— En effet.
— Ainsi en toutes choses, Charmide, aussi bien pour
l’âme que pour le corps, la beauté paraît unie à la
rapidité et à la vitesse, plutôt qu’à la lenteur et à la
mesure.
— Il semble bien.
— La sagesse ne serait donc pas, d’après cela, la
mesure, ni une vie sage une vie mesurée, puisque enfin
ce qui est sage doit être beau, et que jamais, ou
dans bien peu d’exceptions, les actes lents et mesurés ne
nous paraissent plus beaux que ceux qui sont empreints
de vivacité et de vigueur. Et quand même, à toute force,
il y aurait autant d’actes plus beaux par la mesure que
par la vivacité; alors, mon ami, la mesure ne serait pas
encore de la sagesse plutôt que la vivacité, soit en
marchant ou en lisant; ni dans aucun cas, l’une ne serait
plus sage que l’autre, puisque nous avons établi
que la sagesse fait partie de la beauté, et que nous
reconnaissons aussi bien le caractère du beau dans la
vivacité que dans la mesure.
— Ta remarque, Socrate, me paraît juste.
— Eh bien! repris-je, Charmide, penses-y de nouveau,
cherche en toi-même comment la sagesse que tu
possèdes agit sur toi, et ce qu’elle doit être pour te faire
ce que tu es. Pense à tout cela, et dis-nous
bravement ce qu’est la sagesse, selon toi.
Là-dessus, il réfléchit, et après avoir bravement pesé la
question:
— Il me semble maintenant, dit-il, que la sagesse rend
modeste et réservé, et qu’ainsi la sagesse, c’est la honte.
— Bien, lui dis-je, n’avouais-tu pas tout-à-l’heure que la
sagesse est comprise dans l’idée du beau?
— Sans doute.
— Et les hommes sages sont bons aussi?
— Oui.
— Une chose peut-elle être bonne, qui ne rende pas
bons?
— Non certes.
— Et tu dis donc que la sagesse n’est pas seulement
belle, qu’elle est bonne aussi?
— Je le pense.
— D’après cela, tu ne crois pas qu’Homère a raison de
d i r e : La honte n’est pas bonne à qui est dans
l’indigence
— Si fait.
— Dans ce cas, la honte est bonne et mauvaise en
même temps.
— Il paraîtrait.
— Mais la sagesse est bonne, puisqu’elle rend bons
ceux qui la possèdent, sans jamais les rendre mauvais.
— Assurément, je suis de ton avis.
— La sagesse ne peut donc être la honte puisqu’elle est
essentiellement bonne, et que celle-ci peut
également être bonne et mauvaise.
— Je conviens que tu as raison, Socrate, mais vois un
peu ce que tu penses de ce que je vais te dire de la
sagesse. Je me souviens à l’instant d’avoir une fois
entendu dire à quelqu’un, qu’être sage, c’est faire ce qui
nous est propre. Réfléchis, et dis-moi, s’il te semble que
celui-là ait trouvé la bonne définition?
— Rusé que tu es? m’écriai-je, c’est Critias qui t’a dit
cela, ou quelque autre philosophe.
— Ce sera donc un autre, dit Critias, car au moins ce
n’est pas moi.
— Au reste, reprit Charmide, qu’importe, Socrate, de
qui je le tienne?
— Pas le moins du monde; car il ne faut pas examiner
qui a dit une chose, mais si elle est bien ou mal dite.
— À la bonne heure.
— Mais, par Jupiter! repris-je, je serai bien surpris si
nous pouvons découvrir ce que cela signifie, car c’est
pour moi une vraie énigme.
— Et pourquoi?
— Parce que celui-là sans doute n’a guère
réfléchi à la signification des mots, qui a dit que la
sagesse consiste à faire ce qui nous est propre. Ou bien,
crois-tu que le maître de langues ne fasse rien quand il
lit ou écrit?
— Je crois le contraire.
— Et penses-tu que le maître de langues ne lise et
n’écrive ou ne vous enseigne à l’école que son propre
nom? ou bien n’écriviez-vous pas les noms de vos
ennemis tout aussi bien que les vôtres et ceux de vos
amis?
— Tout aussi bien.
— Mais, en le faisant, vous mêliez-vous de ce qui ne
vous regardait pas, et étiez-vous des insensés?
— Non pas.
— Cependant vous ne faisiez rien qui vous fût propre,
puisque enfin écrire et lire, c’est faire quelque chose.
— Cela est bien certain.
— Et guérir, mon ami, bâtir, tisser une étoffe, travailler
enfin dans un art quelconque, c’est assurément aussi
faire quelque chose?
— Assurément.
— Croirais-tu un état bien administré, où, par une loi,
chacun serait tenu de tisser et de laver son propre
manteau, de fabriquer ses sandales, son vase à l’huile, le
bandeau de sa tête, et de même pour tout le reste;
chacun faisant et se procurant par son travail ce
qui lui serait propre, avec défense de mettre la main à
rien qui lui fût étranger?
— Je suis loin de le croire.
— Tu m’avoueras que cet état serait bien administré, s’il
l’était sagement.
— Qui peut en douter?
— Alors ce n’est pas dans ce cas-là que la sagesse
serait de faire ce qui nous est propre.
— Non, évidemment.
— Il parlait donc par énigmes apparemment, comme je
le disais tout-à-l’heure, celui qui prétendait qu’être sage
c’est faire ce qui nous est propre; car sans doute il
n’était pas assez simple pour l’entendre ainsi. Ou
peut-être est-ce quelque pauvre tête qui t’aura tenu ce
propos, Charmide?
— Pas du tout, reprit-il, c’est un homme qui me
paraissait très sage.
— Nul doute alors, je le répète, qu’il a voulu proposer
une énigme; car il est difficile de savoir ce que signifie,
faire ce qui nous est propre.
— Peut-être bien.
— Que signifie donc faire ce qui nous est propre? Peux-
tu le dire?
— Par Jupiter! s’écria-t-il, je n’en sais rien; mais il serait
possible aussi que celui même qui l’a dit n’en sût pas
davantage.
Et en même temps il souriait et tournait les yeux vers
son cousin.
On voyait depuis longtemps que Critias était au
supplice. Jaloux de se montrer avantageusement en
présence de Charmide et des autres assistants, il avait eu
toutes les peines du monde à se retenir, et maintenant il
en était tout-à-fait incapable. Aussi je fus bien persuadé
que c’était à lui, comme je l’avais soupçonné d’abord,
que Charmide avait entendu donner cette définition de la
sagesse. Charmide, qui n’avait pas envie de plaider pour
elle, et qui voulait en laisser le soin à son parent,
tâchait de l’exciter et avait l’air de le regarder comme un
homme battu. Critias n’y tint pas plus longtemps. Il ne
paraissait guère moins irrité contre le jeune homme,
qu’un poète contre l’acteur qui joue mal sa pièce, et il lui
dit, en le regardant:
— Tu crois donc, Charmide, parce que tu ne sais pas ce
qu’a dû penser celui qui a dit que la sagesse consiste à
faire ce qui nous est propre, tu crois qu’il ne le savait pas
lui-même?
— Mon cher Critias, repris-je, il ne faut pas
s’étonner que lui, si jeune encore, ne le sache pas, mais
on doit s’attendre que tu le sauras, toi qui es plus âgé et
depuis longtemps livré à ces études. Si donc tu conviens
que la sagesse est ce qu’il disait, et que tu veuilles
prendre cette proposition pour ton compte, j’aime
encore bien mieux avoir à examiner avec toi si elle est
vraie ou non.
— Sans doute, reprit-il, j’en conviens et me charge de
le prouver.
— Très bien. Et, dis-moi, accordes-tu aussi ce que je
demandais tout-à-l’heure, que les ouvriers travaillent à
quelque chose?
— Certainement.
— Penses-tu donc qu’ils ne travaillent qu’à ce
qui leur est propre, ou qu’ils travaillent aussi à ce qui est
propre à d’autres?
— Ils y travaillent aussi.
— On peut donc être sage, et ne pas travailler
seulement à ce qui nous est propre.
— Et qu’est-ce que cela fait? dit-il.
— Rien à moi, mais vois si cela ne fait rien non plus à
celui qui d’abord prétendait qu’être sage c’est faire ce qui
nous est propre, et qui convient ensuite qu’en faisant ce
qui est propre à d’autres, on peut aussi être sage.
— Suis-je donc convenu, dit-il, que ceux qui font ce qui
est propre à d’autres sont sages, ou bien ceux qui
travaillent à ce qui est propre à d’autres?
— Mais, je te prie, n’est-ce pas chez toi la même
chose, faire une chose et y travailler?
— Point du tout, répondit-il, pas plus que travailler et
s’occuper. J’ai appris cela d’Hésiode , qui dit: «Il n’y
a aucune honte dans l’occupation». Crois-tu que s’il eût
entendu par s’occuper et faire, les choses dont tu parles,
il aurait prétendu qu’il n’est honteux à personne de
fabriquer des sandales, de vendre des poissons salés,
d’être assis à une boutique? Non, Socrate; je crois bien
plutôt qu’il mettait une différence entre travailler et
s’occuper et faire, et qu’il pensait qu’il peut y
avoir de la honte à travailler à une chose où le caractère
du beau n’est pas, tandis que s’occuper n’est jamais
honteux. Or, travailler dans un but utile et beau, voilà ce
qu’il appelait s’occuper, et c’étaient les travaux de ce
genre qui lui paraissaient des occupations, des actes.
C’est là seulement ce qui lui semblait propre à chacun;
tout ce qui est nuisible, il le regardait comme étranger,
et c’est dans ce sens qu’il faut croire qu’Hésiode, et tout
homme sensé, a pensé que faire ce qui nous est propre,
c’est être sage.
— Ô Critias, me suis-je écrié, j’ai bien d’abord à-
peu-près compris, dès les premiers mots, comment, par
ce qui nous est propre, par ce qui est à nous, c’est le
bien que tu voulais dire, et par actes, ce que font les
gens de bien. Car j’ai entendu Prodicus faire mille
distinctions de ce genre entre les mots . Mais soit,
donnons-leur le sens que tu voudras; seulement
explique-toi, et dis ce que tu entends par chacun des
mots que tu emploies. Encore une fois donc, bien
positivement, faire le bien ou y travailler, comme
tu voudras l’appeler, est-ce là ce que tu appelles être
sage?
— Oui, c’est cela.
— Ainsi être sage, c’est faire le bien et non pas le mal.
— Et toi, mon excellent ami, dit Critias, n’es-tu pas de
cet avis?
— Qu’importe? lui répondis-je, nous n’examinons pas
encore ici ce que je pense, mais ce que tu dis.
— Pour ma part, reprit-il, je nie que ne pas faire le
bien, mais le mal, soit être sage; et je soutiens qu’on
l’est en ne faisant pas le mal, mais le bien; oui, je
reconnais ici positivement qu’être sage, c’est faire le
bien.