CHARMIDE de Platon

CHARMIDE ou de la Sagesse de Platon

PERSONNAGES:
SOCRATE, CHÉREPHON , CRITIAS ,
CHARMIDE ,

— SOCRATE.
J’étais arrivé la veille au soir de l’armée de Potidée, et
m’empressais, après une si longue absence, de revoir les
lieux que j’avais l’habitude de fréquenter. Je me rendis
donc à la palestre de Taureas vis-à-vis le temple du
portique royal; là je trouvai beaucoup de gens,
quelques-uns qui m’étaient inconnus, mais la plupart de
ma connaissance. Aussitôt qu’ils m’aperçurent,
comme ils ne s’attendaient guère à me voir, tous de loin
me saluèrent. Chérephon , toujours aussi fou qu’à
l’ordinaire, s’élance du milieu de sa compagnie, et
courant à moi, me prend par la main et me dit:
— O Socrate! comment t’es-tu tiré de ce combat? En
effet, peu avant notre départ de l’armée, nous avions eu
un engagement dont on venait de recevoir ici la

première nouvelle.
— Mais comme tu vois, lui répondis-je.
— Tout ce qu’on nous a annoncé ici, reprit-il, c’est que
l’affaire a été très vive, et qu’il y a péri beaucoup
d’hommes connus.
— Et cette nouvelle est très vraie.
— Tu as sans doute été à la bataille?
— J’y étais.
— Viens donc ici, me dit-il, assieds-toi, et raconte-nous
la chose; car nous ne savons encore aucun détail.

Là-dessus, il me conduisit et me fit prendre place près
de Critias, fils de Calleschros. Je m’assis, et mes amitiés
faites à Critias et aux autres, je me mis à leur donner des
nouvelles de l’armée: il me fallut répondre à mille
questions.

Quand ils furent tous satisfaits, je voulus savoir à mon
tour où en étaient ici la philosophie et les jeunes gens; si
quelques-uns s’étaient fait remarquer par leur instruction
ou par leur beauté, ou par l’un et l’autre avantage en
même temps. Alors Critias, tournant les yeux vers
la porte, et voyant entrer quelques jeunes gens riant
ensemble, et après eux beaucoup d’autres, me répondit:
— Quant à la beauté, Socrate, tu vas, je pense, à
l’instant juger toi-même ce qui en est, car voici les
précurseurs et les amants de celui qui jusqu’à présent du
moins passe pour le plus beau. Sans doute lui-même
n’est pas loin et va se rendre ici.
— Qui est-ce donc, lui demandai-je, et de quelle
famille?

— Tu dois le connaître; mais avant ton départ il n’était
p a s encore parmi les jeunes gens. C’est
Charmide, mon cousin, fils de mon oncle Glaucon.
— Oui, par Jupiter! je le connais, m’écriai-je, il n’était
déjà pas mal alors, bien qu’il ne fût encore qu’un enfant;
mais ce doit être aujourd’hui un jeune homme tout-à-fait
formé.
— Tu vas voir, reprit-il, ce qu’il est devenu. Et comme il
parlait, Charmide entra.

À dire vrai, mon ami, on ne peut guère là-dessus s’en
rapporter à moi, qui suis bien la plus mauvaise pierre de
touche pour apprécier la beauté des jeunes gens, car
presque tous à cet âge me paraissent beaux. Celui-ci
d o n c me parut d’une figure et d’une taille
admirables; et il me sembla que tous les autres étaient
épris de lui, tant ils furent émerveillés et troublés lorsqu’il
entra; et parmi ceux qui le suivaient, il avait encore
beaucoup d’amants. Que pareille chose nous arrivât, à
nous autres hommes, il ne faudrait guère s’en étonner;
mais je remarquai que les enfants mêmes n’avaient des
yeux que pour lui, et que, jusqu’au plus jeune, tous le
contemplaient comme une idole.
Alors Chérephon s’adressant à moi:
— Eh bien! Socrate, comment trouves-tu ce jeune
homme? N’a-t-il pas une belle figure?
— La plus belle du monde, lui dis-je.
— Et cependant, reprit-il, s’il voulait se dépouiller de
ses habits, tu conviendrais toi-même que sa figure n’est
rien, tant ses formes sont parfaites!

Et comme tous répétaient ce qu’avait dit Chérephon:
— Par Hercule! m’écriai-je, comment résister à un pareil
homme, s’il possède encore une seule petite chose!
— Laquelle donc? demanda Critias.
— Je veux dire s’il a aussi la beauté de l’âme; et
l’on doit s’y attendre, Critias, puisqu’il est de ta famille.
— Son âme, répondit-il, est aussi très belle et très
bonne.
— Dans ce cas, lui dis-je, pourquoi ne commencerions-
nous pas par mettre à nu celle-ci, et par l’examiner avant
les formes de son corps? D’ailleurs il est d’âge à soutenir
une conversation.
— Et très bien même, dit Critias, car il a du goût pour
la philosophie; et, s’il faut s’en rapporter aux
autres et à lui-même, la nature l’a fait poète.
— C’est un avantage, mon cher Critias, qui vous
appartient déjà d’ancienne date, par votre parenté avec
Solon. Mais ne pourrais-tu appeler ce jeune homme, et
me le présenter? Fût-il même plus jeune, il ne serait pas
inconvenant à lui de se mêler à nos entretiens devant
toi, son tuteur et son cousin.
— À merveille, reprit Critias, je vais l’appeler à l’instant;
et s’adressant à l’esclave qui l’accompagnait:
Appelle Charmide, et dis-lui que je veux le faire parler à
un médecin pour le mal dont il se plaignait à moi
dernièrement.
Puis se tournant vers moi, il me dit:
Il y a quelque temps qu’il se sentait la tête lourde, le
matin en se levant. Qui empêche que tu te donnes à lui
pour connaître un remède contre les maux de tête?
— Rien, lui dis-je, pourvu qu’il vienne.

— Il viendra, reprit Critias.

Ce qui eut lieu en effet; Charmide s’approcha, et causa
une scène assez plaisante: chacun de nous qui
étions assis poussa son voisin, en se serrant pour faire
de la place, afin que Charmide vînt s’asseoir à ses côtés,
si bien que des deux qui occupaient les extrémités du
banc, l’un fut obligé de se lever, et l’autre tomba par
terre. Lui s’assit entre Critias et moi.

Dès ce moment, mon ami, je me sentis embarrassé; je
perdis toute assurance, et la liberté d’esprit avec laquelle
je comptais lui parler. Mais après, quand Critias lui dit
que j’étais celui qui connaissait le remède, et quand lui,
d’une manière que je ne puis dire, tourna sur moi
ses yeux comme pour m’interroger, et tous ceux qui
étaient dans la palestre formaient un cercle autour de
nous, alors, ô mon ami, mon œil pénétra sous les plis de
sa robe, et je me sentis brûler! Et dans le trouble qui me
saisit, je compris que Cydias se connaissait en amour,
lorsque, faisant allusion à la beauté, il dit:
— «Garde-toi, daim timide, de paraître à la face du
lion, de peur qu’il ne te déchire».

Pour moi, je me crus bien cette fois entre ses griffes.
Pourtant à la question qu’il me fit si j’avais un remède
contre le mal de tête, je pus encore, bien qu’avec peine,
lui répondre que j’en connaissais un; et comme il
demanda ce que c’était:
— C’est proprement une plante, continuai-je; mais
chaque fois qu’on s’en sert, pour que le remède opère et

guérisse, il y a une sentence qu’il faut avoir soin de
prononcer, sans quoi la plante n’aurait aucune vertu.
— Eh bien! reprit-il, je vais écrire cette
sentence.
— Je la dirai si tu m’y engages, ou le ferai-je sans cela?
Alors se prenant à rire:
— Assurément, dit-il, je t’y engage, Socrate.
— Soit, répondis-je; mais tu connais donc mon nom?
— Et ce serait mal à moi de ne pas le connaître, car il
n’est pas peu question de toi entre nous autres jeunes
gens; d’ailleurs, il m’en souvient, étant encore enfant, je
t’ai vu ici avec Critias.
— C’est très bien, repris-je, mon cher Charmide; j’en
serai plus à mon aise pour causer avec toi sur la
nature de cette sentence; car je ne savais trop comment
t’en expliquer la vertu. Elle n’est pas propre uniquement
à guérir la tête. Ainsi, par exemple tu as peut-être déjà
entendu dire à d’habiles médecins consultés pour une
maladie des yeux, qu’il serait impossible d’entreprendre
une cure exclusivement pour les yeux, et qu’ils étaient
obligés, voulant guérir ceux-ci, de faire un
traitement pour toute la tête; que par la même raison, il
ne serait pas moins absurde de croire qu’on pût traiter la
tête exclusivement. Partant de là, ils composent leurs
ordonnances pour tout le corps, et tâchent de guérir une
partie en soignant le tout. Ne crois-tu pas que tel est leur
raisonnement, et qu’il en est réellement ainsi?
— Oui, sans doute, répondit-il.
— Tu admets donc ce raisonnement?
— Tout-à-fait.

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