Categories: Contes et nouvelles

Contes divers 1883

Contes divers 1883

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 M. Jocaste

Madame, vous rappelez-vous notre grande querelle, un soir, dans le petit salon japonais, à propos de ce père qui commit un inceste ? Vous rappelez-vous votre indignation, les mots violents que vous me jetiez, toute l’exaltation de votre colère, et vous rappelez-vous tout ce que j’ai dit pour défendre cet homme ? Vous m’avez condamné. J’en appelle.

Personne au monde, prétendiez-vous, personne ne pourrait absoudre l’infamie dont je me faisais l’avocat. Je vais aujourd’hui raconter ce drame en public.

Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un, non pour excuser le fait immonde et brutal, mais pour comprendre qu’on ne peut lutter contre certaines fatalités qui semblent des fantaisies horribles de la nature toute-puissante !

On l’avait mariée à seize ans, avec un homme vieux et dur, un homme d’affaires, avide de sa dot. C’était une mignonne créature blonde, gaie et rêveuse en même temps, avec de grands appétits de bonheur idéal. La désillusion lui tomba sur le cœur et le broya.Elle comprit tout d’un coup la vie, l’avenir perdu, le désastre de ses espérances, et un seul désir lui demeura dans l’âme, celui d’avoir un enfant pour occuper son amour.

Elle n’en eut pas.

Deux ans se passèrent. Elle aima. C’était un jeune homme devingt-trois ans, qui l’adorait à commettre toutes les folies pourelle. Elle résista cependant résolument et longtemps. Il s’appelaitPierre Martel.

Mais, un soir d’hiver, ils se trouvèrent seuls, chez elle. Ilétait venu prendre une tasse de thé. Puis ils s’étaient assis, toutprès du feu, sur un siège bas. Ils ne parlaient guère, harponnéspar le désir, les lèvres pleines de cette soif sauvage qui lesjette sur d’autres lèvres, les bras frémissants du besoin des’ouvrir et d’étreindre.

La lampe voilée de dentelles versait une lumière intime dans lesalon silencieux. Gênés tous deux, ils prononçaient parfoisquelques mots, mais quand les yeux se rencontraient, une secoussesoulevait leurs cœurs.

Que peuvent les sentiments appris contre la violence desinstincts ? Que peut le préjugé de la pudeur contrel’irrésistible volonté de la nature ?

Leurs doigts, par hasard, se touchèrent. Et cela suffit. Laforce brutale des sens les jeta l’un à l’autre. Ils s’étreignirentet elle s’abandonna.

Elle fut grosse. De son amant ou de son mari ? Lepouvait-elle savoir ? Mais de l’amant, sans doute.

Alors une épouvante la harcela ; elle se croyait certainede mourir en couches, et sans cesse elle faisait jurer à celui quil’avait ainsi possédée de veiller sur l’enfant durant toute sa vie,de ne rien lui refuser, d’être tout pour lui, tout, et même, s’ille fallait, de commettre un crime pour son bonheur.

Cette obsession touchait à la folie ; elle s’exaltait deplus en plus en approchant de sa délivrance. Elle succomba enaccouchant d’une fille.

Ce fut pour le jeune homme un désespoir épouvantable, undésespoir si furieux qu’il ne pouvait le cacher. Le mari,peut-être, eut des doutes ; peut-être savait-il que sa fillene pouvait être née de lui ! Il ferma sa porte à celui qui secroyait le père véritable et lui cacha l’enfant qu’il fit élever ensecret.

Et beaucoup d’années s’écoulèrent.

Pierre Martel oublia, comme on oublie tout. Il devint riche,mais il n’aima plus et ne se maria pas. Sa vie était celle de toutle monde, celle d’un homme heureux et tranquille. Aucune nouvellene lui venait plus de l’époux qu’il avait trompé, ni de la jeunefille qu’il supposait sienne.

Or, il reçut un matin une lettre d’un indifférent lui apprenant,par hasard, la mort de son ancien rival ; et un trouble vague,une sorte de remords l’envahit. Qu’était devenue cette enfant, sonenfant ? Ne pouvait-il rien pour elle ? Il s’informa.Elle avait été recueillie par une tante, et elle était pauvre,pauvre à toucher la misère.

Il voulut la voir et l’aider. Il se fit présenter chez la seuleparente de l’orpheline.

Son nom n’éveilla aucun souvenir. Il avait quarante ans etsemblait encore un jeune homme. On le reçut sans qu’il osât direqu’il avait connu la mère, de crainte de faire naître plus tardquelque soupçon.

Or, dès qu’elle entra dans le petit salon où il attendaitanxieusement sa venue, il tressaillit d’une surprise qui touchait àl’épouvante. C’était elle ! l’autre ! la morte !

Elle avait le même âge, les mêmes yeux, les mêmes cheveux, lamême taille, le même sourire, la même voix. L’illusion si complètel’affolait ; il ne savait plus, il perdait la tête ; toutson amour tumultueux d’autrefois bouillonnait dans le fond de soncœur. Elle aussi était gaie et simple. Tout de suite amis et lamain tendue.

Quand il fut rentré chez lui, il s’aperçut que la vieillesouffrance s’était rouverte, et il pleura éperdument, la têteenfermée en ses mains, il pleura l’autre, hanté de souvenirs,poursuivi par les mots familiers qu’elle disait, retombé soudaindans un désespoir sans issue.

Et il fréquenta la maison qu’habitait la jeune fille. Il nepouvait plus se passer d’elle, de sa causerie rieuse, du bruit desa robe, des intonations de sa parole. Il les confondait maintenanten sa pensée et dans son cœur, la disparue et la vivante, oubliantla distance, le temps passé, la mort, aimant toujours l’autre encelle-ci, aimant celle-ci en souvenir de l’autre, ne cherchant plusà comprendre, à savoir, ne se demandant même plus si elle pouvaitêtre sa fille.

Mais parfois la vue de la gêne où vivait celle qu’il adorait decette passion double, confuse et incompréhensible pour lui-même, letorturait affreusement.

Que pouvait-il faire ? Offrir de l’argent ? À queltitre ? De quel droit ? Jouer le rôle de tuteur ? Ilsemblait à peine plus vieux qu’elle : on l’aurait cru son amant. Lamarier ? Cette pensée, surgie soudain en son âme, l’épouvanta.Puis il s’apaisa. Qui donc voudrait d’elle ? Elle n’avaitrien, mais rien.

La tante le regardait venir, voyant bien qu’il aimait cetteenfant. Et il attendait. Quoi ? le savait-il ?

Un soir, ils se trouvèrent seuls. Ils causaient doucement, côteà côte, sur le canapé du petit salon. Tout à coup il lui prit lamain dans un mouvement paternel. Et il la garda, troublé du cœur etdes sens malgré sa volonté, n’osant plus repousser cette mainqu’elle lui abandonnait, et se sentant défaillir s’il la gardait.Et brusquement elle se laissa tomber dans ses bras. Car ellel’aimait ardemment, comme sa mère l’avait aimé, comme si elle eûthérité de cette passion fatale.

Éperdu, il posa ses lèvres dans ses cheveux blonds, et commeelle relevait la tête pour s’enfuir, leurs deux bouches serencontrèrent.

On devient fou en certains moments. Ils le furent.

Quand il se retrouva dans la rue, il se mit à marcher devant luisans savoir ce qu’il allait faire.

Je me rappelle, madame, votre cri indigné : « Il n’avait plusqu’à se tuer ! »

Je vous ai répondu : « Et elle ? fallait-il qu’il la tuâtaussi ? »

Cette enfant l’aimait avec égarement, avec folie, de cettepassion fatale et héréditaire qui l’avait abattue, vierge ignoranteet éperdue sur la poitrine de cet homme. Elle avait agi ainsi danscette irrésistible ivresse de l’être entier qui ne sait plus, quise donne, que l’instinct tumultueux emporte, jette à l’étreinted’un amant, comme il jette la bête au mâle.

S’il se tuait, que deviendrait-elle ?… Ellemourrait !… Elle mourrait déshonorée, désespérée,abominablement torturée.

Que faire ?

L’abandonner, la doter, la marier ?… Elle mourraitencore ; elle mourrait de chagrin, sans accepter son argent niun autre époux, puisqu’elle s’était livrée à lui. Il avait brisé savie, détruit tout bonheur possible pour elle ; il l’avaitcondamnée à l’éternelle misère, l’éternel désespoir, aux flammeséternelles, à l’éternelle solitude ou à la mort.

Et puis, il l’aimait aussi, lui ! Il l’aimait avec horreur,maintenant, mais aussi avec emportement. C’était sa fille, soit. Lehasard des fécondations, la loi brutale de la reproduction, uncontact d’une seconde avaient fait sa fille de cet être qu’aucunlien légal n’attachait à lui, qu’il chérissait comme il avait chérisa mère, et même plus, comme si deux passions se fussent accumuléesen lui.

Était-elle bien sa fille d’ailleurs ? Et puis,qu’importe ? Qui donc le saurait ?

Et le souvenir ardent lui revenait des serments faits à lamourante. « Il avait promis qu’il donnerait toute sa vie à cetteenfant, qu’il commettrait un crime s’il le fallait pour sonbonheur. »

Et il l’aimait, se plongeant dans la pensée de son forfaitabominable et doux, déchiré de douleur et ravagé de désirs. Quidonc le saurait ?… puisque l’autre était mort, lepère !

« Soit ! se dit-il ; ce secret infâme pourra me romprele cœur. Comme elle ne le saurait soupçonner, j’en porterai seul lepoids. »

Il demanda sa main, et l’épousa.

Je ne sais s’il fut heureux, mais j’aurais fait comme lui,madame.

Chapitre 2La toux

À Armand Sylvestre

Mon cher confrère et ami,

J’ai un petit conte pour vous, un petit conte anodin. J’espèrequ’il vous plaira si j’arrive à le bien dire, aussi bien que cellede qui je le tiens.

La tâche n’est point facile, car mon amie est une femme d’espritinfini et de parole libre. Je n’ai pas les mêmes ressources. Je nepeux, comme elle, donner cette gaieté folle aux choses que jeconte ; et, réduit à la nécessité de ne pas employer des motstrop caractéristiques, je me déclare impuissant à trouver, commevous, les délicats synonymes.

Mon amie, qui est en outre une femme de théâtre de grand talent,ne m’a point autorisé à rendre publique son histoire.

Je m’empresse donc de réserver ses droits d’auteur pour le casoù elle voudrait, un jour ou l’autre, écrire elle-même cetteaventure. Elle le ferait mieux que moi, je n’en doute pas. Étantplus experte sur le sujet, elle retrouverait en outre mille détailsamusants que je ne peux inventer.

Mais voyez dans quel embarras je tombe. Il me faudrait, dès lepremier mot, trouver un terme équivalent, et je le voudrais génial.La Toux n’est pas mon affaire. Pour être compris, j’ai besoin aumoins d’un commentaire ou d’une périphrase à la façon de l’abbéDelille :

La toux dont il s’agit ne vient point de la gorge.

Elle dormait (mon amie) aux côtés d’un homme aimé. C’étaitpendant la nuit, bien entendu.

Cet homme, elle le connaissait peu, ou plutôt depuis peu. Ceschoses arrivent quelquefois dans le monde du théâtreprincipalement. Laissons les bourgeoises s’en étonner. Quant àdormir aux côtés d’un homme qu’importe qu’on le connaisse peu oubeaucoup, cela ne modifie guère la manière d’agir dans le secret dulit. Si j’étais femme je préférerais, je crois, les nouveaux amis.Ils doivent être plus aimables, sous tous les rapports, que leshabitués.

On a, dans ce qu’on appelle le monde comme il faut, une manièrede voir différente et qui n’est point la mienne. Je le regrettepour les femmes de ce monde ; mais je me demande si la manièrede voir modifie sensiblement la manière d’agir ?…

Donc elle dormait aux côtés d’un nouvel ami. C’est là une chosedélicate et difficile à l’excès. Avec un vieux compagnon on prendses aises, on ne se gêne pas, on peut se retourner à sa guise,lancer des coups de pied, envahir les trois quarts du matelas,tirer toute la couverture et se rouler dedans, ronfler, grogner,tousser (je dis tousser faute de mieux) ou éternuer (quepensez-vous d’éternuer comme synonyme ?)

Mais pour en arriver là, il faut au moins six mois d’intimité.Et je parle des gens qui sont d’un naturel familier. Les autresgardent toujours certaines réserves, que j’approuve pour ma part.Mais nous n’avons peut-être pas la même manière de sentir sur cettematière.

Quand il s’agit d’une nouvelle connaissance qu’on peut supposersentimentale, il faut assurément prendre quelques précautions pourne point incommoder son voisin de lit, et pour garder un certainprestige, de poésie et une certaine autorité.

Elle dormait. Mais soudain une douleur, intérieure, lancinante,voyageuse, la parcourut. Cela commença dans le creux de l’estomacet se mit à rouler en descendant vers… vers… vers les gorgesinférieures avec un bruit discret de tonnerre intestinal.

L’homme, l’ami nouveau, gisait, tranquille, sur le dos, les yeuxfermés. Elle le regarda de coin, inquiète, hésitante.

Vous êtes-vous trouvé, confrère, dans une salle de première,avec un rhume dans la poitrine. Toute la salle anxieuse, halète aumilieu d’un silence complet ; mais vous n’écoutez plus rien,vous attendez, éperdu, un moment de rumeur pour tousser. Ce sont,tout le long de votre gosier, des chatouillements, des picotementsépouvantables. Enfin vous n’y tenez plus. Tant pis pour lesvoisins. Vous toussez. — Toute la salle crie : « À la porte. »

Elle se trouvait dans le même cas, travaillée, torturée par uneenvie folle de tousser. (Quand je dis tousser, j’entends bien quevous transposez.)

Il semblait dormir ; il respirait avec calme. Certes ildormait.

Elle se dit : « Je prendrai mes précautions. Je tâcherai desouffler seulement, tout doucement, pour ne pas le réveiller. » Etelle fit comme ceux qui cachent leur bouche sous leur main ets’efforcent de dégager, sans bruit, leur gorge en expectorant del’air avec adresse.

Soit qu’elle s’y prît mal, soit que la démangeaison fût tropforte, elle toussa.

Aussitôt elle perdit la tête. S’il avait entendu, quellehonte ! Et quel danger ! Oh ! s’il ne dormaithasard ? Comment le savoir ? Elle le regarda fixement,et, à la lueur de la veilleuse, elle crut voir sourire son visageaux yeux fermés. Mais s’il riait, … il ne dormait donc pas, … et,s’il ne dormait pas… ?

Elle tenta avec sa bouche, la vraie, de produire un bruitsemblable, pour… dérouter son compagnon.

Cela ne ressemblait guère.

Mais dormait-il ?

Elle se retourna, s’agita, le poussa, pour certitude.

Il ne remua point.

Alors elle se mit à chantonner.

Le monsieur ne bougeait pas.

Perdant la tête, elle l’appela « Ernest ».

Il ne fit pas un mouvement, mais il répondit aussitôt :

« Qu’est-ce que tu veux ? »

Elle eut une palpitation de cœur. Il ne dormait pas ; iln’avait jamais dormi !…

Elle demanda :

« Tu ne dors donc pas ? »

Il murmura avec résignation :

« Tu le vois bien. »

Elle ne savait plus que dire, affolée. Elle reprit enfin. « Tun’as rien entendu ? »

Il répondit, toujours immobile :

« Non. »

Elle se sentait venir une envie folle de le gifler, et,s’asseyant dans le lit :

« Cependant il m’a semblé ?…

— Quoi ?

— Qu’on marchait dans la maison. »

Il sourit. Certes, cette fois elle l’avait vu sourire, et il dit:

« Fiche-moi donc la paix, voilà une demi-heure que tu m’embêtes.»

Elle tressaillit.

« Moi ?… C’est un peu fort. Je viens de me réveiller. Alorstu n’as rien entendu ?

— Si.

— Ah ! enfin, tu as entendu quelque chose !Quoi ?

— On a… toussé ! »

Elle fit un bond et s’écria, exaspérée :

« On a toussé ! Où ça ? Qui est-ce qui a toussé ?Mais, tu es fou ? Réponds donc ? »

Il commençait à s’impatienter.

« Voyons, est-ce fini cette scie-là[1] ? Tusais bien que c’est toi. » Cette fois, elle s’indigna, hurlant : «Moi ? — Moi ? — Moi ? — J’ai toussé ?Moi ? J’ai toussé ! Ah ! vous m’insultez, vousm’outragez, vous me méprisez. Eh bien, adieu ! Je ne reste pasauprès d’un homme qui me traite ainsi. » Et elle fit un mouvementénergique pour sortir du lit. « Voyons, reste tranquille. C’est moiqui ai toussé. » Mais elle eut un sursaut de colère nouvelle. «Comment ? vous avez… toussé dans mon lit !… à mes côtés…pendant que je dormais ? Et vous l’avouez. Mais vous êtesignoble. Et vous croyez que je reste avec les hommes qui… toussentauprès de moi… Mais pour qui me prenez-vous donc ? » Et ellese leva sur le lit tout debout, essayant d’enjamber pour s’enaller. Il la prit tranquillement par les pieds et la fit s’étalerprès de lui, et il riait, moqueur et gai : « Voyons, Rose,tiens-toi tranquille, à la fin. Tu as toussé. Car c’est toi. Je neme plains pas, je ne me fâche pas ; je suis content même.Mais, recouche-toi, sacrebleu. » Cette fois, elle lui échappa d’unbond et sauta dans la chambre ; et elle cherchait éperdumentses vêtements, en répétant : « Et vous croyez que je vais resterauprès d’un homme qui permet à une femme de… tousser dans son lit.Mais vous êtes ignoble, mon cher. » Alors il se leva, et, d’abord,la gifla. Puis, comme elle se débattait, il la cribla detaloches ; et, la prenant ensuite à pleins bras, la jeta àtoute volée dans le lit. Et comme elle restait étendue, inerte etpleurant contre le mur, il se recoucha près d’elle, puis luitournant le dos à son tour, il toussa…, il toussa par quintes…,avec des silences et des reprises. Parfois, il demandait : « Enas-tu assez », et, comme elle ne répondait pas, il recommençait.Tout à coup, elle se mit à rire, mais à rire comme une folle,criant : « Qu’il est drôle, ah ! qu’il est drôle ! » Etelle le saisit brusquement dans ses bras, collant sa bouche à lasienne, lui murmurant entre les lèvres : « Je t’aime, mon chat. »Et ils ne dormirent plus… jusqu’au matin. Telle est mon histoire,mon cher Silvestre. Pardonnez-moi cette incursion sur votredomaine. Voilà encore un mot impropre. Ce n’est pas « domaine »qu’il faudrait dire. Vous m’amusez si souvent que je n’ai purésister au désir de me risquer un peu sur vos derrières. Mais lagloire vous restera de nous avoir ouvert, toute large, cettevoie.

Chapitre 3Auprès d’un mort

Il s’en allait mourant, comme meurent les poitrinaires. Je levoyais chaque jour s’asseoir, vers deux heures, sous les fenêtresde l’hôtel, en face de la mer tranquille, sur un banc de lapromenade. Il restait quelque temps immobile dans la chaleur dusoleil, contemplant d’un œil morne la Méditerranée. Parfois iljetait un regard sur la haute montagne aux sommets vaporeux, quienferment Menton ; puis il croisait, d’un mouvement très lent,ses longues jambes si maigres qu’elles semblaient deux os, autourdesquels flottait le drap du pantalon, et il ouvrait un livre,toujours le même.

Alors il ne remuait plus, il lisait, il lisait de l’œil et de lapensée ; tout son pauvre corps expirant semblait lire, touteson âme s’enfonçait, se perdait, disparaissait dans ce livrejusqu’à l’heure où l’air rafraîchi le faisait un peu tousser. Alorsil se levait et rentrait.

C’était un grand Allemand à barbe blonde, qui déjeunait etdînait dans sa chambre, et ne parlait à personne.

Une vague curiosité m’attira vers lui. Je m’assis un jour à soncôté, ayant pris aussi, pour me donner une contenance, un volumedes poésies de Musset.

Et je me mis à parcourir Rolla.

Mon voisin me dit tout à coup, en bon français :

« Savez-vous l’allemand, Monsieur ?

— Nullement, Monsieur.

— Je le regrette. Puisque le hasard nous met côte à côte, jevous aurais prêté, je vous aurais fait voir une chose inestimable :ce livre que je tiens là.

— Qu’est-ce donc ?

— C’est un exemplaire de mon maître Schopenhauer, annoté de samain. Toutes les marges, comme vous le voyez, sont couvertes de sonécriture. »

Je pris le livre avec respect et je contemplai ces formesincompréhensibles pour moi, mais qui révélaient l’immortelle penséedu plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre.

Et les vers de Musset éclatèrent dans la mémoire :

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?

Et je comparais involontairement le sarcasme enfantin, lesarcasme religieux de Voltaire à l’irrésistible ironie duphilosophe allemand dont l’influence est désormais ineffaçable.

Qu’on proteste ou qu’on se fâche, qu’on s’indigne ou qu’ons’exalte, Schopenhauer a marqué l’humanité du sceau de son dédainet de son désenchantement.

Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs,les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé laconfiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme,crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besognede sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de samoquerie, et tout vidé. Et aujourd’hui même, ceux qui l’exècrentsemblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sapensée.

« Vous avez donc connu particulièrement Schopenhauer ? »dis-je à l’Allemand.

Il sourit tristement.

— Jusqu’à sa mort, Monsieur.

Et il me parla de lui, il me raconta l’impression presquesurnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux quil’approchaient.

Il me dit l’entrevue du vieux démolisseur avec un politicienfrançais, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme et letrouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu dedisciples, sec, ridé, riant d’un inoubliable rire, mordant etdéchirant les idées et les croyances d’une seule parole, comme unchien d’un coup de dents déchire les tissus avec lesquels iljoue.

Il me répéta le mot de ce Français, s’en allant effaré,épouvanté, et s’écriant :

« J’ai cru passer une heure avec le diable. »

Puis il ajouta :

« Il avait, en effet, Monsieur, un effrayant sourire qui nousfit peur, même après sa mort. C’est une anecdote presque inconnueque je peux vous conter si elle vous intéresse. »

Et il commença, d’une voix fatiguée, que les quintes de touxinterrompaient par moments :

— Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous leveillerions tour à tour, deux par deux, jusqu’au matin.

Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste etsombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.

C’est à minuit que je pris la garde, avec un de nos camarades.Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous vînmes nousasseoir au pied du lit.

La figure n’était point changée. Elle riait. Ce pli que nousconnaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et il noussemblait qu’il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ouplutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentionsplus que jamais dans l’atmosphère de son génie, envahis, possédéspar lui. Sa domination nous semblait même plus souverainemaintenant qu’il était mort. Un mystère se mêlait à la puissance decet incomparable esprit.

Le corps de ces hommes-là disparaît, mais ils restent,eux ; et, dans la nuit qui suit l’arrêt de leur cœur, je vousassure, Monsieur, qu’ils sont effrayants.

Et, tout bas, nous parlions de lui, nous rappelant des paroles,des formules, ces surprenantes maximes qui semblent des lumièresjetées, par quelques mots, dans les ténèbres de la Vieinconnue.

« Il me semble qu’il va parler », dit mon camarade. Et nousregardions, avec une inquiétude touchant à la peur, ce visageimmobile et riant toujours.

Peu à peu nous nous sentions mal à l’aise, oppressés,défaillants. Je balbutiai :

« Je ne sais pas ce que j’ai, mais je t’assure que je suismalade. »

Et nous nous aperçûmes alors que le cadavre sentait mauvais.

Alors mon compagnon me proposa de passer dans la chambrevoisine, en laissant la porte ouverte ; et j’acceptai.

Je pris une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et jelaissai la seconde, et nous allâmes nous asseoir à l’autre bout del’autre pièce, de façon à voir de notre place le lit et le mort, enpleine lumière.

Mais il nous obsédait toujours ; on eût dit que son êtreimmatériel, dégagé, libre, tout-puissant et dominateur, rôdaitautour de nous. Et parfois aussi l’odeur infâme du corps décomposénous arrivait, nous pénétrait, écœurante et vague.

Tout à coup, un frisson nous passa dans les os : un bruit, unpetit bruit était venu de la chambre du mort. Nos regards furentaussitôt sur lui, et nous vîmes, oui, Monsieur, nous vîmesparfaitement, l’un et l’autre, quelque chose de blanc courir sur lelit, tomber à terre sur le tapis, et disparaître sous unfauteuil.

Nous fûmes debout avant d’avoir eu le temps de penser à rien,fous d’une terreur stupide, prêts à fuir. Puis nous nous sommesregardés. Nous étions horriblement pâles. Nos cœurs battaient àsoulever le drap de nos habits. Je parlai le premier.

« Tu as vu ?…

— Oui, j’ai vu.

— Est-ce qu’il n’est pas mort ?

— Mais puisqu’il entre en putréfaction ?

— Qu’allons-nous faire ? »

Mon compagnon prononça en hésitant :

« Il faut aller voir. »

Je pris notre bougie, et j’entrai le premier, fouillant de l’œiltoute la grande pièce aux coins noirs. Rien ne remuait plus ;et je m’approchai du lit. Mais je demeurai saisi de stupeur etd’épouvante : Schopenhauer ne riait plus ! Il grimaçait d’unehorrible façon, la bouche serrée, les joues creusées profondément.Je balbutiai :

« Il n’est pas mort ! »

Mais l’odeur épouvantable me montait au nez, me suffoquait. Etje ne remuais plus, le regardant fixement, effaré comme devant uneapparition.

Alors mon compagnon, ayant pris l’autre bougie, se pencha. Puisil me toucha le bras sans dire un mot. Je suivis son regard, etj’aperçus à terre, sous le fauteuil à côté du lit, tout blanc surle sombre tapis, ouvert comme pour mordre, le râtelier deSchopenhauer.

Le travail de la décomposition, desserrant les mâchoires,l’avait fait jaillir de la bouche.

« J’ai eu vraiment peur ce jour-là, Monsieur. »

Et, comme le soleil s’approchait de la mer étincelante,l’Allemand phtisique se leva, me salua, et regagna l’hôtel.

Chapitre 4Le père Judas

Tout ce pays était surprenant, marqué d’un caractère de grandeurpresque religieuse et de désolation sinistre.

Au milieu d’un vaste cercle de collines nues, où ne poussaientque des ajoncs, et, de place en place, un chêne bizarre tordu parle vent, s’étendait un vaste étang sauvage, d’une eau noire etdormante, où frissonnaient des milliers de roseaux.

Une seule maison sur les bords de ce lac sombre, une petitemaison basse habitée par un vieux batelier, le père Joseph, quivivait du produit de sa pêche. Chaque semaine il portait sonpoisson dans les villages voisins et revenait avec les simplesprovisions qu’il lui fallait pour vivre.

Je voulus voir ce solitaire, qui m’offrit d’aller lever sesnasses.

Et j’acceptai.

Sa barque était vieille, vermoulue et grossière. Et lui, osseuxet maigre, ramait d’un mouvement monotone et doux qui berçaitl’esprit, enveloppé déjà dans la tristesse de l’horizon.

Je me croyais transporté aux premiers temps du monde, au milieude ce paysage antique, dans ce bateau primitif que gouvernait cethomme d’un autre âge.

Il leva ses filets, et il jetait les poissons à ses pieds avecdes gestes de pêcheur biblique. Puis il me voulut promener jusqu’aubout du marécage, et soudain j’aperçus, sur l’autre bord, uneruine, une chaumière éventrée dont le mur portait une croix, unecroix énorme et rouge, qu’on aurait dit tracée avec du sang, sousles dernières lueurs du soleil couchant.

Je demandai :

— Qu’est-ce que cela ?

L’homme aussitôt se signa, puis répondit :

— C’est là qu’est mort Judas.

Je ne fus pas surpris, comme si j’avais pu m’attendre à cetteétrange réponse.

J’insistai cependant :

— Judas ? Quel Judas ?

Il ajouta :

— Le Juif errant, monsieur.

Je le priai de me dire cette légende.

Mais c’était mieux qu’une légende ; c’était une histoire,et presque récente, car le père Joseph avait connu l’homme.

Jadis cette hutte était occupée par une grande femme, sorte demendiante, vivant de la charité publique.

De qui tenait-elle cette cabane, le père Joseph ne se lerappelait plus. Or un soir, un vieillard à barbe blanche, unvieillard qui paraissait deux fois centenaire et qui se traînait àpeine, demanda, en passant, l’aumône à cette misérable.

Elle répondit :

— Asseyez-vous, le père, tout ce qui est ici est à tout lemonde, car ça vient de tout le monde.

Il s’assit sur une pierre devant la porte. Il partagea le painde la femme, et sa couche de feuilles, et sa maison.

Il ne la quitta plus. Il avait fini ses voyages.

Le père Joseph ajoutait :

— C’est notre Dame la Vierge qui a permis ça, monsieur, vuqu’une femme avait ouvert sa porte à Judas.

Car ce vieux vagabond était le Juif errant.

On ne le sut pas tout de suite dans le pays, mais on s’en doutabientôt parce qu’il marchait toujours, tant il en avait prisl’habitude.

Une autre raison avait fait naître les soupçons. Cette femme quigardait chez elle cet inconnu passait pour juive, car on ne l’avaitjamais vue à l’église.

À dix lieues aux environs on ne l’appelait que « la Juive ».

Quand les petits enfants du pays la voyaient arriver pourmendier, ils criaient :

— Maman, maman, c’est la Juive !

Le vieux et elle se mirent à errer par les pays voisins, la maintendue à toutes les portes, balbutiant des supplications dans ledos de tous les passants. On les vit à toutes les heures du jour,par les sentiers perdus, le long des villages, ou bien mangeant unmorceau de pain à l’ombre d’un arbre solitaire, dans la grandechaleur du midi.

Et on commença dans la contrée à nommer le mendiant « le pèreJudas ».

Or, un jour, il rapporta dans sa besace deux petits cochonsvivants qu’on lui avait donnés dans une ferme parce qu’il avaitguéri le fermier d’un mal.

Et bientôt il cessa de mendier, tout occupé à guider ses porcspour les nourrir, les promenant le long de l’étang, sous les chênesisolés, dans les petits vallons voisins. La femme, au contraire,errait sans cesse en quête d’aumônes, mais elle le rejoignait tousles soirs.

Lui non plus n’allait jamais à l’église, et on ne l’avait jamaisvu faire le signe de la croix devant les calvaires. Tout celafaisait beaucoup jaser.

Sa compagne, une nuit, fut prise de fièvre et se mit à tremblercomme une toile qu’agite le vent. Il alla jusqu’au bourg chercherdes médicaments, puis il s’enferma près d’elle, et pendant sixjours on ne le vit plus.

Mais le curé, ayant entendu dire que la « Juive » allaittrépasser, s’en vint apporter les consolations de sa religion à lamourante, et lui offrir les derniers sacrements. Était-ellejuive ? Il ne le savait pas. Il voulait, en tout cas, essayerde sauver son âme.

À peine eut-il heurté la porte, que le père Judas parut sur leseuil, haletant, les yeux allumés, toute sa grande barbe agitée,comme de l’eau qui ruisselle, et il cria, dans une langue inconnue,des mots de blasphème en tendant ses bras maigres pour empêcher leprêtre d’entrer.

Le curé voulut parler, offrir sa bourse et ses soins, mais levieux l’injuriait toujours, faisant avec les mains le geste de luijeter des pierres.

Et le prêtre se retira, poursuivi par les malédictions dumendiant.

Le lendemain la compagne du père Judas mourut. Il l’enterralui-même devant sa porte. C’étaient des gens de si peu qu’on nes’en occupa pas.

Et on revit l’homme conduisant ses cochons le long de l’étang etsur le flanc des côtes. Souvent aussi il recommençait à mendierpour se nourrir. Mais on ne lui donnait presque plus rien, tant onfaisait courir d’histoires sur lui. Et chacun savait aussi dequelle manière il avait reçu le curé.

Il disparut. C’était pendant la semaine sainte. On ne s’eninquiéta guère.

Mais le lundi de Pâques, des garçons et des filles, qui étaientvenus en promenade jusqu’à l’étang, entendirent un grand bruit dansla hutte. La porte était fermée ; les garçons l’enfoncèrent etles deux cochons s’enfuirent en sautant comme des boucs. On ne lesa jamais revus.

Alors, tout ce monde étant entré, on aperçut par terre quelquesvieux linges, le chapeau du mendiant, quelques os, du sang séché etdes restes de chair dans les creux d’une tête de mort.

Ses porcs l’avaient dévoré.

Et le père Joseph ajouta :

— C’était arrivé, monsieur, le vendredi saint, à trois heuresaprès midi.

Je demandai :

— Comment le savez-vous ?

Il répondit :

— C’est pas doutable.

Je n’essayai point de lui faire comprendre combien il étaitnaturel que les animaux affamés eussent mangé leur maître, mortsubitement dans sa hutte.

Quant à la croix sur le mur, elle était apparue un matin, sansqu’on sût quelle main l’avait tracée de cette couleur étrange.

Depuis lors, on ne douta plus que le Juif errant ne fût mort ence lieu.

Je le crus moi-même pendant une heure.

Chapitre 5Le condamné à mort

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

En voici un exemple de plus.

Tous les Parisiens, ceux qui rentrent à Paris en cette saison,connaissent ce long chapelet de villes charmantes qui va deMarseille à Gênes. On arrive en ces mignonnes cités en quittant lesplages du Nord ; on en part dans les premiers jours d’avril,juste en ce moment ; c’est-à-dire quand elles vont devenir devrais bouquets, quand toute leur campagne n’est plus qu’un jardin,quand les roses et les orangers fleurissent.

Entre toutes ces résidences, il en est une particulièrementaimée ; mais celle-là est plus qu’une cité, c’est un royaume,un tout petit royaume, il est vrai, un grand-duché deGérolstein.

Perché sur un rocher fleuri, qui porte sur son dos un paquet demaisons blanches et son palais princier, le minuscule État deMonaco obéit à un souverain plus indépendant que le roi Makoko,plus autoritaire que S. M. Guillaume de Prusse, plus cérémonieuxque feu Louis XIV de France.

Sans peur des invasions et des révolutions, il règne en paix,avec étiquette, sur son heureux petit peuple, au milieu descérémonies d’une cour où l’on fait encore la révérence.

Il a son général et ses quatre-vingts soldats, son évêque, sonclergé, son introducteur des ambassadeurs, comme M. Grévy, et toutela série des fonctionnaires à titres magnifiques qu’on doittoujours rencontrer autour des souverains absolus et convaincus deleur majesté.

Ce monarque pourtant n’est point sanguinaire nivindicatif ; et quand il bannit, car il bannit, la mesure estappliquée avec des ménagements infinis.

En faut-il donner des preuves ?

Un joueur obstiné, dans un jour de déveine, insulta lesouverain. Il fut expulsé par décret.

Pendant un mois il rôda autour du Paradis défendu, craignant leglaive de l’archange, sous la forme du sabre d’un gendarme. Un jourenfin il s’enhardit, franchit la frontière, gagne en trentesecondes le cœur du pays, pénètre dans le Casino. Mais soudain unfonctionnaire l’arrête : « N’êtes-vous pas banni, monsieur ? —Oui, monsieur, mais je repars par le premier train. — Oh ! ence ras, fort bien, monsieur, vous pouvez entrer. »

Et chaque semaine il revient ; et chaque fois le mornefonctionnaire lui pose la même question à laquelle il répond de lamême façon. La justice peut-elle être plus douce ?

Mais, une des années dernières, un cas fort grave et toutnouveau se produisit dans le royaume.

Un assassinat eut lieu.

Un homme, un Monégasque, pas un de ces étrangers errants qu’onrencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans un moment decolère, tua sa femme.

Oh ! il la tua sans raison, sans prétexte acceptable.L’émotion fut unanime dans toute la principauté.

La Cour suprême se réunit pour juger ce cas exceptionnel (jamaisun assassinat n’avait eu lieu), et le misérable fut condamné à mortà l’unanimité.

Le souverain indigné ratifia l’arrêt.

Il ne restait plus qu’à exécuter le criminel. Alors unedifficulté surgit. Le pays ne possédait ni bourreau niguillotine.

Que faire ? Sur l’avis du ministre des Affaires étrangères,le prince entama des négociations avec le gouvernement françaispour obtenir le prêt d’un coupeur de têtes avec son appareil.

De longues délibérations eurent lieu au ministère à Paris. Onrépondit enfin en envoyant la note des frais pour déplacement desbois et du praticien. Le tout montant à seize mille francs.

Sa Majesté monégasque songea que l’opération lui coûterait biencher ; l’assassin ne valait certes pas ce prix. Seize millefrancs pour le cou d’un drôle ! Ah ! mais non.

On adressa alors la même demande au gouvernement italien. Unroi, un frère ne se montrerait pas sans doute si exigeant qu’uneRépublique.

Le Gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à douzemille francs.

Douze mille francs ! Il faudrait prélever un impôt nouveau,un impôt de deux francs par tête d’habitant. Cela suffirait pouramener des troubles inconnus dans l’État.

On songea à faire décapiter le gueux par un simple soldat. Maisle général, consulté, répondit en hésitant que ses hommes n’avaientpeut-être pas une pratique suffisante de l’arme blanche pours’acquitter d’une tâche demandant une grande expérience dans lemaniement du sabre.

Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et luisoumit ce cas embarrassant.

On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen pratique.Enfin le premier président proposa de commuer la peine de mort encelle de prison perpétuelle ; et la mesure fut adoptée.

Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une,et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.

Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le joursur une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autantsur une chaise devant la porte en regardant passer lesvoyageurs.

Mais le prince est économe, c’est là son moindre défaut, et ilse fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies dans sonÉtat (la liste n’en est pas longue). On lui remit donc la note desfrais relatifs à la création de cette fonction nouvelle, àl’entretien de la prison, du prisonnier et du veilleur. Letraitement de ce dernier grevait lourdement le budget dusouverain.

Il fit d’abord la grimace ; mais quand il songea que celapouvait durer toujours (le condamné était jeune), il prévint sonministre de la Justice d’avoir à prendre des mesures pour supprimercette dépense.

Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deuxconvinrent qu’on supprimerait la charge du geôlier. Le prisonnier,invité à se garder tout seul, ne pourrait manquer de s’évader, cequi résoudrait la question à la satisfaction de tous.

Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine dupalais resta chargé simplement de porter, matin et soir, lanourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pourreconquérir sa liberté.

Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments,on le vit arriver tranquillement pour les réclamer ; et ilprit dès lors l’habitude, afin d’éviter une course au cuisinier, devenir aux heures des repas manger avec les gens de service, dont ildevint l’ami.

Après le déjeuner, il allait faire un tour, jusqu’à Monte-Carlo.Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert.Quand il avait gagné il s’offrait un bon dîner dans un hôtel enrenom, puis il rentrait dans sa prison dont il fermait avec soin laporte au-dedans.

Il ne découcha pas une seule fois.

La situation devenait difficile non pour le condamné mais pourles juges.

La Cour se réunit de nouveau et il fut décidé qu’on inviteraitle criminel à sortir des États de Monaco.

Lorsqu’on lui signifia cet arrêt il répondit simplement :

« Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu’est-ce que jedeviendrai, moi ? Je n’ai pas de moyens d’existence. Je n’aiplus de famille. Que voulez-vous que je fasse ? J’étaiscondamné à mort. Vous ne m’avez pas exécuté. Je n’ai rien dit. Jefus ensuite condamné à la prison perpétuelle et remis aux mainsd’un geôlier. Vous m’avez enlevé mon gardien. Je n’ai rien ditencore.

« Aujourd’hui vous voulez me chasser du pays. Ah mais non. Jesuis prisonnier, votre prisonnier jugé et condamné par vous.J’accomplis ma peine fidèlement, je reste ici. »

La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terribleet ordonna de prendre des mesures.

On se remit à délibérer.

Alors il fut décidé qu’on offrirait au coupable une pension desix cents francs pour aller vivre à l’étranger.

Il accepta.

Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l’État de son anciensouverain et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelqueslégumes et méprisant les potentats.

Mais la cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple,s’est décider à traiter avec le gouvernement français ;maintenant elle nous livre ses condamnés que nous mettons àl’ombre, moyennant une pension modique.

On peut voir, aux archives judiciaires de la Principauté,l’arrêt surprenant qui règle la pension du drôle en l’obligeant àsortir du territoire monégasque.

Certifié vrai, s.g.d.g., pour les menus détails.

Chapitre 6Une surprise

Nous avons été élevés, mon frère et moi, par notre oncle l’abbéLoisel, « le curé Loisel », comme nous disions. Nos parents étantmorts pendant notre petite enfance, l’abbé nous prit au presbytèreet nous garda.

Il desservait depuis dix-huit ans la commune de Join-le-Sault,non loin d’Yvetot. C’était un petit village, planté au beau milieude ce plateau du pays de Caux, semé de fermes qui dressent çà et làleurs carrés d’arbres dans les champs.

La commune, en dehors des chaumes disséminés par la plaine, necomptait que six maisons alignées des deux côtés de la granderoute, avec l’église à un bout du pays et la mairie neuve à l’autrebout.

Nous avons passé notre enfance, mon frère et moi, à jouer dansle cimetière. Comme il était à l’abri du vent, mon oncle nous ydonnait nos leçons, assis tous trois sur la seule tombe de pierre,celle du précédent curé dont la famille, riche, l’avait faitenterrer somptueusement.

L’abbé Loisel, pour exercer notre mémoire, nous faisaitapprendre par cœur les noms des morts peints sur les croix de boisnoir ; et, afin d’exercer en même temps notre discernement, ilnous faisait commencer cette étrange récitation tantôt par un boutdu champ funèbre, tantôt par l’autre bout, tantôt par le milieu,indiquant soudain une sépulture déterminée : « Voyons, celle dutroisième rang, dont la croix penche à gauche. » Quand seprésentait un enterrement, nous avions hâte de connaître ce qu’onpeindrait sur le symbole de bois, et nous allions même souvent chezle menuisier pour lire l’épitaphe, avant qu’elle fût placée sur latombe. Mon oncle demandait : « Savez-vous la nouvelle ? » Nousrépondions tous deux ensemble : « Oui, mon oncle », et nous nousmettions aussitôt à bredouiller : « Ici, repose Joséphine, Rosalie,Gertrude Malaudin, veuve de Théodore Magloire Césaire, décédée àl’âge de soixante-deux ans, regrettée de sa famille, bonne fille,bonne épouse et bonne mère. Son âme est au céleste séjour. »

Mon oncle était un grand curé osseux, carré d’idées comme decorps. Son âme elle-même semblait dure et précise, ainsi qu’uneréponse de catéchisme. Il nous parlait souvent de Dieu avec unevoix tonnante. Il prononçait ce mot violemment comme s’il eût tiréun coup de pistolet. Son Dieu, d’ailleurs, n’était pas « le bonDieu », mais « Dieu » tout court. Il devait songer à lui comme unmaraudeur songe au gendarme, un prisonnier au juged’instruction.

Il nous éleva rudement, mon frère et moi, nous apprenant àtrembler plus qu’à aimer.

Quand nous eûmes l’un quatorze ans et l’autre quinze, il nousmit en pension, à prix réduit, à l’institution ecclésiastiqued’Yvetot. C’était un grand bâtiment triste, peuplé de curés etd’élèves presque tous destinés au sacerdoce. Je n’y puis songerencore sans des frissons de tristesse. On sentait la prièrelà-dedans comme on sent le poisson au marché, un jour de marée.Oh ! le triste collège, avec ses éternelles cérémoniesreligieuses, la messe froide de chaque matin, les méditations, lesrécitations d’évangile, les lectures pieuses au repas !Oh ! le vieux et triste temps passé dans ces murs cloîtrés oùl’on n’entendait parler de rien que de Dieu, du Dieu à détonationde mon oncle.

Nous vivions là dans la piété étroite, ruminante et forcée, etaussi dans une saleté vraiment méritante, car, je me rappelle qu’onne faisait laver les pieds aux enfants que trois fois l’an, laveille des vacances. Quant aux bains, on les ignorait tout aussicomplètement que le nom de M. Victor Hugo. Nos maîtres devaient lestenir en grand mépris.

Je sortis de là bachelier, la même année que mon frère, et,munis de quelques sous, nous nous éveillâmes tous les deux un matindans Paris, employés à dix-huit cents francs dans lesadministrations publiques, grâce à la protection de Mgr deRouen.

Pendant quelque temps encore nous demeurâmes bien sages, monfrère et moi, habitant ensemble le petit logement que nous avionsloué, pareils à des oiseaux de nuit qu’on tire de leur trou pourles jeter en plein soleil, étourdis, effarés.

Mais peu à peu l’air de Paris, les camarades, les théâtres nouseurent légèrement dégourdis. Des désirs nouveaux, étrangers auxjoies célestes, commencèrent à pénétrer en nous, et ma foi, unsoir, le même soir, après de longues hésitations, de grandesinquiétudes et des peurs de soldat à la première bataille, nousnous sommes laissé… comment dirai-je… laissé séduire par deuxpetites voisines, deux amies employées dans le même magasin, et quihabitaient le même logis.

Or, il arriva bientôt qu’un échange eut lieu entre les deuxménages, un partage. Mon frère prit l’appartement des deuxfillettes et garda l’une d’elles. Je m’emparai de l’autre, qui vintchez moi. La mienne s’appelait Louise ; elle avait peut-êtrevingt-deux ans. C’était une bonne fille fraîche, gaie, ronde departout, très ronde même de quelque part. Elle s’installa chez moien petite femme qui prend possession d’un homme et de tout ce quidépend de cet homme. Elle organisa, rangea, fit la cuisine, réglales dépenses avec économie, et me procura, en outre, beaucoupd’agréments nouveaux pour moi.

Mon frère était, de son côté, très content. Nous dînions tousles quatre, un jour chez l’un, un jour chez l’autre, sans un nuagedans l’âme ni un souci au cœur.

De temps en temps je recevais une lettre de mon oncle qui mecroyait toujours logé avec mon frère, et qui me donnait desnouvelles du pays, de sa bonne, des morts récentes, de la terre,des récoltes, mêlées à beaucoup de conseils sur les dangers de lavie et les turpitudes du monde.

Ces lettres arrivaient le matin par le courrier de huit heures.Le concierge les glissait sous la porte en donnant un coup de balaidans le mur pour prévenir. Louise se levait, allait ramasserl’enveloppe de papier bleu, et s’asseyait au bord du lit pour melire les « épîtres du curé Loisel », comme elle disait aussi.

Pendant six mois nous fûmes heureux.

Or, une nuit, vers une heure du matin, un violent coup desonnette nous fit tressaillir en même temps, car nous ne dormionspas, mais pas du tout à ce moment-là. Louise dit : « Qu’est-ce queça peut être ? » Je répondis : « Je n’en sais rien. On setrompe sans doute d’étage. » Et nous ne bougions plus, bien que…enfin nous demeurions serrés l’un contre l’autre, l’oreille tendue,très énervés.

Et soudain un second coup de sonnette, puis un troisième, puisun quatrième emplirent de vacarme le petit logement, nous firentnous dresser et nous asseoir en même temps, dans notre lit. On nese trompait pas ; c’était bien à nous qu’on en voulait. Jepassai vite un pantalon, je mis mes savates et courus à la porte duvestibule, craignant un malheur. Mais, avant d’ouvrir, je demandai: « Qui est là ? Que me veut-on ? »

Une voix, une grosse voix, celle de mon oncle, répondit : «C’est moi, Jean, ouvre vite, nom d’un petit bonhomme, je n’ai pasenvie de coucher dans l’escalier. »

Je me sentis devenir fou. Mais que faire ? Je courus à lachambre, et, d’une voix haletante, je dis à Louise : « C’est mononcle, cache-toi. » Puis, je revins, j’ouvris la porte dudehors ; et le curé Loisel faillit me renverser avec sa valiseen tapisserie.

Il cria : « Qu’est-ce que tu faisais donc, galopin, pour ne pasm’ouvrir ? »

Je répondis en balbutiant : « Je dormais, mon oncle. »

Il reprit : « Tu dormais, bon, mais ensuite, quand tu m’asparlé, là, derrière la porte. »

Je bégayais : « J’avais laissé ma clef dans la poche de maculotte. mon oncle. » Puis, pour éviter d’autres explications, jelui sautai au cou, l’embrassant avec violence.

Il s’adoucit, s’expliqua : « Me voici pour quatre jours,garnement. J’ai voulu jeter un coup d’œil sur cet enfer de Parispour me donner une idée de l’autre. Et il rit d’un rire de tempête,puis reprit :

« Tu vas me loger où tu voudras. Nous retirerons un matelas deton lit. Mais où est ton frère ? Il dort ? Va doncl’éveiller ? »

Je perdais la tête ; enfin je murmurai : « Jacques n’estpas rentré : ils ont un gros travail supplémentaire, cette nuit, aubureau. »

Mon oncle, sans défiance, se frotta les mains en demandant :

« Alors, ça va, la besogne ? »

Et il se dirigea vers la porte de ma chambre. Je lui sautaipresque au collet. « Non… non… par ici, mon oncle. » Une idéem’avait illuminé ; j’ajoutai : « Vous devez avoir faim, aprèsce voyage, venez donc manger un morceau. »

Il sourit.

« Ça, c’est vrai que j’ai faim. Je casserais bien une petitecroûte. » Et je le poussai dans la salle.

On avait justement dîné chez nous, ce jour-là, l’armoire étaitbien garnie. J’en tirai d’abord un morceau de bœuf en daube que lecuré attaqua gaillardement. Je l’excitais à manger, lui versant àboire, lui rappelant des souvenirs de bons repas normands pouractiver son appétit.

Quand il eut fini, il repoussa son assiette devant lui endéclarant : « Voilà, c’est fait, j’ai mon compte » mais j’avais mesréserves ; je connaissais le faible du bonhomme, et jerapportai un pâté de volaille, une salade de pommes de terre, unpot de crème et du vin fin qu’on n’avait pas achevé.

Il faillit tomber à la renverse et s’écria : « Nom d’un petitbonhomme, quel garde-manger ! »

Et il reprit son assiette, en se rapprochant de la table. Lanuit s’avançait, il mangeait toujours ; et je cherchais unmoyen de me tirer d’affaire, sans en découvrir un seul qui me parûtpratique.

Enfin, mon oncle se leva. Je me sentais défaillir. Je voulus leretenir encore : « Allons, mon oncle, un verre d’eau-de-vie ;c’est de la vieille ; elle est bonne. » Mais il déclara : «Non, cette fois, j’ai mon compte. Voyons ton logement. »

On ne résistait pas à mon oncle, je le savais ; et desfrissons me couraient dans le dos ! Qu’allait-ilarriver ? Quelle scène ? Quel scandale ? Quellesviolences peut-être ?

Je le suivais avec une envie folle d’ouvrir la fenêtre et de mejeter dans la rue. Je le suivais stupidement sans oser dire un motpour le retenir ; je le suivais me sentant perdu, prêt àm’évanouir d’angoisse, espérant cependant je ne sais quelhasard.

Il entra dans ma chambre. Une suprême espérance me fit bondir lecœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ; et pasun chiffon de femme ne traînait. Les robes, les collerettes, lesmanchettes, les bas fins, les bottines, les gants, la broche, lesbagues, tout avait disparu.

Je balbutiai : « Nous n’allons pas nous coucher maintenant, mononcle, voici le jour. »

Le curé Loisel répondit : « Tu es bon, toi, mais je dormiraifort bien une heure ou deux. »

Et il s’approcha du lit, sa bougie à la main. J’attendais,haletant, éperdu. D’un seul coup, il ouvrit les rideaux !… Ilfaisait chaud (c’était en juin) ; nous avions retiré toutesles couvertures, et il ne restait que le drap que Louise affoléeavait tiré sur sa tête. Pour mieux se cacher sans doute, elles’était roulée en boule, et on voyait… on voyait… ses contourscollés contre la toile.

Je sentis que j’allais tomber à la renverse.

Mon oncle se tourna vers moi riant jusqu’aux oreilles, si bienque je faillis fondre de stupéfaction.

Il s’écria : « Ah ! ah ! mon farceur, tu n’as pasvoulu éveiller ton frère. Eh bien, tu vas voir comment je leréveille, moi. »

Et je vis sa main, sa grosse main de paysan qui se levait ;et, pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba avec un bruitformidable sur… sur les contours exposés devant lui.

Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis une tempêtefurieuse sous le drap. Ça remuait, remuait, s’agitait, frétillait.Elle ne pouvait plus se dégager, tout enroulée là-dedans.

Enfin une jambe apparut par un bout, un bras par l’autre, puisla tête, puis toute la poitrine, nue et secouée ; et Louise,furieuse, s’assit en nous regardant avec des yeux brillants commedes lanternes.

Mon oncle, muet, s’éloignait à reculons, la bouche ouverte commes’il avait vu le diable, et soufflant comme un bœuf.

Je jugeai la situation trop grave pour l’affronter, et je mesauvai follement.

Je ne revins que deux jours plus tard. Louise était partie enlaissant la clef au concierge. Je ne l’ai jamais revue.

Quant à mon oncle ? Il m’a déshérité en faveur de mon frèrequi, prévenu par ma maîtresse, a juré qu’il s’était séparé de moi àla suite de mes débordements dont il ne pouvait rester témoin.

Je ne me marierai jamais, les femmes sont trop dangereuses.

Chapitre 7Le père Milon

Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa flammecuisante. La vie radieuse éclôt sous cette averse de feu ; laterre est verte à perte de vue. Jusqu’aux bords de l’horizon, leciel est bleu. Les fermes normandes semées par la plaine semblent,de loin, de petits bois, enfermées dans leur ceinture de hêtresélancés. De près, quand on ouvre la barrière vermoulue, on croitvoir un jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux commeles paysans, sont en fleurs. Les vieux troncs noirs, crochus,tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel leurs dômeséclatants, blancs et roses. Le doux parfum de leur épanouissementse mêle aux grasses senteurs des étables ouvertes et aux vapeurs dufumier qui fermente, couvert de poules.

Il est midi. La famille dîne à l’ombre du poirier planté devantla porte : le père, la mère, les quatre enfants, les deux servanteset les trois valets. On ne parle guère. On mange la soupe, puis ondécouvre le plat de fricot plein de pommes de terre au lard.

De temps en temps, une servante se lève et va remplir au cellierla cruche au cidre.

L’homme, un grand gars de quarante ans, contemple, contre samaison, une vigne restée nue, et courant, tordue comme un serpent,sous les volets, tout le long du mur. Il dit enfin : « La vigne aupère bourgeonne de bonne heure c’t’année. P’t-être qu’a donnera.»

La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.

Cette vigne est plantée juste à la place où le père a étéfusillé.

C’était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens occupaient toutle pays. Le général Faidherbe, avec l’armée du Nord, leur tenaittête.

Or l’état-major prussien s’était posté dans cette ferme. Levieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre, les avaitreçus et installés de son mieux.

Depuis un mois l’avant-garde allemande restait en observationdans le village. Les Français demeuraient immobiles, à dix lieuesde là ; et cependant, chaque nuit, des uhlansdisparaissaient.

Tous les éclaireurs isolés, ceux qu’on envoyait faire desrondes, alors qu’ils partaient à deux ou trois seulement, nerentraient jamais.

On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au bord d’unecour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes gisaient le long desroutes, égorgés d’un coup de sabre.

Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes hommes, qu’on nepouvait découvrir.

Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une simpledénonciation, on emprisonna des femmes ; on voulut obtenir,par la peur, des révélations des enfants. On ne découvrit rien.Mais voilà qu’un matin, on aperçut le père Milon étendu dans sonécurie, la figure coupée d’une balafre.

Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres de laferme. Un d’eux tenait encore à la main son arme ensanglantée. Ils’était battu, défendu. Un conseil de guerre ayant été aussitôtconstitué, en plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.

Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu tors,avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe. Ses cheveuxternes, rares et légers comme un duvet de jeune canard, laissaientvoir partout la chair du crâne. La peau brune et plissée du coumontrait de grosses veines qui s’enfonçaient sous les mâchoires etreparaissaient aux tempes. Il passait dans la contrée pour avare etdifficile en affaires.

On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la table decuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel s’assirent enface de lui.

Le colonel prit la parole en français.

« Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n’avons eu qu’ànous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant et mêmeattentionné pour nous. Mais aujourd’hui une accusation terriblepèse sur vous, et il faut que la lumière se fasse. Commentavez-vous reçu la blessure que vous portez sur la figure ?»

Le paysan ne répondit rien.

Le colonel reprit :

« Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je veux que vousme répondiez, entendez-vous ? Savez-vous qui a tué les deuxuhlans qu’on a trouvés ce matin près du Calvaire ? »

Le vieux articula nettement :

« C’est mé. »

Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant fixement leprisonnier. Le père Milon demeurait impassible, avec son air abrutide paysan, les yeux baissés comme s’il eût parlé à son curé. Uneseule chose pouvait révéler un trouble intérieur, c’est qu’ilavalait coup sur coup sa salive, avec un effort visible, comme sisa gorge eût été tout à fait étranglée.

La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux petitsenfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés etconsternés.

Le colonel reprit :

« Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre arméequ’on retrouve chaque matin, par la campagne depuis un mois ?»

Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute :

« C’est mé.

— C’est vous qui les avez tués tous ?

— Tretous, oui, c’est mé.

— Vous seul ?

— Mé seul.

— Dites-moi comment vous vous y preniez. »

Cette fois l’homme parut ému ; la nécessité de parlerlongtemps le gênait visiblement. Il balbutia :

« Je sais-ti, mé ? J’ai fait ça comme ça s’ trouvait. »

Le colonel reprit :

« Je vous préviens qu’il faudra que vous me disiez tout. Vousferez donc bien de vous décider immédiatement. Comment avez-vouscommencé ? »

L’homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive derrièrelui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.

« Je r’venais un soir, qu’il était p’t-être dix heures, lelend’main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats, vous m’aviezpris pour pu de chinquante écus de fourrage avec une vaque et deuxmoutons. Je me dis : tant qu’i me prendront de fois vingt écus,tant que je leur y revaudrai ça. Et pi, j’avais d’autres chosesitou su l’cœur, que j’ vous dirai. V’là qu’ j’en aperçois un d’ voscavaliers qui fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange.J’allai décrocher ma faux et je r’vins à p’tits pas par derrière,qu’il n’entendit seulement rien. Et j’li coupai la tête d’un coup,d’un seul, comme un épi, qu’il n’a pas seulement dit « ouf ! »Vous n’auriez qu’à chercher au fond d’ la mare : vous le trouveriezdans un sac à charbon, avec une pierre de la barrière.

J’avais mon idée. J’ pris tous ses effets d’puis les bottesjusqu’au bonnet et je les cachai dans le four à plâtre du boisMartin, derrière la cour. »

Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient.L’interrogatoire recommença ; et voici ce qu’ilsapprirent.

Une fois son meurtre accompli, l’homme avait vécu avec cettepensée : « Tuer des Prussiens ! » Il les haïssait d’une hainesournoise et acharnée de paysan cupide et patriote aussi. Il avaitson idée comme il disait. Il attendit quelques jours.

On le laissait libre d’aller et de venir, d’entrer et de sortirà sa guise tant il s’était montré humble envers les vainqueurs,soumis et complaisant. Or il voyait, chaque soir, partir lesestafettes ; et il sortit, une nuit, ayant entendu le nom duvillage où se rendaient les cavaliers, et ayant appris, dans lafréquentation des soldats, les quelques mots d’allemand qu’il luifallait. Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna lefour à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayantretrouvé par terre les vêtements du mort, il s’en vêtit.

Alors, il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant lestalus pour se cacher, écoutant les moindres bruits, inquiet commeun braconnier.

Lorsqu’il crut l’heure arrivée, il se rapprocha de la route etse cacha dans une broussaille. Il attendit encore. Enfin, versminuit, un galop de cheval sonna sur la terre dure du chemin.L’homme mit l’oreille à terre pour s’assurer qu’un seul cavaliers’approchait, puis il s’apprêta.

Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches. Ilallait, l’œil en éveil, l’oreille tendue. Dès qu’il ne fut plusqu’à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la route engémissant : « Hilfe ! Hilfe ! À l’aide, à l’aide ! »Le cavalier s’arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé,descendit de cheval, s’approcha sans soupçonner rien et, comme ilse penchait sur l’inconnu, il reçut au milieu du ventre la longuelame courbée du sabre. Il s’abattit, sans agonie, secoué seulementpar quelques frissons suprêmes.

Alors le Normand, radieux d’une joie muette de vieux paysan, sereleva, et pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il letraîna jusqu’au fossé et l’y jeta.

Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon semit en selle, et il partit au galop à travers les plaines.

Au bout d’une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côtequi rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore :« Hilfe ! Hilfe ! » Les Prussiens le laissaient venir,reconnaissant l’uniforme, sans méfiance aucune. Et il passa, levieux, comme un boulet entre les deux, les abattant l’un et l’autreavec son sabre et un revolver.

Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands ! Puisil rentra doucement au four à plâtre et cacha un cheval au fond dela sombre galerie. Il y quitta son uniforme, reprit ses hardes degueux et, regagnant son lit, dormit jusqu’au matin.

Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin del’enquête ouverte ; mais, le cinquième jour, il repartit, ettua encore deux soldats par le même stratagème. Dès lors, il nes’arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à l’aventure,abattant des Prussiens, tantôt ici, tantôt là, galopant par leschamps déserts, sous la lune, uhlan perdu, chasseur d’hommes. Puis,sa tâche finie, laissant derrière lui des cadavres couchés le longdes routes, le vieux cavalier rentrait cacher au fond du four àplâtre son cheval et son uniforme.

Il allait vers midi, d’un air tranquille, porter de l’avoine etde l’eau à sa monture restée au fond du souterrain, et il lanourrissait à profusion, exigeant d’elle un grand travail.

Mais, la veille, un de ceux qu’il avait attaqués se tenait surses gardes et avait coupé d’un coup de sabre la figure du vieuxpaysan.

Il les avait tués cependant tous les deux ! Il était revenuencore, avait caché le cheval et repris ses humbles habits ;mais en rentrant, une faiblesse l’avait saisi et il s’était traînéjusqu’à l’écurie, ne pouvant plus gagner la maison.

On l’avait trouvé là tout sanglant, sur la paille…

Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête etregarda fièrement les officiers prussiens.

Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda :

« Vous n’avez plus rien à dire ?

— Non, pu rien ; l’ conte est juste : j’en ai tué seize,pas un de pus, pas un de moins.

— Vous savez que vous allez mourir ?

— J’ vous ai pas d’mandé de grâce.

— Avez-vous été soldat ?

— Oui. J’ai fait campagne, dans le temps. Et puis, c’est v’ousqu’avez tué mon père, qu’était soldat de l’Empereur premier. Sanscompter que vous avez tué mon fils cadet, François, le moisdernier, auprès d’Évreux. Je vous en devais, j’ai payé. Je sommesquittes. »

Les officiers se regardaient.

Le vieux reprit :

« Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes quittes.J’ai pas été vous chercher querelle, mé ! J’ vous connaispoint ! J’ sais pas seulement d’où qu’vous v’nez. Vous v’làchez mé, que vous y commandez comme si c’était chez vous. Je m’suisvengé su l’s autres. J’ m’en r’pens point. »

Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses bras dansune pose d’humble héros.

Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine, quiavait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce gueuxmagnanime.

Alors le colonel se leva et, s’approchant du père Milon,baissant la voix :

« Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous sauver lavie, c’est de… »

Mais le bonhomme n’écoutait point, et, les yeux plantés droitssur l’officier vainqueur, tandis que le vent agitait les poilsfollets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui crispa samaigre face toute coupée par la balafre, et, gonflant sa poitrine,il cracha, de toute sa force, en pleine figure du Prussien.

Le colonel, affolé, leva la main, et l’homme, pour la secondefois, lui cracha par la figure.

Tous les officiers s’étaient dressés et hurlaient des ordres enmême temps.

En moins d’une minute, le bonhomme, toujours impassible, futcollé contre le mur et fusillé alors qu’il envoyait des sourires àJean, son fils aîné ; à sa bru et aux deux petits, quiregardaient, éperdus.

Chapitre 8L’ami Joseph

On s’était connu intimement pendant tout l’hiver à Paris.

Après s’être perdus de vue, comme toujours, à la sortie ducollège, les deux amis s’étaient retrouvés un soir, dans le monde,déjà vieux et blanchis, l’un garçon, l’autre marié.

M. de Méroul habitait six mois Paris, et six mois son petitchâteau de Tourbeville. Ayant épousé la fille d’un châtelain desenvirons, il avait vécu d’une vie paisible et bonne dansl’indolence d’un homme qui n’a rien à faire. De tempérament calmeet d’esprit rassis, sans audaces d’intelligence, ni révoltesindépendantes, il passait son temps à regretter doucement le passé,à déplorer les mœurs et les institutions d’aujourd’hui, et àrépéter à tout moment à sa femme, qui levait les yeux au ciel, etparfois aussi les mains en signe d’assentiment énergique : « Sousquel gouvernement vivons-nous, mon Dieu ? »

Mme de Méroul ressemblait intellectuellement à son mari, commes’ils eussent été frère et sœur. Elle savait, par tradition, qu’ondoit d’abord respecter le Pape et le Roi !

Et elle les aimait et les respectait du fond du cœur, sans lesconnaître, avec une exaltation poétique, avec un dévouementhéréditaire, avec un attendrissement de femme bien née. Elle étaitbonne jusque dans tous les replis de l’âme. Elle n’avait point eud’enfants et le regrettait sans cesse.

Lorsque M. de Méroul retrouva dans un bal Joseph Mouradour, sonancien camarade, il éprouva de cette rencontre une joie profonde etnaïve, car ils s’étaient beaucoup aimés dans leur jeunesse.

Après les exclamations d’étonnement sur les changements quel’âge avait apportés à leur corps et à leur figure, ils s’étaientinformés réciproquement de leurs existences.

Joseph Mouradour, un Méridional, était devenu conseiller dansson pays. D’allures franches, il parlait vivement et sans retenue,disant toute sa pensée avec ignorance des ménagements. Il étaitrépublicain ; de cette race de républicains bons garçons quise font une loi du sans-gêne et qui posent pour l’indépendance deparole allant jusqu’à la brutalité.

Il vint dans la maison de son ami, et y fut tout de suite aimépour sa cordialité facile, malgré ses opinions avancées. Mme deMéroul s’écriait : « Quel malheur ! un si charmanthomme ! »

M. de Méroul disait à son ami, d’un ton pénétré et confidentiel: « Tu ne te doutes pas du mal que vous faites à notre pays. » Ille chérissait cependant, car rien n’est plus solide que lesliaisons d’enfance reprises à l’âge mûr. Joseph Mouradour blaguaitla femme et le mari, les appelait « mes aimables tortues », etparfois se laissait aller à des déclamations sonores contre lesgens arriérés, contre les préjugés et les traditions.

Quand il déversait ainsi le flot de son éloquence démocratique,le ménage, mal à l’aise, se taisait par convenance etsavoir-vivre ; puis le mari tâchait de détourner laconversation pour éviter les froissements. On ne voyait JosephMouradour que dans l’intimité.

L’été vint. Les Méroul n’avaient pas de plus grande joie que derecevoir leurs amis dans leur propriété de Tourbeville. C’était unejoie intime et saine, une joie de braves gens et de propriétairescampagnards. Ils allaient au-devant des invités jusqu’à la garevoisine et les ramenaient dans leur voiture, guettant lescompliments sur leur pays, sur la végétation, sur l’état des routesdans le département, sur la propreté des maisons des paysans, surla grosseur des bestiaux qu’on apercevait dans les champs, sur toutce qu’on voyait par l’horizon.

Ils faisaient remarquer que leur cheval trottait d’une façonsurprenante pour une bête employée une partie de l’année auxtravaux des champs ; et ils attendaient avec anxiété l’opiniondu nouveau venu sur leur domaine de famille, sensibles au moindremot, reconnaissants de la moindre intention gracieuse.

Joseph Mouradour fut invité, et il annonça son arrivée.

La femme et le mari étaient venus au train, ravis d’avoir àfaire les honneurs de leur logis.

Dès qu’il les aperçut, Joseph Mouradour sauta de son wagon avecune vivacité qui augmenta leur satisfaction. Il leur serrait lesmains, les félicitait, les enivrait de compliments.

Tout le long de la route il fut charmant, s’étonna de la hauteurdes arbres, de l’épaisseur des récoltes, de la rapidité ducheval.

Quand il mit le pied sur le perron du château, M. de Méroul luidit avec une certaine solennité amicale :

« Tu es chez toi, maintenant. »

Joseph Mouradour répondit :

« Merci, mon cher, j’y comptais. Moi, d’ailleurs, je ne me gênepas avec mes amis. Je ne comprends l’hospitalité que comme ça.»

Puis il monta dans sa chambre, pour se vêtir en paysan,disait-il, et il redescendit tout costumé de toile bleue, coifféd’un chapeau canotier, chaussé de cuir jaune, dans un négligécomplet de Parisien en goguette. Il semblait aussi devenu pluscommun, plus jovial, plus familier, ayant revêtu avec son costumedes champs un laisser-aller et une désinvolture qu’il jugeait decirconstance. Sa tenue nouvelle choqua quelque peu M. et Mme deMéroul qui demeuraient toujours sérieux et dignes, même en leursterres, comme si la particule qui précédait leur nom les eût forcésà un certain cérémonial jusque dans l’intimité.

Après le déjeuner, on alla visiter les fermes : et le Parisienabrutit les paysans respectueux par le ton camarade de saparole.

Le soir, le curé dînait à la maison, un vieux gros curé, habituédes dimanches, qu’on avait prié ce jour-là exceptionnellement enl’honneur du nouveau venu.

Joseph, en l’apercevant, fit une grimace, puis il le considéraavec étonnement, comme un être rare, d’une race particulière qu’iln’avait jamais vue de si près. Il eut, dans le cours du repas, desanecdotes libres, permises dans l’intimité, mais qui semblèrentdéplacées aux Méroul, en présence d’un ecclésiastique. Il ne disaitpoint : « Monsieur l’abbé », mais : « Monsieur » tout court ;et il embarrassa le prêtre par des considérations philosophiquessur les diverses superstitions établies à la surface du globe. Ildisait : « Votre Dieu, Monsieur, est de ceux qu’il faut respecter,mais aussi de ceux qu’il faut discuter. Le mien s’appelle Raison :il a été de tout temps l’ennemi du vôtre… »

Les Méroul, désespérés, s’efforçaient de détourner les idées. Lecuré partit de très bonne heure.

Alors le mari prononça doucement :

« Tu as peut-être été un peu loin devant ce prêtre ? »

Mais Joseph aussitôt s’écria :

« Elle est bien bonne, celle-là ! Avec ça que je megênerais pour un calotin ! Tu sais, d’ailleurs, tu vas mefaire le plaisir de ne plus m’imposer ce bonhomme-là pendant lesrepas. Usez-en, vous autres, autant que vous voudrez, dimanches etjours ouvrables, mais ne le servez pas aux amis,saperlipopette !

— Mais, mon cher, son caractère sacré… »

Joseph Mouradour l’interrompit :

« Oui, je sais, il faut les traiter comme des rosières !Connu, mon bon ! Quand ces gens-là respecteront mesconvictions, je respecterai les leurs ! »

Ce fut tout, ce jour-là.

Lorsque Mme de Méroul entra dans son salon, le lendemain matin,elle aperçut au milieu de sa table trois journaux qui la firentreculer : Le Voltaire, La République française et La Justice.

Aussitôt Joseph Mouradour, toujours en bleu, parut sur le seuil,lisant avec attention L’Intransigeant. Il s’écria :

« Il y a, là-dedans, un fameux article de Rochefort. Cegaillard-là est surprenant. »

Il en fit la lecture à haute voix, appuyant sur les traits,tellement enthousiasmé, qu’il ne remarqua pas l’entrée de son ami.»

M. de Méroul tenait à la main le Gaulois pour lui, le Claironpour sa femme.

La prose ardente du maître écrivain qui jeta bas l’empire,déclamée avec violence, chantée dans l’accent du Midi, sonnait parle salon pacifique, secouait les vieux rideaux à plis droits,semblait éclabousser les murs, les grands fauteuils de tapisserie,les meubles graves posés depuis un siècle aux mêmes endroits, d’unegrêle de mots bondissants, effrontés, ironiques et saccageurs.

L’homme et la femme, l’un debout, l’autre assise, écoutaientavec stupeur, tellement scandalisés, qu’ils ne faisaient pas ungeste.

Mouradour lança le trait final comme on tire un bouquetd’artifice, puis déclara d’un ton triomphant :

« Hein ? C’est salé, cela ? »

Mais soudain il aperçut les deux feuilles qu’apportait son amiet il demeura lui-même perclus d’étonnement. Puis il marcha verslui, à grands pas, demandant d’un ton furieux :

« Qu’est-ce que tu veux faire de ces papiers-là ? »

M. de Méroul répondit en hésitant :

« Mais… ce sont mes… journaux !

— Tes journaux… Ça, voyons, tu te moques de moi ! Tu vas mefaire le plaisir de lire les miens, qui te dégourdiront les idées,et, quant aux tiens… voici ce que j’en fais, moi… »

Et, avant que son hôte interdit eût pu s’en défendre, il avaitsaisi les deux feuilles et les lançait par la fenêtre. Puis ildéposa gravement La Justice entre les mains de Mme de Méroul, remitLe Voltaire au mari, et il s’enfonça dans un fauteuil pour acheverL’Intransigeant.

L’homme et la femme, par délicatesse, firent semblant de lire unpeu, puis lui rendirent les feuilles républicaines qu’ilstouchaient du bout des doigts comme si elles eussent étéempoisonnées.

Alors il se remit à rire et déclara :

« Huit jours de cette nourriture-là, et je vous convertis à mesidées. »

Au bout de huit jours, en effet, il gouvernait la maison. Ilavait fermé la porte au curé, que Mme de Méroul allait voir ensecret ; il avait interdit l’entrée au château du Gaulois etdu Clairon, qu’un domestique allait mystérieusement chercher aubureau de poste et qu’on cachait, lorsqu’il entrait, sous lescoussins du canapé ; il réglait tout à sa guise, toujourscharmant, toujours bonhomme, tyran jovial et tout-puissant.

D’autres amis devaient venir, des gens pieux, et légitimistes.Les châtelains jugèrent une rencontre impossible et, ne sachant quefaire, annoncèrent un soir à Joseph Mouradour qu’ils étaientobligés de s’absenter quelques jours pour une petite affaire, etils le prièrent de rester seul. Il ne s’émut pas et répondit :

« Très bien, cela m’est égal, je vous attendrai ici autant quevous voudrez. Je vous l’ai dit : entre amis pas de gêne. Vous avezraison d’aller à vos affaires, que diable ! Je ne meformaliserai pas pour cela, bien au contraire ; ça me met toutà fait à l’aise avec vous. Allez, mes amis, je vous attends. »

M. et Mme de Méroul partirent le lendemain.

Il les attend.

Chapitre 9L’orphelin

Mademoiselle Source avait adopté ce garçon autrefois en descirconstances bien tristes. Elle était âgée alors de trente-six anset sa difformité (elle avait glissé des genoux de sa bonne dans lacheminée, étant enfant, et toute sa figure, brûlée horriblement,était demeurée affreuse à voir) l’avait décidée à ne se pointmarier, car elle ne voulait pas être épousée pour son argent.

Une voisine, devenue veuve étant grosse, mourut en couches, nelaissant pas un sou. Mlle Source recueillit le nouveau-né, le miten nourrice, l’éleva, l’envoya en pension, puis le reprit à l’âgede quatorze ans, afin d’avoir dans sa maison vide quelqu’un quil’aimât, qui prît soin d’elle, qui lui rendit douce lavieillesse.

Elle habitait une petite propriété de campagne à quatre lieuesde Rennes, et elle vivait maintenant sans servante. La dépenseayant augmenté de plus du double depuis l’arrivée de cet orphelin,ses trois mille francs de revenu ne pouvaient plus suffire ànourrir trois personnes.

Elle faisait elle-même le ménage et la cuisine, et elle envoyaitaux commissions le petit, qui s’occupait encore à cultiver lejardin. Il était doux, timide, silencieux et caressant. Et elleéprouvait une joie profonde, une joie nouvelle à être embrassée parlui, sans qu’il parût surpris ou effrayé de sa laideur. Ill’appelait tante et la traitait comme une mère.

Le soir, ils s’asseyaient tous deux au coin du feu, et elle luipréparait des douceurs. Elle faisait chauffer du vin et griller unetranche de pain, et c’était une petite dînette charmante avantd’aller se mettre au lit. Souvent elle le prenait sur ses genoux etle couvrait de caresses en lui murmurant des mots tendrementpassionnés. Elle l’appelait. « Ma petite fleur, mon chérubin, monange adoré, mon divin bijou. » Il se laissait faire doucement,cachant sa tête sur l’épaule de la vieille fille.

Bien qu’il eût maintenant près de quinze ans, il était demeuréfrêle et petit, avec un air un peu maladif.

Quelquefois, Mlle Source l’emmenait à la ville voir deuxparentes qu’elle avait, cousines éloignées, mariées dans unfaubourg, sa seule famille. Les deux femmes lui en voulaienttoujours d’avoir adopté cet enfant, à cause de l’héritage ;mais elles la recevaient quand même avec empressement, espérantencore leur part, un tiers sans doute, si on divisait également sasuccession.

Elle était heureuse, très heureuse, à toute heure occupée de sonenfant. Elle lui acheta des livres pour lui orner l’esprit, et ilse mit à lire passionnément.

Le soir, maintenant, il ne montait plus sur ses genoux, pour lacâliner comme autrefois ; mais il s’asseyait vivement sur sapetite chaise au coin de la cheminée, et il ouvrait un volume. Lalampe posée au bord de la tablette, au-dessus de sa tète, éclairaitses cheveux bouclés et un morceau de la chair du front ; il neremuait plus, il ne relevait pas les yeux, il ne faisait pas ungeste, il lisait, entré, disparu tout entier dans l’aventure dulivre.

Elle, assise en face de lui, le contemplait d’un regard ardentet fixe, étonnée de son attention, jalouse, prête à pleurersouvent.

Elle lui disait par instants : « Tu vas te fatiguer, montrésor ! » espérant qu’il relèverait la tête et viendraitl’embrasser ; mais il ne répondait même pas, il n’avait pasentendu, il n’avait pas compris : il ne savait rien autre chose quece qu’il voyait dans les pages.

Pendant deux ans il dévora des volumes en nombre incalculable.Son caractère changea.

Plusieurs fois ensuite, il demanda à Mlle Source de l’argent,qu’elle lui donna. Comme il lui en fallait toujours davantage, ellefinit par refuser, car elle avait de l’ordre et de l’énergie, etelle savait être raisonnable quand il le fallait.

À force de supplications, il obtint d’elle encore, un soir, uneforte somme ; mais comme il l’implorait de nouveau quelquesjours plus tard, elle se montra inflexible, et elle ne céda plus eneffet.

Il parut en prendre son parti.

Il redevint tranquille, comme autrefois, aimant rester assispendant des heures entières sans faire un mouvement, les yeuxbaissés, enfoncé en des songeries. Il ne parlait plus même avecMlle Source, répondant à peine à ce qu’elle lui disait, par phrasescourtes et précises.

Il était gentil pour elle, cependant, et plein de soins ;mais il ne l’embrassait plus jamais.

Le soir, maintenant, quand ils demeuraient face à face des deuxcôtés de la cheminée, immobiles et silencieux, il lui faisait peurquelquefois. Elle voulait le réveiller, dire quelque chose,n’importe quoi, pour sortir de ce silence effrayant comme lesténèbres d’un bois. Mais il ne paraissait plus l’entendre, et ellefrémissait d’une terreur de pauvre femme faible quand elle luiavait parlé cinq ou six fois de suite sans obtenir un mot.

Qu’avait-il ? Que se passait-il en cette tête fermée ?Quand elle était demeurée ainsi deux ou trois heures en face delui, elle se sentait devenir folle, prête à fuir, à se sauver dansla campagne, pour éviter ce muet et éternel tête-à-tête, et, aussi,un danger vague qu’elle ne soupçonnait pas, mais qu’ellesentait.

Elle pleurait souvent, toute seule. Qu’avait-il ? Qu’elletémoignât un désir, il l’exécutait sans murmurer. Qu’elle eûtbesoin de quelque chose à la ville, il s’y rendait aussitôt. Ellen’avait pas à se plaindre de lui, non certes ! Cependant…

Une année encore s’écoula, et il lui sembla qu’une nouvellemodification s’était accomplie dans l’esprit mystérieux du jeunehomme. Elle s’en aperçut, elle le sentit, elle le devina.Comment ? N’importe ! Elle était sûre de ne s’être pointtrompée ; mais elle n’aurait pu dire en quoi les penséesinconnues de cet étrange garçon avaient changé.

Il lui semblait qu’il avait été jusque-là comme un hommehésitant qui aurait pris tout à coup une résolution. Cette idée luivint un soir en rencontrant son regard, un regard fixe, singulier,qu’elle ne connaissait point.

Alors il se mit à la contempler à tout moment, et elle avaitenvie de se cacher pour éviter cet œil froid, planté sur elle.

Pendant des soirs entiers il la fixait, se détournant seulementquand elle disait, à bout de force :

« Ne me regarde donc pas comme ça, mon enfant ! »

Alors il baissait la tête.

Mais dès qu’elle avait tourné le dos, elle sentait de nouveauson œil sur elle. Où qu’elle allât, il la poursuivait de son regardobstiné.

Parfois, quand elle se promenait dans son petit jardin, ellel’apercevait tout à coup blotti dans un massif comme s’il se fûtmis en embuscade ; ou bien lorsqu’elle s’installait devant sonlogis à raccommoder des bas et qu’il bêchait quelque carré delégumes, il la guettait, tout en travaillant, d’une façon sournoiseet continue.

Elle avait beau lui demander :

« Qu’as-tu, mon petit ? Depuis trois ans, tu deviens toutdifférent. Je ne te reconnais pas. Dis-moi ce que tu as, ce que tupenses, je t’en supplie. »

Il prononçait invariablement, d’un ton calme et fatigué :

« Mais je n’ai rien, ma tante ! »

Et quand elle insistait, le suppliant :

« Eh ! mon enfant, réponds-moi, réponds-moi quand je teparle. Si tu savais quel chagrin tu me fais, tu me répondraistoujours et tu ne me regarderais pas comme ça. As-tu de lapeine ? Dis-le-moi, je te consolerai… »

Il s’en allait d’un air las en murmurant :

« Mais je t’assure que je n’ai rien. »

Il n’avait pas beaucoup grandi, ayant toujours l’aspect d’unenfant, bien que les traits de sa figure fussent d’un homme. Ilsétaient durs et comme inachevés cependant. Il semblait incomplet,mal venu, ébauché seulement, et inquiétant comme un mystère.C’était un être fermé, impénétrable, en qui semblait se faire sanscesse un travail mental, actif et dangereux.

Mlle Source sentait bien tout cela et elle ne dormait plusd’angoisse. Des terreurs affreuses l’assaillaient, des cauchemarsépouvantables. Elle s’enfermait dans sa chambre et barricadait saporte, torturée par l’épouvante !

De quoi avait-elle peur ?

Elle n’en savait rien.

Peur de tout, de la nuit, des murs, des formes que la luneprojette à travers les rideaux des fenêtres, et peur de luisurtout !

Pourquoi ?

Qu’avait-elle à craindre ? Le savait-elle ?…

Elle ne pouvait plus vivre ainsi ! Elle était sûre qu’unmalheur la menaçait, un malheur affreux.

Elle partit un matin, en secret, et se rendit à la ville auprèsde ses parentes. Elle leur raconta la chose d’une voix haletante.Les deux femmes pensèrent qu’elle devenait folle et tâchèrent de larassurer.

Elle disait :

« Si vous saviez comme il me regarde du matin au soir Il ne mequitte pas des yeux ! Par moments, j’ai envie de crier ausecours, d’appeler les voisins, tant j’ai peur ! Maisqu’est-ce que je leur dirais ? il ne me fait rien que de meregarder. »

Les deux cousines demandaient :

« Est-il quelquefois brutal avec vous ; vous répond-ildurement ? »

Elle reprenait :

« Non, jamais ; il fait tout ce que je veux ; iltravaille bien, il est rangé maintenant ; mais je n’y tiensplus de peur. Il a quelque chose dans la tête, j’en suis certaine,bien certaine. Je ne veux plus rester toute seule avec lui comme çadans la campagne. »

Les parentes, effarées, lui représentaient qu’on s’étonnerait,qu’on ne comprendrait pas : et elles lui conseillèrent de taire sescraintes et ses projets sans la dissuader cependant de venirhabiter la ville, espérant par là un retour de l’héritageentier.

Elles lui promirent même de l’aider à vendre sa maison et à entrouver une autre auprès d’elles.

Mlle Source rentra dans son logis. Mais elle avait l’esprittellement bouleversé qu’elle tressaillait au moindre bruit et queses mains se mettaient à trembler à la plus petite émotion.

Deux fois encore elle retourna s’entendre avec ses parentes,bien résolue maintenant à ne plus rester ainsi dans sa demeureisolée. Elle découvrit enfin dans le faubourg un petit pavillon quilui convenait et elle l’acheta en secret.

La signature du contrat eut lieu un mardi matin, et Mlle Sourceoccupa le reste de la journée à faire ses préparatifs dedéménagement.

Elle reprit, à huit heures du soir, la diligence qui passait àun kilomètre de sa maison ; et elle se fit arrêter à l’endroitoù le conducteur avait l’habitude de la déposer. L’homme lui criaen fouettant ses chevaux :

« Bonsoir, mademoiselle Source, bonne nuit ! »

Elle répondit en s’éloignant :

« Bonsoir, père Joseph. »

Le lendemain, à sept heures trente du matin, le facteur quiporte les lettres au village remarque sur le chemin de traverse,non loin de la grand-route, une grande flaque de sang encore frais.Il se dit : « Tiens ! quelque pochard qui aura saigné du nez.» Mais il aperçut dix pas plus loin un mouchoir de poche aussitaché de sang. Il le ramassa. Le linge était fin, et le piétonsurpris s’approcha du fossé où il crut voir un objet étrange.

Mlle Source était couchée sur l’herbe du fond, la gorge ouverted’un coup de couteau.

Une heure après, les gendarmes, le juge d’instruction etbeaucoup d’autorités faisaient des suppositions autour ducadavre.

Les deux parentes, appelées en témoignage, virèrent raconter lescraintes de la vieille fille, et ses derniers projets.

L’orphelin fut arrêté. Depuis la mort de celle qui l’avaitadopté, il pleurait du matin au soir, plongé, du moins enapparence, dans le plus violent des chagrins.

Il prouva qu’il avait passé la soirée, jusqu’à onze heures, dansun café. Dix personnes l’avaient vu, étaient restées jusqu’à sondépart.

Or le cocher de la diligence déclara avoir déposé sur la routel’assassinée entre neuf heures et demie et dix heures. Le crime nepouvait avoir eu lieu que dans le trajet de la grand’route à lamaison, au plus tard vers dix heures.

Le prévenu fut acquitté.

Un testament, ancien déjà, déposé chez un notaire de Rennes, lefaisait légataire universel ; il hérita.

Les gens du pays, pendant longtemps, le mirent en quarantaine,le soupçonnant toujours. Sa maison, celle de la morte, étaitregardée comme maudite. On l’évitait dans la rue.

Mais il se montra si bon enfant, si ouvert, si familier qu’onoublia peu à peu l’horrible doute. Il était généreux, prévenant,causant, avec les plus humbles, de tout, tant qu’on voulait.

Le notaire, Me Rameau, fut un des premiers à revenir sur soncompte, séduit par sa loquacité souriante. Il déclara un soir, dansun dîner chez le percepteur :

« Un homme qui parle avec tant de facilité et qui est toujoursde bonne humeur ne peut pas avoir un pareil crime sur laconscience. »

Touchés par cet argument, les assistants réfléchirent, et ils serappelèrent en effet les longues conversations de cet homme qui lesarrêtait, presque de force, au coin des chemins, pour leurcommuniquer ses idées, qui les forçait à entrer chez lui quand ilspassaient devant son jardin, qui avait le bon mot plus facile quele lieutenant de gendarmerie lui-même, et la gaieté sicommunicative que, malgré la répugnance qu’il inspirait, on nepouvait s’empêcher de rire toujours en sa compagnie.

Toutes les portes s’ouvrirent pour lui.

Il est maire de sa commune aujourd’hui.

Chapitre 10La serre

M. et Mme Lerebour avaient le même âge. Mais monsieur paraissaitplus jeune, bien qu’il fût le plus affaibli des deux. Ils vivaientprès de Nantes dans une jolie campagne qu’ils avaient créée aprèsfortune faite en vendant des rouenneries.

La maison était entourée d’un beau jardin contenant basse-cour,kiosque chinois et une petite serre tout au bout de la propriété.M. Lerebour était court, rond et jovial, d’une jovialité deboutiquier bon vivant. Sa femme, maigre, volontaire et toujoursmécontente, n’était point parvenue à vaincre la bonne humeur de sonmari. Elle se teignait les cheveux, lisait parfois des romans quilui faisaient passer des rêves dans l’âme, bien qu’elle affectât demépriser ces sortes d’écrits. On la déclarait passionnée, sansqu’elle eût jamais rien fait pour autoriser cette opinion. Mais sonépoux disait parfois : « Ma femme, c’est une gaillarde ! »avec un certain air entendu qui éveillait des suppositions.

Depuis quelques années cependant elle se montrait agressive avecM. Lerebour toujours irritée et dure, comme si un chagrin secret etinavouable l’eût torturée. Une sorte de mésintelligence en résulta.Ils ne se parlaient plus qu’à peine, et madame, qui s’appelaitPalmyre, accablait sans cesse monsieur qui s’appelait Gustave, decompliments désobligeants, d’allusions blessantes, de parolesacerbes, sans raison apparente.

Il courbait le dos, ennuyé mais gai quand même, doué d’un telfonds de contentement qu’il prenait son parti de ces tracasseriesintimes. Il se demandait cependant quelle cause inconnue pouvaitaigrir ainsi de plus en plus sa compagne, car il sentait bien queson irritation avait une raison cachée, mais si difficile àpénétrer qu’il y perdait ses efforts.

Il lui demandait souvent : « voyons, ma bonne, dis-moi ce que tuas contre moi ? Je sens que tu me dissimules quelque chose. »Elle répondait invariablement : « Mais je n’ai rien, absolumentrien. D’ailleurs si j’avais quelque sujet de mécontentement, ceserait à toi de le deviner. Je n’aime pas les hommes qui necomprennent rien, qui sont tellement mous et incapables qu’il fautvenir à leur aide pour qu’ils saisissent la moindre des choses. »Il murmurait, découragé : « Je vois bien que tu ne veux rien dire.» Et il s’éloignait en cherchant le mystère.

Les nuits surtout devenaient très pénibles pour lui ; carils partageaient toujours le même lit, comme on fait dans les bonset simples ménages. Il n’était point alors de vexations dont ellen’usât à son égard. Elle choisissait le moment où ils étaientétendus côte à côte pour l’accabler de ses railleries les plusvives. Elle lui reprochait principalement d’engraisser : « Tu tienstoute la place, tant tu deviens gros. Et tu me sues dans le doscomme du lard fondu. Si tu crois que cela m’est agréable ! »Elle le forçait à se relever sous le moindre prétexte, l’envoyantchercher en bas un journal qu’elle avait oublié, ou la bouteilled’eau de fleurs d’oranger qu’il ne trouvait pas, car elle l’avaitcachée. Et elle s’écriait d’un ton furieux et sarcastique : « Tudevrais pourtant savoir où on trouve ça, grand nigaud ! »Lorsqu’il avait erré pendant une heure dans la maison endormie etqu’il remontait les mains vides, elle lui disait pour toutremerciement : « Allons, recouche-toi, ça te fera maigrir de tepromener un peu, tu deviens flasque comme une éponge. » Elle leréveillait à tout moment en affirmant qu’elle souffrait de crampesd’estomac et exigeait qu’il lui frictionnât le ventre avec de laflanelle imbibée d’eau de Cologne. Il s’efforçait de la guérirdésolé de la voir malade ; et il proposait d’aller réveillerCéleste, leur bonne. Alors, elle se fâchait tout à fait, criant:

« Faut-il qu’il soit bête, ce dindon-là. Allons ! c’estfini, je n’ai plus mal, rendors-toi grande chiffe. » Il demandait :« C’est bien sûr que tu ne souffres plus ? » Elle lui jetaitdurement dans la figure : « Oui, tais-toi, laisse moi dormir nem’embête pas davantage. Tu es incapable de rien faire, même defrictionner une femme. » Il se désespérait : « Mais… ma chérie… »Elle s’exaspérait : « Pas de mais… Assez, n’est-ce pas. Fiche-moila paix, maintenant… » Et elle se tournait vers le mur. Or unenuit, elle le secoua si brusquement, qu’il fit un bond de peur etse trouva sur son séant avec une rapidité qui ne lui était pashabituelle.

Il balbutia : « Quoi ?… Qu’y a-t-il ?… » Elle letenait par le bras et le pinçait à le faire crier. Elle lui souffladans l’oreille : « J’ai entendu du bruit dans la maison. »

Accoutumé aux fréquentes alertes de Mme Lerebour il nes’inquiéta pas outre mesure, et demanda tranquillement : « Quelbruit, ma chérie ? » Elle tremblait, comme affolée, etrépondit : « Du bruit… mais du bruit… des bruits de pas… Il y aquelqu’un. » Il demeurait incrédule : « Quelqu’un ? Tucrois ? Mais non ; tu dois te tromper. Qui veux-tu que cesoit, d’ailleurs ? » Elle frémissait : « Qui ?…qui ?… Mais des voleurs, imbécile ! » Il se renfonçadoucement dans ses draps : « Mais non, ma chérie, il n’y apersonne, tu as rêvé, sans doute. » Alors, elle rejeta lacouverture et, sautant du lit, exaspérée :

« Mais tu es donc aussi lâche qu’incapable ! Dans tous lescas, je ne me laisserai pas massacrer grâce à ta pusillanimité. »Et saisissant les pinces de la cheminée, elle se porta debout,devant la porte verrouillée, dans une attitude de combat.

Ému par cet exemple de vaillance, honteux peut-être, il se levaà son tour en rechignant, et sans quitter son bonnet de coton, ilprit la pelle et se plaça vis-à-vis de sa moitié.

Ils attendirent vingt minutes dans le plus grand silence. Aucunbruit nouveau ne troubla le repos de la maison. Alors, madame,furieuse, regagna son lit en déclarant : « Je suis sûre pourtantqu’il y avait quelqu’un. » Pour éviter quelque querelle, il ne fitaucune allusion pendant le jour à cette panique.

Mais, la nuit suivante, Mme Lerebour réveilla son mari avec plusde violence encore que la veille et, haletante, elle bégayait :

« Gustave, Gustave, on vient d’ouvrir la porte du jardin. »Étonné de cette persistance, il crut sa femme atteinte desomnambulisme et il allait s’efforcer de secouer ce sommeildangereux quand il lui sembla entendre, en effet, un bruit légersous les murs de la maison.

Il se leva, courut à la fenêtre, et il vit, oui, il vit uneombre blanche qui traversait vivement une allée.

Il murmura, défaillant : « Il y a quelqu’un ! » Puis ilreprit ses sens, s’affermit, et, soulevé tout à coup par uneformidable colère de propriétaire dont on a violé la clôture, ilprononça : « Attendez, attendez, vous allez voir » Il s’élança versle secrétaire, l’ouvrit, prit son revolver, et se précipita dansl’escalier. Sa femme éperdue le suivait en criant : « Gustave,Gustave, ne m’abandonne pas, ne me laisse pas seule. Gustave !Gustave ! » Mais il ne l’écoutait guère ; il tenait déjàla porte du jardin.

Alors elle remonta bien vite se barricader dans la chambreconjugale.

Elle attendit cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure. Uneterreur folle l’envahissait. Ils l’avaient tué sans doute, saisi,garrotté, étranglé. Elle eût mieux aimé entendre retentir les sixcoups de revolver, savoir qu’il se battait, qu’il se défendait.Mais ce grand silence, ce silence effrayant de la campagne labouleversait.

Elle sonna Céleste. Céleste ne vint pas, ne répondit point. Ellesonna de nouveau, défaillante, prête à perdre connaissance. Lamaison entière demeura muette.

Elle colla contre la vitre son front brûlant, cherchant àpénétrer les ténèbres du dehors. Elle ne distinguait rien que lesombres plus noires des massifs à côté des traces grises deschemins.

La demie de minuit sonna. Son mari était absent depuisquarante-cinq minutes. Elle ne le reverrait plus ! Non !certainement elle ne le reverrait plus ! Et elle tomba àgenoux en sanglotant.

Deux coups légers contre la porte de la chambre la firent seredresser d’un bond. M. Lerebour l’appelait : « Ouvre donc,Palmyre, c’est moi. » Elle s’élança, ouvrit et debout devant lui,les poings sur les hanches, les yeux encore pleins de larmes : «D’où viens-tu, sale bête ! Ah ! tu me laisses comme ça àcrever de peur toute seule, ah ! tu ne t’inquiètes pas plus demoi que si je n’existais pas… » Il avait refermé la porte ; etil riait, il riait comme un fou, les deux joues fendues par sabouche, les mains sur son ventre, les yeux humides.

Mme Lerebour stupéfaite, se tut.

Il bégayait : « C’était… c’était… Céleste qui avait un… un… unrendez-vous dans la serre… Si tu savais ce que… ce que… ce que j’aivu… » Elle était devenue blême, étouffant d’indignation. «Hein ?… tu dis ?… Céleste ?… chez moi ?… dansma… ma… ma maison… dans ma…ma… dans ma serre. Et tu n’as pas tuél’homme, un complice ! Tu avais un revolver et tu ne l’as pastué… Chez moi… chez moi… » Elle s’assit, n’en pouvant plus.

Il battit un entrechat, fit les castagnettes avec ses doigts,claqua de la langue, et, riant toujours : « Si tu savais… si tusavais… » Brusquement, il l’embrassa.

Elle se débarrassa de lui. Et, la voix coupée par la colère : «Je ne veux pas que cette fille reste un jour de plus chez moi, tuentends ? Pas un jour… pas une heure. Quand elle va rentrernous allons la jeter dehors… »

M. Lerebour avait saisi sa femme par la taille et il luiplantait des rangs de baisers dans le cou, des baisers à bruits,comme jadis. Elle se tut de nouveau, percluse d’étonnement. Maislui, la tenant à pleins bras, l’entraînait doucement vers lelit…

Vers neuf heures et demie du matin, Céleste, étonnée de ne pasvoir encore ses maîtres qui se levaient toujours de bonne heure,vint frapper doucement à leur porte.

Ils étaient couchés, et ils causaient gaiement côte à côte. Elledemeura saisie, et demanda : « Madame, c’est le café au lait. » MmeLerebour prononça d’une voix très douce : « Apporte-le ici, mafille, nous sommes un peu fatigués, nous avons très mal dormi.»

À peine la bonne fut-elle sortie que M. Lerebour se remit à rireen chatouillant sa femme et répétant : « Si tu savais !Oh ! si tu savais ! » Mais elle lui prit les mains : «voyons, reste tranquille, mon chéri, si tu ris tant que ça, tu vaste faire du mal. » Et elle l’embrassa, doucement, sur les yeux.

Mme Lerebour n’a plus d’aigreurs. Par les nuits claires,quelquefois, les deux époux vont, à pas furtifs, le long desmassifs et des plates-bandes jusqu’à la petite serre au bout dujardin. Et ils restent là blottis l’un près de l’autre contre levitrage comme s’ils regardaient au-dedans une chose étrange etpleine d’intérêt.

Ils ont augmenté les gages de Céleste.

M. Lerebour a maigri.

Chapitre 11Aux eaux, Journal du Marquis de Roseveyre

12 juin 1880. — À Loëche ! On veut que j’aille passer unmois à Loëche ! Miséricorde ! Un mois dans cette villequ’on dit être la plus triste, la plus morte, la plus ennuyeuse desvilles d’eaux ! Que dis-je, une ville ? C’est un trou, àpeine un village ! On me condamne à un mois de bagne,enfin !

13 juin. — J’ai songé toute la nuit à ce voyage qui m’épouvante.Une seule chose me reste à faire, je vais emmener une femme !Cela pourra me distraire, peut-être ? Et puis j’apprendrai,par cette épreuve, si je suis mûr pour le mariage.

Un mois de tête-à-tête, un mois de vie commune avec quelqu’un,de vie à deux complète, de causerie à toute heure du jour et de lanuit. Diable !

Prendre une femme pour un mois n’est pas si grave, il est vrai,que de la prendre pour la vie ; mais c’est déjà beaucoup plussérieux que de la prendre pour un soir. Je sais que je pourrai larenvoyer, avec quelques centaines de louis ; mais alors jeresterai seul à Loëche, ce qui n’est pas drôle !

Le choix sera difficile. Je ne veux ni une coquette ni unesotte. Il faut que je ne puisse être ni ridicule ni honteux d’elle.Je veux bien qu’on dise : « Le marquis de Roseveyre est en bonnefortune » ; mais je ne veux pas qu’on chuchote : « Ce pauvremarquis de Roseveyre ! » En somme, il faut que je demande à macompagne passagère toutes les qualités que j’exigerais de macompagne définitive. La seule différence à faire est celle quiexiste entre l’objet neuf et l’objet d’occasion. Baste ! onpeut trouver, j’y vais songer !

14 juin. — Berthe !… Voilà mon affaire. Vingt ans, jolie,sortant du Conservatoire, attendant un rôle, future étoile. De latenue, de la fierté, de l’esprit et de… l’amour. Objet d’occasionpouvant passer pour neuf.

15 juin. — Elle est libre. Sans engagement d’affaires ou decœur, elle accepte, j’ai commandé moi-même ses robes, pour qu’ellen’ait pas l’air d’une fille.

20 juin. — Bâle. Elle dort. Je vais commencer mes notes devoyage.

Elle est charmante tout à fait. Quand elle est venue au-devantde moi à la gare, je ne la reconnaissais pas, tant elle avait l’airfemme du monde. Certes elle a de l’avenir, cette enfant… authéâtre.

Elle me sembla changée de manières, de démarche, d’attitude, degestes, de sourire, de voix, de tout, irréprochable enfin. Etcoiffée ! oh ! coiffée d’une façon divine, d’une façoncharmante et simple, en femme qui n’a plus à attirer les yeux, quin’a plus à plaire à tous, dont le rôle n’est plus de séduire, dupremier coup, ceux qui la voient, niais qui veut plaire à un seul,discrètement, uniquement. Et cela se montrait en toute son allure.C’était indiqué si finement et si complètement, la métamorphose m’aparu si absolue et si savante, que je lui offris mon bras commej’aurais fait à ma femme. Elle le prit avec aisance comme si elleeût été ma femme.

En tête à tête dans le coupé, nous sommes restés d’abordimmobiles et muets. Puis elle releva sa voilette et sourit… Rien deplus. Un sourire de bon ton. Oh ! je craignais le baiser, lacomédie de la tendresse, l’éternel et banal jeu des filles ;mais non, elle s’est tenue. Elle est forte.

Puis nous avons causé un peu comme des jeunes époux, un peucomme des étrangers. C’était gentil. Elle souriait souvent en meregardant. C’est moi maintenant qui avais envie de l’embrasser.Mais je suis demeuré calme.

À la frontière, un fonctionnaire galonné ouvrit brusquement laportière et me demanda :

— Votre nom, monsieur ?

Je fus surpris. Je répondis :

— Marquis de Roseveyre.

— Vous allez ?

— Aux eaux de Loëche, dans le Valais.

Il écrivait sur un registre. Il reprit :

— Madame est votre femme ?

Que faire ? Que répondre ? je levai les yeux verselle, en hésitant. Elle était pâle et regardait au loin…

Je sentis que j’allais l’outrager bien gratuitement. Et puis,enfin, j’en faisais ma compagne, pour un mois.

Je prononçai :

— Oui, monsieur. je la vis soudain rougir. J’en fus heureux.

Mais à l’hôtel, ici, en arrivant, le propriétaire lui tendit leregistre. Elle me le passa tout aussitôt ; et je comprisqu’elle me regardait écrire. C’était notre premier soird’intimité !… Une fois la page tournée, qui donc le lirait, ceregistre ? Je traçai : « Marquis et marquise de Roseveyre, serendant à Loëche »

21 juin. — Six heures du matin. Bâle. Nous partons pour Berne.J’ai eu la main heureuse, décidément.

21 juin. — Dix heures du soir. Singulière journée. Je suis unpeu ému. C’est bête et drôle.

Pendant le trajet, nous avons peu parlé. Elle s’était levée unpeu tôt ; elle était fatiguée ; elle sommeillait.

Sitôt à Berne, nous avons voulu contempler ce panorama des Alpesque je ne connaissais point ; et nous voici partis à traversla ville, comme deux jeunes mariés.

Et soudain nous apercevons une plaine démesurée, et là-bas,là-bas, les glaciers. De loin, comme ça, ils ne semblaient pasimmenses, et cependant cette vue m’a fait passer un frisson dansles veines. Un radieux soleil couchant tombait sur nous ; lachaleur était terrible. Ils restaient froids et blancs, eux, lesmonts de glace. La Jungfrau, la Vierge, dominant ses frères,tendait son large flanc de neige, et tous, jusqu’à perte de vue, sedressaient autour d’elle, les géants à tête pâle, les éternelssommets gelés que le jour mourant faisait plus clairs, commeargentés sur l’azur foncé du soir.

Leur foule inerte et colossale donnait l’idée du commencementd’un monde surprenant et nouveau, d’une région escarpée, morte,figée mais attirante comme la mer, pleine d’un pouvoir de séductionmystérieuse. L’air qui avait caressé ces cimes toujours geléessemblait venir à nous par-dessus les campagnes étroites etfleuries, autre que l’air fécondant des plaines. Il avait quelquechose d’âpre et de fort, de stérile, comme une saveur des espacesinaccessibles.

Berthe, éperdue, regardait sans cesse sans pouvoir prononcer unmot.

Tout à coup elle me prit la main et la serra. J’avais moi-même àl’âme cette sorte de fièvre, cette exaltation qui nous saisitdevant certains spectacles inattendus. Je pris cette petite mainfrémissante et je la portai à mes lèvres ; et je la baisai, mafoi, avec amour.

J’en suis resté un peu troublé. Mais par qui ? Par elle, oupar les glaciers ?

24 juin. — Loëche, dix heures du soir.

Tout le voyage a été délicieux. Nous avons passé un demi-jour àThun, à regarder la rude frontière des montagnes que nous devionsfranchir le lendemain.

Au soleil levant, nous avons traversé le lac, le plus beau de laSuisse peut-être. Des mulets nous attendaient. Nous nous sommesassis sur leur dos et nous voici partis. Après avoir déjeuné dansune petite ville, nous avons commencé à gravir, entrant lentementdans la gorge qui monte, boisée, toujours dominée par de hautescimes. De place en place, sur les pentes qui semblent venir duciel, on distingue des points blancs, des chalets poussés là on nesait comment. Nous avons franchi des torrents, aperçu parfois,entre deux sommets élancés et couverts de sapins, une immensepyramide de neige qui semblait si proche qu’on aurait juré d’yparvenir en vingt minutes, mais qu’on aurait à peine atteinte envingt-quatre heures.

Parfois nous traversions des chaos de pierres, des plainesétroites jonchées de rocs éboulés comme si deux montagnes s’étaientheurtées dans cette lice, laissant sur le champ de bataille lesdébris de leurs membres de granit.

Berthe, exténuée, dormait sur sa bête, ouvrant parfois les yeuxpour voir encore. Elle finit par s’assoupir, et je la soutenaisd’une main, heureux de ce contact, de sentir à travers sa robe ladouce chaleur de son corps. La nuit vint, nous montions toujours.On s’arrêta devant la porte d’une petite auberge perdue dans lamontagne.

Nous avons dormi ! Oh ! dormi !

Au jour levant, je courus à la fenêtre, et je poussai un cri.Berthe arriva près de moi et demeura stupéfaite et ravie. Nousavions dormi dans les neiges.

Tout autour de nous, des monts énormes et stériles dont les osgris saillaient sous leur manteau blanc, des monts sans pins,mornes et glacés, s’élevaient si haut qu’ils semblaientinaccessibles.

Une heure après nous être remis en route, nous aperçûmes, aufond de cet entonnoir de granit et de neige, un lac noir, sombre,sans une ride, que nous avons longtemps suivi. Un guide nousapporta quelques edelweiss, les pâles fleurs des glaciers. Berthes’en fit un bouquet de corsage.

Soudain, la gorge de rochers s’ouvrit devant nous, découvrant unhorizon surprenant : toute la chaîne des Alpes piémontaises au-delàde la vallée du Rhône.

Les grands sommets, de place en place, dominaient la foule desmoindres cimes. C’étaient le mont Rose, grave et pesant ; leCervin, droite pyramide où tant d’hommes sont morts, laDent-du-Midi ; cent autres pointes blanches luisantes commedes têtes de diamants, sous le soleil.

Mais brusquement le sentier que nous suivions s’arrêta au bordd’un abîme, et dans le gouffre, dans le fond du trou noir creux dedeux mille mètres, enfermé entre quatre murailles de rochersdroits, bruns, farouches, sur une nappe de gazon, nous aperçûmesquelques points blancs assez semblables à des moutons dans un pré.C’étaient les maisons de Loëche.

Il fallut quitter les mulets, la route étant périlleuse. Lesentier descend le long du roc, serpente, tourne, va, revient,dominant toujours le précipice, et toujours aussi le village quigrandit à mesure qu’on approche. C’est là ce qu’on appelle lepassage de la Gemmi, un des plus beaux des Alpes, sinon le plusbeau.

Berthe s’appuyant sur moi, poussait des cris de joie et des crisd’effroi, heureuse et peureuse comme une enfant. Comme nous étionsà quelques pas des guides et cachés par une saillie de roche, ellem’embrassa. Je l’étreignis…

Je m’étais dit :

— À Loëche, j’aurai soin de faire comprendre que je ne suispoint avec ma femme.

Mais partout je l’avais traitée comme telle, partout je l’avaisfait passer pour la marquise de Roseveyre. Je ne pouvais guèremaintenant l’inscrire sous un autre nom. Et puis je l’auraisblessée au cœur, et vraiment elle était charmante.

Mais je lui dis :

— Ma chère amie, tu portes mon nom ; on me croit tonmari ; j’espère que tu te conduiras envers tout le monde avecune extrême prudence et une extrême discrétion. Pas deconnaissances, pas de causeries, pas de relations. Qu’on te croiefière, mais agis en sorte que je n’aie jamais à me reprocher ce quej’ai fait.

Elle répondit :

— N’aie pas peur, mon petit René.

26 juin. — Loëche n’est pas triste. Non. C’est sauvage, maistrès beau. Cette muraille de roches hautes de deux mille mètres,d’où glissent cent torrents pareils à des filets d’argent ; cebruit éternel de l’eau qui roule ; ce village enseveli dansles Alpes d’où l’on voit, comme du fond d’un puits, le soleillointain traverser le ciel ; le glacier voisin, tout blancdans l’échancrure de la montagne, et ce vallon plein de ruisseaux,plein d’arbres, plein de fraîcheur et de vie, qui descend vers leRhône et laisse voir à l’horizon les cimes neigeuses du Piémont :tout cela me séduit et m’enchante. Peut-être que… si Berthe n’étaitpas là ?…

Elle est parfaite, cette enfant, réservée et distinguée plus quepersonne. J’entends dire :

— Comme elle est jolie, cette petite marquise !…

27 juin. — Premier bain. On descend directement de la chambredans les piscines, où vingt baigneurs trempent, déjà vêtus delongues robes de laine, hommes et femmes ensemble. Les uns mangent,les autres lisent, les autres causent. On pousse devant soi depetites tables flottantes. Parfois on joue au furet, ce qui n’estpas toujours convenable. Vus des galeries qui entourent le bain,nous avons l’air de gros crapauds dans un baquet.

Berthe est venue s’asseoir dans cette galerie pour causer un peuavec moi. On l’a beaucoup regardée.

28 juin. — Deuxième bain. Quatre heures d’eau. J’en aurai huitheures dans huit jours. J’ai pour compagnons plongeurs le prince deVanoris (Italie), le comte Lovenberg (Autriche), le baron SamuelVernhe (Hongrie ou ailleurs), plus une quinzaine de personnages demoindre importance, mais tous nobles. Tout le monde est noble dansles villes d’eaux.

Ils me demandent, l’un après l’autre, à être présentés à Berthe.Je réponds : « Oui ! » et je me dérobe. On me croit jaloux,c’est bête !

29 juin. — Diable ! diable ! la princesse de Vanorisest venue elle-même me trouver, désirant faire la connaissance dema femme, au moment où nous rentrions à l’hôtel. J’ai présentéBerthe, mais je l’ai priée d’éviter avec soin de rencontrer cettedame.

2 juillet. — Le prince nous a pris au collet pour nous menerdans son appartement, où tous les baigneurs de marque prenaient lethé. Berthe était certes mieux que toutes les femmes ; maisque faire ?

3 juillet. — Ma foi, tant pis ! Parmi ces trentegentilshommes, n’en est-il pas au moins dix de fantaisie ?Parmi ces seize ou dix-sept femmes, en est-il plus de douzesérieusement mariées ; et, sur ces douze, en est-il plus desix irréprochables ? Tant pis pour elles, tant pis poureux ! Ils l’ont voulu !

10 juillet. — Berthe est la reine de Loëche ! Tout le mondeen est fou ; on la fête, on la gâte, on l’adore ! Elleest d’ailleurs superbe de grâce et de distinction. On m’envie.

La princesse de Vanoris m’a demandé :

— Ah ! çà, marquis, où donc avez-vous trouvé cetrésor-là ?

J’avais envie de répondre :

— Premier prix du Conservatoire, classe de comédie, engagée àl’Odéon, libre à partir du 5 août 1880 !

Quelle tête elle aurait fait, miséricorde !

20 juillet. — Berthe est vraiment surprenante. Pas une faute detact, pas une faute de goût ; une merveille !

10 août. — Paris. Fini. J’ai le cœur gros. La veille du départ,je crus que tout le monde allait pleurer.

On résolut d’aller voir lever le soleil sur le Torrenthorn, puisde redescendre pour l’heure de notre départ.

On se mit en route vers minuit, sur des mulets. Des guidesportaient des falots : et la longue caravane se déroulait dans leschemins tournants de la forêt de pins. Puis on traversa lespâturages où des troupeaux de vaches errent en liberté. Puis onatteignit la région des pierres, où l’herbe elle-mêmedisparaît.

Parfois, dans l’ombre, on distinguait, soit à droite, soit àgauche, une masse blanche, un amoncellement de neige dans un troude la montagne.

Le froid devenait mordant, piquait les yeux et la peau. Le ventdesséchant des sommets soufflait, brûlant les gorges, apportant leshaleines gelées de cent lieues de pics de glace.

Quand on parvint au faite, il faisait nuit encore. On déballatoutes les provisions pour boire le champagne au soleil levant.

Le ciel pâlissait sur nos têtes. Nous apercevions déjà ungouffre à nos pieds ; puis, à quelques centaines de mètres, unautre sommet.

L’horizon entier semblait livide, sans qu’on distinguât rienencore au loin.

Bientôt on découvrit, à gauche, une cime énorme, la Jungfrau,puis une autre, puis une autre. Elles apparaissaient peu à peucomme si elles se fussent levées dans le jour naissant. Et nousdemeurions stupéfaits de nous trouver ainsi au milieu de cescolosses, dans ce pays désolé de la neige éternelle. Soudain, enface, se déroula la chaîne démesurée du Piémont. D’autres cimesapparurent au nord. C’était bien l’immense pays des grands montsaux fronts glacés, depuis le Rhindenhorn, lourd comme son nom,jusqu’au fantôme à peine visible du patriarche des Alpes, le montBlanc.

Les uns étaient fiers et droits, d’autres accroupis, d’autresdifformes, mais tous pareillement blancs, comme si quelque Dieuavait jeté sur la terre bossue une nappe immaculée.

Les uns semblaient si près qu’on aurait pu sauter dessus ;les autres étaient si loin qu’on les distinguait à peine.

Le ciel devint rouge ; et tous rougirent. Les nuagessemblaient saigner sur eux. C’était superbe, presque effrayant.

Mais bientôt la nue enflammée pâlit, et toute l’armée des cimesinsensiblement devint rose, d’un rose doux et tendre comme desrobes de jeune fille.

Et le soleil parut au-dessus de la nappe des neiges. Alors, toutà coup, le peuple entier des glaciers fut blanc, d’un blancluisant, comme si l’horizon eût été plein d’une foule de dômesd’argent.

Les femmes, extasiées, regardaient cela.

Elles tressaillirent, un bouchon de champagne venait desauter ; et le prince de Vanoris, présentant un verre àBerthe, s’écria :

— Je bois à la marquise de Roseveyre !

Tous crièrent : « Je bois à la marquise de Roseveyre !»

Elle monta debout sur sa mule et répondit :

— Je bois à tous mes amis !

Trois heures plus tard, nous prenions le train pour Genève, dansla vallée du Rhône.

À peine fûmes-nous seuls que Berthe, si heureuse et si gaie toutà l’heure, se mit à sangloter, la figure dans ses mains.

Je m’élançai à ses genoux :

— Qu’as-tu ? qu’as-tu ? dis-moi, qu’as-tu ?

Elle balbutia à travers ses larmes :

— C’est… c’est… c’est donc fini d’être une honnêtefemme !

Certes, je fus à ce moment sur le point de faire une bêtise, unegrande bêtise !… Je ne la fis pas.

Je quittai Berthe en rentrant à Paris. J’aurais peut-être ététrop faible, plus tard.

(Le journal du marquis de Roseveyre n’offre aucun intérêtpendant les deux années qui suivirent. Nous retrouvons à la date du20 juillet 1883 les lignes suivantes.)

20 juillet 1883. — Florence. Triste souvenir tantôt. Je mepromenais aux Cassines quand une femme fit arrêter sa voiture etm’appela. C’était la princesse de Vanoris. Dès qu’elle me vit àportée de voix :

— Oh ! marquis, mon cher marquis, que je suis contente devous rencontrer ! Vite, vite, donnez-moi des nouvelles de lamarquise ; c’est bien la plus charmante femme que j’aie vue entoute ma vie.

Je restai surpris, ne sachant que dire et frappé au cœur d’uncoup violent. Je balbutiai :

— Ne me parlez jamais d’elle, princesse, voici trois ans que jel’ai perdue.

Elle me prit la main.

— Oh ! que je vous plains, mon ami.

Elle me quitta. Je suis rentré triste, mécontent, pensant àBerthe, comme si nous venions de nous séparer.

Le Destin bien souvent se trompe !

Combien de femmes honnêtes étaient nées pour être des filles, etle prouvent.

Pauvre Berthe ! Combien d’autres étaient nées pour être desfemmes honnêtes… Et celle-là… plus que toutes… peut-être… Enfin…n’y pensons plus.

Chapitre 12Un duel

La guerre était finie ; les Allemands occupaient laFrance ; le pays palpitait comme un lutteur vaincu tombé sousle genou du vainqueur.

De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trainssortaient, allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteurles campagnes et les villages. Les premiers voyageurs regardaientpar les portières les plaines ruinées et les hameaux incendiés.Devant les portes des maisons restées debout, des soldatsprussiens, coiffés du casque noir à la pointe de cuivre, fumaientleur pipe, à cheval sur des chaises. D’autres travaillaient oucausaient comme s’ils eussent fait partie des familles. Quand onpassait les villes, on voyait des régiments entiers manœuvrant surles places, et, malgré le bruit des roues, les commandementsrauques arrivaient par instants.

M. Dubuis, qui avait ait partie de la garde nationale de Parispendant toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse safemme et sa fille, envoyées par prudence à l’étranger, avantl’invasion.

La famine et les fatigues n’avaient point diminué son grosventre de marchand riche et pacifique. Il avait subi les événementsterribles avec une résignation désolée et des phrases amères sur lasauvagerie des hommes. Maintenant qu’il gagnait la frontière, laguerre finie, il voyait pour la première fois des Prussiens, bienqu’il eût fait son devoir sur les remparts et monté bien des gardespar les nuits froides.

Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbusinstallés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait àl’âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant en même tempsque ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui nenous a plus quittés.

Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir,regardaient de leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient grosaussi tous deux et causaient en leur langue, parcourant parfoisleur guide, qu’ils lisaient à haute voix en cherchant à bienreconnaître les lieux indiqués.

Tout à coup, le train s’étant arrêté à la gare d’une petiteville, un officier prussien monta avec son grand bruit de sabre surle double marchepied du wagon. Il était grand, serré dans sonuniforme et barbu jusqu’aux yeux. Son poil roux semblait flamber,et ses longues moustaches, plus pâles, s’élançaient des deux côtésdu visage qu’elles coupaient en travers.

Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des souriresde curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant delire un journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleuren face d’un gendarme.

Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer,à chercher les lieux précis des batailles ; et soudain, commel’un d’eux tendait le bras vers l’horizon en indiquant un village,l’officier prussien prononça en français, en étendant ses longuesjambes et se renversant sur le dos :

« Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te centbrisonniers. »

Les Anglais, tout à ait intéressés, demandèrent aussitôt :

« Aoh ! comment s’appelé, cette village ? »

Le Prussien répondit : « Pharsbourg ».

Il reprit :

« Ché bris ces bolissons de Français bar les oreilles. »

Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans sonpoil.

Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. Onvoyait les soldats allemands le long des routes, au bord deschamps, debout au coin des barrières, ou causant devant les cafés.Ils couvraient la terre comme les sauterelles d’Afrique.

L’officier tendit la main :

« Si chafrais le gommandement ch’aurais bris Paris, et brûlétout, et tué tout le monde. Blus de France ! »

Les Anglais par politesse répondirent simplement :

« Aoh yes. »

Il continua :

« Tans vingt ans, toute l’Europe, toute, abartiendra à nous. LaBrusse blus forte que tous. »

Les Anglais inquiets ne répondaient plus. Leurs faces, devenuesimpassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alorsl’officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur ledos, il blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait lesennemis à terre ; il blaguait l’Autriche vaincuenaguère ; il blaguait la défense acharnée et impuissante desdépartements ; il blaguait les mobiles, l’artillerie inutile.Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec lescanons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse deM. Dubuis, qui détournait les yeux, rouge jusqu’aux oreilles.

Les Anglais semblaient devenus indifférents à tout, comme s’ilss’étaient trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin desbruits du monde.

L’officier tira sa pipe et regardant fixement le Français :

« Vous n’auriez bas de tabac ? »

M. Dubuis répondit :

« Non, monsieur. »

L’Allemand reprit :

« Je fous brie t’aller en acheter gand le gonvoi s’arrêtera.»

Et il se mit à rire de nouveau :

« Je vous tonnerai un bourboire. »

Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant lesbâtiments incendiés d’une gare ; puis on s’arrêta tout àfait.

L’Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis:

« Allez faire ma gommission, fite, fite ! »

Un détachement prussien occupait la station. D’autres soldatsregardaient, debout le long des grilles de bois. La machine déjàsifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s’élança surle quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dansle compartiment voisin.

Il était seul ! Il ouvrit son gilet, tant son cœur battait,et il s’essuya le front, haletant.

Le train s’arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coupl’officier parut à la portière et monta, suivi bientôt des deuxAnglais que la curiosité poussait.

L’Allemand s’assit en face du Français et, riant toujours :

« Fous n’afez pas foulu faire ma gommission. »

M. Dubuis répondit :

« Non, monsieur. »

Le train venait de repartir.

L’officier dit :

« Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe. »

Et il avança la main vers la figure de son voisin.

Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeuxfixes.

Déjà, l’Allemand avait pris une pincée de poils et tiraitdessus, quand M. Dubuis d’un revers de main, lui releva le bras et,le saisissant au collet, le rejeta sur la banquette. Puis fou decolère, les tempes gonflées, les yeux pleins de sang, l’étranglanttoujours d’une main, il se mit avec l’autre, fermée, à lui taperfurieusement des coups de poing par la figure. Le Prussien sedébattait, tâchait de tirer son sabre, d’étreindre son adversairecouché sur lui. Mais M. Dubuis l’écrasait du poids énorme de sonventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre haleine, sanssavoir où tombaient ses coups. Le sang coulait ; l’Allemand,étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en vain, derejeter ce gros homme exaspéré, qui l’assommait.

Les Anglais s’étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ilsse tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parierpour ou contre chacun des combattants.

Et soudain M. Dubuis épuisé par un pareil effort, se releva etse rassit sans dire un mot.

Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré,stupide d’étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, ilprononça :

« Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, chevous tuerai. »

M. Dubuis répondit :

« Quand vous voudrez. Je veux bien. »

L’Allemand reprit :

« Foici la fille de Strasbourg, che brendrai deux officiers bourtémoins, ché le temps avant que le train rebarte. »

M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais:

« Voulez-vous être mes témoins ? »

Tous deux répondirent ensemble :

« Aoh yes ! »

Et le train s’arrêta.

En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades quiapportèrent des pistolets, et on gagna les remparts.

Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas,hâtant les préparatifs, inquiets de l’heure pour ne point manquerle départ.

M. Dubuis n’avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingtpas de son ennemi. On lui demanda : « Êtes-vous prêt ? »

En répondant « oui, monsieur », il s’aperçut qu’un des Anglaisavait ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.

Une voix commanda : « Feu ! »

M. Dubuis tira au hasard, sans attendre, et il aperçut avecstupeur le Prussien debout en face de lui qui chancelait, levaitles bras, et tombait raide sur le nez. Il l’avait tué.

Un Anglais cria un « Aoh » vibrant de joie, de curiositésatisfaite et d’impatience heureuse. L’autre, qui tenait toujourssa montre à la main, saisit M. Dubuis par le bras, et l’entraîna,au pas gymnastique, vers la gare.

Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poingsfermés, les coudes au corps.

« Une, deux ! une, deux ! »

Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, commetrois grotesques d’un journal pour rire.

Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture.

Alors, les Anglais, ôtant leurs toques de voyage, les levèrenten les agitant, puis, trois fois de suite, ils crièrent : « Hip,hip, hip, hurrah ! »

Puis, ils tendirent gravement, l’un après l’autre, la maindroite à M. Dubuis, et ils retournèrent s’asseoir côte à côte dansleur coin.

Chapitre 13Les caresses

Non, mon ami, n’y songez plus. Ce que vous me demandez merévolte et me dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu,moi, a voulu jadis tout ce qu’il a fait de bon en y joignantquelque chose d’horrible. Il nous avait donné l’amour, la plusdouce chose qui soit au monde, mais trouvant cela trop beau et troppur pour nous, il a imaginé les sens, les sens ignobles, sales,révoltants, brutaux, les sens qu’il a façonnés comme par dérisionet qu’il a mêlés aux ordures du corps, qu’il a conçus de tellesorte que nous n’y pouvons songer sans rougir, que nous n’enpouvons parler qu’à voix basse. Leur acte affreux est enveloppé dehonte. Il se cache, révolte l’âme, blesse les yeux, et honni par lamorale, poursuivi par la loi, il se commet dans l’ombre, comme s’ilétait criminel.

Ne me parlez jamais de cela, jamais !

Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plaisprès de vous, que votre regard m’est doux et que votre voix mecaresse le cœur. Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ceque vous désirez, vous me deviendrez odieux. Le lien délicat quinous attache l’un à l’autre serait brisé. Il y aurait entre nous unabîme d’infamies.

Restons ce que nous sommes. Et… aimez-moi si vous voulez, Je lepermets.

Votre amie,

GENEVIÈVE.

Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parlerbrutalement, sans ménagements galants, comme je parlerais à un amiqui voudrait prononcer des vœux éternels ?

Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le sauraisvraiment qu’après cette chose qui vous révolte tant.

Avez-vous oublié les vers de Musset :

Je me souviens encore de ces spasmes terribles,

De ces baisers muets, de ces muscles ardents,

De cet être absorbé, blême et serrant les dents.

S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.

Cette sensation d’horreur et d’insurmontable dégoût, nousl’éprouvons aussi quand, emportés par l’impétuosité du sang, nousnous laissons aller aux accouplements d’aventure. Mais quand unefemme est pour nous l’être d’élection, de charme constant, deséduction infinie que vous êtes pour moi, la caresse devient leplus ardent, le plus complet et le plus infini des bonheurs.

La caresse, Madame, c’est l’épreuve de l’amour. Quand notreardeur s’éteint après l’étreinte, nous nous étions trompés. Quandelle grandit, nous nous aimions.

Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a misen garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres,dit-il, et pour nous contraindre à les créer, il a mis le doubleappât de l’amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute :Dès que nous nous sommes laissé prendre, dès que l’affolement d’uninstant a passé, une tristesse immense nous saisit, car nouscomprenons la ruse qui nous a trompés, nous voyons, nous sentons,nous touchons la raison secrète et voilée qui nous a poussés malgrénous.

Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevonsécœurés. La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré dans desbras qui s’ouvraient, parce qu’elle veut que des brass’ouvrent.

Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvresinconnues, les regards fixes et ardents en des yeux qu’on n’ajamais vus et qu’on ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peuxpas dire, tout ce qui nous laisse à l’âme une amère mélancolie.

Mais, quand cette sorte de nuage d’affection, qu’on appellel’amour, a enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l’un àl’autre, longtemps, toujours, quand le souvenir pendantl’éloignement veille sans cesse, le jour, la nuit, apportant àl’âme les traits du visage, et le sourire, et le son de lavoix ; quand on a été obsédé, possédé par la forme absente ettoujours visible, n’est-il pas naturel que les bras s’ouvrentenfin, que les lèvres s’unissent et que les corps semêlent ?

N’avez-vous jamais eu le désir du baiser ? Dites-moi si leslèvres n’appellent pas les lèvres, et si le regard clair, quisemble couler dans les veines, ne soulève pas des ardeursfurieuses, irrésistibles ?

Certes, c’est là le piège, le piège immonde, dites-vous ?Qu’importe, je le sais, j’y tombe, et je l’aime. La Nature nousdonne la caresse pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgrénous à éterniser les générations. Eh bien ! volons-lui lacaresse, faisons-la nôtre, raffinons-la, changeons-la,idéalisons-la, si vous voulez. Trompons, à notre tour, la Nature,cette trompeuse. Faisons plus qu’elle n’a voulu, plus qu’elle n’apu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit comme une matièreprécieuse sortie brute de la terre, prenons-la et travaillons-la etperfectionnons-la, sans souci des desseins premiers, de la volontédissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c’est la penséequi poétise tout, poétisons-la, Madame, jusque dans ses brutalitésterribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans ses plusmonstrueuses inventions.

Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme lefruit mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notrecorps de bonheur. Aimons la chair parce qu’elle est belle, parcequ’elle est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sousla lèvre et sous les mains.

Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la pluspure pour les coupes où l’art devait boire l’ivresse, ils ontchoisi la courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle desroses.

Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le Dictionnairedes Sciences médicales, cette définition de la gorge des femmes,qu’on dirait imaginée par M. Joseph Prud’homme, devenu docteur enmédecine :

« Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet enmême temps d’utilité et d’agrément. »

Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons quel’agrément. Aurait-il cette forme adorable qui appelleirrésistiblement la caresse s’il n’était destiné qu’à nourrir lesenfants ?

Oui, Madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, etles médecins la prudence ; laissons les poètes, ces trompeurstoujours trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et lebonheur immatériel ; laissons les femmes laides à leursdevoirs et les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles ;laissons les doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurscommandements, et nous, aimons avant tout la caresse qui grise,affole, énerve, épuise, ranime, est plus douce que les parfums,plus légère que la brise, plus aiguë que les blessures, rapide etdévorante, qui fait prier, qui fait commettre tous les crimes ettous les actes de courage ! Aimons-la, non pas tranquille,normale, légale ; mais violente, furieuse, immodérée !Recherchons-la comme on recherche l’or et le diamant, car elle vautplus, étant inestimable et passagère ! Poursuivons-la sanscesse, mourons pour elle et par elle.

Et si vous voulez, Madame, que je vous dise une vérité que vousne trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureusessur cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Ellesvivent, celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autredésir que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisantcomme le dernier baiser.

Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ouincomplètes, ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudesmisérables, par des désirs d’argent ou de vanité, par tous lesévénements qui deviennent des chagrins.

Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, nedésirent rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles etmourantes, effleurées à peine par ce qui serait pour les autresd’irréparables catastrophes, car la caresse remplace tout, guéritde tout, console de tout !

Et J’aurais encore tant de choses à dire !…

HENRI.

Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille deriz, ont été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie,sous un prie-dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messed’une heure.

Chapitre 14L’orient

Voici l’automne ! Je ne puis sentir ce premier frissond’hiver sans songer à l’ami qui vit là-bas sur la frontière del’Asie.

La dernière fois que j’entrai chez lui, je compris que je ne lereverrais plus. C’était vers la fin de septembre, voici trois ans.Je le trouvai tantôt couché sur un divan, en plein rêve d’opium. Ilme tendit la main sans remuer le corps, et me dit :

— Reste là, parle, je te répondrai de temps en temps, mais je nebougerai point, car tu sais qu’une fois la drogue avalée il fautdemeurer sur le dos.

Je m’assis et je lui racontai mille choses, des choses de Pariset du boulevard.

Il me dit :

— Tu ne m’intéresses pas ; je ne songe plus qu’aux paysclairs. Oh ! comme ce pauvre Gautier devait souffrir, toujourshabité par le désir de l’Orient. Tu ne sais pas ce que c’est, commeil vous prend, ce pays, vous captive, vous pénètre jusqu’au cœur,et ne vous lâche plus. Il entre en vous par l’œil, par la peau, partoutes ses séductions invincibles, et il vous tient par uninvisible fil qui vous tire sans cesse, en quelque lieu du mondeque le hasard vous ait jeté. Je prends la drogue pour y penser dansla délicieuse torpeur de l’opium.

Il se tut et ferma les yeux. Je demandai :

— Qu’éprouves-tu de si agréable à prendre ce poison ? Quelbonheur physique donne-t-il donc, qu’on en absorbe jusqu’à lamort ?

Il répondit :

— Ce n’est point un bonheur physique ; c’est mieux, c’estplus. Je suis souvent triste ; je déteste la vie, qui meblesse chaque jour par tous ses angles, par toutes ses duretés.L’opium console de tout, fait prendre son parti de tout. Connais-tucet état de l’âme que je pourrais appeler l’irritationharcelante ? Je vis ordinairement dans cet état. Deux chosesm’en peuvent guérir : l’opium, ou l’Orient. À peine ai-je prisl’opium que je me couche, et j’attends. J’attends une heure, deuxheures parfois. Puis, je sens d’abord de légers frémissements dansles mains et dans les pieds, non pas une crampe, mais unengourdissement vibrant. Puis peu à peu j’ai l’étrange etdélicieuse sensation de la disparition de mes membres. Il me semblequ’on me les ôte. Cela gagne, monte, m’envahit entièrement. Je n’aiplus de corps. Je n’en garde plus qu’une sorte de souveniragréable. Ma tête seule est là, et travaille. Je pense. Je penseavec une joie matérielle infinie, avec une lucidité sans égale,avec une pénétration surprenante. Je raisonne, je déduis, jecomprends tout, je découvre des idées qui ne m’avaient jamaiseffleuré ; je descends en des profondeurs nouvelles, je monteà des hauteurs merveilleuses ; je flotte dans un océan depensées, et je savoure l’incomparable bonheur, l’idéale jouissancede cette pure et sereine ivresse de la seule intelligence.

Il se tut encore et ferma de nouveau les yeux. Je repris :

— Ton désir de l’Orient ne vient que de cette constante ivresse.Tu vis dans une hallucination. Comment désirer ce pays barbare oùl’Esprit est mort, où la Pensée stérile ne sort point des étroiteslimites de la vie, ne fait aucun effort pour s’élancer, grandir etconquérir ?

Il répondit :

— Qu’importe la pensée pratique ! Je n’aime que le rêve.Lui seul est bon, lui seul est doux. La réalité implacable meconduirait au suicide si le rêve ne me permettait d’attendre.

« Mais tu as dit que l’Orient était la terre des barbares ;tais-toi, malheureux, c’est la terre des sages, la terre chaude oùon laisse couler la vie, où on arrondit les angles.

« Nous sommes les barbares, nous autres gens de l’Occident quinous disons civilisés ; nous sommes d’odieux barbares quivivons durement, comme des brutes.

« Regarde nos villes de pierres, nos meubles de bois anguleux etdurs. Nous montons en haletant des escaliers étroits et rapidespour entrer en des appartements étranglés, où le vent glacé pénètreen sifflant pour s’enfuir aussitôt par un tuyau de cheminée enforme de pompe, qui établit des courants d’air mortels, forts àfaire tourner des moulins. Nos chaises sont dures, nos murs froids,couverts d’un odieux papier ; partout des angles nousblessent. Angles des tables, des cheminées, des portes, des lits.Nous vivons debout ou assis, jamais couchés, sauf pour dormir, cequi est absurde, car on ne perçoit plus dans le sommeil le bonheurd’être étendu.

« Mais songe aussi à notre vie intellectuelle. C’est la lutte,la bataille incessante. Le souci plane sur nous, les préoccupationsnous harcèlent ; nous n’avons plus le temps de chercher et depoursuivre les deux ou trois bonnes choses à portée de nosmains.

« C’est le combat à outrance. Plus que nos meubles encore, notrecaractère a des angles, toujours des angles !

« À peine levés, nous courons au travail par la pluie ou lagelée. Nous luttons contre les rivalités, les compétitions, leshostilités. Chaque homme est un ennemi qu’il faut craindre etterrasser, avec qui il faut ruser. L’amour même a, chez nous, desaspects de victoire et de défaite : c’est encore une lutte. »

Il songea quelques secondes et reprit :

— La maison que je vais acheter, je la connais. Elle est carrée,avec un toit plat et des découpures de bois à la mode orientale. Dela terrasse, on voit la mer, où passent ces voiles blanches, enforme d’ailes pointues, des bateaux grecs ou musulmans. Les murs dudehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l’air estlourd sous le parasol des palmiers, forme le milieu de cettedemeure, Un jet d’eau monte sous les arbres et s’émiette enretombant dans un large bassin de marbre dont le fond est sablé depoudre d’or. Je m’y baignerai à tout moment, entre deux pipes, deuxrêves ou deux baisers.

« Je n’aurai point la servante, la hideuse bonne au tabliergras, et qui relève en s’en allant, d’un coup de sa savate usée, lebas fangeux de sa jupe. Oh ! ce coup de talon qui montre lacheville jaune, il me remue le cœur de dégoût, et je ne le puiséviter. Elles l’ont toutes, les misérables !

« Je n’entendrai plus le claquement de la semelle sur leparquet, le battement des portes lancées à toute volée, le fracasde la vaisselle qui tombe.

« J’aurai des esclaves noirs et beaux, drapés dans un voileblanc et qui courent, nu-pieds, sur les tapis sourds.

« Mes murs seront moelleux et rebondissants comme des poitrinesde femmes, et, sur mes divans en cercle autour de chaqueappartement, toutes les formes de coussins me permettront de mecoucher dans toutes les postures qu’on peut prendre.

« Puis, quand je serai las du repos délicieux, las de jouir del’immobilité de mon rêve éternel, las du calme plaisir d’être bien,je ferai amener devant ma porte un cheval blanc ou noir qui courratrès vite.

« Et je partirai sur son dos, en buvant l’air qui fouette etgrise, l’air sifflant des galops furieux.

« Et j’irai comme une flèche sur cette terre colorée qui enivrele regard, dont la vue est savoureuse comme un vin.

« À l’heure calme du soir, j’irai, d’une course affolée, vers lelarge horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devientrose, là-bas, au crépuscule : les montagnes brûlées, le sable, lesvêtements des Arabes, la robe blanche des chevaux.

« Les flamants roses s’envoleront des marais sur le cielrose ; et je pousserai des cris de délire, noyé dans la roseurillimitée du monde.

« Je ne verrai plus, le long des trottoirs, assourdis par lebruit dur des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir,assis sur des chaises incommodes, boire l’absinthe en parlantd’affaires.

« J’ignorerai le cours de la Bourse, les fluctuations desvaleurs, toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons notrecourte, misérable et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, cessouffrances, ces luttes ? Je me reposerai à l’abri du ventdans ma somptueuse et claire demeure.

« Et j’aurai quatre ou cinq épouses en des appartementsmoelleux, cinq épouses venues des cinq parties du monde, et quim’apporteront la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutesles races. »

Il se tut encore, puis prononça doucement :

— Laisse-moi.

Je m’en allai. Je ne le revis plus.

Deux mois plus tard, il m’écrivit ces trois mots seuls : « Jesuis heureux. » Sa lettre sentait l’encens et d’autres parfums trèsdoux.

Chapitre 15L’enfant

On parlait, après le dîner, d’un avortement qui venait d’avoirlieu dans la commune. La baronne s’indignait : « Était-ce possibleune chose pareille ! La fille, séduite par un garçon boucher,avait jeté son enfant dans une marnière ! Quellehorreur ! On avait même prouvé que le pauvre petit êtren’était pas mort sur le coup. »

Le médecin, qui dînait au château ce soir-là, donnait desdétails horribles d’un air tranquille, et il paraissait émerveillédu courage de la misérable mère, qui avait fait deux kilomètres àpied, ayant accouché toute seule, pour assassiner son enfant. Ilrépétait : « Elle est en fer, cette femme ! Et quelle énergiesauvage il lui a fallu pour traverser le bois, la nuit, avec sonpetit qui gémissait dans ses bras ! Je demeure éperdu devantde pareilles souffrances morales. Songez donc à l’épouvante decette âme, au déchirement de ce cœur ! Comme la vie estodieuse et misérable ! D’infâmes préjugés, oui, madame,d’infâmes préjugés, un faux honneur, plus abominable que le crime,toute une accumulation de sentiments factices, d’honorabilitéodieuse, de révoltante honnêteté poussent à l’assassinat, àl’infanticide de pauvres filles qui ont obéi sans résistance à laloi impérieuse de la vie. Quelle honte pour l’humanité d’avoirétabli une pareille morale et fait un crime de l’embrassement librede deux êtres ! »

La baronne était devenue pâle d’indignation.

Elle répliqua : « Alors, docteur, vous mettez le vice au-dessusde la vertu, la prostituée avant l’honnête femme ! Celle quis’abandonne à ses instincts honteux vous paraît l’égale de l’épouseirréprochable qui accomplit son devoir dans l’intégrité de saconscience ! »

Le médecin, un vieux homme qui avait touché à bien des plaies,se leva, et, d’une voix forte : « Vous parlez, madame, de chosesque vous ignorez, n’ayant point connu les invincibles passions.Laissez-moi vous dire une aventure récente dont je fus témoin.

« Oh ! madame, soyez toujours indulgente, et bonne, etmiséricordieuse ; vous ne savez pas ! Malheur à ceux àqui la perfide nature a donné des sens inapaisables ! Les genscalmes, nés sans instincts violents, vivent honnêtes, parnécessité. Le devoir est facile à ceux que ne torturent jamais lesdésirs enragés. Je vois des petites bourgeoises au sang froid, auxmœurs rigides, d’un esprit moyen et d’un cœur modéré, pousser descris d’indignation quand elles apprennent les fautes des femmestombées.

« Ah ! vous dormez tranquille dans un lit pacifique que nehantent point les rêves éperdus. Ceux qui vous entourent sont commevous, préservés par la sagesse instinctive de leurs sens. Vousluttez à peine contre des apparences d’entraînement. Seul, votreesprit suit parfois des pensées malsaines, sans que tout votrecorps se soulève rien qu’à l’effleurement de l’idée tentatrice.

« Mais chez ceux-là que le hasard a faits passionnés, madame,les sens sont invincibles. Pouvez-vous arrêter le vent, pouvez-vousarrêter la mer démontée ? Pouvez-vous entraver les forces dela nature ? Non. Les sens aussi sont des forces de la nature,invincibles comme la mer et le vent. Ils soulèvent et entraînentl’homme et le jettent à la volupté sans qu’il puisse résister à lavéhémence de son désir. Les femmes irréprochables sont les femmessans tempérament. Elles sont nombreuses. Je ne leur sais pas gré deleur vertu, car elles n’ont pas à lutter. Mais Jamais,entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera sage.Elle ne le peut pas. Elle est créée pour la caresse furieuse !Ses organes ne ressemblent point aux vôtres, sa chair estdifférente, plus vibrante, plus affolée au moindre contact d’uneautre chair ; et ses nerfs travaillent, la bouleversent et ladomptent alors que les vôtres n’ont rien ressenti. Essayez donc denourrir un épervier avec les petits grains ronds que vous donnez auperroquet ! Ce sont deux oiseaux pourtant qui ont un gros beccrochu. Mais leurs instincts sont différents.

« Oh ! les sens ! Si vous saviez quelle puissance ilsont. Les sens qui nous tiennent haletants pendant des nuitsentières, la peau chaude, le cœur précipité, l’esprit harcelé devisions affolantes ! Voyez-vous, madame, les gens à principessont tout simplement des gens froids, désespérément jaloux desautres, sans le savoir.

« Écoutez-moi :

« Celle que j’appellerai Mme Hélène avait des sens. Elle lesavait eus dès sa petite enfance. Chez elle Ils s’étaient éveillésalors que la parole commence. Vous me direz que c’était une malade.Pourquoi ? N’êtes-vous pas plutôt des affaiblis ? On meconsulta lorsqu’elle avait douze ans. Je constatai qu’elle étaitfemme déjà et harcelée sans repos par des désirs d’amour. Rien qu’àla voir on le sentait. Elle avait des lèvres grasses, retournées,ouvertes comme des fleurs, un cou fort, une peau chaude, un nezlarge, un peu ouvert et palpitant, de grands yeux clairs dont leregard allumait les hommes.

« Qui donc aurait pu calmer le sang de cette bête ardente ?Elle passait des nuits à pleurer sans cause. Elle souffrait àmourir de rester sans mâle.

« À quinze ans, enfin, on la maria. Deux ans plus tard, son marimourait poitrinaire. Elle l’avait épuisé. Un autre en dix-huit moiseut le même sort. Le troisième résista trois ans, puis la quitta.Il était temps.

« Demeurée seule, elle voulut rester sage. Elle avait tous vospréjugés. Un jour enfin elle m’appela, ayant des crises nerveusesqui l’inquiétaient. Je reconnus immédiatement qu’elle allait mourirde son veuvage. Je le lui dis. C’était une honnête femme,madame ; malgré les tortures qu’elle endurait, elle ne voulutpas suivre mon conseil de prendre un amant.

« Dans le pays on la disait folle. Elle sortait la nuit etfaisait des courses désordonnées pour affaiblir son corps révolté.Puis elle tombait en des syncopes que suivaient des spasmeseffrayants.

« Elle vivait seule en son château proche du château de sa mèreet de ceux de ses parents. Je l’allais voir de temps en temps nesachant que faire contre cette volonté acharnée de la nature oucontre sa volonté à elle.

« Or, un soir, vers huit heures, elle entra chez moi comme jefinissais de dîner. À peine fûmes-nous seuls, elle me dit :

« — Je suis perdue. Je suis enceinte !

« Je fis un soubresaut sur ma chaise.

« — Vous dites ?

« — Je suis enceinte.

« — Vous ?

« — Oui, moi.

« Et brusquement, d’une voix saccadée, en me regardant bien enface :

« — Enceinte de mon jardinier, docteur. J’ai eu un commencementd’évanouissement en me promenant dans le parc. L’homme, m’ayant vuetomber, est accouru et m’a prise en ses bras pour m’emporter.Qu’ai-je fait ? Je ne sais plus ! L’ai-je étreint,embrassé ? Peut-être. Vous connaissez ma misère et ma honte.Enfin il m’a possédée. Je suis coupable, car je me suis encoredonnée le lendemain de la même façon et d’autres fois encore.C’était fini. Je ne savais plus résister !…

« Elle eut dans la gorge un sanglot, puis reprit d’une voixfière :

« — Je le payais, je préférais cela à l’amant que vous meconseilliez de prendre. Il m’a rendue grosse. Oh ! Je meconfesse à vous sans réserve et sans hésitations. J’ai essayé de mefaire avorter. J’ai pris des bains brûlants, j’ai monté des chevauxdifficiles, j’ai fait du trapèze, j’ai bu des drogues, del’absinthe, du safran, d’autres encore. Mais je n’ai point réussi.Vous connaissez mon père, mes frères ? Je suis perdue. Ma sœurest mariée à un honnête homme. Ma honte rejaillira sur eux. Etsongez à tous nos amis, à tous nos voisins, à notre nom…, à mamère…

« Elle se mit à sangloter. Je lui pris les mains et jel’interrogeai. Puis je lui donnai le conseil de faire un longvoyage et d’aller accoucher au loin.

« Elle répondait : “Oui… oui… oui… c’est cela…”, sans avoirl’air d’écouter.

« Puis elle partit.

« J’allai la voir plusieurs fois. Elle devenait folle. L’idée decet enfant grandissant dans son ventre, de cette honte vivante luiétait entrée dans l’âme comme une flèche aiguë. Elle y pensait sansrepos, n’osait plus sortir le jour, ni voir personne, de peur qu’onne découvrît son abominable secret. Chaque soir elle se dévêtaitdevant son armoire à glace et regardait son flanc déformé ;puis elle se jetait par terre, une serviette dans la bouche pourétouffer ses cris. Vingt fois par nuit elle se relevait, allumaitsa bougie et retournait devant le large miroir qui lui renvoyaitl’image bosselée de son corps nu. Alors, éperdue, elle se frappaitle ventre à coups de poing pour le tuer, cet être qui la perdait.C’était entre eux une lutte terrible. Mais il ne mourait pas ;et sans cesse, il s’agitait comme s’il se fût défendu. Elle seroulait sur le parquet pour l’écraser contre terre ; elleessaya de dormir avec un poids sur le corps pour l’étouffer. Ellele haïssait comme on hait l’ennemi acharné qui menace votrevie.

« Après ces luttes inutiles, ces impuissants efforts pour sedébarrasser de lui, elle se sauvait par les champs, courantéperdument, folle de malheur et d’épouvante.

« On la ramassa un matin, les pieds dans un ruisseau, les yeuxégarés ; on crut qu’elle avait un accès de délire, mais on nes’aperçut de rien.

« Une idée fixe la tenait. Ôter de son corps cet enfantmaudit.

« Or sa mère, un soir, lui dit en riant : “Comme tu engraisses,Hélène ; si tu étais mariée, je te croirais enceinte.”

« Elle dut recevoir un coup mortel de ces paroles. Elle partitpresque aussitôt et rentra chez elle.

« Que fit-elle ? Sans doute encore elle regarda longtempsson ventre enflé ; sans doute, elle le frappa, le meurtrit, leheurta aux angles des meubles comme elle faisait chaque soir. Puiselle descendit, nu-pieds, à la cuisine, ouvrit l’armoire et prit legrand couteau qui sert à couper les viandes. Elle remonta, allumaquatre bougies et s’assit, sur une chaise d’osier tressé, devant saglace.

« Alors, exaspérée de haine contre cet embryon inconnu etredoutable, le voulant arracher et tuer enfin, le voulant tenir enses mains, étrangler et jeter au loin, elle pressa la place oùremuait cette larve et d’un seul coup de la lame aiguë elle sefendit le ventre.

« Oh ! elle opéra, certes, très vite et très bien, car ellele saisit, cet ennemi qu’elle n’avait pu encore atteindre. Elle leprit par une jambe, l’arracha d’elle et le voulut lancer dans lacendre du foyer. Mais il tenait par des liens qu’elle n’avait putrancher, et, avant qu’elle eût compris peut-être ce qui luirestait à faire pour se séparer de lui, elle tomba inanimée surl’enfant noyé dans un flot de sang. Fut-elle bien coupable,madame ? »

Le médecin se tut et attendit. La baronne ne répondit pas.

Chapitre 16Une soirée

Maître Saval, notaire à Vernon, aimait passionnément la musique.Jeune encore, chauve déjà, rasé toujours avec soin, un peu gros,comme il sied, portant un pince-nez d’or au lieu des antiqueslunettes, actif, galant et joyeux, il passait dans Vernon pour unartiste. Il touchait du piano et jouait du violon, donnait dessoirées musicales où l’on interprétait les opéras nouveaux.

Il avait même ce qu’on appelle un filet de voix, rien qu’unfilet, un tout petit filet ; mais il le conduisait avec tantde goût que les « Bravo ! Exquis ! Surprenant !Adorable ! » jaillissaient de toutes les bouches, dès qu’ilavait murmuré la dernière note.

Il était abonné chez un éditeur de musique de Paris, qui luiadressait les nouveautés, et il envoyait de temps en temps à lahaute société de la ville des petits billets ainsi tournés :

« Vous êtes prié d’assister lundi soir chez maître Saval,notaire, à la première audition, à Vernon, du Saïs. »

Quelques officiers, doués de jolies voix, faisaient les chœurs.Deux ou trois dames du cru chantaient aussi. Le notaire remplissaitle rôle de chef d’orchestre avec tant de sûreté, que le chef demusique du 190e de ligne avait dit de lui, un jour au café del’Europe :

« Oh ! maître Saval, c’est un maître. Il est bienmalheureux qu’il n’ait pas embrassé la carrière des arts. » Quandon citait son nom dans un salon, il se trouvait toujours quelqu’unpour déclarer :

« Ce n’est pas un amateur c’est un artiste, un véritableartiste. » Et deux ou trois personnes répétaient, avec uneconviction profonde :

« Oh ! oui, un véritable artiste » ; en appuyantbeaucoup sur « Véritable ».

Chaque fois qu’une œuvre nouvelle était interprétée sur unegrande scène de Paris, maître Saval faisait le voyage.

Or, l’an dernier il voulut, selon sa coutume, aller entendreHenri VIII. Il prit donc l’express qui arrive à Paris à quatreheures et trente minutes, étant résolu à repartir par le train deminuit trente-cinq, pour ne point coucher à l’hôtel. Il avaitendossé chez lui la tenue de soirée, habit noir et cravate blanche,qu’il dissimulait sous son pardessus au col relevé.

Dès qu’il eut mis le pied rue d’Amsterdam, il se sentit toutjoyeux. Il se disait :

« Décidément l’air de Paris ne ressemble à aucun air. Il a unje-ne-sais-quoi de montant, d’excitant, de grisant, qui vous donneune drôle d’envie de gambader et de faire bien autre chose encore.Dès que je débarque ici, il me semble, tout d’un coup, que je viensde boire une bouteille de champagne. Quelle vie on pourrait menerdans cette ville, au milieu des artistes ! Heureux les élus,les grands hommes qui jouissent de la renommée dans une pareilleville ! Quelle existence est la leur ! » Et il faisaitdes projets ; il aurait voulu connaître quelques-uns de ceshommes célèbres, pour parler d’eux à Vernon et passer de temps entemps une soirée chez eux lorsqu’il venait à Paris.

Mais tout à coup une idée le frappa. Il avait entendu citer depetits cafés du boulevard extérieur où se réunissaient des peintresdéjà connus, des hommes de lettres, même des musiciens, et il semit à monter vers Montmartre d’un pas lent.

Il avait deux heures devant lui. Il voulait voir. Il passadevant les brasseries fréquentées par les derniers bohèmes,regardant les têtes, cherchant à deviner les artistes. Enfin ilentra au Rat-Mort, alléché par le titre.

Cinq ou six femmes accoudées sur les tables de marbre parlaientbas de leurs affaires d’amour, des querelles de Lucie avecHortense, de la gredinerie d’Octave. Elles étaient mûres, tropgrasses ou trop maigres, fatiguées, usées. On les devinait presquechauves ; et elles buvaient des bocks, comme des hommes.

Maître Saval s’assit loin d’elles, et attendit, car l’heure del’absinthe approchait.

Un grand jeune homme vint bientôt se placer près de lui. Lapatronne l’appela « M. Romantin ». Le notaire tressaillit. Est-cece Romantin qui venait d’avoir une première médaille au dernierSalon ?

Le jeune homme, d’un geste, fit venir le garçon :

« Tu vas me donner à dîner tout de suite, et puis tu porteras àmon nouvel atelier 15, boulevard de Clichy, trente bouteilles debière et le jambon que j’ai commandé ce matin. Nous allons pendrela crémaillère. » Maître Saval, aussitôt, se fit servir à dîner.Puis il ôta son pardessus, montrant un habit et sa cravateblanche.

Son voisin ne paraissait point le remarquer. Il avait pris unjournal et lisait. Maître Saval le regardait de côté, brûlant dudésir de lui parler. Deux jeunes hommes entrèrent, vêtus de vestesde velours rouge, et portant des barbes en pointe à la Henri III.Ils s’assirent en face de Romantin.

Le premier dit :

« C’est pour ce soir ? » Romantin lui serra la main :

« Je te crois, mon vieux, et tout le monde y sera. J’ai Bonnat,Guillemet, Gervex, Béraud, Hébert, Duez, Clairin, Jean-PaulLaurens ; ce sera une fête épatante. Et des femmes, tuverras ! Toutes les actrices sans exception, toutes celles quin’ont rien à faire ce soir, bien entendu. » Le patron del’établissement s’était approché.

« Vous la pendez souvent, cette crémaillère ? » Le peintrerépondit :

« Je vous crois, tous les trois mois, à chaque terme. » MaîtreSaval n’y tint plus et d’une voix hésitante :

« Je vous demande pardon de vous déranger monsieur mais j’aientendu prononcer votre nom et je serais fort désireux de savoir sivous êtes bien M. Romantin dont j’ai tant admiré l’œuvre au dernierSalon. » L’artiste répondit :

« Lui-même, en personne, monsieur. » Le notaire alors fit uncompliment bien tourné prouvant qu’il avait des lettres.

Le peintre, séduit, répondit par des politesses. On causa.

Romantin en revint à sa crémaillère, détaillant lesmagnificences de la fête.

Maître Saval l’interrogea sur tous les hommes qu’il allaitrecevoir ajoutant :

« Ce serait pour un étranger une extraordinaire bonne fortuneque de rencontrer d’un seul coup, tant de célébrités réunies chezun artiste de votre valeur. » Romantin, conquis, répondit :

« Si ça peut vous être agréable, venez. » Maître Saval acceptaavec enthousiasme, pensant :

« J’aurai toujours le temps de voir Henri VIII. » Tous deuxavaient achevé leur repas. Le notaire s’acharna à payer les deuxnotes, voulant répondre aux gracieusetés de son voisin. Il payaaussi les consommations des jeunes gens en velours rouge ;puis il sortit avec son peintre.

Ils s’arrêtèrent devant une maison très longue et peu élevée,dont tout le premier étage avait l’air d’une serre interminable.Six ateliers s’alignaient à la file, en façade sur leboulevard.

Romantin entra le premier monta l’escalier ouvrit une porte,alluma une allumette, puis une bougie.

Ils se trouvaient dans une pièce démesurée dont le mobilierconsistait en trois chaises, deux chevalets, et quelques esquissesposées par terre, le long des murs. Maître Saval, stupéfait,restait immobile sur la porte.

Le peintre prononça :

« Voilà, nous avons la place ; mais tout est à faire. »Puis, examinant le haut appartement nu dont le plafond se perdaitdans l’ombre, il déclara :

« On pourrait tirer un grand parti de cet atelier » Il en fit letour en le contemplant avec la plus grande attention, puis reprit:

« J’ai bien une maîtresse qui aurait pu nous aider pour draperdes étoffes, les femmes sont incomparables ; mais je l’aienvoyée à la campagne pour aujourd’hui, afin de m’en débarrasser cesoir. Ce n’est pas qu’elle m’ennuie, mais elle manque par tropd’usage ; cela m’aurait gêné pour mes invités. » Il réfléchitquelques secondes, puis ajouta :

« C’est une bonne fille, mais pas commode. Si elle savait que jereçois du monde, elle m’arracherait les yeux. » Maître Savaln’avait point fait un mouvement ; il ne comprenait pas.

L’artiste s’approcha de lui.

« Puisque je vous ai invité, vous allez m’aider à quelque chose.» Le notaire déclara :

« Usez de moi comme vous voudrez. Je suis à votre disposition. »Romantin ôta sa jaquette.

« Eh bien, citoyen, à l’ouvrage. Nous allons d’abord nettoyer. »Il alla derrière le chevalet qui portait une toile représentant unchat, et prit un balai très usé.

« Tenez, balayez pendant que je vais me préoccuper del’éclairage. » Maître Saval prit le balai, le considéra, et se mità frotter maladroitement le parquet en soulevant un ouragan depoussière.

Romantin, indigné, l’arrêta :

« Vous ne savez donc pas balayer sacrebleu ! Tenez,regardez-moi. ».

Et il commença à rouler devant lui des tas d’ordure grise, commes’il n’eût fait que cela toute sa vie ; puis il rendit lebalai au notaire, qui l’imita.

En cinq minutes, une telle fumée de poussière emplissaitl’atelier que Romantin demanda :

« Où êtes-vous ? Je ne vous vois plus. » Maître Saval, quitoussait, se rapprocha. Le peintre lui dit :

« Comment vous y prendriez-vous pour faire un lustre ? »L’autre, abasourdi, demanda :

« Quel lustre ?

— Mais un lustre pour éclairer un lustre avec des bougies. » Lenotaire ne comprenait point. Il répondit :

« Je ne sais pas. » Le peintre se mit à gambader en jouant descastagnettes avec ses doigts.

« Eh bien ! moi, j’ai trouvé, monseigneur. » Puis il repritavec plus de calme :

« Vous avez bien cinq francs sur vous ? » Maître Savalrépondit :

« Mais oui. » L’artiste reprit :

« Eh bien, vous allez m’acheter pour cinq francs de bougiespendant que je vais aller chez le tonnelier. » Et il poussa dehorsle notaire en habit. Au bout de cinq minutes, ils étaient revenusrapportant, l’un des bougies, l’autre un cercle de futaille. PuisRomantin plongea dans un placard et en tira une vingtaine debouteilles vides, qu’il attacha en couronne autour du cercle. Ildescendit ensuite emprunter une échelle à la concierge, après avoirexpliqué qu’il avait obtenu les faveurs de la vieille femme enfaisant le portrait de son chat exposé sur le chevalet.

Lorsqu’il fut remonté avec un escabeau, il demanda à maîtreSaval :

« Êtes-vous souple ? » l’autre, sans comprendre, répondit:

« Mais oui…

— Eh bien, vous allez grimper là-dessus et m’attacher ce lustrelà à l’anneau du plafond. Puis vous mettrez une bougie dans chaquebouteille, et vous allumerez. Je vous dis que j’ai le génie del’éclairage. Mais retirez votre habit, sacrebleu ! vous avezl’air d’un larbin. » La porte s’ouvrit brutalement ; une femmeparut, les yeux brillant, et demeura debout sur le seuil.

Romantin la considérait avec une épouvante dans le regard.

Elle attendit quelques secondes, croisa les bras sur sapoitrine ; puis, d’une voix aiguë, vibrante, exaspérée :

« Ah ! sale mufle, c’est comme ça que tu me lâches ? »Romantin ne répondit pas. Elle reprit :

« Ah ! gredin. Tu faisais le gentil encore en m’envoyant àla campagne. Tu vas voir un peu comme je vais l’arranger tafête.

« Oui, c’est moi qui vas les recevoir tes amis… » Elle s’animait:

« Je vas leur en flanquer par la figure des bouteilles et desbougies… » Romantin prononça d’une voix douce :

« Mathilde… » Mais elle ne l’écoutait pas. Elle continuait :

« Attends un peu, mon gaillard, attends un peu ! » Romantins’approcha, essayant de lui prendre les mains :

« Mathilde… » Mais elle était lancée, maintenant ; elleallait, vidant sa hotte aux gros mots et son sac aux reproches.Cela coulait de sa bouche comme un ruisseau qui roule des ordures.Les paroles précipitées semblaient se battre pour sortir. Ellebredouillait, bégayait, bafouillait, retrouvant soudain de la voixpour jeter une injure, un juron.

Il lui avait saisi les mains sans qu’elle s’en aperçût ;elle ne semblait même pas le voir, tout occupée à parler, àsoulager son cœur. Et soudain elle pleura. Les larmes lui coulaientdes yeux sans qu’elle arrêtât le flux de ses plaintes. Mais lesmots avaient pris des intonations criardes et fausses, des notesmouillées. Puis des sanglots l’interrompirent. Elle reprit encoredeux ou trois fois, arrêtée soudain par un étranglement, et enfinse tut, dans un débordement de larmes.

Alors il la serra dans ses bras, lui baisant les cheveux,attendri lui-même.

« Mathilde, ma petite Mathilde, écoute. Tu vas être bienraisonnable. Tu sais, si je donne une fête, c’est pour remercierces messieurs pour ma médaille du Salon. Je ne peux pas recevoir defemmes. Tu devrais comprendre ça. Avec les artistes, ça n’est pascomme avec tout le monde. » Elle balbutia dans ses pleurs :

« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? » Il reprit :

« C’était pour ne point te fâcher, ne point te faire depeine.

Écoute, je vais te reconduire chez toi. Tu seras bien sage, biengentille, tu resteras tranquillement à m’attendre dans le dodo etje reviendrai sitôt que ce sera fini. »

Elle murmura :

« Oui, mais tu ne recommenceras pas ?

— Non, je te le jure. » Il se tourna vers maître Saval, quivenait d’accrocher enfin le lustre :

« Mon cher ami, je reviens dans cinq minutes. Si quelqu’unarrivait en mon absence, faites les honneurs pour moi, n’est-cepas ? » Et il entraîna Mathilde, qui s’essuyait les yeux et semouchait coup sur coup.

Resté seul, maître Saval acheva de mettre de l’ordre autour delui. Puis il alluma les bougies et attendit.

Il attendit un quart d’heure, une demi-heure, une heure.

Romantin ne revenait pas. Puis, tout à coup, ce fut dansl’escalier un bruit effroyable, une chanson hurlée en chœur parvingt bouches, et un pas rythmé comme celui d’un régimentprussien.

Les secousses régulières des pieds ébranlaient la maison toutentière. La porte s’ouvrit, une foule parut. Hommes et femmes à lafile, se tenant par les bras, deux par deux, et tapant du talon encadence, s’avancèrent dans l’atelier comme un serpent qui sedéroule. Ils hurlaient :

Entrez dans mon établissement,

Bonnes d’enfants et soldats !…

Maître Saval, éperdu, en grande tenue, restait debout sous lelustre. La procession l’aperçut et poussa un hurlement : « Unlarbin ! un larbin ! » et se mit à tourner autour de lui,l’enfermant dans un cercle de vociférations. Puis on se prit par lamain et on dansa une ronde affolée.

Il essayait de s’expliquer :

« Messieurs… messieurs… mesdames… » Mais on ne l’écoutait pas.On tournait, on sautait, on braillait.

À la fin la danse s’arrêta.

Maître Saval prononça :

« Messieurs… » Un grand garçon blond et barbu jusqu’au nez luicoupa la parole :

« Comment vous appelez-vous, mon ami ? » Le notaire,effaré, prononça :

« Je suis maître Saval. » Une voix cria :

« Tu veux dire Baptiste. »

Une femme dit :

« Laissez-le donc tranquille, ce garçon ; il va se fâcher àla fin.

Il est payé pour nous servir et pas pour se faire moquer de lui.» Alors maître Saval s’aperçut que chaque invité apportait sesprovisions. l’un tenait une bouteille et l’autre un pâté. Celui-ciun pain, celui-là un jambon.

Le grand garçon blond lui mit dans les bras un saucissondémesuré et commanda : « Tiens, va dresser le buffet dans le coin,là-bas. Tu mettras les bouteilles à gauche et les provisions àdroite. » Saval, perdant la tête, s’écria :

« Mais, messieurs, je suis un notaire ! » Il y eut uninstant de silence, puis un rire fou. Un monsieur soupçonneuxdemanda :

« Comment êtes-vous ici ? » Il s’expliqua, raconta sonprojet d’écouter l’Opéra, son départ de Vernon, son arrivée àParis, toute sa soirée.

On s’était assis autour de lui pour l’écouter ; on luilançait des mots ; on l’appelait Schéhérazade.

Romantin ne revenait pas. D’autres invités arrivaient. On leurprésentait maître Saval pour qu’il recommençât son histoire. Ilrefusait, on le forçait à raconter ; on l’attacha sur une destrois chaises, entre deux femmes qui lui versaient sans cesse àboire. Il buvait, il riait, il parlait, il chantait aussi. Ilvoulut danser avec sa chaise, il tomba.

À partir de ce moment, il oublia tout. Il lui sembla pourtantqu’on le déshabillait, qu’on le couchait, et qu’il avait mal aucœur.

Il faisait grand jour quand il s’éveilla, étendu, au fond d’unplacard, dans un lit qu’il ne connaissait pas.

Une vieille femme, un balai à la main, le regardait d’un airfurieux. À la fin, elle prononça :

« Salop, va ! Salop ! Si c’est permis de se soûlercomme ça ! » Il s’assit sur son séant, il se sentait mal à sonaise. Il demanda :

« Où suis-je ?

— Où vous êtes, salop ? vous êtes gris. Allez-vous bientôtdécaniller et plus vite que ça ! » Il voulut se lever Il étaitnu dans ce lit. Ses habits avaient disparu. Il prononça :

« Madame, je… ! » Puis il se souvint… Que faire ? Ildemanda :

« M. Romantin n’est pas rentré ? » La concierge vociféra:

« Voulez-vous bien décaniller, qu’il ne vous trouve pas ici aumoins ! » Maître Saval confus déclara :

« Je n’ai plus mes habits. On me les a pris. » Il dut attendre,expliquer son cas, prévenir des amis, emprunter de l’argent pour sevêtir Il ne repartit que le soir. Et quand on parle musique chezlui, dans son beau salon de Vernon, il déclare avec autorité que lapeinture est un art fort inférieur.

Chapitre 17Humble drame

Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cettejoie de retrouver soudain, à cinq cents lieues du pays, unParisien, un camarade de collège, un voisin de campagne ? Quin’a passé la nuit, les yeux ouverts, dans la petite diligencedrelindante des contrées où la vapeur est encore ignorée, à côtéd’une jeune femme inconnue, entrevue seulement à la lueur de lalanterne alors qu’elle montait dans le coupé devant la porte d’uneblanche maison de petite ville ?

Et, le matin venu, quand on a de l’esprit et les oreilles toutengourdies du continu tintement des grelots et du fracas éclatantdes vitres, quelle charmante sensation de voir la jolie voisineébouriffée ouvrir les yeux, regarder autour d’elle, faire, du boutde ses doigts fins, la toilette de ses cheveux rebelles, rajustersa coiffure, tâter d’une main sûre si son corset n’a point tourné,si sa taille est droite et la jupe pas trop écrasée !

Elle vous regarde aussi d’un seul coup d’œil froid et curieux.Puis elle se carre dans un coin et ne semble plus occupée que dupays.

Malgré soi on la guette sans cesse, malgré soi on pense à elletoujours. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Oùva-t-elle ? Malgré soi on ébauche en pensée un petit roman.Elle est jolie ; elle semble charmante ! Heureux celui…La vie serait peut-être exquise à côté d’elle ? Quisait ? C’est peut-être la femme qu’il fallait à notre cœur, ànotre rêve, à notre humeur.

Et comme il est délicieux aussi le dépit qu’on a de la voirdescendre devant la barrière d’une maison de campagne. Un homme estlà, qui l’attend avec deux enfants et deux bonnes. Il la reçoitdans ses bras, l’embrasse en la déposant à terre. Elle se penche,prend les petits qui lui tendent les mains, les caresse avectendresse ; et tous s’éloignent dans une allée pendant que lesbonnes reçoivent les paquets jetés de l’impériale par leconducteur.

Adieu ! c’est fini. On ne la verra plus, plus jamais. Adieula jeune femme qui a passé la nuit à votre côté. On ne la connaîtplus, on ne lui a point parlé ; on est tout de même un peutriste de son départ. Adieu !

J’en ai de ces souvenirs de voyage, des gais, des sombres, j’enai beaucoup.

J’étais en Auvergne, errant à pied dans ces charmantes montagnesfrançaises, pas trop hautes, pas trop dures, intimes, familières.J’avais grimpé sur le Sancy et j’entrais dans une petite auberge,auprès d’une chapelle à pèlerinage qu’on nommeNotre-Dame-de-Vassivière, quand j’aperçus, déjeunant seule à latable du fond, une vieille femme, étrange et ridicule.

Elle était âgée de soixante-dix ans au moins, grande, sèche,anguleuse, avec des cheveux blancs en boudins sur les tempes,suivant la mode ancienne. Vêtue comme une Anglaise vagabonde d’unefaçon maladroite et drôle, en personne à qui toute toilette estindifférente, elle mangeait une omelette et buvait de l’eau.

Elle avait un aspect singulier, des yeux inquiets, unephysionomie d’être que l’existence a maltraité. Je la regardaismalgré moi, me demandant : « Qui est-ce ? Quelle est la vie decette femme ? Pourquoi erre-t-elle seule dans cesmontagnes ? »

Elle paya, puis se leva pour partir, en rajustant sur sesépaules un étonnant petit châle dont les deux bouts pendaient surses bras. Elle prit dans un coin un long bâton de voyage couvert denoms imprimés au fer rouge, puis elle sortit, droite, roide, d’ungrand pas de facteur qui se met en course.

Un guide l’attendait devant la porte. Ils s’éloignèrent. Je lesregardais descendre le vallon, le long du chemin qu’indique uneligne de hautes croix de bois. Elle était plus grande que soncompagnon et semblait aller plus vite que lui.

Deux heures plus tard je gravissais les bords de l’entonnoirprofond qui contient, dans un merveilleux et énorme trou deverdure, plein d’arbres, de broussailles, de rocs et de fleurs, lelac Pavin, si rond qu’il semble fait au compas, si clair et si bleuqu’on dirait un flot d’azur coulé du ciel, si charmant qu’onvoudrait vivre dans une hutte, sur le versant du bois qui domine cecratère où dort l’eau tranquille et froide.

Elle était là debout, immobile, contemplant la nappetransparente au fond du volcan mort. Elle regardait comme pour voirdessous, dans la profondeur inconnue, peuplée, dit-on, de truitesgrosses comme des monstres et qui ont dévoré tous les autrespoissons. Comme je passais près d’elle, il me sembla que deuxlarmes roulaient dans ses yeux. Mais elle partit à grandesenjambées pour rejoindre son guide, demeuré dans un cabaret au piedde la montée qui mène au lac.

Je ne la revis point ce jour-là.

Le lendemain, à la nuit tombante, j’arrivai au château de Murol.La vieille forteresse, tour géante debout sur son pic au milieud’une large vallée, au croisement de trois vallons, se dresse surle ciel, brune, crevassée, bosselée, mais ronde, depuis son largepied circulaire jusqu’aux tourelles croulantes de son faîte.

Elle surprend plus qu’aucune autre ruine par son énormitésimple, sa majesté, son air antique puissant et grave. Elle est là,seule, haute comme une montagne, reine morte, mais toujours lareine des vallées couchées sous elle. On y monte par une penteplantée de sapins, on y pénètre par une porte étroite, on s’arrêteau pied des murs, dans la première enceinte au-dessus du paysentier.

Là-dedans, des salles tombées, des escaliers égrenés, des trousinconnus, des souterrains, des oubliettes, des murs coupés aumilieu, des voûtes tenant on ne sait comment, un dédale de pierres,de crevasses où pousse l’herbe, où glissent des bêtes.

J’étais seul, rôdant par cette ruine.

Soudain, derrière un pan de muraille, j’aperçus un être, unesorte de fantôme, comme l’esprit de cette demeure antique etdétruite.

J’eus un sursaut de surprise, presque de peur. Puis je reconnusla vieille femme rencontrée deux fois déjà.

Elle pleurait. Elle pleurait de grosses larmes, et tenait à lamain son mouchoir.

Je me retournais pour m’en aller. Elle me parla, honteused’avoir été surprise.

— Oui, monsieur, je pleure… Cela ne m’arrive pas souvent.

Je balbutiai, confus, ne sachant que répondre : « Pardon,madame, de vous avoir troublée. Vous avez sans doute été frappéepar quelque malheur. »

Elle murmura :

— Oui. — Non. Je suis comme un chien perdu.

Et posant son mouchoir sur ses yeux, elle sanglota. Je lui prisles mains tâchant de l’apaiser, ému par ces larmes contagieuses. Etbrusquement elle me conta son histoire comme pour n’être plus seuleà porter son chagrin.

— Oh !… Oh !… monsieur… Si vous saviez… dans quelledétresse je vis… dans quelle détresse…

J’étais heureuse… J’ai une maison là-bas… chez moi. Je n’y veuxplus retourner, je n’y retournerai plus, c’est trop dur.

J’ai un fils… C’est lui ! c’est lui ! Les enfants nesavent pas… On a si peu de temps à vivre ! Si je le voyaismaintenant, je ne le reconnaîtrais peut-être plus ! Comme jel’aimais ! Même avant qu’il fût né, quand je le sentais remuerdans mon corps. Et puis après. Comme je l’ai embrassé, caressé,chéri ! Si vous saviez combien j’ai passé de nuits à leregarder dormir, et de nuits à penser à lui. J’en étais folle. Ilavait huit ans quand son père le mit en pension. C’était fini. Ilne fut plus à moi. Oh ! mon Dieu ! Il venait tous lesdimanches, voilà tout.

Puis il alla au collège, à Paris. Il ne venait plus que quatrefois l’an ; et chaque fois je m’étonnais des changements de sapersonne, de le retrouver plus grand sans l’avoir vu grandir. Onm’a volé son enfance, sa confiance, sa tendresse qui ne se seraitplus détachée de moi, toute ma joie de le sentir croître, devenirun petit homme.

Je le voyais quatre fois l’an ! Songez ! À chacune deses visites, son corps, son regard, ses mouvements, sa voix, sonrire, n’étaient plus les mêmes, n’étaient plus les miens. Ça changesi vite un enfant ; et, quand on n’est pas là pour le voirchanger, c’est si triste ; on ne le retrouve plus !

Une année il arriva avec du duvet sur les joues ! Lui monfils ! Je fus stupéfaite… et triste, le croiriez-vous ?J’osais à peine l’embrasser. Était-ce lui ? mon petit, toutpetit blondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avaistenu, dans ses langes, sur mes genoux, qui avait bu mon lait de sespetites lèvres goulues, ce grand garçon brun qui ne savait plus mecaresser, qui semblait m’aimer surtout par devoir, qui m’appelait «ma mère » par convenance et qui m’embrassait sur le front alors quej’aurais voulu l’écraser dans mes bras ?

Mon mari mourut. Puis ce fut le tour de mes parents, puis jeperdis mes deux sœurs. Quand la mort entre dans une maison, ondirait qu’elle se dépêche de faire le plus de besogne possible pourn’avoir pas à y revenir de longtemps. Elle ne laisse vivantesqu’une ou deux personnes pour pleurer les autres.

Je restai seule. Mon grand fils faisait alors son droit.J’espérais vivre et mourir près de lui.

J’allai le rejoindre pour demeurer ensemble. Il avait pris deshabitudes de jeune homme ; il me fit comprendre que je legênais. Je partis ; j’ai eu tort ; mais je souffrais tropde me sentir importune, moi sa mère. Je revins chez moi.

Je ne le revis plus, presque plus.

Il se maria. Quelle joie ! Nous allions enfin nousrejoindre pour toujours. J’aurais des petits-enfants ! Ilavait épousé une Anglaise qui me prit en haine. Pourquoi ?Elle a senti peut-être que je l’aimais trop ?

Je fus forcée de m’éloigner encore. Je me retrouvai seule. Oui,monsieur.

Puis il partit pour l’Angleterre. Il allait vivre chez eux, chezles parents de sa femme. Comprenez-vous ? Ils l’ont pour eux,mon fils ! Ils me l’ont volé ! Il m’écrit tous les mois.Il venait me voir dans les premiers temps. Maintenant, il ne vientplus.

Voici quatre ans que je ne l’ai vu ! Il avait la figureridée et des cheveux blancs. Était-ce possible ? Cet hommepresque vieux, mon fils ? Mon petit enfant rose deJadis ? Sans doute je ne le reverrai pas.

Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, commevous voyez, sans personne avec moi. Je suis comme un chien perdu.Adieu, monsieur, ne restez pas près de moi, ça me fait mal de vousavoir dit tout cela.

Et comme je redescendais la colline, m’étant retourné, j’aperçusla vieille femme debout sur une muraille crevassée, regardant lesmonts, la longue vallée et le lac Chambon dans le lointain.

Et le vent agitait comme un drapeau le bas de sa robe et lepetit châle étrange qu’elle portait sur ses épaules.

Chapitre 18Le vengeur

Quand M. Antoine Leuillet épousa Mme veuve Mathilde Souris, ilétait amoureux d’elle depuis bientôt dix ans.

M. Souris avait été son ami, son vieux camarade de collège.

Leuillet l’aimait beaucoup, mais le trouvait un peu godiche. Ildisait souvent : « Ce pauvre Souris n’a pas inventé la poudre. »Quand Souris épousa Mlle Mathilde Duval, Leuillet fut surpris et unpeu vexé, car il avait pour elle un léger béguin. C’était la filled’une voisine, ancienne mercière retirée avec une toute petitefortune. Elle était jolie, fine, intelligente. Elle prit Sourispour son argent.

Alors Leuillet eut d’autres espoirs. Il fit la cour à la femmede son ami. Il était bien de sa personne, pas bête, riche aussi. Ilse croyait sûr du succès ; il échoua. Alors il devint amoureuxtout à fait, un amoureux que son intimité avec le mari rendaitdiscret, timide, embarrassé. Mme Souris crut qu’il ne pensait plusà elle avec des idées entreprenantes et devint franchement sonamie.

Cela dura neuf ans.

Or un matin, un commissionnaire apporta à Leuillet un mot éperdude la pauvre femme. Souris venait de mourir subitement de larupture d’un anévrisme.

Il eut une secousse épouvantable, car ils étaient du même âge,mais presque aussitôt une sensation de joie profonde, desoulagement infini, de délivrance lui pénétra le corps etl’âme.

Mme Souris était libre.

Il sut montrer cependant l’air affligé qu’il fallait, ilattendit le temps voulu, observa toutes les convenances. Au bout dequinze mois, il épousa la veuve.

On jugea cet acte naturel et même généreux. C’était le fait d’unbon ami et d’un honnête homme.

Il fut heureux, enfin, tout à fait heureux.

Ils vécurent dans la plus cordiale intimité, s’étant compris etappréciés du premier coup. Ils n’avaient rien de secret l’un pourl’autre et se racontaient leurs plus intimes pensées. Leuilletaimait sa femme maintenant d’un amour tranquille et confiant, ill’aimait comme une compagne tendre et dévouée qui est une égale etune confidente. Mais il lui restait à l’âme une singulière etinexplicable rancune contre feu Souris qui avait possédé cettefemme le premier, qui avait eu la fleur de sa jeunesse et de sonâme, qui l’avait même un peu dépoétisée. Le souvenir du mari mortgâtait la félicité du mari vivant ; et cette jalousie posthumeharcelait maintenant jour et nuit le cœur de Leuillet.

Il en arrivait à parler sans cesse de Souris, à demander sur luimille détails intimes et secrets, à vouloir tout connaître de seshabitudes et de sa personne. Et il le poursuivait de railleriesjusqu’au fond de son tombeau, rappelant avec complaisance sestravers, insistant sur ses ridicules, appuyant sur ses défauts.

À tout moment il appelait sa femme, d’un bout à l’autre de lamaison :

« Hé ! Mathilde ?

— voilà, mon ami.

— Viens me dire un mot. » Elle arrivait toujours souriante,sachant bien qu’on allait parler de Souris et flattant cette manieinoffensive de son nouvel époux.

« Dis donc, te rappelles-tu un jour où Souris a voulu medémontrer comme quoi les petits hommes sont toujours plus aimés queles grands ? » Et il se lançait en des réflexions désagréablespour le défunt qui était petit, et discrètement avantageuses pourlui, Leuillet, qui était grand.

Et Mme Leuillet lui laissait entendre qu’il avait bien raison,bien raison ; et elle riait de tout son cœur se moquantdoucement de l’ancien époux pour le plus grand plaisir du nouveauqui finissait toujours par ajouter :

« C’est égal, ce Souris, quel godiche. »

Ils étaient heureux, tout à fait heureux. Et Leuillet ne cessaitde prouver à sa femme son amour inapaisé par toutes lesmanifestations d’usage.

Or une nuit, comme ils ne parvenaient point à s’endormir émustous deux par un regain de jeunesse, Leuillet qui tenait sa femmeétroitement serrée en ses bras et qui l’embrassait à pleineslèvres, lui demanda tout à coup :

« Dis donc, chérie.

— Hein ?

— Souris… c’est difficile ce que je vais te demander… Sourisétait-il bien… bien amoureux ? » Elle lui rendit un grosbaiser et murmura : « Pas tant que toi, mon chat. » Il fut flattédans son amour-propre d’homme et reprit : « Il devait être…godiche… dis ? » Elle ne répondit pas. Elle eut seulement unpetit rire de malice en cachant sa figure dans le cou de sonmari.

Il demanda : « Il devait être très godiche, et pas… pas… commentdirais-je… pas habile ? » Elle fit de la tête un légermouvement qui signifiait : « Non… pas habile du tout. » Il reprit :« Il devait bien t’ennuyer la nuit, hein ? » Elle eut, cettefois, un accès de franchise en répondant : « Oh ! oui ! »Il l’embrassa de nouveau pour cette parole et murmura :

« Quelle brute c’était ! Tu n’étais pas heureuse aveclui ? » Elle répondit : « Non. Ça n’était pas gai tous lesjours. » Leuillet se sentit enchanté, établissant en son esprit unecomparaison tout à son avantage entre l’ancienne situation de safemme et la nouvelle.

Il demeura quelque temps sans parler puis il eut une secousse degaieté et demanda :

« Dis donc ?

— Quoi ?

— veux-tu être bien franche, bien franche avec moi ?

— Mais oui, mon ami.

— Eh bien, là, vrai, est-ce que tu n’as jamais eu la tentationde le… de le… de le tromper cet imbécile de Souris ? » MmeLeuillet fit un petit « Oh ! » de pudeur et se cacha encoreplus étroitement dans la poitrine de son mari. Mais il s’aperçutqu’elle riait.

Il insista : « Là, vraiment, avoue-le ? Il avait si bienune tête de cocu, cet animal-là ! Ce serait si drôle, sidrôle ! Ce bon Souris voyons, voyons, ma chérie, tu peux bienme dire ça, à moi, à moi, surtout. » Il insistait sur « à moi »,pensant bien que si elle avait eu quelque goût pour tromper Souris,c’est avec lui, Leuillet, qu’elle l’aurait fait ; et ilfrémissait de plaisir dans l’attente de cet aveu, sûr que, si ellen’avait pas été la femme vertueuse qu’elle était, il l’auraitobtenue alors.

Mais elle ne répondait pas, riant toujours comme au souvenird’une chose infiniment comique.

Leuillet, à son tour se mit à rire à cette pensée qu’il auraitpu faire Souris cocu ! Quel bon tour ! Quelle bellefarce ! Ah ! oui, la bonne farce, vraiment !

Il balbutiait, tout secoué par sa joie : « Ce pauvre Souris, cepauvre Souris, ah oui, il en avait la tête ; ah ! oui,ah ! oui. » Mme Leuillet maintenant se tordait sous les draps,riant à pleurer poussant presque des cris.

Et Leuillet répétait : « Allons, avoue-le, avoue-le. Soisfranche.

Tu comprends bien que ça ne peut pas m’être désagréable, à moi.» Alors elle balbutia, en étouffant : « Oui, oui. » Son mariinsistait : « Oui, quoi ? voyons, dis tout. » Elle ne rit plusque d’une façon discrète et, haussant la bouche jusqu’aux oreillesde Leuillet qui s’attendait à une agréable confidence, elle murmura: « Oui… je l’ai trompé. » Il sentit un frisson de glace qui luicourut jusque dans les os, et bredouilla, éperdu : « Tu… tu… l’as…trompé… tout à fait ? » Elle crut encore qu’il trouvait lachose infiniment plaisante et répondit : « Oui… tout à fait… tout àfait. » Il fut obligé de s’asseoir dans le lit tant il se sentitsaisi, la respiration coupée, bouleversé comme s’il venaitd’apprendre qu’il était lui-même cocu.

Il ne dit rien d’abord ; puis, au bout de quelquessecondes, il prononça simplement : « Ah ! » Elle avait aussicessé de rire, comprenant trop tard sa faute.

Leuillet, enfin, demanda : « Et avec qui ? » Elle demeuramuette, cherchant une argumentation.

Il reprit : « Avec qui ? » Elle dit enfin : « Avec un jeunehomme. » Il se tourna vers elle brusquement, et, d’une voix sèche :« Je pense bien que ce n’est pas avec une cuisinière. Je te demandequel jeune homme, entends-tu ? » Elle ne répondit rien. Ilsaisit le drap dont elle se couvrait la tête et le rejeta au milieudu lit, répétant :

« Je veux savoir avec quel jeune homme, entends-tu ? »Alors elle prononça péniblement : « Je voulais rire. » Mais ilfrémissait de colère : « Quoi ? Comment ? Tu voulaisrire ? Tu te moquais de moi, alors ? Mais je ne me payepas de ces défaites-là, entends-tu ? Je te demande le nom dujeune homme. » Elle ne répondit pas, demeurant sur le dos,immobile.

Il lui prit le bras qu’il serra vivement : « M’entends-tu, à lafin ?

Je prétends que tu me répondes quand je te parle. »

Alors elle prononça nerveusement : « Je crois que tu deviensfou, laisse-moi tranquille ! » Il tremblait de fureur nesachant plus que dire, exaspéré, et il la secouait de toute saforce, répétant : « M’entends-tu ? m’entends-tu ? » Ellefit pour se dégager un geste brusque, et du bout des doigtsatteignit le nez de son mari. Il eut une rage, se croyant frappé,et d’un élan il se rua sur elle.

Il la tenait maintenant sous lui, la giflant de toute sa forceet criant : « Tiens, tiens, tiens, voilà, voilà, gueuse,catin ! catin ! » Puis quand il fut essoufflé, à boutd’énergie, il se leva, et se dirigea vers la commode pour sepréparer un verre d’eau sucrée à la fleur d’oranger car il sesentait brisé à défaillir. Et elle pleurait au fond du lit,poussant de gros sanglots, sentant tout son bonheur fini, par safaute. Alors, au milieu des larmes, elle balbutia : « Écoute,Antoine, viens ici, je t’ai menti, tu vas comprendre, écoute. » Et,prête à la défense maintenant, armée de raisons et de ruses, ellesouleva un peu sa tête ébouriffée dans son bonnet chaviré.

Et lui, se tournant vers elle, s’approcha, honteux d’avoirfrappé, mais sentant vivre au fond de son cœur de mari une haineinépuisable contre cette femme qui avait trompé l’autre,sourit.

Chapitre 19L’attente

On causait, entre hommes, après dîner dans le fumoir. On parlaitde successions inattendues, d’héritages bizarres. Alors maître LeBrument, qu’on appelait tantôt l’illustre maître, tantôt l’illustreavocat, vint s’adosser à la cheminée.

« J’ai, dit-il, à rechercher en ce moment un héritier disparudans des circonstances particulièrement terribles. C’est là un deces drames simples et féroces de la vie commune ; une histoirequi peut arriver tous les jours, et qui est cependant une des plusépouvantables que je connaisse. La voici : »

« Je fus appelé, voici à peu près six mois, auprès d’unemourante. Elle me dit :

« Monsieur, je voudrais vous charger de la mission la plusdélicate, la plus difficile et la plus longue qui soit. Prenez,s’il vous plaît, connaissance de mon testament, là, sur cettetable. Une somme de cinq mille francs vous est léguée, commehonoraires, si vous ne réussissez pas, et de cent mille francs sivous réussissez. Il faut retrouver mon fils après ma mort. »

Elle me pria de l’aider à s’asseoir dans son lit, pour parlerplus facilement, car sa voix saccadée, essoufflée, sifflait dans sagorge.

Je me trouvais dans une maison fort riche. La chambre luxueuse,d’un luxe simple, était capitonnée avec des étoffes épaisses commedes murs, si douces à l’œil qu’elles donnaient une sensation decaresse, si muettes que les paroles semblaient y entrer, ydisparaître, y mourir.

L’agonisante reprit :

« Vous êtes le premier être à qui je vais dire mon horriblehistoire. Je tâcherai d’avoir la force d’aller jusqu’au bout. Ilfaut que vous n’ignoriez rien pour avoir, vous que je sais être unhomme de cœur en même temps qu’un homme du monde, le désir sincèrede m’aider de tout votre pouvoir.

« Écoutez-moi.

« Avant mon mariage, j’avais aimé un jeune homme dont ma famillerepoussa la demande, parce qu’il n’était pas assez riche.J’épousai, peu de temps après, un homme fort riche. Je l’épousaipar ignorance, par crainte, par obéissance, par nonchalance, commeépousent les jeunes filles.

« J’en eus un enfant, un garçon. Mon mari mourut au bout dequelques années.

« Celui que j’avais aimé s’était marié à son tour. Quand il mevit veuve, il éprouva une horrible douleur de n’être plus libre. Ilme vint voir, il pleura et sanglota devant moi à me briser le cœur,Il devint mon ami. J’aurais dû, peut-être, ne le pas recevoir. Quevoulez-vous ? j’étais seule, si triste, si seule, sidésespérée ! Et je l’aimais encore. Comme on souffre,parfois !

« Je n’avais que lui au monde, mes parents étant morts aussi. Ilvenait souvent ; il passait des soirs entiers auprès de moi.Je n’aurais pas dû le laisser venir si souvent, puisqu’il étaitmarié. Mais je n’avais pas la force de l’en empêcher.

« Que vous dirai-je ?… il devint mon amant ! Commentcela s’est-il fait ? Est-ce que je le sais ? Est-ce qu’onsait ? Croyez-vous qu’il puisse en être autrement quand deuxcréatures humaines sont poussées l’une vers l’autre par cette forceirrésistible de l’amour partagé ? Croyez-vous, monsieur, qu’onpuisse toujours résister toujours lutter toujours refuser ce quedemande avec des prières, des supplications, des larmes, desparoles affolantes, des agenouillements, des emportements depassion, l’homme qu’on adore, qu’on voudrait voir heureux en sesmoindres désirs, qu’on voudrait accabler de toutes les joiespossibles et qu’on désespère, pour obéir à l’honneur dumonde ? Quelle force il faudrait, quel renoncement au bonheurquelle abnégation, et même quel égoïsme d’honnêteté, n’est-il pasvrai ?

« Enfin, monsieur je fus sa maîtresse ; et je fus heureuse.Pendant douze ans, je fus heureuse. J’étais devenue, et c’est là maplus grande faiblesse et ma grande lâcheté, j’étais devenue l’amiede sa femme.

« Nous élevions mon fils ensemble, nous en faisions un homme, unhomme véritable, intelligent, plein de sens et de volonté, d’idéesgénéreuses et larges. L’enfant atteignit dix-sept ans.

« Lui, le jeune homme, aimait mon… mon amant presque autant queje l’aimais moi-même, car il avait été également chéri et soignépar nous deux. Il l’appelait : « Bon ami » et le respectaitinfiniment, n’ayant jamais reçu de lui que des enseignements sageset des exemples de droiture, d’honneur et de probité. Il leconsidérait comme un vieux, loyal et dévoué camarade de sa mère,comme une sorte de père moral, de tuteur, de protecteur quesais-je ?

« Peut-être ne s’était-il jamais rien demandé, accoutumé dés sonplus jeune âge à voir cet homme dans la maison, près de moi, prèsde lui, occupé de nous sans cesse.

« Un soir nous devions dîner tous les trois ensemble (c’étaientlà mes plus grandes fêtes), et je les attendais tous les deux, medemandant lequel arriverait le premier. La porte s’ouvrit ;c’était mon vieil ami. J’allai vers lui, les bras tendus ; etil me mit sur les lèvres un long baiser de bonheur.

« Tout à coup un bruit, un frôlement, presque rien, cettesensation mystérieuse qui indique la présence d’une personne, nousfit tressaillir et nous retourner d’une secousse. Jean, mon fils,était là, debout, livide, nous regardant.

« Ce fut une seconde atroce d’affolement. Je reculai, tendantles mains vers mon enfant comme pour une prière. Je ne le vis plus.Il était parti.

« Nous sommes demeurés face à face, atterrés, incapables deparler. Je m’affaissai sur un fauteuil, et j’avais envie, une envieconfuse et puissante de fuir de m’en aller dans la nuit, dedisparaître pour toujours. Puis des sanglots convulsifs m’emplirentla gorge, et je pleurai, secouée de spasmes, l’âme déchirée, tousles nerfs tordus par cette horrible sensation d’un irrémédiablemalheur et par cette honte épouvantable qui tombe sur le cœur d’unemère en ces moments-là.

« Lui… restait effaré devant moi, n’osant ni m’approcher ni meparler ni me toucher de peur que l’enfant ne revînt. Il dit enfin:

« Je vais le chercher… lui dire… lui faire comprendre… Enfin ilfaut que je le voie… qu’il sache… »

« Et il sortit.

« J’attendis… j’attendis éperdue, tressaillant aux moindresbruits, soulevée de peur et je ne sais de quelle émotion indicibleet intolérable à chacun des petits craquements du feu dans lacheminée.

« J’attendis une heure, deux heures, sentant grandir en mon cœurune épouvante inconnue, une angoisse telle, que je ne souhaiteraispoint au plus criminel des hommes dix minutes de ces moments-là. Oùétait mon enfant ? Que faisait-il ?

« Vers minuit, un commissionnaire m’apporta un billet de monamant. Je le sais encore par cœur.

« Votre fils est-il rentré ? Je ne l’ai pas trouvé. Je suisen bas. Je ne peux pas monter à cette heure. »

« J’écrivis au crayon, sur le même papier :

« Jean n’est pas revenu ; il faut que vous le retrouviez.»

« Et je passai toute la nuit sur mon fauteuil, attendant.

« Je devenais folle. J’avais envie de hurler de courir de merouler par terre. Et je ne faisais pas un mouvement, attendanttoujours. Qu’allait-il arriver ? Je cherchais à le savoir, àle deviner Mais je ne le prévoyais point, malgré mes efforts,malgré les tortures de mon âme !

« J’avais peur maintenant qu’ils ne se rencontrassent. Queferaient-ils ? Que ferait l’enfant ? Des douteseffrayants me déchiraient, des suppositions affreuses.

« Vous comprenez bien cela, n’est-ce pas, monsieur ?

« Ma femme de chambre, qui ne savait rien, qui ne comprenaitrien, venait sans cesse, me croyant folle sans doute. Je larenvoyais d’une parole ou d’un geste. Elle alla chercher lemédecin, qui me trouva tordue dans une crise de nerfs.

« On me mit au lit. J’eus une fièvre cérébrale.

« Quand je repris connaissance après une longue maladie,j’aperçus près de mon lit mon… amant… seul. Je criai : « Monfils ?… où est mon fils ? » Il ne répondit pas. Jebalbutiai :

« Mort… mort… Il s’est tué ? »

« Il répondit :

« Non, non, je vous le jure. Mais nous ne l’avons pas purejoindre, malgré mes efforts. »

« Alors, je prononçai, exaspérée soudain, indignée même, car ona de ces colères inexplicables et déraisonnables :

« Je vous défends de revenir de me revoir si vous ne leretrouvez pas ; allez-vous-en. »

« Il sortit. Je ne les ai jamais revus ni l’un ni l’autre,monsieur et je vis ainsi depuis vingt ans.

« Vous figurez-vous cela ? Comprenez-vous ce supplicemonstrueux, ce lent et constant déchirement de mon cœur de mère, demon cœur de femme, cette attente abominable et sans fin… sansfin !… Non… elle va finir… car je meurs. Je meurs sans lesavoir revus… ni l’un… ni l’autre !

« Lui, mon ami, m’a écrit chaque jour depuis vingt ans ;et, moi, je n’ai jamais voulu le recevoir même une seconde ;car il me semble que, s’il revenait ici, c’est juste à ce moment-làque je verrais reparaître mon fils ! — Mon fils ! — Monfils ! — Est-il mort ? Est-il vivant ? Où secache-t-il ? Là-bas, peut-être, derrière les grandes mers,dans un pays si lointain que je n’en sais même pas le nom !Pense-t-il à moi ?… Oh ! s’il savait ! Que lesenfants sont cruels ! A-t-il compris à quelle épouvantablesouffrance il me condamnait ; dans quel désespoir dans quelletorture il me jetait vivante, et jeune encore, pour jusqu’à mesderniers jours, moi sa mère, qui l’aimais de toute la violence del’amour maternel ? Que c’est cruel, dites ?

« Vous lui direz tout cela, monsieur vous lui répéterez mesdernières paroles :

« Mon enfant, mon cher cher enfant, sois moins dur pour lespauvres créatures. La vie est déjà assez brutale et féroce !Mon cher enfant, songe à ce qu’a été l’existence de ta mère, de tapauvre mère, à partir du jour où tu l’as quittée. Mon cher enfant,pardonne-lui, et aime-la, maintenant qu’elle est morte, car elle asubi la plus affreuse des pénitences. » Elle haletait, frémissante,comme si elle eût parlé à son fils, debout devant elle. Puis elleajouta :

« Vous lui direz encore, monsieur que je n’ai jamais revu…l’autre. » Elle se tut encore, puis reprit d’une voix brisée :

« Laissez-moi maintenant, je vous prie. Je voudrais mourirseule, puisqu’ils ne sont point auprès de moi. »

Maître Le Brument ajouta :

« Et je suis sorti, messieurs, en pleurant comme une bête, sifort que mon cocher se retournait pour me regarder.

« Et dire que, tous les jours, il se passe autour de nous un tasde drames comme celui-là !

« Je n’ai pas retrouvé le fils… ce fils… Pensez-en ce que vousvoudrez ; moi je dis : ce fils… criminel. »

Chapitre 20Première neige

La longue promenade de la Croisette s’arrondit au bord de l’eaubleue. Là-bas, à droite, l’Esterel s’avance au loin dans la mer. Ilbarre la vue, fermant l’horizon par le joli décor méridional de sessommets pointus, nombreux et bizarres.

À gauche, les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, couchéesdans l’eau, montrent leur dos couvert de sapins.

Et tout le long du large golfe, tout le long des grandesmontagnes assises autour de Cannes, le peuple blanc des villassemble endormi dans le soleil. On les voit au loin, les maisonsclaires, semées du haut en bas des monts, tachant de points deneige la verdure sombre.

Les plus proches de l’eau ouvrent leurs grilles sur la vastepromenade que viennent baigner les flots tranquilles. Il fait bon,il fait doux. C’est un tiède jour d’hiver où passe à peine unfrisson de fraîcheur. Par-dessus les murs des jardins, on aperçoitles orangers et les citronniers pleins de fruits d’or. Des damesvont à pas lents sur le sable de l’avenue, suivies d’enfants quiroulent des cerceaux, ou causant avec des messieurs.

Une jeune dame vient de sortir de sa petite et coquette maisondont la porte est sur la Croisette. Elle s’arrête un instant àregarder les promeneurs, sourit et gagne, dans une allure accablée,un banc vide en face de la mer. Fatiguée d’avoir fait vingt pas,elle s’assied en haletant. Son pâle visage semble celui d’unemorte. Elle tousse et porte à ses lèvres ses doigts transparentscomme pour arrêter ces secousses qui l’épuisent.

Elle regarde le ciel plein de soleil et d’hirondelles, lessommets capricieux de l’Esterel là-bas, et, tout près, la mer sibleue, si tranquille, si belle.

Elle sourit encore, et murmure :

« Oh ! que je suis heureuse. »

Elle sait pourtant qu’elle va mourir, qu’elle ne verra point leprintemps, que, dans un an, le long de la même promenade, ces mêmesgens qui passent devant elle viendront encore respirer l’air tièdede ce doux pays, avec leurs enfants un peu plus grands, avec lecœur toujours rempli d’espoirs, de tendresses, de bonheur, tandisqu’au fond d’un cercueil de chêne la pauvre chair qui lui resteencore aujourd’hui sera tombée en pourriture, laissant seulementses os couchés dans la robe de soie qu’elle a choisie pourlinceul.

Elle ne sera plus. Toutes les choses de la vie continueront pourd’autres. Ce sera fini pour elle, pour toujours. Elle ne sera plus.Elle sourit, et respire tant qu’elle peut, de ses poumons malades,les souffles parfumés des jardins.

Et elle songe.

Elle se souvient. On l’a mariée, voici quatre ans, avec ungentilhomme normand. C’était un fort garçon barbu, coloré, larged’épaules, d’esprit court et de joyeuse humeur.

On les accoupla pour des raisons de fortune qu’elle ne connutpoint. Elle aurait volontiers dit « non ». Elle fit « oui » d’unmouvement de tête, pour ne point contrarier père et mère. Elleétait Parisienne, gale, heureuse de vivre.

Son mari l’emmena en son château normand. C’était un vastebâtiment de pierre entouré de grands arbres très vieux. Un hautmassif de sapins arrêtait le regard en face. Sur la droite, unetrouée donnait vue sur la plaine qui s’étalait, toute nue,jusqu’aux fermes lointaines. Un chemin de traverse passait devantla barrière et conduisait à la grand-route éloignée de troiskilomètres.

Oh ! elle se rappelle tout : son arrivée, sa premièrejournée en sa nouvelle demeure, et sa vie isolée ensuite.

Quand elle descendit de voiture, elle regarda le vieux bâtimentet déclara en riant :

« Ça n’est pas gai ! »

Son mari se mit à rire à son tour et répondit :

« Baste ! on s’y fait. Tu verras. Je ne m’y ennuie jamais,moi. »

Ce jour-là, ils passèrent le temps à s’embrasser, et elle ne letrouva pas trop long. Le lendemain ils recommencèrent et toute lasemaine, vraiment, fut mangée par les caresses.

Puis elle s’occupa d’organiser son intérieur. Cela dura bien unmois. Les jours passaient l’un après l’autre, en des occupationsinsignifiantes et cependant absorbantes. Elle apprenait la valeuret l’importance des petites choses de la vie. Elle sut qu’on peuts’intéresser au prix des œufs qui coûtent quelques centimes de plusou de moins suivant les saisons.

C’était l’été. Elle allait aux champs voir moissonner. La gaietédu soleil entretenait celle de son cœur.

L’automne vint. Son mari se mit à chasser. Il sortait le matinavec ses deux chiens Médor et Mirza. Elle restait seule alors, sanss’attrister d’ailleurs de l’absence d’Henry. Elle l’aimait bien,pourtant, mais il ne lui manquait pas. Quand il rentrait, leschiens surtout absorbaient sa tendresse. Elle les soignait chaquesoir avec une affection de mère, les caressait sans fin, leurdonnait mille petits noms charmants qu’elle n’eût point eu l’idéed’employer pour son mari.

Il lui racontait invariablement sa chasse. Il désignait lesplaces où il avait rencontré les perdrix ; s’étonnait den’avoir point trouvé de lièvre dans le trèfle de Joseph Ledentu, oubien paraissait indigné du procédé de M. Lechapelier, du Havre, quisuivait sans cesse la lisière de ses terres pour tirer le gibierlevé par lui, Henry de Parville.

Elle répondait :

« Oui, vraiment, ce n’est pas bien », en pensant à autrechose.

L’hiver vint, l’hiver normand, froid et pluvieux. Lesinterminables averses tombaient sur les ardoises du grand toitanguleux, dressé comme une lame vers le ciel. Les cheminssemblaient des fleuves de boue ; la campagne, une plaine deboue ; et on n’entendait aucun bruit que celui de l’eautombant ; on ne voyait aucun mouvement que le voltourbillonnant des corbeaux qui se déroulait comme un nuage,s’abattait dans un champ, puis repartait.

Vers quatre heures, l’armée des bêtes sombres et volantes venaitse percher dans les grands hêtres à gauche du château, en poussantdes cris assourdissants. Pendant près d’une heure, ils voletaientde cime en cime, semblaient se battre, croassaient, mettaient dansle branchage grisâtre un mouvement noir.

Elle les regardait, chaque soir, le cœur serré, toute pénétréepar la lugubre mélancolie de la nuit tombant sur les terresdésertes.

Puis elle sonnait pour qu’on apportât la lampe ; et elle serapprochât du feu. Elle brûlait des monceaux de bois sans parvenirà échauffer les pièces immenses envahies par l’humidité. Elle avaitfroid tout le jour, partout, au salon, aux repas, dans sa chambre.Elle avait froid jusqu’aux os, lui semblait-il. Son mari nerentrait que pour dîner, car il chassait sans cesse, ou biens’occupait des semences, des labours, de toutes les choses de lacampagne.

Il rentrait joyeux et crotté, se frottait les mains, déclarait:

« Quel fichu temps ! »

Ou bien :

« C’est bon d’avoir du feu ! »

Ou parfois il demandait :

« Qu’est-ce qu’on dit aujourd’hui ? Est-on contente ?»

Il était heureux, bien portant, sans désirs, ne rêvant pas autrechose que cette vie simple, saine et tranquille.

Vers décembre, quand les neiges arrivèrent, elle souffrittellement de l’air glacé du château, du vieux château qui semblaits’être refroidi avec les siècles, comme font les humains avec lesans, qu’elle demanda, un soir, à son mari :

« Dis donc, Henry, tu devrais bien faire mettre ici uncalorifère ; cela sécherait les murs. Je t’assure que je nepeux pas me réchauffer du matin au soir. »

Il demeura d’abord interdit à cette idée extravaganted’installer un calorifère en son manoir. Il lui eût semblé plusnaturel de servir ses chiens dans de la vaisselle plate. Puis ilpoussa, de toute la vigueur de sa poitrine, un rire énorme, enrépétant :

« Un calorifère ici Un calorifère ici ! Ah ! ah !ah quelle bonne farce ! »

Elle insistait.

« Je t’assure qu’on gèle, mon ami ; tu ne t’en aperçoispas, parce que tu es toujours en mouvement, mais on gèle. »

Il répondit, en riant toujours :

« Baste ! on s’y fait, et d’ailleurs c’est excellent pourla santé. Tu ne t’en porteras que mieux. Nous ne sommes pas desParisiens, sacrebleu ! pour vivre dans les tisons. Et,d’ailleurs, voici le printemps tout à l’heure. »

Vers le commencement de janvier un grand malheur la frappa. Sonpère et sa mère moururent d’un accident de voiture. Elle vint àParis pour les funérailles. Et le chagrin occupa seul son espritpendant six mois environ.

La douceur des beaux jours finit par la réveiller, et elle selaissa vivre dans un alanguissement triste jusqu’à l’automne.

Quand revinrent les froids, elle envisagea pour la première foisle sombre avenir. Que ferait-elle ? Rien. Qu’arriverait-ildésormais pour elle ? Rien. Quelle attente, quelle espérance,pouvaient ranimer son cœur ? Aucune. Un médecin, consulté,avait déclaré qu’elle n’aurait jamais d’enfants.

Plus âpre, plus pénétrant encore que l’autre année, le froid lafaisait continuellement souffrir. Elle tendait aux grandes flammesses mains grelottantes. Le feu flamboyant lui brûlait levisage ; mais des souffles glacés semblaient se glisser dansson dos, pénétrer entre la chair et les étoffes. Et elle frémissaitde la tête aux pieds. Des courants d’air innombrables paraissaientinstallés dans les appartements, des courants d’air vivants,sournois, acharnés comme des ennemis. Elle les rencontrait à toutinstant ; ils lui soufflaient sans cesse, tantôt sur levisage, tantôt sur les mains, tantôt sur le cou, leur haine perfideet gelée.

Elle parla de nouveau d’un calorifère ; mais son maril’écouta comme si elle eût demandé la lune. L’installation d’unappareil semblable à Parville lui paraissait aussi impossible quela découverte de la pierre philosophale.

Ayant été à Rouen, un jour, pour affaire, il rapporta à sa femmeune mignonne chaufferette de cuivre qu’il appelait en riant un «calorifère portatif » ; et il jugeait que cela suffiraitdésormais à l’empêcher d’avoir jamais froid.

Vers la fin de décembre, elle comprit qu’elle ne pourrait vivreainsi toujours, et elle demanda timidement, un soir, en dînant:

« Dis donc, mon ami, est-ce que nous n’irons point passer unesemaine ou deux à Paris avant le printemps ? »

Il fut stupéfait.

« À Paris ? à Paris ? Mais pourquoi faire !Ah ! mais non, par exemple ! On est trop bien ici, chezsoi. Quelles drôles d’idées tu as, par moments ! »

Elle balbutia :

« Cela nous distrairait un peu. »

Il ne comprenait pas.

« Qu’est-ce qu’il te faut pour te distraire ? Des théâtres,des soirées, des dîners en ville ? Tu savais pourtant bien envenant ici que tu ne devais pas t’attendre à des distractions decette nature ! »

Elle vit un reproche dans ces paroles et dans le ton dont ellesétaient dites. Elle se tut. Elle était timide et douce, sansrévoltes et sans volonté.

En janvier, les froids revinrent avec violence. Puis la neigecouvrit la terre.

Un soir, comme elle regardait le grand nuage tournoyant descorbeaux se déployer autour des arbres, elle se mit, malgré elle, àpleurer.

Son mari entrait. Il demanda tout surpris :

« Qu’est-ce que tu as donc ? »

Il était heureux, lui, tout à fait heureux, n’ayant jamais rêvéune autre vie, d’autres plaisirs. Il était né dans ce triste pays,il y avait grandi. Il s’y trouvait bien, chez lui, à son aise decorps et d’esprit.

Il ne comprenait pas qu’on pût désirer des événements, avoirsoif de joies changeantes ; il ne comprenait point qu’il nesemble pas naturel à certains êtres de demeurer aux mêmes lieuxpendant les quatre saisons ; il semblait ne pas savoir que leprintemps, que l’été, que l’automne, que l’hiver ont, pour desmultitudes de personnes, des plaisirs nouveaux en des contréesnouvelles.

Elle ne pouvait rien répondre et s’essuyait vivement les yeux.Elle balbutia enfin, éperdue :

« J’ai… Je… Je suis un peu triste… Je m’ennuie un peu… »

Mais une terreur la saisit d’avoir dit cela, et elle ajouta bienvite :

« Et puis… J’ai… J’ai un peu froid. »

À cette parole, il s’irrita :

« Ah ! oui… toujours ton idée de calorifère. Mais voyons,sacrebleu ! tu n’as seulement pas eu un rhume depuis que tu esici. »

La nuit vint. Elle monta dans sa chambre, car elle avait exigéune chambre séparée. Elle se coucha. Même en son lit, elle avaitfroid. Elle pensait :

« Ce sera ainsi toujours, toujours, jusqu’à la mort. »

Et elle songeait à son mari. Comment avait-il pu lui dire cela:

« Tu n’as seulement pas eu un rhume depuis que tu es ici. »

Il fallait donc qu’elle fût malade, qu’elle toussât pour qu’ilcomprît qu’elle souffrait !

Et une indignation la saisit, une indignation exaspérée defaible, de timide.

Il fallait quelle toussât. Alors il aurait pitié d’elle, sansdoute. Eh bien ! elle tousserait ; il l’entendraittousser ; il faudrait appeler le médecin ; il verraitcela, son mari, il verrait !

Elle s’était levée nu-jambes, nu-pieds, et une idée enfantine lafit sourire :

« Je veux un calorifère, et je l’aurai. Je tousserai tant, qu’ilfaudra bien qu’il se décide à en installer un. »

Et elle s’assit presque nue sur une chaise. Elle attendit uneheure, deux heures. Elle grelottait, mais elle ne s’enrhumait pas.Alors elle se décida à employer les grands moyens.

Elle sortit de sa chambre sans bruit, descendit l’escalier,ouvrit la porte du jardin.

La terre, couverte de neige, semblait morte. Elle avançabrusquement son pied nu et l’enfonça dans cette mousse légère etglacée. Une sensation de froid, douloureuse comme une blessure, luimonta jusqu’au cœur ; cependant elle allongea l’autre jambe etse mit à descendre les marches lentement.

Puis elle s’avança à travers le gazon, se disant :

« J’irai jusqu’aux sapins. »

Elle allait à petits pas, en haletant, suffoquée chaque foisqu’elle faisait pénétrer son pied nu dans la neige.

Elle toucha de la main le premier sapin, comme pour bien seconvaincre elle-même qu’elle avait accompli jusqu’au bout sonprojet ; puis elle revint. Elle crut deux ou trois foisqu’elle allait tomber, tant elle se sentait engourdie etdéfaillante. Avant de rentrer, toutefois, elle s’assit dans cetteécume gelée, et même, elle en ramassa pour se frotter lapoitrine.

Puis elle rentra et se coucha. Il lui sembla, au bout d’uneheure, qu’elle avait une fourmilière dans la gorge. D’autresfourmis lui couraient le long des membres. Elle dormitcependant.

Le lendemain elle toussait, et elle ne put se lever.

Elle eut une fluxion de poitrine. Elle délira, et dans sondélire elle demandait un calorifère. Le médecin exigea qu’on eninstallât un. Henry céda, mais avec une répugnance irritée.

Elle ne put guérir. Les poumons atteints profondément donnaientdes inquiétudes pour sa vie.

« Si elle reste ici, elle n’ira pas jusqu’aux froids », dit lemédecin.

On l’envoya dans le Midi.

Elle vint à Cannes, connut le soleil, aima la mer, respira l’airdes orangers en fleur.

Puis elle retourna dans le Nord au printemps. Mais elle vivaitmaintenant avec la peur de guérir, avec la peur des longs hivers deNormandie ; et sitôt qu’elle allait mieux, elle ouvrait, lanuit, sa fenêtre, en songeant aux doux rivages de laMéditerranée.

À présent, elle va mourir, elle le sait. Elle est heureuse.

Elle déploie un journal qu’elle n’avait point ouvert, et lit cetitre : « La première neige à Paris. »

Alors elle frissonne, et puis sourit. Elle regarde là-basl’Esterel qui devient rose sous le soleil couchant ; elleregarde le vaste ciel bleu, si bleu, la vaste mer bleue, si bleue,et se lève.

Et puis elle rentre, à pas lents, s’arrêtant seulement pourtousser, car elle est demeurée trop tard dehors, et elle a eufroid, un peu froid.

Elle trouve une lettre de son mari. Elle l’ouvre en sourianttoujours, et elle lit :

« Ma chère amie,

« J’espère que tu vas bien et que tu ne regrettes pas trop notrebeau pays. Nous avons depuis quelques jours une bonne gelée quiannonce la neige. Alors, j’adore ce temps-là et tu comprends que jeme garde bien d’allumer ton maudit calorifère… »

Elle cesse de lire, toute heureuse à cette idée qu’elle l’a eu,son calorifère. Sa main droite, qui tient la lettre, retombelentement sur ses genoux, tandis qu’elle porte à sa bouche sa maingauche comme pour calmer la toux opiniâtre qui lui déchire lapoitrine.

Chapitre 21La farce, Mémoires d’un farceur

Nous vivons dans un siècle où les farceurs ont des allures decroque-morts et se nomment : politiciens. On ne fait plus chez nousla vraie farce, la bonne farce, la farce joyeuse, saine et simplede nos pères. Et, pourtant, quoi de plus amusant et de plus drôleque la farce ? Quoi de plus amusant que de mystifier des âmescrédules, que de bafouer des niais, de duper les plus malins, defaire tomber les plus retors en des pièges inoffensifs etcomiques ? Quoi de plus délicieux que de se moquer des gensavec talent, de les forcer à rire eux-mêmes de leur naïveté, oubien, quand ils se fâchent, de se venger avec une nouvellefarce ?

Oh ! J’en ai fait, j’en ai fait des farces, dans monexistence. Et on m’en a fait aussi, morbleu ! et de bienbonnes. Oui, j’en ai fait, de désopilantes et de terribles. Une demes victimes est morte des suites. Ce ne fut une perte pourpersonne. Je dirai cela un jour ; mais j’aurai grand mal à lefaire avec retenue, car ma farce n’était pas convenable, mais pasdu tout, pas du tout. Elle eut lieu dans un petit village desenvirons de Paris. Tous les témoins pleurent encore de rire à cesouvenir, bien que le mystifié en soit mort. Paix à sonâme !

J’en veux aujourd’hui raconter deux, la dernière que j’ai subieet la première que j’aie infligée.

Commençons par la dernière, car je la trouve moins amusante, vuque j’en fus la victime.

J’allais chasser, à l’automne, chez des amis, en un château dePicardie. Mes amis étaient des farceurs, bien entendu. Je ne veuxpas connaître d’autres gens.

Quand j’arrivai, on me fit une réception princière qui me mit endéfiance. On tira des coups de fusils ; on m’embrassa, on mecajola comme si on attendait de moi de grands plaisirs ; je medis : « Attention, vieux furet, on prépare quelque chose. »

Pendant le dîner la gaieté fut excessive, trop grande. Jepensais : « Voilà des gens qui s’amusent double, et sans raisonapparente. Il faut qu’ils aient dans l’esprit l’attente de quelquebon tour. C’est à moi qu’on le destine assurément. Attention. »

Pendant toute la soirée on rit avec exagération. Je sentais dansl’air une farce, comme le chien sent le gibier. Mais quoi ?J’étais en éveil, en inquiétude. Je ne laissais passer ni un mot,ni une intention, ni un geste. Tout me semblait suspect, jusqu’à lafigure des domestiques.

L’heure de se coucher sonna, et voilà qu’on se mit à mereconduire à ma chambre en procession. Pourquoi ? On me criabonsoir. J’entrai, je fermai ma porte, et je demeurai debout, sansfaire un pas, ma bougie à la main.

J’entendais rire et chuchoter dans le corridor. On m’épiait sansdoute. Et j’inspectais de l’œil les murs, les meubles, le plafond,les tentures, le parquet. Je n’aperçus rien de suspect. J’entendismarcher derrière ma porte. On venait assurément regarder à laserrure.

Une idée me vint : « Ma lumière va peut-être s’éteindre tout àcoup et me laisser dans l’obscurité. » Alors j’allumai toutes lesbougies de la cheminée. Puis je regardai encore autour de moi sansrien découvrir. J’avançai à petits pas faisant le tour del’appartement. — Rien. — J’inspectai tous les objets l’un aprèsl’autre. — Rien. — Je m’approchai de la fenêtre. Les auvents, degros auvents en bois plein, étaient demeurés ouverts. Je les fermaiavec soin, puis je tirai les rideaux, d’énormes rideaux de velours,et je plaçai une chaise devant, afin de n’avoir rien à craindre dudehors.

Alors je m’assis avec précaution. Le fauteuil était solide. Jen’osais pas me coucher. Cependant le temps marchait. Et je finispar reconnaître que j’étais ridicule. Si on m’espionnait, comme jele supposais, on devait, en attendant le succès de la mystificationpréparée, rire énormément de ma terreur.

Je résolus donc de me coucher. Mais le lit m’étaitparticulièrement suspect. Je tirai sur les rideaux. Ils semblaienttenir. Là était le danger pourtant. J’allais peut-être recevoir unedouche glacée du ciel-de-lit, ou bien, à peine étendu, m’enfoncersous terre avec mon sommier. Je cherchais en ma mémoire tous lessouvenirs de farces accomplies. Et je ne voulais pas être pris.Ah ! mais non ! Ah ! mais non !

Alors je m’avisai soudain d’une précaution que je jugeaisouveraine. Je saisis délicatement le bord du matelas, et je letirai vers moi avec douceur. Il vint, suivi du drap et descouvertures. Je traînai tous ces objets au beau milieu de lachambre, en face de la porte d’entrée. Je refis là mon lit, lemieux que je pus, loin de la couche suspecte et de l’alcôveinquiétante. Puis, j’éteignis toutes les lumières, et je revins àtâtons me glisser dans mes draps.

Je demeurai au moins encore une heure éveillé tressaillant aumoindre bruit. Tout semblait calme dans le château. Jem’endormis.

J’ai dû dormir longtemps, et d’un profond sommeil ; maissoudain je fus réveillé en sursaut par la chute d’un corps pesantabattu sur le mien, et, en même temps, je reçus sur la figure, surle cou, sur la poitrine un liquide brûlant qui me fit pousser unhurlement de douleur. Et un bruit épouvantable comme si un buffetchargé de vaisselle se fût écroulé m’entra dans les oreilles.

J’étouffais sous la masse tombée sur moi, et qui ne remuaitplus. Je tendis les mains, cherchant à reconnaître la nature de cetobjet. Je rencontrai une figure, un nez, des favoris. Alors, detoute ma force, je lançai un coup de poing dans ce visage. Mais jereçus immédiatement une grêle de gifles qui me firent sortir, d’unbond, de mes draps trempés, et me sauver en chemise, dans lecorridor, dont j’apercevais la porte ouverte. O stupeur ! ilfaisait grand jour. On accourut au bruit et on trouva, étendu surmon lit, le valet de chambre éperdu qui, m’apportant le thé dumatin, avait rencontré sur sa route ma couche improvisée, etm’était tombé sur le ventre en me versant, bien malgré lui, mondéjeuner sur la figure.

Les précautions prises de bien fermer les auvents et de mecoucher au milieu de ma chambre m’avaient seules fait la farceredoutée.

Ah ! on a ri, ce jour-là !

L’autre farce que je veux dire date de ma première jeunesse.J’avais quinze ans, et je venais passer chaque vacance chez mesparents, toujours dans un château, toujours en Picardie.

Nous avions souvent en visite une vieille dame d’Amiens,insupportable, prêcheuse, hargneuse, grondeuse, mauvaise etvindicative. Elle m’avait pris en haine, je ne sais pourquoi, etelle ne cessait de rapporter contre moi, tournant en mal mesmoindres paroles et mes moindres actions. Oh ! la vieillechipie !

Elle s’appelait Mme Dufour, portait une perruque du plus beaunoir, bien qu’elle fût âgée d’au moins soixante ans, et posaitlà-dessus des petits bonnets ridicules à rubans roses. On larespectait parce qu’elle était riche. Moi, je la détestais du fonddu cœur et je résolus de me venger de ses mauvais procédés.

Je venais de terminer ma classe de seconde et j’avais été frappéparticulièrement, dans le cours de chimie, par les propriétés d’uncorps qui s’appelle le phosphure de calcium, et qui, jeté dansl’eau, s’enflamme, détone et dégage des couronnes de vapeur blanched’une odeur infecte. J’avais chipé, pour m’amuser pendant lesvacances, quelques poignées de cette matière assez semblable àl’œil à ce qu’on nomme communément du cristau.

J’avais un cousin du même âge que moi. Je lui communiquai monprojet. Il fut effrayé de mon audace.

Donc, un soir, pendant que toute la famille se tenait encore ausalon, je pénétrai furtivement dans la chambre de Mme Dufour, et jem’emparai (pardon, mesdames) d’un récipient de forme ronde qu’oncache ordinairement non loin de la tête du lit. Je m’assurai qu’ilétait parfaitement sec et je déposai dans le fond une poignée, unegrosse poignée, de phosphure de calcium.

Puis j’allai me cacher dans le grenier, attendant l’heure.Bientôt un bruit de voix et de pas m’annonça qu’on montait dans lesappartements ; puis le silence se fit. Alors, je descendisnu-pieds, retenant mon souffle, et j’allai placer mon œil à laserrure de mon ennemie.

Elle rangeait avec soin ses petites affaires. Puis elle ôta peuà peu ses hardes, endossa un grand peignoir blanc qui semblaitcollé sur ses os. Elle prit un verre, l’emplit d’eau, et enfonçantune main dans sa bouche comme si elle eût voulu s’arracher lalangue, elle en fit sortir quelque chose de rose et blanc, qu’elledéposa aussitôt dans l’eau. J’eus peur comme si je venaisd’assister à quelque mystère honteux et terrible. Ce n’était queson râtelier.

Puis elle enleva sa perruque brune et apparut avec un petitcrâne poudré de quelques cheveux blancs, si comique que je faillis,cette fois, éclater de rire derrière la porte. Puis elle fit saprière, se releva, s’approcha de mon instrument de vengeance, ledéposa par terre au milieu de la chambre, et se baissant, lerecouvrit entièrement de son peignoir.

J’attendais, le cœur palpitant. Elle était tranquille, contente,heureuse. J’attendais… heureux aussi, moi, comme on l’est quand onse venge.

J’entendis d’abord un très léger bruit, un clapotement, puisaussitôt une série de détonations sourdes comme une fusilladelointaine.

Il se passa, en une seconde, sur le visage de Mme Dufour,quelque chose d’affreux et de surprenant. Ses yeux s’ouvrirent, sefermèrent, se rouvrirent, puis elle se leva tout à coup avec unesouplesse dont je ne l’aurais pas crue capable, et elleregarda…

L’objet blanc crépitait, détonait, plein de flammes rapides etflottantes comme le feu grégeois des anciens. Et une fumée épaisses’en élevait, montant vers le plafond, une fumée mystérieuse,effrayante comme un sortilège.

Que dut-elle penser, la pauvre femme ? Crut-elle à une rusedu diable ? À une maladie épouvantable ? Crut-elle que cefeu, sorti d’elle, allait lui ronger les entrailles, jaillir commed’une gueule de volcan ou la faire éclater comme un canon tropchargé ?

Elle demeurait debout, folle d’épouvante, le regard tendu sur lephénomène. Puis tout à coup elle poussa un cri comme je n’en aijamais entendu et s’abattit sur le dos. Je me sauvai et jem’enfonçai dans mon lit et je fermai les yeux avec force comme pourme prouver à moi-même que je n’avais rien fait, rien vu, que jen’avais pas quitté ma chambre.

Je me disais : « Elle est morte ! Je l’ai tuée ! » Etj’écoutais anxieusement les rumeurs de la maison.

On allait ; on venait ; on parlait ; puis,j’entendis qu’on riait ; puis, je reçus une pluie de calottesenvoyées par la main paternelle.

Le lendemain Mme Dufour était fort pâle. Elle buvait de l’eau àtout moment. Peut-être, malgré les assurances du médecin,essayait-elle d’éteindre l’incendie qu’elle croyait enfermé dansson flanc.

Depuis ce jour, quand on parle devant elle de maladie, ellepousse un profond soupir, et murmure : « Oh ! madame, si voussaviez ! Il y a des maladies si singulières… »

Elle n’en dit jamais davantage.

Share