vingtainesd’autres jeunes filles, le discrédit qu’il y a à faire tapisserie.Être indûment disgraciée aux yeux de tous, supporter unehumiliation imméritée, être victime de la faute d’un autre est unedes mésaventures classiques de l’héroïne, et à la subir aveccourage se décèle la noblesse d’un caractère. Catherine avait ducourage. Elle souffrit. Mais nul murmure ne passa ses lèvres.

Au bout de cinq minutes, son humiliation cédaà un sentiment plus plaisant : Catherine voyait à quelquespas, non M. Thorpe, M. Tilney. Il semblait se dirigervers elle, mais sans la voir. Le sourire et la rougeur que provoquachez Catherine cette réapparition soudaine se dissipèrent avantd’avoir pu ternir le stoïcisme de son attitude. Il était aussi beauet accort que jamais, et il causait avec une jolie femme éléganteet jeune, qui s’appuyait à son bras et que Catherine conjectura sasœur : elle repoussait ainsi quelle belle occasion de lecroire marié et, dès lors, perdu pour elle. Accessible surtout à cequi était simple et probable, elle n’avait jamais pensé queM. Tilney pût être marié. Ses façons de faire et de diren’étaient pas celles des hommes mariés qu’elle avait connus ;il n’avait jamais parlé de sa femme ; il avait avoué une sœur.De là résultait que cette jeune personne était bien sa sœur. Aussi,au lieu de mortellement pâlir et d’avoir une crise de nerfs,Catherine resta bien droite, en parfaite possession de sessens : les joues un peu plus roses qu’à l’ordinaire.

M. Tilney et sa compagne, quis’avançaient lentement, étaient précédés par une dame de leursamies. Cette dame reconnut Mme Thorpe et s’arrêtapour lui parler. Eux s’arrêtèrent aussi, et Catherine lut dans lesyeux de M. Tilney le plaisir qu’il avait à la revoir. Elle luirendit son sourire avec joie. Il était maintenant près de Catherineet de Mme Allen.

– Vraiment, lui dit celle-ci, je suistrès heureuse de vous voir. J’avais peur que vous eussiez quittéBath.

Il lui rendit grâces de ce souci et dit qu’ilavait été absent une semaine. Il était parti le lendemain même dujour où il avait eu le plaisir de la rencontrer.

– Et, Monsieur, j’ose dire que vousn’êtes pas fâché d’être revenu, car Bath est un charmant séjourpour la jeunesse et, en vérité, pour tout le monde. Je disais àM. Allen – il craignait de s’y déplaire – que j’étais sûre queses craintes seraient vaines. C’est un séjour si agréable, et mieuxvaut être ici que chez soi, à cette insipide époque de l’année. Jelui ai dit qu’il avait bien de la chance d’être envoyé ici pour sasanté.

– Et j’espère, madame, que M. Allensera forcé d’aimer Bath, à constater que le séjour lui en estefficace.

– Je vous remercie, monsieur, je ne doutepas qu’il en soit ainsi. Un de nos voisins, le docteur Skinner, fitun séjour à Bath, l’hiver dernier, et repartit tout à faitguéri.

– Voilà qui est très encourageant.

– Oui, monsieur, le docteur Skinner et safamille restèrent ici trois mois. Aussi, ai-je dit à M. Allenqu’il n’eût pas à se presser de partir.

Ils furent interrompus par une requête deMme Thorpe à Mme Allen :qu’elle voulût bien livrer un peu de place àMme Hughes et à Mlle Tilney. Ce futfait. M. Tilney était toujours debout devant elles ; ilpria Catherine à danser. Cette invitation, si délicieuse en soi,fut bien douloureuse à la jeune fille. En s’y dérobant, elleexprima avec une telle chaleur son regret, que si Thorpe, qui larejoignit immédiatement après, eût déjà été là, il eût pu penserque ce regret était par trop vif. Le sans-gêne avec lequel il luidit simplement : « Je vous ai fait attendre »n’était pas pour la réconcilier avec le sort, et, tandis qu’ill’emmenait, ses discours sur les chevaux et les chiens de l’amiqu’il venait de quitter, et sur une proposition de troc deterriers, l’intéressaient trop peu : elle regardait vers lepoint de la salle où elle avait laissé M. Tilney. Elle nevoyait pas sa chère Isabelle, à qui elle désirait particulièrementle montrer. Elle était séparée de toute sa société, loin de toutesses connaissances. Une mortification succédait à une autre. Et detout cela, elle déduisait cette moralité : être engagéed’avance pour un bal n’accroît pas nécessairement la félicité qu’ony trouvera. Elle fut soudain tirée de ces spéculations par lapression d’une main sur son épaule. Mme Hughes.Mlle Tilney et un monsieur, qui les accompagnait,étaient là.

– Je vous demande pardon de la libertéque je prends, miss Morland, dit la dame ; mais je ne parvienspas à trouver Mlle Thorpe : sur le conseil deMme Thorpe, c’est donc à vous que j’amèneMlle Tilney.

Mlle Tilney reçut le plusgentil accueil. Elle exprima ses remercîments de tant d’obligeance.Catherine, avec la vraie délicatesse d’une âme généreuse,n’attachait aucune importance à ses bienfaits.Mme Hughes, satisfaite d’avoir si heureusement caséla jeune fille confiée à ses soins, rejoignitMme Thorpe.

Mlle Tilney avait élégantetournure, joli visage, avenante physionomie, et, dans son attitude,sans avoir toute la hardiesse de style deMlle Thorpe, elle avait plus de réelle élégance.Ses façons n’étaient ni timides ni d’une franchise affectée ;elle savait être jeune et attrayante sans forcer l’attentionunanime, et les menus incidents d’un bal pouvaient se succéder sansqu’elle manifestât par des transports sa joie ou sonmécontentement.

Catherine, séduite à la fois par le douxprestige de cette jeune fille et par sa qualité de sœur deM. Tilney, parla sans hésiter, chaque fois qu’elle trouvaquelque chose à dire. Mais l’obstacle qu’était à leur conversationla pénurie des sujets, les empêcha d’aller au-delà des premiersrudiments de l’amitié : aimaient-elles Bath ?admiraient-elles ses monuments, ses environs ?dansaient-elles, faisaient-elles de la musique,chantaient-elles ? montaient-elles à cheval ?

Soudain Catherine se sentit le brasamicalement saisi par sa fidèle Isabelle qui, avec feu,s’écria :

– Enfin ! je vous retrouvedonc ! Ma très chère âme, je vous ai cherchée toute cetteheure. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire venir de ce côté, quandvous saviez que j’étais là-bas ? Loin de vous, j’ai été tout àfait malheureuse.

– Ma chère Isabelle, comment m’eût-il étépossible de vous rejoindre ? J’ignorais où vous étiez.

– C’est ce que j’ai dit tout le temps àvotre frère ; mais il ne voulait pas me croire. « Allez,et tâchez de la retrouver, monsieur Morland », lui disais-je.En vain. Il ne voulait pas remuer d’un pouce. Est-ce pas vrai,monsieur Morland ? Mais vous, les hommes, êtes si désolémentparesseux ! Je l’ai grondé, ma chère Catherine, à un point quivous étonnerait. Vous savez, je ne fais pas de façons avec cesmessieurs.

– Regardez cette jeune fille qui a desperles blanches dans les cheveux, dit Catherine, détachant le brasde son amie de celui de James. C’est la sœur de M. Tilney.

– Oh, cieux ! vous ne me le disiezpas ! Que je la voie… Exquise ! Jamais je ne vis femmeaussi belle. Mais où son conquérant de frère est-il donc ?Dans la salle ? S’il y est, montrez-le-moi sur l’heure. Jelanguis de le voir. Monsieur Morland, n’écoutez pas ; nous neparlons pas de vous.

– Mais à quel propos, toutes ceschuchoteries ? Que se passe-t-il ?

– Là ! j’en étais sûre ! Vous,les hommes, vous avez une curiosité si inquiète ! Parlez de lacuriosité des femmes ! vraiment ce n’est rien. Soyezsatisfait : vous ne saurez rien du tout.

– Cela, me satisfaire ? vouscroyez ?

– Vous n’avez pas votre pareil ! Quevous importe ce que nous disons ? Peut-être parlons-nous devous. Je vous conseille donc de ne pas écouter : vous pourriezentendre des choses peu flatteuses.

Sous ce flux de lieux communs qui dura quelquetemps, le sujet premier de la conversation semblait complètementsubmergé : aussi Catherine ne put-elle réprimer un léger doutetouchant ce véhément désir qu’avait eu Isabelle de voirM. Tilney.

Quand l’orchestre préluda de nouveau, Jamesvoulut entraîner sa jolie danseuse. Elle résista.

– Je vous le répète, monsieurMorland : non, pour rien au monde. Comment pouvez-vous mecontrarier ainsi ? Vous imagineriez-vous, ma chère Catherine,ce que veut votre frère ? Il veut que je danse encore aveclui. J’ai beau lui dire que ce serait chose inconvenante et tout àfait contre les règles… Enfin, si nous ne changeons pas departenaires, tout Bath en jasera.

– Sur mon honneur, dit James, il n’y apas de règles pour cela dans les réunions du genre de celle-ci.

– Quelle sottise ! Commentpouvez-vous parler ainsi ? Mais quand vous, les hommes, voulezarriver à vos fins, rien ne vous arrête. Ma douce Catherine,aidez-moi. Persuadez donc à votre frère que c’est de touteimpossibilité. Dites-lui que cela vous choquerait de me voir fairechose pareille. Et cela ne vous choquerait-il pas ?

– Pas du tout. Mais si vous croyez que cesoit mal, changez.

– Voilà ! s’écria Isabelle. Vousentendez ce que dit votre sœur ! Et pourtant vous ne l’écoutezpas. Bien. Si nous mettons en émoi toutes les vieilles dames deBath, ce ne sera pas ma faute. Venez, ma chère Catherine, pourl’amour du ciel, et ne me quittez pas !

Ils regagnèrent leurs places.

Cependant, John Thorpe était parti, etCatherine, désirant donner à M. Tilney l’occasion derenouveler l’agréable requête qui l’avait charmée une premièrefois, rejoignit sur l’heure Mme Allen etMme Thorpe, dans l’espoir de le trouver encoreauprès d’elles, espoir qu’elle jugea bien déraisonnable quand ellevit qu’il était vain.

– Eh bien, ma chère, ditMme Thorpe, impatiente d’entendre louer son fils,je pense que vous avez eu un agréable danseur…

– Très agréable, madame.

– J’en suis aise. John a une gaîtécharmante, n’est-ce pas ?

– Avez-vous rencontré M. Tilney, machère ? dit Mme Allen.

– Non. Où est-il ?

– M. Tilney était avec nous, il n’ya qu’un moment. Il était si las de badauder qu’il allait danser unpeu. Peut-être vous aurait-il invitée, s’il vous avait vue.

– Où peut-il être ? dit Catherine,le cherchant des yeux.

Elle n’eut pas à chercher longtemps. Elle levit, une jeune femme au bras.

– Ah ! il a une danseuse. J’auraisaimé qu’il vous invitât, dit Mme Allen. (Et, aprèsun court silence, elle ajouta 🙂 C’est un très charmant jeunehomme.

– Vraiment, oui, madame Allen, ditMme Thorpe, souriant avec complaisance. Quoique jesois sa mère, je dois avouer qu’il n’y a pas au monde de jeunehomme plus charmant.

Une déclaration si intempestive eût embarrassébien des gens ; mais non pas Mme Allen, car,après un moment de méditation, elle dit tout bas àCatherine :

– Je crois qu’elle s’imagine que jeparlais de son fils.

Catherine était désappointée et vexée. Il s’enétait fallu de si peu que son vœu se réalisât ! Cettemalechance ne la prédisposait pas à faire une réponse gracieuse àJohn Thorpe, qui, enfin de retour, lui disait :

– Eh ! miss Morland, je suppose quenous allons de nouveau nous trémousser ensemble.

– Oh, non ! je vous remercie.D’ailleurs, je suis lasse. Je ne danserai sans doute plus cesoir.

– Vous ne danserez plus ! Allonspromenons-nous et moquons-nous des gens. Venez. Je vous montrerailes quatre pires farceurs qui soient ici : mes deux sœurspuînées et leurs partenaires. Je me suis moqué d’eux toute cettedemi-heure.

Catherine s’excusa encore ; et, à la fin,il s’en alla tout seul se moquer de ses sœurs.

Elle trouva le reste de la soirée trèsfastidieux. À l’heure du thé, M. Tilney demeura avec sadanseuse. Mlle Tilney, qui faisait partie du groupede Catherine, n’était pas assise près d’elle. Une tendreconversation isolait James et Isabelle. Celle-ci ne put décerner àson amie qu’un sourire, un serrement de main et un seul « Matrès chère Catherine ».

IX

Les malencontreux événements de la soirée serépercutèrent en Catherine comme suit :

Elle s’était d’abord sentie mécontente de toutle monde, ce qui avait suscité en elle un ennui morne et un violentdésir de rentrer à la maison. Ces sentiments, à son arrivée àPulteney Street, se résolurent en une faim dévorante et, quand safaim fut apaisée, en un ardent désir d’être au lit. Ce fut le pointextrême de sa détresse, car, une fois couchée, elle tomba dans unprofond sommeil, qui dura neuf heures et dont elle se réveillaparfaitement dispose, avec de frais espoirs et de nouveaux projets.Le premier vœu de son cœur fut : faire plus ample connaissanceavec Mlle Tilney ; et son premierdessein : la chercher, à cet effet, dans la Pump-Room, ce jourmême. Où rencontrer, qu’à la Pump-Room, une personne depuis si peude temps à Bath ? La Pump-Room, si admirablement propice auxconfidences et où elle avait déjà découvert la perfection fémininesous les traits de Mlle Thorpe, serait, ellepouvait l’espérer, le lieu entre tous favorable à l’éclosion d’uneamitié nouvelle.

Son plan arrêté de la sorte pour l’après-midi,dès qu’elle eut déjeuné, elle prit Udolphe et s’assit,décidée à rester toute à sa lecture jusqu’à ce que la pendulemarquât une heure. Cependant, et sans que Catherine en fûtimportunée (l’habitude…), des phrases sans suite fluaient deMme Allen : elle ne parlait jamais beaucoup,faute de penser, et, pour la même raison, n’était jamaiscomplètement silencieuse. Qu’elle perdît son aiguille, cassât sonfil, entendît le roulement d’une voiture, aperçût une petite tachesur sa robe, elle le disait, qu’il y eût là ou non quelqu’un pourla réplique. Vers midi et demi, un violent coup de heurtoir ébranlala maison. Mme Allen courut à la fenêtre. À peineeut-elle le temps de dire à Catherine qu’il y avait à la porte deuxvoitures découvertes, James Morland et Mlle Thorpedans l’une, un domestique dans l’autre, – et déjà John Thorpemontait quatre à quatre l’escalier et sa voixretentissait :

– Hé ! miss Morland, me voilà !Est-ce que je vous ai fait attendre longtemps ? Nous n’avonspu venir plus tôt. Un vieux carrossier du diable a mis une éternitéà découvrir quelque chose où l’on pût tenir. Et il y a mille àparier contre un que ça sera cassé avant que nous soyons au bout dela rue ! Comment vous portez-vous, madame Allen ? Unfameux bal, hier soir, hein ? Allons, allons, miss Morland,dépêchez-vous : les autres sont furieusement pressés departir ; ils ont hâte de faire la culbute.

– Que voulez-vous dire ? demandaCatherine. Où aller ?

– Où aller ? Eh ! vous n’avezpas oublié notre engagement ? N’est-il pas entendu qu’on sepromènera ce matin ? Quelle tête vous avez ! Nous allonssur la côte de Claverton.

– Il avait été question de cela, je me lerappelle, dit Catherine, regardant vers Mme Allenpour prendre avis, mais vraiment je ne vous attendais pas.

– Vous ne m’attendiez pas ! En voilàune bonne ! Et quel tapage vous auriez fait si je n’étais pasvenu !

Le silencieux appel de Catherine à son amiefut vain : Mme Allen, qui ne s’était jamaisavisée de rien notifier par un regard, était fort incapable dediscerner ce qu’un regard pouvait bien signifier. (Le désir queCatherine avait de revoir Mlle Tilney fut, à cemoment, balancé par son désir d’aller se promener en voiture, et illui semblait qu’elle pouvait sans inconvenance accepter lacompagnie de M. Thorpe, comme Isabelle acceptait celle deJames.) Mme Allen gardant le silence, Catherine futobligée de s’exprimer plus clairement.

– Madame Allen, que dites-vous decela ? Puis-je vous quitter pendant une heure ou deux ?Irai-je ?

– Comme il vous plaira, ma chère,répondit Mme Allen avec la plus placideindifférence.

Catherine sortit vivement, faire sespréparatifs.

Quelques phrases à sa louange avaient à peineété échangées (après toutefois que Thorpe eût obtenu pour soncabriolet le suffrage de Mme Allen), et déjàCatherine réapparaissait. Mme Allen leur souhaitabonne promenade. Rapidement ils descendirent l’escalier.

– Ma chère âme, s’écria Isabelle, vousavez mis au moins trois heures à vous préparer ! Je craignaisque vous fussiez malade. Quel charmant bal, hier soir ! J’aimille choses à vous dire. Mais dépêchez-vous de monter en voiture.J’ai hâte d’être en route.

Catherine se dirigea vers le cabriolet, maispas si rapidement qu’elle n’entendit son amie, qui d’ailleurs avaiteu soin de ne pas baisser le ton, dire à James :

– Quelle délicieuse fille ! Jeraffole absolument d’elle…

– Ne vous effrayez pas, miss Morland, ditThorpe, comme il l’aidait à monter, si mon cheval danse un peu surplace avant de partir. Plus que probablement, il se cabrera unefois ou deux, puis restera stupide ; mais bientôt il sentirason maître. Il est plein de gaîté, folâtre autant qu’on peutl’être, mais vicieux, point.

Catherine ne trouvait pas le portrait bienengageant. Mais il était trop tard pour reculer, et elle était tropjeune pour qu’elle s’avouât effrayée. S’abandonnant à son destin età l’expérience que l’animal pouvait avoir du maître, elle s’assit,et Thorpe prit place à côté d’elle.

Tout étant en règle, il dit d’un ton importantau domestique qui se tenait à la tête du cheval :

– Lâchez tout !

Et ils partirent de la façon la plus paisible,sans que le cheval songeât le moins du monde à se cabrer ni à fairela plus modeste caracolade. Catherine se félicitait de l’avoiréchappé belle et manifestait son aise avec une surprisereconnaissante. Son compagnon expliqua le phénomène, qui était dû àla manière particulièrement habile et judicieuse dont, à cemoment-là, il avait tiré les guides et manœuvré le fouet. Maispourquoi, avec un tel empire sur son cheval, croyait-il à proposd’effrayer une voyageuse par la relation des malices de labête ? Sans s’attarder à y réfléchir, elle se réjouissaitd’être sous la protection d’un cocher si accompli. L’animalpersévérait dans son allure pacifique et ne marquait aucun goûtpour les aventures. Catherine, considérant que ce pas débonnaireréalisait pourtant la vitesse terrifique de dix milles à l’heure,goûtait en toute sécurité le charme réconfortant de l’air frais parun beau et souriant février.

Après un silence de plusieurs minutes, Thorpedit brusquement :

– Le vieil Allen est aussi riche qu’unjuif, n’est-ce pas ?

Catherine ne comprenait pas. Il répéta saquestion, ajoutant, pour l’élucider :

– … Oui, le vieil Allen, l’homme avec quivous êtes.

– Oh ! vous voulez dire :monsieur Allen… Oui, je le crois très riche.

– Et pas d’enfants du tout ?

– Non, pas un seul.

– Fameux pour ses procheshéritiers ! Il est votre parrain, n’est-ce pas ?

– Mon parrain ? Non pas.

– Mais, vous êtes toujours avec eux.

– Oui, très souvent.

– Eh ! c’est ce que je voulais dire.Il semble un assez brave vieux bonhomme. J’ose dire qu’il a bienvécu, dans son temps : il n’est pas goutteux pour rien.Vide-t-il encore sa bouteille par jour ?

– Sa bouteille par jour ? Nonpas ! Pourquoi penseriez-vous chose pareille ? Il esttrès sobre. Vous n’allez pas imaginer qu’il fût ivre hier soir.

– Dieu vous aide ! Vous autresfemmes, vous croyez toujours que les hommes sont dans les vignes.Eh ! vous ne supposez pas qu’une bouteille suffise à jeter basun homme. J’affirme que si chacun buvait sa bouteille par jour, ily aurait deux fois moins de malades. Ce serait une fameuse chosepour tous !

– Je ne puis croire…

– Oh, Seigneur ! Y en aurait-il desauvés ! On ne boit pas dans le royaume la centième partie duvin qu’il y faudrait boire. Notre climat de brumes crie àl’aide.

– Cependant j’ai entendu dire qu’à Oxfordon boit beaucoup de vin.

– Oxford ! On ne boit plus dansOxford, je vous assure. Pas un buveur. Vous y rencontreriezdifficilement un homme qui aille au-delà de ses quatre pintes… etencore ! … Tenez, à la dernière réunion qu’il y eut chez moi,le fait que nous ayons bu en moyenne cinq pintes environ par têtefut considéré comme une chose tout à fait extraordinaire. Il estvrai que mon vin est d’un fameux velours et que vous netrouveriez pas facilement le pareil dans Oxford. Vous avezmaintenant une idée exacte de ce que l’on boit là-bas.

– Oui, cela me donne une idée, ditvivement Catherine, l’idée que vous buvez tous beaucoup plus de vinque je ne pensais. Cependant je suis bien sûre que James ne boitpas autant.

Cette certitude provoqua une bruyante etviolente réplique, dont rien ne fut clair, sinon les exclamationsabondantes – presque des jurons – qui l’ornaient. Et, quand ce futfini, la croyance n’était pas abolie en Catherine, elle étaitplutôt renforcée, qu’on buvait beaucoup de vin dans Oxford, maisque, comparativement aux autres étudiants, son frère pouvait setarguer de sobriété.

Les idées de Thorpe se reportèrent alorstoutes sur les mérites de son attelage. Catherine fut conviée àadmirer l’ardeur du cheval et cette relation harmonieuse entre lesélans de la bête et le balancement du véhicule. Elle souscrivit àces opinions. Les amplifier ou les restreindre, elle ne pouvait.Son érudition à lui, son ignorance à elle et tant de volubilité àcôté de tant de modestie étaient pour paralyser toute initiative.Impuissante à innover, elle répétait en écho ce que proclamaitThorpe. En dernière analyse, il fut établi que cet équipage-làétait, dans son genre, le plus bel équipage qui fût enAngleterre ; nulle voiture n’était aussi bienentretenue ; quel meilleur trotteur que ce cheval ? etlui-même, Thorpe, apparaissait le cocher par excellence. AlorsCatherine, pour varier la conversation, hasarda :

– N’est-ce pas, monsieur Thorpe ?Vous croyez que le cabriolet de James pourra résister…

– Résister, Seigneur ! Dites-moi,avez-vous jamais vu si misérable assemblage ? Pas une pièce del’armature qui soit en bon état ! Les roues se sont usées àrouler pendant dix ans au moins ; et, quant au coffre, sur monâme ! vous, rien qu’en le touchant, vous le mettriez enmiettes. C’est le plus satané petit rachitique travail que j’aievu ! Dieu merci ! notre cabriolet est meilleur. Je nevoudrais pas, pour cinquante mille livres, être condamné à roulerlà-dedans, l’espace de deux milles !

– Bonté céleste ! s’écria Catherine,réellement effrayée. Alors, je vous en prie, rentrons ! Sinous allons plus loin, il leur arrivera certainement un accident.Retournons, monsieur Thorpe ! Arrêtez, et parlez à mon frère,et dites-lui le danger !

– Le danger ! ô Seigneur, queldanger ? Si la voiture se casse, eh bien ! ils seramasseront, voilà tout. Il y a beaucoup de boue… Excellent pourtomber ! Ah, malédiction ! la voiture est assez bonne,pour qui sait conduire. Une chose de cette espèce, en mains sûres,roulerait encore vingt ans, avant d’être hors d’usage. Dieu vousgarde ! pour cinq livres, je la conduirais à York et laramènerais, et pas un clou perdu !

Catherine écoutait, ébahie. Elle ne pouvaitconcilier des propositions si contradictoires : elle n’avaitpas grandi dans une atmosphère de bavardages, et ne savait pas àquelles assertions oiseuses et à quels impudents mensonges conduitl’excès de vanité. Sa famille était toute de gens positifs, qui necherchaient pas à faire de l’esprit. Tout au plus le pèrerisquait-il un calembour, et la mère, un proverbe. Nul Morlandn’avait l’habitude de mentir pour accroître son importance nid’affirmer d’emblée pour se contredire ensuite. Quelque temps, elleréfléchit à ce que lui avait dit son compagnon, perplexe. Et, plusd’une fois, elle fut sur le point de réclamer de M. Thorpe uneexpression plus claire de son opinion vraie sur le sujet. Elle secontint : il lui semblait que M. Thorpe n’excellait pas àrendre nettes les choses d’abord ambiguës. Au surplus,supporterait-il que sa sœur et son ami s’exposassent à un dangerdont il pouvait aisément les garder ? Elle conclut donc qu’ildevait savoir la voiture parfaitement sûre, et elle cessa des’alarmer. Lui-même paraissait avoir tout oublié, et saconversation, ou plutôt son verbiage, n’eut dès lors plus d’autresujet que sa personne et ses affaires. Il parla de chevaux qu’ilavait achetés une bagatelle et vendus des sommes incroyables ;de matches de courses, dont il avait pronostiqué, d’un jugementferme, le gagnant ; de parties de chasse dans lesquelles ilavait abattu (et sans un coup favorable) plus d’oiseaux que tousses compagnons ensemble ; et il décrivit telles fameusesjournées de chasse au renard où son habileté à diriger les chienset sa perspicacité avaient réparé les fautes des chasseurs les plusexperts. À cheval, sa témérité l’avait jeté dans maintspérils : il était toujours resté sauf, là où se fût cassé lesreins tout autre.

Si peu qu’elle eût l’habitude de juger parelle-même et si vagues que fussent ses notions sur la qualité degentleman, Catherine, tandis qu’elle recueillait ces bavardagesinexhaustibles, sentait naître en elle un doute :M. Thorpe était-il vraiment aussi agréable qu’on avaitdit ? Doute audacieux : car ce jeune homme était le frèred’Isabelle, et James lui avait assuré que ses manières étaient pourplaire à toutes les femmes. En dépit de ces cautions, elle n’avaitpas tardé à éprouver de la compagnie de M. Thorpe un ennui quialla croissant jusqu’à leur retour dans Pulteney Street, un ennuiqui ne laissait pas de la mettre en garde contre de si hautesautorités et contre les prestiges de M. Thorpe.

À la porte des Allen, Isabelle exprima sonregret qu’il fût trop tard pour qu’elle entrât avec son amie.« Il est plus de trois heures ! » C’étaitinconcevable, incroyable, impossible. Elle ne voulut croire ni sapropre montre ni celle de son frère ni celles des domestiques.Toute évidence échouait contre son scepticisme, quand enfin Morlandtira sa montre et promulgua l’heure. Dès lors, le moindre doute eûtété également inconcevable, incroyable et impossible ; maiselle admira encore et encore que deux heures et demie eussent passési vite. Catherine fut prise à témoin. Catherine ne pouvait mentir,même pour plaire à Isabelle. Au surplus celle-ci échappa à lamisère d’entendre la voix dissidente de son amie : ellen’attendit point sa réponse. Ses propres sentiments l’absorbaienttoute. Elle souffrait d’être obligée de rentrer directement à lamaison… ; il y avait des siècles qu’elle n’avait pu causer uninstant avec sa chère Catherine… ; elle avait mille choses àlui dire… Il semblait qu’elles ne dussent jamais se revoir. Ainsi,avec le sourire d’une détresse forcenée et l’alacrité d’undésespoir en façade, elle dit adieu à son amie, et passa.

Mme Allen, après sescoutumières heures d’oisiveté laborieuse, venait de rentrer.Catherine fut accueillie d’un : « Eh bien, ma chère, vousêtes là ! » vérité qu’elle n’avait pas à contester.

– J’espère que vous avez fait uneagréable promenade.

– Oui, madame, merci, on ne pouvait avoirplus beau temps.

– Mme Thorpe le disaitaussi. Elle se réjouissait de vous savoir tous à la promenade.

– Vous avez vuMme Thorpe ?

– Oui, je suis allée à la Pump-Room dèsvotre départ. Je l’ai rencontrée là, et nous avons beaucoup causé.Elle disait qu’on pouvait si difficilement se procurer du veau, aumarché, ce matin, Il est extraordinairement rare.

– Avez-vous vu d’autres personnes deconnaissance ?

– Oui, nous avons fait un tour auCrescent, où nous avons rencontré Mme Hughes encompagnie de M. et de Mlle Tilney.

– Ah, vraiment ? Vous ont-ilsparlé ?

– Oui, nous nous sommes promenés auCrescent ensemble pendant une heure et demie. Ils ont l’air biengentils. Mlle Tilney avait une très jolie robe demousseline à pois. D’après ce que j’ai pu entendre, elle s’habilletoujours élégamment. Mme Hughes m’a beaucoup parléde la famille Tilney.

– Et que vous a-t-elle dit ?

– Oh ! beaucoup de choses. Elle n’aguère parlé d’autre chose.

– Vous a-t-elle dit de quelle partie duGloucestershire ils sont ?

– Oui, mais voilà que je ne m’en souviensplus. Ce sont de très braves gens, et très riches.Mme Tilney était une demoiselle Drummond.Mme Hughes a été sa compagne de classe.Mlle Drummond avait une grande fortune et, quandelle se maria, son père lui donna vingt mille livres, plus cinqcents pour acheter son trousseau. Mme Hughes en vittoutes les pièces, à leur livraison.

– Et M. etMme Tilney sont-ils à Bath ?

– Oui, je crois qu’ils sont ici, mais jen’en suis pas tout à fait certaine. À la réflexion, pourtant, jecrois me souvenir qu’ils sont morts tous deux, au moins la mère.Oui, je suis sûre que la mère est morte, carMme Hughes m’a dit que M. Drummond avait donnéà sa fille, quand elle se maria, une très belle parure de perles,et Mlle Tilney la porte maintenant ; onl’avait mise de côté à son intention, à la mort de la mère.

– Et M. Tilney, mon danseur, est-ilfils unique ?

– Je ne saurais être affirmative sur cepoint, ma chère. Je crois vaguement qu’il est fils unique. Mais,quoi qu’il en soit, c’est un jeune homme accompli, prétendMme Hughes, et qui ira loin.

Catherine ne posa pas d’autres questions. Elleen avait entendu assez pour comprendre queMme Allen était incapable de donner unrenseignement topique, et elle était particulièrement malheureused’avoir manqué une rencontre avec le frère et la sœur. Si ellel’avait prévue, rien ne l’eût décidée à partir avec les Thorpe. Enl’état des choses, elle ne put que gémir sur sa malechance et rêverà ce qu’elle avait perdu, tant qu’à la fin il fut clair pour elleque la promenade n’avait été agréable en aucune façon et que JohnThorpe lui-même était un bien fâcheux personnage.

X

Le soir, les Allen, les Thorpe et les Morlandse retrouvèrent au théâtre ; Catherine et Isabelle se mirentl’une à côté de l’autre : Isabelle allait donc enfin donnercours aux milles choses qu’elle avait collectionnées depuis la silointaine rencontre précédente.

– Oh, ciel ! ma bien-aiméeCatherine, est-ce enfin vous ? fut sa question, tandis queCatherine entrait dans la loge et s’asseyait près d’elle.Maintenant, monsieur Morland (il était son autre voisin), je nevous dirai pas un mot de toute la soirée, je vous en avertis. Matrès douce Catherine, comment vous êtes-vous portée, tout cetemps ? mais je n’ai pas besoin de vous le demander, vous avezune mine charmante. Vous vous êtes coiffée dans un style plus divinque jamais ; malheureuse créature, vous voulez donc captivertout le monde ? Je vous assure que mon frère est déjà féru devous ; et, quant à M. Tilney. – mais c’est une choseentendue. – même votre modestie ne peut plus douter de sonamour ; son retour à Bath est assez éloquent. Oh ! que nedonnerais-je pas pour le voir ! Je me sens d’une furieuseimpatience. Ma mère dit que c’est le jeune homme le plus délicieuxqui soit au monde ; elle l’a vu ce matin, vous savez. Vousdevez me le présenter. Est-il ici ? Regardez bien, pourl’amour du ciel ! Je vous assure, je ne vivrai pas tant que jene l’aurai vu.

– Non, dit Catherine, il n’est pas ici.Jamais je ne parviens à le rencontrer.

– Oh, affreux ! ferai-je jamais saconnaissance ? Comment trouvez-vous ma robe ? Je ne lacrois pas mal : les manches sont de mon invention. Que je vousdise, je suis infiniment dégoûtée de Bath ! Votre frère et moiétions d’accord, ce matin, que, quoiqu’on y soit fort bien pour unséjour de quelques semaines, nous ne voudrions pas y vivre, quandon nous donnerait des millions. Nous reconnûmes bientôt que nosgoûts étaient exactement les mêmes : nous préférions tous deuxle séjour de la campagne à tout autre séjour ; nos opinionsétaient si exactement pareilles que c’en était ridicule. Nous nedifférions sur aucun point. Pour rien au monde, je n’aurais vouluque vous fussiez là ; vous êtes une si maligne chose que vousauriez fait, j’en suis sûre, des remarques moqueuses.

– Non, vraiment, je n’en aurais pasfait.

– Oh, si ! vous en auriez fait. Jevous connais mieux que vous ne vous connaissez. Vous nous auriezdit que nous semblions nés l’un pour l’autre, ou quelque folie decette espèce, ce qui m’aurait troublée au-delà de touteexpression ; mes joues seraient devenues rouges comme vosroses ; pour rien au monde, je n’aurais voulu que vous fussiezlà.

– Vraiment, vous êtes injuste ; jen’aurais pas fait de si inconvenante remarque ; et,d’ailleurs, je suis sûre que je n’en aurais pas même eu l’idée.

Isabelle sourit d’un air incrédule, et, lereste de la soirée, c’est à James qu’elle parla.

Le lendemain matin, Catherine était toujoursdécidée à faire ses grands efforts pour rencontrerMlle Tilney ; et, jusqu’à l’heure habituelled’aller à la Pump-Room, elle vécut dans la crainte d’uncontre-temps. Mais il n’y en eut pas ; nul visiteur ne vintretarder le départ ; et tous trois entrèrent à la Pump-Room àl’heure normale. M. Allen, après avoir bu son verre d’eau,rejoignit quelques messieurs ; ils parlèrent de la politiquedu jour, comparèrent les informations de leurs journaux ; lesdames circulaient, observant chaque figure nouvelle, chaque nouveauchapeau. La partie féminine de la famille Thorpe, attendue parJames Morland, apparut dans la foule au bout d’un quart d’heure, etCatherine prit immédiatement sa place coutumière au côté de sonamie. James, qui maintenant était toujours sur le qui-vive, seplaça symétriquement, et, s’étant séparés du groupe, ils marchèrentainsi, jusqu’à ce que Catherine commençât à mettre en doute lesavantages de cette position qui, l’associant entièrement à son amieet à son frère, lui valait une part si faible de l’attention del’un et de l’autre. Ils étaient toujours engagés dans quelquediscussion sentimentale ou quelque plaisante querelle ; maisils ne parlaient pas, ils chuchotaient ou riaient, et, bien que sonopinion fût fréquemment invoquée par l’un ou par l’autre. Catherineeût été fort en peine de la leur faire connaître, faute d’avoirentendu un seul mot du litige. Enfin elle put quitter sonamie : elle voulait absolument parler àMlle Tilney, qui entrait avecMme Hughes et qu’elle rejoignit aussitôt.Mlle Tilney l’accueillit gracieusement, lui renditses amabilités, et elles continuèrent à causer aussi longtemps queleurs groupes restèrent dans la salle : il est vraisemblablequ’elles ne firent aucune observation et n’employèrent aucuneexpression qui n’eussent été faite et employée des milliers de foisdéjà, chaque saison, à Bath ; pourtant, marquées desimplicité, de sincérité et de cordialité vraie, leurs parolesdevaient être quelque chose d’assez peu commun.

– Comme votre frère danse bien !fut, vers la fin de cette causerie, l’ingénue exclamation quisurprit d’abord et amusa l’interlocutrice de Catherine.

– Henry ? répondit-elle avec unsourire. Oui, il danse fort bien.

– Il a dû s’étonner de m’entendre dire,l’autre jour, que j’étais engagée, alors qu’il me voyait assise.Mais réellement j’étais engagée, depuis le matin, parM. Thorpe.

Mlle Tilney s’inclina.

– Vous ne pouvez croire, ajouta Catherineaprès un moment de silence, combien je fus surprise de le revoir.Moi qui étais si sûre qu’il était parti.

– Quand Henry a eu le plaisir de vousrencontrer la première fois, il n’était à Bath que pour une couplede jours : il y était venu pour nous louer un appartement.

– Je n’aurais jamais deviné cela ;et, naturellement, ne le voyant nulle part, je le croyais parti.N’était ce pas une demoiselle Smith, la jeune personne qui dansaitavec lui, lundi ?

– Oui, une connaissance deMme Hughes.

– Elle paraissait très heureuse dedanser. La trouvez-vous jolie ?

– Pas très jolie.

– Il ne vient jamais à la Pump-Room,n’est-ce pas ?

– Si, quelquefois ; mais il estsorti à cheval, ce matin, avec mon père.

Mme Hughes les rejoignitalors, et demanda à Mlle Tilney si elle était prêteà partir.

– J’espère que j’aurai le plaisir de vousrevoir bientôt, dit Catherine. Serez-vous au cotillondemain ?

– Peut-être… Oui, nous y seronscertainement.

– J’en suis heureuse, nous y seronstous.

Elles se quittèrent,Mlle Tilney avec quelques données sur lessentiments de son amie nouvelle et Catherine sans la moindreconscience de les lui avoir fournies.

Elle rentra très heureuse. La matinée avaitrépondu à tous ses espoirs ; la soirée du jour suivant étaitmaintenant l’objet de son attente. Quelle robe et quelle coiffureaurait-elle, devenait son principal souci. La toilette est toujourschose frivole, et, à lui accorder trop de sollicitude, on faitsouvent fausse route. Catherine le savait fort bien : sagrand’tante lui avait fait à ce sujet une lecture, à Noël dernier.Pourtant, une fois au lit, elle resta encore éveillée dix minutes,à délibérer sur la robe qu’elle mettrait : mousseline à pois,ou mousseline brodée. Le manque de temps l’empêcha d’en acheter unenouvelle. C’eût été une erreur, considérable quoique point rare, etcontre laquelle une personne de l’autre sexe plutôt qu’une personnede son sexe et un frère plutôt qu’une grand’tante eût pu laprévenir : seul un homme peut savoir combien un homme estindifférent aux charmes d’une robe neuve. Ce serait mortifiermainte et mainte dames que leur apprendre – maisentendraient-elles ? – combien peu le cœur d’un homme estsensible à ce qu’il y aura de coûteux ou de neuf dans leurattirail, combien il est aveugle à la texture d’un tissu, ce cœur,et combien il est incapable d’opter à bon escient entre le jaconas,la batiste, le nansouk et l’organdi, même brodé au tambour. Unefemme est belle pour sa seule satisfaction. Nul homme ne l’enadmirera plus, nulle femme ne l’en aimera mieux. Mais aucune de cesgraves réflexions ne troublait Catherine.

Elle entra dans les rooms, le jeudi soir, avecdes sentiments tout autres que ceux qu’elle y avait éprouvés lelundi. Elle, qui alors avait été fort satisfaite d’être invitée parThorpe, était surtout maintenant soucieuse d’échapper à sa vue, depeur qu’il l’invitât de nouveau. Et, quoiqu’elle ne pût, n’osâts’attendre à voir, une troisième fois, M. Tilney l’inviter àdanser, ses vœux, espoirs et plans ne tendaient à rien autre. En cemoment critique, toute femme peut sentir pour mon héroïne, cartoute femme a connu ces agitations. Toutes ont été ou, du moins,ont cru être exposées à la poursuite d’un insupportablefâcheux ; toutes ont été anxieuses des attentions de quelqu’unà qui elles désiraient plaire. Dès que les Thorpe furent là,l’agonie commença : Catherine se déplaçait quand John Thorpes’approchait, elle se dérobait à sa vue le plus possible et, s’illui parlait, feignait de ne pas l’entendre. Le cotillon était fini,on préludait à la contre-danse, et pas trace des Tilney.

– Ne vous effrayez pas, ma chèreCatherine, chuchota Isabelle : décidément je vais encoredanser avec votre frère. Je déclare que c’est inconvenant tout àfait. Je lui ai dit qu’il devrait être honteux de lui, mais vous etJohn nous tiendrez compagnie. Hâtez-vous, chère créature, de nousrejoindre. John vient de sortir, mais rentrera dans l’instant.

Catherine n’eut ni le temps ni le désir derépondre. Ils s’éloignaient. John Thorpe était encore à l’horizon,et elle se considérait comme perdue. Pour ne pas paraître le voirou l’attendre, elle gardait obstinément les yeux sur son éventail.Espérer rencontrer les Tilney dans cette foule et avant le retourde John Thorpe était folie, se disait-elle, et, comme elleprononçait ainsi sa propre condamnation, soudain elle s’entenditinviter par M. Tilney lui-même. Les yeux brillants, elle seleva et, joyeuse, s’éloigna à son bras. Échapper si opportunément àJohn Thorpe et être aussitôt invitée à danser par M. Tilney,comme s’il l’avait cherchée, – il ne semblait pas à Catherine quela vie pût contenir félicité plus grande.

Mais à peine avaient-ils trouvé une place, queson attention fut appelée par John Thorpe, qui se tenait derrièreelle :

– Quoi donc, quoi donc ! missMorland, disait-il, qu’est-ce que cela signifie ? Je croyaisque nous devions danser ensemble.

– Je m’étonne que vous l’ayez cru, vousne m’aviez pas invitée.

– C’en est une bonne, par Jupiter !Je vous ai invitée dès mon arrivée, et j’allais justement vousinviter de nouveau, mais vous étiez partie. Un sacré tour que vousme jouez là ! Je suis venu pour danser avec vous, etje crois bien que vous étiez engagée envers moi depuis lundi. Oui,oui, je me souviens, je vous ai invitée pendant que vous attendiezvotre manteau dans le vestibule. J’ai annoncé à tous mes amis quej’allais danser avec la plus jolie fille de Bath. S’ils vous voientavec un autre, ils me blagueront fameusement.

– Mais non, mais non, ils ne penserontjamais que je sois la personne que vous leur avez décriteainsi.

– Par les cieux ! s’ils ne lepensent pas, je les jetterai hors d’ici à grands coups de pied,comme des ganaches. Quel compagnon avez-là ? (Catherinesatisfit sa curiosité.) Tilney, répéta-t-il, hum ! Je ne leconnais pas. Bonne tournure, bien bâti. A-t-il besoin d’uncheval ? J’ai ici un ami, Sam Fletcher, qui en a un à vendre.Une fameuse bête pour la route ; quarante guinées seulement.J’ai eu cinquante fois envie de l’acheter, car c’est une de mesmaximes : quand vous rencontrez un bon cheval,achetez-le ; mais celui-là n’est pas ce qu’il me faut :il ne vaudrait rien pour galoper à travers champs. Je donnerais del’argent pour un bon hunter. J’en ai maintenant trois, lesmeilleurs qu’on ait jamais montés. Je ne les céderais pas pour huitcents guinées. Fletcher et moi avons l’intention de prendre unemaison dans le Leicestershire, à la saison prochaine. C’estbougrement inconfortable de vivre à l’auberge.

Ce fut la dernière sentence dont il putfatiguer Catherine, car un irrésistible flot de jupes l’emporta.M. Tilney se rapprocha.

– Ce monsieur, lui dit-il, aurait lasséma patience s’il était resté avec vous une demi-minute de plus.Nous avons fait un contrat d’amabilité réciproque pour un soir, etl’amabilité de chacun de nous appartient à l’autre tout cetemps-là. Personne ne peut forcer l’attention de l’un sans attenteraux droits de l’autre. Je considère la contredanse comme l’emblèmedu mariage. Là et là, miss Morland, la fidélité et l’affection sontles devoirs principaux ; et les gens qui ne sont disposés ni àdanser ni à se marier n’ont rien à faire avec les danseuses ou lesfemmes de leurs voisins.

– Ce sont là choses si différentes…

– … que vous croyez qu’elles ne peuventêtre comparées ?

– Je le crois. Les gens qui se marient nepeuvent jamais se séparer. Ceux qui dansent se tiennent en facel’un de l’autre dans une grande salle, pendant une demi-heure.

– Et telle est votre définition dumariage et de la danse. Sous ce jour, certainement leurressemblance n’est pas frappante : mais je veux bien les voirde votre point de vue. Vous en conviendrez : dans les deuxcas, l’homme a la faculté de choisir, la femme, seulement celle derefuser ; dans les deux cas, il y a entre l’homme et la femmeun engagement formé pour l’avantage de chacun ; une fois cetengagement conclu et jusqu’à sa dissolution, ils appartiennentexclusivement l’un à l’autre : c’est le devoir de chacun de nedonner à son partenaire nul motif de regretter n’avoir pas disposéautrement de soi ; c’est l’intérêt de chacun de ne pass’attarder complaisamment aux perfections des étrangers et de nepas s’imaginer qu’avec eux la vie eût été plus belle. Meconcédez-vous tout cela ?

– Oui, et tout cela est bel et bon :pourtant ce sont choses bien différentes. Je ne puis les voir sousle même angle ni croire qu’elles comportent les mêmes devoirs.

– À certain égard, il y a, en effet, unedifférence. Dans le mariage, l’homme est supposé subvenir auxbesoins de la femme, la femme rendre la maison agréable à son mari.Il ravitaille et elle sourit. Dans la danse, ces obligations sontexactement inverses : à lui, incombent les gracieusetés et lescomplaisances, tandis qu’elle fournit l’éventail et l’eau delavande. C’était, j’imagine, la différence de devoirs qui vousparaissait rendre impossible une comparaison.

– Non, vraiment, je ne pensais pas àcela.

– Alors je n’y suis plus. Pourtant, uneremarque encore. Cette disposition de votre esprit est plutôtalarmante. Vous niez toute similitude dans les obligations ;ne puis-je pas de cela inférer que vos notions des devoirs d’unepersonne qui danse ne sont pas aussi précises que pourrait lesouhaiter votre partenaire ? N’ai-je pas raison de craindreque si le gentleman qui vous parlait tout à l’heure revenait ici,ou si quelque autre gentleman s’adressait à vous, rien ne vousdissuaderait de prolonger la conversation avec lui ?

– M. Thorpe est un ami intime de monfrère. S’il me parle, je dois lui répondre ; mais, outre lui,il y a à peine trois jeunes gens dans la salle que jeconnaisse.

– Et c’est ma seule sauvegarde ?hélas, hélas !

– Mais… vous ne sauriez en avoir demeilleure ; car si je ne connais pas les gens, je ne leurparlerai pas, et, au surplus, je ne désire parler à personne.

– Vous venez de me donner une sécurité debon aloi, et je puis continuer. Trouvez-vous Bath aussi agréableque lorsque j’eus l’honneur de m’en enquérir déjà ?

– Oui, certes ; et plus encore.Vraiment.

– Plus encore ! Prenez garde, ouvous oublierez d’en être fatiguée en temps convenable. On doit enêtre fatigué au bout de six semaines.

– Je ne pense pas que je puisse m’enfatiguer, quand j’y resterais six mois.

– Bath, au prix de Londres, estfastidieux, et chacun fait cette découverte chaque année. Pour sixsemaines, je veux que Bath soit assez agréable ; mais, cetemps passé, c’est le plus ennuyeux séjour qui soit. Vous entendrezdire cela par des gens de toute catégorie, qui viennentrégulièrement chaque hiver étirer leurs six semaines en dix oudouze, et qui s’en vont enfin parce qu’ils ne peuvent pas sepermettre de rester plus longtemps.

– Soit. Il faut donc juger par soi-même.Et les gens qui connaissent Londres peuvent dédaigner Bath. Maismoi, qui habite un petit village perdu dans la campagne, je ne peuxvraiment pas trouver Bath plus monotone que mon village : il ya ici une variété de distractions, une variété de choses à voir età faire…

– Vous n’aimez pas beaucoup lacampagne ?

– Si, beaucoup. J’y ai toujours vécu etj’y ai toujours été heureuse. Mais certainement il y a plus demonotonie dans la vie de campagne que dans la vie de Bath. Unejournée à la campagne est semblable à la journée suivante et àtoutes les autres.

– Mais vous employez votre temps d’unefaçon plus raisonnable, à la campagne.

– Croyez-vous ?

– Ne croyez-vous pas ?

– Je ne crois pas qu’il y ait grandedifférence.

– Ici vous êtes en quête d’amusementstout le long du jour.

– Et de même à la campagne ; maisj’en trouve moins. Je me promène ici, et ainsi fais-jelà-bas ; ici, du moins je vois des gens plein les rues, etlà-bas je ne peux rien voir que Mme Allen.

M. Tilney s’amusait fort.

– Ne rien voir queMme Allen ! répétait-il. Quel tableau dedétresse intellectuelle ! Mais, quand vous retomberez dans cetabîme, vous aurez un thème. Vous pourrez parler de Bath et de toutce que vous y aurez fait.

– Oh ! oui ; je ne serai plusjamais embarrassée pour parler à Mme Allen ou àn’importe qui. Je crois vraiment que je parlerai toujours de Bath,quand je serai de retour à la maison ; j’aime tant Bath !Si seulement j’avais ici papa et maman et le reste de ma famille,je serais trop heureuse. L’arrivée de James, mon frère aîné, m’aété très agréable ; et, justement, il avait pour amis intimesles membres de cette famille avec laquelle nous nous sommesliés ! Oh ! comment peut-on se fatiguer deBath ?

– Pas ceux qui y apportent de si fraissentiments. Mais papas et mamans et frères et amis intimes toutcela est bien suranné pour la plupart des habitués de Bath, ets’intéresser au bal, au théâtre et au spectacle de la viequotidienne ne l’est pas moins.

Là finit leur conversation, de par lesexigences de la danse.

Bientôt après qu’ils eurent atteint le bout dela salle, Catherine se sentit regardée attentivement par ungentleman qui se tenait, parmi les spectateurs, immédiatementderrière M. Tilney. C’était un homme de belle allure et demasque énergique, dont la jeunesse était passée, mais non pas lavitalité. Elle le vit bientôt qui, la regardant toujours, disaitfamilièrement à voix basse quelques mots à M. Tilney. Confused’appeler l’attention et rougissante, elle détourna la tête. Legentleman parti, M. Tilney, se rapprochant d’elle :

– Je vois que vous êtes inquiète de cequi vient de m’être demandé. Ce gentleman connaît maintenant votrenom, vous avez le droit de connaître le sien. C’est le généralTilney, mon père.

La réponse de Catherine fut simplement :« Oh ! » mais ce fut un « Oh ! »expressif. Elle suivit des yeux le général qui circulait à traversla foule. « Quelle belle famille ! »pensa-t-elle.

En causant avec Mlle Tilney uninstant après, elle sentit naître en elle une nouvelle source defélicité. Elle n’avait jamais fait d’excursion à la campagne depuisson arrivée à Bath. Mlle Tilney, à qui tous lesenvirons étaient familiers, en parlait de temps en temps, ce quirendait Catherine plus impatiente encore de les connaître. Sur sacrainte exprimée de ne trouver personne qui les lui montrât, lefrère et la sœur lui proposèrent de l’emmener un jour oul’autre.

– Cela me plaira plus que tout au monde,s’écria-t-elle ; mais, laissez-moi vous en prier, allonsdemain.

Ils acceptèrent, sous la réserve, faite parMlle Tilney, qu’il ne plût pas, – et Catherineétait convaincue qu’il ne pleuvrait pas. À midi ils iraient lachercher, Pulteney Street. « N’oubliez pas, midi » fut lemot d’adieu de Catherine à sa nouvelle amie. L’autre amie,l’ancienne amie, l’amie en possession d’état, Isabelle, dont elleavait expérimenté pendant quinze jours la fidélité et les mérites,elle ne la vit presque pas de la soirée. Elle eût voulu pourtantlui dire son bonheur. Mais elle se soumit joyeusement au désir deM. Allen, de rentrer tôt, et, jusqu’à la maison, ses penséesdansèrent en elle, comme elle dansait dans la voiture.

XI

Le lendemain matin, le temps était trèsindécis ; le soleil faisait de bien vagues efforts pourpercer. Catherine en tira le meilleur augure. À cette époque del’année, quand il faisait trop beau temps le matin, il pleuvaitdans l’après-midi ; et une matinée nuageuse laissait le champlibre à toutes améliorations. Elle en appela à M. Allen, afinqu’il confirmât son présage. Mais M. Allen, en cet exil,n’avait pas son ciel à lui ni son baromètre : il refusad’annoncer le beau temps. Elle en appela àMme Allen, dont l’opinion fut plus positive.Mme Allen ne doutait point que la journée fût àsouhait, – si les nuages se dissipaient et si apparaissait lesoleil.

Vers onze heures, quelques gouttes de pluiesur les vitres attirèrent l’attention de Catherine.

– Oh ! je crois que le temps serahumide. Pas de promenade pour moi aujourd’hui, soupira-t-elle.Peut-être ce ne sera-t-il rien, peut-être cessera-t-il de pleuvoiravant midi.

– Peut-être, mais alors, ma chère, ilfera si sale…

– Oh ! il n’importe : je necrains pas la boue.

– Oui, répondit très placidement sonamie, vous ne craignez pas la boue.

Un silence.

– Il pleut de plus en plus fort, ditCatherine debout devant la fenêtre.

– En effet. S’il continue à pleuvoir, lesrues seront bien mouillées.

– Déjà quatre parapluies ouverts. Je haisla vue d’un parapluie.

– C’est si ennuyeux, à porter.

– La matinée s’annonçait si bien. J’étaissi convaincue qu’il ne pleuvrait pas.

– Qui ne l’aurait cru, en effet ? Ily aura bien peu de monde à la Pump-Room s’il pleut toute lamatinée. M. Allen fera bien de mettre son manteau quand ilsortira ; mais je suis sûre qu’il ne le mettra pas : toutplutôt que de sortir avec un manteau ! Je m’étonne qu’iln’aime pas cela : ce doit être si confortable.

La pluie continuait à tomber assez fort. Decinq en cinq minutes, Catherine allait à la pendule et, au retour,déclarait que, s’il pleuvait cinq minutes de plus, elle cesseraitd’espérer. La pendule marqua midi, et il pleuvait toujours.

– Vous ne pourrez pas sortir, machère.

– Je ne désespère pas encore tout à fait.Je ne renoncerai pas à espérer avant midi et quart. C’est juste lemoment de la journée où le temps peut s’éclaircir. Déjà, il mesemble, il fait un peu moins sombre. Là ! il est midi vingt.Je me rends. Oh ! s’il faisait ici le temps qu’il faisait àUdolphe, la nuit que le pauvre Saint-Aubin mourut, un si beautemps !

À midi et demi, – et Catherine désormais sansespoir, avait cessé de scruter le ciel, – le ciel commença às’éclaircir. Un rayon atteignit la jeune fille. Elle leva la tête.Les nuages se dissipaient. Elle se campa devant la fenêtre, pourépier et saluer l’avènement du soleil. Dix minutes plus tard, ilétait avéré que l’après-midi serait très belle, ce qui justifiaitl’opinion de Mme Allen, « qui avait toujourspensé que le temps s’éclaircirait ». Mais Catherinepouvait-elle encore espérer la venue de ses amis ? N’avait-ilpas plu trop fort pour que Mlle Tilney se risquât àsortir ?

Il y avait trop de boue pour queMme Allen accompagnât son mari à la Pump-Room.M. Allen sortit donc seul. Il était à peine au bout de la rue,quand l’attention de Catherine fut attirée par deux voituresdécouvertes, charriant trois personnes, ces mêmes voitures et cesmêmes personnes dont l’arrivée l’avait tant surprise quelques joursauparavant.

– Isabelle, mon frère etM. Thorpe ! Ils viennent pour moi, peut-être ; maisje n’irai pas : vraiment, je ne peux pas aller, car, vous lesavez, il n’est pas encore dit que Mlle Tilney nevienne pas.

Mme Allen en convint.Cependant John Thorpe montait l’escalier à grandes enjambées.

– Dépêchez-vous ! dépêchez-vous,miss Morland ! cria-t-il en ouvrant la porte. Mettez vitevotre chapeau. Pas de temps à perdre ! Nous allons à Bristol.Comment ça va, madame Allen ?

– À Bristol ? n’est-ce pas trèsloin ? Quoi qu’il en soit, je ne puis vous accompagner :je suis engagée. J’attends des amis d’un moment à l’autre.

Thorpe se récriait : « ce n’étaitpas une raison. » Mme Allen fut appelée àl’aide. Alors Isabelle et James entrèrent prêter secours à JohnThorpe.

– Ma chère Catherine, ce sera délicieux,une promenade divine. Vous nous devez, à votre frère et à moi, desremercîments. L’idée de cette excursion nous est venue à tous deux,pendant le déjeuner. Et nous serions en route depuis deux heures,n’eût été cette détestable pluie. N’importe. Les nuits sontclaires. Nous ferons une exquise promenade. Je suis en extase à lapensée d’un peu de campagne et de tranquillité. C’est bien mieuxque d’aller aux Lower Rooms. Nous irons directement à Clifton, oùnous dînerons. Aussitôt après le dîner, si nous en avons le temps,nous partirons pour Kingsweston.

– Je doute que nous puissions faire toutcela, dit Morland.

– Espèce de trouble-fête ! s’écriaThorpe. Nous en ferons dix fois plus. Kingsweston, eh ! EtBlaize Castle aussi ! Et tout ce dont nous entendronsparler ! Mais voilà votre sœur qui ne veut pasvenir !…

– Blaize Castle, dit Catherine, qu’estcela ?

– Le plus joli coin de l’Angleterre. Celavaut qu’on fasse cinquante milles, n’importe quand, pour levoir.

– Est-ce vraiment un château ? Unvieux château ?

– Le plus vieux du royaume.

– Comme ceux dont on parle dans leslivres ?

– Exactement. Tout à fait le même.

– Mais a-t-il réellement des tours, delongs couloirs ?

– Par douzaines.

– J’aimerais bien le voir. Mais je nepeux pas, je ne peux pas vous accompagner.

– Ne pas nous accompagner, ma chèreâme ! Que voulez-vous dire ?

– Je ne puis pas, parce que… (ellebaissait les yeux, craignant le sourire d’Isabelle) j’attendsMlle Tilney et son frère qui doivent me venirprendre pour une promenade à la campagne. Ils avaient promis d’êtrelà à midi, à moins qu’il plût. Maintenant qu’il fait si beau, jecrois qu’ils seront bientôt ici.

– Non, s’écria Thorpe. Comme noustournions Broad Street, je les ai vus. N’a-t-il pas un phaéton avecde beaux alezans ?

– Je ne sais pas.

– Je sais qu’oui. C’est bien l’individuavec qui vous avez dansé hier soir, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien ! je l’ai vu, qui montaitLansdown Road. Il promenait une pimpante fille.

– Vous l’avez vu, vraiment ?

– Vu, sur mon âme ! Reconnu tout desuite ! Et il m’a même semblé qu’il avait de beauxchevaux.

– C’est bien singulier ! Sans doutepensait-il qu’il ferait trop de boue pour se promener.

– Et avec raison. De ma vie, je n’ai vutant de boue. Marcher ! Vous voleriez plutôt ! Il n’a pasfait si sale de tout l’hiver. De la boue jusqu’à la cheville.

Isabelle corrobora ces informations.

– Ma chère Catherine, vous ne sauriezvous faire une idée de cette boue. Venez, il faut que vous veniez,vous ne pouvez plus refuser de venir.

– J’aimerais voir ce château… Mais…peut-on le visiter entièrement ? Peut-on monter chaqueescalier, errer dans l’enfilade des salles ?

– Oui, oui ! Visiter les moindrestrous, les moindres recoins.

– Mais s’ils ne sont sortis que pour uneheure, jusqu’à ce qu’il fasse plus sec, et s’ils viennent mechercher ensuite…

– Soyez tranquille. Pas de danger. Carj’ai entendu Tilney crier à un cavalier qui passait près de luiqu’ils allaient à Wick Rocks.

– Alors, je veux bien. Irai-je, madameAllen ?

– Comme il vous plaira, ma chère.

– Madame Allen, persuadez lui devenir ! fut le cri unanime.

Mme Allen ne fut pas sourde àcet appel.

– Bien, ma chère, dit-elle. Je supposeque vous irez.

Deux minutes après, ils étaient partis.

Catherine, tandis qu’elle montait en voiture,était partagée entre le regret de délaisser un grand plaisir etl’espoir de goûter bientôt un plaisir différent, mais non moinsgrand peut-être. Elle ne pensait pas que les Tilney eussent agitout à fait bien de rompre si vite leur engagement, sans luienvoyer un mot d’excuse : il ne s’était guère écoulé qu’uneheure depuis le moment d’abord fixé pour la promenade, et, en dépitde la désolante description qui lui avait été faite de l’état deschemins, elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’on pouvait circulersans tant de difficultés. Ce manque d’égards lui était trèspénible. D’autre part, la joie de visiter un château pareil à celuid’Udolphe (son imagination se représentait ainsi Blaize Castle)devait la faire passer sur bien des contre-temps.

Rapidement, ils descendirent Pulteney Streetet traversèrent Laura Place. Thorpe parlait à ses chevaux. Ellepensait tour à tour à des promesses rompues et à des voûtescroulantes, à des phaétons et à de mystérieux huis, aux Tilney et àdes oubliettes. Comme ils traversaient Argyle Buildings, elle futtirée de ses réflexions par Thorpe :

– Qui est cette jeune fille qui vousdévisageait en passant près de nous ?

– Qui ? où ?

– Là-bas. Elle doit être presque hors devue maintenant.

Catherine regarda, et elle vitMlle Tilney au bras de son frère : ilsdescendaient lentement la rue. Elle les vit se retourner et laregarder.

– Arrêtez, arrêtez, monsieurThorpe ! criait-elle avec impatience. C’est M. Tilney,c’est lui ! Comment avez-vous pu me dire qu’ils étaientpartis. Arrêtez, arrêtez ! je veux descendre tout de suite etles rejoindre.

Paroles vaines. Thorpe, tout simplement, lâchales rênes, et le trot s’accéléra. Les Tilney ne se retournaientplus. À l’angle de Laura Place, ils disparurent. Cependant lecabriolet traversait au grand trot Market Place, s’engageait dansune rue, et toujours Catherine suppliait Thorpe :

– Je vous en prie, je vous en prie,arrêtez, monsieur Thorpe ! Je ne peux pas aller plus loin, jene veux pas aller plus loin ! Il faut que je rejoigneMlle Tilney !

Thorpe se contentait de rire, faisait claquerson fouet, encourageait son cheval, poussait des grognementssaugrenus, et allait toujours. Catherine, furieuse et désolée toutensemble, emprisonnée là, fut obligée de se soumettre. Mais ellen’épargna pas Thorpe.

– Comment avez-vous pu me tromper ainsi,monsieur Thorpe ? Comment avez-vous pu dire que vous les aviezvus monter Landsdown Road ? Combien je voudrais que rien detout cela ne fût arrivé ! Ils doivent trouver bien étrange,bien grossier que je passe si près d’eux sans un mot ! Vous nepouvez pas savoir à quel point je suis contrariée. Rien, à Clifton,rien, dans cette promenade, ne me fera plaisir. J’aimerais même dixmille fois mieux descendre maintenant et les rejoindre. Commentavez-vous pu me dire que vous les aviez vus en phaéton ?

Thorpe se défendit très vivement, déclaraqu’il n’y avait jamais eu telle ressemblance, et renonça trèsdifficilement à croire que ce ne fût pas Tilney lui-même qu’ilavait vu.

Leur promenade, même close cette discussion,ne pouvait être fort agréable. L’indulgence dont Catherine avaitfait preuve jusque-là disparut. Elle écoutait à contre-cœur, et sesréponses étaient brèves. Blaize Castle restait sa seuleconsolation, lui souriait encore par intervalles. Plutôt que d’êtredéfavorablement jugée par les Tilney, elle eût pourtant renoncé auxjoies que recélaient ces murs : parcourir la longue enfiladede hautes salles, déshabitées depuis des ans, où s’éternisent desomptueux vestiges ; heurter, au bout d’un étroit et tortueuxsouterrain, une porte basse et qui crie sur ses gonds ;frissonner au coup de vent brusque, qui éteint la lampe, la seulelampe, et alors demeurer dans le noir. Cependant, ils continuaientleur chemin sans incident, et ils arrivaient en vue de Keynsham,quand un « halloo » de Morland arrêta Thorpe. Les autresrejoignirent la première voiture.

– Rebroussons chemin, Thorpe, ditMorland ; il est trop tard pour aller plus loin aujourd’hui.C’est aussi l’avis de votre sœur. Il y a juste une heure que nousavons quitté Pulteney Street, et nous n’avons guère fait plus desept milles ; il nous en reste à faire au moins huit :c’est trop. Nous ne sommes pas partis assez tôt. Mieux vaudraitsurseoir à notre projet et rentrer.

– Complètement égal, répondit Thorpe.

Il tourna bride, et l’on roula vers Bath.

– Si votre frère n’avait cette sale bêteà conduire, dit-il, nous aurions fort bien pu aller jusqu’au bout.Livré à lui-même, mon cheval serait déjà à Clifton : je mesuis démantibulé le bras à le maintenir au pas de cette poussiverosse. Morland est un sot de n’avoir pas à lui un cheval et uncabriolet.

– Non, ce n’est pas un sot, ditchaleureusement Catherine ; il ne peut avoir ni cheval nicabriolet.

– Et pourquoi ne peut-il pas ?

– Parce qu’il n’a pas assez d’argent.

– Et à qui la faute ?

– À personne, que je sache.

Thorpe alors, dans cette bruyante etindistincte manière qui lui était habituelle, émit des mots :c’était une cré nom de chose que l’avarice ; si les gens quiroulaient sur l’or ne pouvaient tout s’offrir, qui lepourrait ?… Catherine n’essaya même pas de comprendre. Déçuedans ce qui l’avait consolée de son désappointement premier, elleétait de moins en moins disposée à être aimable ou à trouver telson compagnon ; ils rentrèrent à Pulteney Street sans qu’elleeût prononcé vingt paroles.

À l’arrivée de Catherine, un valet de pied luidit qu’un monsieur et une dame s’étaient enquis d’elle ; qu’enapprenant son absence, la dame avait demandé si l’on n’avait paslaissé un mot, puis avait voulu déposer une carte, s’était aperçuequ’elle n’en avait pas et était partie. Méditant ces nouvelles quilui déchiraient l’âme, Catherine montait l’escalier avec lenteur.Au haut, elle trouva M. Allen qui, apprenant la cause de ceprompt retour, proféra :

– Je suis heureux que votre frère ait étési raisonnable, heureux que vous soyez revenus. C’était un plansingulier et extravagant.

Ils allèrent tous passer la soirée chez lesThorpe. Catherine était taciturne. Quant à Isabelle, elle formulaplus d’une fois sa satisfaction de n’être pas aux Lower Rooms.

– Comme je plains les pauvres gens qui ysont ! Que je suis heureuse de n’être pas parmi eux ! Jeme demande si le bal sera réussi… On n’a pas encore commencé àdanser… Pour rien au monde je ne voudrais y être. C’est sidélicieux d’avoir de temps à autre une soirée à soi ! Je suissûre que ce ne sera pas un bien remarquable bal… Je sais que lesMitchell n’y seront pas… Comme je compatis au sort de ceux qui sontà ce bal. Mais il me semble bien, monsieur Morland, que vouslanguissez d’y être ; ne languissez-vous pas ? Je suissûre que vous languissez. Je vous en prie, que personne ici ne vousempêche d’y aller. Ma foi, nous saurons nous passer de vous. Maisvous, les hommes, vous vous croyez tant d’importance…

Et, à la triste Catherine, elle offrait, paracquit de conscience, ce réconfort :

– Ne soyez pas si sombre, ma chèreâme : vous me brisez le cœur. C’est affreux, certes ;mais les Tilney n’étaient-ils pas dans leur tort ? Quen’ont-ils été plus ponctuels ! Les chemins étaient mauvais,sans doute ; qu’importait ? À coup sûr, John et moi n’yaurions pas fait attention. Je traverserais le feu pour une amie.Je suis ainsi, moi. Et ainsi est John. Il a des sentiments d’uneforce !… Bonté divine, quelle délicieuse main est la vôtre,main royale ! Je n’ai de ma vie été si heureuse !

Et maintenant, je puis envoyer Catherine versla couche d’insomnie qui sied à une héroïne de roman. Qu’elle setienne pour satisfaite si, au cours des trois mois qui vont suivre,elle a une nuit de sommeil calme.

XII

– Madame Allen, dit Catherine lelendemain matin, si je passais chez Mlle Tilneyaujourd’hui ?… Je ne serai tranquille que quand j’aurai toutexpliqué.

– Allez, ma chère. Mais mettez une robeblanche : Mlle Tilney porte toujours dublanc.

Catherine savait que la demeure des Tilneyétait dans Milsom Street, mais elle n’était pas sûre du numéro, etles renseignements vacillants de Mme Allenn’étaient pas pour dissiper son incertitude. Elle alla donc à laPump-Room prendre l’adresse précise, puis se hâta vers la demeuredu général, expliquer sa conduite à Mlle Tilney etse faire pardonner. Le cœur lui battait. Elle traversa vite lecimetière de l’église ; elle détourna la tête en passantdevant certain magasin où, selon toutes probabilités, se trouvaientIsabelle et sa chère famille. Elle atteignit enfin la maison, fitsonner le heurtoir et demanda Mlle Tilney. Ledomestique croyait bien que sa maîtresse était là, mais n’en étaitpas sûr. Si elle voulait donner son nom… Elle remit sa carte.Quelques instants après, le domestique revint, et, avec un regardmal adapté à ses paroles, dit qu’il s’était trompé :Mlle Tilney était absente. Catherine restapersuadée que Mlle Tilney était là, mais ne voulaitpas la recevoir. Comme elle redescendait la rue, elle ne puts’empêcher de tourner les yeux vers les fenêtres du salon. Personnene s’y montrait. Au bas de la rue, elle se retourna encore, et vitMlle Tilney, non pas à la fenêtre, mais qui sortaitde la maison. Un monsieur l’accompagnait, que Catherine supposaêtre le père. Ils allaient vers Edgar’s Buildings. Catherine, trèsmortifiée, continua son chemin. Cette fois, elle aurait pu, à sontour, se froisser ; mais elle réprima tout ressentiment :savait-elle comment les lois mondaines jugeaient l’impolitessequ’elle-même avait commise et à quelles représailles, précisément,elle devait s’attendre ?

Ainsi dédaignée, elle eut quelque envie de nepas suivre ses amis au théâtre, ce soir-là. Mais elle reconnutbientôt : d’abord, qu’elle n’avait aucune excuse pour rester àla maison, et, en second lieu, qu’elle tenait beaucoup à voir lapièce. Ils allèrent donc tous au théâtre. Nul Tilney n’apparut pourla punir ou la charmer. Elle craignit que, parmi les nombreusesqualités de la famille, ne figurât pas le goût du théâtre.Peut-être étaient-ils habitués au jeu plus fin des artistes deLondres, ce jeu qui, elle le savait par l’autorité d’Isabelle,dégoûtait de toute autre interprétation. Catherine jouit pleinementdu spectacle. La pièce l’absorbait toute : qui l’eût observéeau cours des quatre premiers actes, n’eût remarqué sur son visagenulle expression chagrine. Au début du cinquième acte, l’apparitionsoudaine de M. Tilney et de son père dans une loge la fit denouveau anxieuse. La pièce désormais ne captivait plus sonattention. Ses regards allaient vers la loge, et, pendant deuxscènes, elle chercha vainement à croiser le regard de Henry Tilney.On ne pouvait certes plus prétendre qu’il n’aimât pas lethéâtre : son attention, pendant ces deux scènes-là, nes’était pas détournée des planches. À la fin cependant, il regardaCatherine, salua, mais quel salut ! Il ne sourit pas, necontinua pas à la regarder ; derechef, ses yeux se fixèrentsur les acteurs. Catherine était infiniment malheureuse. Pour unpeu, elle se fût rendue à la loge qu’il occupait, le forcer àentendre une explication. On voit que son âme n’avait pas laroideur héroïque : au lieu de se pavoiser de ressentiment, delaisser la peine d’éclaircir les faits à qui lui faisait l’injurede douter d’elle et de le punir en l’évitant ou en fleuretant avecun autre, elle assumait la responsabilité des apparences etcherchait l’occasion de se justifier. La pièce finit ; lerideau tomba : seul restait dans la loge M. Tilney père.Peut-être Henry se dirigeait-il vers la loge de Catherine. Et, eneffet, voilà qu’il apparut, se frayant un chemin à travers la fouledéjà raréfiée. Il parla du même ton de politesse calme àMme Allen et à Catherine. Mais Catherine :

– Oh ! monsieur Tilney, je puis doncvous parler et vous faire mes excuses. Vous avez dû me croire siimpolie… Mais vraiment ce n’était pas ma faute, n’est-ce pas,madame Allen ? Ne m’avaient-ils pas dit que M. Tilney etsa sœur étaient sortis en phaéton ? Que pouvais-jefaire ? J’aurais, mille fois, préféré être avec vous. N’est-cepas, madame Allen ?

– Ma chère, vous chiffonnez ma robe, futla réponse de Mme Allen.

L’affirmation de Catherine substituait seule.Elle amena un sourire plus cordial sur les lèvres de Henry Tilney,qui répondit, non sans l’affectation d’une légèreréserve :

– Nous vous avons été très obligés quandmême de nous avoir souhaité bonne promenade, après nous avoircroisés dans Argyle Street : vous avez eu l’amabilité deregarder vers nous, à cet effet.

– Mais… je ne vous ai pas souhaité bonnepromenade. Non, non ; dès que je vous ai vus, j’ai suppliéM. Thorpe d’arrêter le cheval. Dites, madame Allen, n’ai-jepas… Ah ! vous n’étiez pas là… Mais c’est vrai, je l’aisupplié. Et si M. Thorpe avait consenti à arrêter son cheval,je sautais de la voiture et courais après vous.

Est-il au monde un Henry qui eût étéinsensible à une telle déclaration ? Henry Tilney ne le futpas. Avec un beau sourire, il dit tout ce qui devait être dittouchant sa sœur : regrets… certitude que la conduite deCatherine serait expliquée…

– Oh ! ne dites pas queMlle Tilney n’est pas fâchée, s’écriaCatherine ; je sais qu’elle l’est : elle n’a pas voulu merecevoir ce matin, et je l’ai vue sortir un moment après. Cela m’aattristée, pas offensée. Peut-être ne saviez-vous pas que c’étaitmoi.

– Je n’étais pas à la maison, mais j’aientendu Éléonore souhaiter vous voir pour vous expliquer… Maispeut-être pourrai-je donner l’explication moi-même. Voici :mon père – ils étaient prêts à sortir – s’impatientait déjà :et, pour ne pas manquer la promenade, il dit au domestiquequ’Éléonore n’était pas visible. C’est tout, je vous assure. Masœur en fut très contrariée ; elle désirait vous présenter leplus tôt possible ses excuses.

Cette explication apaisa Catherine. Ilpersistait en elle toutefois une légère inquiétude, d’où résulta,dépourvue d’artifice, mais un peu déconcertante, cettequestion :

– Mais, monsieur Tilney, pourquoiavez-vous été moins généreux que votre sœur ? Si elle avaitconfiance, elle, en mes intentions, si elle pensait bien qu’il n’yavait là qu’un malentendu, pourquoi vous être, vous, si viteoffensé ?

– Moi ? que je me sois offensé…

– Oui, j’en suis sûre, votre regard,quand vous êtes entré dans la loge n’était que tropexplicite : vous étiez très fâché.

– Fâché ? je n’en avais pas ledroit.

– Personne n’eût pensé que vous n’aviezpas ce droit, à voir l’expression de votre figure.

Il répondit en la priant de lui faire uneplace. Il resta là quelque temps, parla de la pièce, fut charmantavec Catherine, trop pour que Catherine pût être contente quand ilprit congé. Avant de se quitter, ils décidèrent que la promenadeprojetée aurait lieu le plus tôt possible ; et, abstractionfaite du regret que lui causa ce départ, elle fut une des plusheureuses créatures du monde.

Pendant qu’il parlait, elle avait remarquéavec quelque surprise que John Thorpe, qui n’était jamais à la mêmeplace dix minutes consécutives, s’entretenait avec le généralTilney, et elle ressentit quelque chose de plus que de la surprisequand elle crut, à leurs regards, remarquer qu’elle était l’objetde leur conversation. Que pouvaient-ils bien dire ? Ellecraignait d’avoir déplu au général : plutôt que de retarder sapromenade de quelques instants, il avait empêché sa fille de larecevoir.

– Comment M. Thorpe connaît-il votrepère ? demanda-t-elle, non sans un peu d’anxiété, en lesdésignant à son compagnon.

Il l’ignorait. Son père, comme tous lesmilitaires, avait de très nombreuses relations.

La représentation finie, Thorpe s’offrit àaccompagner les deux femmes. Catherine fut aussitôt l’objet de sagalanterie, et tandis qu’ils attendaient dans le vestibule, ilprévint les questions imminentes de Catherine en lui disant, avecimportance :

– M’avez-vous vu parler au généralTilney ? C’est un beau vieux bonhomme, sur mon âme !solide, actif ! Il paraît aussi jeune que son fils. J’aibeaucoup de considération pour lui, je vous assure. Très gentleman,et le meilleur garçon de la terre.

– Mais comment leconnaissez-vous ?

– Le connais ? Il y a peu de gensici que je ne connaisse. Je l’ai rencontré autrefois à Bedford, etj’ai reconnu aujourd’hui sa tête comme il entrait dans la salle debillard. C’est un des plus forts joueurs que nous ayons, parparenthèse. Nous avons joué une partie ensemble, quoique je nefusse pas sans inquiétude. Et, à un certain moment, j’étais perdusi je n’avais fait le coup le plus étonnant qui peut-être eûtjamais été fait. J’ai attaqué sa bille exactement… mais je ne puisvous expliquer cela sans un billard… Enfin, je l’ai battu. Un beaugaillard ! riche comme un juif ! Je voudrais dîner chezlui : il doit donner de fameux dîners ! Mais de quoipensez-vous que nous ayons parlé ? De vous. Oui, par leciel ! Et le général vous trouve la plus jolie fille deBath.

– Quelle absurdité ! Commentpouvez-vous dire cela !

– Et que croyez-vous que j’aie dit ?(Baissant la voix 🙂 « Bien parlé, général ! ai-jedit. Je suis tout à fait de votre avis. »

Catherine, moins flattée de l’admiration deThorpe que de celle du général Tilney, ne fut pas fâchée qu’à cemême moment Mme Allen l’appelât. Thorpe voulutl’accompagner jusqu’à la voiture, ce qu’il fit en assenant surCatherine, qui protestait en vain, ses délicates amabilitéscoutumières.

Au lieu de déplaire au général Tilney,provoquer son admiration était délicieux ; et Catherine secomplaisait à penser que désormais il n’était aucun des Tilneyqu’elle craignît de rencontrer.

XIII

Lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi,samedi sont maintenant passés en revue ; les événements dechaque jour – espoirs et craintes, ennuis et joies – ont étéexpertisés à tour de rôle, et il ne reste à dire que les transes dudimanche pour que la semaine soit close. Pendant la promenade auCrescent, le projet Clifton, qui avait été différé, revint àl’ordre du jour. Il y eut une consultation entre Isabelle etJames : comme ils avaient à cœur, Isabelle, de partir, James,de plaire à Isabelle, il fut convenu que, sauf mauvais temps,l’expédition aurait lieu le lendemain et qu’on se mettrait en routede très bonne heure afin de ne pas rentrer à la maison trop tard.L’affaire décidée et l’approbation de Thorpe obtenue, il ne restaitplus qu’à prévenir Catherine. Elle les avait laissés quelquesminutes, pour parler à Mlle Tilney. Dansl’intervalle, le plan avait été complété, et Catherine, dès sonretour, fut invitée à l’approuver ; mais, au lieu du joyeuxacquiescement qu’attendait Isabelle, Catherine, très contrariée,exprima ses regrets. Elle avait déjà une fois, pour lesaccompagner, manqué à un engagement, – inconvenance qu’elle nepouvait renouveler : or il venait d’être entendu entre elle etMlle Tilney que leur promenade manquée aurait lieule lendemain ; c’était tout à fait entendu, et elle ne pouvaitsous aucun prétexte reprendre sa parole. Mais qu’ellepouvait et devait la reprendre, ce fut le crivéhément des deux Thorpe : ils voulaient aller à Clifton lelendemain ; ils ne sauraient y aller sans elle ; ellen’avait qu’à retarder d’un jour son autre excursion ; ils nepouvaient admettre un refus. Catherine était désolée, mais nonréduite.

– N’insistez pas, Isabelle. Je me suisengagée envers Mlle Tilney. Il m’est impossibled’être des vôtres.

Cela ne servit de rien. Les mêmes argumentsl’assaillirent de nouveau.

– Il vous serait si facile de dire àMlle Tilney que vous vous rappelez tout à coup unepromesse antérieure, et de la prier de remettre à mardi sapromenade.

– Non, ce ne me serait pas facile, et jene puis. Je n’ai fait nulle promesse antérieure.

Isabelle se fit de plus en plus pressante,s’adressant à elle dans les formes les plus affectueuses,l’appelant des noms les plus caressants. Sa très chère, sa si douceCatherine ne repousserait pas la pauvre petite requête d’une amiequi l’aimait si tendrement. Sa bien-aimée Catherine avait trop boncœur pour ne pas se laisser persuader par ceux qu’elle aimait. Envain : Catherine se sentait dans son droit, et, quoique émuepar une supplication si tendre et si flatteuse, elle ne se laissaitpas influencer. Isabelle adopta donc une autre méthode. Elle luireprocha d’avoir plus d’affection pour Mlle Tilneyque pour ses vieux amis, et d’être devenue envers elle froide etindifférente.

– Je ne peux m’empêcher d’être jalouse,Catherine, quand je me vois préférer des étrangers, moi qui vousaime si passionnément ! Une fois mes affections placées, ellesle sont à jamais. Mais je crois mes sentiments plus forts que ceuxde personne ; oui, ils sont trop forts pour matranquillité ; et me voir supplantée dans votre amitié par desétrangers, cela, je l’avoue, me pique au vif. Ces Tilney, maparole, veulent tout avaler.

Catherine estimait ce reproche étrange etinconvenant tout ensemble. Était-ce là le fait d’une amie ?Isabelle lui apparut mesquine et égoïste, ne prenant garde à rienqu’à sa propre satisfaction. Ces pénibles idées se croisaient dansson esprit ; elle ne disait rien. Isabelle, dans le mêmetemps, se tamponnait les yeux avec son mouchoir ; et Morland,désolé à ce spectacle, avait beau dire :

– Non, Catherine, vraiment vous ne pouvezrésister davantage. Le sacrifice qu’on vous demande est bien peu dechose ; et ne pas le faire pour une telle amie, ce seraitvraiment mal.

C’était la première fois que son frère sedéclarait ouvertement contre elle ; et, toute troublée d’avoirencouru son blâme, elle proposa un compromis. S’ils consentaient àrenvoyer à mardi leur projet, ce qu’ils pouvaient faire facilement,puisque cela dépendait d’eux seuls, elle les accompagnerait et toutle monde serait content. « Non, non, non ! » futl’immédiate réponse ; « cela ne peut être, car Thorpe nesait pas s’il pourra aller à Clifton mardi. » Catherine enétait désolée, mais elle ne pouvait rien de plus. Il y eut unsilence, rompu bientôt par Isabelle, qui dit, d’un ton de froidressentiment :

– Fort bien, c’est la fin de notrepartie. Si Catherine reste, je reste. Je ne peux être la seulefemme. Ce serait vraiment trop inconvenant.

– Catherine, il faut que vous alliez, ditJames.

– Mais pourquoi M. Thorpen’emmènerait-il pas une autre de ses sœurs ? J’ose dire qu’ilen est bien une à qui ce serait agréable.

– Ouais ! merci bien ! clamaThorpe. Je ne suis pas venu à Bath pour promener mes sœurs et avoirl’air d’un fou. Non, si vous ne venez pas, le diable m’emporte sije pars ! Je voulais vous conduire, pas autre chose.

– C’est un compliment qui ne me cause nulplaisir.

Mais ces paroles furent perdues pour Thorpequi venait de filer brusquement.

Les trois autres restèrent encore ensemble,pour le supplice de la pauvre Catherine : tantôt pas unmot ; tantôt elle subissait supplications ou reproches. Lesdeux jeunes filles se promenaient bras dessus bras dessous, etleurs cœurs étaient en guerre. À certains moments Catherines’apitoyait, s’irritait à d’autres, toujours triste, mais toujoursrésolue.

– Je ne vous aurais pas crue si obstinée,Catherine, dit James ; d’ordinaire vous n’êtes pas si dure àpersuader ; je voyais en vous la plus gentille de messœurs.

– Je ne crois pas avoir changé,répondit-elle très émue ; mais vraiment je ne puis aller. Sije fais mal, je fais du moins ce que je crois être bien.

– Je doute, dit Isabelle à mi-voix, qu’ily ait eu grande lutte.

Catherine eut le cœur gros ; elle retirason bras, à quoi Isabelle ne fit nulle opposition. Dix longuesminutes s’étaient écoulées, quand Thorpe, l’air jovial, survint,criant :

– Bon ! l’affaire est maintenantdans le sac ; nous partons tous demain et bien tranquilles.J’ai été à Mlle Tilney et lui ai fait vosexcuses.

– Vous n’avez pas fait cela !s’écria Catherine.

– Si fait, sur mon âme ! Viens de laquitter. Lui ai dit, de votre part, que vous vous étiez rappelé unengagement antérieur d’aller à Clifton avec nous demain et que vousn’auriez donc pas le plaisir de sortir avec elle avant mardi. A ditqu’elle aimait autant mardi. Tout va. Une jolie idée que j’ai euelà, hein ?

Une fois de plus, Isabelle était tout sourireset belle humeur, et James, derechef, se sentait heureux.

– Une idée divine, en effet ! Etmaintenant, ma douce Catherine, nos ennuis sont finis ; vousêtes honorablement dégagée, et nous ferons la partie la plusdélicieuse.

– Ce ne sera pas, dit Catherine ; jene peux m’en tenir à cela. Je vais courir aprèsMlle Tilney et lui dire la vérité.

Isabelle la saisit par une main, Thorpe parl’autre ; et les remontrances abondamment coulèrent de toustrois sur elle. James était furieux. Quand tout était arrangé,quand Mlle Tilney elle-même convenait que mardiétait tout à fait seyant, s’obstiner de la sorte était complètementabsurde, complètement ridicule.

– N’importe ! M. Thorpe n’avaitpas à inventer cette histoire. Si j’avais jugé à propos de medégager, j’aurais parlé moi-même à Mlle Tilney. Et,d’ailleurs, comment savoir ce qu’a fait M. Thorpe ? Ils’est trompé de nouveau, peut-être. Il m’a déjà fait commettre uneimpolitesse, par sa méprise de vendredi. Laissez-moi partir,monsieur Thorpe. Isabelle ne me tenez pas.

Thorpe déclara qu’il serait inutile d’essayerde rattraper les Tilney ; ils tournaient l’angle de BrockStreet quand il les avait abordés ; ils étaient donc chez euxmaintenant.

– Alors je les rejoindrai, ditCatherine ; où qu’ils soient, j’essayerai de les retrouver.Mais c’est assez parler. Après avoir à bon escient refusé unechose, je ne me la laisserai certes pas imposer par surprise.

Sur ces mots, elle s’éloigna brusquement.Thorpe voulait courir après elle, mais Morland le retint.

– Qu’elle s’en aille donc, puisqu’elleveut s’en aller. Elle est aussi entêtée qu’…

Thorpe ne compléta pas sa comparaison, quisans doute n’eût pas été des plus délicates.

Catherine allait, allait, aussi vite que lelui permettait la foule, inquiète d’une poursuite, mais bienrésolue à persévérer. En marchant, elle réfléchissait à ce quivenait de se passer. Il lui était pénible de les désappointer et deleur déplaire, surtout de déplaire à son frère ; mais elle nese repentait pas de sa résistance. Mettant ses préférences de côté,– manquer une seconde fois à son engagement enversMlle Tilney, rétracter une promesse faite de bongré cinq minutes auparavant, et cela sous un faux prétexte, eût étémal. Elle ne les avait pas contrecarrés au seul bénéfice de sespropres désirs, puisque ses désirs précisément l’eussent entraînéevers Blaize Castle ; non, elle avait tenu compte de ce qu’elledevait aux autres et à la dignité de son caractère. Toutefois sacertitude d’avoir raison ne suffisait pas à la calmer : tantqu’elle n’aurait pas parlé à Mlle Tilney, elle neserait pas tranquille. Elle sortit sans encombre du Crescent, etc’est en courant presque qu’elle atteignit le haut de MilsomStreet. Si rapides avaient été ses pas, que les Tilney, malgré leuravance, venaient à peine de rentrer quand elle arriva en vue deleur logis. Le domestique était encore sur le seuil de laporte ; elle lui dit, sans plus, qu’elle devait voirMlle Tilney sur l’heure, rapide, le précéda dansl’escalier et, ouvrant à tout hasard une porte, elle se trouvainopinément en présence du général Tilney, de son fils et de safille. Ses explications – auxquelles il ne manquait rien que d’êtredes explications (les nerfs en émoi, le souffle coupé…) – elle lesdonna aussitôt :

– Je suis venue en grande hâte ;c’est un malentendu ; je n’ai jamais promis d’aller aveceux ; dès le début, je leur ai dit que je ne le pouvaispas ; j’ai couru, couru, pour vous expliquer cela ; vouspenserez de moi ce que vous voudrez ; je ne pouvais pasattendre le domestique.

Malgré ce discours ou grâce à lui, l’énigmepeu à peu se dissipa. Catherine apprit que John Thorpe l’avait, eneffet, excusée, et Mlle Tilney ne dissimula pas lasurprise que lui avait causée cette excuse. Henry avait-il étécontrarié, lui aussi ? Catherine ne put en décider ; elleavait pris soin pourtant de s’adresser, dans sa plaidoirie, autantau frère qu’à la sœur. D’ailleurs, quel que fût leur état d’espritavant que Catherine entrât, tout fut amical autour d’elle dès sespremiers mots.

L’incident clos, Mlle Tilneyla présenta à son père, qui lui témoigna la plus vive sollicitude.Sans prendre garde à ce qu’il y avait eu d’extraordinairementrapide dans l’entrée de la jeune fille, il se montra fort irritécontre le domestique qui, par sa négligence, l’avait réduite àouvrir elle-même la porte de l’appartement. À quoi pensait doncWilliam ? Il ferait une enquête à ce sujet. – Et peut-êtreWilliam, si Catherine n’avait chaleureusement plaidé sa cause,eût-il perdu, sinon sa place, la faveur de son maître.

Au bout d’un quart d’heure, Catherine se levapour prendre congé. Le général Tilney la surprit agréablement en lapriant à dîner et en l’engageant à passer avec sa fille le reste dela journée. Mlle Tilney joignit ses vœux à ceux deson père. Catherine remercia. Elle était très flattée, mais nepouvait dire « oui » : M. etMme Allen l’attendaient d’une minute à l’autre. Legénéral s’inclina devant les droits de M. etMme Allen. Mais, un autre jour, qu’on pourrait lesavertir à temps, peut-être ne refuseraient-ils pas de se priver deCatherine en faveur d’Éléonore. Oh ! Catherine était sûrequ’ils ne feraient aucune objection, et elle aurait grand plaisir àvenir. Le général accompagna Catherine jusqu’à la porte de la rueet, tout en descendant l’escalier, il lui faisait millecompliments, admirait l’élasticité de sa marche, etc., et, commeils se séparaient, il lui fit un des saluts les plus gracieuxqu’elle eût jamais vu faire.

Charmée du résultat de sa visite, Catherine sedirigea allègrement vers Pulteney Street. Elle marchait, sedisait-elle, avec quelle élasticité ! ce dont elle ne s’étaitencore jamais aperçue. Elle arriva à la maison sans avoir rencontrépersonne du groupe Thorpe. Elle était donc victorieuse ; sapromenade avec les Tilney était assurée ; cependantl’agitation de ses esprits durait encore : Catherine commençaà douter qu’elle eût tout à fait bien agi. Il est toujours noble dese sacrifier, et, en l’occurrence, avoir mécontenté une amie,courroucé un frère, ruiné un projet cher à tous deux, tout cela nelaissait pas de lui troubler la conscience. Pour savoir si elles’était conduite comme il fallait, elle voulait avoir l’avis d’unepersonne impartiale : elle parla devant M. Allen duprojet à demi arrêté des Thorpe et de son frère pour le lendemain.M. Allen leva la tête :

– Pensez-vous les accompagner ?

– Non. Je suis engagée avecMlle Tilney. Et à cause de cela je ne pourrai lesaccompagner, n’est-il pas vrai ?

– Certes, et heureux suis-je que vous n’ypensiez pas. Il n’est pas convenable que des jeunes gens et desjeunes filles parcourent ainsi le pays en cabriolet. De temps entemps, passe encore. Mais aller ensemble d’auberge en auberge, cen’est pas correct, et je m’étonne que Mme Thorpe lepermette. Je suis heureux que vous ne songiez pas à être de cesparties : elles ne plairaient pas àMme Morland. N’êtes-vous pas, madame Allen, de monavis ? Ne trouvez-vous rien à reprendre à cesfaçons-là ?

– Oui, je suis tout à fait de votre avis,en vérité. Les voitures découvertes sont de bien horribleschoses ! Cela vous gâche en cinq minutes une toilette fraîche.En montant, vous êtes éclaboussée ; en descendant,aussi ; et le vent pousse vos cheveux et votre chapeau de tousles côtés. Pour moi, je hais les voitures découvertes.

– Je sais. Mais là n’est pas la question.Ne trouvez-vous pas d’un mauvais effet que des jeunes filles et desjeunes gens parcourent le pays en voiture découverte ? insistaM. Allen.

– Oui, ma chère Catherine, d’un trèsmauvais effet, en vérité. Je ne puis supporter de voir cela.

– Chère Madame, alors pourquoi ne mel’avez-vous pas dit plus tôt ? Si j’avais su que ce fûtincorrect, je ne serais pas sortie avec M. Thorpe. Mais jepensais que vous ne me laisseriez jamais faire quelque chose quivous parût hors de propos.

– Et ainsi ferai-je, ma chère, vouspouvez en être sûre. Comme je l’ai dit àMme Morland en la quittant, je ferai pour vous toutce qui sera en mon pouvoir. Mais nous ne devons pas être tropexigeants. La jeunesse sera toujours la jeunesse, ainsi que votrebonne mère le dit elle-même. Vous vous souvenez bien que je vous aiconseillé, au début de notre séjour ici, de ne point acheter cettemousseline brodée. Mais vous n’avez pas voulu m’écouter. Lajeunesse n’aime pas qu’on la contrarie sans cesse.

– Mais, dans le cas qui nous occupe, ils’agissait d’un fait de réelle importance, et vous ne m’auriez pastrouvée difficile à persuader.

– Jusqu’ici le mal n’est pas grand, ditM. Allen. Je voulais seulement vous conseiller, ma chère, dene pas sortir avec M. Thorpe.

– C’est juste ce que j’allais dire,ajouta sa femme.

Catherine apaisée en sa conscience, se sentitnaître des scrupules pour Isabelle : après un instant deréflexion, elle demanda à M. Allen s’il ne serait pasexpédient qu’elle écrivît à Mlle Thorpe pour lamettre en garde. Elle se disait qu’Isabelle, en son ignorance,irait peut-être à Clifton le lendemain. M. Allen la dissuadad’écrire.

– Il vaut mieux ne pas vous occuper decela, ma chère, dit-il. Isabelle est d’âge à savoir ce qu’elle a àfaire, et, si elle ne le sait pas, sa mère est là.Mme Thorpe, sans aucun doute, est tropindulgente ; mais il n’importe : mieux vaut que vousn’interveniez pas. Votre amie et votre frère persisteraient dansleur projet et vous ne récolteriez que de la rancune.

Catherine se soumit, troublée pourtant à lapensée que son amie restât exposée à faire une chose incorrecte,et, quant à elle, heureuse que sa conduite eût l’agrément deM. Allen. Grâce à lui, elle avait la bonne fortune d’êtremaintenant sur ses gardes. Avoir échappé à l’excursion de Cliftonétait dès lors une délivrance. Qu’auraient pensé les Tilney si elleavait failli à sa promesse : si elle s’était rendue coupabled’une infraction aux convenances, pour se donner le loisir d’encommettre une autre ?

XIV

Il faisait beau le lendemain, et Catherines’attendait à une nouvelle attaque du groupe Thorpe. Sûre del’appui de M. Allen, elle était sans crainte ; mais ellepréférait éviter une lutte où la victoire même eût été pénible. Àsa joie, nul Thorpe ne se manifesta. Les Tilney vinrent la chercherà l’heure dite.

À ce moment aucune difficulté ne surgit :point d’invitation inopinée ni d’impertinente intrusion. Et monhéroïne – est-ce assez anormal ! – put remplir un engagementpourtant conclu avec le héros lui-même. Ils décidèrent d’aller àBeechen Cliff et se mirent en route.

– Jamais je n’ai regardé cette collinesans penser au midi de la France, dit Catherine.

Henry, un peu surpris :

– Vous avez été sur lecontinent ?

– Oh, non ! C’est un souvenir delecture. Je pense si souvent au pays où voyagèrent Émilie et sonpère dans les Mystères d’Udolphe. Mais, sans doute, vousne lisez pas de romans.

– Pourquoi donc ?

– Parce que ce n’est pas assez sérieux.Les messieurs lisent des livres plus graves.

– Ce n’est pas faire preuve d’esprit quede ne pas se plaire à la lecture d’un bon roman. J’ai lu tous lesouvrages de Mme Radcliffe, et avec grand plaisir.J’ai lu les Mystères en deux jours ; mes cheveux sedressaient sur ma tête.

– Oui, ajoutaMlle Tilney, vous aviez commencé à me les lire.Appelée pour cinq minutes hors de la chambre, quand j’y rentrai, jene vous trouvai plus : vous aviez emporté le volume àHermitage Walk.

– Merci, Éléonore. Voilà un témoignagedécisif. Vous voyez, miss Morland, que vos soupçons étaientinjustes. Cinq minutes, c’était trop long à mon impatience ;au mépris de mes promesses, j’abandonnai ma sœur au moment le pluspathétique, et je m’enfuis avec le volume, qui pourtant luiappartenait. Voilà qui va me mettre dans vos bonnes grâces.

– Comme vous me faites plaisir !Maintenant je n’aurai plus honte d’aimer Udolphe. Mais, jevous assure, je croyais que les jeunes gens méprisaient fort lesromans.

– Ce mépris des jeunes gens pour lesromans est peut-être excessif : ils en lisent autant que lesfemmes. Pour ma part, j’en ai lu des centaines et des centaines. Nevous imaginez pas pouvoir rivaliser avec moi dans la connaissancedes Julias et des Louisas. Si, passant aux détails, nous nousengageons dans l’enquête interminable des « Avez-vous luceci ? » et « Avez-vous lu cela ? »bientôt je vous laisserai aussi loin derrière moi que… – je chercheune comparaison topique – … aussi loin que votre amie Émilieelle-même laissa le pauvre Valencourt quand elle accompagna satante en Italie. Considérez que j’ai sur vous maintes annéesd’avance. Je faisais mes études à Oxford, que vous étiez une bonnepetite fille qui peinait sur son marquoir.

– Pas très bonne, je crains. Mais,dites-moi, vraiment, ne trouvez-vous pas Udolphe le livrele plus joli qui soit ?

– Le plus joli ? par quoi vousentendez, je suppose, le plus joliment relié.

– Henry, dit Mlle Tilney,vous êtes très impertinent. Miss Morland, il vous traite absolumentcomme il traite sa sœur. Toujours il me cherche noise pour quelqueincorrection de langage, et voilà qu’il prend avec vous la mêmeliberté. Le mot « joli », employé comme vous avez fait,ne le satisfait pas. Il vaut mieux que vous en choisissiez un autretout de suite, sinon nous serons écrasées de Johnson et Blair toutle long du chemin.

– Je ne croyais pas dire quelque chosed’inexact. C’est un joli livre. Et pourquoi n’emploierais-je pas cemot ?

– Très bien, dit Henry, et la journée esttrès jolie, et nous faisons une très jolie promenade, et vous êtesdeux très jolies filles. Oh ! c’est un joli mot, vraiment. Ilconvient à toutes choses. Aujourd’hui n’importe quel éloge surn’importe quel sujet est compris dans ce mot.

– Venez, miss Morland ; qu’il méditesur nos fautes, du haut de son érudition, pendant que nous loueronsUdolphe dans les termes qu’il nous plaira. C’est un livredes plus intéressants. Vous aimez beaucoup ce genre delecture ?

– À dire vrai, je n’en aime guèred’autres.

– Vraiment ?

– J’aime aussi les vers ; les piècesde théâtre et les voyages me plaisent assez. Mais l’histoire, lasolennelle histoire réelle ne m’intéresse pas. Et vous ?

– J’adore l’histoire.

– Comme je vous envie ! J’en ai luun peu, par devoir ; mais je n’y vois rien qui ne m’irrite oune m’ennuie : des querelles de papes et de rois, des guerresou des pestes à chaque page, des hommes qui ne valent pasgrand’chose, et presque pas de femmes, – c’est trèsfastidieux ; et parfois je me dis qu’il est surprenant que cesoit si ennuyeux, car une grande partie de tout cela doit êtreimaginé de toutes pièces. Les paroles mises dans la bouche deshéros, leurs pensées, leurs projets, oui, tout cela doit être depure invention, et ce qui me plaît le plus dans les autres livres,c’est précisément l’invention.

– Vous trouvez, ditMlle Tilney, que les historiens ne sont pastoujours heureux dans leurs élans de fantaisie et qu’ils déploientde l’imagination sans exciter l’intérêt. Moi, j’adore l’histoire etaccepte le faux avec le vrai. Pour les faits essentiels, lessources de renseignements sont les ouvrages antérieurs et lesarchives. N’est-ce donc rien ? On croit à tant d’autres chosesque l’on n’a pas vues soi-même ! Quant aux embellissementsdont vous parlez, je les aime comme tels. Si une harangue est bientournée, je la lis avec plaisir – que m’importe son auteur ? –et sans doute avec un plaisir bien plus vif, œuvre de M. Humeou du docteur Robertson, que si elle eût reproduit les parolesmêmes de Caractacus, d’Agricola ou d’Alfred le Grand.

– Vous aimez l’histoire. M. Allen etmon père l’aiment aussi. J’ai deux frères à qui elle ne déplaîtpas. Voilà, si j’y songe, bien des répondants dans mon cerclerestreint. Si les historiens trouvent des lecteurs, tout est bien.Mais je croyais qu’ils s’obstinaient à emplir de grands volumes,sans autre résultat que de tourmenter les petits garçons et lespetites filles.

– Qu’ils torturent les petites filles etles petits garçons, on ne le peut nier ; mais – traitons-lesmoins légèrement – ils sont parfaitement aptes à torturer deslecteurs dont la raison soit entièrement développée. Je dis« torturer » d’accord avec vous, au lieud’« instruire », supposant que ces deux mots sont devenussynonymes.

– Vous me trouvez sotte d’appeler l’étudeun tourment. Mais si vous aviez vu des enfants – comme j’aitoujours vu mes petits frères et mes petites sœurs – peiner desjours et des jours à apprendre leurs lettres, au point d’en êtrestupides, vous conviendriez que « tourmenter » et« instruire » peuvent quelquefois être synonymes.

– Soit. Mais les historiens ne sont pasresponsables de la difficulté qu’il y a à apprendre à lire, etvous-même conviendrez qu’on peut bien se laisser torturer deux outrois ans pour être capable de lire tout le reste de son existence.Songez que si on n’enseignait pas à lire,Mme Radcliffe aurait écrit en vain, ou n’aurait pasécrit du tout.

Catherine approuva, et fit un chaudpanégyrique de cette actrice. Les Tilney s’engagèrent alors dansune autre conversation. En personnes habituées à dessiner, ilsdiscutèrent la façon de découper en tableaux le paysage qui sedéveloppait autour de Beechen Cliff. L’art du dessin étaitmystérieux à Catherine. Elle écoutait avec une attention stérile,car les termes dont ils usaient n’éveillaient en elle aucunenotion. De quoi elle avait grande honte : elle ignorait que,chez une fille avenante et bonne, il est des qualitésprimesautières qui ont plus de séduction qu’un savoir bien envedette. Elle confessa son ignorance. Une leçon sur le pittoresquesuivit immédiatement. Les explications de M. Tilney étaient siclaires que tout ce qu’il admirait se revêtit de beauté pourCatherine, et il se plaisait à voir, dans l’attention passionnée dela jeune fille, une marque de goût naturel. Il parla d’avant-plans,de distances, d’arrière-plans, de perspective, de lumière, d’ombre,tant, que lorsqu’on fut au sommet de Beechen Cliff, Catherine, desa propre initiative, rejeta toute la ville de Bath, comme indignede faire partie d’un paysage. Charmé de ses progrès et craignantque trop de science en une fois la fatiguât, Henry parla d’unefaçon générale des forêts, des terres en friche, des domaines de laCouronne, arrivant ainsi, par de rapides et habiles transitions, augouvernement et à la politique, et de la politique, naturellement,au silence.

Le silence fut rompu par Catherine qui, d’unevoix un peu solennelle, prononça :

– J’ai appris que quelque chosed’horrible allait paraître à Londres.

Mlle Tilney, à qui ces parolesétaient spécialement adressées, tressaillit et dit avecvivacité :

– Vraiment ! et de quellesorte ?

– Cela, je ne le sais pas, ni qui en seral’auteur. J’ai seulement entendu dire que ce serait plus horribleque tout ce qu’on a jamais vu.

– Ciel ! où avez-vous pu apprendreces choses ?

– Une de mes amies intimes a reçu hier deLondres une lettre qui en parlait. Ce sera épouvantable d’une façonpeu commune. Je m’attends à un crime ou à quelque chose de cegenre.

– Vous parlez avec un calme étonnant.Mais je veux croire que l’on a exagéré. Si de pareils desseins sontconnus à l’avance, des mesures seront prises par le gouvernementpour en prévenir l’exécution.

– Le gouvernement, dit Henry, s’efforçantde ne pas sourire, n’ose ni ne désire intervenir en ces choses. Ilfaut qu’il y ait des meurtres, et le gouvernement ne se soucie pasde leur nombre.

Les jeunes filles le regardèrent. Il ajouta enriant :

– Voyons, dois-je vous expliquer à toutesdeux ce dont il s’agit, ou vous laisser vous embourber ? Jeserai généreux. Je n’imiterai pas ces hommes qui dédaignent de sefaire comprendre de vos pareilles. Peut-être l’esprit des femmesmanque-t-il d’application, de discernement, d’activité…

– Miss Morland, ne faites pas attention àce qu’il dit. Mais ayez la bonté de me donner satisfaction,touchant cette terrible émeute.

– Une émeute ? quelleémeute ?

– Ma chère Éléonore, l’émeute estuniquement dans votre cervelle. La confusion y est scandaleuse. Cequi doit paraître à Londres – et Mlle Morlanda-t-elle parlé d’autre chose ? – c’est un nouvel ouvrage entrois volumes in-12, de deux cent soixante seize pages chacun,avec, comme frontispice au premier, deux pierres tombales et unelanterne, comprenez-vous ? Miss Morland, ma déplorable sœur amal interprété tout ce que vous disiez et qui était si clair. Vousparliez d’horreurs auxquelles on s’attendait à Londres. Au lieu decomprendre, comme eût fait une personne raisonnable, que vosparoles ne pouvaient concerner que des histoires de cabinet delecture, elle vit aussitôt trois mille hommes massés àSaint-George’s Field, la Banque attaquée, la Tour menacée, les ruesde Londres torrentueuses de sang, un détachement du 12edragons léger (l’espoir de la nation) appelé de Northampton pourréprimer l’émeute, et le galant capitaine Frédéric Tilney, aumoment de charger à la tête de sa troupe, jeté bas de son chevalpar une brique lancée d’une fenêtre. Pardonnez-lui. Les craintes dela sœur ont ajouté à la faiblesse de la femme ; mais, àl’ordinaire, elle n’est point du tout une niaise.

Catherine semblait grave.

– Et maintenant, Henry, ditMlle Tilney, que vous nous avez expliqué de quoi ils’agissait, vous pourriez aussi rendre votre personnage plus clairà Mlle Morland : sinon vous risquez qu’ellevous trouve intolérablement dur pour votre sœur et d’une grandediscourtoisie pour les femmes en général.Mlle Morland n’est pas habituée à vos façonsbizarres.

– Je serais très heureux de lui fairefaire plus ample connaissance avec elles.

– Soit. Mais ce n’est pas là uneexplication.

– Que dois-je faire ?

– Vous le savez bien. En galant homme,rendez-lui compréhensible votre caractère. Dites-lui que vous avezune très haute opinion de l’intelligence des femmes.

– Miss Morland, j’ai une très hauteopinion de l’intelligence de toutes les femmes, surtout de celles –quelles qu’elles soient – en la compagnie de qui je me trouve.

– Ce n’est pas suffisant. Soyez plussérieux.

– Miss Morland, personne ne peut avoir del’intelligence des femmes meilleure opinion que moi. À mon avis, lanature leur a tant donné qu’elles ne trouvent jamais nécessaired’en employer plus de la moitié.

– Il n’y a rien à en tirer de sérieuxpour le moment, miss Morland. Mais il ne faut pas prendre sesparoles au pied de la lettre quand il paraît injuste pour lesfemmes ou désobligeant pour sa sœur.

Catherine n’avait à faire nul effort pourcroire Henry Tilney impeccable. L’expression, elle en convenait,pouvait parfois surprendre, mais l’idée était toujours noble, et,du reste, ce qu’elle ne comprenait pas, elle était aussi encline àl’admirer que ce qu’elle comprenait. La promenade, qui toute futcharmante, se conclut à souhait pour Catherine : ses amis lareconduisirent chez elle, et Mlle Tilney obtint deMme Allen la permission d’avoir Catherine à dînerle surlendemain.

Le temps avait passé d’une façon si agréable,qu’au cours de la promenade Catherine n’avait pas pensé une fois àIsabelle et à James. Les Tilney partis, sa sollicitude pourIsabelle revint ; mais Mme Allen ne détenaitaucun renseignement qui pût rassurer Catherine. Celle-ci s’aperçutalors qu’elle avait besoin de quelques yards de ruban : ilfallait de toute nécessité les acheter et sans un instant de délai.Elle sortit et, dans Bond Street, rejoignit la seconde desdemoiselles Thorpe, qui flânait du côté d’Edgar’s Buildings avecdeux délicieuses jeunes filles qui avaient été ses amies chériestoute la matinée. Elle apprit ainsi que l’excursion à Clifton avaiteu lieu.

– Ils sont partis ce matin à huit heures,dit Anne, et je ne les envie pas. Ce doit être la promenade la plusassommante. Il n’y a pas une âme à Clifton en ce moment. Belleétait avec votre frère et John avec Maria.

Catherine exprima son plaisir de savoir queMaria était de la partie.

– Oui. Maria est avec eux. Elle étaitfolle de joie. Elle s’attendait à quelque chose d’exquis. Drôle degoût ! Pour ma part, dès le premier moment, j’étais décidée àne pas les accompagner, même s’ils m’en priaient instamment.

Catherine, un peu incrédule, ne put s’empêcherde dire :

– Quel dommage que vous n’ayez pu partirtous !

– Je vous remercie. Mais cela m’étaitbien égal. À aucun prix je n’aurais voulu être des leurs. Je ledisais justement à Émilie et à Sophie quand vous nous avezrejointes.

Catherine resta sceptique ; mais,heureuse de savoir qu’Anne eût pour consolation l’amitié d’uneÉmilie et d’une Sophie, elle leur dit adieu sans tristesse, etrentra à la maison, se félicitant de ce que la partie n’eût pas étémanquée du fait de son refus.

– Puisse-t-elle avoir été assez agréablepour que James et Isabelle ne soient pas restés sous la mauvaiseimpression de ma résistance ! souhaitait Catherine.

XV

Le lendemain, de bonne heure, une lettred’Isabelle sollicitait, sur le mode le plus affectueux et pour unecommunication de haute importance, la présence immédiate deCatherine. Celle-ci se hâta vers Edgar’s Buildings, toute curiositéet prête, elle aussi, aux confidences. Les deux Thorpe cadettesétaient dans le petit salon et, pendant que l’une allait appeler sasœur, Catherine demanda à l’autre quelques détails sur l’excursionde la veille. Maria ne se fit pas prier : la partie avait étéla plus exquise du monde, inimaginablement charmante, plusdélicieuse que rien qui se pût concevoir, – et ainsi pendant lescinq premières minutes de la conversation. Les cinq suivantesfurent du même ton quant aux détails. On avait poussé directementjusqu’à l’hôtel d’York, avalé un potage, commandé le dîner ;ensuite on était descendu vers la Pump-Room, on avait goûté l’eau,dépensé quelque argent à de menus achats, pris des glaces chez unpâtissier ; puis on était retourné à l’hôtel, où on avait dînérapidement afin d’être rentrés avant la nuit. Et ce retour avaitété charmant. Toutefois la lune était absente, – et il pleuvait unpeu, – et le cheval de M. Morland était si las qu’on avait eubeaucoup de peine à le faire marcher. Catherine écoutait avecsatisfaction : il n’avait pas été question de Blaize Castle,et le reste ne valait guère un regret.

– Quel dommage, dit Maria, en terminant,que ma sœur Anne n’ait pu venir. Elle était furieuse d’avoir étéexclue de la partie. Elle ne me pardonnera jamais cela, j’en suisbien sûre. Mais quoi… John avait voulu m’emmener, et non paselle : il ne lui trouvait pas la jambe assez bien faite. Elleen a pour longtemps à être de mauvaise humeur. Quant à moi, cen’est pas si peu de chose qui me mettrait en colère.

Isabelle entra d’un pas allègre ets’épanouissant toute pour monopoliser l’attention. Maria futrenvoyée sans cérémonie, et Isabelle embrassant Catherine, commençaainsi :

– Oui, ma chère Catherine, c’est vrai.Votre perspicacité n’a pas été en défaut. Quel œil de lynx que levôtre ! Il voit à travers tout.

Catherine répondit par un regard d’ignoranceétonnée.

– Non, ma chérie, ma douce chérie,calmez-vous. Je suis extrêmement agitée, comme vous voyez.Asseyons-nous et causons. Ainsi, vous l’avez deviné en recevant malettre, fille rusée ? Oh, ma chère Catherine, vous qui seuleconnaissez mon cœur, vous pouvez juger de ma joie. Votre frère estl’homme le plus charmant. Je souhaiterais seulement être plus dignede lui. Mais que diront votre excellent père, votre excellentemère ? Cieux ! Quand je pense à eux, je suis siagitée !

Catherine commençait à comprendre et, avec larougeur naturelle à une émotion si inattendue, elles’écria :

– Ciel ! ma chère Isabelle, quevoulez-vous dire ? Est-il possible, est-il possible vraimentque vous soyez éprise de James ?

Et, en effet, ces doux sentiments d’Isabelleenvers James, au sujet desquels on célébrait si gratuitement laperspicacité de Catherine, s’étaient avérés réciproques, la veille,à la promenade. Jamais Catherine n’avait été la confidente d’unenouvelle si pathétique : son frère et son amie étaientfiancés ! Neuve à ces choses, leur importance lui semblaittenir du prodige et elle voyait là un de ces événements sans retourdans le cours ordinaire de la vie. Son joyeux émoi, qu’elle nepouvait traduire, plut à Isabelle. En se donnant le nom de sœurs,elles mêlèrent leurs baisers et leurs larmes heureuses.

Mais, pour ravie que fût Catherine à laperspective de cette union, comment eût-elle lutté de lyrisme avecIsabelle ? celle-ci disant :

– Vous me serez infiniment plus chère, maCatherine, qu’Anne même ou Maria. Je sais que je serai bien plusattachée à ma chère famille Morland qu’à ma propre famille.

Catherine renonçait à s’élever à ces hauteursde l’amitié.

– Vous êtes si semblable à votre cherfrère, continuait Isabelle, que j’ai raffolé de vous dès le momentque je vous vis. Il en est toujours ainsi pour moi : lepremier moment décide de tout. Le jour que Morland vint à lamaison, à Noël dernier, de la minute que je le vis, mon cœur étaitsien, irrévocablement. J’avais, il m’en souvient, ma robe jaune,les cheveux nattés, et quand, à mon entrée au salon, John me leprésenta, je pensai que jamais je n’avais vu personne d’aussibeau.

Catherine découvrait la puissance de l’amour.Elle aimait son frère et avec quelle partialité : cependantelle ne s’était jamais avisée qu’il fût beau.

– Il m’en souvient encore.Mlle Andrews prenait le thé avec nous cesoir-là ; elle avait sa robe de florence puce ; elleétait divine, tant, que je pensai voir votre frère tomber amoureuxd’elle. Oh, Catherine, combien de nuits d’insomnie n’ai-je pas duesà votre frère ! Je ne voudrais pas que vous souffrissiez lamoitié de ce que j’ai souffert ! Je suis devenue désolémentmaigre, je le sais. Mais je ne veux pas vous faire de peine à vousdécrire mes angoisses. Ce que vous en avez vu suffit. Je sens queje me suis trahie continuellement. Si étourdiment je disais maprédilection pour l’Église. Mais je savais bien qu’avec vous monsecret était en sûreté.

Catherine convint en elle-même que rien aumonde n’avait jamais été plus en sûreté. Mais, honteuse d’uneignorance qui eût semblé par trop anormale, elle n’osa pas mettreen doute ce don de perspicacité et de sympathie qui lui étaitdévolu par Isabelle.

James se préparait à partir pourFullerton : il allait demander à ses parents leur consentementà son mariage. C’était là pour Isabelle une source d’agitationsréelles. Catherine tâchait de la convaincre, comme elle en étaitelle-même convaincue, que ni le père ni la mère ne s’opposeraientaux désirs de leur fils :

– Il est impossible, disait-elle, que desparents soient meilleurs, plus désireux du bonheur de leursenfants. Je ne doute pas de leur « oui » immédiat.

– Morland dit exactement la même chose,répondit Isabelle, et cependant je n’ose pas espérer. Ma dot serasi petite ! Ils ne consentiront jamais ! Votre frèrepourrait prétendre à la main de n’importe quelle héritière.

Là encore Catherine discerna la puissance del’amour :

– Vraiment, Isabelle, vous êtes tropmodeste : la différence de fortune n’a ici aucuneimportance.

– Oh ! ma douce Catherine, pourvotre cœur généreux, elle n’aurait aucune importance ; maiscombien rare un tel désintéressement ! Quant à moi, je nesouhaiterais qu’une chose : que nos situations fussentinterverties. Si j’avais des millions, si j’étais maîtresse dumonde entier, c’est votre frère encore que je choisirais.

Cet exposé de principes remémora agréablementà Catherine toutes les héroïnes de sa connaissance, et elle pensaque son amie n’avait jamais été plus charmante qu’en formulant unedéclaration si magnanime. Et elle ne cessait de dire :

– Je suis sûre qu’ils consentiront. Jesuis sûre que vous leur plairez beaucoup.

– Pour ma part, disait Isabelle, mesdésirs sont si modestes que la moindre pension me suffira. Quand ons’aime vraiment, la pauvreté est encore de l’opulence. Je hais lefaste. Je ne voudrais habiter Londres pour rien au monde. Une villadans une bourgade retirée, ce serait adorable. Il y a deravissantes petites villas autour de Richmond.

– Richmond ! s’écria Catherine. Ilfaut que vous habitiez près de Fullerton. Il faut que vous soyezprès de nous.

– Si nous sommes loin de vous, j’en seraitrès malheureuse. Si je pouvais seulement être près de vous,Catherine, je serais contente. Mais ces paroles sont oiseuses. Jene veux pas penser à ces choses tant que la réponse de votre pèrene sera pas connue. Morland dit que, si sa lettre part de Salisburyce soir même, nous aurons la réponse demain. Demain ! Jen’aurai jamais le courage d’ouvrir sa lettre. Ce sera mon arrêt demort, je le sens.

Suivit un temps de rêverie, Puis Isabelleparla, et ce fut pour disserter sur l’étoffe dont serait faite sarobe nuptiale. Cette conférence prit fin quand le jeune amant vint,sur le point de partir pour le Wiltshire, exhaler son soupird’adieu.

Catherine aurait bien voulu le féliciter, maistoute son éloquence s’était réfugiée dans ses yeux. Jamesfacilement comprit. Impatient d’être chez lui et de voir sesespérances fleurir, il fit de rapides adieux. Ils auraient été plusbrefs encore, si sa jolie promise ne l’avait plusieurs fois retenupar sa prolixe insistance à l’engager à partir. Deux fois déjà ilavait atteint la porte : deux fois elle le fit revenir,impatiente qu’il fût en route.

– En vérité, Morland, il faut que je vouschasse. Vous allez loin, pensez-y. Je ne puis supporter de vousvoir vous attarder de la sorte. Pour l’amour du ciel, ne musez pasplus longtemps. Voyons, allez, allez, je le veux.

Les deux amies ne se séparèrent pas de toutela journée, et les heures s’écoulèrent en projets de bonheurfraternel.

Mme Thorpe et son fils, quiétaient au courant de tout et semblaient n’attendre que leconsentement de M. Morland pour donner carrière à leur joie,furent provoqués par Isabelle à ce jeu des paroles à sous-entenduset des coups d’œil complices qui devait exaspérer la curiosité desjeunes sœurs. Ces façons paraissaient peu généreuses et malséantesà Catherine, qui n’eût pu s’empêcher d’en faire la remarque, si,dans ce milieu, elles n’eussent été coutumières ; d’ailleursAnne et Maria calmèrent bientôt ses scrupules par la sagacité deleur : « Nous savons, nous savons… » Et ce fut toutela soirée des passes d’esprit, où les adversaires se montrèrentégalement virtuoses, et des manœuvres en vue de sauvegarder, ici,le mystère d’un prétendu secret et, là, celui d’une découverte quel’on ne définissait pas.

Catherine passa la journée du lendemain avecson amie, pour la soutenir au cours des longues heures qui devaients’écouler avant la distribution des lettres, – aide nécessaire,car, tandis que ces heures diminuaient, le trouble d’Isabelleallait croissant : elle était laborieusement parvenue à unedétresse authentique quand enfin la lettre arriva.

« Je n’ai eu aucune difficulté d’obtenirle consentement de mes bons parents, et j’ai la promesse que toutce qui sera en leur pouvoir sera fait pour hâter monbonheur… »

Telles étaient les trois premières lignes.

Aussitôt tout fut sécurité joyeuse. Un rougeincarnadin teignit instantanément les joues d’Isabelle. Soucis,anxiété semblaient loin ; ses sentiments s’élevèrent si hautqu’ils étaient sur le point d’échapper à tout contrôle ; sanshésitation, elle se déclara la plus heureuse des mortelles.

Mme Thorpe, avec des larmesd’allégresse, accola sa fille, son fils, la visiteuse, et elleaurait accolé de bon cœur la moitié des habitants de Bath. Son âmedébordait de tendresse. C’était « cher John »,« chère Catherine », à chaque mot. « ChèreAnne » et « chère Maria » durent incontinentparticiper aux réjouissances, et deux « chère » placés àla fois devant le nom d’Isabelle avaient été bien gagnés par cettefille sans seconde. John, lui-même, manifestait son contentement.Il déclara le père Morland un excellent gaillard et vociféra seslouanges.

La lettre qui dispensait tant de félicitéétait courte. Elle ne contenait guère plus que la nouvelle dusuccès et ajournait tous détails. Les détails, Isabelle était deforce à les attendre : M. Morland avait dit l’essentielet s’était engagé d’honneur à aplanir les difficultés. Commentseraient constitués les revenus du jeune ménage – par transfert depropriétés territoriales ou de rentes sur l’État, – c’étaientvétilles dont la magnifique Isabelle ne s’occupait : ellepouvait compter, et à brève échéance, sur un établissementhonorable. Donnant essor à ses rêves, elle se voyait déjà provoquerl’émerveillement de ses nouvelles connaissances de Fullerton etl’envie de ses anciennes amies de Pulteney Street ; elleaurait une voiture à ses ordres, un autre nom sur ses cartes, et àses doigts des bagues en fulgurant éventaire.

John Thorpe, qui avait retardé son départ pourLondres jusqu’à l’arrivée de la lettre, pouvait maintenant semettre en route.

– Voilà : je viens vous dire aurevoir, dit-il à Mlle Morland, qu’il trouva seuleau salon.

Catherine lui souhaita un bon voyage. Sansparaître l’entendre, il alla vers la fenêtre, revint sur ses pas,fredonna un air ; il semblait très préoccupé.

– N’arriverez-vous pas bien tard àDevizes ? dit Catherine.

Il ne répondit pas, puis, après un moment desilence, son verbe fit irruption :

– Une bien bonne chose que ce projet demariage, sur mon âme ! Une heureuse idée que celle de Morlandet de Belle ! Qu’en pensez-vous, miss Morland ? À monsens, l’idée n’est pas mauvaise.

– C’est même une très heureuse idée.

– Oui ! Par le ciel ! voilà quiest franc. Je suis ravi que vous ne soyez pas ennemie du mariage.Connaissez-vous la vieille chanson : « Aller à la noce,c’est s’acheminer à une autre noce. » Viendrez-vous à celled’Isabelle ?

– Oui, j’ai promis à votre sœurd’assister à son mariage, si ce m’est possible.

– Et alors, vous savez – et il setortillait hilare – je dis, alors, vous savez, nous pourronscontrôler la vieille chanson.

– La vieille chanson ? Mais je nechante pas… Eh bien, je vous souhaite un bon voyage. Je dîne avecMlle Tilney aujourd’hui, et je dois rentrer à lamaison.

– Eh ! rien ne presse ! Quisait quand nous nous retrouverons ! Non que je ne doive êtrede retour vers la fin de la quinzaine, une quinzaine qui meparaîtra diablement longue !

– Alors pourquoi vous absenter silongtemps ? dit Catherine, voyant qu’il attendait uneréponse.

– C’est gentil à vous, vraiment, gentilet d’un bon cœur. Je ne suis pas près de l’oublier. Mais vous avezplus de bonté et de tout, que n’importe qui, une part de bonté…colossale. Et ce n’est pas seulement de la bonté, mais vous aveztant, tant de tout ! Vous avez une telle… Sur mon âme !je ne connais personne comme vous !

– Oh ! il y a beaucoup de gens commemoi, et, j’en suis sûre, un grand nombre qui valent mieux. Aurevoir.

– Mais, miss Morland, j’irai à Fullertonvous présenter mes respects avant peu, si je ne vous suis pasdésagréable.

– Je vous en prie : mon père et mamère seront très contents de vous voir.

– Et j’espère, j’espère, miss Morland,que vous ne serez pas ennuyée de me voir.

– Oh ! pas du tout. Il est peu degens que je sois ennuyée de voir. Il est toujours agréable d’avoirde la compagnie.

– C’est juste ma façon de penser. Quej’aie seulement de gais compagnons, que je sois avec des gens quej’aime, que je sois où il me plaît d’être et avec qui me plaît, audiable le reste, dis-je ! Et je suis extrêmement heureux devous entendre dire la même chose. Mais j’ai dans l’idée, missMorland, que vous et moi sommes presque toujours du même avis.

– Peut-être. Je n’ai jamais réfléchi àcela. D’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de choses sur lesquelles jeconnaisse mon propre avis.

– Par Jupiter, c’est comme moi ! Cen’est pas mon habitude de me casser la tête de choses qui ne meconcernent pas. Ma façon de voir est assez simple. Que j’aie lafille que j’aime, dis-je, une maison confortable sur ma tête, etqu’ai-je à m’inquiéter de tout le reste ! La fortune n’estrien. De mon côté, je suis certain d’un bon revenu. Et n’eût-ellepas un penny, eh bien ! tant mieux !

– Sur ce point, je pense comme vous. Si,d’une part, il y a quelque fortune, de l’autre, il n’est pasnécessaire qu’il y en ait. Que ce soit lui ou elle qui soit riche,il n’importe. Je ne comprends pas qu’une grande fortune en chercheune autre ; se marier pour de l’argent me paraît la chose laplus immorale qui soit. Adieu. Nous serons contents de vous voir àFullerton, quand il vous plaira.

Les galantises de son interlocuteur échouèrentà la retenir plus longtemps. Elle avait hâte d’annoncer lesfiançailles de James à Mme Allen et de faire sespréparatifs pour se rendre auprès de Mlle Tilney.Elle partit, et Thorpe resta là, enchanté de sa démarche et del’encouragement, pour lui ostensible, que lui avait accordé lajeune fille.

L’émoi qu’elle avait eu à apprendrel’engagement de son frère lui faisait augurer que M. etMme Allen seraient eux aussi fort troublés àl’étonnante nouvelle. Grand fut son désappointement. Cetteétonnante nouvelle, dont elle prépara l’énoncé par maintescirconlocutions, avait été prévue par eux dès l’arrivée de James.Ils se bornèrent à exprimer un vœu de bonheur pour les jeunes gens.M. Allen y ajouta une remarque sur la beauté d’Isabelle, etMme Allen sur sa chance. Une telle impassibilitéparut surprenante à Catherine. Pourtant Mme Allenabjura son calme en apprenant le départ, la veille, de James pourFullerton. À plusieurs reprises, elle regretta que le secret eûtété nécessaire pour ce départ, déplora de n’avoir pas été informéedu voyage, de n’avoir pas vu James au dernier moment : ellel’eût certainement chargé de ses meilleurs souvenirs pourM. et Mme Morland et de ses compliments pourles Skinner.

XVI

Catherine s’était promis un tel plaisir de savisite à Milsom Street qu’une déception était inévitable. Oui, sansdoute, le général Tilney l’avait reçue avec beaucoup de courtoisie,et sa fille de façon très gracieuse ; oui, Henry étaitlà ; oui, il n’y avait pas eu d’autre invitée qu’elle :et pourtant elle dut convenir, à son retour et sans avoir àdélibérer longtemps, qu’elle était allée à ce rendez-vous prête àun bonheur qu’elle n’y avait pas trouvé. Loin que leur intimité eûtfait des progrès, il semblait que les deux jeunes filles fussentmoins amies qu’auparavant. Henry Tilney, dans le cadre familial,eût pu mettre en valeur son naturel : or il n’avait jamais sipeu parlé, jamais été si peu affable. Bref, en dépit des amabilitéspresque excessives du père, partir lui avait été un soulagement.Que le général eût toutes les qualités, en pouvait-on douter ?il était grand et beau, et le père de Henry. En la circonstance, iln’était donc responsable de rien. « Au surplus, pensaCatherine, le manque d’entrain de ses enfants pouvait êtreimputable au hasard, et mon ennui à ma sottise. »

L’interprétation d’Isabelle futdifférente :

Orgueil, orgueil, insupportable hauteur, etorgueil, voilà ce que décelaient les façons des Tilney. Ellesoupçonnait depuis longtemps en eux ce vice ; ses soupçonsétaient maintenant confirmés. De sa vie elle n’avait rien vud’aussi inconvenant que la conduite de Mlle Tilney.Ne pas daigner faire les honneurs de sa maison ! Traiter unevisiteuse avec une telle arrogance ! Lui parler àpeine !

– Mais vous exagérez, Isabelle :elle n’était pas hautaine, elle était très courtoise.

– Oh ! ne la défendez pas ! Etle frère, lui qui semblait avoir pour vous tant d’affection !Ciel ! que les sentiments de certaines gens sontincompréhensibles ! Ainsi, de tout le jour, il vous a à peineregardée ?

– Je n’ai pas dit cela. Il ne semblaitpas avoir beaucoup d’entrain.

– Comme c’est petit ! De toutes leschoses du monde, c’est l’inconstance qui m’inspire le plusd’aversion. Je vous en supplie, ma chère Catherine, ne pensez plusjamais à lui. Vraiment, il est indigne de vous.

– Indigne ! Je ne suppose pas qu’ilait jamais pensé à moi.

– C’est justement ce que je dis : ilne pense jamais à vous. Quelle inconstance ! Oh, combiendifférents de lui, votre frère et le mien ! Je crois vraimentque John a le cœur le plus constant qui soit.

– Quant au général Tilney, je vous assurequ’il est impossible d’être plus poli et plus attentif. Il semblaitque sa seule préoccupation fût de m’être agréable.

– Oh ! de lui je ne dis rien, je nepense pas qu’il soit orgueilleux. Je le crois très gentleman. Johnen a une haute opinion. Et le jugement de John…

– Et bien, je verrai comment ils agirontavec moi ce soir. Nous devons nous retrouver aux Rooms.

– Et moi, irai-je ?

– N’en aviez-vous pas l’intention ?Je croyais que c’était convenu.

– Du moment que vous y attachez, unetelle importance… Je ne puis rien vous refuser. Mais ne vousattendez pas à me voir gaie : mon cœur, vous le savez, sera àquarante milles d’ici. Quant à danser, ne m’en parlez pas, je vousen prie : ce serait inutile. Charles Hodges me tourmentera àmort, j’en suis sûre, mais je l’arrêterai net. Il y a dix à pariercontre un qu’il devinera la raison de mon refus, et c’est justementce que je voudrais éviter : le cas échéant, je le prierais degarder ses conjectures pour lui.

L’opinion d’Isabelle sur les Tilney n’eut pasd’écho. Catherine était bien sûre qu’il n’y avait eu nulleinsolence dans l’attitude du frère et de la sœur et sa foi futjustifiée dès le soir même.

Mlle Tilney se montra trèsaimable, et Henry invita plusieurs fois Catherine à danser.

Ayant appris la veille, à Milsom Street, queleur frère aîné, le capitaine Tilney, était attendu incessamment,elle n’eut pas de peine à deviner le nom d’un beau jeune homme trèsélégant qu’elle voyait en leur compagnie. Elle le regardaadmirative, et alla jusqu’à concevoir que certaines gens pussent letrouver plus beau que Henry, quoique, à ses yeux, il eût plus deprétention avec moins de charme.

Décidément, ses manières n’étaient pas du goûtle plus pur : elle l’entendit, en effet, qui, non seulementprotestait à l’idée de danser, mais encore, sur ce chapitre,raillait ouvertement Henry. Dès lors, et quelque opinion que pûtavoir de lui notre héroïne, il n’était pas à craindre que l’opinionqu’il pouvait avoir d’elle suscitât d’animosité entre les frères ouexposât la jeune fille à des persécutions. Ce n’est certainementpas encore lui qui chargera trois sacripants de la jeter de viveforce dans une chaise de poste attelée de quatre chevaux furieux.Catherine, d’ailleurs, n’était troublée par nul pressentiment d’unemésaventure de cette sorte, et n’avait ennui quelconque, sauf cettecrainte que la danse se terminât trop tôt de par le trop petitnombre des danseurs qui s’y rangeaient. Elle était toute à cebonheur déjà familier de se sentir auprès de Henry : ellel’écoutait les yeux en joie, et, le trouvant irrésistible, elledevenait irrésistible elle-même.

Après la première figure, Henry fut rejointpar son frère. Ils s’éloignèrent en parlant à voix basse.Quoiqu’elle ne considérât pas comme indubitable que le capitaineTilney eût entendu quelque calomnieux propos et qu’il fût en trainde le communiquer à son frère dans l’espoir de les séparer àjamais, elle ne put voir disparaître Henry sans éprouver unesensation très désagréable. Au bout de cinq minutes, et Catherinecroyait que déjà s’était écoulé un quart d’heure, ils reparurent.Henry demanda à Catherine – et elle recouvra aussitôt saquiétude :

– Votre amie,Mlle Thorpe, consentirait-elle à danser ? Monfrère serait très heureux de lui être présenté.

Sans hésitation, Catherine répondit queMlle Thorpe désirait ne pas danser ; et,transmise la cruelle réponse, le capitaine s’en alla.

– Rien là qui puisse contrarier votrefrère, je pense, dit-elle : je l’ai entendu qui disait avoirhorreur de la danse. Mais il n’en est que plus aimable : ilaura vu Isabelle assise et il aura supposé qu’elle désirait uneinvitation. Il se trompait. Isabelle ne danserait pour rien aumonde.

Henry sourit.

– Avec quelle aisance vous discernez lemobile des actions d’autrui !…

– Comment ?…

– Pour vous, la question ne se pose pasainsi : « Quel est, le plus vraisemblablement, le mobilequi a fait agir telle personne en telle circonstance, étant donnésson âge, sa situation, ses habitudes de vie ? » Non. Vousvous demandez simplement : « Quel motif m’aurait faitagir, moi, de telle façon ? »

– Je ne vous comprends pas.

– Alors nous sommes dans des conditionstrès inégales, car je vous comprends parfaitement.

– En effet : je ne parle pas assezbien pour être incompréhensible.

– Bravo ! excellente satire du tourhabituel des conversations.

– Je vous en prie, expliquez-vous.

– M’expliquer ? Vous levoulez ? Mais c’est bien imprudent à vous. Cela vous mettradans un embarras cruel et, à coup sûr, nous divisera.

– Mais non, mais non, et je n’ai paspeur.

– Soit. Je voulais simplement dire qu’enattribuant à de la bonté ce désir de mon frère, vous m’avezconvaincu que vous êtes meilleure que personne au monde.

Catherine rougit et protesta, et ainsi sevérifièrent les prédictions du jeune homme. Il y avait cependant ences paroles quelque chose qui la ravissait confusément, et elleoubliait de parler, d’écouter, elle oubliait presque où elle était,quand enfin, réveillée par la voix d’Isabelle, elle leva les yeuxet vit son amie et le capitaine Tilney qui les provoquaient à unchassé-croisé.

Isabelle, évasive, haussa les épaules,sourit : seule explication opportune d’un revirement siextraordinaire, mais encore insuffisante pour Catherine, qui dittout franc sa surprise à Henry :

– Comment est-ce possible ? Isabelleétait si décidée à ne pas danser…

– Et Isabelle ne change jamaisd’avis ?

– Oh ! mais… c’est que… et votrefrère ? Après ce que vous lui avez dit de ma part, commenta-t-il pu songer à la demander ?

– Mon frère ? Je dois avouer que sadémarche n’est pas pour me surprendre. Vous me conviez à êtresurpris, en ce qui concerne votre amie : je le suis donc. Maisla conduite de mon frère n’a rien qui me déroute. La beauté devotre amie était pour lui un argument suffisant. Elle avait résolude ne pas danser, soit ; mais vous seule pouviez avoir en unetelle résolution une foi si vive.

– Vous riez ; mais je vous assurequ’Isabelle a d’ordinaire beaucoup de fermeté.

– Tant de fermeté ?… Au surplus, nejamais changer d’avis, nous appellerons cela de l’entêtement ;changer d’avis à bon escient, c’est le fait de quelqu’un dont lejugement reste en éveil. Sans allusion à mon frère, je pense queMlle Thorpe n’a pas pris un mauvais parti endisposant de l’heure présente.

Les amies ne purent se réunir pour leursconfidences avant la fin du bal. Mais alors, comme ellestraversaient la salle en se donnant le bras, Isabelles’expliqua :

– Je ne m’étonne pas de votre surprise,et je suis fatiguée à mort. Quel bavard ! Fort amusant, si mapensée eût été libre ; mais j’aurais donné tout au monde pourrester assise tranquillement.

– Alors… pourquoi n’êtes-vous pas restéeassise ?

– Oh ! ma chère, cela eût semblé sisingulier ; et vous savez combien j’abhorre me singulariser.J’ai repoussé ses instances, longtemps ; mais il ne voulaitpas admettre de refus. Combien il insistait, vous ne pouvez pasvous en faire une idée. Je le priais de m’excuser, de chercher uneautre danseuse. Il ne cédait pas. Après avoir aspiré à ma main, iln’était personne dans la salle à qui il pût supporter de penser.Non pas qu’il désirât absolument danser… : il désirait êtreavec moi. Que c’est donc absurde ! Je lui dis qu’ilavait pris un mauvais moyen pour me persuader, que je haïssais lesbeaux discours et les compliments, je lui dis… que ne lui ai-je pasdit ! quand enfin je vis que je n’aurais pas la paix si je neme levais. D’autre part, Mme Hughes, qui me l’avaitprésenté, pouvait se formaliser d’un refus persistant, et votrecher frère, j’en suis sûre, aurait eu du chagrin si, de toute lasoirée, je n’avais dansé. Je suis si contente que ce soitfini ! J’ai la tête fatiguée d’avoir écouté des sottises. Etpuis, élégant comme il est, tous les yeux étaient braqués surnous.

– Il est très beau, en effet.

– Beau ? Oui, je pense qu’on peut ledire beau. Mais ce n’est pas du tout mon type de beauté. Je hais,chez un homme, un teint fleuri et des yeux noirs. N’importe, il esttrès bien. Étonnamment infatué de soi, sans doute. Je lui airabattu le caquet, plusieurs fois, vous savez, à ma manière.

 

Le lendemain, quand les jeunes filles seretrouvèrent ensemble, la seconde lettre de James était là,exposant les intentions du père. Un bénéfice, dont M. Morlandétait titulaire et qui lui rapportait environ quatre cents livrespar an, serait cédé à James dès que James serait en âge d’en êtrepourvu : et ce n’était pas un prélèvement insignifiant sur lerevenu de la famille. Un bien d’une valeur au moins égale lui étaitassuré comme sa part future d’héritage.

James exprimait sa satisfaction de cesarrangements. Quant à la fâcheuse nécessité d’attendre deux outrois ans le mariage, il la subissait sans récriminer : il s’yétait toujours attendu. Catherine, dont les notions sur la fortunede son père étaient trop vagues pour qu’elle pût avoir, dans le casprésent, un avis personnel, se conformait aux sentiments deJames ; elle était heureuse, puisqu’il était heureux, et ellefélicita Isabelle du tour que prenait l’événement.

– C’est à souhait, en vérité, disaitIsabelle, grave.

– M. Morland a très libéralementagi, dit l’aimable Mme Thorpe, regardant sa filleavec anxiété. Je souhaiterais pouvoir faire de même. Nous nepouvions pas attendre mieux de lui, vous savez. Si, dans l’avenir,il voit qu’il peut faire plus, j’ose dire qu’il le fera, car jesuis sûre que ce doit être un excellent homme et un bon cœur.Quatre cents livres, ce n’est qu’un petit revenu pour entrer enménage. Mais vos goûts, ma chère Isabelle, sont si modestes ;vous êtes si peu exigeante, ma chère.

– Ce n’est pas pour moi que je désiredavantage, mais je ne puis supporter l’idée que je serai à charge àmon cher Morland s’il s’établit avec un revenu à peine suffisant àun seul pour le strict nécessaire. Je ne parle pas de moi : jene pense jamais à moi.

– Je le sais, ma chère, mais votredésintéressement n’est pas sans compensation : tous ceux quivous connaissent bien vous adorent. Et j’ose dire que, quandM. Morland vous verra, ma chère enfant… Mais ne fatiguons pasCatherine de ces choses. M. Morland s’est comporté avecbeaucoup de générosité, vous savez. Je l’ai toujours entendu vantercomme un excellent homme, et, vous savez, ma chère, nous n’avonspas à faire de suppositions, mais quoi… si vous aviez eu unefortune suffisante, il aurait donné davantage : je suis biencertaine que c’est un homme vraiment libéral.

– Personne ne peut avoir deM. Morland meilleure opinion que moi. Mais chacun a sesfaiblesses, et chacun a le droit de disposer à sa guise de sonargent.

Catherine était choquée de cesinsinuations.

– Je suis très sûre, dit-elle, que si monpère n’a pas promis davantage, c’est que ses moyens ne luipermettent rien de plus.

Isabelle se ressaisit :

– Pour cela, ma douce Catherine, il nepeut y avoir aucun doute, et vous me connaissez assez pour savoirqu’un revenu bien moindre me satisferait encore. Ce n’est pas lesouci d’avoir plus d’argent qui me fait en ce moment sortir un peude mon caractère. Je hais l’argent. Si notre mariage pouvait avoirlieu maintenant, n’eussions-nous qu’un revenu de cinquante livres,tous mes vœux seraient satisfaits. Ah ! ma Catherine, vousm’avez devinée. Là est la blessure. Les longues, longues deuxannées et demie sans fin, qui doivent s’écouler avant que votrefrère soit pourvu du bénéfice !

– Oui, ma chère Isabelle, ditMme Thorpe, nous lisons parfaitement dans votrecœur. Il n’a pas de détours. Nous comprenons parfaitement votrechagrin, et chacun vous aimera plus encore pour votre tendresse sinoble et si sincère.

Catherine commençait à se sentir moins mal àl’aise. Elle voulait croire que le retard du mariage fût la causeunique des regrets d’Isabelle. Et, quand, à la rencontre suivante,elle la vit aussi gaie et aussi aimable que de coutume, ellechercha à oublier ses soupçons d’une minute. James arriva peu detemps après sa lettre. Il fut reçu avec la plus flatteuseamabilité.

XVII

Commençait la sixième semaine du séjour desAllen à Bath. La dernière ? Catherine sentait battre son cœur.Ses relations avec les Tilney allaient-elles donc s’interrompredéjà ? Tant que la question ne serait pas résolue, il semblaitque tout son bonheur fût en péril. Mais voilà qu’elle retrouvait latranquillité : on se décidait à garder l’appartement unequinzaine de plus. Qu’elle pût éprouver, au cours de cette nouvellequinzaine, d’autres émotions que le plaisir de voir Henry Tilney,cela préoccupait peu Catherine. Une ou deux fois, il est vrai,depuis que l’aventure de James et d’Isabelle lui avait dévoilé despossibilités, elle s’était permis un intime« peut-être ». Mais, en somme, la félicité d’être aveclui bornait, pour le présent, ses vues. Le présent était comprismaintenant dans une nouvelle période de trois semaines, et, sonbonheur étant assuré pour ce laps, le reste de sa vie se perdaitdans des lointains sans intérêt. Dans la matinée, elle renditvisite à Mlle Tilney. Mais il était dit que ce jourserait un jour d’épreuves. À peine eût-elle exprimé la joie de nepas déjà quitter Bath, Mlle Tilney lui annonça queson père venait de fixer leur départ à la fin de la semainesuivante. Coup cruel ! Combien était douce l’incertitudepassée au prix de cette certitude ! Catherine se sentitdéfaillir et, d’une voix qui décelait ses angoisses, elle redit lesdernières paroles de Mlle Tilney :

– … À la fin de la semaine prochaine…

– Oui, on ne décide pas facilement monpère à venir aux eaux. Il a été déçu de ne pas rencontrer ici lesamis qui devaient y venir. Et comme il va mieux, il est pressé derentrer à la maison.

– J’en suis très triste, dit Catherineconsternée. Si j’avais su cela…

– Peut-être, ditMlle Tilney avec hésitation, voudrez-vous bien… jeserais si heureuse que…

L’entrée du père coupa court à ces amabilités,avant-courrières, commençait à espérer Catherine, de la propositiond’échanger des lettres.

Ayant salué Catherine avec sa courtoisiehabituelle, il se tourna vers sa fille :

– Eh bien, Éléonore, puis-je vousféliciter du succès de votre démarche auprès de votre gracieuseamie ?

– J’allais justement lui présenter marequête quand vous êtes entré.

– Bien, faites tout votre possible. Jesais combien vous avez à cœur de réussir. Ma fille, miss Morland(et il continuait sans laisser à sa fille le temps d’intercaler unmot), a formé un souhait très téméraire. Nous quittons Bath, commeelle vous l’a peut-être annoncé, de samedi en huit. Une lettre demon intendant m’a appris que ma présence à la maison estindispensable ; et, déçu dans mon espoir de voir ici lemarquis de Longtown et le général Courteney, deux de mes plusanciens amis, rien ne me retient à Bath. Si nous pouvions mener àbien un projet qui nous intéresse et qui vous concerne, nousquitterions la ville sans un seul regret. Pourriez-vous vousdécider à quitter bientôt cette scène de triomphes, et nous fairela gracieuseté d’accompagner votre amie Éléonore dans leGloucestershire ? J’ose à peine vous soumettre cetterequête ; vous pourrez la trouver présomptueuse ; et, sielle était connue dans Bath, tout le monde la jugerait plusprésomptueuse encore : vous êtes si modeste… Mais cettemodestie, je m’en voudrais de la faire souffrir par une louangetrop directe. Si vous consentiez à nous honorer de votre visite,vous nous rendriez heureux au-delà de toute expression. Il est bienvrai que nous ne pouvons rien vous offrir qui soit comparable auxplaisirs de cette ville en fête : nous ne pouvons vous attirerni par les distractions ni par le faste ; notre manière devivre, comme vous le savez, est simple et sans prétention.Cependant nous ferons tous nos efforts pour que vous ne vousennuyiez pas trop à Northanger Abbey.

Northanger Abbey ! quels motsimpressionnants ! Ils mirent Catherine en extase. Uneinvitation si séduisante et faite avec tant d’insistance !Tout ce qui pouvait l’honorer et la flatter, toutes les joiesprésentes et les espoirs futurs s’y impliquaient. Elle accepta avecempressement, sous la seule réserve de l’approbation de papa et demaman.

– Je vais écrire à la maison tout desuite, dit-elle. Et s’ils ne font pas d’objection… Oh ! jesuis sûre qu’ils n’en feront pas !…

Le général Tilney n’avait pas moins bonespoir. Déjà il avait parlé à ses excellents amis de PulteneyStreet et avait obtenu leur agrément.

– Puisqu’ils peuvent consentir à seséparer de vous, de qui ne pouvons-nous attendre de laphilosophie ?

Au cours de cette matinée, Catherine avaitpassé par les alternatives de l’incertitude, de la sécurité, dudésappointement et de la félicité définitive. Henry dans son cœur,Northanger Abbey sur ses lèvres, elle se hâtait enthousiaste versla maison pour écrire sa lettre.

 

M. et Mme Morlandenvoyèrent poste pour poste leur consentement : ils s’enremettaient au jugement des amis à qui ils avaient confié leurfille. Ce libéralisme, quoiqu’il fût d’accord avec les prévisionsde Catherine, confirma en elle la conviction qu’elle était lachérie du destin. Tout semblait se conjurer en sa faveur. La bontéde ses premiers amis, les Allen, l’avait portée sur une scèneféconde en plaisirs nouveaux ; tous ses sentiments, toutes sespréférences avaient été payés de réciprocité ; en Isabelleelle avait trouvé une sœur ; les Tilney devançaient sesdésirs : pendant des semaines elle allait vivre sous le mêmetoit que les personnes dont la société lui était le plus chère, etce toit était le toit d’une abbaye ! Sa passion pour lesédifices antiques égalait en intensité sa passion pour HenryTilney. Châteaux et abbayes emplissaient les rêves que l’image dujeune homme n’emplissait pas. Explorer des donjons ou des cloîtresétait son vœu depuis des semaines. Jamais elle n’avait espéré êtreque le visiteur qui passe. Espérer plus était trop chimérique. Etcependant cette chimère se réalisait. Northanger eût pu être unemaison, un hôtel, une villa, quelque vague habitacle, et, malgrétant de chances adverses, Northanger était une abbaye et cetteabbaye, elle l’habiterait. Ses longs corridors humides, sescellules strictes, sa chapelle ruineuse retentiraient de ses pasquotidiens. Elle ne put maîtriser l’espoir de quelquelégende ; peut-être même retrouverait-elle le sanglantmémorial d’une nonne outragée. C’était chose surprenante que sesamis semblassent si peu vains de la possession d’une telle demeure.L’accoutumance pouvait seule expliquer ce désintérêt.

Les questions furent nombreuses qu’elle posa àMlle Tilney ; mais les idées se succédaienttrop vite dans son esprit tumultueux ; les réponses faites,elle ne savait pas encore bien nettement que Northanger Abbey avaitété un riche couvent au temps de la Réformation, qu’il était devenula propriété d’un ancêtre des Tilney à la dissolution des ordresreligieux, qu’une grande partie en avait été incorporée à lademeure actuelle, tandis que le reste tombait en ruines, qu’ilétait situé dans une vallée et que, au nord et à l’est, leprotégeaient de hautes forêts de chênes.

XVIII

Dans sa joie, Catherine ne s’apercevait pasque, depuis deux ou trois jours, elle ne voyait guère Isabelle.Elle se rendit soudain compte de cette infraction à leurs habitudeset éprouva le désir de causer avec son amie comme elle se promenaità la Pump-Room, côte à côte avec Mme Allen, sansavoir rien à dire, à entendre. Ce désir n’était pas en éveil depuiscinq minutes quand Isabelle parut et, l’invitant à un entretienconfidentiel, l’entraîna vers un banc placé entre deux portes etd’où l’on voyait entrer tout le monde.

– Voici ma place favorite, dit-elle ens’asseyant. Nous sommes ici tout à fait à l’écart.

Catherine remarqua que les regards d’Isabelleallaient sans trêve de l’une à l’autre porte, comme anxieux.Maintes fois accusée de finesse, et si arbitrairement, elle jugeal’occasion bonne de faire ses preuves, et, sur un modeenjoué :

– Ne soyez pas inquiète, Isabelle, Jamessera bientôt ici.

– Peuh ! ma chère âme, ne me croyezpas si niaise ; je ne désire pas l’avoir toujours à mestrousses. Ce serait affreux d’être toujours ensemble. Nous serionsla fable de Bath. Ainsi, vous allez à Northanger ! J’en suisétonnamment contente. D’après ce que j’ai entendu dire, c’est unedes plus belles habitations anciennes de l’Angleterre. Je comptebien que vous m’en ferez une description minutieuse.

– C’est vous qui aurez ma meilleuredescription. Mais qui cherchez-vous des yeux ? Vos sœursviennent-elles ?

– Je ne cherche personne. Il faut bienque nos yeux se portent sur quelque chose. Et vous savez ma sottehabitude de les fixer sur un point, quand ma pensée en est à centlieues. Je suis étonnamment distraite. Je crois bien être lacréature du monde la plus distraite. Tilney dit que c’est un traitfréquent chez les intelligences d’une certaine trempe.

– Mais… je croyais, Isabelle, que vousaviez quelque chose à me confier.

– Ah ! oui, c’est vrai. Voilà bienun exemple de ce que je disais… Ma pauvre tête !… J’avaiscomplètement oublié. Eh bien ! voici. Je viens de recevoir unelettre de John. Vous en devinez le contenu.

– Non, vraiment.

– Ma douce amie, ne vous donnez donc pasces airs de ne pas comprendre. De qui parlerait-il ? Voussavez, il est absolument coiffé de vous.

– De moi ! ma chère Isabelle.

– Non, ma chère Catherine, votreaffectation est absurde. Modestie et tout cela, c’est très bienquand c’est en situation. Mais il est des moments où de lasincérité ne serait pas mal non plus. Vraiment, vous allez à lapêche aux compliments. Les attentions de John étaient si visiblesqu’un enfant les eût remarquées. Une demi-heure encore avant sondépart de Bath, vous lui avez donné l’encouragement le pluspositif. Il le dit dans sa lettre : il dit qu’il vous a faitune demande en mariage, presque, et que vous avez accueilli sesavances de la façon la plus charmante. Il me prie d’appuyer sacandidature et ajoute toutes sortes d’amabilités à votre adresse.Inutile, dans ces conditions, d’affecter l’ignorance.

Catherine, avec tout le feu de la vérité,exprima son étonnement de voir Isabelle investie d’une tellemission. Elle ne se doutait nullement que M. Thorpe fût éprisd’elle, et, par conséquent, n’avait jamais eu souci del’encourager.

– Je déclare sur mon honneur, n’avoirrien remarqué de ses attentions, sauf l’invitation qu’il me fit dedanser avec lui, le jour de son arrivée. Quant à une demande enmariage ou quelque chose de ce genre, il doit y avoir là uneinconcevable erreur. Je n’aurais pas pu comprendre de travers unechose pareille, vous savez. Comme je désire qu’on me croie,j’insiste : je déclare solennellement que nous n’avons paséchangé une syllabe à ce sujet. Une demi-heure avant son départ deBath ! C’est absolument une erreur, car je ne l’ai pas vu uneseule fois ce jour-là.

– Mais si, vous l’avez vu : vousavez passé toute la matinée à Edgar’s Buildings. C’est le jour oùarriva le consentement de votre père, et je suis à peu près sûreque vous et John avez été seuls au salon.

– Êtes-vous sûre ? Bien. Si vous ledites, ce doit être. Mais, sur ma vie, je ne m’en souviens pas. Jeme rappelle maintenant m’être trouvée chez vous et l’avoir vu, maiscomme j’ai vu les autres personnes de la famille. Quant à avoir étéseule avec lui cinq minutes… N’importe, ce n’est pas la peine dediscuter ce détail ; quoi qu’il ait pu dire alors, croyez-lebien, je n’en ai gardé nul souvenir ; je ne me serais certespas imaginé qu’il pût me parler des choses que vous dites, ni nel’ai souhaité. Sans doute, je suis très flattée qu’il ait porté surmoi ses vues ; mais, vraiment, de mon côté, rien n’a étéintentionnel ; je n’ai jamais eu la moindre idée del’encourager. Je vous en prie, détrompez-le le plus tôt possible.Dites-lui que je lui demande pardon, que… – je ne sais pas ce qu’ilfaudrait lui dire. Enfin, employez le meilleur moyen de lui fairecomprendre ce que je pense. Je ne voudrais pas parlerdiscourtoisement d’un de vos frères, Isabelle, mais vous savez bienque si je pouvais penser à quelqu’un plus particulièrement, ce neserait pas à lui.

Isabelle se taisait.

– Ma chère amie, ne m’en veuillez pas. Jene puis croire que j’aie tant d’importance pour votre frère, et,vous le savez bien, nous serons quand même sœurs.

– Oui, oui (et Isabelle rougissait), il ya plus d’un moyen pour nous d’être sœurs… Mais à quoirêvai-je ?… Donc, ma chère Catherine, le cas est bientel : vous vous êtes prononcée contre le pauvre John, n’est-cepas cela ?

– Oui. Je n’ai pas pour lui l’affectionqu’il dit avoir pour moi, et que, certes, je n’ai jamais pensé àencourager.

– Puisqu’il en est ainsi, je ne vousimportunerai pas plus longtemps à ce sujet. John le désirait :je vous ai parlé. Mais, je l’avoue, dès sa lettre lue, je pensaique c’était là une affaire imprudente et folle, nullement de natureà vous rendre heureux l’un ou l’autre. Qu’auriez-vous pour vivre, àsupposer que vous vous mariiez ? Vous avez chacun quelquechose, c’est vrai ; mais, de nos jours, ce n’est pas unebagatelle qui peut nourrir une famille. Malgré tous les beaux diresdes romanciers, on ne fait rien sans argent. Je m’étonne même queJohn ait pu y penser : il n’aura pas reçu ma dernièrelettre.

– Vous ne m’attribuez donc aucun tort…Vous êtes convaincue que je n’ai jamais eu l’intention de leurrervotre frère, que jamais, jusqu’aujourd’hui, je n’avais soupçonnéqu’il m’aimât…

– Oh ! quant à cela, répondit enriant Isabelle, je ne prétends pas déterminer ce qu’ont pu être vospensées et vos desseins. Vous savez mieux que moi à quoi vous entenir. On se laisse aller à un peu d’innocente coquetterie, et ilse trouve qu’on a donné à quelqu’un plus d’encouragement qu’onn’eût voulu. Croyez-le bien, je suis la dernière personne de laterre qui vous jugerait sévèrement. Dans toutes ces choses, il fautfaire la part de la jeunesse et de l’exaltation. Ce que nouspensons un jour, vous savez, nous pouvons ne plus le penser lelendemain. Les circonstances changent, les opinions varient…

– Mais l’opinion que j’ai de votre frèren’a jamais varié. Vous décrivez là un état d’esprit qui n’a jamaisété le mien.

– Ma chère Catherine, continuaitIsabelle, sans du tout l’écouter, pour rien au monde, je nevoudrais vous pousser dans une voie avant que vous voyiez bienclair en vous-même. Je ne me crois nullement le droit de sacrifiervotre bonheur à personne, fût-ce à mon frère. D’ailleurs, qui saitsi, après tout, il ne sera pas aussi heureux sans vous ? – lajeunesse d’aujourd’hui, les hommes surtout, est étonnammentversatile. Ce que je veux dire, c’est ceci : pourquoi lebonheur d’un frère me serait-il plus précieux que celui d’uneamie ? Vous savez à quel point j’ai la superstition del’amitié. Surtout, ma chère Catherine, soyez circonspecte.Croyez-m’en sur parole : si vous vous hâtez trop, vous vous enrepentirez certainement. Tilney dit qu’il n’est rien sur quoi l’onse trompe aussi souvent que sur ses propres sentiments : jecrois qu’il a bien raison… Ah ! le voilà ! N’importe, ilne nous verra pas, j’en suis sûre.

Catherine, levant les yeux, aperçut lecapitaine Tilney. Il causait avec quelqu’un. Isabelle, à fixer surlui un regard insistant, força bientôt son attention. Il s’approchaimmédiatement et s’assit, comme l’y incitait l’attitude d’Isabelle.À ses premiers mots, Catherine tressaillit. Quoiqu’il parlât bas,elle avait distingué ceci :

– Eh quoi ! on vous surveille donctoujours, en personne ou par procuration ?

– Baste ! Sottise ! fut, àmi-voix, la réponse d’Isabelle. Pourquoi me mettez-vous en tête cesidées-là ? Si je pouvais croire… Mon esprit est assezindépendant.

– Je souhaiterais que votre cœur fûtindépendant. Cela me suffirait.

– Mon cœur, en vérité ?

– À quel propos parler de cœur ?Avez-vous du cœur, vous autres, les hommes ?

– Si nous n’avons pas de cœur, nous avonsdes yeux. Ils nous donnent assez de tourment.

– Ils vous en donnent ? J’en suismarrie. Il m’est bien triste de leur être un spectacle si fâcheux.Je veux croire que ceci vous plaira. (Et elle lui tournait le dos.)Je veux croire que vos yeux ne sont plus au supplice.

– Au supplice ? Ils ne l’ont jamaisété autant ! Car je vois la lisière d’une joue en fleur. C’esttrop voir et trop peu.

Catherine, décontenancée, n’en voulut écouterdavantage. Surprise qu’Isabelle fût si longanime, jalouse pour sonfrère, elle se leva, disant qu’elle allait rejoindreMme Allen.

– Si vous voulez m’accompagner,Isabelle…

Isabelle n’en manifesta nul désir. Elle étaitextrêmement lasse, et c’était si odieux de s’exhiber dans laPump-Room. Puis, si elle quittait sa place, comment ses sœurs larejoindraient-elles ? Elle attendait ses sœurs d’un moment àl’autre. Sa chère Catherine devait l’excuser, et se rasseoirtranquillement. Mais Catherine aussi savait, à l’occasion, êtreentêtée. Juste à ce moment Mme Allen venait luiproposer de rentrer. Elle la suivit donc et sortit de la Pump-Room,laissant Isabelle en tête à tête avec le capitaine Tilney. Elle lesquittait, très ennuyée qu’ils restassent ensemble. Il lui semblaitque le capitaine Tilney s’éprenait d’Isabelle, et qu’Isabelle,inconsciemment, l’encourageait. Oh ! ce devait êtreinconsciemment : l’affection d’Isabelle pour Jamesn’était-elle pas aussi sûre, aussi avouée que leur engagementmême ? Douter de la fidélité ou de la pureté de ses intentionsétait impossible. Et cependant les façons deMlle Thorpe avaient été étranges. Catherine eûtsouhaité qu’Isabelle laissât mieux percer dans ses parolesl’Isabelle coutumière et parlât moins d’argent ; qu’elle nemontrât pas, un instant après, tant de plaisir à voir le capitaineTilney. Comme il était étrange qu’Isabelle ne s’aperçût pas del’admiration de cet homme ! Il tardait à Catherine de lamettre sur ses gardes, pour qu’elle ménageât les susceptibilités deJames et épargnât au capitaine une déception.

Que le frère eût bien voulu la distinguer,cela ne palliait pas, aux yeux de Catherine, la légèreté de lasœur. Elle était d’ailleurs aussi loin de croire sincèrel’affection de John que de la souhaiter. Elle n’avait pas oubliéqu’il pouvait se tromper. Quelquefois même, ses erreurs étaienténormes : n’avait-il pas affirmé lui avoir fait une demande etavoir obtenu d’elle un encouragement ? Qu’il eût jugé à proposde se croire amoureux d’elle, elle n’en tirait certes pasvanité : elle en éprouvait le plus vif étonnement. Isabelleavait parlé des attentions de John : Catherine n’en avaitjamais remarqué aucune. Isabelle, il est vrai, avait dit tant dechoses ! et sans beaucoup y penser, sans doute. Catherines’arrêtait à cette pensée, à la fois tranquillisante etconsolatrice.

XIX

Des jours passèrent pendant lesquelsCatherine, sans aller jusqu’à soupçonner son amie, ne puts’empêcher de la soumettre à une observation attentive. Le résultatde cet examen fut assez fâcheux. Isabelle apparaissait trèsversatile. À la vérité, tant qu’elle était à Edgar’s Buildings ou àPulteney Street, il ne semblait pas que ses manières se fussentbeaucoup modifiées. Si l’on remarquait en elle un rien de cettedistraction dont Catherine n’avait d’ailleurs jamais entendu parleravant qu’Isabelle s’en targuât, il était loisible de ne voir làqu’un charme nouveau. Mais qu’en public elle accueillît par desattentions les attentions du capitaine Tilney et qu’elle luidistribuât des sourires presque aussi libéralement qu’à James, lechangement valait qu’on s’y arrêtât. Où voulait-elle envenir ? Cela dépassait la compréhension de Catherine. Sansdoute, Isabelle pouvait ne pas se rendre compte du mal qu’ellefaisait ; alors, il y avait là de sa part, une insouciance sipersistante que Catherine ne pouvait pas se borner à laconstater : James en était la victime.

Elle le voyait grave et soucieux. Si peuattentive au bonheur immédiat de James que fût la femme qui luiavait donné son cœur, à elle ce bonheur importaittoujours. Elle était affligée aussi pour le pauvre capitaineTilney. Quoique son air ne plût pas à Catherine, le nom qu’ilportait lui était un passeport auprès d’elle. Elle pensait avecapitoiement à la déception qu’il se préparait : à voir sesfaçons, elle ne pouvait, en effet, admettre qu’il fût instruit del’engagement d’Isabelle, malgré ce qu’elle avait cru entendre à laPump-Room. Il pouvait être amoureux d’Isabelle et jaloux de James,qu’il croyait amoureux au même titre que lui. Si elle avait vuautre chose dans les paroles du capitaine Tilney, c’est qu’elles’était méprise. Elle désirait, par quelque douce remontrance,rappeler son amie au sens de la situation et la mettre en gardecontre une double cruauté. Mais quand, par fortune, lescirconstances lui permettaient de hasarder un avertissement, cetavertissement se heurtait à l’incompréhension d’Isabelle. Dans sadétresse, l’idée que la famille Tilney partirait dans quelquesjours pour le Gloucestershire devenait la principale consolation deCatherine. La disparition du capitaine Tilney apaiserait tous lescœurs, sauf celui du capitaine. Mais le capitaine Tilney n’avaitpas, pour le moment, le dessein de partir. Il resterait encore àBath. Quand Catherine le sut, sa résolution fut vite prise. Elles’adressa à Henry Tilney :

– Je regrette bien que votre frère aitpour Mlle Thorpe une si vive affection ; maisvous devriez, ne croyez-vous pas ? lui dire qu’Isabelle estdéjà promise.

– Mon frère ne l’ignore pas.

– Il ne l’ignore pas ! Alorspourquoi reste-t-il ici ?

Henry ne répondit pas et tenta de changerl’objet de la conversation ; mais elle insista :

– Pourquoi ne lui dites-vous pas departir ? Plus il restera, plus il aura de peine. Je vous enprie, conseillez-lui, dans son intérêt et dans celui de tous, dequitter Bath bien vite. L’absence et le temps lui rendront la paix.Ici, qu’a-t-il à espérer ? S’il reste, il n’en sera que plusmalheureux.

Henry répondit en souriant :

– Ce n’est évidemment pas ce que sepropose mon frère.

– Alors, il faut lui persuader de s’enaller.

– On ne persuade pas sur commande.Pardonnez-moi, je ne puis rien tenter dans ce sens. C’est moi quilui ai dit l’engagement de Mlle Thorpe. Il sait cequ’il fait ; il est le maître de ses actions.

– Non, il ne le sait pas ! s’écriaCatherine. Il ne sait pas le chagrin qu’il fait à mon frère. Nonpas que James m’en ait parlé, mais je suis sûre qu’il est bientriste, de tout cela.

– Êtes-vous sûre que la faute en soit àmon frère ?

– Oui, très sûre.

– Est-ce les attentions de mon frère oula façon dont Mlle Thorpe les accueille qui causentce chagrin ?

– N’est-ce pas la même chose ?

– Je pense que M. Morlanddistinguerait. Un homme ne s’offense pas des attentions d’un autrehomme pour la femme qu’il aime. C’est la femme qui peut faire deces attentions une cause de tourment.

Catherine rougit pour son amie.

– Isabelle a tort. Mais elle ne peut,j’en suis sûre, vouloir peiner mon frère : elle l’aimebeaucoup ; elle l’a aimé dès le premier jour. Pendant qu’onattendait le consentement de mon père, elle se mouraitd’impatience. Elle aime James, je vous assure.

– Je comprends : elle aime James etfleurette avec Frédéric.

– Oh ! non, elle ne fleurette pas.Une femme qui aime ne fleurette pas.

– Il est probable qu’elle n’aime ni nefleurette aussi consciencieusement que si elle se contentait soitd’aimer, soit de fleureter : chacun des concurrents doit yperdre.

Un court silence, et Catherinereprit :

– Alors vous ne croyez pas qu’Isabelleaime tant mon frère ?

– Je ne saurais avoir d’opinion sur cepoint.

– Mais… que peut vouloir votrefrère ? S’il connaît leur engagement, à quoi tend saconduite ?

– Vous questionnez d’une façon trèsserrée.

– Est-il vrai ? Je demande toutsimplement ce que je désire qu’on me dise.

– Mais demandez tout simplement ce que jepeux vous dire ?

– Oui, je pense. Car vous devez connaîtrele cœur de votre frère.

– Le cœur de mon frère… – puisque, aussibien, vous employez ce mot, – je ne puis faire, en ce qui leconcerne, que des conjectures.

– Eh bien ?

– Eh bien, non ! S’il s’agit deconjecturer, que chacun conjecture à sa guise. Se guider sur laconjecture d’un autre est trop décevant. Les prémisses sont devantvous. Mon frère est un jeune homme très vivant, peut-être un peuléger parfois. Il connaît votre amie depuis environ une semaine etil a appris son engagement presque aussitôt.

– Enfin, dit Catherine après avoirréfléchi, vous pouvez être capable de discerner les intentions devotre frère, mais non pas moi. Tout cela n’ennuie-t-il pas votrepère ? Ne désire-t-il pas que le capitaine Tilney parte ?Si votre père lui parlait…

– Ma chère miss Morland, dit Henry, dansvotre sollicitude pour le bonheur de votre frère, ne croyez-vouspas que vous errez ? N’allez-vous pas un peu loin ? Voussaurait-il gré, soit pour lui, soit pourMlle Thorpe, d’admettre que les sentiments et laconduite de son amie dépendent de la présence du capitaineTilney ? N’y a-t-il de sécurité pour lui que dans sa solitudeà elle ? Ou bien ne peut-elle lui garder sa foi que si soncœur n’est sollicité par personne ? Il ne peut penser cela etcertainement ne voudrait pas que vous le pensiez. Je ne vous dispas : « Ne soyez pas inquiète. » Je sais que vousêtes inquiète. Mais soyez-le le moins possible. Vous ne doutez pasdu mutuel attachement de votre frère et de votre amie ?Concluez donc qu’entre eux, il ne peut y avoir ni jalousie réelle,ni désaccord qui dure. Mieux que vous, chacun d’eux voit clair dansle cœur de l’autre. Ce qu’ils peuvent attendre l’un de l’autre, ilsle savent exactement et quelle est la mesure de ce qu’ils peuventsupporter. Tenez pour certain qu’Isabelle ne taquinera James quejusqu’à la limite où James cesserait d’y prendre plaisir.

Comme elle gardait un air morose et dubitatif,il ajouta :

– Quoique Frédéric ne parte pas avecnous, il demeurera sans doute peu de temps ici. À peine quelquesjours peut-être. Son congé expire bientôt, et il doit rejoindre sonrégiment. Alors que restera-t-il de leurs relations ? Le messboira à Isabelle Thorpe sur l’invitation du capitaine pendantquinze jours, et Isabelle Thorpe rira avec votre frère, pendant unmois, de la passion du pauvre Tilney.

Catherine cessa enfin de lutter contre sapropre tranquillité. Henry n’était-il pas plus expérimentéqu’elle ? Elle s’en voulut d’avoir été si inquiète, et ellerésolut de ne plus prendre les choses au tragique. Au surplus, cequi suivit ne lui en eût fourni l’occasion. Les Thorpe passèrent àPulteney Street la dernière soirée du séjour de Catherine. Jamesétait de très bonne humeur. Isabelle était gracieusement calme. Satendresse pour son amie semblait être son sentiment dominant :mais, en ces minutes, n’était-ce pas tout naturel ? Une fois,elle contredit nettement James ; une fois, elle retira sa mainqu’il avait prise. Catherine, encore sous l’impression des parolesde Henry, admit que ces réserves légères eussent leur raisond’être. On peut se figurer les adieux – embrassades, larmes,promesses – de ces jolies filles.

XX

M. et Mme Allen étaientfort tristes de perdre leur jeune compagne. De par son humeurcharmante, elle leur avait été précieuse et la joie qu’ils luidonnaient avait été un adjuvant à leur plaisir. Mais le bonheurqu’elle ressentait à accompagner son amie était pour atténuer leursregrets, et, comme ils ne devaient rester à Bath qu’une semaineencore, ils ne souffriraient pas trop longtemps de son absence.M. Allen l’accompagna jusqu’à Milsom Street, où elle devaitdéjeuner. Il la vit parmi ses nouveaux amis qui lui faisaient leplus gracieux accueil. Émue de se trouver en quelque manièreincorporée aux Tilney, inquiète à l’idée qu’ils pouvaient perdre labonne opinion qu’ils avaient d’elle, Catherine, dans la gêne descinq premières minutes, eût presque souhaité retourner à PulteneyStreet avec M. Allen.

Les façons de Mlle Tilney etle sourire de Henry eurent vite atténué son malaise, mais lesattentions incessantes du général l’empêchaient de se ressaisirtout à fait. Ce n’était pas sans remords qu’elle se l’avouait, maiselle eût voulu qu’on s’occupât moins d’elle. La sollicitude dugénéral, son insistance à forcer un appétit qui réluctait, sescraintes qu’elle ne trouvât rien d’assez délicat, elle qui n’avaitjamais vu une table si somptueuse, lui rappelaient trop sa qualitéd’invitée. Elle se sentait indigne de tant d’égards et ne savaitcomment y répondre. En outre, le général s’impatientait del’absence de son fils aîné, et il déclara, quand enfin Frédéricparut, que tant de paresse le mécontentait fort. Cette algaraden’était pas de nature à augmenter l’assurance de Catherine. Elleétait très attristée d’une réprimande si disproportionnée au délit,et son chagrin s’accrut encore quand elle découvrit qu’elle étaitla cause efficiente de la semonce : le retard, en effet, étaitproclamé irrespectueux pour elle. Ce grief la mettait dans unesituation très désagréable. Elle ressentit une grande compassionpour le capitaine Tilney.

Il écouta son père en silence, ne tenta aucunejustification, ce qui confirma Catherine dans la pensée que, hantéd’Isabelle, il n’avait pu s’endormir qu’après des heures, – d’où unlever si tardif. C’était la première fois qu’elle se trouvaitnettement en la compagnie de Frédéric Tilney : elle allaitdonc se documenter sur lui… Mais il parla à peine, tant que le pèrefut dans la salle à manger. Et il avait la gorge si serrée parl’émotion que, même après, elle n’entendit de lui que ces mots àmi-voix :

– Que je serai donc content quand vousserez tous partis !

L’agitation du départ n’eut rien de joyeux.L’horloge marquait dix heures quand on descendit les malles. Or, legénéral Tilney avait décrété le départ pour cette même heure. Sonmanteau, au lieu de lui être apporté de sorte qu’il pût s’enenvelopper immédiatement était étalé dans le curricle qu’il devaitoccuper avec son fils. Dans l’autre voiture devaient prendre placetrois personnes, et pourtant le strapontin n’était pas tiré, et lafemme de chambre avait tellement encombré les sièges de paquets queMlle Morland n’aurait où s’asseoir. Le généralétait si ému par cette appréhension qu’en aidant Catherine àmonter, il faillit faire choir sur le pavé le nouveau nécessaire àécrire de la jeune fille. Enfin la portière se ferma sur les troisfemmes, et l’attelage partit de ce pas mesuré dont quatre beauxchevaux bien nourris et appartenant à un gentleman accomplissentordinairement un voyage de trente milles. C’était la distance quiséparait Bath de Northanger. Elle devait être parcourue en deuxétapes égales. Catherine renaissait déjà à la gaîté : avecMlle Tilney elle ne ressentait aucune contrainte.L’attrait d’une route nouvelle, la perspective d’une abbaye, uncurricle à l’arrière, elle n’éprouva nul regret quand Baths’évanouit dans l’espace, et les pierres milliaires se succédaientavec une vitesse qui l’étonnait. Puis ce furent deux heures d’ennuiau relais de Petty France, où il n’y avait autre chose à faire quemanger sans avoir faim et rôder çà et là sans qu’il y eût rien àvoir, station qui ne laissa pas d’atténuer un peu l’admiration deCatherine pour leur manière de voyager, pour le style del’attelage, pour les postillons à la belle livrée qui d’unmouvement régulier se soulevaient sur la selle, pour les piqueurssi bien montés. Cet arrêt pourtant n’eût rien eu de bien fâcheux,si le commerce de nos voyageurs eût été plus facile : mais ilsemblait que le général Tilney, encore qu’un très charmant homme,fût un frein à la gaîté de ses enfants. Seul il parla, et pourexécrer tout ce que fournissait l’hôtellerie et vitupérer lesdomestiques. La crainte qu’il inspirait à Catherine en fut accrue,et les deux heures qu’elle passa au relais lui semblèrentinterminables.

Enfin l’ordre d’élargissement fut donné.Catherine fut très surprise de l’offre que lui fit le général de leremplacer dans le curricle pour le reste du voyage. La journéeétait belle et il désirait qu’elle vît le pays le mieuxpossible.

Au souvenir de l’opinion de M. Allen,touchant les promenades des jeunes gens en voiture découverte, ellerougit, et sa première pensée fut de refuser : la seconde futplus déférente envers le général Tilney : il ne pouvaitproposer rien que de convenable. Quelques instants après, elleétait installée à côté de Henry Tilney, heureuse autant qu’on peutl’être. Il ne fallut pas une longue expérience pour la convaincrequ’un curricle est l’équipage par excellence : la chaise deposte s’avançait avec majesté, certes ; mais c’était unepesante et fastidieuse machine et qui avait motivé – elle nepouvait aisément l’oublier – leur arrêt de deux heures à PettyFrance : la moitié de ce temps eût suffi au curricle, et siagiles étaient ses trotteurs que, si le général Tilney n’avaitdécidé que la chaise ouvrirait la marche, ils auraient pu ladépasser facilement ; mais le mérite du curricle,n’appartenait pas seulement aux chevaux : Henry conduisait sibien, avec tant de calme et si peu d’ostentation. (Quelle disparateavec cet autre conducteur de coches qui fouettait et sacrait surles routes de Bath !) Son chapeau était si biend’aplomb ; les collets innumérables de son manteaus’étoffaient si galamment ! Après le bonheur de danser avecHenry Tilney, il n’était évidemment bonheur que d’être ainsiconduite par lui. Il la remerciait au nom de sa sœur, qui,disait-il, n’était pas dans une situation à envier : ellen’avait pas de compagnes et, en l’absence, fréquente, de son père,était souvent bien seule.

– Mais, objectait Catherine, nerestez-vous pas auprès d’elle ?

– Northanger n’est qu’à demi ma demeure.Je suis installé à Woodston, qui est à vingt milles de la maison demon père. J’y passe forcément une partie de l’année.

– Comme cela doit vous êtrepénible !

– Il m’est toujours pénible d’être loind’Éléonore.

– Oui ; mais, outre votre affectionpour elle, vous devez tant aimer l’abbaye. Habitué à une telledemeure, vous trouvez sans doute bien déplaisant un presbytèrepareil à tous les autres.

Il sourit.

– Vous vous êtes fait une image trèsséduisante de l’abbaye.

– Certes. N’est-ce pas là un de ces vieuxmonuments si beaux que décrivent les livres ?

– Êtes-vous prête à affronter leshorreurs qu’enclôt un monument pareil à ceux « que décriventles livres » ? Avez-vous le cœur ferme ? les nerfsassez bien trempés pour voir sans épouvante glisser un panneau ouonduler une tapisserie ?

– Oh, oui ! Je ne m’effrayerai pasfacilement, me semble-t-il ; il y aura tant de monde !Puis l’abbaye n’est jamais restée inhabitée. Ce n’est pas une deces demeures longtemps laissées à l’abandon et où s’installent, unbeau jour, les descendants des hôtes de jadis.

– Bien entendu, et nous n’aurons pas ànous avancer, à pas hasardeux, sous de ténébreuses voûtes éclairéespar les rayons avares d’un feu qui expire ; nous n’étendronspas nos couches dans une salle sans fenêtres, sans portes, sansmeubles. Mais vous devez savoir que, quand une jeune personne estintroduite dans une demeure de ce genre, elle est toujours logée àpart. Pendant que ses hôtes se replient en silence vers l’ailequ’ils habitent, Dorothée, l’antique femme de charge, la conduitcérémonieusement, par un autre escalier et de sombres couloirs, àun appartement déshabité depuis qu’y mourut, vingt ans passés, unvague parent. Ne craindrez-vous pas pour votre raison, quand vousvous trouverez dans cette chambre trop spacieuse, qu’éclaire unlumignon dont les lueurs misérables meurent sur une haute lisse àpersonnages, et où un lit drapé de lourd velours pourpre ou vertsombre s’allonge funèbre ? Votre cœur ne faillira-t-ilpas ?

– Oh ! mais rien de tout cela nem’arrivera, j’en suis sûre.

– Combien craintivement vousinventorierez le mobilier de votre chambre ! Et quedistinguerez-vous ? Tables, toilettes, armoires nicommodes ; mais, peut-être, là les débris d’un luth, là unlourd coffre que nul effort ne peut ouvrir, au-dessus de lacheminée le portrait de quelque inquiétant guerrier sur lequel vosyeux s’hallucineront. Dorothée, cependant, que trouble votresurvenue, vous regarde anxieuse et risque quelques spécieux avis.Sous couleur de relever votre courage, elle vous confirme dansl’idée que cette partie de l’abbaye est hantée et vous avertitqu’aucun domestique ne saurait entendre votre appel. Sur ceréconfortant adieu, elle fait la révérence et se retire. Vousécoutez jusqu’à leur résonnance dernière ses pas s’éloigner etquand, le cœur défaillant, vous voulez fermer la porte, vousconstatez qu’elle n’a pas de serrure.

– Oh ! monsieur Tilney, comme c’esteffrayant ! C’est absolument comme dans les livres. Maiscertainement rien de tout cela ne m’arrivera. Je suis sûre quevotre femme de charge n’est pas cette Dorothée… Etensuite ?…

– Peut-être, la première nuit, ne sepassera-t-il rien d’insolite. Après avoir surmonté l’appréhensionque ce lit vous inspire, vous vous y glisserez enfin et, quelquesheures, vous dormirez d’un sommeil trouble. La seconde nuit, latroisième au plus tard, se déchaînera sans doute un orage. Descoups de tonnerre à ébranler l’édifice jusqu’à sa base serépercuteront dans les monts d’alentour, et, tandis que sifflerontplus fort les rafales accompagnatrices, vous croirez discerner (carvotre lampe n’est pas éteinte) qu’un pan des tentures remue.Incapable de réprimer votre curiosité en une si propice occurrence,vous vous lèverez et, vous drapant d’un peignoir, vous irez vers lemystère. Après un court examen, vous découvrirez dans la tapisserieune fente si habilement dissimulée qu’elle devait défierl’inspection la plus minutieuse. Écartant les pans, vous apercevrezune porte défendue uniquement par de fortes barres et un verrou.Vous réussissez à l’ouvrir, et, la lampe à la main, lafranchissez : vous êtes maintenant dans une petite pièce àvoûte surbaissée.

– Non, vraiment, j’aurais trop peur.

– Comment ! Quand Dorothée vous alaissé entendre qu’il y a, entre votre appartement et la chapellede Saint-Antoine, distante de deux milles à peine, un secret etsouterrain chemin ! Reculeriez-vous devant une aventure sisimple ? Non, non, vous passerez donc de l’étroite sallevoûtée dans d’autres salles et dans d’autres encore, sans remarquerdans aucune d’elles rien d’anormal. Dans l’une, peut-être,verrez-vous un poignard, dans une autre des gouttes de sang, dansune troisième les vestiges de quelque instrument de torture. Maiscomme il n’y a rien, en tout cela, que de très naturel et commevotre lampe est sur le point de s’éteindre, vous vous décidez àrentrer dans votre appartement. Dans une des salles que voustraversez en revenant sur vos pas, vous apercevrez soudain unantique cabinet ébène et or, que vous n’aviez pas vu malgré votreminutieux examen. Sous l’empire d’un irrésistible pressentiment,vous vous approchez. Vous ouvrez les battants, visitez les tiroirs,sans rien découvrir qui vaille l’attention, un amas de diamantstout au plus. Mais vous avez touché un ressort secret, un panneauintérieur s’est ouvert : vous apercevez un rouleau de papier.Vous le saisissez : c’est un manuscrit volumineux. Riche de cetrésor, vous courez à votre chambre. À peine avez-vous pudéchiffrer : « Oh ! qui que tu sois, toi entre lesmains de qui est tombé ce mémorial de la déplorableMathilde… » la mèche s’éteint au bec de la lampe : vousêtes dans les ténèbres.

– Oh, non ! non ! ne dites pascela !… Je vous en prie, continuez.

Mais Henry était trop amusé par le spectaclede l’émoi de sa compagne pour être capable de continuer le jeu etde maintenir plus longtemps sa voix dans le ton solennel du sujet.Il déclara remettre à l’imagination de Catherine le soin d’acheverla lecture des malheurs de Mathilde. Catherine, reprenantpossession d’elle-même, fut honteuse d’avoir montré une si avidecuriosité : elle affirma que son attention avait été séduite,mais non pas sa foi. Elle était certaine queMlle Tilney ne la logerait pas dans une tellechambre. Elle n’avait nulle crainte à ce sujet.

Comme approchait la fin du voyage, sonimpatience de connaître Northanger, qu’avait atténuée uneconversation relative aux sujets les plus divers, reprit le dessus,et, à chaque détour de la route, elle espérait, avec une craintereligieuse, voir surgir d’un massif de chênes ses murailles depierre grise et étinceler au soleil du soir ses hautes fenêtresgothiques. Mais le bâtiment était si peu élevé qu’elle avaitfranchi les portes d’enceinte et se trouvait en plein sur leterritoire de Northanger sans avoir vu même une antiquecheminée.

Elle ne savait pas bien si elle devaits’étonner, et pourtant il y avait dans cette façon d’aborderl’abbaye quelque chose qui la déconcertait. Longer des bâtimentstout modernes, se trouver et si naturellement dans l’enceinte del’abbaye, rouler si vite sur un fin gravier, tout cela sansobstacles, sans alertes, sans cérémonial d’aucune sorte, voilà quila frappait comme un fait étrange et contradictoire. Quoi qu’il ensoit, elle n’eut pas le loisir d’une ratiocination plus longue. Unpaquet de pluie venait de la frapper au visage, et tout son effortde pensée se consacra à la sauvegarde de son chapeau de pailleneuf. Elle était alors sous les murs mêmes de l’abbaye. Elle sautade la voiture avec l’aide de Henry et se trouva sous l’antiqueporche, à l’abri. Aussitôt elle pénétrait dans le vestibule oùl’attendaient pour lui souhaiter la bienvenue, son amie et legénéral, – et nul présage de malheur, pas le moindre rappel dequelque scène d’horreur dont eût été témoin l’imposant édifice. Levent n’avait point porté vers Catherine les soupirs de lavictime ; il se contentait de porter une brume épaisse et defaire claquer les jupes de la jeune fille. Celle-ci était prête àfaire son entrée au salon et capable de se rendre compte de ce quise passait autour d’elle.

Une abbaye ! Quelle joie, être vraimentdans une abbaye ! Mais à l’examen des aîtres, elle douta quece qu’elle avait sous les yeux correspondît à cette notion. Dans saprofusion et son élégance, le mobilier était selon le goût moderne.La cheminée, dont elle s’attendait à voir se développersculpturalement le vétuste manteau, se restreignait à un Rumfordavec plaques de marbre et porcelaines ornementales. Les fenêtres,qu’elle regarda avec un intérêt tout particulier, le général ayantdit qu’il en avait respecté religieusement la forme gothique, nerépondaient pas aux promesses de son imagination. Certes, leur arcavait été conservé, leur forme était gothique, mais leurs vitresétaient si grandes et si limpides ! À une imagination quis’était représenté des fenêtres à étroits croisillons, à épaismeneaux, à vitraux, poussiéreuses et décorées de toiles d’araignée,la réalité était déconcertante.

Le général, voyant Catherine regarder autourd’elle, se mit à parler de l’exiguïté de la pièce, de la simplicitédu mobilier qui, destiné à un usage journalier, ne visait qu’auconfort, etc. Du moins, dans l’abbaye, y avait-il, il s’enflattait, quelques pièces point indignes de l’attention deCatherine, et il célébrait la riche dorure de l’une d’elles, quand,tirant sa montre, il s’arrêta net pour proférer avecstupéfaction :

– Cinq heures moins vingt !

Ce fut le signal de la dispersion. Catherinefut entraînée par Mlle Tilney avec une hâte qui luiapprit quelle stricte ponctualité était exigée à Northanger.

Elles retraversèrent l’immense vestibule, etgravirent un monumental escalier de chêne ciré qui, de volées enpaliers, les conduisit à une longue et spacieuse galerie. D’uncôté, une rangée de portes ; de l’autre, des baies quidonnaient sur une cour rectangulaire. Déjà,Mlle Tilney menait Catherine vers une chambre, oùelle ne resta qu’un moment, le temps d’exprimer l’espoir que lelogis fût trouvé confortable. Elle quitta Catherine, en luirecommandant de faire à sa toilette le moins de changementspossible.

XXI

D’un coup d’œil, Catherine vit que sa chambreétait très différente de celle qu’avait décrite si pathétiquementM. Tilney. Elle n’était pas vaste outre mesure ; les mursétaient tendus de papier ; un tapis recouvrait leplancher ; les fenêtres n’étaient pas en moins bon état nimoins claires que celles du salon : sans être du derniergenre, le mobilier était élégant et confortable : l’ensembleétait loin d’être triste. Instantanément rassurée, Catherinerésolut de ne pas s’attarder à un examen de détail : elle nevoulait pas mécontenter le général par un retard. Elle enleva sarobe prestement et se disposait à tirer de leur enveloppe sesobjets de toilette, quand soudain son regard tomba sur un coffrerelégué dans une profonde encoignure, près de la cheminée. Ellesoubresauta et, oubliant toute autre chose, dans un étonnementimmobile elle contempla le coffre, cependant que la traversaientces pensées :

– Voilà qui est étrange ! Je nem’attendais pas à cette découverte ! Ce coffre énorme !Que peut-il contenir ? Pourquoi l’avoir placé là ? On l’amis à l’écart, comme pour le cacher… Si je regardais… Coûte quecoûte, je saurai ce qu’il contient… et même tout de suite… en pleinjour. Le soir, ma lumière pourrait s’éteindre.

Elle s’approcha du coffre, l’examina de toutprès : ses parois de cèdre étaient curieusement incrustéesd’un bois plus sombre ; il avait un support bas de cèdresculpté ; la serrure était d’un argent terni par le temps, etles poignées d’argent étaient rompues, décelant peut-être quelqueétrange violence ; le centre du couvercle se marquait d’unmonogramme du même métal. Catherine se pencha, mais sans parvenir àle déchiffrer. De quelque côté qu’elle se mît, la seconde lettrepersistait à ne pas être un T. Et que ce fût une autre lettre, il yavait là de quoi susciter un étonnement peu ordinaire, cette maisonappartenant aux Tilney. S’il n’était pas originairement leur, parquel concours de circonstances ce coffre leur était-iléchu ?

Sa curiosité allait croissant. De ses mainstremblantes, Catherine dégagea le moraillon. Avec difficulté, carquelque chose semblait contrarier ses efforts, elle parvint àsoulever de deux ou trois pouces le couvercle. À ce moment, un coupà la porte la fit tressaillir ; elle retira la main et lecouvercle retomba lourdement. L’intruse était une femme de chambrequi, sur l’ordre de Mlle Tilney, venait offrir sesservices. Catherine la congédia, mais, rappelée à la réalité, et endépit de son anxieux désir de pénétrer un mystère, elle procéda àsa toilette sans autre délai. Elle n’allait pas vite, car sespensées et ses regards étaient encore fixés sur l’inquiétantobjet ; et, quoiqu’elle n’osât consacrer une minute à unenouvelle tentative, elle ne pouvait se désintéresser du coffre.Cependant, quand elle eût passé une des manches de sa robe, satoilette semblait si près d’être finie qu’elle crut pouvoir donnerun gage à sa curiosité. Oh, il ne s’agissait que d’une minute. Elleferait un effort si décisif que le couvercle, si une puissanceocculte ne le maintenait, céderait. Elle s’élança donc, et sonespoir ne fut pas déçu. Le couvercle se souleva et, à ses yeuxétonnés, parut, soigneusement pliée et seule dans l’immensité ducoffre, une courtepointe en coton blanc.

Elle la considérait, et l’étonnement rosissaitses joues, quand Mlle Tilney, qui craignait queCatherine se mît en retard, entra dans la chambre. À la honted’avoir donné asile à une absurde espérance s’ajoutait en Catherinela honte d’être surprise.

– C’est un curieux vieux coffre, n’est-cepas, dit Mlle Tilney comme Catherine se hâtait dele refermer et retournait à la glace. On ne sait depuis combien degénérations il est ici. Comment arriva-t-il dans cettechambre ? je l’ignore ; mais je ne l’ai pas faitdéplacer ; on pouvait y mettre des chapeaux et des bonnets. Lepis est qu’on ne l’ouvre pas facilement. Du moins, dans ce coin, iln’encombre pas.

Catherine, impuissante à proférer une syllabe,rougissait, agrafait sa robe et prenait de sages résolutions.Mlle Tilney exprima doucement sa crainte d’unretard. En une demi-minute elles descendirent l’escalier, et leurcrainte était assez fondée, car le général arpentait le salon, samontre à la main. Au moment où elles entraient, il agita lasonnette et ordonna :

– Que le dîner soit sur la tableimmédiatement !

Ce ton impérieux troubla Catherine. Ellerestait là, pâle et haletante, inquiète pour Éléonore et Henry, etpleine de détestation pour les vieux coffres. Le général, dès qu’ill’eut regardée, récupéra sa politesse et, en conséquence, se mit àgourmander sa fille : « Elle avait harcelé Catherine etl’avait mise hors d’haleine alors qu’il n’y avait nulle raison detant se hâter. » Catherine ne put se consoler de cetteréprimande inopportune que lorsque, tous bien installés à table, legénéral arbora un sourire débonnaire et qu’elle sentit s’aiguiserson appétit de voyageuse.

La salle à manger était une pièce plus grandeencore que le salon. Son luxe emphatique échappait à l’observationpeu exercée de Catherine, qui remarquait surtout sa vastitude et lenombre des serviteurs. Elle exprima son admiration de tantd’espace. Sur quoi, le général, l’air très gracieux, convint que lasalle n’était pas par trop petite : il avoua ensuite que, sipeu soucieux qu’il fût de ces choses, il considérait une grandesalle à manger comme indispensable. Du reste, il supposait qu’elleavait accoutumé de voir, chez les Allen, des pièces bien plusspacieuses encore…

– Point du tout, dit Catherine.

Et elle exposa que la salle à manger deM. Allen, était plus petite de moitié. De sa vie elle n’avaitvu une pièce aussi grande. La bonne humeur du général s’accentua.Voilà : comme il avait, lui, de telles pièces, ilpensait que le plus simple était qu’il s’en servît : mais, surson honneur, il croyait que les pièces plus petites de moitiédevaient être plus confortables. La maison de M. Allen, il enétait sûr, était à souhait.

La soirée s’écoula sans émotion nouvelle et,le général ayant été appelé au-dehors, avec plus de franche gaieté.C’est seulement en sa présence que Catherine ressentait de sonvoyage une légère fatigue. Mais, même alors, même dans les momentsde contrainte, elle éprouvait une sensation de plénitude, etpouvait penser à ses amis de Bath sans souhaiter être auprèsd’eux.

La nuit fut orageuse. Durant l’après-midi, levent avait soufflé par intervalles. À l’heure où se séparèrent lesTilney et Catherine, il ventait et pleuvait avec violence. Commeelle traversait le vestibule, elle entendit le bruit desbourrasques et devint attentive. Au lointain des bâtiments, uneporte claqua. Catherine, pour la première fois, sentit qu’elleétait dans une abbaye. Oui, c’étaient là les bruitscaractéristiques. Ils évoquèrent profusément à sa mémoire tellessituations terribles, telles scènes d’horreur dont tant d’édificesde cette sorte avaient été les témoins, et qui avaient eu destempêtes pareilles pour avant-courrières. Elle n’avait rien àcraindre, elle, des assassins de la douzième heure ou des galantsivres. Certainement ce que lui avait dit Henry était simple jeu.Dans une maison si habitée, quel danger pouvait-elle courir ?Comme dans sa propre chambre de Fullerton, elle entrerait dans sachambre de Northanger – qui, détail rassurant, était à deux portesde celle de Mlle Tilney. Ainsi, elle raffermissaitson âme et gravissait l’escalier.

Ce fut d’un cœur assez ferme qu’elle pénétradans sa chambre, où la flamme joyeuse d’un feu de bois lui fut unnouveau réconfort. Elle alla vers la cheminée.

– Comme c’est mieux de trouver un bon feuque d’attendre en grelottant, comme ont fait tant de jeunespersonnes, que toute la famille soit couchée et que la vieilleservante arrive, effrayante sous son fagot ! Si Northangern’eût pas été ce qu’il est, je ne sais si j’aurais pu répondre demon courage. Mais ici, il n’y a rien qui soit pour vousalarmer.

Elle eut un regard circulaire. Les rideaux desfenêtres semblaient remuer. Sans doute le vent pénétrait par lesinterstices des volets… Hardie et fredonnant un air, elle alla s’enassurer. Elle entrebâilla les rideaux, ne remarqua rien, mit lamain contre le volet intérieur et constata que le vent s’insinuait.Un coup d’œil au coffre, comme elle revenait sur ses pas, et ellese railla des craintes de son imagination désœuvrée, puis ellecommença, en une indifférence heureuse, à faire sa toilette denuit. Elle prendrait son temps, ne se presserait pas ; il luiimportait peu de rester debout la dernière de toute la maisonnée.Elle ne rechargerait pas le feu : elle n’avait pas besoin dela protection de la lumière, une fois couchée. Le feu mourutlentement. Catherine, qui avait mis près d’une heure à faire satoilette, songeait à se mettre au lit, quand, jetant un dernierregard par la chambre, elle aperçut un antique cabinet de boisnoir, qu’elle n’avait point encore remarqué quoiqu’il fût assez enévidence. Les paroles de Henry, sa description du cabinet d’ébènequi tout d’abord échapperait à son observation, lui revinrentaussitôt à la mémoire. Il y avait là une coïncidence remarquable.Elle prit sa lampe et examina le cabinet. À la vérité, il n’étaitpas ébène et or ; c’était un laque du Japon, fort beau et dontles arabesques, à la lueur de la lampe, luisaient comme de l’or,sur le noir du champ.

La clef était dans la serrure. Catherine eutle caprice d’explorer le meuble, non qu’elle espérât y fairequelque découverte, mais la présence, là, de ce cabinet était siétrange après ce que Henry avait dit ! D’ailleurs, le sommeilne la visiterait pas avant qu’elle sût à quoi s’en tenir. Ayantplacé la lampe précautionneusement sur une chaise, elle essaya, etsa main tremblait, de tourner la clef dans la serrure : laclef résista. Inquiète, point découragée, elle tenta de l’autresens : le pêne glissa. Elle était victorieuse… Mais, combienétrangement mystérieux ! la porte encore était close.

Le vent rauquait dans la cheminée ; lapluie s’abattait torrentielle sur les vitres ; les chosesparlaient avec concordance le langage de la terreur. Pourtant, seretirer dans son lit, sans avoir pénétré les arcanes du cabinet,Catherine ne le pouvait. Elle se remit à l’œuvre, tournantnerveusement la clef en tous sens : la porte soudain céda. Soncœur sauta d’allégresse. Elle ouvrit un battant, puis l’autre,qu’assuraient des verrous moins rebelles que la serrure. Apparut undouble rang de petits tiroirs, au-dessus et au-dessous desquelss’alignaient des tiroirs plus grands ; au centre, une petiteporte fermée à clef défendait, selon toutes probabilités, unecachette d’importance.

Catherine haletait, mais son courage nefaiblit pas. Rougissante et toute sa curiosité tendue, elle ouvritun tiroir. Il était vide. Avec moins de crainte et plusd’impatience, elle en ouvrit un second, un troisième, un quatrième,elle les ouvrit tous, tous vides. Instruite à l’art de dissimulerun trésor, elle ne négligea pas l’hypothèse du double fond :elle palpa scrupuleusement chaque tiroir, en vain. Seule, restaitinexplorée la partie centrale. Quoique Catherine, n’eût« jamais eu la pensée qu’on pût trouver n’importe quoi dansn’importe quel coin du cabinet et que son insuccès ne l’eût pas lemoins du monde désappointée, il eût été absurde de ne pas levisiter entièrement, la perquisition commencée ». La porte luirésista d’abord, comme lui avait résisté la porte extérieure, puis,comme elle, céda, et Catherine aperçut, tout au fond de l’autre, unrouleau de papier. Ses genoux tremblèrent, ses joues blêmirent.D’une main incertaine, elle captura le précieux manuscrit. (Elleavait, du premier coup, discerné des caractères d’écriture.) CommeHenry l’avait prédit, elle lirait le mémorial avant de tenter lesommeil.

La lumière faiblissait. Catherine alarmée seretourna. Une extinction soudaine n’était pas à craindre. La mèchebrûlerait encore quelques heures. Catherine, afin de n’éprouver àsa lecture d’autre difficulté que celle qui résulterait del’ancienneté du document, moucha la lampe. Elle fut tout ensemble,hélas, mouchée et éteinte, la lampe. Nulle lampe n’expira jamaissur un mode plus pathétique. D’horreur, Catherine resta d’abordstupide… Tout était fini : sur la mèche nul point enignition ; en Catherine, nul espoir. Plus rien dans lachambre, que l’obscurité impénétrable et immobile.

Un brusque ressaut du vent accrut l’horreur dela nuit. Catherine tremblait de la tête aux pieds. Pendantl’accalmie qui suivit, un bruit pareil à celui de pas quis’éloignent et le fracas, au loin, d’un ventail qu’on fermefrappèrent son oreille épouvantée. Une sueur froide perlait à sonfront ; le manuscrit lui échappa ; à tâtons elle sedirigea vers son lit et s’enfouit au plus profond des couvertures.Dormir était pour elle complètement hors de question, et la tempêteétait aussi tumultueuse que son âme. Catherine d’ordinaire n’avaitpas peur du vent ; mais, cette nuit, chacune de ses rafalesétait lourde de significations. Le manuscrit trouvé d’une façon simerveilleuse, si merveilleusement accomplies les prédictions dumatin, quelle explication naturelle donner de tout cela ? Cemanuscrit, que contenait-il ? à qui pouvait-il serapporter ? comment avait-il pu rester ignoré si longtemps, etcombien singulier qu’il lui fût réservé, à elle, de ledécouvrir ! Jusqu’à ce qu’elle se fût rendue maîtresse de sateneur, elle ne connaîtrait pas la quiétude. Aux premières lueursdu jour elle le déchiffrerait. Nombreuses étaient les heures, et silongues, qui devaient s’écouler encore. Elle frissonnait. Elle setournait, se retournait dans son lit. Elle enviait les dormeurspaisibles.

Tantôt ses courtines mêmes semblaients’agiter ; tantôt la serrure de la porte était secouée commepour une irruption. Des murmures sourds rampaient par la galerie,et plus d’une fois son sang se glaça à des lamentations lointaines.Les heures et les heures passaient. Catherine avait entendu clamertrois heures par toutes les horloges de la maison… Puis, un grandcalme. La tempête s’était-elle calmée ? Catherine s’était-elleendormie ?…

XXII

Au bruit que fit la servante en repliant lesvolets, Catherine ouvrit les yeux. Il était huit heures ; lefeu brûlait déjà dans la cheminée ; un allègre matin avaitsuccédé à la nuit furieuse. Renaquirent simultanément en elle lesentiment de son existence et le souvenir du manuscrit. Elle sautadu lit dès que disparut la domestique, réunit les feuillets épars,revint en grande hâte à son oreiller, toute prête à la voluptéd’une lecture de découverte. Ce n’était pas un manuscrit aussicopieux que ceux que les romans reproduisaient pour son effroi delectrice : le rouleau, qui paraissait tout de feuillesvolantes, était de dimensions minimes, beaucoup plus petit qu’ellen’avait cru la veille.

Son œil avide parcourut rapidement une page.Était-ce possible ? ou bien ses sens la trompaient-ils ?Un inventaire de linge en vulgaires caractères modernes ! Sielle n’était pas le jouet d’une hallucination, oui, c’était bienune note de blanchissage. Elle prit un autre feuillet : mêmesarticles, avec quelques variantes ; un troisième, unquatrième, un cinquième, et le sujet persistait : chemises,bas, gilets, cravates. Deux autres feuillets étaient à peine plusimpressionnants : ils notaient des dépenses : lettres,poudre à poudrer, cordons de souliers, etc. Le plus grand feuillet,celui qui enveloppait les autres, était une ordonnance demaréchal-vétérinaire, comme l’indiquait sa première ligne :« Appliquer un cataplasme à la jument alezane. » Telleétait cette collection (laissée là, sans doute, par une fille deservice négligente) qui lui avait valu une nuit blanche. Catherinese sentit humble comme la poussière. L’aventure antérieuren’avait-elle donc pu lui enseigner la sagesse ? De son litelle apercevait un coin comme ironique du coffre. Supposer qu’unmanuscrit centenaire ait pu rester ignoré dans cette chambre, ouqu’elle eût seule le talent d’ouvrir un cabinet dont la clef étaità la portée de tous ! Comment avait-elle pu se leurrer à cepoint ? Plût au ciel que Henry ignorât toujours sasottise ! Du reste, il en était complice : si l’aspect ducabinet n’avait pas paru concorder si exactement avec ladescription qu’il avait faite, sa curiosité se fût-elle donnécarrière ? C’était là sa seule consolation. Impatiente de sedébarrasser de ces témoignages de sa folie, les feuillets épars surles couvertures, elle se leva, les remit autant que possible dansleur ordre primitif, et les replaça dans leur cachette, en formantdes vœux pour qu’aucun nouvel incident ne les en fît sortir à saconfusion.

Que les serrures eussent été si rétivesrestait cependant un fait anormal, car maintenant elle lesgouvernait avec une aisance parfaite. Là il y avait certainementquelque chose de mystérieux, et elle s’abandonnait à cetteflatteuse supposition, quand la possibilité de portes non closesqu’elle aurait elle-même fermées lui apparut et la fit rougirencore.

Elle sortit au plus vite d’une chambre où leschoses mêmes lui reprochaient sa conduite et se rendit, en toutehâte, à la salle du déjeuner, que Mlle Tilney luiavait désignée la veille. Henry y était seul. L’espoir qu’ilformula aussitôt qu’elle n’eût point été incommodée par l’orage etl’allusion qu’il fit au caractère abbatial du logis étaient un peutroublants. Pour rien au monde elle n’eût voulu qu’il soupçonnât safaiblesse. Cependant, incapable d’un franc mensonge, elle avoua quele vent l’avait un peu empêchée de dormir.

– Mais cette journée est charmante,ajouta-t-elle pour fuir ce dangereux sujet de conversation.Tempêtes et insomnies ne sont rien, une fois passées. Quellesbelles jacinthes ! J’ai justement appris à aimer lesjacinthes.

– Et comment l’avez-vous appris ?Empiriquement ou théoriquement ?

– C’est votre sœur qui me l’a appris. Jene saurais dire comment. Mme Allen s’efforçait tousles ans de me les faire aimer. Je ne parvenais pas à les aimer,quand enfin, l’autre jour, j’en vis à Milsom Street. Moi qui suis,par nature, indifférente aux fleurs !

– Mais maintenant vous aimez lesjacinthes. Tant mieux. Ce vous est une nouvelle source dejouissances, et il est bon d’avoir sur le bonheur le plus de prisepossible. D’ailleurs, le goût des fleurs est précieux auxfemmes : cela les incite à sortir et à prendre de l’exercice.Quoique l’amour des jacinthes soit un amour casanier, qui peutdire, ce sentiment éveillé, si un jour vous n’en arriverez pas àaimer une rose ?

– Je n’ai pas besoin de prétextes poursortir. Le plaisir de marcher et de respirer l’air frais m’est unappât suffisant. Quand il fait beau, je suis dehors la moitié dutemps. Maman dit que je ne suis jamais à la maison.

– Quoi qu’il en soit, je suis content quevous sachiez maintenant aimer les jacinthes. Ce qui importe, eneffet, c’est de savoir aimer. Et ma sœur a-t-elle une agréableméthode d’enseignement ?

Catherine fut sauve de l’embarras d’uneréponse : le général entrait. Les compliments qu’il lui fitindiquaient qu’il était dans une bonne disposition d’esprit.

À table, l’élégance du service s’imposa àl’attention de Catherine. Par fortune, il était du choix dugénéral, qui fut enchanté de l’approbation et qui déclara que ceservice était tout ensemble simple et d’un goût habile. Il luiparaissait juste d’encourager l’industrie de son pays. Pour sonpalais peu exigeant, le thé avait un arôme égal dans du Stafford etdans du Saxe ou du Sèvres. Mais c’était déjà un vieux service, unservice qui datait de deux ans ; depuis lors la fabrications’était bien perfectionnée ; il avait vu de très beauxspécimens de cette fabrication nouvelle la dernière fois qu’ilétait allé à Londres, et, s’il n’avait été complètement insoucieuxde ces futilités, il aurait pu céder à la tentation. Il croyaitcependant qu’avant longtemps il aurait l’occasion d’en choisir un,encore que ce ne dût pas être pour lui. Catherine fut seule à nepas comprendre l’allusion.

Après le déjeuner, Henry partait pourWoodston, où ses occupations le retiendraient deux ou trois jours.Tous se rendirent dans le vestibule pour le voir monter à cheval.De retour dans la salle du déjeuner, Catherine se mit à la fenêtre,avec l’espoir de l’apercevoir encore.

– Voilà une dure épreuve pour votrefrère, Éléonore, dit le général. Woodston paraîtra tristeaujourd’hui.

– Est-ce beau, Woodston ? demandaCatherine ?

– Qu’en dites-vous, Éléonore ?Formulez votre opinion. Car, sur ces questions, les femmes sontaussi compétentes que les hommes. Je crois que l’œil le moinsprévenu apprécierait comme il convient Woodston. La maison s’élèveparmi de belles prairies exposées au sud-est ; un beau jardinpotager y attient ; le mur qui enclôt le jardin, moi-même l’aifait construire, il y a quelque dix ans, dans l’intérêt de monfils. Woodston est un bénéfice ecclésiastique qui appartient à lafamille. Je suis propriétaire des biens environnants, miss Morland,et, vous pouvez m’en croire, je ne les laisse pas tomber en friche.Ce ne sera pas une propriété d’un mauvais rapport. Henry n’eût-ild’autre revenu que celui de ce bénéfice, il ne serait pas mal loti.Peut-être semblera-t-il bizarre que, moi qui n’ai que troisenfants, je juge qu’une position lui soit nécessaire, et j’avouequ’il est des moments où tous nous souhaiterions le voir dégagé detoute besogne : mais votre père, miss Morland, serait d’accordavec moi pour penser qu’il est utile que les jeunes gens soientoccupés, quel que puisse être à ce sujet l’avis des jeunes filles.Le but n’est pas de gagner de l’argent, mais d’occuper sonactivité. Mon fils aîné, Frédéric, qui héritera d’une despropriétés territoriales les plus vastes du comté, Frédériclui-même a une profession.

Le silence des jeunes filles prouva que cetimposant argument était, comme s’y attendait le général, sansréplique.

Il avait été question, la veille, d’une visitede l’abbaye. Le général s’offrit pour cicerone, et, quoiqueCatherine eût préféré la conduite de la seule Éléonore, elle futencore heureuse d’accepter sa proposition. Depuis dix-huit heures,elle était dans l’abbaye sans en avoir rien vu qu’un petit nombrede chambres. La boîte à ouvrage, qu’on venait d’ouvrir, futrefermée précipitamment : Catherine était prête.

« Quand ils auraient parcouru lu maison,le général se promettait le plaisir de l’accompagner dans lespépinières et le jardin. » Elle acquiesça d’une révérence.

« Mais peut-être lui serait-il plusagréable de voir d’abord le jardin et les pépinières. Le tempsétait beau, mais, à cette époque de l’année, pouvait se gâter d’unmoment à l’autre. Que préférait-elle ? Il se mettaitentièrement à sa disposition. Quel était l’avis de sa fille ?Qu’est-ce qui flatterait le plus les désirs de la jolieinvitée ? Il croyait pouvoir le deviner. Oui, certainement, illisait dans les yeux de miss Morland un judicieux désir de voir,avant tout, les pépinières et le jardin. Du reste, l’avis de missMorland n’était-il pas toujours judicieux ? Elle savait bienque les corridors de l’abbaye, par n’importe quel temps, seraienttoujours assez secs. Il se ralliait aveuglément à son avis. Ilallait prendre son chapeau et les rejoindrait. » Etsortit.

Catherine, et son visage exprimait dudésappointement et de l’inquiétude, se mit à dire qu’elle seraitdésolée que le général, avec la pensée, erronée, de lui plaire àelle, s’astreignît à parcourir le jardin et les pépinières, contreson gré à lui…

Elle fut interrompue parMlle Tilney qui, un peu confuse :

– Je crois que le plus expédient seraitde sortir pendant qu’il fait si beau. En ce qui concerne mon père,ne soyez pas inquiète : il sort toujours à cette heure-ci.

Catherine ne savait au juste à quoi s’entenir. Pourquoi Mlle Tilney était-elleembarrassée ? Y avait-il donc chez le général quelquerépugnance à montrer l’abbaye ? La proposition pourtant venaitde lui. Et n’était-il pas étrange que toujours il sepromenât si matin. Ni son père ni M. Allen ne faisaient ainsi.Tout cela était bien contrariant. Elle était impatiente de voir lamaison, point curieuse de visiter les pépinières et le jardin. Si,du moins, Henry avait été là… De ce qu’elle verrait, elle nesaurait même pas ce qui était pittoresque. Telles étaient sespensées, mais elle les garda pour elle et mit son chapeau avec unmécontentement patient.

Quand, de la pelouse, elle vit pour lapremière fois l’abbaye d’ensemble, elle fut surprise de sagrandeur. Les bâtiments déterminaient une vaste cour rectangulaire.Deux des faces offraient à l’admiration la richesse d’un décorgothique. Le reste était caché par des bouquets d’arbres et unrideau de lierre. Les collines qui s’élevaient derrière la maisoncomme pour l’abriter étaient belles, même dans ce mois sansfeuilles, mars. Catherine n’avait jamais rien vu de comparable, etson impression fut si vive qu’elle la formula, sans se référer àmeilleure autorité, hardiment. Le militaire écoutait avec unegratitude extasiée, comme si son propre jugement sur Northanger fûtresté en suspens jusqu’à cette minute.

Par le parc, on arriva au jardin potager. Luiaussi, le jardin potager, sollicita des éloges. Le nombre d’acresen était tel que Catherine ne put l’entendre sans effroi. Il étaitplus de deux fois plus grand, ce jardin potager, que les propriétésde M. Allen et de M. Morland réunies, y ajoutât-on encorele cimetière et le verger. Le nombre des murs à espaliers et desmurs d’abri était incalculable et leur longueur infinie. Une citéde serres était installée là. Des populations travaillaient dansl’enceinte. Le général fut satisfait des regards de surprise quilui disaient, presque aussi clairement que les paroles dont ilavait forcé l’émission, que jamais la visiteuse n’avait vu teljardin. Modestement alors, il avoua que « sans en tirer aucunevanité, il le croyait sans second dans le royaume. S’il avait unemarotte, c’était celle-ci. Il aimait un jardin. Quoique assezindifférent à la table, il aimait les bons fruits, et, si non lui,ses enfants. C’était pourtant une servitude que la possession d’unpareil jardin. Les soins les plus attentifs ne préservaient pastoujours les fruits les plus précieux. La serre à ananas n’avaitproduit que cent fruits l’année dernière. M. Allen,supposait-il, avait ces mêmes déboires. »

– Mais non. M. Allen ne s’occupe pasdu jardin. Il n’y entre jamais.

Avec un sourire glorieux, le général souhaitapouvoir imiter M. Allen. Car jamais il n’entrait dans sonjardin sans être contrarié de voir que, sur un point ou sur unautre, son plan n’était pas réalisé.

– Les serres à températures différentes,comment sont-elles organisées chez M. Allen ?demanda-t-il en expliquant le fonctionnement des siennes.

– M. Allen n’a qu’une petite serre,où Mme Allen relègue ses plantes l’hiver, et où onfait du feu de temps en temps.

– Quel homme enviable ! dit legénéral, et tout son être trahissait un joyeux dédain.

Promenée de serre en serre et jusque sous lesréservoirs, Catherine, maintenant lasse de regarder et des’étonner, n’avait plus qu’un désir : sortir des serres. Legénéral, désireux de constater l’effet de quelques changementsrécents à ses installations, convia les jeunes filles à le suivreencore : ce ne serait pas une corvée, si toutefois missMorland n’était pas fatiguée.

– Mais où allez-vous donc,Éléonore ? Pourquoi choisir cet humide et obscursentier ? Mlle Morland s’y enrhumera. Mieuxvaut passer par les pelouses.

– C’est une de mes promenades favorites,ce sentier. Je suis donc tentée de le considérer comme le chemin leplus agréable et le plus court. Mais peut-être, en effet, y fait-iltrop frais.

Le sentier sinuait à travers un petit boistouffu de vieux sapins d’Écosse. Séduite à son aspect ombreux,Catherine ne put se tenir d’y faire quelques pas. Une seconde fois,et sans succès, le général la menaça d’un rhume. Mais trop polipour insister davantage, il s’excusa de ne pouvoir les accompagner.« Il les rejoindrait par une autre route : il nedédaignait pas la joie du soleil, lui. » Il s’éloigna, etCatherine eut une commotion à constater de quel allégement luiétait ce départ. Mais, plus allégée encore que surprise, elle semit à parler avec une gaieté tranquille de la mélancolie délicieusequi émanait des choses.

– J’aime tout particulièrement ce coin duparc, dit sa compagne avec un soupir. C’était la retraite favoritede ma mère.

Jusque-là, Catherine n’avait jamais entenduses nouveaux amis parler de Mme Tilney. À cetteévocation de la morte, elle eut une attitude de silence attentifqui était pour Mlle Tilney une invitation à parlerencore.

– Je me suis promenée si souvent ici avecelle, ajouta Éléonore. Alors je n’aimais pas ce chemin comme jel’ai aimé depuis. Le souvenir me l’a rendu cher.

« Et ce souvenir ne devrait-il pas lerendre cher à son mari ? songea Catherine. Cependant il nevoulait pas pénétrer dans le sentier. »Mlle Tilney continuant à marcher silencieuse,Catherine hasarda :

– Sa mort a dû vous causer un grandchagrin…

– Un grand chagrin et qui s’accroîttoujours, répondit Éléonore d’une voix sans timbre. J’avais alorstreize ans. Je souffris autant qu’on peut souffrir à cet âge.Pourtant, je ne sus pas, je ne pouvais savoir quelle perte jefaisais… (Après un silence 🙂 Je n’ai pas de sœur, vous lesavez, et, quoique Henry, quoique mes frères soient trèsaffectueux, et que Henry soit fréquemment ici, il m’est souventimpossible de n’être pas triste.

« Avait-elle beaucoup de charme ?était-elle belle ? y avait-il un portrait d’elle àl’abbaye ? et pourquoi sa prédilection pour ce sentier ?était-elle donc mélancolique ? » furent les questionsprécipitées de Catherine.

Les trois premières reçurent une réponseaffirmative. Les deux autres restèrent sans réponse. L’intérêt deCatherine pour la feue Mme Tilney croissait àchaque question, qu’on y répondît ou qu’on n’y répondît pas. Elleavait été malheureuse, Catherine en était sûre. Le généralcertainement avait été un désagréable mari. Il n’aimait pas lapromenade favorite de sa femme. Pouvait-il, dès lors, l’avoiraimée, elle. Du reste, il y avait dans ses traits, malgré leurbeauté, quelque chose qui disait qu’il n’avait pas été bon pourelle.

– Je suppose que le portrait (et l’artconsommé de sa question la faisait rougir) est dans la chambre devotre père…

– Non, il était destiné au salon ;mais mon père était mécontent de l’œuvre du peintre, et l’on ne sepressa pas d’accrocher ce tableau. Peu après la mort de ma mère,j’obtins qu’il me fût donné. Il est maintenant dans machambre ; je serai heureuse de vous le montrer : il esttrès ressemblant.

Argument nouveau : un mari ne pasattacher d’importance au portrait, très ressemblant, d’une épousequi n’est plus ! Il avait dû pour elle être atrocementbarbare.

Catherine n’essaya plus de se dissimuler lanature des sentiments que lui inspirait le général. Ce qui d’abordn’avait été que prévention instinctive était devenu de l’aversion.Oui, de l’aversion ! Tant de cruauté envers une femme sicharmante rendait cet homme odieux.

Dans les livres, elle avait souvent rencontrédes caractères de cette sorte, de ces caractères que M. Allendisait excessifs et invraisemblables, – à tort : elle en avaitla preuve maintenant.

Telles étaient les conclusions auxquellesCatherine venait d’aboutir, quand, à l’extrémité du sentier, lesjeunes filles rejoignirent le général. En dépit de sa vertueuseindignation, elle fut obligée de marcher près de lui, de l’écouteret même de sourire quand il souriait. Inapte désormais à prendreplaisir à nul spectacle, elle marchait d’un pas languissant. Legénéral s’en aperçut. Plein d’une sollicitude qui semblait unreproche à l’opinion qu’elle avait de lui, il l’engagea à rentrer àla maison avec Éléonore : il les rejoindrait dans un quartd’heure.

Comme elles s’éloignaient déjà, il rappela safille qui reçut l’ordre formel de ne pas commencer sans lui lavisite de l’abbaye. Cette nouvelle marque du souci qu’il avait dedifférer le plus possible une exploration si désirée d’autre partimpressionna profondément Catherine.

XXIII

Une heure s’écoula avant le retour du général.« Cette absence prolongée, ces promenades solitairesn’annonçaient pas un esprit en repos ni une conscience pure. »Il parut. Si mélancoliques qu’eussent été ses méditations, il eutla force de sourire. Mlle Tilney, qui comprenait ledésir qu’avait son amie de visiter Northanger, manœuvra enconséquence. Enfin le général fut prêt à les accompagner, manquantsans doute d’un prétexte nouveau pour retarder encore l’expédition.Tout au plus sollicita-t-il, au dernier moment, un délai de cinqminutes. – le temps d’ordonner qu’on préparât des rafraîchissementspour le retour.

Ils se mirent en route. D’une allure noble,qui frappa Catherine sans ébranler ses livresques soupçons, il lesmena, par le vestibule, le salon et une antichambre désaffectée,dans une pièce dont étaient magnifiques les dimensions et lesmeubles. C’était le salon des grands jours, celui où l’on recevaitles hôtes de marque. Qu’il fût très imposant, très vaste, trèsbeau, était tout ce que Catherine trouvait à dire. La louange en saparticularité, la louange vraiment significative fut tout entièrele fait du général. Catherine, la somptuosité ou l’élégance denulle chambre ne lui importait : elle n’avait cure d’aucunmobilier qui fût d’une époque plus moderne que le XVesiècle. Le général ayant enfin satisfait sa propre curiosité àl’examen méticuleux des moindres choses, qu’il connaissait si bien,on se rendit dans la bibliothèque. Elle était par ses livres d’uneopulence égale à celle du salon. Catherine écouta, admira, s’étonnaplus sincèrement, et des connaissances accumulées là cueillit leplus qu’elle put, à parcourir les titres d’un demi-rayon devolumes. Le reste des appartements ne répondit pas à son désir. Etquand on lui dit que les six ou sept pièces qu’elle venait devisiter constituaient trois des côtés de la cour, elle eut peine àvaincre le soupçon qu’on lui eût caché l’existence de sallessecrètes. Du moins, pour regagner les chambres d’usage quotidien,passa-t-on par une enfilade de petites pièces et par des couloirsqui mettaient en communication les différents points de la demeure.À ses yeux, le voyage alors se décora de quelque lustre. Elletraversait ce qui avait été le cloître. On lui fit constater lesvestiges des cellules. Elle-même remarqua plusieurs portes qui luirestèrent closes et dont le rôle ne lui fut pas dit. Elle se trouvasuccessivement dans une salle de billard et dans l’appartementprivé du général, sans comprendre leur connexion et sans pouvoirs’orienter. Enfin elle passa par un réduit bien sombre dépendantdes possessions de Henry et où gisaient en fouillis livres, armeset manteaux.

Comme, avant de pénétrer dans la cuisine, ontraversait la salle à manger, le général ne put se priver duplaisir de mesurer de ses propres pas la longueur de la pièce (vuedéjà et que l’on devait revoir tous les jours à cinq heures), afinque Catherine constatât l’exactitude du renseignement qu’il luiavait donné. La cuisine – l’ancienne cuisine du couvent – recélaitdans ses murs massifs et saurs tout un attirail moderne defourneaux. Là s’était exaltée l’ardeur novatrice du général :tous les appareils qui facilitent l’œuvre des cuisiniers y avaienttrouvé place, et quand l’industrie des inventeurs avait failli, lasienne s’était révélée en triomphe. À eux seuls, lesperfectionnements dont il avait doté ces lieux l’eussent mis trèshaut parmi les bienfaiteurs de l’abbaye. Catherine avait vumaintenant tout ce qui subsistait d’ancien à Northanger, tout cequi était vénérable. Le quatrième côté de la cour avait, à cause desa décrépitude, été démoli par le père du général et, sur sonemplacement, on avait réédifié. La construction neuve ne secontentait pas d’être neuve : elle se proclamait naïvementtelle. Consacrée uniquement aux communs, il n’avait pas paru que lestyle du reste des bâtiments lui fût indispensable. Qu’on eûtdétruit la partie la plus précieuse évidemment de l’abbaye et dansun misérable but utilitaire, Catherine en eût crié. Elle eût vouluéviter la honte de visiter si solennellement une scène si déchue.Mais s’il était une chose dont le général tirât vanité, c’étaitl’aménagement de ses communs. Il ne s’excuserait pas de l’yconduire, sachant qu’elle serait touchée de voir combien étaitrendu facile le labeur des gens qui la servaient. Catherine futsurprise de la multiplicité des salles et de leur commodité. Telstravaux qui s’exécutaient à Fullerton, dans des officines malagencées et un étroit lavoir avaient ici pour théâtre des locauxspécialisés et spacieux. Le nombre des domestiques, il enparaissait sans cesse de nouveaux, ne l’étonna pas moins. À chaqueinstant, une fille en patins s’arrêtait pour faire une révérence,quelque valet de pied en petite tenue s’escampait. Pourtant onétait dans une abbaye ! Mais combien différente en sonfonctionnement de celles dont lui avaient parlé les livres :abbayes et châteaux plus vastes certainement que Northanger et oùles basses besognes étaient faites par deux paires de mainsféminines ! Comment si peu de mains parvenaient à faire toutl’ouvrage, cela avait souvent étonné Mme Allen. Àvoir quel concours de monde on employait ici, Catherine sentitnaître le même étonnement.

Ils regagnèrent le vestibule : ilimportait, en effet, de monter par l’escalier d’honneur etd’admirer les sculptures de sa rampe. En haut, ils suivirent lagalerie, mais à l’opposite de la chambre de Catherine, ets’engagèrent dans une autre galerie plus large et plus longue.Furent visitées trois vastes chambres à coucher avec leurs cabinetsde toilette. Meublées ou aménagées depuis moins de cinq ans, cespièces se paraient d’un luxe qui devait plaire à tout le monde, àCatherine non pas. Comme la visite touchait à sa fin, le général,après avoir cité négligemment quelques personnages de distinctionqui avaient honoré de leur présence lesdits appartements, se tournasouriant vers Catherine et se hasarda à espérer que parmi lespremiers hôtes de ces lieux pussent figurer « nos amis deFullerton ». Elle fut touchée de ce souhait inattendu, etregretta cette impossibilité où elle était d’avoir une bonneopinion d’un homme si bienveillant pour elle et si pleind’amabilité pour sa famille.

La galerie se terminait sur une porte à deuxbattants que Mlle Tilney, forçant un peu le pas,avait déjà ouverte et franchie. Elle était sur le point d’ouvrirune porte à gauche dans le couloir qui s’allongeait devant eux,quand le général la rappela vivement et, avec une certaine colère,crut remarquer Catherine, lui demanda où elle allait. Qu’y avait-ilà voir encore ? Miss Morland n’avait-elle pas vu tout ce quiétait digne de son attention ? Éléonore ne jugeait-elle passon amie assez fatiguée ? Mlle Tilneyrebroussa chemin. Les lourds vantaux se refermèrent devantCatherine mortifiée. Mais elle avait aperçu, d’un coup d’œilrapide, un passage plus étroit et l’amorce d’un escalier tortueux.Enfin, elle était sur la voie de quelque chose qui méritât sonattention ! Combien n’eût-elle pas préféré, et elle revenaittristement sur ses pas, explorer cette région que d’être admise àcontempler les somptuosités du reste de la demeure ! Le souciqu’avait manifesté le général d’empêcher cette exploration était unstimulant à sa curiosité. Son imagination avait pu l’égarer unefois ou deux, mais elle ne l’égarait pas, cette fois : il yavait quelque chose à cacher. Ce qu’était cette chose, une courtephrase de Mlle Tilney, tandis que les jeunes fillesdescendaient l’escalier derrière le général, sembla lepréciser :

– J’allais vous conduire dans la chambrequi fut la chambre de ma mère, la chambre où elle mourut.

Pour laconiques que fussent ces paroles, ellesétaient révélatrices. Le soin avec lequel le général fuyait cettechambre s’expliquait, – une chambre dans laquelle, selon touteprobabilité, il n’était pas entré depuis la scène terrible quidélivra sa pitoyable femme et le livra en proie aux tourments de saconscience.

Seule avec Éléonore, elle se hasarda àexprimer son désir d’être autorisée à voir et cette chambre et sesalentours. Éléonore promit qu’elle l’accompagnerait, au premiermoment favorable. Catherine comprit. Il fallait attendre que legénéral fût absent.

– Elle est restée, je pense, dans l’étatoù elle était alors ? dit-elle avec sentiment.

– Oui, absolument.

– Et depuis combien de temps votre mèreest-elle morte ?

– Neuf ans.

– Vous êtes restée auprès d’elle, jesuppose, jusqu’à la fin ?

– Non, dit Mlle Tilneyavec un soupir ; j’étais malheureusement absente. La maladiefut soudaine et courte. Avant mon retour, tout était fini.

Le sang de Catherine se figea aux horriblessuggestions qui naissaient naturellement de ces mots. Était-cepossible ? Le père de Henry pouvait-il… ? Cependant lespreuves abondaient, corroborant les plus noirs soupçons. Et lesoir, tandis qu’elle travaillait avec son amie, elle vit le généralarpenter lentement le salon, une heure durant, les yeux baissés,les sourcils froncés. C’était bien l’attitude d’un Montoni. Sansdoute il n’avait pas encore dépouillé tout sentiment humain, etméditait-il au ressouvenir d’un crime. Malheureux homme ! Sousl’empire de ces spéculations, l’anxieuse Catherine leva si souventles yeux vers lui, que Mlle Tilney s’enaperçut :

– Mon père, dit-elle à mi-voix, souventse promène ainsi de long en large.

– Tant pis ! pensa tristementCatherine, à constater de quel mauvais augure était cetteconcordance entre un exercice si hors de propos et les inopportunespromenades du matin.

Après une soirée dont la monotonie et lalongueur lui rendirent particulièrement sensible l’absence deHenry, elle fut heureuse d’être délivrée. Sur un signe du général,Éléonore sonna. Le valet de chambre voulait allumer la lampe de sonmaître. Mais le général ne se retirait pas encore.

– J’ai à lire plusieurs brochures, dit-ilà Catherine, avant d’avoir le droit de me coucher. Peut-être mesyeux resteront-ils fixés sur les affaires du pays bien des heuresencore après que vous serez endormie. Chacun ne sera-t-il pas dansson rôle ? Mes yeux s’abîmeront pour le bonheurd’autrui : pour son malheur, les vôtres rénoveront dans lesommeil leur vertu.

Mais ce compliment magnifique n’empêcha pasCatherine de penser qu’une cause très différente de la causealléguée décidait le général à surseoir au sommeil. Veillerplusieurs heures après que tout le monde fût couché, et sous leprétexte de vaines brochures à lire, n’était pas trèsvraisemblable. Il devait y avoir à cela une cause plusprofonde : quelque chose à faire qui ne pouvait être fait qu’àla faveur du sommeil unanime. Peut-être Mme Tilneyvivait-elle encore, peut-être recevait-elle nuitamment unenourriture grossière des dures mains de son maître. Si choquanteque fût cette idée, croire à un trépas délibérément hâté était plusaffreux encore. Cette maladie subite, l’absence d’Éléonore et, sansdoute, des autres enfants, tout favorisait l’hypothèse d’unemprisonnement. Le motif ? – la jalousie peut-être, ou unegratuite cruauté : cela était à élucider.

Tandis qu’elle ressassait en son esprit ceschoses et se déshabillait, elle songea soudain qu’il était bienpossible qu’elle eût, le matin même, passé près du lieu où cettefemme infortunée était retenue prisonnière, passé à quelques pas dela cellule où la captive languissait ses jours. Quelle partie del’abbaye était plus idoine à ces fins que celle où subsistaient lesvestiges monastiques ? Dans le corridor dallé et haut voûté oùelle avait éprouvé comme une douleur, il était des portes, elles’en souvenait, dont le général ne lui avait point donnél’explication. Sur quoi ces portes étaient-elles closes ? Lagalerie interdite où étaient les appartements de l’infortunéeMme Tilney devait être, si Catherine s’orientaitbien, exactement au-dessus de cette rangée de cellules suspectes,et l’escalier qu’elle avait entrevu et qui devait communiquersecrètement avec ces cellules avait pu faciliter l’œuvre barbare dugénéral. Peut-être par cet escalier avait-on descendu la victimesavamment insensibilisée.

Catherine s’effrayait, par moments, del’audace de ses conjectures, craignait ou espérait avoir été troploin. Mais ne s’appuyaient-elles pas sur des indices qui lesauthentiquaient ?

Le côté de la cour où elle supposait qu’avaitdû se passer la scène du crime étant en face de celui qu’ellehabitait, elle pensa qu’en faisant le guet elle pourrait apercevoirla lueur de la lampe du général à travers les fenêtres intérieures,alors qu’il se dirigerait vers la geôle de sa femme. Par deux fois,avant de se mettre au lit, elle se glissa furtive hors de sachambre vers une fenêtre de la galerie. Mais autour d’elle toutétait obscur. Il était trop tôt encore. Divers bruits qui montaientla convainquirent que les domestiques étaient encore debout. Ellesupposa que jusqu’à minuit il était inutile de rester en alerte.Mais à ce moment-là, quand l’horloge aurait sonné douze et que toutserait silencieux, si elle n’était pas déconcertée par l’obscuritéde la nuit, elle sortirait à pas de loup et regarderait encore.L’horloge sonna minuit. Catherine dormait depuis unedemi-heure.

XXIV

Aucune occasion de visiter les appartementsmystérieux ne s’offrit le lendemain. C’était un dimanche. Tout letemps qui s’écoula entre l’office du matin et celui de l’après-midifut consacré, selon la volonté du général, à prendre de l’exerciceau dehors et à manger des viandes froides à la maison. Or,Catherine, dont le courage n’égalait pas la curiosité, ne sesouciait d’une exploration à la lumière périssante du soleil desept heures ou à la clarté, plus forte, mais circonscrite d’uneperfide lampe. Et rien, ce jour-là, ne frappa son imagination,sauf, à l’église, un monument érigé à la mémoire deMme Tilney, en face du banc de la famille. Sonregard s’y arrêta longtemps. La lecture de l’emphatique épitaphe,où toutes les vertus étaient attribuées à la morte par cetinconsolable mari qui pourtant avait dû être son bourreau, affectaCatherine aux larmes.

Que le général, capable d’avoir élevé cetombeau, fût en état de l’affronter un instant, n’était peut-êtrepas bien étrange. Mais qu’il pût s’asseoir, avec un si audacieuxcalme, à proximité de ce tombeau, conserver cette noble sérénité,regarder sans crainte l’assistance, – non, même qu’il entrât dansl’église… n’était-ce pas stupéfiant ? Mais que d’individusendurcis au crime ne pouvait-on citer : elle en savait pardouzaines qui s’étaient complus dans les vices les plus divers,ajoutant sans remords le crime au crime, jusqu’à ce qu’un trépassanglant ou le cloître interrompît leur destin. Même la réalité dumonument ne persuadait pas Catherine de la mort deMme Tilney. Descendît-elle dans le caveau où lescendres, croyait-on, reposaient, contemplât-elle le cercueil oùelles étaient prétendûment closes, cela prouverait-il rien ?Elle avait assez lu pour savoir qu’une figure de cire est docile àjouer un rôle et qu’une inhumation est souvent illusoire.

Le jour suivant serait plus fertile. Lapromenade matinale de M. Tilney, si inopportune en soi, allaitdonner plus de liberté aux jeunes filles. Catherine, dès qu’elle lesut parti, rappela à Mlle Tilney leur projet del’avant-veille. Éléonore était prête. La première visite fut pourle portrait de Mme Tilney, dans la chambred’Éléonore. C’était, – réalisant les prévisions de Catherine, –l’effigie d’une jolie femme au visage doux et pensif. Mais elleaurait cru que ce portrait restituât les traits, le teint, l’airmême, sinon de Henry, d’Éléonore. Une ressemblance absolue entre lamère et l’enfant n’était-elle pas de rigueur dans les histoirestragiques ? Un masque une fois moulé était moulé pour desgénérations. Et voilà qu’ici elle était obligée d’étudierlaborieusement l’image pour discerner une analogie indécise !Malgré ce mécompte, elle ressentait une émotion profonde, et c’està regret qu’elle eût quitté la place, si son âme n’eût été dominéepar un intérêt plus puissant.

Quittant la chambre, les jeunes filless’engagèrent dans la grande galerie. Catherine, trop agitée pourparler, regardait sa compagne. Éléonore était mélancolique etpourtant calme : évidemment aguerrie aux tristes choses verslesquelles elles allaient. Derechef, la porte à double battant futfranchie, et Éléonore s’apprêtait à ouvrir la chambre mortuaire,tandis que Catherine se retournait pour fermer, par précaution, lapremière porte, quand, à l’autre extrémité du couloir, surgit legénéral lui-même.

– Éléonore !

L’édifice résonna de cet appel.Instinctivement, Catherine terrorisée essaya de se dissimuler.Quand son amie, qui, d’un regard s’était excusée, eût rejoint legénéral et eût disparu avec lui, Catherine courut se réfugier danssa chambre, où elle s’enferma à clef. Elle y resta au moins uneheure, en grand émoi, s’apitoyant sur sa pauvre amie. Elles’attendait elle-même à ce que d’un moment à l’autre le général luifît sommation de se rendre dans ses appartements particuliers.Aucune sommation ne lui fut adressée. Enfin, voyant un équipage sediriger vers l’abbaye, elle s’enhardit à descendre, afin de ne seretrouver en face de M. Tilney que sous la protection desvisiteurs.

La salle du déjeuner s’égayait déjà desnouveaux venus. Le général leur présenta Catherine comme une amiede sa fille, et son ton paterne palliait si bien son courrouxintérieur qu’elle se sentit en sûreté, au moins provisoirement.Éléonore, se composant une attitude, en fille soucieuse de laréputation familiale, profita de la première occasion pour luidire :

– Mon père voulait simplement me fairerépondre à une lettre.

Catherine commençait à croire qu’elle n’avaitpas été vue par le général ou encore que, par politique, on luilaisserait supposer qu’il en était ainsi. Elle osa donc rester ensa présence après le départ des visiteurs, et nul incident nesurvint.

Elle fut amenée par ses réflexions à déciderqu’elle forcerait seule la région interdite. À tous points de vue,mieux valait qu’Éléonore restât neutre. L’exposer au danger d’êtredécouverte une seconde fois, l’entraîner dans une explorationdouloureuse à son cœur n’était pas le fait d’une amie. L’ire dugénéral frapperait moins rudement une étrangère qu’une fille. Et,faite par elle seule, une perquisition serait plus féconde. On nepouvait communiquer à Éléonore des soupçons dont,vraisemblablement, elle était sauve. Pour cette raison, il étaitdifficile en sa compagnie de chercher avec système les preuves desméfaits du général, ces preuves qui, sans doute, apparaîtraientsous la forme de quelque journal interrompu par la mort. Elleconnaissait maintenant le chemin et, si elle voulait avoir finiavant le retour, prévu pour le lendemain, de Henry, il n’y avaitpas de temps à perdre. Quatre heures. Le soleil resterait encoredeux heures sur l’horizon. En partant maintenant, elle n’avançaitque d’une demi-heure le moment où d’habitude elle se retirait poursa toilette.

Ainsi fut. Catherine était dans la galerie queles coups sonnaient encore. Le moment des réflexions était passé.Elle se faufila silencieusement entre les battants de la grandeporte et, sans s’attarder à rien, arriva devant la porte fatale,l’ouvrit, et fit un pas, craintive. Des minutes passèrent avantqu’elle pût en faire un second. Elle voyait, dans une vastechambre, bien nette, un lit tout paré, un luisant poële de Bath,des armoires en acajou, etc. ; les doux rayons d’un soleilcouchant entraient par deux larges fenêtres à coulisses etfolâtraient sur les meubles. Cette chambre si gaie, et quel’imagination de Catherine s’était représentée lugubre et trèsantique, était située dans les bâtiments construits par le père dugénéral. Deux portes donnaient accès, sans doute, dans des cabinetsde toilette ou de débarras. Elle n’eut aucune envie de les ouvrir.Elle était dégoûtée des explorations et ne souhaitait rien tant quese trouver dans sa chambre, avec son cœur, seul confident de safolie. Elle se disposait à faire une retraite aussi silencieuse queson entrée quand, à un bruit de pas venus d’où ? elles’arrêta, tremblante. Être découverte là, fût-ce par un domestique,serait fâcheux ; mais, par le général, qui se dressaittoujours devant vous quand on le désirait le moins, serait pis.Elle écouta. Le bruit avait cessé. Résolue à ne pas perdre uneminute, elle sortit et ferma la porte. Au même moment, une porte, àl’étage inférieur, fut ouverte. Quelqu’un montait rapidementl’escalier devant lequel Catherine devait passer pour gagner lagalerie. Incapable d’aucun mouvement, elle regardait anxieusementl’escalier. Henry apparut.

– Monsieur Tilney ! s’écria-t-elle,stupéfaite.

Lui-même semblait étonné.

– Mon Dieu ! continua-t-elle,comment êtes vous arrivé ici ? comment avez-vous pu prendrecet escalier ?

– Comment j’ai pu prendre cetescalier ? répondit-il grandement surpris. Parce que c’est lechemin le plus direct de la cour de l’écurie à ma chambre. Etpourquoi ne monterais-je pas cet escalier ?

Catherine se ressaisit, rougit très fort et neput rien répondre. Lui, semblait chercher sur les traits deCatherine l’explication qu’elle taisait. Elle se dirigea vers lagalerie.

– Ne puis-je, à mon tour, dit-il, commeil refermait la porte de la galerie, vous demander comment vousêtes venue de ce côté ? Ce couloir était un chemin au moinsaussi extraordinaire pour aller de la salle à manger à votrechambre que l’escalier peut l’être pour aller à ma chambre envenant des écuries.

Catherine, baissant les yeux, dit :

– Je suis allée voir la chambre de votremère.

– La chambre de ma mère ! Y a-t-ildonc quelque chose de si curieux à y voir ?

– Non, rien… Je croyais que vous vousproposiez de ne revenir que demain.

– Quand je suis parti de Northanger, jene croyais pas pouvoir rentrer si tôt. Mais, il y a trois heures,j’ai eu le plaisir de reconnaître que rien ne me retenait plus àWoodston… Vous êtes pâle. Je crains de vous avoir effrayée enmontant si rapidement l’escalier. Peut-être ne vous doutiez-vouspas qu’il conduisait aux communs.

– Non, je ne le savais pas… Vous avez eubeau temps pour revenir à cheval.

– Très beau… Éléonore vous laisse doncchercher votre chemin toute seule à travers la maison ?

– Non. Elle a visité la plus grandepartie de l’abbaye avec moi, samedi. Mais nous ne sommes venuesvers ces chambres-là qu’une fois. (Baissant la voix 🙂 Votrepère était avec nous.

– Et cela vous gêna dans votre visite,dit Henry, la regardant avec insistance. Avez-vous visité toutesles chambres qui donnent sur le couloir ?

– Non. Et je ne désirais voir que…N’est-il pas bien tard ? Il faut que j’aille m’habiller.

– Il n’est pas plus de quatre heures etquart, dit-il, tirant sa montre, et vous n’êtes pas à Bath. Pointde théâtre ou de Rooms pour lesquels vous avez à vous mettre entoilette. À Northanger, une demi-heure peut vous suffire.

Elle n’avait rien à objecter : elle dutsouffrir qu’il la retînt, quoique, en terreur de questionsnouvelles, elle désirât, pour la première fois, lui faussercompagnie. Ils s’avançaient dans la galerie avec lenteur.

– Avez-vous reçu une lettre deBath ?

– Non, et j’en suis fort surprise.Isabelle m’avait si fidèlement promis de m’écrire tout desuite.

– Si fidèlement promis ! La fidélitéà une promesse !… La chambre de ma mère est très agréable,n’est-ce pas ? Vaste et gaie, et ses dépendances sont si bienaménagées. Cela m’a toujours paru l’appartement le plus confortablede la maison, et je m’étonne qu’Éléonore ne le prenne pas pourelle. C’est elle qui vous y a envoyée, je suppose ?

– Non.

– Vous y avez été de votre propremouvement ?

Catherine ne répondit pas. Après un moment desilence, pendant lequel il l’avait observée, il ajouta :

– Comme il n’y a dans cette chambre rienqui puisse provoquer la curiosité, cette curiosité résultait sansdoute d’un sentiment de piété envers le caractère de ma mère quevous aura dépeint Éléonore. Je crois qu’il n’y eut jamais femmemeilleure. Mais il est rare que le plus bel assemblage de vertusait le don de provoquer un tel intérêt pour la personne qui lesexerça. Les simples mérites domestiques de quelqu’un qu’on n’a pasconnu éveillent rarement la tendresse fervente que suppose unevisite telle que la vôtre. Éléonore vous a beaucoup parléd’elle ?

– Oui, beaucoup. C’est-à-dire… non, pasbeaucoup. Mais ce qu’elle m’a dit était plein d’intérêt. Sa mortsubite… (Lentement et avec hésitation 🙂 Aucun de vous n’étaità la maison… Et peut-être votre père ne l’aimait-il pas ?…

– Et de ces circonstances, répliqua-t-il,les yeux fixés sur elle, vous déduisez peut-être la possibilité dequelque négligence… quelque… (elle eut un signe de tête négatif) oupeut-être de quelque chose de moins pardonnable.

Elle ouvrit de plus larges yeux.

– Dans la maladie de ma mère,continua-t-il, la crise qui amena la mort fut soudaine. La maladieelle-même était constitutionnelle : une fièvre bilieuse, dontelle avait beaucoup souffert. Bref, dès qu’elle y consentit, unmédecin fut appelé. C’était le troisième jour. Un très savant hommeet en qui elle avait toute confiance. Il la trouva dangereusementatteinte. Sur sa demande, deux autres médecins furent appelés enconsultation, le lendemain. Les médecins ne la quittèrent presquepas de vingt-quatre heures. Le cinquième jour, elle mourut. Pendantsa maladie, Frédéric et moi, – nous étions tous deux à la maison, –la vîmes constamment. Elle fut entourée des soins les plusattentifs et les plus affectueux. La pauvre Éléonore était absenteet trop loin pour qu’elle pût arriver à temps. Elle ne vit plusnotre mère que dans le cercueil.

– Mais votre père, lui, eut-il beaucoupde peine ?

– Pendant quelque temps, beaucoup. Vousvous êtes trompée en vous imaginant qu’il ne l’aimait pas. Ill’aimait, je le sais, autant qu’il… Nous n’avons pas tous,voyez-vous, la même faculté de tendresse, et je ne prétends pasque, pendant sa vie, elle n’ait rien eu à supporter. Mais si monpère, par ses sautes de caractère, la fit souffrir quelquefois, dumoins sut-il toujours lui rendre justice. Sa douleur, que le tempsa pu cicatriser, fut violente et sincère.

– J’en suis bien heureuse, dit Catherine.C’eût été si horrible…

– Si je vous comprends bien, vous aviezconçu des soupçons si atroces que je trouve à peine des mots pour…Chère, chère miss Morland, qu’aviez-vous donc en tête ? Àquelle époque et dans quel pays croyez-vous donc vivre ?Songez que nous sommes des anglais, que nous sommes des chrétiens.Consultez votre raison, votre expérience personnelle. Notreéducation nous prépare-t-elle à de telles atrocités ? Neseraient-elles pas connues bientôt, en ce pays de routes et degazettes ? Et les lois resteraient-elles inertes ? Machère miss Morland, quelles idées avez-vous eues !

Ils étaient maintenant au bout de la galerie.Avec des larmes de honte, Catherine courut vers sa chambre.

XXV

C’en était fait des visions romanesques. Lesparoles de Henry avaient été plus efficaces pour dessillerCatherine que tant de déceptions successives. Elle se sentait trèshumble. Elle pleura. Non seulement elle était déchue à ses yeux,mais à ceux de Henry. N’allait-il pas la mépriser, lui quiconnaissait tout entière sa folie presque criminelle ? Cequ’elle avait osé imaginer, l’oublierait-il jamais ?Oublierait-il jamais tant de sottise et d’indiscrétion ? Ellese haïssait. Il avait, elle croyait qu’il avait témoigné, une oudeux fois, quelque affection pour elle, avant cette journée fatale.Mais maintenant… Après s’être bourrelée pendant une demi-heure, etcomme cinq heures sonnaient, elle descendit, le cœur défaillant.Elle put à peine répondre à Éléonore qui lui demandait si elleétait souffrante. Le redoutable Henry parut bientôt. Rien n’étaitchangé dans ses manières, sauf que peut-être il eut pour Catherineplus de prévenances encore qu’à l’ordinaire. Jamais elle n’avait euplus grand besoin de réconfort, et il semblait qu’il s’en rendîtcompte.

Peu à peu l’esprit de Catherine se haussa àune modeste tranquillité. Elle n’essayait pas de chasser lesouvenir de ses fautes ni de les atténuer en sa conscience, maiselle se prit à espérer que Henry garderait pour elle un peud’estime et que nul autre ne saurait rien. Elle voyait bienmaintenant qu’elle était arrivée à Northanger trop encline àdramatiser les moindres faits. Si passionnantes que fussent lesœuvres de Mme Radcliffe ou de ses imitateurs,peut-être n’était-ce pas à travers cette littérature qu’il fallaitjuger la nature humaine, telle du moins qu’elle se manifestait dansles comtés du centre de l’Angleterre. Peut-être ces romansdonnaient-ils une image exacte des Alpes et des Pyrénées, avecleurs forêts de pins et leurs vices, et peut-être l’Italie, laSuisse, la France méridionale étaient-elles aussi fécondes enhorreurs dans la réalité que dans les livres. Catherine étaittranquille sur le compte de son propre pays ; et pourtant, sion l’avait pressée, elle eût sacrifié de ce même pays lesextrémités nord et ouest. Mais, au centre de l’Angleterre, lemeurtre n’était pas toléré, les serviteurs n’étaient pas desesclaves, et on ne se procurait pas un poison ou un narcotique chezle droguiste, comme de la rhubarbe. Dans les Pyrénées et les Alpes,peut-être n’y avait-il que des caractères tout d’une pièce :là qui n’était pas un ange était un démon. Mais enAngleterre… ! Chez les Anglais, il y avait un mélange dequalités et de défauts. En conséquence, elle ne serait pas surprisesi plus tard elle découvrait, même chez Henry et Éléonore, delégères imperfections : elle pouvait donc s’enhardir àreconnaître tout de suite quelques taches dans le caractère de leurpère : le général était libéré des injurieux soupçons dontelle rougissait, mais, tout considéré, elle croyait bien qu’iln’était pas parfait.

Son opinion établie sur ces divers points etsa résolution prise de juger et d’agir désormais de la façon laplus circonspecte, elle n’avait plus qu’à s’absoudre et à êtreheureuse. L’étonnante générosité de Henry – jamais la moindreallusion à ce qui s’était passé – lui fut d’un puissantsecours.

Les inquiétudes de la vie ordinairesuccédèrent bientôt aux alarmes romanesques. De jour en jour allaitcroissant son désir d’avoir des nouvelles d’Isabelle. Que devenaitle monde de Bath ? Y avait-il toujours foule aux Rooms ?Surtout elle était impatiente de savoir si Isabelle était parvenueà réassortir certain coton à tricoter qui la préoccupait vers letemps où Catherine était partie et de savoir si elle était toujoursdans les meilleurs termes avec James. De la seule Isabelle elleattendait des lettres, Mme Allen et James lui ayantdéclaré qu’ils n’écriraient pas avant leur retour à Fullerton et àOxford. Mais Isabelle avait promis, et promis encore ; etquand elle avait promis une chose, elle tenait parole, ce quirendait particulièrement étrange son silence.

Neuf jours, Catherine s’étonna de larépétition de son désappointement, chaque jour plus cruel. Ledixième, comme elle entrait dans la salle à manger, Henry luitendit une lettre. Elle le remercia aussi chaleureusement que s’ill’eût écrite lui-même. Regardant la suscription :

– Elle n’est que de James.

La lettre venait d’Oxford. Catherinel’ouvrit.

« Chère Catherine, Dieu sait si j’ai peuenvie d’écrire. Cependant il faut bien que je vous dise que toutest fini entre Mlle Thorpe et moi. Je l’ai quittéehier et Bath, pour ne plus les revoir jamais. Des détails neferaient que vous attrister davantage. Bientôt vous serez assezrenseignée d’autre part, pour savoir de quel côté sont les torts,et, je l’espère, vous absoudrez votre frère de tout, sauf de cettefolie qu’il eut de croire son affection partagée. Dieu soitloué ! je suis désabusé avant qu’il soit trop tard. Mais quelrude coup ! Et mon père qui avait accordé de si bon cœur sonconsentement… N’en parlons plus. Elle m’a rendu malheureux pourtoujours. Écrivez-moi, chère Catherine ; vous êtes ma seuleamie. De votre affection à vous, je suis sûr. Je souhaite que vousayez quitté Northanger avant qu’il y soit question des fiançaillesdu capitaine Tilney : vous vous trouveriez dans une situationdifficile. Le pauvre Thorpe est à Londres. Je redoute de le revoir.Il sera si peiné en son honnête cœur. Je lui ai écrit et j’ai écrità mon père… La duplicité de Mlle Thorpe me faitsouffrir plus que tout. Jusqu’au dernier moment, quand je luidisais mes appréhensions, elle riait, déclarant que ses sentimentsn’avaient pas varié. J’ai honte d’avoir été dupe si longtemps. Maissi jamais un homme eut quelque raison de se croire aimé, c’étaitmoi. Je ne puis comprendre, même maintenant, quel était son but. Iln’était pas nécessaire pour s’assurer Tilney qu’elle jouât de moi.Il eût été heureux pour moi que nous ne nous soyons jamais vus. Jene rencontrerai plus une femme comme Isabelle. Ma chère Catherine,ne donnez pas votre cœur imprudemment.

« Croyez-moi, etc.

Catherine n’avait pas lu trois lignes de cettelettre, que son brusque changement d’expression, ses brèvesexclamations de pénible étonnement témoignaient qu’elle recevait depeu agréables nouvelles. Henry ne la quitta plus des yeux etconstata que la lettre ne finissait pas mieux qu’elle ne débutait.Mais il fut empêché de montrer même de la surprise : son pèreentrait. On alla déjeuner. Catherine ne mangea guère. Des larmeslui remplissaient les yeux, roulaient même sur ses joues. La lettreétait tantôt dans sa main, tantôt sur ses genoux, tantôt dans sapoche. Catherine semblait ne pas bien savoir ce qu’elle faisait.Heureusement le général, tout à son cacao et à ses journaux,n’avait pas le loisir de l’observer. Aux deux autres convives, sadétresse était manifeste. Dès qu’elle put quitter la table, ellevoulut s’enfermer chez elle. Mais les filles de service faisaientla chambre, et elle fut obligée de redescendre. En quête desolitude, elle entra au salon. Henry et Éléonore y étaient, qui seconsultaient à son sujet. Elle voulut s’excuser et se retirer. Onla força amicalement à revenir. Éléonore et Henry sortirent, aprèsqu’Éléonore se fût gentiment mise à sa disposition.

Une demi-heure, elle s’abandonna à son chagrinet à ses réflexions, après quoi elle se sentit capable de seretrouver en présence de ses amis. Elle ne savait pas encore sielle leur ferait des confidences. Peut-être, si on la pressait,hasarderait-elle une allusion au motif de son trouble. Rien deplus. Mettre en cause une amie, et l’amie qu’avait été pour elleMlle Thorpe… ! Puis, leur frère était siintimement mêlé à tout cela… Mieux valait ne rien dire. Éléonore etHenry, quand elle alla les rejoindre dans la salle à manger, laregardèrent un peu anxieux. Catherine s’assit. Après un moment desilence, Éléonore interrogea :

– Pas de mauvaises nouvelles deFullerton, j’espère. M. et Mme Morland, vosfrères et vos sœurs, aucun d’eux n’est malade ?

– Non, je vous remercie. (Ellesoupirait.) Ils vont tous très bien. La lettre est de mon frère.Elle vient d’Oxford.

Quelques minutes passèrent. Puis Catherinereprit, et ses larmes reparurent :

– Je crois bien que, plus jamais, je nesouhaiterai recevoir une lettre.

– Si j’avais soupçonné que cette lettrecontint quelque fâcheuse nouvelle, dit Henry en fermant le livrequ’il venait d’ouvrir, je ne vous l’aurais pas remise d’un cœur sijoyeux.

– Elle est plus désolante qu’on ne peutse l’imaginer. Le pauvre James est si malheureux ! Bientôtvous saurez pourquoi.

– Avoir une sœur si bonne, siaffectueuse, dit Henry avec chaleur, doit être pour lui un grandsoulagement à toute peine.

– J’ai une faveur à vous demander, ditCatherine d’une voix entrecoupée. Si votre frère venait ici, vousme préviendriez – que je puisse partir avant son arrivée.

– Notre frère ! Frédéric !

– Oui. Je serais très triste de vousquitter si vite. Mais il est arrivé quelque chose qui me rendraittrop pénible une rencontre avec le capitaine Tilney.

Éléonore laissa son ouvrage et regardaCatherine avec un étonnement croissant. Henry, lui, commençait àsoupçonner la vérité. Quelques mots s’échappèrent de ses lèvres et,parmi eux, le nom de Mlle Thorpe.

– Comme vous avez l’esprit prompt !s’écria Catherine. Vous avez deviné. Et pourtant, quand nous enparlions à Bath, vous ne pensiez guère que cela se termineraitainsi. Isabelle (je ne m’étonne plus de son silence) a délaissé monfrère et va épouser le vôtre. Auriez-vous cru à tantd’inconstance !

– Je veux croire, en ce qui concerne monfrère, que vous êtes mal renseignée. Je veux croire qu’il n’a pasété la cause déterminante de la déception de M. Morland. Sonmariage avec Mlle Thorpe n’est pas probable. Sur cepoint vous devez vous tromper. Je suis très affligé queM. Morland… que quelqu’un que vous aimez soit malheureux. Maisce qui m’étonnerait plus que le reste de l’histoire, c’est queFrédéric épousât Isabelle.

– C’est la vérité cependant. Vous lirezvous-même la lettre de James. Non… Attendez… Il y a une partie… (Sesouvenant de la dernière ligne, elle rougit…)

– Voulez-vous nous lire les passages quiconcernent mon frère ?

– Non. Lisez vous-même, dit Catherine,dont les idées redevenaient plus nettes. Je ne sais pas à quoi jepensais. (Et elle rougit d’avoir rougi.) James entend simplement medonner un bon conseil.

Henry prit la lettre et, l’ayant lue toute, larendit en disant :

– S’il en est ainsi, je ne puis direqu’une chose, c’est que je le regrette. Frédéric ne sera pas lepremier qui ait choisi une femme avec moins de bon sens que l’eûtvoulu sa famille. Je n’envie pas sa situation ni d’amoureux ni defils.

À l’invitation de Catherine,Mlle Tilney lut aussi la lettre, exprima sesregrets avec son étonnement, puis posa quelques questions relativesà la famille et à la fortune de Mlle Thorpe.

– Sa mère est une très bonne femme, futtoute la réponse de Catherine.

– Qu’était son père ?

– Un homme de loi, je crois. Ils habitentà Putney.

– Sont-ils riches ?

– Non, pas très riches. Je croisqu’Isabelle n’a aucune fortune. Mais cela n’a pas d’importance dansvotre famille : votre père est si généreux ! Il m’a ditl’autre jour n’accorder de valeur à l’argent que parce que l’argentlui permet de contribuer au bonheur de ses enfants.

Le frère et la sœur se regardèrent.

– Mais, dit Éléonore, serait-cecontribuer à son bonheur que lui permettre d’épouser une tellefille ? Si elle avait un peu de sens moral, elle n’aurait pasagi envers votre frère comme elle a fait. Et quel étrangeaveuglement chez Frédéric ! Lui qui avait un cœur siorgueilleux, qui trouvait que nulle femme n’était digne qu’onl’aimât !

– C’est justement ce qui me fait douterque la nouvelle soit exacte. Quand je pense à ses déclarationsd’autrefois, je ne comprends rien à cette histoire. Cependant j’aitrop bonne opinion de la prudence de Mlle Thorpepour supposer qu’elle rompe avec un fiancé avant d’en avoir unautre tout prêt. Tout est fini de Frédéric. C’est un homme mort. Saraison est morte. Préparez-vous à accueillir votre belle-sœur,Eléonore, une belle-sœur en qui vous vous délecterez :franche, candide, sans fard, naïve, aux affections vivaces, sansprétention et sans détours.

– Une telle belle-sœur, Henry, serait majoie, dit Éléonore avec un sourire.

– Mais peut-être, dit Catherine, quoiqueelle ait si mal agi avec les miens, agira-t-elle mieux avec votrefamille. Maintenant qu’elle a bien l’homme qu’elle aime, ellepourra être constante.

– En vérité, je crains qu’elle le soit,dit Henry. Je crains qu’elle soit trop constante, à moins qu’unbaronnet se trouve sur sa route ; ce serait la seule chance deFrédéric. J’achèterai la gazette de Bath et y consulterai la listedes arrivants.

– Vous croyez donc que la cause de toutcela soit l’ambition ? Et, sur ma parole, il est tels indicesqui sembleraient vous donner raison. Je ne puis oublier qu’enapprenant ce que mon père donnerait à James, elle sembla toutedésappointée que ce ne fût pas davantage. Jamais je ne me suisméprise à ce point sur le caractère de quelqu’un.

– … Parmi la grande variété descaractères que vous avez étudiés.

– Mon désappointement et la perte que jefais en elle sont grands. Mais le pauvre James, il ne pourra guèrese consoler.

– Votre frère est certainement fort àplaindre en ce moment. Pourtant, malgré l’intérêt que nous portonsà ses peines, il ne faut pas que nous fassions trop peu de cas desvôtres. J’imagine qu’en perdant Isabelle, il vous semble perdre lamoitié de vous-même. Vous sentez en votre cœur un vide que rien necomblera. Tout vous est fastidieux, et, les plaisirs que vouspartagiez avec elle – bals, théâtres, concerts. – la seule idéevous en est odieuse. Vous êtes persuadée que vous n’aurez désormaisplus d’amie à qui vous confier sans réserve, plus d’amie sur quicompter. Vous ressentez tout cela ?

– Non, dit Catherine après avoirréfléchi. Faudrait il ?… Au vrai, quoique je sois triste de neplus pouvoir l’aimer, quoique je ne doive plus entendre parlerd’elle et peut-être ne plus la revoir, je ne me sens pas siprofondément affligée que je m’y fusse attendu.

– Comme toujours vous sentez de la façonla plus fine. Il est bon de faire une enquête sur de telssentiments afin de pouvoir les éveiller à leur propreconscience.

Catherine, pour un motif ou pour un autre, sesentit si apaisée à la suite de cette conversation qu’elle neregretta pas d’avoir été amenée, par le jeu des circonstances, àdire ces choses qu’elle voulait taire.

XXVI

Ce même sujet revint fréquemment dans lesconversations de Henry et des deux jeunes filles. Catherinedécouvrit que ses amis étaient d’accord pour considérer que le nomobscur de Mlle Thorpe et son peu de fortuneseraient des obstacles à son mariage avec Frédéric. Ils étaientsûrs que ces deux considérations, indépendamment des critiquesqu’on pourrait faire du caractère d’Isabelle, suffiraient à motiverle veto du général : ce qui ne laissait pas de causer àCatherine quelques craintes personnelles. Son nom n’avait pas plusd’éclat, et peut-être avait-elle aussi peu de fortune. Et si l’hoirdes Tilney n’avait pas, lui, assez de lustre et de richesses pourne rien exiger de sa femme, qu’exigerait donc de la sienne le frèrecadet ? Elle ne parvenait à s’apaiser qu’en songeant àl’affection particulière qu’elle avait su inspirer au général. Enraison des sentiments désintéressés dont il avait fait étalage plusd’une fois, elle était bien forcée d’admettre que les questionsd’argent lui étaient plus indifférentes que ne le croyaient sesenfants.

Pourtant ceux-ci étaient si convaincus queleur frère n’oserait solliciter en personne le consentementpaternel, ils assuraient avec tant d’insistance que l’arrivée deFrédéric n’avait jamais été si peu probable, que la crainte d’avoirbrusquement à lui céder la place cessa de hanter Catherine. Mais,comme il n’était pas à prévoir que le capitaine Tilney, quand enfinil présenterait sa requête, dût faire un exposé bien exact de lasituation, il lui semblait loyal que Henry soumît à son père lesrenseignements qu’il avait sur Isabelle : dès lors, enprésence de sérieux éléments d’appréciation, le général ne sebuterait plus à un misérable souci financier et pourrait établirson opinion d’une façon impartiale. Elle le dit à Henry.Contrairement à l’attente de Catherine, il ne s’éprit pas de cetteidée.

– Non, c’est à Frédéric qu’il appartientde faire l’aveu de sa folie. Il racontera lui-même sonhistoire.

– Mais il n’en dira que la moitié.

– Un quart suffira.

Deux jours passèrent, qui n’apportèrent pointde nouvelles de Frédéric. Le frère et la sœur ne savaient quepenser. Tantôt, il leur semblait que ce silence prouvait la réalitéde l’engagement ; tantôt que ce silence était tout à faitincompatible avec un tel engagement. Quoique très offensé que sonfils négligeât de lui écrire, le général vivait placide. Rendre leséjour de Northanger agréable à Mlle Morland étaitsa préoccupation capitale. Souvent il formulait des doutes sur laréussite de ses efforts : une vie si unie parmi des personnestoujours les mêmes ne lui paraissait elle pas fastidieuse ? Ileût souhaité que Lady Fraser et sa famille fussent dans le pays. Detemps à autre, il mettait en avant un projet de dîner d’apparat et,une ou deux fois même, calcula le nombre des couples de danseursqu’on pourrait recruter à l’environ. Mais que pouvait-on organiserd’attrayant à cette morne époque de l’année ? Ni gibier àplume, ni gibier à poil, et les ladies Fraser n’étaient pas là. Letout aboutit un beau matin à une proclamation : au prochainséjour de Henry à Woodston, on y irait le surprendre et manger lemouton avec lui. Henry se déclara très flatté, très heureux.Catherine était enchantée.

– Et quand pensez-vous, monsieur, dit-ilà son père, que je puisse espérer ce plaisir ? Pourl’assemblée paroissiale, il faut que je sois lundi à Woodston, etje serai probablement obligé d’y rester deux ou trois jours.

– Bien, bien. Nous irons vous voir un deces jours, au petit bonheur. Il n’y a aucune nécessité de fixer lejour. Vous n’aurez pas à vous déranger. Ne changez rien à voshabitudes. Ce que vous aurez à la maison suffira. Je crois pouvoirrépondre de l’indulgence de ces jeunes femmes pour la table d’uncélibataire. Voyons… Lundi, vous serez très occupé ; ce nesera pas pour lundi. Et mardi, je serai très occupé ;j’attends mon intendant de Brockham ; il a son rapport à mefaire dans la matinée, et, l’après-midi, je ne puis décemmentm’abstenir de paraître au cercle. Réellement, je ne pourrais plusaffronter les gens de ma connaissance, si je ne m’y montraispas ; on sait que je suis dans le pays ; on prendraitfort mal mon abstention ; et ce m’est une règle, miss Morland,de ne jamais blesser un de mes voisins quand, au prix d’un légersacrifice, je puis m’en dispenser. Ce sont gens d’importance. Deuxfois par an, je leur envoie un demi-chevreuil et je dîne avec euxquand ce m’est possible. Mardi est donc, pour ces motifs, hors dequestion. Mais mercredi peut-être, Henry, pourrez-vous nousattendre. Nous serons chez vous de bonne heure, que nous ayons letemps de jeter un coup d’œil autour de nous. Il nous faut deuxheures et quarante-cinq minutes, je pense, pour aller à Woodston.Nous monterons en voiture à dix heures. Ainsi vers une heure moinsun quart, mercredi, vous pouvez vous attendre à nous voir.

Un bal même n’aurait pas fait plus de plaisirà Catherine que cette petite excursion : elle désirait tantconnaître Woodston ! Son cœur bondissait encore de joie quandHenry, environ une heure après, entra botté et en manteau etdit :

– Je viens, jeunes femmes, et sur un modemoralisateur, vous faire constater que nos plaisirs doiventtoujours être payés et que souvent nous donnons l’argent comptantdu bonheur immédiat contre une traite sur l’avenir à laquelle lesignataire peut fort bien ne pas faire honneur. Mon exemple entémoigne avec éloquence. Du fait que je puis espérer vous voir àWoodston mercredi, ce que le mauvais temps ou vingt autres causespeuvent empêcher, me voilà obligé de partir sur l’heure et deuxjours plus tôt que je ne voulais.

– Partir ! dit Catherine, dont lafigure s’allongea. Et pourquoi ?

– Pourquoi ? dit Henry. Commentpouvez-vous poser cette question ? Parce qu’il me faut letemps d’affoler ma vieille gouvernante, parce que je dois fairepréparer un dîner pour vous, j’imagine.

– Oh ! ce n’est pas sérieux.

– Si, et triste, en outre : jepréférerais de beaucoup rester ici.

– Pourtant, après ce qu’a dit le général…quand il se montre si particulièrement soucieux de ne vous causeraucun embarras…

Henry se contenta de sourire.

– C’est tout à fait inutile, pour votresœur et moi, vous le savez bien, et le général a posé pourcondition que vous ne prépariez rien d’exceptionnel. Enfin, mêmes’il n’avait pas fait la moitié des recommandations qu’il a faites,il se consolerait aisément, à sa propre table, de s’être trouvé,une fois par hasard, en présence d’un repas qui ne fût passucculent.

– Je voudrais pouvoir raisonner commevous, pour lui et pour moi. Au revoir. Comme c’est demain dimanche,Éléonore, je ne reviendrai pas.

Il partit. C’était pour Catherine uneopération plus simple de douter de son propre jugement que de celuide Henry : elle ne tarda donc pas à lui donner raison, quelquepeine qu’elle eût de ce départ. Mais la conduite du général nerestait pas moins inexplicable pour elle. Qu’il aimât fort la bonnechère, elle l’avait remarqué sans le secours de personne. Maispourquoi disait-il une chose alors qu’il en pensait uneautre ?… À ce compte on ne pouvait jamais se comprendre. Qui,sauf Henry, aurait deviné ce que désirait le général ? Dusamedi au mercredi, elles seraient privées de la présence de Henry,c’était le final de ses réflexions, et certainement la lettre ducapitaine Tilney allait arriver, et mercredi, elle en était sûre,il pleuvrait. Le passé, le présent, l’avenir étaient égalementmoroses. Son frère était si malheureux ; la perte qu’elleavait faite en Isabelle, si grande ! Éléonore aussi seraitmoins gaie en l’absence de Henry. Et Catherine, qu’est-ce quipourrait bien l’amuser. Elle était blasée sur les joies toujourspareilles que donnent les bois et les pépinières, et l’abbayemaintenant ne l’intéressait pas plus que toute autre demeure. Laseule émotion qui pût résulter pour elle de l’abbaye était d’ordredésagréable, puisque ces lieux lui remémoraient sa folie. Quellerévolution dans ses idées ! Elle qui avait tant désiré setrouver dans une abbaye ! Maintenant son imagination secomplaisait à évoquer le décor simple d’un presbytère, quelqueFullerton mieux aménagé. Fullerton avait ses défauts, Woodston n’enavait nul. Ce mercredi arriverait-il jamais ?

Ce mercredi arriva exactement à son tour dansla semaine. Il arriva par un beau temps. Catherine nageait en pleinciel. Vers dix heures, une voiture à quatre chevaux sortait del’abbaye. Vingt milles furent franchis, et les habitants deNorthanger entrèrent dans Woodston, vaste et populeux bourgagréablement situé. Catherine osait à peine dire combien elle entrouvait agréable le site, car le général semblait avoir honte d’unpays si plat et d’un village moins grand qu’une ville. Mais, en soncœur, elle préférait Woodston à toutes les localités qu’elle eûtjamais vues, et elle regardait admirative les maisons et jusqu’auxéchoppes. Au bout du village, et un peu à l’écart, s’élevait lepresbytère, solide maison de pierre, de construction récente, avecsa marquise et ses portes vertes. Comme la voiture approchait del’habitation, Henry, avec les compagnons de sa solitude, un jeuneterre-neuve de haute race et deux ou trois bassets, s’avança pourla bienvenue.

Catherine était trop troublée en entrant pourrien remarquer ou rien dire, et quand le général lui demanda sonimpression, elle n’avait pas encore vu la chambre même où elle setrouvait. Regardant alors autour d’elle, elle découvrit que cettechambre était de tous points parfaite ; mais elle était tropréservée pour le dire et la froideur de sa louange désappointa legénéral.

– Nous n’appelons pas cette maison unebelle maison. Nous ne la comparons pas à Fullerton et à Northanger.Nous la considérons comme un simple presbytère ; petit,restreint, nous l’avouons, mais peut-être habitable, et, en somme,pas inférieur à la plupart des autres ; bref, je crois qu’il ya peu de presbytères de campagne, en Angleterre, qui lui soient, etde loin, comparables. Quelques améliorations seraient à propos, jesuis loin de dire le contraire ; on pourrait peut-êtremouvementer la façade par un vitrage en saillie ; mais, entrenous, s’il est quelque chose que je déteste, ce sont bien cesraccommodages-là.

Catherine n’était pas en mesure d’apprécierl’importance de ce discours. La conversation, grâce à Henry, dévia.On apporta des boissons. Le général ne tarda pas à se rasséréner.Catherine s’acclimatait.

De cette pièce, qui était une somptueuse salleà manger, on sortit pour visiter l’appartement. On montra d’abord àCatherine celui du maître de la maison ; pour la circonstance,un ordre minutieux y régnait. Puis on la conduisit dans une vastepièce vacante, qui serait plus tard le salon et dont les baiess’ouvraient sur un gai paysage de prairies. Spontanément lavisiteuse exprima son admiration, et en toute honnêtesimplicité :

– Oh ! pourquoi ne pas meubler cettepièce, monsieur Tilney ? Quel dommage qu’elle ne soit pasmeublée ! C’est la plus jolie chambre que j’aie jamaisvue ! C’est la plus jolie chambre du monde !

– J’espère bien, dit le général, épanouien un sourire, qu’elle ne restera plus vide longtemps : ilappartient au goût d’une femme de l’aménager.

– Eh bien ! dit Catherine, si lamaison était mienne, je ne me tiendrais pas ailleurs qu’ici…Oh ! parmi les arbres, quelle délicieuse chaumière ! Maisce sont des pommiers ! Oh ! c’est la plus joliechaumière…

– Vous l’aimez ? Vous l’approuvezcomme détail dans le paysage ? Il suffit… Henry,souvenez-vous. On avait dit à Robinson… Mais maintenant lachaumière reste.

Une amabilité si directe rendit Catherinecirconspecte, et, dès lors, silencieuse. Quoique instamment invitéepar le général à choisir la couleur dominante du papier et destentures, rien qui ressemblât à une opinion ne put être tiréed’elle. Son embarras persista jusqu’à ce que l’on fut au grand airet en présence de spectacles nouveaux. Une avenue créée, six moisauparavant, par Henry, et qui longeait deux des côtés d’un pré,l’émerveilla, quoiqu’il n’y eût là nul arbre qui passât un arbusteen grandeur.

Une flânerie à travers les prairies et levillage, une visite aux écuries où il s’agissait de constater desperfectionnements, une amusante partie avec une nichée de jeuneschiens capables tout au plus de rouler sur eux-mêmes, – et il étaitquatre heures. (Catherine croyait qu’il était trois heures àpeine.) À quatre heures, on devait dîner ; à six, repartir.Jamais jour n’avait été si bref.

Elle remarqua que l’abondance de la chère neparaissait causer au général aucun étonnement, et qu’il cherchaitmême des yeux, sur la table voisine, la viande froide qui ne s’ytrouvait pas. Les observations de son fils et de sa fille furentdifférentes : ils l’avaient rarement vu manger de si bon cœurà une autre table que la sienne, et ne l’avaient jamais vupermettre avec tant de mansuétude au beurre fondu d’êtrehuileux.

À six heures, le général ayant pris son café,ils remontèrent en voiture. Il avait eu pour Catherine desattentions à ce point flatteuses et caractéristiques que, si lesdesseins du fils n’eussent pas été plus obscurs, elle eût quittéWoodston sans que la rendît bien perplexe cette question :quand et dans quelle circonstance y reviendrait-elle ?

XXVII

Le lendemain arrivait cette lettred’Isabelle :

« Bath, avril.

« MA TRÈS CHÈRE CATHERINE, j’ai reçu vosdeux gentilles lettres avec le plus grand plaisir, et j’ai à vousadresser mille excuses de n’y avoir pas répondu plus tôt. Je suisvraiment honteuse de ma paresse. Mais, en cet horrible lieu, on netrouve le temps de rien faire. J’ai eu la plume en main pourcommencer une lettre, presque chaque jour, depuis votre départ deBath ; mais j’ai toujours été empêchée par quelque importun.Écrivez-moi bien vite, je vous en prie, et adressez votre lettrechez moi. Dieu merci, nous quittons cette insipide ville demain.Vous partie, je n’y ai eu aucun plaisir ; il y a ici unepoussière intolérable et chacun s’occupe de son départ. Je croisque si je pouvais vous voir, tout m’importerait peu, car vousm’êtes chère au-delà de toute expression. Je suis très inquiète devotre cher frère : nulle nouvelle de lui depuis qu’il estretourné à Oxford, et je crains un malentendu. Vos bienveillantsoffices arrangeraient tout. Il est le seul homme que j’aie aimé etque je puisse aimer : j’espère que vous saurez l’enconvaincre. Les modes du printemps commencent à se dessiner ;les chapeaux sont affreux. J’espère que vous passez agréablement letemps, mais je crains bien que vous ne pensiez jamais à moi. Je nedirai pas tout ce que je pourrais de vos amis de Northanger, parceque je ne voudrais pas manquer de générosité ou vous mettre enconflit avec des personnes que vous estimez. Mais il est trèsdifficile de savoir à qui se fier, et les jeunes gens neconnaissent pas deux jours de suite leurs propres intentions. Je meréjouis de le dire : l’homme qu’entre tous j’abhorre a quittéBath. À cette marque, vous reconnaîtrez le capitaine Tilney qui,avant votre départ, me suivait déjà obstinément, vous vous lerappelez, et m’importunait. Ce fut pis ensuite. Il devint monombre. Bien des jeunes filles s’y seraient laissé prendre, carjamais on ne vit attentions pareilles. Mais je connais trop le sexevolage. Le capitaine est parti pour rejoindre son régiment, il y adeux jours. J’espère n’être plus jamais importunée de sa présence.C’est le plus grand fat que j’aie jamais rencontré, – etétonnamment désagréable. Les deux derniers jours, il ne quitta pasCharlotte Davis. Je prenais son goût en pitié, encore que ce me fûtbien indifférent. La dernière fois que nous nous rencontrâmes, cefut dans Bath Street. J’entrai immédiatement dans un magasin pourqu’il ne pût pas me parler ; je ne voulais même pas le voir.Il alla ensuite à la Pump-Room. Pour rien au monde, je n’y seraisallée à ce moment-là. Quel contraste entre lui et votrefrère ! Je vous en prie, envoyez-moi des nouvelles de James.Je suis si malheureuse à cause de lui ! Il ne paraissait pastrès bien portant quand il est parti : je ne sais s’il avaitpris froid ou s’il avait l’esprit tourmenté. Je lui aurais écrit,mais j’ai égaré son adresse, et, je vous l’ai indiqué plus haut, jecrains qu’il y ait eu dans ma conduite quelque chose qu’il ait malinterprété. Je vous en prie, donnez-lui toutes les assurancesnécessaires, et, s’il garde encore quelque doute, un mot qu’ilm’écrirait ou sa visite à Putney suffira pour tout rétablir. Jen’ai pas été aux Rooms, ces derniers temps, ni au théâtre, saufhier soir avec les Hodge, pour voir une bouffonnerie ; lesplaces étaient à prix réduit. Ils m’avaient tourmentée pour m’yfaire aller, et je ne voulais pas qu’ils dissent que je m’enfermaisà cause du départ du capitaine Tilney. Nous étions assis près desMitchell, qui étaient stupéfaits de me voir là. Je savais leurdépit. Pendant un certain temps, ils n’étaient même pas polis avecmoi. Maintenant ils sont toute amitié. Mais je ne suis pas assezfolle pour être leur dupe. Vous savez que je ne manque pas de bonsens. Anne Mitchell avait voulu mettre un turban semblable au mien,celui que j’avais mis la semaine précédente au concert. C’étaitdevenu sur sa tête une pitoyable chose. À mon visage étrange, cettecoiffure seyait, je crois, du moins le capitaine Tilney ledisait-il, et il ajoutait que tous les yeux étaient braqués surmoi. Mais c’est le dernier homme que je prendrais au mot. Je neporte que du pourpre en ce moment. Je sais que cela me rendhideuse, mais tant pis : c’est la couleur favorite de votrecher frère. Ne perdez pas de temps, ma chère, ma douce Catherine,écrivez-lui, écrivez-moi,

« Qui suis à jamais, etc.

L’artifice était trop grossier pour en imposermême à Catherine. Elle était choquée de tant d’inconséquence, decontradiction et de fausseté. Elle avait honte d’Isabelle, honte del’avoir jamais aimée. Ses protestations d’amitié étaient aussichoquantes que ses excuses étaient puériles, ou impudentes sesrequêtes. « Écrire à James en sa faveur ! Non !Jamais elle ne parlerait à James d’Isabelle ! »

Elle annonça à Henry, qui revenait deWoodston, et à Éléonore que leur frère était sauf. Elle lesfélicita en toute candeur et leur lut, indignée, les passages lesplus typiques de la lettre. Quand elle eut terminé :

– C’est bien fini pour moi d’Isabelle etde notre amitié. Il faut qu’elle me croie par trop sotte pourm’écrire ainsi. Mais peut-être ceci a-t-il servi à me faireconnaître son caractère mieux qu’elle ne connaît le mien. Je voisclair maintenant. C’est une coquette, et son astuce aura étéinutile. Je ne crois pas qu’elle ait jamais eu la moindre tendressepour James ou pour moi, et voudrais ne l’avoir jamais connue.

– Bientôt il en sera comme si vous nel’aviez jamais connue, dit Henry.

– Il n’y a qu’une chose que je ne puissecomprendre, reprit Catherine. Je vois bien qu’elle avait jeté sondévolu sur le capitaine Tilney et qu’elle a échoué ; mais quela été le but du capitaine Tilney dans le même temps ?Pourquoi, après lui avoir prodigué assez d’attentions pour la fairese brouiller avec mon frère, s’est-il dérobé ensuite ?

– J’ai peu de chose à dire des motifs quiauraient fait agir Frédéric. Il n’est pas plus dénué de vanité queMlle Thorpe. Seule différence : il a la têteassez solide pour que sa vanité ne lui ait pas encore étépréjudiciable. Si, à vos yeux, sa conduite ne se justifie pas parle résultat dernier, mieux vaut que nous n’en cherchions pas lacause.

– Alors vous n’admettez pas qu’il se soitjamais soucié d’elle ?

– Je ne l’admets point, en effet.

– Et il l’aurait leurrée pour rien, pourle plaisir ?

Henry eut une nutation d’assentiment.

– Eh bien, alors, dit Catherine, je doisdire que je ne l’aime du tout. Quoique cela ait si bien tourné pournous, je ne l’aime du tout. Dans le cas actuel, le mal n’est pasgrand, parce que je ne crois pas qu’Isabelle ait un cœur à perdre.Mais supposez qu’il se soit fait aimer d’elle…

– Mais il faudrait d’abord supposerqu’Isabelle eût un cœur à perdre et par conséquent qu’elle fût unecréature toute différente, – alors on eût sans doute agi autrementenvers elle.

– Il est bien naturel que vous défendiezvotre frère.

– Si vous ne vous préoccupiez que duvôtre, vous ne prendriez pas au tragique la déception deMlle Thorpe. Mais vous avez l’esprit tourmenté parun besoin de justice qui vous empêche d’être accessible à delégitimes préoccupations familiales et à la rancune.

L’animosité de Catherine ne pouvait tenirdevant les paroles de Henry. Frédéric n’était pas impardonnablementcoupable, dont le frère était si charmant. Elle résolut de ne pointrépondre à la lettre d’Isabelle et essaya de ne plus penser à toutcela.

XXVIII

Peu de temps après, le général fut obligéd’aller à Londres pour une semaine. « Ce lui était une peineque se priver, fût-ce une heure, de la compagnie de missMorland », et, interpellant ses enfants, il leur recommanda defaire du plaisir de la jeune fille leur étude. Du fait de cedépart, Catherine acquit une première notion expérimentale :quelquefois, qui perd gagne. Car maintenant les heures fuyaientjoyeuses, le rire était sans contrainte, les repas s’animaient debonne humeur, les promenades n’étaient plus astreintes à unitinéraire. Liberté délicieuse.

Aussi Northanger et ses habitants luiplaisaient-ils de plus en plus, et, si elle n’avait craint dedevoir partir bientôt, elle eût été, chaque minute de chaque jour,parfaitement heureuse. Il y avait maintenant près de quatresemaines qu’elle était à l’abbaye. Peut-être un séjour plus longserait-il indiscret. Cette considération, chaque fois que sonesprit s’y arrêtait, lui était pénible. Impatiente de se délivrerde cette gêne, elle résolut de parler à Éléonore. Elle parlerait deson départ, et elle agirait d’après la façon dont ses parolesseraient accueillies.

Plus elle tergiverserait, plus il luisemblerait difficile d’aborder un sujet si peu agréable. Au premiertête à tête qu’elle eut avec Éléonore, elle l’interrompit donc aubeau milieu d’une phrase sur un sujet tout différent, pour lui direqu’elle serait forcée de partir bientôt. Éléonore, levant des yeuxétonnés, exprima son très vif regret : « Elle avaitespéré la garder plus longtemps. Par méprise (ou peut-être parceque l’on croit ce que l’on désire), elle s’était imaginé que leséjour de Catherine serait beaucoup plus long, que c’était choseentendue ; et elle ne pouvait s’empêcher de penser que, siM. et Mme Morland se doutaient du plaisir quela famille Tilney avait à la garder, ils seraient trop généreuxpour hâter son retour. » Catherine expliqua :« Quant à cela, papa et maman n’étaient pas du tout pressés.Du moment qu’elle était heureuse, ils étaient contents. »

– Alors, puis-je vous demander pourquoivous êtes si pressée de nous quitter ?

– Je suis ici depuis si longtemps…

– S’il vous est possible d’employer untel mot, je ne puis insister davantage. Si vous trouvez qu’il y alongtemps…

– Oh ! non pas ! Pour monpropre plaisir, je resterais tout aussi longtemps encore.

Elle venait de comprendre que jusqu’au momentoù elle avait parlé de son départ, on n’y avait pas encore songé.Cette cause d’inquiétude disparaissant à souhait, certaine autrecrainte se dissipa : les façons amicales d’Éléonore, sonempressement à la retenir, l’air enchanté de Henry quand on lui ditque la visiteuse ne songeait pas à s’en aller, tout cela disaitassez éloquemment à Catherine que sa présence leur était chère.Elle n’avait plus de désirs que ce qu’il en faut pour assaisonnerle bonheur. Qu’elle fût aimée de Henry, elle n’en doutait presquejamais ; le père et la sœur la chérissaient aussi, elle enétait sûre, et souhaitaient qu’elle fît partie de la famille. Sesdoutes et ses craintes, elle s’y complaisait plutôt qu’elle n’ensouffrait : ils ne touchaient plus au profond d’elle-même.

Henry ne put rester à Northanger au servicedes jeunes filles, comme son père le lui avait enjoint avant des’absenter. Appelé à Woodston par les exigences de son ministère,il dut quitter Northanger le samedi et pour une couple de jours.Cette nouvelle absence de Henry, maintenant que le général étaitloin, n’était pas aussi fâcheuse que la première. Elle diminua lagaîté des deux amies et ne la ruina pas. Elles avaient passé lasoirée à travailler ensemble en causant affectueusement, et ilétait onze heures, heure tardive à Northanger, quand ellesquittèrent la salle à manger, le jour du départ de Henry. Commeelles montaient à leur chambre, il leur sembla, autant quel’épaisseur des murs permettait de le discerner, qu’une voiturearrivait. Un instant après, la cloche s’ébranlait violemment. Lapremière surprise passée, – qui s’était traduite par :« Bonté divine ! Qui est-ce ? » – Éléonoredécida que ce devait être son frère aîné ; il arrivaittoujours à l’improviste, sinon d’une façon aussi inopportune. Elleredescendit rapidement, pour lui souhaiter la bienvenue. Catherinegagna sa chambre. Elle s’ingéniait à se tracer un plan, enprévision d’une prochaine rencontre avec le capitaine Tilney. Pourréagir contre l’impression que sa conduite lui avait faite, elle sedisait qu’il était trop gentleman pour ne pas éviter tout ce quieût rendu leurs rapports difficiles. Elle espérait qu’il neparlerait jamais de Mlle Thorpe, et, en vérité, cen’était guère à craindre : il devait être trop honteux du rôlequ’il avait joué. Aussi longtemps que ne serait faite nulle mentiondes incidents de Bath, elle pourrait lui faire bon visage.Qu’Éléonore eût montré tant d’empressement à voir son frère etqu’elle eût tant de choses à lui dire, étant à l’éloge du nouveauvenu : une demi-heure s’était écoulée, et Éléonore neparaissait pas.

Catherine entendit alors son pas dans lagalerie. Elle écouta. Tout était redevenu silencieux. À peines’était-elle convaincue de son erreur qu’un léger bruit à la portela fit de nouveau attentive : on eût dit que quelqu’untouchait la porte même ; un instant après le bruit se répéta.Catherine tremblait un peu à l’idée qu’on s’approchât avec tant deprécautions. Mais, résolue à n’être plus dupe des apparences ou deson imagination, elle alla résolument à la porte et l’ouvrit.Éléonore, la seule Éléonore était là, Catherine ne futtranquillisée que la durée d’un instant : son amie était pâleet agitée. Quoiqu’elle eût évidemment l’intention d’entrer, ilsemblait qu’elle ne pût faire un pas, puis, dans la chambre, queparler lui fût impossible. Catherine présuma une mauvaise nouvellerelative au capitaine Tilney. Elle ne put exprimer son afflictionque par des soins silencieux : elle fit asseoir Éléonore, luifrictionna les tempes avec de l’eau de lavande…

– Ma chère Catherine, il ne faut pas… envérité, il ne faut pas… Je vais très bien… Ces bontés mebouleversent… Elles me pèsent… Je viens à vous pour un telmessage…

– Un message ! à moi ?

– Comment vous dire cela ? Oh !comment vous le dire ?

Une nouvelle supposition vint à l’esprit deCatherine, et devenant aussi pâle que son amie, elles’écria :

– C’est un envoyé de Woodston !

– Vous vous trompez, répondit tristementÉléonore. Ce n’est personne de Woodston. C’est mon père lui-même.(Elle avait les yeux baissés et sa voix tremblait.)

Ce retour inopiné suffisait à lui seul àmettre Catherine en détresse. Pendant quelques moments, elle nesongea pas qu’on pût avoir quelque chose de pis à lui annoncer.Elle gardait le silence. Éléonore, d’une voix encore mal affermieet les yeux toujours baissés, reprit bientôt :

– Vous êtes trop bonne, j’en suis sûre,pour m’en vouloir du rôle qui m’est imposé et contre lequel tout enmoi proteste. Moi qui étais si joyeuse, qui vous étais sireconnaissante d’avoir consenti à prolonger votre séjour parminous, moi qui espérais vous garder pendant des semaines et dessemaines encore, comment vous dire que ce consentement que vousvenez à peine de nous accorder restera sans effet ? Commentvous dire que le bonheur que nous donnait votre présence nous lepayerons d’une… Mais à quoi servent ces protestations ?… Machère Catherine, il faut que nous partions. Mon père s’estressouvenu d’un engagement qui nous oblige à quitter Northanger dèslundi. Nous allons, pour une quinzaine de jours, chez lordLongtown, près de Hereford. Vous donner des explications, vousfaire agréer des excuses, c’est également impossible.

– Ma chère Éléonore, s’écria Catherine,se raidissant contre son émotion, ne vous désolez pas ainsi. Il estnaturel qu’un engagement cède devant un engagement antérieur. Jesuis triste, très triste d’une séparation si brusque ; mais jene suis nullement offensée, vraiment je ne le suis pas. Je pouvaisterminer mon séjour ici, vous le savez, n’importe quand, etj’espère que vous viendrez me voir. Pourrez-vous, à votre retour dechez ce lord, venir à Fullerton ?

– Je ne le pourrai pas, Catherine.

– Ce sera donc quand vous pourrez.

Éléonore resta muette. Les pensées deCatherine se reportèrent alors vers une question d’un intérêt plusimmédiat. Pensant tout haut :

– Lundi… si vite, lundi… et vous parteztous ! Je serai prête. Il suffira que je parte un instantavant vous. N’ayez pas de peine Éléonore ; je puis très bienm’en aller lundi. Que mon père et ma mère ne soient pas prévenus,cela n’a pas grande importance. Le général, sans doute, me feraaccompagner par un domestique jusqu’à mi-chemin. J’arriverai peuaprès à Salisbury, et de là, il n’y a plus que neuf milles.

– Ah ! Catherine, si les choses sepassaient ainsi, elles me seraient moins pénibles. Cependant cesattentions si naturelles seraient à peine la moitié de ce qui vousest dû. Comment vous dire ?… Votre départ est fixé à demainmatin, et vous n’avez pas même le choix du moment. La voiture estcommandée ; elle sera ici à sept heures, et aucun domestiquene sera mis à votre disposition. (Catherine s’assit, respirant àpeine et incapable de prononcer un mot.) Je croyais rêver. Et ceque vous ressentez, à juste titre, d’indignation et de chagrin nepeut être pis que ce que j’ai ressenti moi-même en apprenant ladécision de mon père. Mais il ne s’agit pas de moi. Oh ! s’ilétait en mon pouvoir de vous dire quelque chose qui pût atténuer…Mon Dieu ! que vont dire votre père et votre mère ? Vousavoir enlevée à des amis véritables, vous avoir attirée si loin dechez vous, et maintenant vous renvoyer sans même les formes de lapolitesse ! Chère, chère Catherine, à vous dire ces choses, ilme semble être moi-même coupable de l’injure qui vous est faite. Etcependant, j’espère que vous me pardonnerez, car vous êtes depuisassez longtemps dans cette maison pour avoir vu que je n’en suisque la maîtresse nominale et que mon pouvoir y est nul.

– Ai-je offensé le général ? ditfaiblement Catherine.

– Hélas ! tout ce que je sais, toutce dont je puis répondre, c’est que vous n’avez rien pu faire quisoit une cause légitime de mécontentement. Certes, il est hors delui. Je l’ai rarement vu plus irrité. Quelque chose doit s’êtrepassé qui le trouble à un degré extraordinaire. Il aura éprouvéquelque désappointement, quelque vexation qui, en ce moment précis,paraît être pour lui d’une importance énorme. Mais je puisdifficilement supposer que vous y soyez pour quelque chose… À queltitre ?

À grand peine Catherine parla, et par égardpour Éléonore.

– Certes, dit-elle, si je l’ai offensé,j’en suis très triste. C’est la dernière chose que j’eusse voulufaire. Mais ne vous désolez pas, Éléonore : un engagement,vous le savez, doit être tenu ; je regrette seulement qu’on nes’en soit pas ressouvenu plus tôt, – j’aurais eu le temps d’écrireà la maison. Mais cela n’a guère d’importance.

– J’espère, j’espère vivement que celan’en aura pas, en ce qui concerne votre sécurité. Mais pour lesapparences, les convenances, pour votre famille, pour lemonde !… Si, du moins, vos amis Allen étaient encore à Bath,vous les auriez rejoints avec une facilité relative ; enquelques heures, vous étiez auprès d’eux. Mais soixante-dix millesen poste… à votre âge, seule, à l’improviste !

– Oh ! le voyage n’est rien, ditCatherine. N’y pensez pas. Et, puisque nous devons nous quitter,que ce soit quelques heures plus tôt ou plus tard… Je serai prêtepour sept heures. Vous me ferez appeler.

Éléonore comprit que Catherine souhaitait êtreseule, et, sentant que prolonger l’entretien ne pourrait être quepénible à l’une et à l’autre, la quitta sur ces mots :

– Je vous verrai demain matin.

Catherine avait le cœur gros ; il fallaitqu’elle pleurât. Par affection pour Éléonore et par fierté, elleavait retenu ses larmes. Elles s’échappèrent à torrents. Êtrerenvoyée, et de cette manière, sans qu’on alléguât une raison, sansqu’une excuse vînt tempérer des procédés si brusques, si incivils,si grossiers. Henry absent !… Ne pouvoir même lui direadieu ! Se retrouveraient-ils jamais ? Et c’était legénéral Tilney, un homme si courtois, de si bonne naissance et sientiché d’elle jusqu’alors, qui agissait de la sorte. Non moinsincompréhensible que pénible et mortifiant ! D’où venait sonchangement d’attitude ? Comment tout cela finirait-il ?Catherine restait désolément perplexe. Qu’il la fît partir sans seréférer le moins du monde à ses dispositions, sans même sauver lesapparences en lui laissant choisir le moment du départ ni la façondont elle devait effectuer le voyage, que, de deux jours, ilchoisît le plus proche et, de ce jour, l’heure la plus matinale,comme s’il voulait expressément éviter de la voir, n’était-ce paslui faire intentionnellement un affront ? Elle était bienobligée d’admettre qu’elle eût offensé le général, car, malgré cequ’avait dit Éléonore, pourquoi agir ainsi envers une personnecontre laquelle on n’aurait aucun grief ?

Tristement s’écoula la nuit. Il ne pouvaitêtre question de sommeil ni d’un repos qui pût prétendre au nom dusommeil. C’était en cette même chambre où son imagination l’avaitnaguère tant tourmentée. Mais la cause de son trouble étaitmaintenant dans la réalité cruelle. Son isolement, l’obscurité dela chambre, l’antiquité de l’abbaye, rien de cela ne provoquait enelle la moindre émotion, et, quoique le vent s’évertuât à desbruits sinistres, Catherine les entendait sans curiosité nieffroi.

Vers six heures, Éléonore entra. Catherinen’avait pas perdu de temps ; elle était presque habillée et samalle était presque faite. D’abord, elle avait cru que son amieétait chargée d’un message conciliatoire. Quoi de plus naturelqu’une colère s’apaisât et fût suivie de regret ? Et elle sedemandait dans quelle mesure, après ce qui s’était passé, ilconvenait qu’elle acceptât des excuses. Mais ni sa clémence ni sadignité ne furent mises à l’épreuve : Éléonore n’apportait nulmessage. Elles parlèrent peu, réfugiées au silence meilleur ;à peine quelques phrases banales. Catherine, tout affairée,achevait sa toilette ; Éléonore, avec plus de bonne volontéque d’expérience, luttait contre la malle. Puis elles quittèrent lachambre. Du seuil, Catherine jeta un dernier regard sur ces chosessi connues et qu’elle aimait. En bas, le déjeuner était servi. Elleessaya de manger, autant pour échapper à l’ennui d’en être priéeque pour ne pas inquiéter son amie ; mais elle n’avait pasd’appétit. Le contraste qu’elle sentit soudain entre ce déjeuner etcelui de la veille, en cette même salle, lui fut une peinenouvelle. Avec quelle quiétude délicieuse – et décevante ! –elle regardait alors autour d’elle, sensible au charme des moindreschoses, et sans imaginer que l’avenir pût rien receler de plusfâcheux pour elle qu’une absence de Henry, vingt-quatre heures.Heureux, heureux déjeuner, car Henry était là, Henry était assisauprès d’elle, Henry la servait. Catherine s’abandonna longtemps àces rêveries, sans que l’en vînt distraire un mot de sonamie ; celle-ci était non moins absorbée. Le roulement de lavoiture les fit tressaillir et les rappela à la réalité. La voitureétait là. Les indignes procédés se matérialisaient : Catherinerougit, et d’abord fut tout ressentiment. Éléonore semblait avoirpris une grande détermination :

– Il faut que vous m’écriviez, Catherine,s’écria-t-elle, que vous me donniez de vos nouvelles le plus vitepossible. Jusqu’à ce que je vous sache arrivée chez vous, jen’aurai pas une heure de tranquillité. Coûte que coûte, il faut quej’aie une lettre de vous, que j’aie la satisfaction de vous savoirarrivée sans encombre à Fullerton. Une lettre, – rien de plus,jusqu’à ce que nous puissions nous écrire sans difficulté.Adressez-là chez Lord Longtown, et, pardonnez-moi de vous ledemander, sous le couvert d’Alice.

– Non, Éléonore, si vous n’êtes pasautorisée à recevoir une lettre de moi, il vaut mieux que je nevous écrive pas. J’arriverai, sans aucun doute, saine et sauve à lamaison.

– Je n’ai pas le droit de m’étonner devotre réponse. Je n’insisterai pas. Je me remets à votre boncœur.

Ces paroles et le regard triste qui lesaccompagna suffirent à fléchir l’orgueil de Catherine, et elle ditaussitôt :

– Oh ! Éléonore, je vousécrirai.

Il était un autre point délicat queMlle Tilney était soucieuse d’élucider, Peut-être,absente depuis si longtemps, Catherine manquait-elle de l’argentnécessaire aux dépenses du voyage. Une question, affectueusementposée par Éléonore qui s’offrait à arranger les choses, prouvaqu’il en était bien ainsi. Jusqu’à ce moment, Catherine n’avait passongé à ce détail. En examinant le contenu de sa bourse, elleconstata que, sans cette prévenance de son amie, elle se seraitmise en route sans même l’argent nécessaire au voyage. Le dangerqu’elle avait couru emplissait leur pensée à toutes les deux. Ellesparlèrent à peine pendant le temps qu’elles demeurèrent encoreensemble. Du reste, ce temps fut court. On vint annoncer que toutétait prêt pour le départ. Catherine se leva aussitôt. Leur adieufut un long, un affectueux, un silencieux embrassement.

Comme elles entraient dans le vestibule,Catherine, incapable de quitter cette maison sans un mot pour celuidont ni l’une ni l’autre n’avaient encore prononcé le nom,s’arrêta ; de ses lèvres tremblantes sortirent des mots àpeine intelligibles. « Elle laissait son bon souvenir à sonami absent. » Mais à cette évocation, elle ne put refrénerplus longtemps son émoi. Cachant le plus possible sa figure avecson mouchoir, elle traversa rapidement le vestibule et sauta dansla voiture qui partit aussitôt.

XXIX

Catherine était trop malheureuse pour avoirpeur. Le voyage en lui-même ne l’effrayait pas : ellel’entreprit sans en redouter la longueur et comme inconsciented’être seule. Rencognée dans la voiture, elle sanglotait. Plusieursmilles déjà la séparaient de l’abbaye quand elle leva latête ; les feuillures du parc n’étaient plus en vue. La routeétait cette même route qu’elle avait parcourue récemment, sijoyeuse, pour aller à Woodston et pour en revenir : revoir, etdurant quatorze milles, ces mêmes choses dont elle avait alorsgoûté la douceur… Chaque mille qui la rapprochait de Woodstonaccroissait sa souffrance. On n’était plus maintenant qu’à cinqmilles du village. Henry était si près et ne savait rien… Puis laroute bifurqua.

La journée qu’elle avait passée à Woodstonavait été heureuse entre toutes. C’était là, c’était ce jour-là quele général avait parlé de telle sorte, avait eu une attitude telle,que Catherine s’était convaincue qu’il désirait son mariage avecHenry. Oui, il y avait dix jours seulement qu’elle avait étél’objet d’attentions si explicites et si enorgueillissantes. Desallusions trop directes l’avaient même rendue confuse. Et, depuis,qu’avait-elle fait ou qu’avait-elle omis de faire, qui expliquât untel changement ?

La seule faute qu’elle eût commise et dontelle se pût accuser, il l’ignorait. Seul Henry s’était trouvé dansla confidence de ses affreux soupçons, et elle sentait son secreten sûreté en lui comme en elle. Henry ne pouvait, de proposdélibéré, l’avoir trahie. Si cependant, par une malechancedéconcertante, le père avait soupçonné ce qu’elle avait osé penser,ce que même elle avait voulu inquisitorialement contrôler, sonindignation s’expliquait. S’il savait qu’elle l’avait cru coupabled’un crime, quoi d’étonnant qu’il l’eût congédiée ? Cetteconjecture si pénible pour elle eût élucidé la conduite du général.Mais Catherine ne se résignait pas à la croire plausible.

Quels seraient les sentiments et la contenancede Henry quand, à son retour, il apprendrait l’événement ?C’était la question qui la préoccupait par dessus tout et quiassiégeait son esprit en alternances douloureuses etconsolantes : tantôt elle craignait un placide acquiescementau fait accompli, tantôt elle se laissait aller à l’espoir d’unregret. Sans doute, il n’oserait parler au général. Mais, àÉléonore… que dirait-il d’elle à Éléonore ?

Dans ces fluctuations, les heures passaient.Abîmée, elle n’avait plus regardé autour d’elle, depuis qu’ons’éloignait de Woodston ; elle n’était donc plus tentée devérifier à tout moment si l’on approchait de Fullerton, et auxrelais, quoique le paysage fût pour elle nul, elle ne songeait pasà s’ennuyer. Aussi bien, n’avait-elle pas hâte d’être au bout duvoyage. Rentrer à Fullerton dans de telles conditions lui gâtait leplaisir de revoir, et après une absence de onze semaines, les êtresqui lui étaient le plus chers. Qu’aurait-elle à dire qui ne fûtpour l’humilier ou pour les attrister ? À confesser sa peine,elle l’accroîtrait. Sa famille n’allait-elle pas envelopper dansune aveugle réprobation des innocents et le coupable ? Elle nesaurait dire comme elle les sentait les mérites de Henry etd’Éléonore, et si, à cause de leur père, on se faisait d’eux uneopinion défavorable, cela l’atteindrait au cœur.

Sous l’empire de ces sentiments, elleappréhendait plus qu’elle ne souhaitait d’apercevoir tel clocherbien connu qui l’avertirait que la maison n’était plus qu’à vingtmilles à peine. En quittant Northanger, elle savait qu’elle sedirigeait vers Salisbury. Mais, dès le premier relais, ce furentles maîtres de poste qui lui apprirent les noms des localités paroù elle devait passer : telle était son ignorance. Rien defâcheux cependant ne survint. Sa jeunesse, ses façons, seslibéralités lui valurent les respectueuses prévenances qui étaientbien dues à une voyageuse comme elle. Sa voiture ne s’arrêtait quele temps de changer de chevaux, et Catherine fit un voyage d’aumoins onze heures sans la moindre alerte. Entre six et sept heuresdu soir, elle arrivait à Fullerton.

Une héroïne qui, sa carrière finie, rentre aubourg natal, dans le triomphe d’une réputation recouvrée et dans sagloire de comtesse, parmi le long cortège d’une parenté fastique[2] étalée en des phaétons, voilà unévénement auquel la plume peut se complaire. Cela permet tous lesdéveloppements, et l’auteur participe de l’éclat que l’héroïneirradie. Mon rôle est plus humble : je ramène la mienne seuleet en disgrâce, et nul détail merveilleux ne donnerait ici pâture àmon orgueil. Comment hausser au pathos le retour d’une héroïne enchaise de louage ? Le postillon passera donc rapidement parmiles groupes de curieux qui goûtent dans la rue le loisir dominical,et Catherine mettra sans solennité pied à terre.

Mais, si douloureux que fût son état d’esprit,le retour de Catherine préparait à ceux vers qui elle allait unegrande joie. Le spectacle d’une voiture de voyage est rare àFullerton : toute la famille s’était mise à la fenêtre. Quecette voiture s’arrêtât devant la maison, c’était un événement àfaire briller tous les yeux et à occuper toutes les pensées, unévénement absolument imprévu, sauf pour les deux plus jeunesenfants, un gamin et une fillette de six et de quatre ans, quiétaient toujours prêts à voir descendre de tous les équipages unfrère ou une sœur. Combien heureux le regard qui, le premier,aperçut Catherine, heureuse la voix qui proclama ladécouverte ! Mais jamais on ne put exactement déterminer si cebonheur était le lot de George ou celui de Henriette.

Le père, la mère, Sarah, George, Henriette,tous sur le pas de la porte pour souhaiter la bienvenue àCatherine, formaient un tableau à éveiller en elle les plus doucesémotions. Au saut de la voiture, ce furent de grandes embrassades,et chaque baiser lui causait un soulagement dont la douceurl’étonnait. Ainsi entourée, caressée, elle se sentait mêmeheureuse. Dans l’allégresse de l’amour familial et tout au plaisirde revoir Catherine, ils n’avaient pas le loisir de la curiosité.Mme Morland, qui avait remarqué la pâleur et lesyeux battus de la pauvre voyageuse fit aussitôt servir un théréconfortant. D’abord, aucune question assez directe pournécessiter une réponse positive ne fut adressée à Catherine. Maisle moment arriva où il fallut qu’elle parlât.

À contre cœur, Catherine commença alors unrécit décousu, qui, au bout d’une demi-heure et grâce à la bonnevolonté de l’auditoire, pût devenir une explication. Mais, ce tempsécoulé, personne n’était parvenu à discerner la cause de ce retoursubit ni même à grouper logiquement les circonstances qui y avaientprésidé. Ils n’étaient pas une race irritable ; ils ne seblessaient pas de la moindre des choses ; une injuren’éveillait pas en eux la haine. Ici pourtant, il y avait eu unaffront qu’on ne pouvait oublier ou pardonner, au moins pendant lapremière demi-heure. Sans qu’ils éprouvassent aucune crainterétrospective et romanesque au sujet de ce voyage que leur filleavait accompli seule, M. et Mme Morland nepouvaient s’empêcher de penser qu’il eût pu être fécond endésagréments ; que jamais ils n’eussent souscrit de bonnegrâce à un tel voyage ; qu’en obligeant Catherine àl’entreprendre, le général Tilney avait agi sans courtoisie, sansgénérosité, et que sa conduite n’était pas d’un gentleman et d’unpère. Ce qui avait pu provoquer chez lui une telle infraction auxrègles de l’hospitalité et modifier si radicalement ses sentiments,ils étaient aussi incapables de le deviner que Catherine elle-même.Mais cette incapacité les troubla moins longtemps. Après lechassé-croisé inéluctable des vaines conjectures ils satisfirent àleur indignation et à leur étonnement par des : « C’estune étrange affaire… Ce général doit être un singulierpersonnage… » Et, comme Sarah s’abandonnait encore aux charmesdu mystère, s’exclamant et conjecturant avec une juvénileardeur :

– Ma chère, dit la mère, vous vous donnezbeaucoup trop de mal. Soyez sûre que c’est chose qu’il n’est pasnécessaire de comprendre.

– J’admets que, quand il se souvint decet engagement antérieur, répliqua Sarah, il ait désiré le départde Catherine : mais pourquoi ne pas agir aveccourtoisie ?

– Je le regrette pour les jeunes gens,dit simplement Mme Morland. Ils ont dû voir toutcela sous un bien triste jour. Quant au reste, il n’y a plus à s’enoccuper pour le moment. Catherine est à la maison, et notrequiétude ne dépend pas du général Tilney.

Catherine soupira.

– Je suis aise, continua la mèrephilosophe, de n’avoir pas su ce voyage. Mais le voilà fait, etpeut-être n’y a-t-il pas à le regretter. Il est toujours bon queles jeunes gens aient l’occasion de montrer de l’initiative. Vousle savez, ma chère Catherine, vous étiez une pauvre créature fortétourdie ; mais il vous a bien fallu ne pas perdre la tête,dans ces nombreux changements de voiture, et autres ennuis.J’espère que nous constaterons que vous n’avez rien oublié dans lespoches d’aucune voiture.

Catherine l’espéra aussi et essaya de prendrequelque intérêt à son perfectionnement intime. Mais vraiment ellen’avait plus de ressort, et, comme bientôt elle n’éprouva d’autredésir que de silence et de solitude, elle se soumit au premierconseil que sa mère lui donna d’aller se coucher de bonne heure.Ses parents, qui voyaient dans sa pâleur la conséquence naturellede la mortification qu’elle avait subie et des fatigues du voyage,la quittèrent sans mettre en doute qu’elle s’endormît aussitôt, et,le lendemain matin, quoique sa mine ne répondît pas à leursespérances, ils continuèrent à ne pas soupçonner un mal plusprofond.

Aussitôt après le déjeuner, elle voulut tenirla promesse faite à Mlle Tilney. Ainsi sejustifiait la confiance d’Éléonore : le temps, la distanceagissaient déjà. Catherine se reprochait d’avoir quitté son amiefroidement, de n’avoir jamais su apprécier assez ses mérites et sabonté, et, toute à sa propre peine, d’avoir été trop indifférente àcelle d’Éléonore. La vivacité de ces sentiments fut loin de luiêtre une aide. Jamais il ne lui avait été plus difficile d’écrire.Composer une lettre qui les conciliât, ces sentiments, avec sasituation, qui exprimât sa gratitude sans regret servile, qui fûtréservée sans froideur et sincère sans ressentiment, une lettredont la lecture ne fît pas de peine à Éléonore, une lettre surtoutdont Catherine n’eût pas à rougir si Henry la lisait, lepourrait-elle ? Longtemps elle fut perplexe. Elle reconnutenfin qu’en une lettre brève était son salut. En conséquence,l’argent prêté par Éléonore fut inséré dans un billet où seformulaient, sans plus, quelques remercîments pleins de gratitudeet les mille bons souhaits d’un cœur affectueux.

– Singulière amitié, vite conclue, viterompue, observa Mme Morland, quand Catherine eutfini d’écrire. Je regrette cette fin, car M. Allen disait lesjeunes gens fort gentils. Et vous n’avez pas eu plus de chance avecvotre Isabelle. Pauvre James !… Il faut vivre et apprendre.J’espère que la prochaine fois vous aurez des amis plus dignesd’être aimés.

Catherine, rougissante, répondit avecforce :

– Nulle amie plus qu’Éléonore ne peutêtre digne d’être aimée.

– S’il en est ainsi, ma chère, j’ose direque vous vous retrouverez un jour ou l’autre ; ne soyez pasinquiète. Il y a dix à parier contre un que vous vous rencontrerezd’ici à quelques années. Et alors, quelle joie ce sera !

Mme Morland n’était pasheureuse dans ses tentatives de consolation. Se revoir dansquelques années… Et Catherine songeait que telle chose pourraitadvenir entre temps qui lui fît redouter cette rencontre. Jamaiselle ne pourrait oublier Henry Tilney, ou penser à lui avec moinsde tendresse ; mais, lui, il pourrait l’oublier, et, alors,rencontrer… Ses yeux étaient en larmes.Mme Morland, constatant le médiocre résultat de sesconsolations, proposa, comme moyen de réconfort, une visite àMme Allen.

Les deux maisons n’étaient distantes l’une del’autre que d’un quart de mille. Tout en marchant,Mme Morland dit sommairement son avis sur ladéception de James :

– Nous sommes tristes pour lui. Mais,d’autre part, que le mariage soit rompu, ce n’est pas un malheur.Il n’y avait pas à se réjouir de ces fiançailles avec une jeunefille que nous connaissions si peu et qui n’avait pas la moindredot. D’après sa manière d’agir, nous ne pouvons avoir bonne opiniond’elle. En ce moment, le pauvre James souffre, mais cela ne durerapas toujours, et je suis sûre que la sottise de son premier choixl’aura rendu prudent pour toute sa vie.

Cette brève analyse de l’affaire était tout ceque Catherine pouvait supporter. D’autres phrases auraient excédésa faculté d’attention, et elle eût fort risqué de répondre mal àpropos. Elle était absorbée par ses réflexions sur le changementqui s’était fait en elle depuis la dernière fois qu’elle avaitparcouru cette route si connue. Il n’y avait pas trois mois, follede ses espérances, elle faisait ce trajet dix fois par jour, lecœur allègre et libre, escomptant des plaisirs nouveaux. Alors, pasplus qu’elle ne connaissait le malheur, elle ne l’appréhendait. Etmaintenant, combien changée !

Elle fut reçue avec joie par les Allen, quiavaient pour elle une profonde amitié. Grande fut leur surprise,ardente leur indignation, à apprendre comment elle avait ététraitée, encore que le récit de Mme Morland ne fûtpas une peinture outrée ni un savant appel à leur colère.

– Catherine, avait ditMme Morland, est rentrée à l’improviste hier soir.Elle a fait toute seule le voyage. Samedi soir seulement elleapprit qu’elle devait partir. Car le général Tilney, on ne sait parquelle étrange lubie, fut tout à coup fatigué de la voir là, et illa congédia pour ainsi dire. Cela avec des façons nullementamicales, je vous assure. Et ce doit être un homme bien singulier.Mais nous sommes si heureux d’avoir Catherine parmi nous !… Etc’est un grand soulagement de découvrir, à l’expérience, qu’ellen’est pas une pauvre petite créature sans ressource, qu’elle saitparfaitement se tirer d’affaire.

M. Allen s’exprima, en l’espèce, avectoute l’émotion d’un ami, et Mme Allen, trouvantses phrases tout à fait au point, les adopta aussitôt pour sonusage personnel. L’étonnement, les conjectures et les commentairesde son mari devinrent instantanément siens, agrémentés de cetteseule remarque, qu’elle intercalait de place en place dans laconversation :

– Vraiment, le général pousse ma patienceà bout !

Ce « Vraiment, le général pousse mapatience à bout », elle le proféra deux fois encore, sur lemode irrité, après le départ de M. Allen. À la troisièmerépétition, elle pensait déjà à autre chose, et la quatrième futimmédiatement suivie d’un :

– Que je vous dise, ma chère, ce terribleaccroc à ma plus belle malines a été merveilleusement raccommodé àBath ; c’est à peine si l’on en voit trace. Il faut que jevous montre cela quelque jour. En somme, Bath est une charmanterésidence, Catherine. Je vous assure que cela ne me souriait qu’àmoitié de revenir. Les dames Thorpe étaient là : c’était siagréable, n’est-ce pas ? Vous vous en souvenez, nous étions siisolées au début.

– Oui, mais cela ne dura pas longtemps,dit Catherine, les yeux brillants à des ressouvenirs.

– Très vrai ! Nous rencontrâmesbientôt Mme Thorpe, et dès lors nous ne désirâmesplus rien. Ma chère, ne trouvez-vous pas que ces gants sontinusables ? Je les ai mis neufs la première fois que noussommes allées aux Lower Rooms. Vous savez, je les ai beaucoupportés depuis. Vous souvient-il de cette soirée ?

– Si je m’en souviens ? Oh !certes !

– Elle fut très agréable, n’est-cepas ? M. Tilney prit le thé avec nous, et j’ai toujourspensé qu’il nous avait été d’un grand secours. Je crois me souvenirque vous avez dansé avec lui ; mais je n’en suis pas trèssûre. Ce que je sais, c’est que j’avais mis ma toilette deprédilection.

Catherine se taisait. Après des tentatives decauserie dans différentes directions, Mme Allenréitéra :

– Vraiment, le général pousse ma patienceà bout. Qui eût cru cela d’un homme si imposant ? Je ne croispas, madame Morland, que vous ayez jamais vu homme mieux élevé. Lesappartements qu’il occupait furent loués le lendemain même du jourqu’il les quitta, Catherine. Mais rien d’étonnant à cela :Milsom Street… vous savez !…

Comme elles s’en revenaient à la maison,Mme Morland représenta à sa fille le bonheur qu’ily avait à posséder des amis aussi sûrs que M. etMme Allen, et le peu d’importance qu’on devaitaccorder aux méchants procédés de vagues amis comme les Tilney. Labonne opinion et l’affection de ses anciens amis ne luirestaient-elles pas ? Tout cela n’était pas dénué de bon sens.Mais il est tel état d’esprit sur quoi le bon sens n’a pasd’empire, et les sentiments de Catherine étaient en désaccord avectout ce que disait sa mère. C’était précisément de la conduite deces vagues amis que dépendait son bonheur, et, tandis queMme Morland se confirmait dans ses opinionspersonnelles et les illustrait d’exemples, Catherine pensaitqu’« en ce moment », Henry devait arriver à Northanger,qu’« en ce moment », il apprenait son départ, et quepeut-être « en ce moment », ils partaient tous pourHereford.

XXX

Jamais Catherine n’avait eu des goûtssédentaires, et jamais elle n’avait été très laborieuse. QuoiqueMme Morland fût habituée de longue date à cesdéfauts, elle ne fut pas sans remarquer qu’ils s’étaient fortdéveloppés. Catherine ne pouvait dix minutes de suite rester assiseni vaquer à une occupation quelconque : elle parcourait lejardin, le verger, encore et encore, comme si marcher eût été saseule raison d’être, et il semblait même qu’elle aimât mieuxcirculer par la maison que de stationner un instant dans la sallecommune. Un changement plus grand s’était opéré en Catherine :elle avait perdu son exubérance. Errante et indolente, elle étaitdu moins la charge de la Catherine de naguère : muette etmélancolique, elle en était l’antithèse.

Les deux premiers jours,Mme Morland avait espéré que Catherine serassérénerait sans son intervention. Comme, après une troisièmenuit, la gaîté de Catherine n’avait pas reparu, que son activitécontinuait à être inutile, qu’elle ne témoignait pas d’un goût plusvif pour la couture, Mme Morland ne put retenir cereproche amical :

– Ma chère Catherine, je crois que vousêtes en train de devenir trop grande dame. Je ne sais vraimentquand les cravates de ce pauvre Richard seraient faites s’il devaitcompter sur vous seule. Vous pensez trop à Bath. Il y a temps pourtout, temps pour les bals et les jeux, temps pour le travail. Vousavez eu une longue période de plaisirs ; il faut maintenantque vous essayiez de vous rendre utile.

Catherine prit immédiatement son ouvrage etdit d’une voix éteinte qu’elle ne pensait pas beaucoup à Bath.

– Alors vous vous tourmentez à cause dugénéral Tilney, ce qui est très enfantin, car il y a dix à pariercontre un que vous ne le reverrez jamais. Ne vous tourmentez doncpas pour des bagatelles.

Un silence.

– J’espère, ma chère Catherine, que vousne vous serez pas dégoûtée de la maison, parce qu’elle n’est pasaussi magnifique que Northanger. Votre séjour là-bas serait alorsun véritable malheur. Où que vous vous trouviez, vous devrieztoujours être satisfaite, mais surtout à la maison, puisque c’estlà que vous avez à passer la plus grande partie de votre temps. Jen’ai pas beaucoup aimé, au déjeuner, vous entendre tant parler dupain français de Northanger.

– Ah ! je ne me soucie pas du pain.Ce que je mange m’est bien indifférent.

– Dans un des livres qui sont là-haut, ily a des pages très justes à propos des jeunes filles que leurs tropbelles relations ont dégoûtées de leur intérieur modeste, leMiroir, je crois. Je le chercherai pour vous un des cesjours. Je suis sûre que cette lecture vous fera du bien.

Catherine ne dit plus rien. Faisant effort surelle-même, elle s’appliquait à son ouvrage ; mais, au bout dequelques minutes, et sans s’en apercevoir, elle devint inattentive.Elle s’agitait sur sa chaise, oubliant son aiguille.Mme Morland observait les phases de cetterechute : elle était maintenant convaincue de l’exactitude deses soupçons de tout à l’heure. Elle quitta la chambre pour allerchercher le livre en question, impatiente de combattre une sifâcheuse maladie. Elle ne trouva pas immédiatement ce qu’ellecherchait, et, comme d’autres soins encore l’avaient retenue, ils’écoula un quart d’heure avant qu’elle redescendît avec le volumesur lequel elle fondait tant d’espérances. Ce qui l’avait occupéelà-haut l’ayant empêchée d’entendre tout autre bruit que celuiqu’elle créait elle-même, elle ignorait qu’un visiteur fut arrivédepuis quelques minutes. En entrant dans la chambre, elle vit unjeune homme qu’elle ne connaissait pas. Très respectueusement il seleva, et Catherine le présenta sous le nom de M. Henry Tilney.Avec une émotion mal contenue, il s’excusa d’être là, reconnaissantqu’après ce qui s’était passé, il avait peu de droits à un bonaccueil, et il expliqua son intrusion par l’impatience qu’il avaiteue de s’assurer que Mlle Morland était arrivéesans encombre chez elle.

Il ne s’adressait pas à un juge inflexible ouà un cœur susceptible de rancune. Loin de les faire pâtir, lui etsa sœur, de la conduite du général, Mme Morlandn’avait cessé d’être très bien disposée à leur égard. Contente devoir Henry, elle le reçut avec les paroles simples d’unebienveillance sincère. Elle le remercia de la sollicitude qu’iltémoignait pour sa fille, l’assura que les amis de ses enfantsétaient toujours les bienvenus et le pria de ne plus faire allusionà ce qui s’était passé.

Il n’était pas fâché de se soumettre à cetteprière. Quoique très soulagé par une indulgence aussi imprévue, ilne lui aurait pas été possible en ce moment de parler de ceschoses. S’étant rassis, il répondit avec une grande déférence àtoutes les questions de circonstance que lui fitMme Morland sur le temps, les routes. Cependant,l’anxieuse, l’heureuse, la fiévreuse Catherine ne disait pas unmot ; mais ses joues en feu et ses yeux brillants firentespérer à sa mère que la spontanéité charmante de cette visite luirendrait la paix pour quelque temps, et joyeusement elle mit decôté le premier volume du Miroir, le réservant pour uneautre fois.

Désireuse de l’appoint de M. Morland, quitrouverait des sujets de conversation et saurait mettre à l’aiseleur hôte (elle avait pitié de le voir confus encore de la conduitede son père), Mme Morland avait dépêché un de sesenfants à la recherche de M. Morland. Celui-ci était sorti.Livrée à elle-même, Mme Morland, au bout d’un quartd’heure, n’eut plus rien à dire. Deux silencieuses minutespassèrent, Henry se tournant vers Catherine, pour la première foisdepuis l’entrée de Mme Morland, lui demanda avecune gaîté soudaine si M. et Mme Allen étaientà Fullerton. Dans l’embarras confus des mots de la réponse, ildiscerna le sens qu’un oui eût suffi à donner. Aussitôt il exprimason désir de leur présenter ses respects, et, rougissant un peu, ildemanda à Catherine si elle n’aurait pas la bonté de lui montrer lechemin.

– Vous apercevrez la maison de cettefenêtre, dit Sarah.

Henry Tilney s’inclina.Mme Morland d’un signe de tête fit taire Sarah.Elle ne voulait pas empêcher Catherine d’accompagnerM. Tilney, pensant que les explications que celui-ci pouvaitavoir à donner sur les façons de son père, il les donnerait plusfacilement dans un tête-à-tête. Ils partirent.Mme Morland ne s’était pas trompée : Henryavait, en effet, à donner des explications relatives à son père,mais il voulait d’abord s’expliquer lui-même. Il parla donc et sibien, qu’il semblait à Catherine qu’elle n’entendrait jamais assezdes paroles si douces. Elle était sûre maintenant de son affection.Henry sollicitait la sienne. Mais ne savaient-ils pas l’un etl’autre que, dès longtemps. Catherine était acquise à Henry ?À la vérité, s’il l’aimait, s’il se délectait au charme de soncaractère et se plaisait fort en sa compagnie, je dois confesserque son affection avait eu pour origine quelque chose comme unsentiment de gratitude : il l’avait aimée de l’aimer. C’est làune conjoncture toute nouvelle dans le roman et qui fait déchoirterriblement mon héroïne ; mais si cette conjoncture estnouvelle aussi dans la vie réelle, eh bien, l’on dira quej’extravague.

Après une très courte visite àMme Allen (Henry avait parlé sans bien savoir cequ’il disait et Catherine, absorbée dans son bonheur, avait à peinedesserré les lèvres), ils se retrouvèrent seuls, et Catherine sutalors jusqu’à quel point exactement le père avait approuvé ladémarche du fils. Quand Henry était revenu de Woodston, il y avaitdeux jours, le général était allé à sa rencontre et, en termesrudes, l’avait informé du départ de Mlle Morland etlui avait intimé l’ordre de ne plus penser à elle.

Telle était l’autorisation dont pouvait setarguer Henry. Mais, du moins, – et, dans sa douleur, elle enéprouvait une joie intime – Henry venait-il de lui demander sa mainavant de lui raconter ces incidents qui l’eussent peut-être incitéeà un refus. À mesure que Henry donnait des détails et exposait lesmotifs de la conduite de son père, Catherine reprenait del’assurance : le général n’avait rien à lui reprocher qued’être la cause involontaire d’une déception que son orgueil nepouvait pardonner et qu’un orgueil plus haut eût été honteuxd’avouer. Elle était coupable uniquement d’être moins riche qu’iln’avait cru. S’imaginant voir en elle une riche héritière, ill’avait comblée de ses prévenances à Bath, l’avait invitée à venirà Northanger et avait décrété qu’elle serait sa bru. Quand ildécouvrit qu’il s’était mépris, la congédier lui parut la meilleuremarque, encore qu’insuffisante, de son ressentiment contre elle etde son mépris pour les Morland.

C’est John Thorpe qui d’abord l’avait trompé.Au théâtre, un soir, voyant son fils s’empresser auprès deMlle Morland, le général avait, par hasard, demandéà Thorpe s’il savait d’elle autre chose que son nom. Thorpe, fierd’être l’interlocuteur d’un homme de cette surface, avait étécommunicatif avec emphase, et, comme alors il s’attendait d’un jourà l’autre à voir Morland demander Isabelle en mariage et qu’ilavait, lui, jeté son dévolu sur Catherine, sa vanité le poussa àdire la famille Morland plus riche même que sa vanité déjà et sacupidité ne s’étaient complu à croire. Sa propre importanceexigeait que fût grande l’importance de tous ceux avec qui ilfrayait, et, à mesure que croissait son intimité avec les gens,croissait aussi leur fortune. Les « espérances » de sonami Morland avaient donc augmenté de jour en jour à partir de lapremière exagération et plus rapidement encore depuis qu’Isabelleétait entrée en scène. Mais, en l’honneur du général Tilney, ildoubla, la plus haute évaluation antérieure du bénéfice deM. Morland père, tripla sa fortune, abattit la moitié de sesenfants et le lotit d’une tante magnifique. Toute la famille étaitainsi exposée en favorable lumière. Pour Catherine – objet spécialde ses propres spéculations et de la curiosité du général – Thorpeavait en réserve d’autres prestiges encore : les dix ou quinzemille livres que son père lui donnerait seraient un joli appoint àl’héritage Allen. L’intimité de Catherine avec les Allen avait, eneffet, convaincu Thorpe qu’ils lui laisseraient une part de leurfortune : de là à la présenter comme l’héritière de Fullerton,il n’y avait qu’un pas. Le général s’en était tenu à cesrenseignements. Comment eût-il douté de leur authenticité ?L’alliance prochaine de Mlle Thorpe avec un desmembres de cette famille et le projet de mariage de Thorpe lui-mêmeavec Mlle Morland, toutes choses dont le narrateurse vantait bien haut, étaient de suffisantes garanties. À celas’ajoutaient des faits certains : les Allen étaient riches etn’avaient pas d’enfants ; Mlle Morland étaitsous leur protection et, comme le général put en juger dès qu’illes connut, ils la traitaient avec une bonté paternelle. Sarésolution fut bientôt prise. Il avait déjà, dans l’attitude de sonfils, discerné de la sympathie pour Mlle Morland.Plein de gratitude envers M. Thorpe pour ses informationsprécieuses, il se résigna presque instantanément à ruiner les pluschères espérances de l’informateur. Vers ce temps, Catherine nepouvait pas être plus ignorante de ces desseins que Henry etÉléonore. Ceux-ci, qui ne voyaient rien en la situation deCatherine qui pût tant séduire leur père, avaient constaté avecétonnement la spontanéité, la persistance et les progrès del’intérêt qu’il lui portait. Plus tard, quand le général lui avaitpresque intimé l’ordre de se faire aimer de Catherine, Henry avaitcompris que son père croyait l’alliance avantageuse. Mais, jusqu’àcette conversation récente à Northanger, Henry n’avait pas su quelétait le point de départ de si aventureux calculs. Qu’ils fussenterronés, le général l’avait appris de la personne même qui l’avaitinduit à les faire. Par hasard, il avait rencontré Thorpe àLondres. Sous l’influence de sentiments diamétralement opposés àceux de naguère, irrité du refus de Catherine et aussi de l’échecd’une réconciliation tentée entre Morland et Isabelle, convaincuqu’ils étaient à jamais séparés, rejetant dédaigneusement uneamitié qui ne lui était plus utile, Thorpe se hâta de contrediretout ce qu’il avait dit autrefois. Il avoua avoir été lui-mêmeabusé. Les rodomontades de son ami lui avaient fait croire queM. Morland avait de la fortune et était un homme d’honneur,alors que les négociations des deux ou trois semaines dernièresavaient établi le contraire. Après avoir débuté par les promessesles plus libérales, mis en demeure de s’exécuter, il avait,exposait le subtil narrateur, été contraint d’avouer qu’il luiétait impossible de donner au jeune couple même le plus mincerevenu. Au vrai, c’était une famille misérable, une famillepopuleuse au-delà de tout exemple, et, comme il avait eu récemmentl’occasion de le constater, point du tout considérée dans levoisinage. Ils menaient un train de vie que leur situation nepouvait justifier, cherchaient à se donner du lustre par de bellesrelations : – une race hardie, fanfaronne et intrigante.

Le général terrifié prononça alors le nomd’Allen et son regard interrogeait. Ici encore, Thorpe avait étéinduit en erreur. Les Allen, croyait-il, avaient vu de trop prèsles Morland. Thorpe connaissait le jeune homme à qui décidémentdevait échoir l’héritage de Fullerton. – Le général en avait assezentendu. Furieux contre tous, sauf contre lui-même, il était partile lendemain pour l’abbaye, où nous l’avons vu à l’œuvre.

De tout cela, je laisse à la sagacité de monlecteur le soin de déterminer ce qui put être immédiatementcommuniqué à Catherine, ce que le général avait dit à Henry, ce quecelui-ci avait eu à conjecturer pour bien voir clair dans lasituation et ce qui fut ultérieurement connu par une lettre deJames. J’ai groupé les faits pour la commodité du lecteur. À lui deles départir pour la mienne. De toute façon, Catherine en savaitassez maintenant ; elle en pouvait convenir : quand elleavait soupçonné le général d’un meurtre ou d’une séquestration,elle avait à peine forcé son caractère et exagéré sa cruauté.

Henry avait autant de douleur à révéler ceschoses qu’il en avait eu à les apprendre. Il rougissait d’avoir àdévoiler les pensées mesquines de son père. La conversation qu’ilsavaient eue à Northanger avait été fort peu amicale. En apprenantles mauvais procédés dont avait pâti Catherine et en recevantl’ordre de donner un autre cours à ses idées, Henry avait hardimentmanifesté son indignation. Le général, habitué à faire la loi chezlui, et nullement préparé à rencontrer une résistance formelle,supporta mal l’opposition de son fils. Mais sa colère, pourviolente qu’elle fut, ne pouvait intimider Henry, fort de saconscience. Il se sentait lié d’honneur àMlle Morland et il l’aimait. Ce cœur qu’on l’avaitpoussé à conquérir était maintenant sien.

Froidement, il refusa d’accompagner son pèredans le Herefordshire et déclara qu’il allait solliciter la main deCatherine. La colère cramoisissait le général. Ils sequittèrent.

Henry, dans un état d’agitation qui ne secalma qu’après force heures de solitude, était retourné à Woodstonaussitôt ; le lendemain après-midi, il se mettait en routepour Fullerton.

XXXI

L’étonnement de M. etMme Morland, appelés à donner leur consentement aumariage de Catherine avec M. Tilney, fut, quelques minutes,considérable. Il ne leur était pas venu à l’idée que ces jeunesgens pussent s’aimer. Mais comme, après tout, il était bien naturelque Catherine fût aimée, l’étonnement céda bientôt à une fiertéémue. En ce qui les concernait, ils n’avaient aucune objection àfaire. Les manières charmantes de Henry, le sérieux de soncaractère étaient de bonnes cautions, et, n’ayant jamais entendurien dire de fâcheux sur son compte, ils n’étaient pas gens àsupposer qu’il y eût rien à dire. Certes, Catherine serait unejeune ménagère bien étourdie, avait déclaréMme Morland ; mais, avait-elle ajouté, rien nevalait la pratique.

En somme, un seul obstacle : mais,jusqu’à ce qu’il fût écarté, les Morland ne pourraient consentir aumariage. S’ils étaient d’humeur douce, leurs principes étaientrigides. Alors que le père de Henry s’opposait si fort à cetteunion, ils ne pouvaient se permettre de la favoriser. Que legénéral fît une démarche pour solliciter la main de Catherine, oumême qu’il approuvât chaleureusement le mariage, ils n’endemandaient pas tant ; mais, du moins, ce père devait-il direoui ; et dans leur cœur, M. etMme Morland ne pouvaient admettre que ce oui fûtlongtemps différé ; une fois cet acquiescement obtenu, ilsdonneraient le leur avec joie. Ils n’en voulaient certes pas àl’argent du général. D’ailleurs, une considérable fortunereviendrait un jour à Henry et il jouissait déjà d’un revenu quilui assurait l’indépendance. Du point de vue pécuniaire, cettesituation était bien meilleure que celle normalement à laquelle eûtpu prétendre Catherine. Les jeunes gens ne s’étonnèrent pas, s’ilsles déplorèrent, des réserves de M. etMme Morland. Ils se séparèrent, s’efforçantd’espérer que le général ne s’obstinerait pas ; mais ilsconnaissaient son entêtement… Henry s’en retourna à Woodstonsurveiller ses jeunes plants et faire telles innovations quiauraient l’agrément de Catherine. Anxieusement, il aspirait vers letemps où elle serait là. Ne nous préoccupons pas de savoir si lestourments de l’absence furent adoucis par une correspondanceclandestine. Ni monsieur ni madame Morland ne s’en occupèrent. Ilsavaient eu la gentillesse de ne rien dire à ce sujet, et lorsqueCatherine recevait une lettre, comme il arriva assez souvent, ilsregardaient d’un autre côté.

Cette inquiétude, lot maintenant de Catherineet de Henry, ne se communique pas, je le crains, à mes lecteursqui, à la concision éloquente des pages qu’ils ont sous les yeux,voient bien que nous nous hâtons tous vers la félicité parfaite.Les voies par lesquelles nous nous y hâtons restent seulesdouteuses. Quelles circonstances pourront agir sur la naturerébarbative du général ? La plus efficace fut le mariaged’Éléonore avec un homme opulent et considérable :accroissement de dignité qui provoqua chez le général une crise debonne humeur dont il ne guérit pas avant que sa fille eût obtenuqu’il pardonnât à Henry et lui permît d’être fol à sa guise.

Le mariage d’Éléonore Tilney avec l’hommequ’elle avait élu, son départ, loin des misères d’un Northanger oùn’était plus Henry, pour le foyer de son choix, un tel événementest pour satisfaire tous ceux qui connaissent cette jeune femme. Majoie à moi est très sincère. Je ne sache personne qui ait plus dedroits, par ses mérites sans prétention, et qui soit mieuxpréparée, par ses tristesses quotidiennes, à jouir du bonheur. Leurdirection n’était pas récente, et le gentleman qu’elle épousaitavait été longtemps empêché de présenter sa requête parl’infériorité de sa condition ; mais son accès inespéré à untitre et à la fortune venait d’écarter tous obstacles. Jamais legénéral, aux jours où il avait pour seule compagne Éléonore, auxjours où il mettait à l’épreuve, sans la lasser jamais, sapatience, n’avait aimé autant sa fille que lorsque, pour lapremière fois, il la salua du titre de vicomtesse. Son mari étaitréellement digne d’elle. Outre qu’il était pair, riche et qu’ill’aimait, c’était encore le plus charmant jeune homme de la terre.Toute définition supplémentaire de ses mérites est, dès lors,inutile. On se représente instantanément le plus charmant jeunehomme de la terre. Il me suffira d’ajouter (les règles de lacomposition m’interdisant d’introduire ici un personnage qui nesoit pas lié à ma fable) que c’était le même gentleman dont lesnotes de blanchissage, au cours d’un long séjour à Northanger,avaient été oubliées par un domestique négligent, ces notes quiavaient figuré dans une des plus affreuses aventures de monhéroïne.

L’influence du vicomte et de la vicomtesse,mise au service de leur frère, eut pour adjuvant les siraisonnables conditions de M. Morland, par eux soumises augénéral dès que celui-ci consentit à écouter. Il apprit ainsi qu’ilavait à peine été plus trompé par la première exagération de Thorpeà propos de la fortune des Morland, que par la malveillante façondont ce même Thorpe avait ensuite anéanti cette fortune. LesMorland n’étaient nullement besogneux : Catherine aurait troismille livres. C’était là un appoint matériel si inattendu qu’ilcontribua fort à aplanir l’orgueil de l’homme de Northanger, et lesrenseignements qu’il se procura secrètement au sujet des terres deFullerton lui apprirent que M. Allen en avait la propriétésans restreintes et que, par suite, les plus favorables hypothèsesétaient licites.

Sous l’empire de ces considérations, legénéral, peu après le mariage d’Éléonore, autorisa son fils àrentrer à Northanger ; là, il lui donna solennellement lectured’une lettre par laquelle il envoyait à M. Morland unconsentement très affable enveloppé de déclamations redondantes.L’événement suivit bientôt : Henry et Catherine s’épousèrent,les cloches sonnèrent, tout le monde était souriant, et, commedouze mois ne s’étaient pas écoulés depuis leur première rencontre,il ne semble pas que les délais imposés par la cruauté du généralleur eussent porté grand préjudice : entrer dans le bonheurparfait, qui à vingt-six, qui à dix-huit ans, ce n’est pas si mal.Je suis convaincue que les obstacles, loin de nuire à leurfélicité, l’assurèrent en les faisant se connaître mieux et enfortifiant leur amour. Je laisse à qui peut s’intéresser à ce genrede spéculations le soin de déterminer si ce livre prône la tyranniepaternelle ou la désobéissance filiale.

JANE AUSTEN

FIN

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