LIVRE PREMIER
Préface
J’avais résolu de ne consentir à l’impression de ces contes, qu’après que j’y pourrais joindre ceux de Boccace, qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m’ont conseillé de donner dès à présent ;ce qui me reste de ces bagatelles ; afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cet avis sans beaucoup de peine ; et j’ai cru pouvoir profiter de l’occasion. Non seulement cela m’est permis mais ce serait vanité à moi de mépriser un tel avantage. Il me suffit de ne pas vouloir qu’on impose en ma faveur à qui que ce soit ; et de suivre un chemin contraire à celui de certaines gens qui ne s’acquièrent des amis que pour s’acquérir des suffrages par leur moyen ; créatures de la cabale, bien différents de cet Espagnol qui se piquait d’être fils de ses propres œuvres.Quoique j’aie autant de besoin de ces artifices que pas un autre,je ne saurais me résoudre à les employer : seulement, je m’accommoderai, s’il m’est possible, au goût de mon siècle,instruit que je suis par ma propre expérience, qu’il n’y a rien de plus nécessaire. En effet on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimés régner tour à tour : maintenant ces galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plaît en un temps peut ne pas plaire en un autre.
Il n’appartient qu’aux ouvrages vraiment solides, et d’une souveraine beauté, d’être bien reçus de tous les esprits, et dans tous les siècles, sans avoir d’autre passeport que le seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort éloignes d’un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C’est ce que j’ai fait, ou que j’ai cru faire dans cette seconde édition, ou je n’ai ajouté de nouveaux contes, que parce qu’il m’a semblé qu’on était en train d’y prendre plaisir. Il y en a que j’ai étendus, et d’autres que j’ai accourcis ; seulement pour diversifier, et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera même quelques- uns que j’ai prétendu mettre en épigrammes. Tout cela n’a fait qu’un petit recueil, aussi peu considérable par sa grosseur, que par la qualité des ouvrages qui le composent. Pour le grossir j’ai tiré de mes papiers je ne sais quelle Imitation des Arrêts d’amour, avec un fragment où l’onme raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Vénus, et celui queMars et Vénus lui avaient fait. Il est vrai que ces deux piècesn’ont ni le sujet ni le caractère du tout semblables au reste dulivre mais à mon sens elles n’en sont pas entièrement éloignées.Quoi que c’en soit, elles passeront : je ne sais même si lavariété n’était point plus à rechercher en cette rencontre qu’unassortissement si exact.
Mais je m’amuse à des chosesauxquelles on ne prendra peut-être pas garde, tandis que j’ai lieud’appréhender des objections bien plus importantes. On m’en peutfaire deux principales : l’une que ce livre estlicencieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beausexe ! Quant à la première, je dis hardiment que la nature duconte le voulait ainsi ; étant une loi indispensable selonHorace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de seconformer aux choses dont on écrit. Or qu’il ne m’ait pas étépermis d’écrire de celles-ci, comme tant d’autres l’ont fait, etavec succès, je ne crois pas qu’on le mette en doute : et l’onne me saurait condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devantmoi, et les anciens devant l’Arioste. On me dira que j’eusse mieuxfait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de lesdéguiser. Il n’y avait rien de plus facile ; mais cela auraitaffaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grâce. Tant decirconspection n’est nécessaire que dans les ouvrages quipromettent beaucoup de retenue dès l’abord, ou par leur sujet, oupar la manière dont on les traite. Je confesse qu’il faut garder encela des bornes, et que les plus étroites sont lesmeilleures : aussi faut-il m’avouer que trop de scrupulegâterait tout. Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur queVirgile, ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contreles lois de la bienséance en prenant à tache de les observer. Carafin que l’on ne s’y trompe pas, en matière de vers et de prose,l’extrême pudeur et la bienséance sont deux choses biendifférentes. Cicéron fait consister la dernière à dire ce qu’il està propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnesqu’on entretient. Ce principe une fois posé ce n’est pas une fautede jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’hui de contes unpeu libres. Je ne pèche pas non plus en cela contre la morale. S’ily a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression surles âmes, ce n’est nullement la gaieté de ces contes ; ellepasse légèrement : je craindrais plutôt une douce mélancolie,ou les romans les plus chastes et les plus modestes sont trèscapables de nous plonger, et qui est une grande préparation pourl’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reprocheque ce livre fait tort aux femmes ; on aurait raison si jeparlais sérieusement ; mais qui ne voit que ceci est jeu, etpar conséquent ne peut porter coup ? il ne faut pas avoir peurque les mariages en soient à l’avenir moins fréquents, et les marisplus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que cescontes ne sont pas fondés, ou qu’ils ont partout un fondement aiséà détruire, enfin qu’il y a des absurdités, et pas la moindreteinture de vraisemblance. Je réponds en peu de mots que j’ai mesgarants : et puis ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable quifont la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c’est seulementla manière de les conter.
Voilà les principaux pointssur quoi j’ai cru être obligé de me défendre. J’abandonne le resteaux censeurs : aussi bien serait-ce une entreprise infinie quede prétendre répondre à tout. Jamais la critique ne demeure court,ni ne manque de sujets de s’exercer : quand ceux que je puisprévoir lui seraient ôtés, elle en aurait bientôt trouvéd’autres.
Jadis régnait enLombardie
Un prince aussi beau que le jour,
Et tel, que des beautés qui régnaient a sacour
La moitié lui portait envie,
L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.
Un jour en se mirant : Je fais, dit-il,gageure
Qu’il n’est mortel dans la nature
Qui me soit égal en appas
Et gage, si l’on veut, la meilleureprovince
De mes états ;
Et s’il s’en rencontre un, je promets foi deprince
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindrapas.
À ce propos s’avance uncertain gentilhomme
D’auprès de Rome.
« Sire, dit-il, si Votre Majesté
Est curieuse de beauté,
Qu’elle fasse venir mon frère ;
Aux plus charmants il n’en doitguerre :
Je m’y connais un peu ; soit dit sansvanité.
Toutefois en cela pouvant m’être flatté,
Que je n’en sois pas cru, mais les cœurs devos dames :
Du soin de guérir leurs flammes
Il vous soulagera, si vous le trouvezbon :
Car de pourvoir vous seul au tourment dechacune,
Outre que tant d’amour vous seraitimportune,
Vous n’auriez jamais fait, il vous faut unsecond.
Là-dessus Astolphe répond
(C’est ainsi qu’on nommait ce roi deLombardie) :
Votre discours me donne une terrible envie
De connaître ce frère : amenez-le-nousdonc.
Voyons si nos beautés en serontamoureuses,
Si ses appas le mettront en crédit :
Nous en croirons les connaisseuses,
Comme très bien vous avez dit. »
Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.
(C’est le nom que ce frère avait).
À la campagne il vivait,
Loin du commerce et du monde.
Marié depuis peu : content, je n’en saisrien.
Sa femme avait de la jeunesse,
De la beauté, de la délicatesse ;
Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en souvintbien.
Son frère arrive, et lui faitl’ambassade ;
Enfin il le persuade.
Joconde d’une part regardait l’amitié
D’un roi puissant, et d’ailleurs fortaimable ;
Et d’autre part aussi, sa charmante moitié
Triomphait d’être inconsolable,
Et de lui faire des adieux
À tirer les larmes des yeux.
« Quoi tu me quittes, disait-elle,
As-tu bien l’âme assez cruelle,
Pour préférer à ma constante amour,
Les faveurs de la cour ?
Tu sais qu’à peine elles durent unjour ;
Qu’on les conserve avec inquiétude,
Pour les perdre avec désespoir.
Si tu te lasses de me voir,
Songe au moins qu’en ta solitude
Le repos règne jour et nuit :
Que les ruisseaux n’y font du bruit,
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.
Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tesbois,
Ces fertiles vallons, ces ombrages sicois,
Enfin moi qui devrais me nommer lapremière :
Mais ce n’est plus le temps, tu ris de monamour
Va cruel, va montrer ta beauté singulière,
Je mourrai, je l’espère, avant la fin dujour. »
L’histoire ne dit point, nide quelle manière
Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,
Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit ;
Je m’en tais donc aussi de crainte de pisfaire.
Disons que la douleur l’empêcha deparler ;
C’est un fort bon moyen de se tirerd’affaire.
Sa femme le voyant tout prêt de s’enaller,
L’accable de baisers, et pour comble luidonne
Un bracelet de façon fort mignonne ;
En lui disant : « Ne le perdspas ;
Et qu’il soit toujours à ton bras,
Pour te ressouvenir de mon amourextrême :
Il est de mes cheveux, je l’ai tissumoi-même ;
Et voilà de plus mon portrait,
Que j’attache à ce bracelet. »
Vous autres bonnes genseussiez cru que la dame
Une heure après eut rendu l’âme ;
Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’unefemme,
Je m’en serais a bon droit défié.
Joconde partit donc ; mais ayantoublie
Le bracelet et la peinture,
Par je ne sais quelle aventure.
Le matin même il s’en souvient.
Au grand galop sur ses pas il revient,
Ne sachant quelle excuse il ferait a safemme :
Sans rencontrer personne, et sans êtreentendu,
Il monte dans sa chambre, et voit près de ladame
Un lourdaud de valet sur son sein étendu.
Tous deux dormaient : dans cet abord,Joconde
Voulut les envoyer dormir en l’autremonde :
Mais cependant il n’en fit rien ;
Et mon avis est qu’il fit bien.
Le moins de bruit que l’on peut faire
En telle affaire,
Est le plus sûr de la moitié.
Soit par prudence, ou par pitié,
Le Romain ne tua personne.
D’éveiller ces amants, il ne le fallaitpas,
Car son honneur l’obligeait en ce cas,
De leur donner le trépas.
« Vis, méchante, dit-il toutbas ;
À ton remords je t’abandonne. »
Joconde là-dessus se remet en chemin,
Rêvant à son malheur tout le long duvoyage,
Bien souvent il s’écrie, au fort de sonchagrin :
« Encor si c’était un blondin
Je me consolerais d’un si sensibleoutrage ;
Mais un gros lourdaud de valet !
C’est à quoi j’ai plus de regret :
Plus j’y pense et plus j’en enrage.
Ou l’Amour est aveugle, ou bien il n’est passage
D’avoir assemblé ces amants.
Ce sont, hélas ! sesdivertissements !
Et possible est-ce par gageure
Qu’il a causé cette aventure. »
Le souvenir fâcheux d’un siperfide tour
Altérait fort la beauté de Joconde :
Ce n’était plus ce miracle d’amour
Qui devait charmer tout le monde.
Les dames, le voyant arriver à la cour,
Dirent d’abord : « Est-ce là ceNarcisse
Qui prétendait tous nos cœursenchaîner ?
Quoi ! le pauvre homme a lajaunisse !
Ce n’est pas pour nous la donner.
À quel propos nous amener
Un galant qui vient de jeûner
La quarantaine ?
On se fût bien passé de prendre tant depeine. »
Astolphe était ravi ; le frère étaitconfus,
Et ne savait que penser là-dessus ;
Car Joconde cachait avec un soin extrême
La cause de son ennui.
On remarquait pourtant en lui,
Malgré ses yeux cavés, et son visageblême,
De fort beaux traits ; mais qui neplaisaient point,
Faute d’éclat et d’embonpoint.
Amour en eut pitié ;d’ailleurs cette tristesse
Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et devœux ;
L’un des plus grands suppôts de l’empireamoureux
Consumait en regrets la fleur de sajeunesse.
Le Romain se vit donc à la fin soulage
Par le même pouvoir qui l’avait afflige.
Car un jour étant seul en une galerie,
Lieu solitaire, et tenu fort secret :
Il entendit en certain cabinet,
Dont la cloison n’était que de menuiserie,
Le propre discours que voici :
« Mon cher Curtade, mon souci,
J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi queglace :
Je ne vois pourtant Dieu merci
Pas une beauté qui m’efface :
Cent conquérants voudraient avoir taplace,
Et tu sembles la mépriser ;
Aimant beaucoup mieux t’amuser
À jouer avec quelque page
Au lansquenet,
Que me venir trouver seule en ce cabinet.
Dorimène tantôt t’en a fait lemessage ;
Tu t’es mis contre elle a jurer,
À la maudire, à murmurer,
Et n’as quitte le jeu que ta main étantfaite,
Sans te mettre en souci de ce que jesouhaite. »
Qui fut bien étonné, ce futnotre Romain.
Je donnerais jusqu’à demain,
Pour deviner qui tenait ce langage,
Et quel était le personnage
Qui gardait tant son quant-à-moi.
Ce bel Adon était le nain du roi,
Et son amante était la reine.
Le Romain, sans beaucoup de peine,
Les vit en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissait en diverslieux.
Ces amants se fiaient au soin deDorimène ;
Seule elle avait toujours la clef de celieu-là,
Mais la laissant tomber, Joconde latrouva,
Puis s’en servit, puis en tira
Consolation non petite :
Car voici comme il raisonna :
« Je ne suis pas le seul, et puisque mêmeon quitte
Un prince si charmant, pour un naincontrefait,
Il ne faut pas que je m’irrite,
D’être quitte pour un valet.
Ce penser le console :il reprend tous ses charmes,
Il devient plus beau que jamais ;
Telle pour lui verse des larmes,
Qui se moquait de ses attraits.
C’est à qui l’aimera, la plus prude s’enpique,
Astolphe y perd mainte pratique.
Cela n’en fut que mieux ; il en avaitassez.
Retournons aux amants que nous avonslaissés.
Après avoir tout vu le Romain se retire,
Bien empêché de ce secret.
Il ne faut à la cour ni trop voir, ni tropdire ;
Et peu se sont vantés du don qu’on leur afait
Pour une semblable nouvelle :
Mais quoi, Joconde aimait avecque trop dezèle
Un prince libéral qui le favorisait,
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on luifaisait.
Or comme avec les rois il faut plus demystère
Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’enfaudroit,
Et que de but en blanc leur parler d’uneaffaire,
Dont le discours leur doit déplaire,
Ce serait être maladroit ;
Pour adoucir la chose, il fallut queJoconde,
Depuis l’origine du monde,
Fît un dénombrement des rois et descésars,
Qui sujets comme nous à ces communshasards,
Malgré les soins dont leur grandeur sepique,
Avaient vu leurs femmes tomber
En telle ou semblable pratique,
Et l’avaient vu sans succomber
À la douleur, sans se mettre en colère,
Et sans en faire pire chère.
« Moi qui vous parle, Sire, ajouta leRomain,
Le jour que pour vous voir je me mis enchemin,
Je fus forcé par mon destin,
De reconnaître Cocuage
Pour un des dieux du mariage,
Et comme tel de lui sacrifier. »
Là-dessus il conta, sans en rien oublier,
Toute sa déconvenue ;
Puis vint à celle du roi.
« Je vous tiens, ditAstolphe, homme digne de foi ;
Mais la chose, pour être crue,
Mérite bien d’être vue :
Menez-moi donc sur les lieux. »
Cela fut fait, et de ses propres yeux
Astolphe vit des merveilles,
Comme il en entendit de ses propresoreilles.
L’énormité du fait le rendit si confus,
Que d’abord tous ses sens demeurèrentperclus :
Il fut comme accablé de ce crueloutrage :
Mais bientôt il le prit en homme decourage,
En galant homme, et pour le faire court,
En véritable homme de cour.
« Nos femmes, ce dit-il, nous en ontdonne d’une ;
Nous voici lâchement trahis :
Vengeons-nous-en, et courons lepays ;
Cherchons partout notre fortune.
Pour réussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisserai montrain,
Je me dirai votre cousin,
Et vous ne me rendrez aucunedéférence :
Nous en ferons l’amour avec plusd’assurance,
Plus de plaisir, plus de commodité,
Que si j’étais suivi selon maqualité. »
Joconde approuva fort ledessein du voyage.
« Il nous faut dans notre équipage,
Continua le prince, avoir un livreblanc :
Pour mettre les noms de celles
Qui ne seront pas rebelles,
Chacune selon son rang.
Je consens de perdre la vie,
Si devant que sortir des confins d’Italie
Tout notre livre ne s’emplit ;
Et si la plus sévère à nos vœux ne serange :
Nous sommes beaux ; nous avons del’esprit ;
Avec cela bonnes lettres de change ;
Il faudrait être bien étrange,
Pour résister à tant d’appas,
Et ne pas tomber dans les lacs
De gens qui sèmeront l’argent et lafleurette,
Et dont la personne est bien faite. »
Leur bagage étant prêt, et lelivre surtout,
Nos galants se mettent en voie.
Je ne viendrais jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’Amour leurenvoie :
Nouveaux objets, nouvelle proie :
Heureuses les beautés qui s’offrent à leursyeux !
Et plus heureuse encor celle qui peut leurplaire !
Il n’est en la plupart des lieux
Femme d’échevin, ni de maire,
De podestat, de gouverneur,
Qui ne tienne à fort grand honneur
D’avoir en leur registre place.
Les cœurs que l’on croyait de glace
Se fondent tous à leur abord.
J’entends déjà maint esprit fort
M’objecter que la vraisemblance
N’est pas en ceci tout à fait.
« Car, dira-t-on, quelque parfait
Que puisse être un galant dedans cettescience,
Encor faut-il du temps pour mettre un cœur àbien. »
S’il en faut, je n’en sais rien
Ce n’est pas mon métier de cajolerpersonne :
Je le rends comme on me le donne ;
Et l’Arioste ne ment pas.
Si l’on voulait à chaque pas
Arrêter un conteur d’histoire,
Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareilcas
Je promets à ces gens quelque jour de lescroire.
Quand nos aventuriers eurentgoûté de tout
(De tout un peu, c’est comme il fautl’entendre)
« Nous mettrons, dit Astolphe, autant decœurs à bout
Que nous voudrons en entreprendre
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.
Arrêtons-nous pour un temps quelque part
Et cela plus tôt que plus tard ;
Car en amour, comme à la table,
Si l’on en croit la Faculté,
Diversité de mets peut nuire à la santé.
Le trop d’affaires nous accable ;
Ayons quelque objet en commun ;
Pour tous les deux c’est assezd’un. »
« J’y consens, ditJoconde, et je sais une dame
Près de qui nous aurons toute commodité.
Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elleest femme
D’un des premiers de la cité.
Rien moins, reprit le roi, laissons laqualité :
Sous les cotillons des grisettes,
Peut loger autant de beauté,
Que sous les jupes des coquettes.
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant defaçon,
Être en continuel soupçon,
Dépendre d’une humeur fière, brusque, ouvolage :
Chez les dames de haut parage
Ces choses sont à craindre, et bien d’autresencor.
Une grisette est un trésor ;
Car sans se donner de la peine,
Et sans qu’aux bals on la promène,
On en vient aisément à bout ;
On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien dutout.
Le point est d’en trouver une qui soitfidèle
Choisissons-la toute nouvelle,
Qui ne connaisse encor ni le mal ni lebien.
« Prenons, dit leRomain, la fille de notre hôte ;
Je la tiens pucelle sans faute.
De plus puceau que cette belle ;
Sa poupée en sait autant qu’elle.
– J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des cesoir.
Il ne s’agit que de savoir
Qui de nous doit donner à cettejouvencelle,
Si son cœur se rend à nos vœux,
La première leçon du plaisir amoureux.
Je sais que cet honneur est pure fantaisie
Toutefois étant roi, l’on me le doitcéder,
Du reste il est aisé de s’en accommoder.
– Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,
Vous auriez droit de prétendre le pas,
Mais il s’agit d’un autre cas.
Tirons au sort, c’est la justice ;
Deux pailles en feront l’office.
De la chape à l’évêque hélas ils sebattaient,
Les bonnes gens qu’ils étaient.
Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage
Du prétendu pucelage.
La belle étant venue en leurchambre le soir,
Pour quelque petite affaire ;
Nos deux aventuriers près d’eux la firentseoir,
Louèrent sa beauté, tachèrent de luiplaire,
Firent briller une bague à ses yeux.
À cet objet si précieux
Son cœur fit peu de résistance.
Le marché se conclut, et dès la même nuit,
Toute l’hôtellerie étant dans le silence,
Elle les vient trouver sans bruit.
Au milieu d’eux ils lui font prendreplace,
Tant qu’enfin la chose se passe
Au grand plaisir des trois, et surtout duRomain,
Qui crut avoir rompu la glace.
Je lui pardonne, et c’est en vain
Que de ce point on s’embarrasse.
Car il n’est si sotte après tout
Qui ne puisse venir à bout
De tromper à ce jeu le plus sage dumonde :
Salomon qui grand clerc étoit
Le reconnaît en quelque endroit,
Dont il ne souvint pas au bonhommeJoconde.
Il se tint content pour le coup,
Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup ;
Tout alla bien, et maître Pucelage
Joua des mieux son personnage.
Un jeune gars pourtant en avait essayé.
Le temps à cela près fut fort bienemployé,
Et si bien que la fille en demeuracontente.
Le lendemain elle le futencor,
Et même encor la nuit suivante
Le jeune gars s’étonna fort
Du refroidissement qu’il remarquait enelle :
Il se douta du fait, la guetta, lasurprit,
Et lui fit fort grosse querelle.
Afin de l’apaiser la belle lui promit,
Foi de fille de bien, que sans aucunefaute,
Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait
Autant de rendez-vous qu’il endemanderait.
« Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse nid’hôte :
Je veux cette nuit même, ou bien je diraitout.
– Comment en viendrons-nous a bout ?
(Dit la fille fort affligée)
De les aller trouver je me suisengagée :
Si j’y manque, adieu l’anneau,
Que j’ai gagné bien et beau,
– Faisons que l’anneau vous demeure,
Reprit le garçon, tout à l’heure.
Dites-moi seulement, dorment-ils fort tousdeux ?
– Oui, reprit-elle, mais entre eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée
Et tandis que je suis avec l’un d’euxempêchée
L’autre attend sans mot dire et s’endort biensouvent,
Tant que le siège soit vacant
C’est là leur mot. » Le gars dit àl’instant :
« Je vous irai trouver pendant leurpremier somme. »
Elle reprit : « Ah !gardez-vous-en bien ;
Vous seriez un mauvais homme.
– Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte. »
La porte ouverte ellelaissa ;
Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit ; puis fit en sorte,
Qu’entre les draps il se glissa :
Et Dieu sait comme il se plaça ;
Et comme enfin tout se passa :
Et de ceci, ni de cela,
Ne se douta le moins du monde,
Ni le roi lombard ni Joconde.
Chacun d’eux pourtant s’éveilla
Bien étonné de telle aubade.
Le roi lombard dit à part soi :
« Qu’a donc mangé mon camarade ?
Il en prend trop ; et sur ma foi,
C’est bien fait s’il devientmalade. »
Autant en dit de sa part le Romain.
Et le garçon ayant repris haleine,
S’en donna pour le jour, et pour lelendemain ;
Enfin pour toute la semaine.
Puis les voyant tous deux rendormis à lafin,
Il s’en alla de grand matin,
Toujours par le même chemin,
Et fut suivi de la donzelle,
Qui craignait fatigue nouvelle.
Eux éveillés, le roi dit au Romain :
« Frère, dormez jusqu’à demain :
Vous en devez avoir envie,
Et n’avez à présent besoin que de repos.
– Comment ? dit le Romain : maisvous-même, à propos
Vous avez fait tantôt une terrible vie.
– Moi ? dit le roi, j’ai toujoursattendu :
Et puis voyant que c’était temps perdu,
Que sans pitié ni conscience
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter cetendron,
Sans en avoir d’autre raison
Que d’éprouver ma patience,
Je me suis, malgré moi, jusqu’au jourrendormi.
Que s’il vous eut plu, notre ami,
J’aurais couru volontiers quelque poste.
C’eut été tout, n’ayant pas la riposte
Ainsi que vous : qu’yferait-on ?
– Pour Dieu, reprit son compagnon,
Cessez de vous railler, et changeons dematière.
Je suis votre vassal vous l’avez bien faitvoir.
C’est assez que tantôt il vous ait plud’avoir
La fillette tout entière :
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira ;
Nous verrons si ce feu toujours vousdurera.
– Il pourra, dit le roi, durer toute mavie,
Si j’ai beaucoup de nuits telles quecelle-ci.
– Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,
Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaîtainsi. »
Astolphe se piqua de cette repartie ;
Et leurs propos s’allaient de plus en plusaigrir,
Si le roi n’eut fait venir
Tout incontinent la belle.
Ils lui dirent :« Jugez-nous »,
En lui contant leur querelle.
Elle rougit, et se mit à genoux ;
Leur confessa tout le mystère.
Loin de lui faire pire chère,
Ils en rirent tous deux : l’anneau luifut donné,
Et maint bel écu couronné,
Dont peu de temps après on la vit mariée,
Et pour pucelle employée.
Ce fut par là que nos aventuriers
Mirent fin à leurs aventures,
Se voyant chargés de lauriers
Qui les rendront fameux chez les racesfutures :
Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur encoûta
Qu’un peu d’adresse, et quelques feinteslarmes ;
Et que loin des dangers et du bruit desalarmes,
L’un et l’autre les remporta.
Tout fiers d’avoir conquis les cœurs de tantde belles,
Et leur livre étant plus que plein,
Le roi lombard dit au Romain :
« Retournons au logis par le plus courtchemin :
Si nos femmes sont infidèles,
Consolons-nous, bien d’autres le sontqu’elles.
La constellation changera quelquejour :
Un temps viendra que le flambeau d’Amour
Ne brûlera les cœurs que de pudiquesflammes :
À présent on dirait que quelque astremalin
Prend plaisir aux bons tours des maris et desfemmes.
D’ailleurs tout l’univers est plein
De maudits enchanteurs, qui des corps et desâmes,
Font tout ce qu’il leur plaît :savons-nous si ces gens
(Comme ils sont traîtres et méchants,
Et toujours ennemis, soit de l’un, soit del’autre)
N’ont point ensorcelé mon épouse et lavôtre ?
Et si par quelque étrange cas,
Nous n’avons point cru voir chose qui n’étaitpas ?
Ainsi que bons bourgeois achevons notrevie,
Chacun près de sa femme, et demeurons-enla.
Peut-être que l’absence, ou bien lajalousie,
Nous ont rendu leurs cœurs, que l’Hymen nousôta. »
Astolphe rencontra dans cette prophétie.
Nos deux aventuriers, aulogis retournés,
Furent très bien reçus, pourtant un peugrondés ;
Mais seulement par bienséance.
L’un et l’autre se vit de baisersrégalé :
On se récompensa des pertes de l’absence,
Il fut dansé, sauté, ballé ;
Et du nain nullement parlé,
Ni du valet comme je pense.
Chaque époux s’attachant auprès de samoitié,
Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,
Le plus heureux, le plus content du monde.
La reine à son devoir ne manqua d’un seulpoint :
Autant en fit la femme de Joconde :
Autant en font d’autres qu’on ne saitpoint.
C’est de tout temps qu’àNaples on a vu
Régner l’amour et la galanterie :
De beaux objets cet état est pourvu,
Mieux que pas un qui soit en Italie.
Femmes y sont, qui font venir l’envie
D’être amoureux, quand on ne voudrait pas.
Une surtout ayant beaucoupd’appas
Eut pour amant un jeune gentilhomme,
Qu’on appelait Richard Minutolo :
Il n’était lors de Paris jusqu’à Rome
Galant qui sut si bien le numéro.
Force lui fut ; d’autant que cettebelle
(Dont sous le nom de madame Catelle
Il est parlé dans le Décaméron)
Fut un long temps si dure et si rebelle,
Que Minutol n’en sut tirer raison.
Que fait-il donc ? comme il voit que sonzèle
Ne produit rien, il feint d’êtreguéri ;
Il ne va plus chez madame Catelle ;
Il se déclare amant d’une autrebelle ;
Il fait semblant d’en être favori.
Catelle en rit ; pas grain dejalousie.
Sa concurrente était sa bonne amie :
Si bien qu’un jour qu’ils étaient endevis,
Minutolo pour lors de la partie,
Comme en passant mit dessus le tapis
Certains propos de certaines coquettes,
Certain mari, certaines amourettes,
Qu’il controuva sans personnenommer ;
Et fit si bien que madame Catelle
De son époux commence à s’alarmer,
Entre en soupçon, prend le morceau pourelle.
Tant en fut dit, que la pauvre femelle,
Ne pouvant plus durer en tel tourment,
Voulut savoir de son défunt amant,
Qu’elle tira dedans une ruelle,
De quelles gens il entendait parler :
Qui, quoi, comment, et ce qu’il voulaitdire.
« Vous avez eu, lui dit-il, tropd’empire
Sur mon esprit pour vous dissimuler.
Votre mari voit Madame Simone :
Vous connaissez la galande quec’est :
Je ne le dis pour offenser personne ;
Mais il y va tant de votre intérêt,
Que je n’ai pu me taire davantage.
Si je vivais dessous votre servage,
Comme autrefois, je me garderais bien
De vous tenir un semblable langage,
Qui de ma part ne serait bon à rien.
De ses amants toujours on se méfie.
Vous penseriez que par supercherie
Je vous dirais du mal de votreépoux ;
Mais grâce à Dieu je ne veux rien de vous.
Ce qui me meut n’est du tout que bon zèle.
Depuis un jour j’ai certaine nouvelle,
Que votre époux chez Janot le baigneur
Doit se trouver avecque sa donzelle.
Comme Janot n’est pas fort grand seigneur,
Pour cent ducats vous lui ferez toutdire ;
Pour cent ducats il fera tout aussi.
Vous pouvez donc tellement vous conduire,
Qu’au rendez-vous trouvant votre mari,
Il sera pris sans s’en pouvoir dédire.
Voici comment. La dame a stipulé
Qu’en une chambre, ou tout sera fermé,
L’on les mettra ; soit craignant qu’onait vue
Sur le baigneur ; soit que sentant soncas,
Simone encor n’ait toute honte bue.
Prenez sa place, et ne marchandezpas :
Gagnez Janot ; donnez-lui centducats ;
Il vous mettra dedans la chambrenoire ;
Non pour jeûner, comme vous pouvezcroire :
Trop bien ferez tout ce qu’il vous plaira.
Ne parlez point, vous gâteriez l’histoire,
Et vous verrez comme tout en ira. »
L’expédient plus très fort à Catelle.
De grand dépit Richard elleinterrompt :
« Je vous entends, c’est assez, luidit-elle,
Laissez-moi faire ; et le drôle et sabelle
Verront beau jeu si la corde ne rompt.
Pensent-ils donc que je sois quelquebuse ? »
Lors pour sortir elle prend une excuse,
Et tout d’un pas s’en va trouver Janot,
À qui Richard avait donné le mot.
L’argent fait tout : si l’on en prend enFrance
Pour obliger en de semblables cas,
On peut juger avec grande apparence,
Qu’en Italie on n’en refuse pas.
Pour tout carquois, d’une large escarcelle
En ce pays le dieu d’amour se sert.
Janot en prend de Richard, deCatelle ;
Il en eut pris du grand diable d’enfer.
Pour abréger, la chose s’exécute
Comme Richard s’était imaginé.
Sa maîtresse eut d’abord quelque dispute
Avec Janot qui fit le réservé :
Mais en voyant bel argent bien compté,
Il promet plus que l’on ne lui demande.
Le temps venu d’aller au rendez- vous,
Minutolo s’y rend seul de sa bande ;
Entre en la chambre ; et n’y trouveaucuns trous
Par où le jour puisse nuire à sa flamme.
Guère n’attend : il tardait à la dame
D’y rencontrer son perfide époux,
Bien préparée à lui chanter sa gamme.
Pas n’y manqua, l’on peut s’en assurer.
Dans le lieu dit Janot la fit entrer,
Là ne trouva ce qu’elle allaitchercher :
Point de mari, point de Dame Simone
Mais au lieu d’eux Minutol en personne,
Qui sans parler se mit à l’embrasser.
Quant au surplus je le laisse àpenser :
Chacun s’en doute assez sans qu’on le die.
De grand plaisir notre amant s’extasie.
Que si le jeu plut beaucoup à Richard,
Catelle aussi, toute rancune à part,
Le laissa faire, et ne voulut mot dire
Il en profite, et se garde de rire ;
Mais toutefois ce n’est pas sans effort
De figurer le plaisir qu’a le sire,
Il me faudrait un esprit bien plus fort
Premièrement il jouit de sa belle ;
En second lieu il trompe unecruelle ;
Et croit gagner les pardons en cela.
Mais à la fin Catelle s’emporta :
« C’est trop souffrir, traître, ce luidit-elle,
Je ne suis pas celle que tu prétends.
Laisse-moi là ; sinon à belles dents
Je te déchire, et te saute à la vue.
C’est donc cela que tu te tiens en mue,
Fais le malade et te plains tous lesjours ;
Te réservant sans doute à tes amours.
Parle, méchant, dis-moi, suis-je pourvue
De moins d’appas ? ai-je moinsd’agrément,
Moins de beauté que ta dame Simone ?
Le rare oiseau ! ô la bellefriponne !
T’aimais-je moins ? je te hais àprésent ;
Et plut à Dieu que je t’eusse vupendre. »
Pendant cela Richard pour l’apaiser
La caressait, tâchait de la baiser ;
Mais il ne put ; elle s’en sutdéfendre.
« Laisse-moi là, se mit-elle à crier
Comme un enfant penses-tu metraiter ?
N’approche point, je ne suis plus tafemme :
Rends-moi mon bien, va-t’en trouver tadame
Va déloyal, va-t’en, je te le dis.
Je suis bien sotte, et bien de mon pays
De te garder la foi de mariage :
À quoi tient-il, que pour te rendre sage,
Tout sur-le-champ, je t’envoie quérir
Minutolo qui m’a si fort chérie ?
Je le devrais afin de te punir ;
Et sur ma foi, j’en ai presquel’envie. »
À ce propos le galant éclata.
« Tu ris, dit-elle, ô dieux ! quelleinsolence !
Rougira-t-il ? voyons sacontenance. »
Lors de ses bras la belle s’échappa ;
D’une fenêtre à tâtons approcha ;
L’ouvrit de force ; et fut bienétonnée
Quand elle vit Minutol son amant :
Elle tomba plus d’à demi pâmée.
« Ah ! qui t’eut cru, dit-elle, siméchant ?
Que dira-t-on ? me voilà diffamée.
– Qui le saura ? dit Richard àl’instant ;
Janot est sûr, j’en réponds sur ma vie.
Excusez donc si je vous ai trahie ;
Ne me sachez mauvais gré d’un teltour :
Adresse, force, et ruse, ettromperie ;
Tout est permis en matière d’amour.
J’étais réduit avant ce stratagème
À vous servir sans plus pour vos beauxyeux :
Ai-je failli de me payer moi-même ?
L’eussiez-vous fait ? non sansdoute ; et les dieux
En ce rencontre ont tout fait pour lemieux :
Je suis content ; vous n’êtes pointcoupable ;
Est-ce de quoi paraîtreinconsolable ?
Pourquoi gémir ? j’en connais, Dieumerci,
Qui voudraient bien qu’on les trompâtainsi. »
Tout ce discours n’apaisa point Catelle.
Elle se mit à pleurer tendrement.
En cet état elle parut si belle,
Que Minutol de nouveau s’enflammant
Lui prit la main. « Laisse-moi, luidit-elle ;
Contente-toi, veux-tu donc que j’appelle
Tous les voisins, tous les gens deJanot ?
– Ne faites point, dit-il, cettefolie ;
Votre plus court est de ne dire mot.
Pour de l’argent, et non par tromperie
(Comme le monde est à présent bâti)
L’on vous croirait venue en ce lieu-ci.
Que si d’ailleurs cette supercherie
Allait jamais jusqu’à votre mari,
Quel déplaisir ! songez-y je vousprie ;
En des combats n’engagez point savie ;
Je suis du moins aussi mauvais quelui. »
À ces raisons enfin Catelle cède.
« La chose étant, poursuit-il, sansremède,
Le mieux sera que vous vous consoliez.
N’y pensez plus. Si pourtant vous vouliez…
Mais bannissons bien loin touteespérance ;
Jamais mon zèle et ma persévérance
N’ont eu de vous que mauvais traitement.
Si vous vouliez, vous feriez aisément,
Que le plaisir de cette jouissance
Ne serait pas, comme il est,imparfait :
Que reste-t-il ? le plus fort en estfait. »
Tant bien sut dire, et prêcher, que ladame
Séchant ses yeux, rassérénant son âme,
Plus doux que miel à la fin l’écouta.
D’une faveur en une autre il passa,
Eut un souris, puis après autre chose,
Puis un baiser, puis autre choseencor ;
Tant que la belle, après un peu d’effort,
Vient à son point, et le drôle en dispose.
Heureux cent fois plus qu’il n’avaitété !
Car quand l’Amour d’un et d’autre côté
Veut s’entremettre, et prend part àl’affaire,
Tout va bien mieux, comme m’ont assuré
Ceux que l’on tient savants en ce mystère.
Ainsi Richard jouit de ses amours,
Vécut content, et fit force bons tours,
Dont celui-ci peut passer à la montre.
Pas ne voudrais en faire un plusrusé :
Que plût à Dieu qu’en certaine rencontre
D’un pareil cas je me fusse avisé !
N’a pas longtemps de Romerevenait
Certain cadet qui n’y profita guère
Et volontiers en chemin séjournait
Quand par hasard le galant rencontrait
Bon vin, bon gîte, et belle chambrière.
Avint qu’un jour en un bourg arrêté
Il vit passer une dame jolie,
Leste, pimpante, et d’un page suivie,
En la voyant, il en fut enchanté.
La convoita ; comme bien savaitfaire.
Prou de pardons il avait rapporté ;
De vertu peu ; chose assez ordinaire.
La dame était de gracieux maintien,
De doux regard, jeune, fringante etbelle ;
Somme qu’enfin il ne lui manquait rien,
Fors que d’avoir un ami digne d’elle.
Tant se la mit le drôle en la cervelle,
Que dans sa peau peu ni point nedurait :
Et s’informant comment onl’appelait :
« C’est, lui dit-on, la dame duvillage.
Messire Bon l’a prise en mariage,
Quoiqu’il n’ait plus que quatre cheveuxgris :
Mais comme il est des premiers du pays,
Son bien supplée au défaut de sonâge. »
Notre cadet tout ce détailapprit,
Dont il conçut espérance certaine.
Voici comment le pèlerin s’y prit.
Il renvoya dans la ville prochaine
Tous ses valets ; puis s’en fut auchâteau ;
Dit qu’il était un jeune jouvenceau,
Qui cherchait maître, et qui savait toutfaire.
Messire Bon fort content de l’affaire
Pour fauconnier le loua bien et beau.
(Non toutefois sans l’avis de sa femme)
Le fauconnier plut très fort à ladame ;
Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,
Guère ne mit à déclarer sa flamme.
Ce fut beaucoup ; car le vieillardétait
Fou de sa femme, et fort peu la quittait,
Sinon les jours qu’il allait à la chasse.
Son fauconnier, qui pour lors le suivait,
Eut demeuré volontiers en sa place.
La jeune dame en était bien d’accord,
Ils n’attendaient que le temps de mieuxfaire.
Quand je dirai qu’il leur en tardait fort,
Nul n’osera soutenir le contraire.
Amour enfin, qui prit à cœurl’affaire,
Leur inspira la ruse que voici.
La dame dit un soir à son mari :
« Qui croyez-vous le plus rempli dezèle
De tous vos gens ? » Ce proposentendu
Messire Bon lui dit : « J’aitoujours cru
Le fauconnier garçon sage et fidèle ;
Et c’est à lui que plus je me fierois.
– Vous auriez tort, repartit cettebelle ;
C’est un méchant : il me tint l’autrefois
Propos d’amour, dont je fus si surprise,
Que je pensai tomber tout de monhaut ;
Car qui croirait une telleentreprise ?
Dedans l’esprit il me vint aussitôt
De l’étrangler, de lui manger lavue :
Il tint à peu ; je n’en fus retenue,
Que pour n’oser un tel cas publier :
Même, à dessein qu’il ne le put nier,
Je fis semblant d’y vouloircondescendre ;
Et cette nuit sous un certain poirier
Dans le jardin je lui dis de m’attendre.
Mon mari, dis-je, est toujours avec moi,
Plus par amour que doutant de mafoi ;
Je ne me puis dépêtrer de cet homme,
Sinon la nuit pendant son premiersomme :
D’auprès de lui tâchant de me lever,
Dans le jardin je vous irai trouver.
Voilà l’état où j’ai laissél’affaire. »
Messire Bon se mit fort encolère.
Sa femme dit : » Mon mari, monépoux,
Jusqu’à tantôt cachez votrecourroux ;
Dans le jardin attrapez-le vous-même ;
Vous le pourrez trouver fortaisément ;
Le poirier est à main gauche en entrant.
Mais il vous faut user destratagème :
Prenez ma jupe, etcontrefaites-vous ;
Vous entendrez son insolenceextrême :
Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups,
Que le galant demeure sur la place.
Je suis d’avis que le friponneau fasse
Tel compliment à des femmesd’honneur ! »
L’époux retint cette leçon par cœur.
Onc il ne fut une plus forte dupe
Que ce vieillard, bon homme au demeurant.
Le temps venu d’attraper le galant,
Messire Bon se couvrit d’une jupe,
S’encornêta, courut incontinent
Dans le jardin, ou ne trouvapersonne :
Garde n’avait : car, tandis qu’ilfrissonne,
Claque des dents, et meurt quasi de froid,
Le pèlerin, qui le tout observoit,
Va voir la dame ; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je croi,
Lorsqu’Amour seul étant de la partie
Entre deux draps on tient femmejolie ;
Femme jolie, et qui n’est point à soi.
Quand le galant un assez bon espace
Avec la dame eut été dans ce lieu,
Force lui fut d’abandonner la place :
Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.
Dans le jardin il court en diligence.
Messire Bon rempli d’impatience
À tous moments sa paresse maudit.
Le pèlerin, d’aussi loin qu’il le vie,
Feignit de croire apercevoir la dame,
Et lui cria : « Quoi donc méchantefemme !
À ton mari tu brassais un tel tour !
Est-ce le fruit de son parfaitamour !
Dieu soit témoin que pour toi j’en aihonte :
Et de venir ne tenais quasi compte,
Ne te croyant le cœur si perverti,
Que de vouloir tromper un tel mari.
Or bien, je vois qu’il te faut unami ;
Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.
Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,
C’est seulement pour éprouver tafoi :
Et ne t’attends de m’induire àluxure :
Grand pécheur suis ; mais j’ai, la Dieumerci,
De ton honneur encor quelque souci.
À Monseigneur ferais-je un teloutrage ?
Pour toi, tu viens avec un front depage :
Mais, foi de Dieu, ce bras techâtiera ;
Et Monseigneur puis après le saura. »
Pendant ces mots épouxpleurait de joie,
Et tout ravi disait entre ses dents :
« Loué soit Dieu, dont la bontém’envoie
Femme et valet si chastes, siprudents. »
Ce ne fut tout ; car à grands coups degaule
Le pèlerin vous lui froisse uneépaule ;
De horions laidement l’accoutra ;
Jusqu’au logis ainsi le convoya.
Messire Bon eut voulu que le zèle
De son valet n’eut été jusque-là ;
Mais le voyant si sage et si fidèle,
Le bonhommeau des coups se consola.
Dedans le lit sa femme il retrouva ;
Lui conta tout, en luidisant : » M’amie,
Quand nous pourrions vivre cent ans encor,
Ni vous ni moi n’aurions de notre vie
Un tel valet ; c’est sans doute untrésor.
Dans notre bourg je veux qu’il prennefemme :
À l’avenir traitez-le ainsi que moi.
– Pas n’y faudrai, lui repartit ladame ;
Et de ceci je vous donne ma foi. »
Messire Artus sous le grandroi François
Alla servir aux guerres d’Italie ;
Tant qu’il se vit, après maints beauxexploits,
Fait chevalier en grand’cérémonie.
Son général lui chaussa l’éperon :
Dont il croyait que le plus haut baron
Ne lui dut plus contester le passage.
Si s’en revient tout fier en son village,
Où ne surprit sa femme en oraison.
Seule il l’avait laissée à lamaison ;
Il la retrouve en bonne compagnie,
Dansant, sautant, menant joyeuse vie,
Et des muguets avec elle à foison.
Messire Artus ne prit goût àl’affaire ;
Et ruminant sur ce qu’il devaitfaire :
« Depuis que j’ai mon village quitté,
Si j’étais crû, dit-il, en dignité
De cocuage et de chevalerie :
C’est moitié trop, sachons lavérité. »
Pour ce s’avise, un jour de confrérie,
De se vêtir en prêtre, et confesser.
Sa femme vient à ses pieds se placer.
De prime abord sont par la bonne dame
Expédiés tous les pêchés menus ;
Puis à leur tour les gros étant venus,
Force lui fut qu’elle changeât de gamme.
« Père, dit-elle, en mon lit sontreçus
Un gentilhomme, un chevalier, unprêtre. »
Si le mari ne se fût fait connaître,
Elle en allait enfiler beaucoupplus ;
Courte n’était pour sûr la kyrielle.
Son mari donc l’interrompt là-dessus
Dont bien lui prit : » Ah,dit-il, infidèle !
Un prêtre même ! à qui crois-tuparler ?
À mon mari, dit la fausse femelle
Qui d’un tel pas se sut bien démêler.
Je vous ai vu dans ce lieu vous couler
Ce qui m’a fait douter du badinage.
C’est un grand cas étant homme si sage
Vous n’ayez su l’énigme débrouiller.
On vous a fait, dites-vous,chevalier :
Auparavant vous étiez gentilhomme :
Vous êtes prêtre avecque ces habits.
Béni soit Dieu ! dit alors le bonhomme :
Je suis un sot de l’avoir si mal pris.
Un savetier, que nousnommerons Blaise,
Prit belle femme ; et fut très avisé
Les bonnes gens qui n’étaient à leur aise,
S’en vont prier un marchand peu rusé,
Qu’il leur prêtât dessous bonne promesse
Mi-muid de grain ; ce que le marchandfait.
Le terme échu, ce créancier les presse.
Dieu sait pourquoi : le galant, eneffet,
Crut que par là baiserait la commère.
« Vous avez trop de quoi mesatisfaire
(Ce lui dit-il) et sans débourserrien ;
Accordez-moi ce que vous savez bien.
– Je songerai, répond-elle, à lachose. »
Puis vient trouver Blaise tout aussitôt,
L’avertissant de ce qu’on lui propose.
Blaise lui dit : » Par bieu,femme, il nous faut
Sans coup férir rattraper notre somme.
Tout de ce pas allez dire à cet homme
Qu’il peut venir, et que je n’y suispoint.
Je veux ici me cacher tout à point.
Avant le coup demandez la cédule.
De la donner je ne crois qu’il recule.
Puis tousserez afin de m’avertir ;
Mais haut et clair, et plutôt deux foisqu’une.
Lors de mon coin vous me verrez sortir
Incontinent, de crainte de fortune. »
Ainsi fut dit, ainsis’exécuta.
Dont le mari puis après se vanta ;
Si que chacun glosait sur ce mystère.
« Mieux eût valu tousser aprèsl’affaire,
(Dit à la belle un des plus grosbourgeois)
Vous eussiez eu votre compte tous trois.
N’y manquez plus, sauf après de se taire.
Mais qu’en est-il ? or ça, belle, entrenous. »
Elle répond : » AhMonsieur ! croyez-vous
Que nous ayons tant d’esprit que vosdames ? »
Notez qu’illec avec deux autres femmes,
Du gros bourgeois l’épouse était aussi)
« Je pense bien, continua la belle.
Qu’en pareil cas Madame en useainsi ;
Mais quoi, chacun n’est pas si sagequ’elle. »
Du temps des Grecs, deuxsœurs disaient avoir
Aussi beau cul que fille de leursorte ;
La question ne fut que de savoir
Quelle des deux dessus l’autre l’emporte
Pour en juger un expert étant pris,
À la moins jeune il accorde le prix,
Puis l’épousant, lui fait don de sonâme ;
À son exemple, un sien frère est épris
De la cadette, et la prend pour safemme ;
Tant fut entre eux, à la fin, procédé,
Que par les sœurs un temple fut fondé,
Dessous le nom de Vénus belle-fesse,
Je ne sais pas à quelle intention ;
Mais c’eût été le temple de la Grèce
Pour qui j’eusse eu plus de dévotion.
Axiochus avec Alcibiades
Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux,
Par bon accord comme grands camarades,
En même nid furent pondre tous deux.
Qu’arrive-t-il ? L’un de ces amoureux
Tant bien exploite autour de la donzelle,
Qu’il en naquit une fille si belle,
Qu’ils s’en vantaient tous deux également.
Le temps venu que cet objet charmant
Put pratiquer les leçons de sa mère ;
Chacun des deux en voulut êtreamant ;
Plus n’en voulut l’un ni l’autre êtrepère.
« Frère, dit l’un, ah ! vous nesauriez faire
Que cet enfant ne soit vous tout craché.
– Parbieu, dit l’autre, il est à vous,compère ;
Je prends sur moi le hasard dupéché. »
À son souper un glouton
Commande que l’on apprête
Pour lui seul un esturgeon,
Sans en laisser que la tête,
Il soupe ; il crève ; on ycourt ;
On lui donne maints clystères.
On lui dit, pour faire court,
Qu’il mette ordre à ses affaires.
« Mes amis, dit le goulu,
M’y voilà tout résolu ;
Et puisqu’il faut que je meure,
Sans faire tant de façon,
Qu’on m’apporte tout à l’heure
Le reste de mon poisson. »
Sœur Jeanne ayant fait unpoupon,
Jeûnait, vivait en sainte fille.
Toujours était en oraison.
Et toujours ses sœurs à la grille.
Un jour donc l’abbesse leur dit ;
« Vivez comme sœur Jeanne vit ;
Fuyez le monde et sa séquelle. »
Toutes reprirent à l’instant :
« Nous serons aussi sages qu’elle
Quand nous en aurons fait autant. »
Deux avocats qui nes’accordaient point
Rendaient perplexe un juge deprovince :
Si ne put onc découvrir le vraipoint ;
Tant lui semblait que fût obscur et mince.
Deux pailles prend d’inégalegrandeur :
Du doigt les serre ; il avait bonnepince
La longue échet sans faute au défendeur,
Dont renvoyé s’en va gai comme un prince
La cour s’en plaint, et le jugerepart :
« Ne me blâmez, Messieurs, pour cetégard
De nouveauté dans mon fait il n’estmaille ;
Maint d’entre vous souvent juge au hasard
Sans que pour ce tire à la courtepaille. »
Un paysan son seigneuroffensa.
L’histoire dit que c’étaitbagatelle ;
Et toutefois ce seigneur le tança
Fort rudement ; ce n’est chosenouvelle.
« Coquin, dit-il, tu mérites lahart :
Fais ton calcul d’y venir tôt outard ;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon ; et de trois peinesl’une
Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendrerepos ;
Ou de souffrir trente bons coups degaules,
Bien appliqués sur tes largesépaules ;
Ou de payer sur-le-champ cent écus. »
Le paysan consultant là-dessus :
« Trente aulx sans boire ! ah,dit-il en soi-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un péril extrême.
Les cent écus c’est le pire detous. »
Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria : » Pour Dieu,miséricorde.
Son seigneur dit : Qu’on apporte unecorde ;
Quoi le galant m’ose répondreencor ? »
Le paysan de peur qu’on ne le pende
Fait choix de l’ail ; et le seigneurcommande
Que l’on en cueille, et surtout du plusfort.
Un après un lui même il fait lecompte :
Puis quand il voit que son calcul se monte
À la trentaine, il les met dans un plat.
Et cela fait le malheureux pied-plat
Prend le plus gros ; en pitié leregarde ;
Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frottés demoutarde.
Il n’oserait de la langue y toucher.
Son seigneur rit, et surtout il prendgarde
Que le galant n’avale sans mâcher.
Le premier passe ; aussi fait ledeuxième :
Au tiers il dit : » Que lediable y ait part. »
Bref il en fut à grand-peine au douzième,
Que s’écriant : »Haro la gorgem’ard
Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte àboire. »
Son seigneur dit : » Ah, ah,sire Grégoire,
Vous avez soif ! je vois qu’en vosrepas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or buvez donc ; et buvez à votreaise :
Bon prou vous fasse : Holà, du vin,holà.
Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,
Il vous faudra choisir après cela
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
– Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vosbontés
Que les aulx soient sur les coupsprécomptés :
Car pour l’argent, par trop grosse est lasomme :
Où la trouver moi qui suis un pauvrehomme ?
– Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le seigneur ; mais laissons lesoignons. »
Pour prendre cœur, le vassalen sa panse
Loge un long trait ; se munit lededans ;
Puis souffre un coup avec grandeconstance.
Au deux, il dit : » Donnez-moipatience,
Mon doux Jésus, en tous cesaccidents ! »
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horriblegrimace ;
Au cinq un cri : mais il n’est pas aubout ;
Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.
On ne vit onc si cruelle aventure.
Deux forts paillards ont chacun un bâton,
Qu’ils font tomber par poids et parmesure,
En observant la cadence et le ton.
Le malheureux n’a rien qu’une chanson.
« Grâce ! » dit-il :mais las ! point de nouvelle ;
Car le seigneur fait frapper de plusbelle,
Juge des coups, et tient sa gravité,
Disant toujours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Après vingt coups d’un ton piteux ilcrie :
« Pour Dieu cessez : hélas ! jen’en puis plus. »
Son seigneur dit : » Payez donccent écus,
Net et comptant : je sais qu’à ladesserre
Vous êtes dur ; j’en suis fâché pourvous.
Si tout n’est prêt, votre compère Pierre
Vous en peut bien assister entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous ferieztondre. »
Le malheureux n’osant presque répondre,
Court au mugot, etdit : » C’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet
L’eau cependant lui coule de laface :
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que lui sert ? il convient toutpayer.
C’est grand’pitié quand on fâche sonmaître !
Ce paysan eut beau s’humilier ;
Et pour un fait, assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher lesépaules ;
Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups degaules,
Fait seulement grâce d’un carolus.
Les gens tenant le Parlementd’Amours
Informaient pendant les Grands Jours,
D’aucuns abus commis en l’Île de Cythère
Par devant eux se plaint un amantmaltraité,
Disant que de longtemps il s’efforce deplaire
À certaine ingrate beauté.
Qu’il a donné des sérénades,
Des concerts et des promenades :
Item mainte collation,
Maint bal, et mainte comédie :
A consacré le plus beau de sa vie
À l’objet de sa passion :
S’est tourmenté le corps et l’âme,
Sans pouvoir obliger la dame
À payer seulement d’un souris son amour.
Partant conclut que cette belle
Soit condamnée à l’aimer à son tour.
Fut allégué d’autre part à la Cour
Que plus la dame était cruelle,
Plus elle avait d’embonpoint etd’attraits :
Que perdant ses appas Amour perdait sestraits :
Qu’il avait intérêt au repos de sonâme :
Que quand on a le cœur en flamme
Le teint n’en est jamais si frais.
Qu’il était à propos pour la grandeur duprince,
Qu’elle traitât ainsi toute cetteprovince,
Fît mille soupirants sans faire unbienheureux,
Dormît à son plaisir, conservât tous sescharmes,
Augmentât les tributs de l’empireamoureux,
Qui sont les soupirs et les larmes.
Que souffrir tels procès était un grandabus :
Et que le cas méritait une amende :
Concluant pour le surplus
Au renvoi de la demande.
Le procureur d’Amours intervint là-dessus,
Et conclut aussi pour la belle.
La Cour, leurs moyens entendus,
La renvoya : permis d’êtrecruelle ;
Avec dépens ; et tout ce quis’ensuit.
Cet arrêt fit un peu de bruit
Parmi les gens de la province.
La raison de douter était tous lescadeaux,
Bijoux donnés, et des plus beaux
Qui prend se vend : mais l’intérêt duprince
Souvent plus fort qu’aucunes lois
L’emporta de quatre ou cinq voix.
Gélaste montre à Acante une tapisserie, ousont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parleainsi.
« Vous devez avoir luqu’autrefois le dieu Mars,
Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,
Après avoir dompté les plus fermesremparts,
Mit le camp devant Cythèrée.
Le siège ne fut pas de fort longuedurée :
À peine Mars se présenta,
Que la belle parlementa.
Dans les formes pourtant ilentreprit l’affaire :
Par tous moyens tâcha de plaire :
De son ajustement prit d’abord un grandsoin.
Considérez-le en ce coin,
Qui quitte sa mine fière.
Il se fait attacher son plus richeharnois.
Quand ce serait pour des jours detournois,
On ne le verrait pas vêtu d’autre manière.
L’éclat de ses habits fait honte à l’œil dujour.
Sans cela, fit-on mordre aux Géants lapoussière,
Il est bien malaisé de rien faire enamour.
En peu de temps Mars emporta la dame.
Il la gagna peut-être, en lui contant saflamme :
Peut-être conta-t-il ses sièges, sescombats ;
Parla de contrescarpe, et cent autresmerveilles
Que les femmes n’entendent pas,
Et dont pourtant les mots sont doux à leursoreilles.
Voyez combien Vénus en ces lieux écartés
Aux yeux de ce guerrier étale debeautés :
Quels longs baisers ! la gloire a biendes charmes ;
Mais Mars en la servant ignore cesdouceurs.
Son harnois est sur l’herbe : Amour pourtoutes armes
Veut des soupirs et des larmes :
C’est ce qui triomphe des cœurs.
Phébus pour la déesse avaitmême dessein ;
Et charme de l’espoir d’une telle conquête
Couvait plus de feux dans son sein,
Qu’on n’en voyait à l’entour de sa tête.
C’était un dieu pourvu de cent charmesdivers.
Il était beau mais il faisait desvers ;
Avait un peu trop de doctrine ;
Et qui pis est, savait la médecine.
Or soyez sûr qu’en amours,
Entre l’homme d’épée et l’homme descience,
Les dames au premier inclineronttoujours ;
Et toujours le plumet aura la préférence.
Ce fut donc le guerrier qu’on aima mieuxchoisir.
Phébus outré de déplaisir
Apprit à Vulcan ce mystère ;
Et dans le fond d’un bois voisin de sonséjour,
Lui fit voir avec Mars la reine deCythère,
Qui n’avaient en ces lieux pour témoins quel’amour.
La peine de Vulcan se voitreprésentée :
Et l’on ne dirait pas que les traits en sontfeints.
II demeure immobile, et son âme agitée
Roule mille pensers qu’en ses yeux on voitpeints.
Son marteau lui tombe des mains.
Il a martel en tète, et ne sait querésoudre,
Frappé comme d’un coup de foudre.
Le voici dans cet autre endroit
Qui querelle et qui bat sa femme.
Voyez-vous ce galant qui les montre dudoigt ?
Au palais de Vénus il s’en allait toutdroit,
Espérant y trouver le sujet quil’enflamme.
La dame d’un logis, quand elle faitl’amour
Met le tapis chez elle à toutes lescoquettes
Dieu sait si les galants lui font aussi lacour.
Ce ne sont que jeux et fleurettes,
Plaisants devis et chansonnettes :
Mille bons mots, sans compter les bonstours,
Font que sans s’ennuyer chacun passe lesjours.
Celle que vous voyez apportait une lyre,
Ne songeant qu’à se réjouir.
Mais Vénus pour le coup ne la sauraitouïr :
Elle est trop empêchée, et chacun seretire.
Le vacarme que fait Vulcan,
A mis l’alarme au camp.
Mais avec tout ce bruit quegagne le pauvre homme ?
Quand les cœurs ont goûté les délicesd’Amour,
Ils iraient plutôt jusqu’à Rome,
Que de s’en passer un seul jour.
Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame
Quand l’Hymen les joindrait de son nœud leplus fort,
Que l’un fut le mari, que l’autre fut lafemme,
On ne pourrait entre eux voir un plus belaccord.
Considérez plus bas les trois Grâcespleurantes :
La maîtresse a failli, l’on punit lessuivantes.
Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragonsveillants
Pourraient contre tant d’assaillants,
Garder une toison si chère ?
Il accuse sur tous l’enfant qui faitaimer :
Et se prenant au fils des pêchés de lamère
Menace Cupidon de le faire enfermer.
Ce n’est pas tout :plein d’un dépit extrême
Le voilà qui se plaint au monarque desdieux ;
Et de ce qu’il devrait se cacher àsoi-même,
Importune sans cesse et la terre et lescieux.
L’adultère Jupin, d’un ris malicieux,
Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,
Et que de s’en troubler les esprits sont bienfous.
Plaise au ciel que jamais je n’entre enjalousie ;
Car c’est le plus grand mal, et le moinsplaint de tous.
Que fait Vulcan ? carpour se voir vengé,
Encor faut-il qu’il fasse quelque chose.
Un rets d’acier par ses mains estforgé :
Ce fut Momus qui je pense en fut cause.
Avec ce rets le galant lui propose
D’envelopper nos amants bien et beau.
L’enclume sonne ; et maint coup demarteau,
Dont maint chaînon l’un à l’autres’assemble,
Prépare aux dieux un spectacle nouveau
De deux Amants qui reposent ensemble.
Les noires Sœurs apprêtèrentle lit :
Et nos amants trouvant l’heure opportune,
Sous le réseau pris en flagrant délit,
De s’échapper n’eurent puissance aucune.
Vulcan fait lors éclater sa rancune :
Tout en clopant le vieillard éclopé
Semond les dieux, jusqu’au plus occupé,
Grands et petits, et toute la séquelle.
Demandez-moi qui fut bien attrapé ;
Ce fut, je crois, le galant et la belle.
Cet ouvrage est demeuré imparfait pour desecrètes raisons : et par malheur ce qui y manque estl’endroit le plus important ; je veux dire les réflexions quefirent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure.Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce jel’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait àplusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourraencore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient unen quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste aujugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu,et qu’il y ait du manquement en cela ; je prie le lecteur del’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.
Hier je mis chez Cloris entrain de discourir
Sur le fait des romans Alizon la sucrée.
« N’est-ce pas grand pitié, dit-elle, desouffrir
Que l’on méprise ainsi la Légende dorée,
Tandis que les romans sont si chèredenrée ?
Il vaudrait beaucoup mieux qu’avec maint versdu temps,
De messire Honoré l’histoire fut brûlée.
– Oui pour vous, dit Cloris, qui passezcinquante ans
Moi qui n’en ai que vingt, je prétends quel’Astrée
Fasse en mon cabinet encor quelqueséjour :
Car pour vous découvrir le fond de mapensée,
Je me plais aux livres d’amour. »
Cloris eut quelque tort deparler si crûment,
Non que Monsieur d’Urfé n’ait fait une œuvreexquise
Étant petit garçon je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise.
Aussi contre Alizon je faillis d’avoirprise ;
Et soutins haut et clair, qu’Urfé par-ci, par-là,
De préceptes moraux nous instruit à saguise.
« De quoi, dit Alizon, peut servir toutcela ?
Vous en voit-on aller plus souvent àl’église ?
Je hais tous les menteurs ; et pour voustrancher court,
Je ne puis endurer qu’une femme medise :
Je me plais aux livres d’amour. »
Alizon dit ces mots avec tantde chaleur,
Que je crus qu’elle était en vertusaccomplie ;
Mais ses péchés écrits tombèrent parmalheur :
Elle n’y prit pas garde. Enfin étantsortie,
Nous vîmes que son fait était papelardie,
Trouvant entre autres points dans saconfession :
« J’ai lu maître Louis mille fois en mavie ;
Et même quelquefois j’entre en tentation,
Lorsque l’ermite trouve Angélique endormie
Rêvant à tels fatras souvent le long dujour.
Bref sans considérer censure ni demie.
Je me plais aux livres d’amour. »
Ah ! ah ! dis-je,Alizon ! vous lisez les romans !
Et vous vous arrêtez à l’endroit del’Ermite !
Je crois qu’ainsi que vous pleined’enseignements
Oriane prêchait faisant la chattemite.
Après mille façons, cette bonne hypocrite,
Un pain sur la fournée emprunta ditl’auteur :
Pour un petit poupon l’on sait qu’elle en futquitte :
Mainte belle sans doute en a ri dans soncœur.
Cette histoire, Cloris, est du papemaudite :
Quiconque y met le nez devient noir comme unfour.
Parmi ceux qu’on peut lire, et dont voicil’élite,
Je me plais aux livres d’amour.
Clitophon ale pas par droit d’antiquité :
Héliodore peut par son prix leprétendre :
Le roman d’Ariane est très bieninventé :
J’ai lu vingt et vingt fois celui dePolexandre :
En fait d’événements, Cléopâtre etCassandre,
Entre les beaux premiers doivent êtrerangés :
Chacun prise Cyrus, et la Carte duTendre ;
Et le frère et la sœur ont les cœurspartagés.
Même dans les plus vieux je tiens qu’on peutapprendre.
Perceval le Gallois vient encore àson tour :
Cervantès me ravit ; et pour tout ycomprendre,
Je me plais aux livres d’amour.
Envoi
À Rome on ne lit point Boccace sansdispense :
Je trouve en ses pareils bien du contre et dupour.
Du surplus (honni soit celui qui mal ypense !)
Je me plais aux livres d’amour.
Voici les derniers ouvragesde cette nature qui partiront des mains de l’auteur, et parconséquent la dernière occasion de justifier ses hardiesses et leslicences qu’il s’est données. Nous ne parlons point des mauvaisesrimes, des vers qui enjambent, des deux voyelles sans élision, nien général de ces sortes de négligences qu’il ne se pardonneraitpas lui-même en un autre genre de poésie, mais qui sontinséparables, pour ainsi dire, de celui-ci. Le trop grand soin deles éviter jetterait un faiseur de contes en de longs détours, endes récits aussi froids que beaux, en des contraintes fortinutiles, et lui ferait négliger le plaisir du cœur pour travaillerà la satisfaction de l’oreille. Il faut laisser les narrationsétudiées pour les grands sujets, et ne pas faire un poème épiquedes aventures de Renaud d’Ast. Quand celui qui a rimé ces nouvellesy aurait apporté tout le soin et l’exactitude qu’on lui demande,outre que ce soin s’y remarquerait d’autant plus qu’il y est moinsnécessaire, et que cela contrevient aux préceptes de Quintilien,encore l’auteur n’aurait-il pas satisfait au principal point, quiest d’attacher le lecteur, de le réjouir, d’attirer malgré lui sonattention, de lui plaire enfin : car, comme l’on sait, lesecret de plaire ne consiste pas toujours en l’ajustement, ni mêmeen la régularité ; il faut du piquant et de l’agréable, sil’on veut toucher. Combien voyons-nous de ces beautés régulièresqui ne touchent point, et dont personne n’est amoureux ? Nousne voulons pas ôter aux modernes la louange qu’ils ont méritée. Lebeau tour de vers, le beau langage, la justesse, les bonnes rimes,sont des perfections en un poète ; cependant, que l’onconsidère quelques-unes de nos épigrammes où tout cela serencontre, peut-être y trouvera-t-on beaucoup moins de sel,j’oserais dire encore bien moins de grâces, qu’en celles de Marotet de Saint-Gelais ; quoique les ouvrages de ces dernierssoient presque tout pleins de ces mêmes fautes qu’on nous impute.On dira que ce n’étaient pas des fautes en leur siècle et que c’ensont de très grandes au nôtre. À cela nous répondons par un mêmeraisonnement, et disons, comme nous avons déjà dit, que c’en seraiten effet dans un autre genre de poésie, mais que ce n’en sont pointdans celui-ci. Feu M. de Voiture en est le garant : il ne fautque lire ceux de ses ouvrages où il fait revivre le caractère deMarot. Car notre auteur ne prétend pas que la gloire lui en soitdue, ni qu’il ait mérité non plus de grands applaudissements dupublic pour avoir rimé quelques contes. Il s’est véritablementengagé dans une carrière toute nouvelle, et l’a fournie le mieuxqu’il a pu, prenant tantôt un chemin, tantôt l’autre, et marchanttoujours plus assurément quand il a suivi la manière de nos vieuxpoètes, quorum in hac re imitari neglegentiam exoptat potiusquam istorum dili gentiam. Mais, en disant que nous voulionspasser ce point-là, nous nous sommes insensiblement engagés àl’examiner. Et possible n’a-ce pas été inutilement ; car iln’y a rien qui ressemble mieux à des fautes que ces licences.
Venons à la liberté quel’auteur se donne de tailler dans le bien d’autrui ainsi que dansle sien propre, sans qu’il en excepte les nouvelles même les plusconnues, ne s’en trouvant point d’inviolable pour lui. Ilretranche, il amplifie, il change les incidents et lescirconstances, quelquefois le principal événement et lasuite ; enfin, ce n’est plus la même chose, c’est proprementune nouvelle nouvelle ; et celui qui l’a inventée aurait biende la peine à reconnaître son propre ouvrage. Non sic decetcontaminari fabulas, diront les critiques. Et comment ne lediraient-ils pas ? ils ont bien fait le même reproche àTérence ; mais Térence s’est moqué d’eux, et a prétendu avoirdroit d’en user ainsi. Il a mêlé du sien parmi les sujets qu’il atirés de Ménandre, comme Sophocle et Euripide ont mêlé du leurparmi ceux qu’ils ont tirés des écrivains qui les précédaient,n’épargnant histoire ni fable où il s’agissait de la bienséance etdes règles du dramatique. Ce privilège cessera-t-il à l’égard descontes faits à plaisir ? et faudra-t-il avoir dorénavant plusde respect et plus de religion, s’il est permis d’ainsi dire, pourle mensonge, que les anciens n’en ont eu pour la vérité ?Jamais ce qu’on appelle un bon conte ne passe d’une main à l’autresans recevoir quelque nouvel embellissement.
D’où vient donc, nouspourra-t-on dire, qu’en beaucoup d’endroits l’auteur retranche aulieu d’enchérir ? Nous en demeurons d’accord ; et il lefait pour éviter la longueur et l’obscurité, deux défautsintolérables dans ces matières, le dernier surtout : car, sila clarté est recommandable en tous les ouvrages de l’esprit, onpeut dire qu’elle est nécessaire dans les récits où une chose, laplupart du temps, est la suite et la dépendance d’une autre, où lemoindre fonde quelquefois le plus important ; en sorte que sile fil vient une fois à se rompre, il est impossible au lecteur dele renouer. D’ailleurs, comme les narrations en vers sont trèsmalaisées, il se faut charger de circonstances le moins qu’onpeut ; par ce moyen vous vous soulagez vous même, et voussoulagez aussi le lecteur, à qui l’on ne saurait manquer d’apprêterdes plaisirs sans peine. Que si l’auteur a changé quelquesincidents et même quelque catastrophe, ce qui préparait cettecatastrophe et la nécessité de la rendre heureuse l’y ontcontraint. Il a cru que dans ces sortes de contes chacun devaitêtre content à la fin : cela plaît toujours au lecteur, àmoins qu’on ne lui ait rendu les personnes trop odieuses. Mais iln’en faut point venir là, si l’on peut, ni faire rire et pleurerdans une même nouvelle. Cette bigarrure déplaît à Horace sur touteschoses ; il ne veut pas que nos compositions ressemblent auxgrotesques, et que nous fassions un ouvrage moitié femme, moitiépoisson. Ce sont les raisons générales que l’auteur a eues. On enpourrait encore alléguer de particulières, et défendre chaqueendroit ; mais il faut laisser quelque chose à faire àl’habileté et à l’indulgence des lecteurs. lls se contenteront doncde ces raisons-ci. Nous les aurions mises un peu plus en jour etfait valoir davantage, si l’étendue des préfaces l’avaitpermis.
Sire Guillaume allant enmarchandise,
Laissa sa femme enceinte de sixmois ;
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise,
Nommée Alix, du pays champenois.
Compère André l’allait voir quelquefois
À quel dessein, besoin n’est de le dire,
Et Dieu le sait : c’était un maîtresire ;
Il ne tendait guère en vain sesfilets ;
Ce n’était pas autrement sa coutume.
Sage eût été l’oiseau qui de ses rets
Se fût sauvé sans laisser quelque plume.
Alix était fort neuve sur ce point.
Le trop d’esprit ne l’incommodaitpoint :
De ce défaut on n’accusait la belle.
Elle ignorait les malices d’Amour.
La pauvre dame allait tout devant elle,
Et n’y savait ni finesse ni tour.
Son mari donc se trouvant en emplette,
Elle au logis, en sa chambre seulette,
André survient, qui sans long compliment
La considère ; et lui ditfroidement :
« Je m’ébahis comme au bout duroyaume
S’en est allé le compère Guillaume,
Sans achever l’enfant que vousportez :
Car je vois bien qu’il lui manque uneoreille
Votre couleur me le démontre assez,
En ayant vu mainte épreuve pareille.
– Bonté de Dieu ! reprit-elleaussitôt,
Que dites-vous ? quoi d’un enfantmonaut
J’accoucherais ? n’y savez-vousremède ?
– Si da, fit-il, je vous puis donner aide
En ce besoin, et vous jurerai bien,
Qu’autre que vous ne m’en ferait tantfaire.
Le mal d’autrui ne me tourmente enrien ;
Fors excepté ce qui touche aucompère :
Quant à ce point je m’y ferais mourir.
Or essayons, sans plus en discourir,
Si je suis maître à forger des oreilles.
– Souvenez-vous de les rendre pareilles,
Reprit la femme. – Allez, n’ayez souci,
Répliqua-t-il, je prends sur moiceci. »
Puis le galant montre ce qu’il sait faire.
Tant ne fut nice (encor que nice fut)
Madame Alix, que ce jeu ne lui plut.
Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquait de grande affection
À son travail ; faisant ore untendon,
Ore un repli, puis quelquecartilage ;
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon.
« Demain, dit-il, nous polironsl’ouvrage,
Puis le mettrons en sa perfection ;
Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.
– Je vous en suis, dit-elle, bientenue :
Bon fait avoir ici-bas un ami. »
Le lendemain, pareille heure venue,
Compère André ne fut pas endormi.
Il s’en alla chez la pauvre innocente.
« Je viens, dit-il, toute affairecessante,
Pour achever l’oreille que savez.
– Et moi, dit-elle, allais par un message
Vous avertir de hâter cet ouvrage :
Montons en haut. » Dès qu’ils furentmontés,
On poursuivit la chose encommencée.
Tant fut ouvré, qu’Alix dans la pensée
Sur cette affaire un scrupule semit ;
Et l’innocente au bon apôtre dit :
« Si cet enfant avait plusieursoreilles,
Ce ne serait à vous bien besogné.
– Rien, rien, dit-il ; à cela j’aisoigné ;
Jamais ne faux en rencontrespareilles. »
Sur le métier l’oreille était encor,
Quand le mari revient de son voyage ;
Caresse Alix, qui du premier abord :
« Vous aviez fait, dit-elle, un belouvrage.
Nous en tenions sans le compèreAndré ;
Et notre enfant d’une oreille eût manqué.
Souffrir n’ai pu chose tant indécente.
Sire André donc, toute affaire cessante
En a fait une : il ne faut oublier
De l’aller voir, et l’en remercier ;
De tels amis on a toujours affaire. »
Sire Guillaume, au discoursqu’elle fit,
Ne comprenant comme il se pouvait faire
Que son épouse eût eu si peu d’esprit,
Par plusieurs fois lui fit faire un récit
De tout le cas ; puis outre de colère
Il prit une arme à côte de son lit ;
Voulut ruer la pauvre Champenoise,
Qui prétendait ne l’avoir mérité.
Son innocence et sa naïveté
En quelque sorte apaisèrent la noise.
« Hélas Monsieur, dit la belle enpleurant,
En quoi vous puis-je avoir fait dudommage ?
Je n’ai donné vos draps ni votreargent ;
Le compte y est ; et quant audemeurant,
André me dit quand il parfit l’enfant,
Qu’en trouveriez plus que pour votreusage :
Vous pouvez voir, si je menstuez-moi ;
Je m’en rapporte à votre bonne foi. »
L’époux sortant quelque peu de colère,
Lui répondit : « Or bien, n’enparlons plus ;
On vous l’a dit, vous avez cru bien faire,
J’en suis d’accord, contester là-dessus
Ne produirait que discourssuperflus :
Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte
Qu’en ce logis j’attrape le galant :
Ne parlez point de notre différend ;
Soyez secrète, ou bien vous êtes morte
Il vous le faut avoir adroitement ;
Me feindre absent en un second voyage,
Et lui mander, par lettre ou par message,
Que vous avez à lui dire deux mots.
André viendra ; puis de quelquespropos
L’amuserez ; sans toucher àl’oreille ;
Car elle est faite, il n’y manque plusrien. »
Notre innocente exécuta très bien
L’ordre donné ; ce ne fut pasmerveille ;
La crainte donne aux bêtes de l’esprit.
André venu, l’époux guère ne tarde,
Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde
Où se sauver : nul endroit il ne vit,
Qu’une ruelle en laquelle il se mit.
Le mari frappe ; Alix ouvre laporte ;
Et de la main fait signe incontinent,
Qu’en la ruelle est caché le galant.
Sire Guillaume était armé de sorte
Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.
Il sort pourtant, et va quérir main forte,
Ne le voulant sans doute assassiner ;
Mais quelque oreille au pauvre hommecouper
Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie,
Pays cruel et plein de barbarie.
C’est ce qu’il dit à sa femme toutbas :
Puis l’emmena sans qu’elle osât riendire ;
Ferma très bien la porte sur le sire.
André se crut sorti d’unmauvais pas,
Et que l’époux ne savait nulle chose.
Sire Guillaume, en rêvant à son cas
Change d’avis, en soi-même propose
De se venger avecque moins de bruit,
Moins de scandale, et beaucoup plus defruit.
« Alix, dit-il, allez quérir la femme
De sire André ; contez-lui votre cas
De bout en bout ; courez, n’y manquezpas.
Pour l’amener vous direz à la dame
Que son mari court un péril trèsgrand ;
Que je vous ai parlé d’un châtiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseursd’oreilles
On fait souffrir en rencontrespareilles :
Chose terrible, et dont le seul penser
Vous fait dresser les cheveux à latête ;
Que son époux est tout près d’ypasser ;
Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à lafête.
Que toutefois, comme elle n’en peut mais,
Elle pourra faire changer la peine ;
Amenez-la, courez ; je vous promets
D’oublier tout moyennant qu’ellevienne. »
Madame Alix, bien joyeuse s’en fut
Chez sire André dont la femme accourut
En diligence, et quasi horsd’haleine ;
Puis monta seule, et ne voyant André,
Crut qu’il était quelque part enfermé.
Comme la dame était en cesalarmes,
Sire Guillaume ayant quitté ses armes
La fait asseoir, et puis commenceainsi :
« L’ingratitude est mère de toutvice.
André m’a fait un notable service ;
Par quoi, devant que vous sortiez d’ici,
Je lui rendrai si je puis la pareille.
En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix : je veux d’un si bontour
Me revancher, et je pense une chose :
Tous vos enfants ont le nez un peucourt :
Le moule en est assurément la cause.
Or je les sais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder
Nous pourvoyions de ce pas àl’affaire. »
Disant ces mots, il vous prend la commère,
Et près d’André la jeta sur le lit
Moitié raisin, moitié figue, en jouit.
La dame prit le tout en patience ;
Bénit le ciel de ce que la vengeance
Tombait sur elle, et non sur sireAndré ;
Tant elle avait pour lui de charité.
Sire Guillaume était de son côté
Si fort ému, tellement irrité,
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce
Du talion, rendant à son époux
Fèves pour pois, et pain blanc pourfouace.
Qu’on dit bien vrai que se venger estdoux !
Très sage fut d’en user de la sorte :
Puisqu’il voulait son honneur réparer,
Il ne pouvait mieux que par cette porte
D’un tel affront à mon sens se tirer.
André vit tout, et n’osa murmurer ;
Jugea des coups ; mais ce fut sans riendire ;
Et loua Dieu que le mal n’était pire.
Pour une oreille il aurait composé.
Sortir à moins, c’était pour luimerveilles :
Je dis à moins ; car mieux vaut, toutprise,
Cornes gagner que perdre ses oreilles.
Je vous veux conter labesogne
Des bons frères de Catalogne ;
Besogne ou ces frères en Dieu
Témoignèrent en certain lieu
Une charité si fervente,
Que mainte femme en fut contente,
Et crut y gagner Paradis.
Telles gens, par leurs bons avis,
Mettent à bien les jeunes âmes,
Tirent à soi filles et femmes,
Se savent emparer du cœur,
Et dans la vigne du Seigneur
Travaillent ainsi qu’on peut croire.
Et qu’on verra par cette histoire.
Au temps que le sexevivait
Dans l’ignorance, et ne savait
Gloser encor sur l’Evangile,
(Temps à coter fort difficile)
Un essaim de frères dîmeurs,
Pleins d’appétit et beaux dîneurs,
S’alla jeter dans une ville,
En jeunes beautés très fertile.
Pour des galants, peu s’en trouvait ;
De vieux maris, il en plouvait.
À l’abord une confrérie,
Par les bons pères fut bâtie,
Femme était qui n’y courut,
Qui ne s’en mît, et qui ne crut
Par ce moyen être sauvée :
Puis quand leur foi fut éprouvée,
On vint au véritable point ;
Frère André ne marchanda point ;
Et leur fit ce beau petit prêche :
« Si quelque chose vous empêche
D’aller tout droit en paradis,
C’est d’épargner pour vos maris,
Un bien dont ils n’ont plus que faire,
Quand ils ont pris leur nécessaire ;
Sans que jamais il vous ait plu
Nous faire part du superflu.
Vous me direz que notre usage
Répugne aux dons du mariage ;
Nous l’avouons, et Dieu merci
Nous n’aurions que voir en ceci,
Sans le soin de vos consciences.
La plus griève des offenses,
C’est d’être ingrate : Dieu l’a dit.
Pour cela Satan fut maudit.
Prenez-y garde ; et de vos restes
Rendez grâce aux bontés célestes,
Nous laissant dîmer sur un bien,
Qui ne vous coûte presque rien.
C’est un droit, ô troupe fidèle,
Qui vous témoigne notre zèle ;
Droit authentique et bien signé,
Que les papes nous ont donné ;
Droit enfin, et non pas aumône :
Toute femme doit en personne
S’en acquitter trois fois le mois
Vers les frères catalanois.
Cela fonde sur l’Écriture,
Car il n’est bien dans la nature,
(Je le répète, écoutez-moi)
Qui ne subisse cette loi
De reconnaissance et d’hommage :
Or les œuvres du mariage,
Étant un bien, comme savez
Où savoir chacune devez,
Il est clair que dîme en est due.
Cette dîme sera reçue
Selon notre petit pouvoir.
Quelque peine qu’il faille avoir,
Nous la prendrons en patience :
N’en faites point de conscience ;
Nous sommes gens qui n’avons pas
Toutes nos aises ici-bas.
Au reste, il est bon qu’on vous dise,
Qu’entre la chair et la chemise
Il faut cacher le bien qu’on fait :
Tout ceci doit être secret,
Pour vos maris et pour tout autre.
Voici trois mots d’un bon apôtre
Qui font à notre intention :
Foi, charité, discrétion. »
Frère André par cette éloquence
Satisfit fort son audience,
Et passa pour un Salomon,
Peu dormirent à son sermon.
Chaque femme, ce dit l’histoire
Garda très bien dans sa mémoire,
Et mieux encor dedans son cœur,
Le discours du prédicateur.
Ce n’est pas tout, il s’exécute :
Chacune accourt ; grande dispute
À qui la première paiera.
Mainte bourgeoise murmura
Qu’au lendemain on l’eût remise.
La gent qui n’aime pas la bise
Ne sachant comme renvoyer
Cet escadron prêt à payer,
Fut contrainte enfin de leur dire :
« De par Dieu souffrez qu’on respire,
C’en est assez pour le présent ;
On ne peut faire qu’en faisant.
Réglez votre temps sur le nôtre ;
Aujourd’hui l’une, et demain l’autre.
Tout avec ordre et croyez-nous :
On en va mieux quand on va doux. »
Le sexe suit cette sentence.
Jamais de bruit pour la quittance,
Trop bien quelque collation
Et le tout par dévotion.
Puis de trinquer à la commère.
Je laisse à penser quelle chère
Faisait alors frère Frappart.
Tel d’entre eux avait pour sa part
Dix jeunes femmes bien payantes,
Frisques, gaillardes, attrayantes.
Tel aux douze et quinze passait.
Frère Roc à vingt se chaussait.
Tant et si bien que les donzelles,
Pour se montrer plus ponctuelles,
Payaient deux fois assez souvent :
Dont il avînt que le couvent,
Las enfin d’un tel ordinaire,
Après avoir à cette affaire
Vaqué cinq ou six mois entiers,
Eût fait crédit bien volontiers :
Mais les donzelles scrupuleuses,
De s’acquitter étaient soigneuses,
Croyant faillir en retenant
Un bien à l’ordre appartenant.
Point de dîmes accumulées :
Il s’en trouva de si zélées,
Que par avance elles payaient.
Les beaux pères n’expédiaient
Que les fringantes et les belles,
Enjoignant aux sempiternelles
De porter en bas leur tribut :
Car dans ces dîmes de rebut
Les lais trouvaient encore à frire
Bref à peine il se pourrait dire
Avec combien de charité
Le tout était exécuté.
Il avînt qu’une de labande,
Qui voulait porter son offrande,
Un beau soir, en chemin faisant,
Et son mari la conduisant,
Lui dit : « Mon Dieu, j’ai quelqueaffaire
Là dedans avec certain frère,
Ce sera fait dans un moment. »
L’époux répondit brusquement :
« Quoi ? quelle affaire ?êtes-vous folle ?
Il est minuit sur ma parole :
Demain vous direz vos pêchés :
Tous les bons pères sont couchés.
– Cela n’importe, dit la femme ;
– Et par Dieu si, dit-il, Madame,
Je tiens qu’il importe beaucoup ;
Vous ne bougerez pour ce coup.
Qu’avez-vous fait, et quelle offense
Presse ainsi votre conscience ?
Demain matin j’en suis d’accord.
– Ah ! Monsieur, vous me faites tort,
Reprit-elle, ce qui me presse,
Ce n’est pas d’aller à confesse,
C’est de payer ; car si j’attends,
Je ne le pourrai de longtemps ;
Le frère aura d’autres affaires.
– Quoi payer ? – La dîme aux bonspères.
Quelle dîme ? – Savez-vous pas ?
Moi je le sais ! c’est un grand cas,
Que toujours femme aux moines donne.
– Mais cette dîme, ou cette aumône,
La saurai-je point à la fin ?
– Voyez, dit-elle, qu’il est fin,
N’entendez-vous pas ce langage ?
C’est des œuvres de mariage.
– Quelles œuvres ? reprit l’époux.
– Et là, Monsieur, c’est ce que nous…
Mais j’aurais payé depuis l’heure.
Vous êtes cause qu’en demeure
Je me trouve présentement ;
Car toujours je suis coutumière
De payer toute la première. »
L’époux remplid’étonnement,
Eut cent pensers en un moment
Il ne sut que dire et que croire.
Enfin pour apprendre l’histoire,
Il se tut, il se contraignit,
Du secret sans plus se plaignit ;
Par tant d’endroits tourna sa femme,
Qu’il apprit que mainte autre dame
Payait la même pension :
Ce lui fut consolation.
« Sachez, dit la pauvre innocente,
Que pas une n’en est exempte :
Votre Sœur paie à frère Aubry ;
La baillie au père Fabry ;
Son Altesse à frère Guillaume,
Un des beaux moines du royaume :
Moi qui paie à frère Girard,
Je voulais lui porter ma part. »
Que de maux la langue nous cause !
Quand ce mari sut toute chose,
Il résolut premièrement
D’en avertir secrètement
Monseigneur, puis les gens de ville ;
Mais comme il était difficile
De croire un tel cas dès l’abord,
Il voulut avoir le rapport
Du drôle à qui payait sa femme.
Le lendemain devant la dame
Il fait venir frère Girard ;
Lui porte à la gorge un poignard ;
Lui fait conter tout le mystère :
Puis ayant enfermé ce frère
À double clef, bien garrotté,
Et la dame d’autre côté,
Il va partout conter sa chance.
Au logis du prince il commence ;
Puis il descend chez l’échevin ;
Puis il fait sonner le tocsin.
Toute la ville en est troublée.
On court en foule à l’assemblée ;
Et le sujet de la rumeur,
N’est point su du peuple dîmeur.
Chacun opine à la vengeance.
L’un dit qu’il faut en diligence
Aller massacrer ces cagots ;
L’autre dit qu’il faut de fagots
Les entourer dans leur repaire,
Et brûler gens et monastère.
Tel veut qu’ils soient à l’eau jetés,
Dedans leurs frocs empaquetés ;
Afin que cette pépinière,
Flottant ainsi sur la rivière,
S’en aille apprendre à l’univers,
Comment on traite les pervers.
Tel invente un autre supplice,
Et chacun selon son caprice.
Bref tous conclurent à la mort :
L’avis du feu fut le plus fort.
On court au couvent tout à l’heure :
Mais, par respect de la demeure,
L’arrêt ailleurs s’exécuta :
Un bourgeois sa grange prêta.
La penaille, ensemble enfermée,
Fut en peu d’heures consumée,
Les maris sautants alentour,
Et dansants au son du tambour.
Rien n’échappa de leur colère,
Ni moinillon, ni béat père.
Robes, manteaux, et cocluchons,
Tout fut brûlé comme cochons.
Tous périrent dedans les flammes.
Je ne sais ce qu’on fit des femmes.
Pour le pauvre frère Girard,
Il avait eu son fait à part.
Non loin de Rome un hôtelierétait
Sur le chemin qui conduit àFlorence :
Homme sans bruit, et qui ne se piquait
De recevoir gens de grosse dépense
Même chez lui rarement on gîtait
Sa femme était encor de bonne affaire,
Et ne passait de beaucoup les trente ans.
Quant au surplus, ils avaient deuxenfants ;
Garçon d’un an, fille en âge d’en faire.
Comme il arrive, en allant etvenant,
Pinucio jeune homme de famille,
Jeta si bien les yeux sur cette fille,
Tant la trouva gracieuse et gentille,
D’esprit si doux, et d’air tant attrayant,
Qu’il s’en piqua : très bien le lui sutdire ;
Muet n’était, elle sourde non plus :
Dont il avint qu’il sauta par-dessus
Ces longs soupirs, et tout ce vainmartyre.
Se sentir pris, parler, être écouté,
Ce fut tout un, car la difficulté
Ne gisait pas à plaire à cettebelle :
Pinuce était gentilhomme bien fait ;
Et jusque-là la fille n’avait fait
Grand cas des gens de même étoffe qu’elle.
Non qu’elle crut pouvoir changerd’état ;
Mais elle avait, nonobstant son jeune âge,
Le cœur trop haut, le goût trop délicat,
Pour s’en tenir aux amours de village.
Colette donc (ainsi l’on l’appelait)
En mariage à l’envi demandée,
Rejetait l’un, de l’autre nevoulait ;
Et n’avait rien que Pinuce en l’idée.
Longs pourparlers avecque son amant
N’étaient permis ; tout leur faisaitobstacle.
Les rendez-vous et le soulagement
Ne se pouvaient à moins que d’un miracle.
Cela ne fit qu’irriter leurs esprits.
Ne gênez point, je vous en donne avis,
Tant vos enfants, Ô vous pères etmères ;
Tant vos moitiés, vous époux etmaris ;
C’est où l’amour fait le mieux sesaffaires.
Pinucio, certain soir qu’il faisait
Un temps fort brun, s’en vient, encompagnie
D’un sien ami dans cette hôtellerie
Demander gîte. On lui dit qu’il venait
Un peu trop tard. » Monsieur, ajoutal’hôte,
Vous savez bien comme on est à l’étroit
Dans ce logis ; tout est plein jusqu’autoit :
Mieux vous vaudrait passer outre, sansfaute :
Ce gîte n’est pour gens de votre état.
– N’avez-vous point encor quelque grabat,
Reprit l’amant, quelque coin deréserve ?
L’hôte repart : il ne nous reste plus
Que notre chambre, où deux lits sonttendus ;
Et de ces lits il n’en est qu’un qui serve
Aux survenants ; l’autre nousl’occupons.
Si vous voulez coucher de compagnie
Vous et Monsieur, nous voushébergerons. »
Pinuce dit : « Volontiers ; jevous prie
Que l’on nous serve à manger au plustôt. »
Leur repas fait, on les conduit en haut.
Pinucio, sur l’avis de Colette,
Marque de l’œil comme la chambre estfaite.
Chacun couche, pour la belle on mettait
Un lit de camp : celui de l’hôteétait
Contre le mur, à tenant de la porte ;
Et l’on avait placé de même sorte,
Tout vis-à-vis celui du survenant :
Entre les deux un berceau pourl’enfant ;
Et toutefois plus près du lit de l’hôte.
Cela fit faire une plaisante faute
À cet ami qu’avait notre galant.
Sur le minuit que l’hôte apparemment
Devait dormir, l’hôtesse en faire autant,
Pinucio qui n’attendait que l’heure,
Et qui comptait les moments de la nuit,
Son temps venu ne fait longue demeure,
Au lit de camp s’en va droit et sansbruit.
Pas ne trouva la pucelle endormie ;
J’en jurerais. Colette apprit un jeu
Qui comme on sait lasse plus qu’iln’ennuie
Trêve se fit ; mais elle durapeu :
Larcins d’amour ne veulent longue pause.
Tout à merveille allait au lit decamp ;
Quand cet ami qu’avait notre galant,
Pressé d’aller mettre ordre à quelquechose
Qu’honnêtement exprimer je ne puis,
Voulut sortir, et ne put ouvrir l’huis,
Sans enlever le berceau de sa place,
L’enfant avec, qu’il mit près de leurlit ;
Le détourner aurait fait trop de bruit.
Lui revenu, près de l’enfant il passe,
Sans qu’il daignât le remettre en sonlieu ;
Puis se recouche, et quand il plut à Dieu
Se rendormit. Après un peu d’espace
Dans le logis je ne sais quoi tomba :
Le bruit fut grand ; l’hôtesses’éveilla ;
Puis alla voir ce que ce pouvait être.
À son retour le berceau la trompa.
Ne le trouvant joignant le lit dumaître :
« Saint Jean, dit-elle en soi-mêmeaussitôt,
J’ai pensé faire une étrange bévue :
Près de ces gens je me suis, peu s’enfaut,
Remise au lit en chemise ainsi nue :
C’était pour faire un bon charivari.
Dieu soit loué que ce berceau me montre
Que c’est ici qu’est couché monmari. »
Disant ces mots, auprès de cet ami
Elle se met. Fol ne fut, n’étourdi,
Le compagnon dedans un telrencontre :
La mit en œuvre, et sans témoigner rien
Il fit époux ; mais il le fit tropbien.
Trop bien ! je faux ; et c’est toutle contraire.
Il le fit mal ; car qui le veut bienfaire
Doit en besogne aller plus doucement.
Aussi l’hôtesse eut quelqueétonnement :
« Qu’à mon mari, dit-elle, et quellejoie
Le fait agir en homme de vingt ans ?
Prenons ceci, puisque Dieu nousl’envoie ;
Nous n’aurons pas toujours telpasse-temps. »
Elle n’eut dit ces mots entre ses dents,
Que le galant recommence la fête.
La dame était de bonne empletteencor :
J’en ai, je crois, dit un mot dansl’abord :
Chemin faisant c’était fortune honnête.
Pendant cela Colette appréhendant
Être surprise avecque son amant,
Le renvoya le jour venant à poindre.
Pinucio voulant aller rejoindre
Son compagnon, tomba tout de nouveau
Dans cette erreur que causait leberceau ;
Et pour son lit il prit le lit de l’hôte.
Il n’y fut pas, qu’en abaissant sa voix,
(Gens trop heureux font toujours quelquefaute)
« Ami, dit-il, pour beaucoup jevoudrois
Te pouvoir dire à quel point va ma joie.
Je te plains fort que le Ciel ne t’envoie
Tout maintenant même bonheur qu’à moi.
Ma foi Colette est un morceau de roi.
Si tu savais ce que vaut cettefille !
J’en ai bien vu ; mais de telle, entrenous,
Il n’en est point. C’est bien le cuir plusdoux,
Le corps mieux fait, la taille plusgentille ;
Et des tétons ! je ne te dis pastout.
Quoi qu’il en soit, avant que être au bout
Gaillardement six postes se sontfaites ;
Six de bon compte, et ce ne sontsornettes. »
D’un tel propos l’hôte toutétourdi,
D’un ton confus gronda quelques paroles.
L’hôtesse dit tout bas à cet ami,
Qu’elle prenait toujours pour sonmari :
Ne reçois plus chez toi ces têtes folles.
N’entends-tu point comme ils sont endébat ?
En son séant l’hôte sur son grabat
S’étant levé, commence à faireéclat :
« Comment, dit-il, d’un ton plein decolère,
Vous veniez donc ici pour cetteaffaire ?
Vous l’entendez ! et je vous sais bongré
De vous moquer encor comme vous faites.
Prétendez, beau Monsieur que vous êtes,
En demeurer quitte à si bon marché ?
Quoi ! ne tient-il qu’à honnir desfamilles ?
Pour vos ébats nous nourrirons nos filles,
J’en suis d’avis. Sortez de mamaison :
Je jure Dieu que j’en aurai raison.
Et toi, coquine, il faut que je tetue. »
À ce discours proféré brusquement,
Pinucio plus froid qu’une statue,
Resta sans pouls, sans voix, sansmouvement.
Chacun se tut l’espace d’un moment.
Colette entra dans des peurs nonpareilles.
L’hôtesse ayant reconnu son erreur,
Tint quelque temps le loup par lesoreilles.
Le seul ami se souvint par bonheur
De ce berceau principe de la chose.
Adressant donc à Pinuce sa voix :
« T’en tiendras-tu, dit-il, une autrefois ?
T’ai-je averti que le vin serait cause
De ton malheur ? tu sais que quand tubois
Toute la nuit tu cours, tu te démènes,
Et vas contant mille chimères vaines,
Que tu te mets dans l’esprit en dormant
Reviens au lit. » Pinuce au mêmeinstant
Fait le dormeur, poursuit le stratagème,
Que le mari prit pour argent comptant
Il ne fut pas jusqu’à l’hôtesse même
Qui n’y voulut aussi contribuer.
Près de sa fille elle alla se placer,
Et dans ce poste elle se sentit forte.
« Par quel moyen, comment, de quellesorte,
S’écria-t-elle, aurait-il pu coucher
Avec Colette, et la déshonorer ?
Je n’ai bougé toute nuit auprès d’elle
Elle n’a fait ni pis ni mieux que moi.
Pinucio nous l’allait donner belle. »
L’hôte reprit : » C’estassez ; je vous crois. »
On se leva, ce ne fut pas sans rire ;
Car chacun d’eux en avait sa raison.
Tout fut secret : et quiconque eut dubon
Par devers soi le garda sans rien dire.
Un roi lombard (les rois dece pays
Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)
Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits
Maître Boccace auteur de cette histoire,
Portait le nom d’Agiluf en son temps.
Il épousa Teudelingue la Belle,
Veuve du roi dernier mort sans enfants,
Lequel laissa l’état sous la tutelle
De celui-ci, prince sage et prudent.
Nulle beauté n’était alors égale
À Teudelingue ; et la couche royale
De part et d’autre était assurément
Aussi complète, autant bien assortie
Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon
En badinant fit choir de son brandon
Chez Agiluf, droit dessus l’écurie :
Sans prendre garde, et sans se soucier
En quel endroit ; dont avecque furie
Le feu se prit au cœur d’un muletier.
Ce muletier était homme de mine,
Et démentait en tout son origine,
Bien fait et beau, même ayant du bon sens.
Bien le montra ; car, s’étant de lareine
Amouraché, quand il eut quelque temps
Fait ses efforts et mis toute sa peine
Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,
Le compagnon fit un tour d’homme habile.
Maître ne sais meilleur pour enseigner
Que Cupidon ; l’âme la moins subtile
Sous sa férule apprend plus en un jour,
Qu’un maître es arts en dix ans auxécoles.
Aux plus grossiers par un chemin biencourt
Il sait montrer les tours et les paroles.
Le présent conte en est unbon témoin.
Notre amoureux ne songeait près ni loin
Dedans l’abord à jouir de sa mie.
Se déclarer de bouche ou par écrit
N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,
Mourut ou non, d’en passer sonenvie ;
Puisqu’aussi bien plus vivre nepouvait ;
Et mort pour mort, toujours mieux luivalait,
Auparavant que sortir de la vie,
Éprouver tout, et tenter le hasard.
L’usage était chez le peuple lombard
Que quand le roi, qui faisait lit à part
(Comme tous font) voulait avec sa femme
Aller coucher, seul il se présentait,
Presque en chemise, et sur son dos n’avait
Qu’une simarre ; à la porte ilfrappait
Tout doucement ; aussitôt une dame
Ouvrait sans bruit ; et le roi luimettait
Entre les mains la clarté qu’ilportait ;
Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme
D’abord la dame éteignait en sortant
Cette clarté ; c’était le plussouvent
Une lanterne, ou de simples bougies.
Chaque royaume a ses cérémonies.
Le muletier remarquacelle-ci ;
Ne manqua pas de s’ajuster ainsi ;
Se présenta comme c’était l’usage,
S’étant caché quelque peu le visage.
La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.
Nul cas n’était à craindre en l’aventure
Fors que le roi ne vînt pareillement.
Mais ce jour-là s’étant heureusement
Mis à chasser, force était que nature
Pendant la nuit cherchât quelque repos.
Le muletier frais, gaillard, et dispos,
Et parfumé, se coucha sans rien dire.
Un autre point, outre ce qu’avons dit,
(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit
Quelque chagrin, soit touchant son empire,
Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,
Ne sonnait mot en prenant ses ébats.
À tout cela Teudelingue était faite.
Notre amoureux fournit plus d’une traite.
Un muletier à ce jeu vaut trois rois.
Dont Teudelingue entra par plusieurs fois
En pensement, et crut que la colère
Rendait le prince outre son ordinaire
Plein de transport, et qu’il n’y songeaitpas.
En ses présents le Ciel est toujoursjuste :
Il ne départ à gens de tous états
Mêmes talents. Un empereur auguste
A les vertus propres pour commander :
Un avocat sait les points décider :
Au jeu d’amour le muletier faitrage :
Chacun son fait ; nul n’a tout enpartage.
Notre galant s’étantdiligenté,
Se retira sans bruit et sans clarté,
Devant l’aurore. Il en sortait à peine,
Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine ;
Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.
« Certes, Monsieur, je sais bien, luidit-elle,
Que vous avez pour moi beaucoup dezèle ;
Mais de ce lieu vous ne faites encor
Que de sortir : même outrel’ordinaire
En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.
Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez
Que ne soit trop ; votre santé m’estchère. »
Le roi fut sage, et se douta dutour ;
Ne sonna mot, descendit dans lacour ;
Puis de la cour entra dans l’écurie
Jugeant en lui que le cas provenait
D’un muletier, comme l’on lui parlait.
Toute la troupe était lors endormie,
Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.
Le roi n’avait lanterne ni bougie.
En tâtonnant il s’approcha de tous ;
Crut que l’auteur de cette tromperie
Se connaîtrait au battement du pouls.
Pas ne faillit dedans sa conjecture ;
Et le second qu’il tâta d’aventure
Était son homme ; à qui d’émotion,
Soit pour la peur, ou soit pour l’action,
Le cœur battait, et le pouls toutensemble.
Ne sachant pas où devait aboutir
Tout ce mystère, il feignait de dormir.
Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’iltremble,
En certain coin va prendre des ciseaux
Dont on coupait le crin à ses chevaux.
« Faisons, dit-il, au galant unemarque,
Pour le pouvoir demain connaîtremieux. »
Incontinent de la main du monarque
Il se sent tondre. Un toupet de cheveux
Lui fut coupé, droit vers le front dusire.
Et cela fait le prince se retire.
II oublia de serrer le toupet ;
Dont le galant s’avisa d’un secret
Qui d’Agiluf gâta le stratagème.
Le muletier alla sur l’heure même
En pareil lieu tondre ses compagnons.
Le jour venu, le roi vit ces garçons
Sans poil au front. Lors le prince en sonâme :
« Qu’est ceci donc ! qui croiraitque ma femme
Aurait été si vaillante au déduit ?
Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit
Fourni d’ébat à plus de quinze ouseize ? »
Autant en vit vers le front de tondus.
« Or bien, dit-il, qui l’a fait si setaise :
Au demeurant qu’il n’y retourneplus. »
Beaucoup de gens ont uneferme foi
Pour les brevets, oraisons, et paroles.
Je me ris d’eux ; et je tiens, quant àmoi
Que tous tels sorts sont recettesfrivoles.
Frivoles sont ; c’est sansdifficulté.
Bien est-il vrai, qu’auprès d’une beauté
Paroles ont des vertus non pareilles
Paroles font en amour desmerveilles :
Tout cœur se laisse à ce charme amollir.
De tels brevets je veux bien meservir ;
Des autres non. Voici pourtant un conte,
Que l’oraison de Monsieur saint Julien
Renaud d’Ast produisit un grand bien.
S’il ne l’eût dite, il eût trouvé mécompte
À son argent, et mal passé la nuit.
Il s’en allait deversChâteau-Guillaume :
Quand trois quidams (bonnes gens, et sansbruit,
Ce lui semblait, tels qu’en tout unroyaume
Il n’aurait cru trois aussi gens de bien)
Quand n’ayant dis-je aucun soupçon derien,
Ces trois quidams tout pleins decourtoisie,
Après l’abord, et l’ayant salué
Fort humblement : » Si notrecompagnie,
Lui dirent-ils, vous pouvait être à gré,
Et qu’il vous plût achever cette traite
Avecque nous, ce nous serait honneur.
En voyageant, plus la troupe est complète,
Mieux elle vaut ; c’est toujours lemeilleur.
Tant de brigands infectent la province,
Que l’on ne sait à quoi songe le prince
De le souffrir : mais quoi lesmalvivants
Seront toujours. » Renaud dit à cesgens
Que volontiers. Une lieue étant faite,
Eux discourant, pour tromper le chemin
De chose et d’autre, ils tombèrent enfin
Sur ce qu’on dit de la vertu secrète
De certains mots, caractères, brevets,
Dont les aucuns ont de très bons effets.
Comme de faire aux insectes la guerre,
Charmer les loups, conjurer letonnerre :
Ainsi du reste ; ou sans pact ni demi
(De quoi l’on soit pour le moins averti)
L’on se guérit, l’on guérit sa monture,
Soit du farcin, soit de lamémarchure ;
L’on fait souvent ce qu’un bon médecin
Ne saurait faire avec tout son latin.
Ces survenants de mainte expérience
Se vantaient tous ; et Renaud ensilence
Les écoutait. » Mais vous, ce luidit-on,
Savez-vous point aussi quelqueoraison ?
De tels secrets, dit-il, je ne me pique,
Comme homme simple, et qui vis àl’antique.
Bien vous dirai qu’en allant par chemin
J’ai certains mots que je dis au matin
Dessous le nom d’oraison ou d’antienne
De saint Julien ; afin qu’il nem’avienne
De mal gîter : et j’ai même éprouvé
Qu’en y manquant cela m’est arrivé.
J’y manque peu : c’est un mal quej’évite
Par-dessus tous, et que je crains autant.
– Et ce matin, Monsieur, l’avez-vousdite ? »
Lui repartit l’un des trois en riant.
« Oui, dit Renaud. – Or bien, répliqual’autre,
Gageons un peu quel sera le meilleur,
Pour ce jour d’hui, de mon gîte ou duvôtre. »
Il faisait lors un froidplein de rigueur
La nuit de plus était fort approchante,
Et la couchée encore assez distante
Renaud reprit : » Peut-êtreainsi que moi
Vous servez-vous de ces mots en voyage.
– Point, lui dit l’autre ; et vous jurema foi
Qu’invoquer saints n’est pas trop monusage
Mais si je perds, je le pratiquerai.
– En ce cas-là volontiers gagerai,
Reprit Renaud, et j’y mettrais ma vie
Pourvu qu’alliez en quelquehôtellerie ;
Car je n’ai là nulle maison d’ami.
Nous mettrons donc cette clause au pari,
Poursuivit-il, si l’avez agréable :
C’est la raison. » L’autre luirépondit :
« J’en suis d’accord ; et gage votrehabit,
Votre cheval, la bourse aupréalable ;
Sûr de gagner, comme vous allezvoir. »
Renaud dès lors put biens’apercevoir
Que son cheval avait changé d’étable.
Mais quel remède ? en côtoyant unbois,
Le parieur ayant changé de voix :
« Çà, descendez, dit-il, mongentilhomme :
Votre oraison vous fera bon besoin.
Château-Guillaume est encore un peuloin. »
Fallut descendre. Ils lui prirent en somme
Chapeau, casaque, habit, bourse, etcheval ;
Bottes aussi. » Vous n’aurez tant demal
D’aller à pied », lui dirent lesperfides.
Puis de chemin (sans qu’ils prissent deguides)
Changeant tous trois, ils furent aussitôt
Perdus de vue ; et le pauvre Renaud,
En caleçons, en chausses, en chemise,
Mouillé, fangeux, ayant au nez la bise
Va tout dolent ; et craint avecraison
Qu’il n’ait ce coup, malgré son oraison,
Très mauvais gîte ; hormis qu’en savalise
Il espérait. car il est à noter,
Qu’un sien valet contraint de s’arrêter
Pour faire mettre un fer à sa monture,
Devait le joindre. Or il ne le fit pas.
Et ce fut là le pis de l’aventure.
Le drôle ayant vu de loin tout le cas,
(Comme valets souvent ne valent guères)
Prend à côté, pourvoit à ses affaires,
Laisse son maître, à travers champss’enfuit,
Donne des deux, gagne devant la nuit
Château-Guillaume, et dans l’hôtellerie
La plus fameuse, enfin la mieux fournie,
Attend Renaud près d’un foyer ardent,
Et fait tirer du meilleur cependant.
Son maître était jusqu’au cou dans lesboues ;
Pour en sortir avait fort à tirer.
Il acheva de se désespérer,
Lorsque la neige en lui donnant aux joues
Vint à flocons, et le vent qui fouettait.
Au prix du mal que le pauvre homme avait,
Gens que l’on pend sont sur des lits deroses.
Le sort se plaît à dispenser les choses
De la façon : c’est tout mal ou toutbien.
Dans ses faveurs il n’a point demesures :
Dans son courroux de même il n’omet rien
Pour nous mater : témoin lesaventures
Qu’eut cette nuit Renaud qui n’arriva
Qu’une heure après qu’on eût fermé laporte.
Du pied du mur enfin il s’approcha.
Dire comment, je n’en sais pas la sorte.
Son bon destin, par un très grand hasard,
Lui fit trouver une petite avance
Qu’avait un toit ; et ce toit faisaitpart
D’une maison voisine du rempart.
Renaud ravi de ce peu d’allégeance
Se met dessous. Un bonheur, comme on dit,
Ne vient point seul : quatre ou cinqbrins de paille
Se rencontrant, Renaud les étendit.
« Dieu soit loué dit-il, voilà monlit. »
Pendant cela le mauvais temps l’assaille
De toutes parts : il n’en peut presqueplus.
Transi de froid, immobile, et perclus,
Au désespoir bientôt il s’abandonne,
Claque des dents, se plaint, tremble, etfrissonne
Si hautement que quelqu’un l’entendit.
Ce quelqu’un-là c’était uneservante ;
Et sa maîtresse une veuve galante
Qui demeurait au logis que j’ai dit ;
Pleine d’appas, jeune, et de bonne grâce.
Certain marquis gouverneur de la place
L’entretenait ; et de peur être vu,
Trouble, distrait, enfin interrompu
Dans son commerce au logis de la dame,
Il se rendait souvent chez cette femme,
Par une porte aboutissante auxchamps ;
Allait, venait, sans que ceux de la ville
En sussent rien ; non pas même sesgens
Je m’en étonne ; et tout plaisirtranquille
N’est d’ordinaire un plaisir demarquis :
Plus il est su, plus il leur sembleexquis.
Or il avint que la même soirée
Ou notre Job sur la paille étendu
Tenait déjà sa fin toute assurée,
Monsieur était de Madame attendu :
Le souper prêt, la chambre bienparée ;
Bons restaurants, champignons, etragoûts ;
Bains, et parfums, matelas blancs etmous ;
Vin du coucher ; toute l’artillerie
De Cupidon, non pas le langoureux,
Mais celui-là qui n’a fait en sa vie
Que de bons tours, le patron des heureux,
Des jouissants. Étant donc la donzelle
Prête à bien faire, avint que le marquis
Ne put venir : elle en reçût l’avis
Par un sien page, et de cela la belle
Se consola : tel était leur marché.
Renaud y gagne : il nefut écouté
Plus d’un moment, que pleine de bonté
Cette servante et confite en tendresse,
Par aventure autant que sa maîtresse,
Dit à la veuve : » Un pauvresouffreteux
Se plaint là-bas, le froid est rigoureux,
Il peut mourir : vous plaît-il,Madame,
Qu’en quelque coin l’on le mette àcouvert ?
– Oui, je le veux, répondit cette femme.
Ce galetas qui de rien ne nous sert
Lui viendra bien : dessus quelquecouchette
Vous lui mettrez un peu de paillenette ;
Et là dedans il faudra l’enfermer :
De nos reliefs vous le ferez souper
Auparavant, puis l’envoyez coucher. »
Sans cet arrêt c’était faitde la vie
Du bon Renaud. On ouvre, ilremercie ;
Dit qu’on l’avait retiré du tombeau,
Conte son cas, reprend force etcourage :
Il était grand, bien fait, beaupersonnage,
Ne semblait même homme en amour nouveau,
Quoiqu’il fût jeune. Au reste il avaithonte
De sa misère, et de sa nudité :
L’Amour est nu, mais il n’est pas crotté.
Renaud dedans, la chambrière monte ;
Et va conter le tout de point en point.
La dame dit : » Regardez sij’ai point
Quelque habit d’homme encor dans monarmoire :
Car feu Monsieur en doit avoir laissé.
– Vous en avez, j’en ai bonnemémoire »,
Dit la servante. Elle eut bientôt trouvé
Le vrai ballot. Pour plus d’honnêteté,
La dame ayant appris la qualité
De Renaud d’Ast (car il était nommé)
Dit qu’on le mît au bain chauffé pourelle.
Cela fut fait ; il ne se fit prier.
On le parfume avant que l’habiller.
Il monte en haut, et fait à la donzelle
Son compliment, comme homme bien appris.
On sert enfin le souper du marquis.
Renaud mangea tout ainsiqu’un autre homme ;
Même un peu mieux ; la chronique ledit :
On peut à moins gagner de l’appétit.
Quant à la veuve, elle ne fit en somme
Que regarder, témoignant son désir :
Soit que déjà l’attente du plaisir
L’eut disposée ; ou soit parsympathie ;
Ou que la mine, ou bien le procédé
De Renaud d’Ast eussent son cœur touché.
De tous côtés se trouvant assaillie,
Elle se rend aux semonces d’Amour.
« Quand je ferai, disait-elle, cetour,
Qui l’ira dire ? il n’y va rien dunôtre.
Si le marquis est quelque peu trompé,
Il le mérite, et doit l’avoir gagné,
Ou gagnera ; car c’est un bon apôtre.
Homme pour homme et péché pour péché
Autant me vaut celui-ci que cet autre.
Renaud n’était si neuf qu’il ne vît bien
Que l’oraison de Monsieur saint Julien
Ferait effet, et qu’il aurait bon gîte.
Lui hors de table, on dessert au plusvite.
Les voilà seuls : et pour le fairecourt
En beau début. La dame était mise
En un habit à donner de l’amour.
La négligence à mon gré si requise,
Pour cette fois fut sa dame d’atour.
Point de clinquant, jupe simple et modeste
Ajustement moins superbe que leste ;
Un mouchoir noir de deux grands doigts tropcourt
Sous ce mouchoir ne sais quoi fait autour :
Par là Renaud s’imagina le reste.
Mot n’en dirai : mais je n’omettraipoint
Qu’elle était jeune, agréable, ettouchante
Blanche surtout, et de taille avenante
Trop ni trop peu de chair et d’embonpoint.
À cet objet qui n’eût eu l’âme émue !
Qui n’eût aimé ! qui n’eût eu desdésirs
Un philosophe, un marbre, une statue,
Auraient senti comme nous ces plaisirs.
Elle commence à parler la première,
Et fait si bien que Renaud s’enhardit
Il ne savait comme entrer enmatière ;
Mais pour l’aider la marchande luidit :
« Vous rappelez en moi la souvenance
D’un qui s’est vu mon unique souci :
Plus je vous vois, plus je crois voiraussi
L’air et le port, les yeux, la remembrance
De mon époux ; que Dieu lui fassepaix :
Voilà sa bouche, et voilà tous sestraits. »
Renaud reprit : « Ce m’est beaucoupde gloire
Mais vous, Madame, à quiressemblez-vous ?
À nul objet, et je n’ai point mémoire
D’en avoir vu qui m’ait semblé si doux.
Nulle beauté n’approche de la vôtre.
Or me voici d’un mal chu dans unautre :
Je transissais, je brûle maintenant.
Lequel vaut mieux ? » La bellel’arrêtant,
S’humilia pour être contredite.
C’est une adresse à mon sens non petite.
Renaud poursuit : louant par le menu
Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il n’a pointvu
Et qu’il verrait volontiers si la belle
Plus que le droit ne se montrait cruelle.
« Pour vous louer comme vous méritez,
Ajouta-t-il, et marquer les beautés
Dont j’ai la vue avec le cœur frappée,
(Car près de vous l’un et l’autres’ensuit)
Il faut un siècle, et je n’ai qu’une nuit,
Qui pourrait être encor mieuxoccupée. »
Elle sourit ; il n’en fallut pasplus.
Renaud laissa les discours superflus.
Le temps est cher en amour comme enguerre.
Homme mortel ne s’est vu sur la terre
De plus heureux ; car nul point n’ymanquait.
On résista tout autant qu’il fallait,
Ni plus ni moins, ainsi que chaque belle
Sait pratiquer, pucelle ou non pucelle.
Au demeurant je n’ai pas entrepris
De raconter tout ce qu’il obtintd’elle ;
Menu détail, baisers donnés et pris,
La petite oie ; enfin ce qu’onappelle
En bon français les préludesd’amour ;
Car l’un et l’autre y savait plus d’untour.
Au souvenir de l’état misérable
Ou s’était vu le pauvre voyageur
On lui faisait toujours quelquefaveur :
« Voilà, disait la veuve charitable,
Pour le chemin, voici pour les brigands,
Puis pour la peur puis pour le mauvaistemps ; »
Tant que le tout pièce à pièce s’efface.
Qui ne voudrait se racquitter ainsi ?
Conclusion, que Renaud sur la place
Obtint le don d’amoureuse merci.
Les doux propos recommencent ensuite
Puis les baisers, et puis la noix confite.
On se coucha. La dame ne voulant
Qu’il s’allât mettre au lit de sa servante
Le mit au sien, ce fut fait prudemment
En femme sage, en personne galante.
Je n’ai pas su ce qu’étant dans le lit
Ils avaient fait ; mais comme avecl’habit
On met à part certain reste de honte,
Apparemment le meilleur de ce conte
Entre deux draps pour Renaud se passa.
Là plus à plein il se récompensa
Du mal souffert, de la perte arrivée
De quoi s’étant la veuve bien trouvée
Il fut prié de la venir revoir :
Mais en secret ; car il fallaitpourvoir
Au gouverneur. La belle non contente
De ses faveurs, étala son argent.
Renaud n’en prit qu’une somme bastante
Pour regagner son logis promptement.
Il s’en va droit à cettehôtellerie,
Ou son valet était encore au lit.
Renaud le rosse, et puis change d’habit,
Ayant trouvé sa valise garnie.
Pour le combler, son bon destin voulut
Qu’on attrapât les quidams ce jour même.
Incontinent chez le juge il courut :
Il faut user de diligence extrême
En pareil cas ; car le greffe tientbon,
Quand une fois il est saisi des choses
C’est proprement la caverne au Lion.
Rien n’en revient : là les mains ne sontcloses
Pour recevoir, mais pour rendre tropbien :
Fin celui-là qui n’y laisse du sien.
Le procès fait une belle potence
À trois côtés fut mise en pleinmarché :
L’un des quidams harangua l’assistance
Au nom de tous, et le trio branché
Mourut contrit et fort bien confessé.
« Après cela, doutez dela puissance
Des oraisons, dira quelqu’un de ceux
Dont j’ai parlé ; trois gens par deverseux
Ont un roussin, et nombre de pistoles
Qui n’aurait cru ces gens-là fortchanceux ?
Aussi font-ils flores et caprioles,
(Mauvais présage) et tout gais et joyeux
Sont sur le point de partir leur chevance,
Lorsqu’on les vient prier d’une autredanse.
En contr’échange un pauvre malheureux
S’en va périr selon toute apparence,
Quand sous la main lui tombe une beauté
Dont un prélat se serait contenté.
Il recouvra son argent, son bagage,
Et son cheval, et tout son équipage,
Et grâce à Dieu et Monsieur saint Julien,
Eut une nuit qui ne lui coûta tien.
Boccace n’est le seul qui mefournit.
Je vas parfois en une autre boutique.
Il est bien vrai que ce divin esprit
Plus que pas un me donne de pratique.
Mais comme il faut manger de plus d’unpain,
Je puise encore en un vieux magasin ;
Vieux, des plus vieux, ou nouvellesnouvelles
Sont jusqu’à cent, bien déduites et belles
Pour la plupart, et de très bonne main.
Pour cette fois la reine de Navarre,
D’un c’était moi naïf autant que rare,
Entretiendra dans ces vers le lecteur.
Voici le fait, quiconque en soit l’auteur.
J’y mets du mien selon lesoccurrences :
C’est ma coutume ; et sans telleslicences
Je quitterais la charge de conteur.
Un homme donc avait belleservante.
Il la rendit au jeu d’amour savante.
Elle était fille à bien armer un lit,
Pleine de suc, et donnant appétit ;
Ce qu’on appelle en français bonne robe.
Par un beau jour cet homme se dérobe
D’avec sa femme ; et d’un très grandmatin
S’en va trouver sa servante au jardin.
Elle faisait un bouquet pour madame :
C’était sa fête. Voyant donc de la femme
Le bouquet fait, il commence à louer
L’assortiment ; tâche às’insinuer :
S’insinuer en fait de chambrière,
C’est proprement couler sa main ausein :
Ce qui fut fait. La servante soudain
Se défendit : mais de quellemanière ?
Sans rien gâter : c’était une façon
Sur le marché ; bien savait sa leçon.
La belle prend les fleurs qu’elle avaitmises
En un monceau, les jette au compagnon.
Il la baisa pour en avoir raison :
Tant et si bien qu’ils en vinrent auxprises.
En cet étrif la servante tomba.
Lui d’en tirer aussitôt avantage.
Le malheur fut que tout ce beau ménage
Fut découvert d’un logis près de là.
Nos gens n’avaient pris garde à cetteaffaire.
Une voisine aperçut le mystère.
L’époux la vit, je ne sais pas comment.
« Nous voilà pris, dit-il à saservante.
Notre voisine est languarde et méchante.
Mais ne soyez en crainteaucunement. »
Il va trouver sa femme en ce moment :
Puis fait si bien que s’étant éveillée
Elle se lève ; et sur l’heurehabillée,
Il continue à jouer son rolet :
Tant qu’a dessein d’aller faire unbouquet,
La pauvre épouse au jardin est menée.
Là fut par lui procédé de nouveau.
Même débat, même jeu se commence.
Fleurs de voler ; tétons d’entrer endanse.
Elle y prit goût ; le jeu lui semblabeau.
Somme, que l’herbe en fut encor froissée.
La pauvre dame allal’après-dînée
Voir sa voisine, à qui ce secret-là
Chargeait le cœur : elle se soulagea
Tout dès l’abord : « Je ne puis, macommère,
Dit cette femme avec un front sévère,
Laisser passer sans vous en avertir
Ce que j’ai vu. Voulez-vous vous servir
Encor longtemps d’une fille perdue ?
À coups de pied, si j’étais que de vous,
Je l’envoyrais ainsi qu’elle est venue.
Comment ! elle est aussi brave quenous.
Or bien, je sais celui de qui procède
Cette piaffe : apportez-y remède
Tout au plus tôt : car je vousavertis
Que ce matin étant à la fenêtre,
(Ne sais pourquoi) j’ai vu de mon logis
Dans son jardin votre mari paraître,
Puis la galande ; et tous deux se sontmis
À se jeter quelques fleurs à latête. »
Sur ce propos l’autre l’arrêta coi.
« Je vous entends, dit-elle ;c’était moi.
LA VOISINE
Voire ! écoutez le reste de lafête :
Vous ne savez où je veux en venir.
Les bonnes gens se sont pris à cueillir
Certaines fleurs que baisers on appelle.
LA FEMME
C’est encor moi que vous preniez pourelle.
LA VOISINE
Du jeu des fleurs à celui des tétons
Ils sont passés : après quelquesfaçons
À pleine main l’on les a laissé prendre.
LA FEMME
Et pourquoi non ? c’était moi :votre époux
N’a-t-il donc pas les mêmes droits survous ?
LA VOISINE
Cette personne enfin sur l’herbe tendre
Est trébuchée, et, comme je le croi,
Sans se blesser ; vous riez ?
LA FEMME
C’était moi.
LA VOISINE
Un cotillon a paré la verdure.
LA FEMME
C’était le mien.
LA VOISINE
Sans vous mettre en courroux :
Qui le portait de la fille ou devous ?
C’est là le point : car monsieur votreépoux
Jusques au bout a poussé l’aventure.
LA FEMME
Qui ? c’était moi : votre tête estbien dure.
LA VOISINE
Ah ; c’est assez. Je ne m’informeplus :
J’ai pourtant l’œil assez bon ce mesemble :
J’aurais juré que je les avais vus
En ce lieu-là se divertir ensemble.
Mais excusez ; et ne la chassez pas.
LA FEMME
Pourquoi chasser ? j’en suis très bienservie.
LA VOISINE
Tant pis pour vous : c’est justement lecas.
Vous en tenez, ma commère m’amie.
Après bon vin, trois commèresun jour
S’entretenaient de leurs tours etprouesses.
Toutes avaient un ami par amour
Et deux étaient au logis les maîtresses.
L’une disait : « J’ai le roi desmaris :
Il n’en est point de meilleur dans Paris.
Sans son congé je vas partout m’ébattre.
Avec ce tronc j’en ferais un plus fin.
Il ne faut pas se lever trop matin
Pour lui prouver que trois et deux fontquatre.
– Par mon serment, dit une autre aussitôt
Si je l’avais j’en ferais uneétrenne ;
Car quant à moi, du plaisir ne me chaut,
À moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine.
Votre époux va tout ainsi qu’on lemène :
Le mien n’est tel. J’en rends grâces àDieu.
Bien saurait prendre et le temps et lelieu,
Qui tromperait à son aise un tel homme.
Pour tout cela ne croyez que je chomme.
Le passe-temps en est d’autant plusdoux :
Plus grand en est l’amour des deuxparties.
Je ne voudrais contre aucune de vous,
Qui vous vantez d’être si bien-loties,
Avoir troqué de galant ni époux. »
Sur ce débat la troisième commère
Les mit d’accord ; car elle futd’avis
Qu’Amour se plaît avec les bons maris,
Et veut aussi quelque peine légère.
Ce point vuidé, le proposs’échauffant,
Et d’en conter toutes trois triomphant,
Celle-ci dit : « Pourquoi tant deparoles ?
Voulez-vous voir qui l’emporte denous ?
Laissons à part les disputesfrivoles :
Sur nouveaux frais attrapons nos époux.
Le moins bon tour payera quelque amende.
– Nous le voulons, c’est ce que l’ondemande,
Dirent les deux. Il faut faire serment,
Que toutes trois, sans nul déguisement,
Rapporterons, l’affaire étant passée,
Le cas au vrai ; puis pour lejugement
On en croira la commère Macée. »
Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.
Voici comment chacune y procéda.
Celle des trois qui plusétait contrainte,
Aimait alors un beau jeune garçon,
Frais, délicat, et sans poil aumenton :
Ce qui leur fit mettre en jeu cettefeinte.
Les pauvres gens n’avaient de leurs amours
Encor joui, sinon par échappées :
Toujours fallait forger de nouveaux tours,
Toujours chercher des maisons empruntées
Pour plus à l’aise ensemble se jouer.
La bonne dame habille en chambrière
Le jouvenceau, qui vient pour se louer,
D’un air modeste, et baissant la paupière.
Du coin de l’œil époux le regardait,
Et dans son cœur déjà se proposait
De rehausser le linge de la fille.
Bien lui semblait, en la considérant,
N’en avoir vu jamais de si gentille.
On la retient ; avec peinepourtant :
Belle servante, et mari vert galant,
C’était matière à feindre du scrupule.
Les premiers jours le mari dissimule,
Détourne l’œil, et ne fait pas semblant
De regarder sa servante nouvelle ;
Mais tôt après il tourna tant la belle,
Tant lui donna, tant encor lui promit,
Qu’elle feignit à la fin de serendre ;
Et de jeu fait, à dessein de le prendre,
Un certain soir la galande lui dit :
« Madame est mal, et seule elle veutêtre
Pour cette nuit » : incontinent lemaître
Et la servante ayant fait leur marché
S’en vont au lit, et le drôle couché,
Elle en cornette, et dégrafant sa jupe,
Madame vient : qui fut bien empêché,
Ce fut époux cette fois pris pour dupe.
« Oh, oh, lui dit la commère enriant,
Votre ordinaire est donc trop peu friand
À votre goût ; et par saint Jean, beausire,
Un peu plus tôt vous me le deviezdire :
J’aurais chez moi toujours eu destendrons.
De celui-ci pour certaines raisons
Vous faut passer ; cherchez autreaventure.
Et vous, la belle au dessein si gaillard,
Merci de moi, chambrière d’un liard,
Je vous rendrai plus noire qu’une mûre.
Il vous faut donc du même pain qu’àmoi :
J’en suis d’avis ; non pourtant qu’ilm’en chaille,
Ni qu’on ne puisse en trouver qui levaille :
Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi
Donner encore à quelqu’un dans la vue
Je ne suis pas à jeter dans la rue.
Laissons ce point ; je sais un bonmoyen :
Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.
Voyez un peu ; dirait-on qu’elle ytouche ?
Vite, marchons, que du lit où je couche
Sans marchander on prenne le chemin :
Vous chercherez vos besognes demain.
Si ce n’était le scandale et la honte,
Je vous mettrais dehors en cet état.
Mais je suis bonne, et ne veux pointd’éclat :
Puis je rendrai de vous un très bon compte
À l’avenir, et vous jure ma foi
Que nuit et jour vous serez près de moi.
Qu’ai-je besoins de me mettre en alarmes,
Puisque je puis empêcher tous vostours ? »
La chambrière écoutant ce discours
Fait la honteuse, et jette une ou deuxlarmes ;
Prend son paquet, et sort sans consulter
Ne se le fait pas deux fois répéter ;
S’en va jouer un autre personnage ;
Fait au logis deux métiers tour àtour ;
Galant de nuit, chambrière de jour,
En deux façons elle a soin du ménage.
Le pauvre époux se trouve tout heureux
Qu’à si bon compte il en ait été quitte.
Lui couche seul, notre couple amoureux
D’un temps si doux à son aise profite.
Rien ne s’en perd ; et des moindresmoments
Bons ménagers furent nos deux amants,
Sachant très bien que l’on n’y revientguères.
Voilà le tour de l’une des commères.
L’autre de qui le mari croyait tout,
Avecque lui sous un poirier assise,
De son dessein vint aisément à bout.
En peu de mots j’en vas conter la guise.
Leur grand valet près d’eux était debout,
Garçon bien fait, beau parleur, et demise,
Et qui faisait les servantes trotter.
La dame dit : « Je voudrais biengoûter
De ce fruit-là : Guillot, monte, etsecoue
Notre poirier. » Guillot monte àl’instant.
Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant
Qu’il lui paraît que le mari se joue
Avec la femme ; aussitôt le valet
Frottant ses yeux comme étonné dufait :
« Vraiment, Monsieur, commence-t-il àdire,
Si vous vouliez Madame caresser,
Un peu plus loin vous pouviez aller rire,
Et moi présent du moins vous en passer.
Ceci me cause une surprise extrême.
Devant les gens prendre ainsi vosébats !
Si d’un valet vous ne faites nul cas,
Vous vous devez du respect à vous-même.
Quel taon vous point ? attendez àtantôt :
Ces privautés en seront plusfriandes ;
Tout aussi bien, pour le temps qu’il vousfaut
Les nuits d’été sont encore assez grandes.
Pourquoi ce lieu ? vous avez pourcela
Tant de bons lits, tant de chambres sibelles. »
La dame dit : « Que conte celui-là ?
Je crois qu’il rêve : ou prend-il cesnouvelles ?
Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?
Descends, descends, mon ami, tuverras. »
Guillot descend. « Hé bien, lui dit sonmaître,
Nous jouons-nous ?
GUILLOT
Non pas pour le présent.
LE MARI
Pour le présent ?
GUILLOT
Oui Monsieur, je veux être
Écorché vif, si tout incontinent
Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.
LA FEMME
Mieux te vaudrait laisser cettesornette ;
Je te le dis ; car elle sent lescoups.
LE MARI
Non non, m’amie, il faut qu’avec les fous
Tout de ce pas par mon ordre on le mette.
GUILLOT
Est-ce être fou que de voir ce qu’onvoit ?
LA FEMME
Et qu’as-tu vu ?
GUILLOT
J’ai vu, je le répète,
Vous et Monsieur qui dans ce même endroit
Jouiez tous deux au doux jeud’amourette :
Si ce poirier n’est peut- être charmé.
LA FEMME
Voire, charmé ; tu nous fais un beauconte.
LE MARI
Je le veux voir ; vraiment faut que j’ymonte :
Vous en saurez bientôt la vérité.
Le maître à peine est sur l’arbre monté,
Que le valet embrasse la maîtresse.
L’époux qui voit comme l’on se caresse
Crie, et descend en grand’hâte aussitôt.
Il se rompit le col, ou peu s’en faut,
Pour empêcher la suite de l’affaire :
Et toutefois il ne put si bien faire
Que son honneur ne reçût quelque échec.
« Comment, dit-il, quoi même à monaspect ?
Devant mon nez ? à mes yeux ? SainteDame,
Que vous faut-il ? qu’avez-vous ?dit la femme.
LE MARI
Oses-tu bien le demander encor ?
LA FEMME
Et pourquoi non ?
LE MARI
Pourquoi ? n’ai-je pas tort
De t’accuser de cette effronterie ?
LA FEMME
Ah ! C’en est trop, parlez mieux, je vousprie.
LE MARI
Quoi, ce coquin ne te caressait pas ?
LA FEMME
Moi ? vous rêvez.
LE MARI
D’où viendrait donc ce cas ?
Ai-je perdu la raison ou la vue ?
LA FEMME
Me croyez-vous de sens si dépourvue
Que devant vous je commisse un teltour ?
Ne trouverais-je assez d’heures au jour
Pour m’égayer, si j’en avais envie ?
LE MARI
Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die.
Notre poirier m’abuse assurément.
Voyons encor. Dans le même moment
L’époux remonte, et Guillot recommence.
Pour cette fois le mari voit la danse
Sans se fâcher, et descend doucement.
« Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autrescauses
C’est ce poirier, il est ensorcelé.
– Puisqu’il fait voir de si vilaineschoses
Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.
Cours au logis ; dis qu’on le vienneabattre.
Je ne veux plus que cet arbre maudit
Trompe les gens. » Le valet obéit.
Sur le pauvre arbre ils se mettent àquatre
Se demandant l’un l’autre sourdement
Quel si grand crime a ce poirier pufaire ?
La dame dit : « Abattezseulement. »
Quant au surplus, ce n’est pas votreaffaire.
Par ce moyen la seconde commère
Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.
Passons au tour que la troisième fit.
Les rendez-vous chez quelquebonne amie
Ne lui manquaient non plus que l’eau dupuits.
Là tous les jours étaient nouveauxdéduits.
Notre donzelle y tenait sa partie.
Un sien amant étant lors de quartier,
Ne croyant pas qu’un plaisir fut entier
S’il n’était libre, à la dame propose
De se trouver seuls ensemble une nuit.
« Deux, lui dit-elle, et pour si peu dechose
Vous ne serez nullement éconduit.
Jà de par moi ne manquera l’affaire.
De mon mari je saurai me défaire
Pendant ce temps. » Aussitôt fait quedit.
Bon besoin eut d’être femme d’esprit
Car pour époux elle avait pris un homme
Qui ne faisait en voyages grandsfrais ;
Il n’allait pas quérir pardons à Rome
Quand il pouvait en rencontrer plus près.
Tout au rebours de la bonne donzelle,
Qui pour montrer sa ferveur et son zèle,
Toujours allait au plus loin s’enpourvoir.
Pèlerinage avait fait son devoir
Plus d’une fois ; mais c’était le vieuxstyle :
Il lui fallait, pour se faire valoir,
Chose qui fut plus rare et moins facile.
Elle s’attache à l’orteil dès ce soir
Un brin de fil, qui rendait à la porte
De la maison ; et puis se va coucher
Droit au côté d’Henriet Berlinguier
(On appelait son mari de la sorte.)
Elle fit tant qu’Henriet se tournant
Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne
Quelque dessein, et sans faire semblant
D’être éveillé, sur ce fait ilraisonne ;
Se lève enfin, et sort tout doucement,
De bonne foi son épouse dormant,
Ce lui semblait ; suit le fil dans larue ;
Conclut de là que l’on letrahissait :
Que quelque amant que la donzelle avait,
Avec ce fil par le pied la tirait,
L’avertissant ainsi de sa venue :
Que la galande aussitôt descendait,
Tandis que lui pauvre mari dormait.
Car autrement pourquoi ce badinage ?
Il fallait bien que Messer Cocuage
Le visitât ; honneur dont à son sens
Il se serait passé le mieux du monde.
Dans ce penser il s’arme jusqu’auxdents ;
Hors la maison fait le guet et la ronde,
Pour attraper quiconque tirera
Le brin de fil. Or le lecteur saura
Que ce logis avait sur le derrière
De quoi pouvoir introduire l’ami :
Il le fut donc par une chambrière.
Tout domestique en trompant un mari
Pense gagner indulgence plénière.
Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,
La bonne dame, et le jeune muguet
En sont aux mains, et Dieu sait lamanière.
En grand soulas cette nuit se passa.
Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.
Tout fut des mieux grâces à la servante,
Qui fit si bien devoir de surveillante,
Que le galant tout à temps délogea.
Époux revint quand le jour approcha
Reprit sa place, et dit que la migraine
L’avait contraint d’aller coucher en haut
Deux jours après la commère ne faut
De mettre un fil ; Berlinguieraussitôt
L’ayant senti, rentre en la même peine
Court à son poste, et notre amant au sien.
Renfort de joie : on s’en trouva sibien,
Qu’encore un coup on pratiqua laruse ;
Et Berlinguier prenant la même excuse
Sortit encore, et fit place à l’amant.
Autre renfort de tout contentement.
On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,
Il en fallut venir au dénouement ;
Trois actes eut sans plus la comédie
Sur le minuit l’amant s’étant sauvé,
Le brin de fil aussitôt fut tiré
Par un des siens sur qui époux se rue,
Et le contraint en occupant la rue
D’entrer chez lui. Le tenant au collet,
Et ne sachant que ce fût un valet
Bien à propos lui fut donné le change
Dans le logis est un vacarme étrange
La femme accourt au bruit que faitl’époux.
Le compagnon se jette à leursgenoux ;
Dit qu’il venait trouver lachambrière ;
Qu’avec ce fil il la tirait à soi
Pour faire ouvrir ; et que depuisnaguère
Tous deux s’étaient entre-donné la foi.
« C’est donc cela, poursuivit lacommère
En s’adressant à la fille, en colère,
Que l’autre jour je vous vis à l’orteil
Un brin de fil : je m’en mis unpareil,
Pour attraper avec ce stratagème
Votre galant. Or bien, c’est votreépoux :
À la bonne heure : il faut cette nuitmême
Sortir d’ici. » Berlinguier fut plusdoux ;
Dit qu’il fallait au lendemain attendre.
On les dota l’un et l’autreamplement ;
L’époux, la fille ; et le valetl’amant
Puis au moutier le couple s’allarendre ;
Se connaissant tous deux de plus d’unjour.
Ce fut la fin qu’eut le troisième tour.
Lequel vaut mieux ? Pourmoi, je m’en rapporte
Macée ayant pouvoir de décider,
Ne sut à qui la victoire accorder
Tant cette affaire à résoudre était forte.
Toutes avaient eu raison de gager.
Le procès pend, et pendra de la sorte
Encor longtemps, comme l’on peut juger.
Plus d’une fois je me suisétonné
Que ce qui fait la paix du mariage
En est le point le moins considéré,
Lorsque l’on met une fille en ménage.
Les père et mère ont pour objet lebien ;
Tout le surplus, ils le comptent pourrien,
Jeunes tendrons à vieillards apparient.
Et cependant je vois qu’ils se soucient
D’avoir chevaux à leur char attelés
De même taille, et mêmes chienscouplés :
Ainsi des bœufs, qui de force pareille
Sont toujours pris : car ce seraitmerveille
Si sans cela la charrue allait bien.
Comment pourrait celle du mariage
Ne mal aller, étant un attelage
Qui bien souvent ne se rapporte enrien ?
J’en vas conter un exemple notable.
On sait qui fut Richard deQuinzica,
Qui mainte fête à sa femme allégua,
Mainte vigile, et maint jour fériable,
Et du devoir crut s’échapper par là.
Très lourdement il errait en cela.
Cestui Richard était juge dans Pise,
Homme savant en l’étude des lois,
Riche d’ailleurs ; mais dont la barbegrise
Montrait assez qu’il devait faire choix
De quelque femme à peu près de mêmeâge ;
Ce qu’il ne fit, prenant en mariage
La mieux séante, et la plus jeune d’ans
De la cité, fille bien alliée,
Belle surtout ; c’était Bartholomée
De Galandi, qui parmi ses parents
Pouvait compter les plus gros de la ville.
En ce ne fit Richard tour d’hommehabile :
Et l’on disait communément de lui,
Que ses enfants ne manqueraient de pères.
Tel fait métier de conseiller autrui,
Qui ne voit goutte en ses propresaffaires.
Quinzica donc n’ayant de quoiservir
Un tel oiseau qu’était Bartholomée,
Pour s’excuser, et pour la contenir,
Ne rencontrait point de jour en l’année,
Selon son compte, et son calendrier,
Ou l’on se pût sans scrupule appliquer
Au fait d’hymen ; chose aux vieillardscommode ;
Mais dont le sexe abhorre la méthode.
Quand je dis point, je veux dire trèspeu :
Encor ce peu lui donnait de la peine.
Toute en féries il mettait lasemaine ;
Et bien souvent faisait venir en jeu
Saint qui ne fut jamais dans la légende.
« Le vendredi, disait-il, nousdemande
D’autres pensers, ainsi que chacunsait :
Pareillement il faut que l’on retranche
Le samedi, non sans juste sujet,
D’autant que c’est la veille du dimanche.
Pour ce dernier, c’est un jour de repos.
Quant au lundi, je ne trouve à propos
De commencer par ce point lasemaine ;
Ce n’est le fait d’une âme bienchrétienne. »
Les autres jours autrements’excusait ;
Et quand venait aux fêtes solennelles,
C’était alors que Richard triomphait,
Et qu’il donnait les leçons les plusbelles
Longtemps devant toujours il s’abstenait
Longtemps après il en usait de même ;
Aux Quatre-Temps autant il enfaisait ;
Sans oublier l’Avent ni le Carême.
Cette saison pour le vieillard était
Un temps de Dieu, jamais ne s’en lassait.
De patrons même il avait une liste.
Point de quartier pour un évangéliste,
Pour un apôtre, ou bien pour un docteur
Vierge n’était, martyr, etconfesseur ;
Qu’il ne chommât ; tous les savait parcœur
Que s’il était au bout de son scrupule,
Il alléguait les joursmalencontreux ;
Puis les brouillards, et puis la canicule,
De s’excuser n’étant jamais honteux.
La chose ainsi presque toujours égale,
Quatre fois l’an, de grâce spéciale,
Notre docteur régalait sa moitié,
Petitement ; enfin c’était pitié.
À cela près, il traitait bien sa femme.
Les affiquets, les habits à changer,
Joyaux, bijoux, ne manquaient à ladame ;
Mais tout cela n’est que pour amuser
Un peu de temps des esprits depoupée ;
Droit au solide allait Bartholomée.
Son seul plaisir dans labelle saison,
C’était d’aller à certaine maison
Que son mari possédait sur la côte :
Ils y couchaient tous les huit jours sansfaute.
Là quelquefois sur la mer ils montaient,
Et le plaisir de la pêche goûtaient,
Sans s’éloigner que bien peu de la rade.
Arrive donc, qu’un jour de promenade,
Bartholomée et Messer le docteur,
Prennent chacun une barque à pécheur,
Sortent sur mer ; ils avaient faitgageure
À qui des deux aurait plus de bonheur,
Et trouverait la meilleure aventure
Dedans sa pêche, et n’avaient avec eux,
Dans chaque barque, en tout qu’un homme oudeux.
Certain corsaire aperçut la chaloupe
De notre épouse, et vint avec sa troupe
Fondre dessus ; l’emmena bien etbeau ;
Laissa Richard : soit que près durivage
Il n’osât pas hasarder davantage
Soit qu’il craignît qu’ayant dans sonvaisseau
Notre vieillard, il ne pût de sa proie
Si bien jouir ; car il aimait la joie
Plus que l’argent, et toujours avait fait
Avec honneur son métier de corsaire,
Au jeu d’amour était homme d’effet,
Ainsi que sont gens de pareille affaire.
Gens de mer sont toujours prêts à bienfaire
Ce qu’on appelle autrement bonsgarçons :
On n’en voit point qui les fêtes allègue.
Or tel était celui dont nous parlons,
Ayant pour nom Pagamin de Monègue.
La belle fit son devoir de pleurer
Un demi-jour, tant qu’il se putétendre :
Et Pagamin de la réconforter ;
Et notre épouse à la fin de se rendre.
Il la gagna ; bien savait son métier.
Amour s’en mit, Amour ce bon apôtre,
Dix mille fois plus corsaire que l’autre,
Vivant de rapt, faisant peu de quartier.
La belle avait sa rançon touteprête :
Très bien lui prit d’avoir de quoipayer ;
Car là n’était ni vigile ni fête.
Elle oublia ce beau calendrier
Rouge partout, et sans nul jourouvrable :
De la ceinture on le lui fit tomber ;
Plus n’en fut fait mention qu’à la table.
Notre légiste eût mis son doigt au feu
Que son épouse était toujours fidèle,
Entière, et chaste ; et que moyennantDieu
Pour de l’argent on lui rendrait la belle.
De Pagamin il prit un sauf-conduit,
L’alla trouver, lui mit la carte blanche.
Pagamin dit : « Si je n’ai pas bonbruit
C’est à grand tort : je veux vous rendrefranche
Et sans rançon votre chère moitié.
Ne plaise à Dieu que si belle amitié
Soit par mon fait de désastre ainsipleine.
Celle pour qui vous prenez tant de peine
Vous reviendra selon votre désir.
Je ne veux point vous vendre ce plaisir.
Faites-moi voir seulement qu’elle estvôtre ;
Car si j’allais vous en rendre quelqueautre,
Comme il m’en tombe assez entre les mains,
Ce me serait une espèce de blâme.
Ces jours passés je pris certaine dame,
Dont les cheveux sont quelque peuchâtains,
Grande de taille, en bon point, jeune, etfraîche
Si cette belle après vous avoir vu
Dit être à vous, c’est autant deconclu :
Reprenez-la : rien ne vous enempêche. »
Richard reprit : « Vous parlezsagement :
Et me traitez trop généreusement.
De son métier il faut que chacun vive.
Mettez un prix à la pauvre captive,
Je le payerai comptant, sans hésiter.
Le compliment n’est ici nécessaire :
Voilà ma bourse, il ne faut que compter.
Ne me traitez que comme on pourrait faire
En pareil cas l’homme le moins connu.
Serait-il dit que vous m’eussiez vaincu
D’honnêteté ? non sera sur mon âme.
Vous le verrez. Car, quant à cette dame,
Ne doutez point qu’elle ne soit à moi.
Je ne veux pas que vous m’ajoutiez foi,
Mais aux baisers que de la pauvre femme
Je recevrai, ne craignant qu’un seulpoint :
C’est qu’à me voir de joie elle nemeure. »
On fait venir l’épouse tout à l’heure,
Qui froidement et ne s’émouvant point,
Devant ses yeux voit son mari paraître.
Sans témoigner seulement le connaître,
Non plus qu’un homme arrive du Pérou.
« Voyez, dit-il, la pauvrette esthonteuse
Devant les gens ; et sa joieamoureuse
N’ose éclater : soyez sur qu’à moncou,
Si j’étais seul, elle seraitsautée. »
Pagamin dit : « Qu’il ne tienne àcela :
Dedans sa chambre allez, conduisez-la.
Ce qui fut fait : et la chambrefermée ;
Richard commence : « Et là,Bartholomée,
Comme tu fais ! je suis ton Quinzica,
Toujours le même à l’endroit de sa femme.
Regarde-moi. Trouves-tu, ma chère âme,
En mon visage un si grandchangement !
C’est la douleur de ton enlèvement
Qui, me rend tel ; et toi seule en escause.
T’ai-je jamais refusé nulle chose,
Soit pour ton jeu, soit pour tesvêtements ?
En était-il quelqu’une de plusbrave ?
De ton vouloir ne me rendais-jeesclave ?
Tu le seras étant avec ces gens.
Et ton honneur, que crois-tu qu’ildevienne ?
– Ce qu’il pourra, répondit brusquementBartholomée.
Est-il temps maintenant
D’en avoir soin ? s’en est-on mis enpeine
Quand malgré moi l’on m’a jointe avecvous ?
Vous vieux penard, moi fille jeune etdrue,
Qui méritais d’être un peu mieux pourvue,
Et de goûter ce qu’Hymen a de doux.
Pour cet effet j’étais assezaimable ;
Et me trouvais aussi digne, entre nous,
De ces plaisirs, que j’en étais capable.
Or est le cas allé d’autre façon.
J’ai pris mari qui pour toute chanson
N’a jamais eu que quelques jours deférie ;
Mais Pagamin, sitôt qu’il m’eut ravie,
Me sut donner bien une autre leçon.
J’ai plus appris des choses de la vie
Depuis deux jours, qu’en quatre ans avecvous.
Laissez-moi donc, Monsieur mon cher époux.
Sur mon retour n’insistez davantage.
Calendriers ne sont point en usage
Chez Pagamin : je vous en avertis.
Vous et les miens avez mérite pis.
Vous pour avoir mal mesuré vos forces
En m’épousant ; eux pour être mépris
En préférant les légères amorces
De quelque bien à cet autre point-là.
Mais Pagamin pour tous y pourvoira.
Il ne sait loi, ni digeste, ni code ;
Et cependant très bonne est sa méthode.
De ce matin lui-même il vous dira
Du quart en sus comme la chose en va.
Un tel aveu vous surprend et voustouche :
Mais faire ici de la petite bouche
Ne sert de rien ; l’on n’en croira pasmoins.
Et puisque enfin nous voici sanstémoins :
Adieu vous dis, vous, et vos jours defête.
Je suis de chair. Les habits rien n’yfont :
Vous savez bien, Monsieur, qu’entre latête
Et le talon d’autres affaires sont. »
À tant se tut. Richard, tombé des nues,
Fut tout heureux de pouvoir s’en aller.
Bartholomée ayant ses hontes bues
Ne se fit pas tenir pour demeurer.
Le pauvre époux en eut tant de tristesse,
Outre les maux qui suivent la vieillesse,
Qu’il en mourut à quelques jours delà ;
Et Pagamin prit à femme sa veuve.
Ce fut bien fait : nul des deux netomba
Dans l’accident du pauvre Quinzica,
S’étant choisis l’un et l’autre àl’épreuve.
Belle leçon pour gens à cheveuxgris ;
Sinon qu’ils soient d’humeuraccommodante :
Car en ce cas Messieurs les favoris
Font leur ouvrage, et la dame estcontente.
Qu’un homme soit plumé pardes coquettes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort : plus d’amour sanspayer :
En beaux louis se content les fleurettes.
Ce que je dis, des coquettes s’entend.
Pour notre honneur si me faut-il pourtant
Montrer qu’on peut nonobstant leur adresse
En attraper au moins une entre cent ;
Et lui jouer quelque tour de souplesse.
Je choisirai pour exempleGulphar.
Le drôle fit un trait de franc soudard,
Car aux faveurs d’une belle il eut part
Sans débourser, escroquant la chrétienne.
Notez ceci, et qu’il vous en souvienne
Galants d’épée ; encor bien que cetour
Pour vous styler soit fort peunécessaire ;
Je trouverais maintenant à la cour
Plus d’un Gulphar si j’en avais affaire.
Celui-ci donc chez sireGasparin
Tant fréquenta, qu’il devint à la fin
De son épouse amoureux sans mesure.
Elle était jeune, et belle créature,
Plaisait beaucoup, fors un point quigâtait
Toute l’affaire, et qui seul rebutait
Les plus ardents ; c’est qu’elle étaitavare.
Ce n’est pas chose en ce siècle fort rare.
Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.
Celui-là parle une langue barbare
Qui l’or en main n’explique ses désirs.
Le jeu, la jupe, et l’amour des plaisirs,
Sont les ressorts que Cupidonemploie :
De leur boutique il sort chez les François
Plus de cocus que du cheval de Troie
Il ne sortit de héros autrefois.
Pour revenir à l’humeur de la belle,
Le compagnon ne put rien tirer d’elle
Qu’il ne parlât. Chacun sait ce que c’est
Que de parler le lecteur s’il lui plaît,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, et si bien qu’ilpropose
Deux cents écus. La belle l’écouta :
Et Gasparin à Gulphar les prêta
(Ce fut le bon), puis aux champs s’enalla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en présence de gens.
« Voilà, dit-il, deux cents écuscomptants,
Qu’à votre époux vous donnerez,Madame. »
La belle crut qu’il avait dit cela
Par politique, et pour jouer son rôle.
Le lendemain elle le régala
Tout de son mieux, en femme de parole.
Le drôle en prit ce jour et les suivants
Pour son argent, et même avec usure :
À bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retourdes champs,
Gulphar lui dit, son épouseprésente :
« J’ai votre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avais cru :
Déchargez-en votre livre de grâce. »
À ce propos aussi froide que glace,
Notre galande avoua le reçu.
Qu’eut-elle fait ? on eut prouvé lachose.
Son regret fut d’avoir enflé la dose
De ses faveurs ; c’est ce qui lafâchait :
Voyez un peu la perte que c’était !
En la quittant, Gulphar allatout droit
Conter ce cas, le corner par la ville
Le publier, le prêcher sur les toits
De l’en blâmer il serait inutile :
Ainsi vit-on chez nous autres François.
Certain jaloux ne dormant qued’un œil,
Interdisait tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la dame
Il avait fait un fort ample recueil
De tous les tours que le sexe sait faire.
Pauvre ignorant ! comme si cetteaffaire
N’était une hydre, à parler franchement.
Il captivait sa femme cependant ;
De ses cheveux voulait savoir lenombre ;
La faisait suivre, à toute heure, en touslieux,
Par une vieille au corps tout remplid’yeux,
Qui la quittait aussi peu que son ombre.
Ce fou tenait son recueil fort entier
Il le portait en guise de psautier,
Croyant par là cocuage hors de gamme.
Un jour de fête, arrive que la dame
En revenant de l’église passa
Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta
Fort à propos plein un panier d’ordure.
On s’excusa : la pauvre créature
Toute vilaine entra dans le logis.
Il lui fallut dépouiller ses habits.
Elle envoya quérir une autre jupe,
Dès en entrant, par cette douagna,
Qui hors d’haleine à Monsieur raconta
Tout l’accident. « Foin, dit-il,celui-là
N’est dans mon livre, et je suis pris pourdupe :
Que le recueil au diable soitdonné. »
Il disait bien ; car on n’avait jeté
Cette immondice, et la dame gâté,
Qu’afin qu’elle eut quelque valable excuse
Pour éloigner son dragon quelque temps.
Un sien galant ami de là-dedans
Tout aussitôt profita de la ruse.
Nous avons beau sur ce sexeavoir œil :
Ce n’est coup sûr encontre tousesclandres.
Maris jaloux, brûlez votre recueil
Sur ma parole, et faites-en des cendres.
Un villageois ayant perdu sonveau,
L’alla chercher dans la forêt prochaine
Il se plaça sur l’arbre le plus beau,
Pour mieux entendre, et pour voir dans laplaine.
Vient une dame avec un jouvenceau
Le lieu leur plaît, l’eau leur vient à labouche
Et le galant, qui sur l’herbe la couche,
Crie en voyant je ne sais quelsappas :
« Ô dieux, que vois-je, et que ne vois-jepas ! »
Sans dire quoi ; car c’étaient lettrescloses.
Lors le manant les arrêtant tout coi.
« Homme de bien, qui voyez tant dechoses,
Voyez-vous point mon veau ? dites-lemoi. »
Hans Carvel prit sur sesvieux ans
Femme jeune en toute manière ;
Il prit aussi soucis cuisants ;
Car l’un sans l’autre ne va guère.
Babeau (c’est la jeune femelle, Fille dubailli Concordat)
Fut du bon poil, ardente, et belle
Et propre à l’amoureux combat.
Carvel craignant de sa nature
Le cocuage et les railleurs,
Alléguait à la créature
Et la Légende, et l’Écriture,
Et tous les livres les meilleurs :
Blâmait les visites secrètes ;
Frondait l’attirail des coquettes,
Et contre un monde de recettes,
Et de moyens de plaire aux yeux,
Invectivait tout de son mieux.
À tous ces discours la galande
Ne s’arrêtait aucunement ;
Et de sermons n’était friande
À moins qu’ils fussent d’un amant.
Cela faisait que le bon sire
Ne savait tantôt plus qu’y dire,
Eut voulu souvent être mort.
Il eut pourtant dans son martyre
Quelques moments de réconfort :
L’histoire en est très véritable.
Une nuit, qu’ayant tenu table,
Et bu force bon vin nouveau,
Carvel ronflait près de Babeau,
Il lui fut avis que le diable
Lui mettait au doigt un anneau,
Qu’il lui disait… : « Je sais lapeine
Qui te tourmente, et qui te gène ;
Carvel, j’ai pitié de ton cas,
Tiens cette bague, et ne la lâches.
Car tandis qu’au doigt tu l’auras,
Ce que tu crains point ne seras,
Point ne seras sans que le saches.
– Trop ne puis vous remercier,
Dit Carvel, la faveur est grande.
Monsieur Satan, Dieu vous le rende,
Grand merci Monsieur l’aumônier. »
Là-dessus achevant son somme,
Et les yeux encore aggraves,
Il se trouva que le bon homme
Avait le doigt ou vous savez.
Un Gascon, pour s’êtrevanté
De posséder certaine belle
Fut puni de sa vanité
D’une façon assez nouvelle.
Il se vantait à faux et ne possédait rien.
Mais quoi ! tout médisant est prophète ence monde
On croit le mal d’abord, mais à l’égard dubien
Il faut qu’un public en réponde.
La dame cependant du Gascon semoquait :
Même au logis pour lui rarement elleétait :
Et bien souvent qu’il la traitait
D’incomparable et de divine,
La belle aussitôt s’enfuyait,
S’allant sauver chez sa voisine.
Elle avait nom Philis, sonvoisin Eurilas,
La voisine Cloris, le Gascon Dorilas,
Un sien ami, Damon : c’est tout, si j’aimémoire.
Ce Damon, de Cloris, à ce que ditl’histoire,
Était amant aimé, galant, comme on voudra,
Quelque chose de plus encor que tout cela.
Pour Philis, son humeur libre, gaie, etsincère
Montrait qu’elle était sans affaire,
Sans secret, et sans passion.
On ignorait le prix de sapossession :
Seulement à l’user chacun la croyaitbonne.
Elle approchait vingt ans ; et venaitd’enterrer
Un mari (de ceux-là que l’on perd sanspleurer,
Vieux barbon qui laissait d’écus plein unetonne.)
En mille endroits de sa personne
La belle avait de quoi mettre un Gascon auxcieux,
Des attraits par-dessus les yeux,
Je ne sais quel air de pucelle,
Mais le cœur tant soit peu rebelle ;
Rebelle toutefois de la bonne façon.
Voilà Philis. Quant au Gascon,
Il était Gascon, c’est tout dire.
Je laisse à penser si lesire
Importuna la veuve, et s’il fit desserments
Ceux des Gascons et des Normands
Passent peu pour mots d’Évangile.
C’était pourtant chose facile
De croire Dorilas de Philisamoureux ;
Mais il voulait aussi que l’on le crutheureux.
Philis dissimulant, dit un jour à cethomme :
« Je veux un service de vous :
Ce n’est pas d’aller jusqu’à Rome ;
C’est que vous nous aidiez à tromper unjaloux.
La chose est sans péril, et même fortaisée.
Nous voulons que cette nuit-ci
Vous couchiez avec le mari
De Cloris, qui m’en a priée.
Avec Damon s’étant brouillée,
Il leur faut une nuit entière, etpar-delà,
Pour démêler entre eux tout cedifférend-là.
Notre but est qu’Eurilas pense,
Vous sentant près de lui, que ce soit samoitié.
Il ne lui touche point, vit dedansl’abstinence,
Et, soit par jalousie, ou bien parimpuissance,
A retranché d’hymen certains droitsd’amitié ;
Ronfle toujours, fait la nuit d’unetraite :
C’est assez qu’en son lit il trouve unecornette.
Nous vous ajusterons : enfin, ne craignezrien :
Je vous récompenserai bien. »
Pour se rendre Philis un peuplus favorable,
Le Gascon eut couché, dit-il, avec lediable.
La nuit vient, on le coiffe, on le met augrand lit,
On éteint les flambeaux, Eurilas prend saplace ;
Du Gascon la peur se saisit ;
Il devient aussi froid que glace ;
N’oserait tousser ni cracher,
Beaucoup moins encor s’approcher :
Se fait petit, se serre, au bord se vanicher,
Et ne tient que moitié de la riveoccupée :
Je crois qu’on l’aurait mis dans un fourreaud’épée.
Son coucheur cette nuit se retourna centfois ;
Et jusque sur le nez lui porta certainsdoigts
Que la peur lui fit trouver rudes.
Le pis de ses inquiétudes,
C’est qu’il craignait qu’enfin un capriceamoureux
Ne prit à ce mari : tels cas sontdangereux,
Lorsque l’un des conjoints se sent privé dusomme.
Toujours nouveaux sujets alarmaient le pauvrehomme.
L’on étendait un pied ; l’on approchaitun bras :
Il crut même sentir la barbe d’Eurilas.
Mais voici quelque chose à mon sens deterrible.
Une sonnette était près du chevet dulit :
Eurilas de sonner, et faire un bruithorrible.
Le Gascon se pâme à ce bruit ;
Cette fois-là se croit détruit,
Fait un vœu, renonce à sa dame ;
Et songe au salut de son âme.
Personne ne venant, Eurilas s’endormit.
Avant qu’il fut jour onouvrit
Philis l’avait promis ; quand voici deplus belle
Un flambeau comble de tous maux.
Le Gascon après ces travaux
Se fût bien levé sans chandelle.
Sa perte était alors un point tout assuré.
On approche du lit. Le pauvre hommeéclaire
Prie Eurilas qu’il lui pardonne.
« Je le veux », dit une personne
D’un ton de voix rempli d’appas.
C’était Philis, qui d’Eurilas
Avait tenu la place, et qui sans tropattendre
Tout en chemise s’alla rendre
Dans les bras de Cloris qu’accompagnaitDamon.
C’était, dis-je, Philis, qui conta duGascon
La peine et la frayeur extrême
Et qui pour l’obliger à se tuer soi-même,
En lui montrant ce qu’il avait perdu,
Laissait son sein à demi-nu.
Il n’est rien qu’on ne conteen diverses façons :
On abuse du vrai comme on fait de lafeinte :
Je le souffre aux récits qui passent pourchansons,
Chacun y met du sien sans scrupule et sanscrainte.
Mais aux événements de qui la vérité
Importe à la postérité,
Tels abus méritent censure.
Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.
Je me suis écarté de mon original.
On en pourra gloser ; on pourra memécroire :
Tout cela n’est pas un grand mal :
Alaciel et sa mémoire
Ne sauraient guère perdre à tout cechangement.
J’ai suivi mon auteur en deux pointsseulement :
Points qui font véritablement
Le plus important de l’histoire.
L’un est que par huit mains Alaciel passa
Avant que d’entrer dans la bonne :
L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,
Ayant peut-être en sa personne
De quoi négliger ce point-là.
Quoi qu’il en soit, la belle en sestraverses,
Accidents, fortunes diverses,
Eut beaucoup à souffrir, beaucoup àtravailler ;
Changea huit fois de chevalier :
Il ne faut pas pour cela qu’onl’accuse :
Ce n’était après tout que bonne intention,
Gratitude, ou compassion,
Crainte de pis, honnête excuse.
Elle n’en plut pas moins aux yeux de sonfiancé.
Veuve de huit galants, il la prit pourpucelle,
Et dans son erreur par la belle
Apparemment il fut laissé.
Qu’on n’y puisse être pris, la chose est touteclaire,
Mais après huit, c’est une étrangeaffaire :
Je me rapporte de cela
À quiconque a passé par là.
Zaïr soudan d’Alexandrie,
Aima sa fille Alaciel
Un peu plus que sa propre vie :
Aussi ce qu’on se peut figurer sous leciel,
De bon, de beau, de charmant et d’aimable,
D’accommodant, j’y mets encor ce point,
La rendait d’autant estimable ;
En cela je n’augmente point.
Au bruit qui courait d’elleen toutes ces provinces,
Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.
Il la fit demander, et fut assez heureux
Pour l’emporter sur d’autres princes.
La belle aimait déjà ; mais on n’ensavait rien
Filles de sang royal ne se déclarentguères.
Tout se passe en leur cœur ; cela lesfâche bien ;
Car elles sont de chair ainsi que lesbergères.
Hispal, jeune Seigneur de la cour dusoudan,
Bien fait, plein de mérite, honneur del’Alcoran,
Plaisait fort à la dame, et d’un communmartyre,
Tous deux brûlaient sans oser se ledire ;
Ou s’ils se le disaient, ce n’était que desyeux.
Comme ils en étaient là, l’on accorda labelle.
Il fallut se résoudre à partir de ceslieux.
Zaïr fit embarquer son amant avec elle.
S’en fier à quelque autre eût peut-être étémieux.
Après huit jours de traite,un vaisseau de corsaires
Ayant pris le dessus du vent,
Les attaqua ; le combat futsanglant ;
Chacun des deux partis y fit mal sesaffaires.
Les assaillants, faits aux combats de mer,
Étaient les plus experts en l’art demassacrer ;
Joignaient l’adresse au nombre :
Hispal par sa vaillance
Tenait les choses en balance.
Vingt corsaires pourtant montèrent sur sonbord.
Grifonio le gigantesque
Conduisait l’horreur et la mort
Avecque cette soldatesque.
Hispal en un moment se vit environné.
Maint corsaire sentit son bras déterminé.
De ses yeux il sortait des éclairs et desflammes.
Cependant qu’il était au combat acharné,
Grifonio courut à la chambre des femmes.
Il savait que l’infante était dans cevaisseau ;
Et l’ayant destinée à ses plaisirsinfâmes,
Il l’emportait comme un moineau ;
Mais la charge pour lui n’étant passuffisante,
Il prit aussi la cassette aux bijoux,
Aux diamants, aux témoignages doux
Que reçoit et garde une amante :
Car quelqu’un m’a dit, entre nous,
Qu’Hispal en ce voyage avait fait àl’infante
Un aveu dont d’abord elle parut contente,
Faute d’avoir le temps de s’en mettre encourroux.
Le malheureux corsaire, emportant cetteproie,
N’en eut pas longtemps de la joie.
Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,
S’étant quelque peu détaché,
Comme Grifonio passait d’un bord àl’autre,
Un pied sur son navire, un sur celuid’Hispal,
Le héros d’un revers coupe en deuxl’animal :
Part du tronc tombe en l’eau, disant sapatenôtre,
Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,
Avec maint autre dieu non moinsextravagant :
Part demeure sur pieds, en la mêmeposture.
On aurait ri de l’aventure,
Si la belle avec lui n’eût tombé dedansl’eau.
Hispal se jette après : l’un et l’autrevaisseau,
Malmené du combat, et privé de pilote,
Au gré d’Eole et de Neptune flotte.
La mort fit lâcher prise au géantpourfendu.
L’infante par sa robe en tombant soutenue,
Fut bientôt d’Hispal secourue.
Nager vers les vaisseaux eût été tempsperdu :
Ils étaient presque à demi-mille.
Ce qu’il jugea de plus facile,
Fut de gagner certains rochers,
Qui d’ordinaire étaient la perte desnochers,
Et furent le salut d’Hispal et del’infante.
Aucuns ont assuré comme chose constante,
Que même du péril la cassetteéchappa ;
Qu’à des cordons étant pendue,
La belle après soi la tira ;
Autrement elle était perdue.
Notre nageur avait l’infantesur son dos
Le premier roc gagne, non pas sans quelquepeine,
La crainte de la faim suivit celle desflots ;
Nul vaisseau ne parut sur la liquideplaine.
Le jour s’achève ; il se passe unenuit ;
Point de vaisseau près d’eux par le hasardconduit ;
Point de quoi manger sur ces roches :
Voilà notre couple réduit
À sentir de la faim les premièresapproches.
Tous deux privés d’espoir, d’autant plusmalheureux,
Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,
Ils perdaient doublement en leurmésaventure.
Après s’être longtemps regardés sansparler,
« Hispal, dit la princesse, il se fautconsoler ;
Les pleurs ne peuvent rien près de la Parquedure.
Nous n’en mourrons pas moins ; mais ildépend de nous
D’adoucir l’aigreur de ses coups ;
C’est tout ce qui nous reste en ce malheurextrême.
– Se consoler ! dit-il, le peut-on quandon aime ?
Ah ! si… mais non, Madame, il n’est pas àpropos
Que vous aimiez ; vous seriez trop àplaindre.
Je brave à mon égard et la faim et lesflots ;
Mais jetant œil sur vous je trouve tout àcraindre. »
La princesse à ces mots ne seput plus contraindre.
Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,
Regards d’être au ciel adressés,
Et puis sanglots, et puis soupirsencore :
En ce même langage Hispal luirepartit :
Tant qu’enfin un baiser suivit :
S’il fut pris ou donné c’est ce que l’onignore.
Après force vœux impuissants,
Le héros dit : « Puisqu’en cetteaventure
Mourir nous est chose si sûre,
Qu’importe que nos corps des oiseauxravissants
Ou des monstres marins deviennent lapâture ?
Sépulture pour sépulture,
La mer est égale, à mon sens :
Qu’attendons-nous ici qu’une finlanguissante ?
Serait-il point plus à propos
De nous abandonner aux flots ?
J’ai de la force encor, la côte est peudistante,
Le vent y pousse ; essayonsd’approcher ;
Passons de rocher en rocher :
J’en vois beaucoup ou je puis prendrehaleine. »
Alaciel s’y résolut sans peine.
Les revoilà sur l’onde ainsiqu’auparavant,
La cassette en laisse suivant,
Et le nageur poussé du vent,
De roc en roc portant la belle,
Façon de naviguer nouvelle.
Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,
Et de Dieu qui préside aux liquidesmanoirs,
Hispal n’en pouvant plus, de faim, delassitude,
De travail et d’inquiétude,
(Non pour lui, mais pour ses amours),
Après avoir jeûné deux jours,
Prit terre à la dixième traite,
Lui, la princesse, et la cassette.
« Pourquoi, me dira-t-on, nous ramenertoujours
Cette cassette ? est-ce unecirconstance
Qui soit de si grandeimportance ? »
Oui selon mon avis ; on va voir si j’aitort.
Je ne prends point ici l’essor,
Ni n’affecte de railleries.
Si j’avais mis nos gens à bord
Sans argent et sans pierreries,
Seraient-ils pas demeurés court ?
On ne vit ni d’air ni d’amour.
Les amants ont beau dire et faire,
Il en faut revenir toujours au nécessaire.
La cassette y pourvut avec maint diamant.
Hispal vendit les uns, mit les autres engages ;
Fit achat d’un château le long de cesrivages ;
Ce château, dit l’histoire, avait un parc fortgrand,
Ce parc un bois, ce bois de beauxombrages,
Sous ces ombrages nos amants
Passaient d’agréables moments :
Voyez combien voilà de choses enchaînées,
Et par la cassette amenées.
Or au fond de ce bois uncertain antre était,
Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,
Sombre surtout ; la nature semblait
L’avoir mis là non pour autre mystère.
Nos deux amants se promenant un jour,
Il arriva que ce fripon d’Amour
Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.
Chemin faisant Hispal expliquait sesdésirs,
Moitié par ses discours, moitié par sessoupirs,
Plein d’une ardeur impatiente ;
La princesse écoutait incertaine ettremblante.
« Nous voici, disait-il, en un bordétranger,
Ignorés du reste des hommes ;
Profitons-en ; nous n’avons à songer
Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou noussommes.
Qui vous retient ? on ne saitseulement
Si nous vivons ; peut-être en cemoment
Tout le monde nous croit au corps d’unebaleine.
Ou favorisez votre amant,
Ou qu’à votre époux il vous mène.
Mais pourquoi vous mener ? vous pouvezrendre heureux
Celui dont vous avez éprouvé la constance.
Qu’attendez-vous pour soulager sesfeux ?
N’est-il point assez amoureux,
Et n’avez-vous point fait assez derésistance ? »
Hispal haranguait defaçon
Qu’il aurait échauffé des marbres,
Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,
Faisait semblant d’écrire sur les arbres.
Mais l’amour la faisait rêver
À d’autres choses qu’à graver
Des caractères sur l’écorce.
Son amant et le lieu l’assuraient dusecret :
C’était une puissante amorce.
Elle résistait à regret :
Le printemps par malheur était lors en saforce.
Jeunes cœurs sont bien empêchés
À tenir leurs désirs cachés,
Étant pris par tant de manières.
Combien en voyons-nous se laisser pas àpas
Ravir jusqu’aux faveurs dernières,
Qui dans l’abord ne croyaient pas
Pouvoir accorder les premières ?
Amour, sans qu’on y pense, amène cesinstants.
Mainte fille a perdu ses gants,
Et femme au partir s’est trouvée,
Qui ne sait la plupart du temps
Comme la chose est arrivée.
Près de l’antre venus, notreamant proposa
D’entrer dedans ; la belles’excusa ;
Mais malgré soi, déjà presque vaincue.
Les services d’Hispal en ce même moment
Lui reviennent devant la vue.
Ses jours sauvés des flots, son honneur d’ungéant :
Que lui demandait son amant ?
Un bien dont elle était à sa valeur tenue.
« Il vaut mieux, disait-il, vous en faireun ami,
Que d’attendre qu’un homme à la minehagarde
Vous le vienne enlever ; Madame,songez-y ;
L’on ne sait pour qui l’on legarde. »
L’infante à ces raisons se rendant à demi,
Une pluie acheva l’affaire :
Il fallut se mettre à l’abri :
Je laisse à penser où. Le reste du mystère
Au fond de l’antre est demeuré.
Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’unebelle
À qui ce fait est arrivé
Sans en avoir moitié d’autant d’excusesqu’elle.
L’antre ne les vit seul deces douceurs jouir :
Rien ne coûte en amour que la premièrepeine.
Si les arbres parlaient, il ferait belouïr
Ceux de ce bois ; car la forêt n’estpleine
Que des monuments amoureux
Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de saproie.
On y verrait écrit : Ici pâma dejoie
Des mortels le plus heureux
Là mourut un amant sur le sein de sadame
En cet endroit, mille baisers de flamme
Furent donnés, et mille autresrendus.
Le parc dirait beaucoup, le château beaucoupplus,
Si châteaux avaient une langue.
La chose en vint au pointque, las de tant d’amour
Nos amants à la fin regrettèrent la cour.
La belle s’en ouvrit, et voici saharangue :
« Vous m’êtes cher, Hispal ;j’aurais du déplaisir,
Si vous ne pensiez pas que toujours je vousaime.
Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte etsans désir ?
Je vous le demande à vous-même.
Ce sont des feux bientôt passés,
Que ceux qui ne sont point dans leur courstraversés ;
Il y faut un peu de contrainte.
Je crains fort qu’à la fin ce séjour sicharmant
Ne nous soit un désert, et puis unmonument ;
Hispal, ôtez-moi cette crainte.
Allez-vous-en voir promptement
Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,
Quand on saura que nous sommes en vie.
Déguisez bien notre séjour :
Dites que vous venez préparer mon retour,
Et faire qu’on m’envoie une escorte sisûre,
Qu’il n’arrive plus d’aventure.
Croyez-moi, vous n’y perdrez rien :
Trouvez seulement le moyen
De me suivre en ma destinée,
Ou de fillage, ou d’hyménée ;
Et tenez pour chose assurée
Que si je ne vous fais du bien
Je serai de près éclairée. »
Que ce fut ou non son dessein,
Pour se servir d’Hispal, il fallait toutpromettre.
Dès qu’il trouve à propos dese mettre en chemin,
L’infante pour Zaïr le charge d’unelettre.
Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il abon vent ;
Il arrive à la cour, où chacun lui demande
S’il est mort, s’il est vivant,
Tant la surprise fut grande ;
En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’ellefait.
Dès qu’il eut à toutsatisfait,
On fit partir une escorte puissante.
Hispal fut retenu ; non qu’on eût eneffet
Le moindre soupçon de l’infante.
Le chef de cette escorte était jeune et bienfait.
Abordé près du parc, avant tout il partage
Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,
Va droit avec l’autre au château.
La beauté de l’infante était beaucoupaccrue :
Il en devint épris à la premièrevue ;
Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fîtbeau,
Pour ne point perdre temps, il lui dit sapensée.
Elle s’en tint fort offensée ;
Et l’avertit de son devoir.
Témoigner en tels cas un peu de désespoir,
Est quelquefois une bonne recette.
C’est ce que fait notre homme ; il formele dessein
De se laisser mourir de faim ;
Car de se poignarder, la chose est trop tôtfaite :
On n’a pas le temps d’en venir
Au repentir.
D’abord Alaciel riait de sa sottise.
Un jour se passe entier, lui sans cessejeûnant,
Elle toujours le détournant
D’une si terrible entreprise.
Le second jour commence à la toucher.
Elle rêve à cette aventure.
Laisser mourir un homme, et pouvoirl’empêcher !
C’est avoir l’âme un peu trop dure.
Par pitié donc elle condescendit
Aux volontés du capitaine ;
Et cet office lui rendit
Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer depeine ;
Autrement le remède eût été sans effet.
Tandis que le galant setrouve satisfait,
Et remet les autres affaires,
Disant tantôt que les vents sontcontraires,
Tantôt qu’il faut radouber ses galères,
Pour être en état de partir,
Tantôt qu’on vient de l’avertir
Qu’il est attendu des corsaires :
Un corsaire en effet arrive, et surprenant
Ses gens demeurés à la rade,
Les tue, et va donner au châteaul’escalade :
Du fier Grifonio c’était le lieutenant.
Il prend le château d’emblée.
Voilà la fête troublée.
Le jeûneur maudit son sort.
Le corsaire apprend d’abord
L’aventure de la belle,
Et la tirant à l’écart,
Il en veut avoir sa part.
Elle fit fort la rebelle.
Il ne s’en étonna pas,
N’étant novice en tels cas.
« Le mieux que vous puissiez faire,
Lui dit tout franc ce corsaire,
C’est de m’avoir pour ami ;
Je suis corsaire et demi.
Vous avez fait jeûner un pauvre misérable
Qui se mourait pour vous d’amour ;
Vous jeûnerez à votre tour,
Ou vous me serez favorable.
La justice le veut : nous autres gens demer
Savons rendre à chacun selon ce qu’ilmérite ;
Attendez-vous de n’avoir à manger
Que quand de ce côté vous aurez étéquitte.
Ne marchandez point tant, Madame, etcroyez-moi. »
Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point deloi.
S’accommoder à tout est chose nécessaire.
Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le fautfaire.
Quand il plaît au destin que l’on en viennelà,
Augmenter sa souffrance est une erreurextrême ;
Si par pitié d’autrui la belle se força,
Que ne point essayer par pitié desoi-même ?
Elle se force donc, et prend en gré letout.
Il n’est affliction dont on ne vienne àbout.
Si le corsaire eût été sage,
Il eut mené l’infante en un autre rivage.
Sage en amour ? hélas, il n’en estpoint.
Tandis que celui-ci croit avoir tout àpoint,
Vent pour partir, lieu propre pourattendre,
Fortune qui ne dort que lorsque nousveillons,
Et veille quand nous sommeillons,
Lui trame en secret cet esclandre.
Le seigneur d’un château voisin decelui-ci,
Homme fort ami de la joie,
Sans nulle attache, et sans souci
Que de chercher toujours quelque nouvelleproie,
Ayant eu le vent des beautés,
Perfections, commodités,
Qu’en sa voisine on disait être
Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre lemaître.
Il avait des amis, de l’argent, ducrédit ;
Pouvait assembler deux mille hommes ;
Il les assemble donc un beau jour, et leurdit :
« Souffrirons-nous, braves gens que noussommes,
Qu’un pirate à nos yeux se gorge debutin ?
Qu’il traite comme esclave une beautédivine ?
Allons tirer notre voisine
D’entre les griffes du mâtin.
Que ce soir chacun soit en armes ;
Mais doucement et sans tonnerd’alarmes :
Sous les auspices de la nuit,
Nous pourrons nous rendre sans bruit
Au pied de ce château, dès la petitepointe
Du jour.
La surprise à l’ombre étant jointe
Nous rendra sans hasard maîtres de ceséjour.
Pour ma part du butin je ne veux que ladame :
Non pas pour en user ainsi que cevoleur ;
Je me sens un désir en l’âme,
De lui restituer ses biens et son honneur.
Tout le reste est à vous, hommes, chevaux,bagage,
Vivres, munitions, enfin tout l’équipage
Dont ces brigands ont rempli la maison.
Je vous demande encor un don ;
C’est qu’on pende aux créneaux haut et courtle corsaire. »
Cette harangue militaire
Leur sut tant d’ardeur inspirer,
Qu’il en fallut une autre afin de modérer
Le trop grand désir de bien faire.
Chacun repaît le soir étant venu :
L’on mange peu ; l’on boit enrécompense :
Quelques tonneaux sont mis sur cu.
Pour avoir fait cette dépense,
Il s’est gagné plusieurs combats,
Tant en Allemagne qu’en France.
Ce seigneur donc n’y manqua pas ;
Et ce fut un trait de prudence.
Mainte échelle est portée, et point d’autreembarras.
Point de tambours, force bons coutelas.
On part sans bruit, on arrive en silence.
L’orient venait de s’ouvrir.
C’est un temps ou le somme est dans saviolence,
Et qui par sa fraîcheur nous contraint dedormir.
Presque tout le peuple corsaire
Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas àfaire,
Fut assommé sans le sentir.
Le chef pendu, l’on amènel’infante.
Son peu d’amour pour le voleur,
Sa surprise et son épouvante,
Et les civilités de son libérateur
Ne lui permirent pas de répandre deslarmes.
Sa prière sauva la vie à quelques gens.
Elle plaignit les morts, consola lesmourants,
Puis quitta sans regret ces lieux remplisd’alarmes.
On dit même qu’en peu de temps
Elle perdit la mémoire
De ses deux derniers galants ;
Je n’ai pas peine à le croire.
Son voisin la reçut en un appartement
Tout brillant d’or, et meublé richement.
On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fitmettre.
Nouvel hôte, et nouvel amant,
Ce n’était pas pour rien omettre ;
Grande chère surtout, et des vins fortexquis.
Les dieux ne sont pas mieux servis.
Alaciel qui de sa vie
Selon sa Loi n’avait bu vin,
Goûta ce soir par compagnie
De ce breuvage si divin.
Elle ignorait l’effet d’une liqueur sidouce,
Insensiblement fit carrouse :
Et comme amour jadis lui troubla laraison,
Ce fut lors un autre poison.
Tous deux sont à craindre des dames.
Alaciel mise au lit par ses femmes,
Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’unpas.
« Quoi trouver ? dira-t-on ;d’immobiles appas ?
– Si j’en trouvais autant je saurais bienqu’en faire,
Disait l’autre jour un certain :
Qu’il me vienne une même affaire,
On verra si j’aurai recours à monvoisin. »
Bacchus donc, et Morphée, et hôte de labelle,
Cette nuit disposèrent d’elle.
Les charmes des premiers dissipés à lafin,
La princesse au sortir du somme
Se trouva dans les bras d’un homme.
La frayeur lui glaça la voix :
Elle ne put crier, et de crainte saisie
Permit tout à son hôte, et pour unautrefois
Lui laissa lier la partie.
« Une nuit, lui dit-il. est de même quecent ;
Ce n’est que la première à quoi l’on trouve àdire. »
Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant
Pour d’autres conquêtes soupire.
Il part un soir, prie un deses amis
De faire cette nuit les honneurs du logis,
Prendre sa place, aller trouver la belle,
Pendant l’obscurité se coucher auprèsd’elle,
Ne point parler, qu’il était fortaisé ;
Et qu’en s’acquittant bien de l’emploiproposé
L’infante assurément agrérait son service.
L’autre bien volontiers lui rendit cetoffice.
Le moyen qu’un ami puisse êtrerefusé ?
À ce nouveau venu la voilà donc en proie.
Il ne put sans parler contenir cette joie.
La belle se plaignit être ainsi leurjouet :
« Comment l’entend Monsieur monhôte ?
Dit-elle, et de quel droit me donner comme ilfait ? »
L’autre confessa qu’en effet
Ils avaient tort ; mais que toute lafaute
Était au maître du logis.
« Pour vous venger de son mépris,
Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.
Enchérissez sur les tendresses
Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votreamant :
Aimez-moi par dépit et par ressentiment,
Si vous ne pouvez autrement. »
Son conseil fut suivi, l’on poussa lesaffaires,
L’on se vengea, l’on n’omit rien.
Que si l’ami s’en trouva bien,
L’hôte ne s’en tourmenta guères.
Et de cinq si j’ai biencompté.
Le sixième incident des travaux del’infante
Par quelques-uns est rapporté
D’une manière différente.
Force gens concluront de là
Que d’un galant au moins je fais grâce à labelle,
C’est médisance que cela :
Je ne voudrais mentir pour elle.
Son époux n’eut assurément
Que huit précurseurs seulement.
Poursuivons donc notre nouvelle.
L’hôte revint quand l’ami fut content.
Alaciel lui pardonnant,
Fit entre eux les choses égales :
La clémence sied bien aux personnesroyales.
Ainsi de main en main Alacielpassait
Et souvent se divertissait
Aux menus ouvrages des filles
Qui la servaient, toutes assez gentilles.
Elle en aimait fort une à qui l’on encontait ;
Et le conteur était un certain gentilhomme
De ce logis, bien fait et galant homme
Mais violent dans ses désirs,
Et grand ménager de soupirs,
Jusques à commencer près de la plus sévère
Par où l’on finit d’ordinaire.
Un jour au bout du parc legalant rencontra
Cette fillette
Et dans un pavillon fit tant qu’ill’attira
Toute seulette.
L’infante était fort près de là :
Mais il ne la vit point, et crut enassurance
Pouvoir user de violence.
Sa médisante humeur, grand obstacle auxfaveurs,
Peste d’amour, et des douceurs
Dont il tire sa subsistance
Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.
La crainte lui nuisait autant que ledevoir.
Cette fille l’aurait selon toute apparence
Favorisé,
Si la belle eut osé.
Se voyant craint de cette sorte,
Il fit tant qu’en ce pavillon
Elle entra par occasion ;
Puis le galant ferme la porte :
Mais en vain, car l’infante avait de quoil’ouvrir.
La fille voit sa faute, et tâche desortir.
Il la retient : elle crie, elleappelle :
L’infante vient, et vient comme ilfallait,
Quand sur ses fins la demoiselle était.
Le galant indigne de la manquer si belle
Perd tout respect, et jure par les dieux,
Qu’avant que sortir de ces lieux,
L’une ou l’autre payera sa peine ;
Quand il devrait leur attacher les mains.
« Si loin de tous secours humains,
Dit-il, la résistance est vaine.
Tirez au sort sans marchander ;
Je ne saurais vous accorder
Que cette grâce ;
Il faut que l’une ou l’autre passe
Pour aujourd’hui.
– Qu’a fait Madame ? dit la belle,
Pâtira-t-elle pour autrui ?
– Oui si le sort tombe sur elle,
Dit le galant, prenez-vous-en à lui.
– Non non, reprit alors l’infante,
Il ne sera pas dit que l’on ait, moiprésente,
Violenté cette innocente.
Je me résous plutôt à touteextrémité. »
Ce combat plein de charité
Fut par le sort à la fin terminé.
L’infante en eut toute la gloire :
Il lui donna sa voix, à ce que ditl’histoire :
L’autre sortit, et l’on jura
De ne rien dire de cela.
Mais le galant se serait laissé pendre
Plutôt que de cacher un secret siplaisant ;
Et pour le divulguer il ne voulut attendre
Que le temps qu’il fallait pour trouverseulement
Quelqu’un qui le voulût entendre.
Ce changement de favoris
Devint à l’infante une peine ;
Elle eut regret d’être l’Hélène
D’un si grand nombre de Paris.
Aussi l’Amour se jouait d’elle.
Un jour entre autres que la belle
Dans un bois dormait à l’écart
Il s’y rencontra par hasard
Un chevalier errant, grand chercheurd’aventures
De ces sortes de gens que sur despalefrois
Les belles suivaient autrefois,
Et passaient pour chastes et pures.
Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,
Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,
N’eut vu la princesse endormie,
Que de prendre un baiser il forma ledessein ;
Tout prêt à faire choix de la bouche ou dusein,
Il était sur le point d’en passer sonenvie,
Quand tout d’un coup il se souvint
Des lois de la chevalerie.
À ce penser il se retint,
Priant toutefois en son âme
Toutes les puissances d’amour
Qu’il put courir en ce séjour
Quelque aventure avec la dame.
L’infante s’éveilla surprise au dernierpoint.
« Non non, dit-il, ne craignezpoint ;
Je ne suis géant ni sauvage
Mais chevalier errant, qui rends grâces auxdieux
D’avoir trouvé dans ce bocage
Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans lescieux. »
Après ce compliment, sans plus longuedemeure,
Il lui dit en deux mots l’ardeur quil’embrasait ;
C’était un homme qui faisait
Beaucoup de chemin en peu d’heure.
Le refrain fut d’offrir sa personne et sonbras,
Et tout ce qu’en semblables cas
On a de coutume de dire
À celles pour qui l’on soupire.
Son offre fut reçue, et labelle lui fit
Un long roman de son histoire,
Supprimant, comme l’on peut croire,
Les six galants. L’aventurier en prit
Ce qu’il crut à propos d’en prendre ;
Et comme Alaciel de son sort se plaignit,
Cet inconnu s’engagea de la rendre
Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut unmois.
« Dans Garbe ? non, reprit-elle, etpour cause :
Si les dieux avaient mis la chose
Jusques à présent à mon choix,
J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.
– Pourvu qu’Amour me prête vie,
Vous les verrez, dit-il. C’est seulement àvous
D’apporter remède à vos coups,
Et consentir que mon ardeurs’apaise :
Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)
Vous demeureriez seule ; et pour vousparler franc
Je tiens ce service assez grand,
Pour me flatter d’une espérance
De récompense. »
Elle en tomba d’accord, promit quelquesdouceurs,
Convint d’un nombre de faveurs,
Qu’afin que la chose fut sûre,
Cette princesse lui payrait,
Non tout d’un coup, mais à mesure
Que le voyage se ferait ;
Tant chaque jour, sans nulle faute.
Le marché s’étant ainsi fait,
La princesse en croupe se met,
Sans prendre congé de son hôte.
L’inconnu qui pour quelquetemps
S’était défait de tous ses gens,
La rencontra bientôt. Il avait dans satroupe
Un sien neveu fort jeune, avec songouverneur.
Notre héroïne prend en descendant decroupe
Un palefroi. Cependant le seigneur
Marche toujours à côté d’elle,
Tantôt lui conte une nouvelle,
Et tantôt lui parle d’amour,
Pour rendre le chemin plus court.
Avec beaucoup de foi letraité s’exécute :
Pas la moindre ombre de dispute
Point de faute au calcul, non plus qu’entremarchands
De faveur en faveur (ainsi comptaient cesgens)
Jusqu’au bord de la mer enfin ilsarrivèrent
Et s’embarquèrent.
Cet élément ne leur fut pas moins doux
Que l’autre avait été ; certain calme aucontraire
Prolongeant le chemin, augmenta lesalaire.
Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous
Au port de Joppe, et là serafraîchirent ;
Au bout de deux jours en partirent,
Sans autre escorte que leur train :
Ce fut aux brigands une amorce :
Un gros d’Arabes en chemin
Les ayant rencontrés, ils cédaient à laforce,
Quand notre aventurier fit un derniereffort
Repoussa les brigands, reçut une blessure
Qui le mit dans la sépulture ;
Non sur-le-champ ; devant sa mort
Il pourvut à la belle, ordonna du voyage,
En chargea son neveu jeune homme decourage,
Lui léguant par même moyen
Le surplus des faveurs, avec son équipage,
Et tout le reste de son bien.
Quand on fut revenu de toutesces alarmes
Et que l’on eut versé certain nombre delarmes
On satisfit au testament du mort ;
On paya les faveurs, dont enfin ladernière
Échut justement sur le bord
De la frontière.
En cet endroit le neveu la quitta,
Pour ne donner aucun ombrage ;
Et le gouverneur la guida
Pendant le reste du voyage.
Au soudan il la présenta.
D’exprimer ici la tendresse,
Ou pour mieux dire les transports,
Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,
Il faudrait de nouveaux efforts ;
Et je n’en puis plus faire : il est bonque j’imite
Phébus, qui sur la fin du jour
Tombe d’ordinaire si court
Qu’on dirait qu’il se précipite.
Le gouverneur aimait à se faireécouter ;
Ce fut un passe-temps de l’entendre conter
Monts et merveilles de la dame
Qui riait sans doute en son âme.
« Seigneur, dit le bon homme en parlantau soudan,
Hispal étant parti, Madame incontinent,
Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,
Résolut de vaquer nuit et jour au service
D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup decrédit.
Je ne vous aurais jamais dit
Tous ses temples et ses chapelles,
Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.
Là les gens pour idole ont un certainoiseau,
Qui dans ses portraits est fort beau,
Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.
Au contraire des autres dieux,
Qu’on ne sert que quand on est vieux,
La jeunesse lui sacrifie.
Si vous saviez l’honnête vie
Qu’en le servant menait Madame Alaciel,
Vous béniriez cent fois le Ciel
De vous avoir donné fille tant accomplie.
Au reste en ces pays on vit d’autre façon
Que parmi vous ; les belles vont etviennent :
Point d’eunuques qui les retiennent ;
Les hommes en ces lieux ont tous barbe aumenton.
Madame dès l’abord s’est faite à leurméthode,
Tant elle est de facile humeur ;
Et je puis dire à son honneur
Que de tout elle s’accommode. »
Zaïr était ravi. Quelquesjours écoulés,
La princesse partit pour Garbe en grandeescorte.
Les gens qui la suivaient furent tousrégalés
De beaux présents ; et d’une amour siforte
Cette belle toucha le cœur de Mamolin,
Qu’il ne se tenait pas. On fit un grandfestin,
Pendant lequel, ayant belle audience,
Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.
Dit les mensonges qu’il lui plut.
Mamolin et sa cour écoutaient en silence.
La nuit vint : on porta la reine dans sonlit.
À son honneur elle en sortit :
Le prince en rendit témoignage.
Alaciel, à ce qu’on dit
N’en demandait pas davantage.
Ce conte nous apprend quebeaucoup de maris
Qui se vantent de voir fort clair en leursaffaires
N’y viennent bien souvent qu’après lesfavoris,
Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissentguères.
Le plus sûr toutefois est de se biengarder,
Craindre tout, ne rien hasarder.
Filles maintenez-vous ; l’affaire estd’importance.
Rois de Garbe ne sont oiseaux communs enFrance.
Vous voyez que l’hymen y suit l’accord deprès :
C’est là l’un des plus grands secrets
Pour empêcher les aventures.
Je tiens vos amitiés fort chastes et fortpures
Mais Cupidon alors fait d’étrangesleçons :
Rompez-lui toutes ses mesures :
Pourvoyez à la chose aussi bien qu’auxsoupçons.
Ne m’allez point conter : « c’est ledroit des garçons. »
Les garçons sans ce droit ont assez où seprendre.
Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvaitdéfendre,
Le remède sera de rire en son malheur.
Il est bon de garder sa fleur ;
Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut paspendre.
Nouvelle tirée de Boccace
Dame Vénus et dameHypocrisie
Font quelquefois ensemble de bonscoups ;
Tout homme est homme, et les moines surtous :
Ce que j’en dis, ce n’est point par envie,
Avez-vous sœur, fille, ou femme jolie,
Gardez le froc ! c’est un maîtreGonin ;
Vous en tenez, s’il tombe sous sa main
Belle qui soit quelque peu simple etneuve,
Pour vous montrer que je ne parle en vain,
Lisez ceci, je ne veux autre preuve.
Un jeune ermite était tenupour saint :
On lui gardait place dans la Légende.
L’homme de Dieu d’une corde était ceint
Pleine de nœuds ; mais sous sahouppelande
Logeait le cœur d’un dangereux paillard.
Un chapelet pendait à sa ceinture,
Long d’une brasse, et gros outremesure ;
Une clochette était de l’autre part.
Au demeurant, il faisait le cafard,
Se renfermait, voyant une femelle,
Dedans sa coque, et baissait laprunelle :
Vous n’auriez dit qu’il eût mangé le lard.
Un bourg était dedans sonvoisinage,
Et dans ce bourg une veuve fort sage,
Qui demeurait tout à l’extrémité.
Elle n’avait pour tout bien qu’une fille
Jeune, ingénue, agréable, etgentille ;
Pucelle encor, mais, à la vérité
Moins par vertu que par simplicité ;
Peu d’entregent, beaucoupd’honnêteté ;
D’autre dot point, d’amants pas davantage.
Du temps d’Adam, qu’on naissait tout vêtu,
Je pense bien que la belle en eût eu,
Car avec rien on montait un ménage ;
Il ne fallait matelas ni linceul ;
Même le lit n’était pas nécessaire.
Ce temps n’est plus. Hymen, qui marchaitseul,
Mène à présent à sa suite un notaire.
L’Anachorète, en quêtant parle bourg,
Vit cette fille, et dit sous soncapuce :
« Voici de quoi ; si tu sais quelquetour,
Il te le faut employer, frère Luce. »
Pas n’y manqua : voici comme il s’yprit.
Elle logeait, comme j’ai déjà dit,
Tout près des champs, dans unemaisonnette,
Dont la cloison par notre anachorète
Étant percée aisément et sans bruit,
Le compagnon, par une belle nuit
(Belle, non pas, le vent et la tempête
Favorisaient le dessein du galant),
Une nuit donc, dans le pertuis mettant
Un long cornet, tout du haut de la tête
Il leur cria : « Femmes,écoutez-moi. »
À cette voix, toutes pleines d’effroi,
Se blottissant, l’une et l’autre est entranse.
Il continue, et corne à touteoutrance :
« Réveillez-vous, créatures de Dieu,
Toi, femme veuve, et toi, fillepucelle ;
Allez trouver mon serviteur fidèle
L’Ermite Luce ; et partez de ce lieu
Demain matin, sans le dire àpersonne ;
Car c’est ainsi que le Ciel vousl’ordonne.
Ne craignez point, je conduirai vospas ;
Luce est bénin. Toi, veuve, tu feras
Que de ta fille il ait la compagnie ;
Car d’eux doit naître un pape, dont la vie
Réformera tout le peuple chrétien. »
La chose fut tellementprononcée,
Que dans le lit l’une et l’autre enfoncée
Ne laissa pas de l’entendre fort bien.
La peur les tint un quart d’heure ensilence.
La fille enfin met le nez hors des draps,
Et puis, tirant sa mère par le bras,
Lui dit d’un ton tout remplid’innocence :
« Mon Dieu ! maman, y faudra-t-ilaller ?
Ma compagnie ? hélas ! qu’en veut-ilfaire ?
Je ne sais pas comment il fautparler ;
Ma cousine Anne est bien mieux sonaffaire,
Et retiendrait bien mieux tous sessermons.
– Sotte, tais-toi, lui repartit la mère,
C’est bien cela ! va, va, pour cesleçons
Il n’est besoin de tout l’esprit dumonde :
Dès la première, ou bien dès la seconde,
Ta cousine Anne en saura moins que toi.
– Oui ? dit la fille, eh ! monDieu ! menez-moi :
Partons, bientôt nous reviendrons au gîte.
– Tout doux, reprit la mère en souriant,
Il ne faut pas que nous allions sivite ;
Car que sait-on ? le diable est bienméchant
Et bien trompeur. Si c’était lui, mafille,
Qui fût venu pour nous tendre deslacs ?
As-tu pris garde ? Il parlait d’un toncas,
Comme je crois que parle la famille
De Lucifer. Le fait mérite bien
Que, sans courir, ni précipiter rien,
Nous nous gardions de nous laissersurprendre.
Si la frayeur t’avait fait mal entendre…
Pour moi, j’avais l’esprit tout éperdu.
– Non, non, maman, j’ai fort bien entendu,
Dit la fillette. – Or bien, reprit lamère,
Puisque ainsi va, mettons-nous enprière. »
Le lendemain, tout le jour sepassa
À raisonner, et par-ci, et par là,
Sur cette voix, et sur cette rencontre.
La nuit venue, arrive le corneur ;
Il leur cria d’un ton à faire peur :
« Femme incrédule, et qui vas àl’encontre
Des volontés de Dieu ton créateur,
Ne tarde plus, va-t’en trouver L’Ermite,
Ou tu mourras. » La fillettereprit :
« Hé bien, maman ! l’avais-je pasbien dit ?
Mon Dieu ! partons ; allons rendrevisite
À l’homme saint ; je crains tant votremort
Que j’y courrais, et tout de mon plusfort,
S’il le fallait. – Allons donc », dit lamère.
La belle mit son corset des bons jours
Son demi-ceint, ses pendants de velours
Sans se douter de ce qu’elle allait faire.
Jeune fillette a toujours soin de plaire.
Notre cagot s’était mis aux aguets,
Et par un trou qu’il avait fait exprès
À sa cellule, il voulait que ces femmes
Le pussent voir, comme un brave soldat,
Le fouet en main, toujours en un état
De pénitence, et de tirer des flammes
Quelque défunt puni pour sesméfaits ;
Faisant si bien, en frappant tout auprès,
Qu’on crut ouïr cinquante disciplines.
Il n’ouvrit pas à nos deux pèlerines
Du premier coup ; et pendant unmoment
Chacune peut l’entrevoir s’escrimant
Du saint outil. Enfin, la porte s’ouvre
Mais ce ne fut d’un bon Miserere.
Le papelard contrefait l’étonné.
Tout en tremblant, la veuve lui découvre
Non sans rougir, le cas comme il était.
À six pas d’eux la fillette attendait
Le résultat, qui fut que notre ermite
Les renvoya, fit le bon hypocrite.
« Je crains, dit-il, les ruses dumalin ;
Dispensez-moi : le sexe féminin
Ne doit avoir en ma cellule entrée.
Jamais de moi saint-père ne naîtra. »
La veuve dit, toute déconfortée :
« Jamais de vous ! et pourquoi nefera ? »
Elle ne put en tirer autre chose.
En s’en allant, la fillette disait :
« Hélas ! maman, nos péchés en sontcause. »
La nuit revient, et l’une etl’autre était
Au premier somme, alors que l’hypocrite
Et son cornet font bruire la maison.
Il leur cria, toujours du même ton :
« Retournez voir Luce le saintermite ;
Je l’ai changé ; retournez dèsdemain. »
Les voilà donc derechef en chemin.
Pour ne tirer plus en long cette histoire,
Il les reçut. La mère s’en alla,
Seule, s’entend ; la fille demeura.
Tout doucement il vous l’apprivoisa ;
Lui prit d’abord son joli brasd’ivoire :
Puis s’approcha, puis en vint au baiser,
Puis aux beautés que l’on cache à la vue,
Puis le galant vous la mit toute nue,
Comme s’il eût voulu la baptiser.
Ô papelards, qu’on se trompe à vosmines !
Tant lui donna du retour de matines,
Que maux de cœur vinrent premièrement,
Et maux de cœur chassés Dieu sait comment.
En fin finale, une certaine enflure
La contraignit d’allonger sa ceinture,
Mais en cachette, et sans en avertir
Le forge-pape, encore moins la mère ;
Elle craignait qu’on ne la fîtpartir :
Le jeu d’amour commençait à lui plaire.
Vous me direz : « D’où lui vint tantd’esprit ? »
D’où ? de ce jeu : c’est l’arbre descience.
Sept mois entiers la galandeattendit ;
Elle allégua son peu d’expérience.
Dès que la mère eut indice certain
De sa grossesse, elle lui fit soudain
Trousser bagage, et remercia l’hôte.
Lui de sa part rendit grâce au Seigneur,
Qui soulageait son pauvre serviteur.
Puis, au départ, il leur dit que sansfaute,
Moyennant Dieu, l’enfant viendrait à bien.
« Gardez pourtant, dame, de fairerien
Qui puisse nuire à votre géniture.
Ayez grand soin de cette créature ;
Car tout bonheur vous en arrivera :
Vous régnerez, serez la signora,
Ferez monter aux grandeurs tous lesvôtres,
Princes les uns et grands seigneurs lesautres,
Vos cousins ducs, cardinaux vosneveux ;
Places, châteaux, tant pour vous que poureux,
Ne manqueront en aucune manière,
Non plus que l’eau qui coule en larivière. »
Leur ayant fait cette prédiction,
Il leur donna sa bénédiction.
La signora, de retour chez sa mère,
S’entretenait jour et nuit du saint-père,
Préparait tout, lui faisait desbéguins ;
Au demeurant prenait tous les matins
La couple d’œufs ; attendait enliesse
Ce qui viendrait d’une telle grossesse.
Mais ce qui vint détruisit les châteaux,
Fit avorter les mitres, les chapeaux
Et les grandeurs de toute lafamille :
La signora mit au monde une fille.
Nouvelle tirée de Boccace.
Le voile n’est le rempart leplus sûr
Contre l’Amour, ni le moins accessible.
Un bon mari, mieux que grille ni mur,
Y pourvoira, si pourvoir est possible.
C’est à mon sens une erreur trop visible
À des parents, pour ne dire autrement,
De présumer, après qu’une personne,
Bon gré, mal gré, s’est mise en uncouvent,
Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on luidonne.
Abus, abus ; je tiens que le Malin
N’a revenu plus clair et plus certain
(Sauf toutefois l’assistance divine.)
Encore un coup ne faut qu’on s’imagine
Que d’être pure et nette de péché
Soit privilège à la guimpe attaché.
Nenni da, non ; je prétends qu’aucontraire,
Filles du monde ont toujours plus de peur,
Que l’on ne donne atteinte à leurhonneur ;
La raison est qu’elles en ont affaire.
Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.
Les autres n’ont pour un seul adversaire.
Tentation, fille d’oisiveté,
Ne manque pas d’agir de son côté :
Puis le désir, enfant de la contrainte.
Ma fille est nonne, Ergo, c’est unesainte,
Mal raisonner. Des quatre parts les trois
En ont regret et se mordent lesdoigts ;
Font souvent pis ; au moins l’ai-je ouïdire ;
Car pour ce point je parle sans savoir.
Boccace en fait certain conte pour rire,
Que j’ai rimé comme vous allez voir.
Un bon vieillard en uncouvent de filles
Autrefois fut, labourait le jardin.
Elles étaient toutes assez gentilles,
Et volontiers jasaient dès le matin.
Tant ne songeaient au service divin,
Qu’à soi montrer ès parloirs aguimpées,
Bien blanchement, comme droites poupées,
Prête chacune à tenir coup aux gens ;
Et n’était bruit qu’il se trouvât léans
Fille qui n’eût de quoi rendre le change,
Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.
Huit sœurs étaient, etl’abbesse sont neuf,
Si mal d’accord que c’était chose étrange.
De la beauté la plupart en avaient ;
De la jeunesse elles en avaient toutes.
En cettui lieu beaux pères fréquentaient,
Comme on peut croire ; et tant biensupputaient
Qu’il ne manquait à tomber sur leursroutes.
Le bon vieillard jardinier dessus dit,
Près de ces sœurs perdait presquel’esprit ;
À leur caprice il ne pouvait suffire.
Toutes voulaient au vieillardcommander ;
Dont ne pouvant entre elles s’accorder,
Il souffrait plus que l’on ne sauraitdire.
Force lui fut de quitter la maison.
Il en sortit de la même façon
Qu’était entré là dedans le pauvre homme,
Sans croix ne pile, et n’ayant rien ensomme
Qu’un vieil habit. Certain jeune garçon
De Lamporech, si j’ai bonne mémoire,
Dit au vieillard un beau jour après boire,
Et raisonnant sur le fait desnonnains :
Qu’il passerait bien volontiers sa vie
Près de ces sœurs ; et qu’il avaitenvie
De leur offrir son travail et sesmains :
Sans demander récompense ni gages.
Le compagnon ne visait à l’argent :
Trop bien croyait, ces sœurs étant peusages,
Qu’il en pourrait croquer une en passant,
Et puis une autre, et puis toute latroupe.
Nuto lui dit (c’est le nom duvieillard) :
« Crois-moi, Mazet, mets-toi quelqueautre part.
J’aimerais mieux être sans pain ni soupe
Que d’employer en ce lieu mon travail.
Les nonnes sont un étrange bétail.
Qui n’a tâté de cette marchandise
Ne sait encor ce que c’est que tourment.
Je te le dis, laisse là ce couvent ;
Car d’espérer les servir à leur guise
C’est un abus ; l’une voudra du mou
L’autre du dur ; par quoi je te tiensfou
D’autant plus fou que ces filles sontsottes ;
Tu n’auras pas œuvre faite entre nous
L’une voudra que tu plantes des choux,
L’autre voudra que ce soit descarottes. »
Mazet reprit : « Ce n’est pas là lepoint.
Vois-tu, Nuto, je ne suis qu’unebête ;
Mais dans ce lieu tu ne me verras point
Un mois entier, sans qu’on m’y fasse fête.
La raison est que je n’ai que vingtans ;
Et comme toi je n’ai pas fait mon temps.
Je leur suis propre, et ne demande ensomme
Que être admis. » Dit alors le bonhomme :
« Au factotum tu n’as qu’àt’adresser ;
– Allons-nous-en de ce pas lui parler.
Allons, dit l’autre. Il me vient une chose
Dedans l’esprit : je ferai le muet
Et l’idiot. – Je pense qu’en effet,
Reprit Nuto, cela peut être cause
Que le Pater avec le factotum
N’auront de toi ni crainte nisoupçon. »
La chose alla comme ilsl’avaient prévue.
Voilà Mazet, à qui pour bienvenue
L’on fait bêcher la moitié du jardin.
Il contrefait le sot et le badin,
Et cependant laboure comme un sire.
Autour de lui les nonnes allaient rire.
Un certain jour le compagnondormant,
Ou bien feignant de dormir, iln’importe :
(Boccace dit qu’il en faisait semblant)
Deux des nonnains le voyant de la sorte
Seul au jardin ; (car sur le haut dujour,
Nulle des sœurs ne faisait long séjour
Hors le logis, le tout crainte du hâle)
De ces deux donc, l’une approchant Mazet,
Dit à sa sœur : « Dedans cecabinet
Menons ce sot. » Mazet était beaumâle,
Et la galande à le considérer
Avait pris goût ; pourquoi sansdifférer
Amour lui fit proposer cette affaire.
L’autre reprit : « Là dedans ?et quoi faire ?
– Quoi ? dit la sœur, je ne sais, l’onverra ;
Ce que l’on fait alors qu’on en estlà :
Ne dit-on pas qu’il se fait quelquechose ?
– Jésus, reprit l’autre sœur se signant,
Que dis-tu là ? notre règle défend
De tels pensers. S’il nous fait unenfant ?
Si l’on nous voit ? tu t’en vas êtrecause
De quelque mal. – On ne nous verra point,
Dit la première ; et quant à l’autrepoint
C’est s’alarmer avant que le coup vienne.
Usons du temps sans nous tant mettre enpeine,
Et sans prévoir les choses de si loin.
Nul n’est ici, nous avons tout à point,
L’heure, et le lieu si touffu, que la vue
N’y peut passer ; et puis surl’avenue
Je suis d’avis qu’une fasse le guet :
Tandis que l’autre étant avec Mazet,
À son bel aise aura lieu des’instruire :
Il est muet et n’en pourra rien dire.
– Soit fait, dit l’autre ; il faut à tondésir
Acquiescer, et te faire plaisir.
Je passerai si tu veux la première
Pour t’obliger au moins à ton loisir
Tu t’ébattras puis après de manière
Qu’il ne sera besoin d’y retourner :
Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.
– Je le vois bien, dit l’autre plussincère :
Tu ne voudrais sans cela commencer
Assurément ; et tu seraishonteuse. »
Tant y resta cette sœur scrupuleuse,
Qu’à la fin l’autre allant la dégager
De faction la fut faire changer.
Notre muet fait nouvelle partie :
Il s’en tira non si gaillardement :
Cette sœur fut beaucoup plus mallotie ;
Le pauvre gars acheva simplement
Trois fois le jeu, puis après il fitchasse.
Les deux nonnains n’oublièrent la trace
Du cabinet, non plus que du jardin ;
Il ne fallait leur montrer le chemin.
Mazet, pourtant, se ménagea de sorte
Qu’à Sœur Agnès, quelques jours ensuivant
Il fit apprendre une semblable note
En un pressoir tout au bout ducouvent ;
Sœur Angélique et sœur Claude suivirent,
L’une au dortoir, l’autre dans uncellier :
Tant qu’à la fin la cave et le grenier
Du fait des sœurs maintes chosesapprirent.
Point n’en resta que le sire Mazet
Ne régalât au moins mal qu’il pouvait.
L’abbesse aussi voulut entrer en danse,
Elle eut son droit, double et triplepitance,
De quoi les sœurs jeûnèrent trèslongtemps.
Mazet n’avait faute de restaurants ;
Mais restaurants ne sont pas grandeaffaire
À tant d’emploi. Tant pressèrent le hère,
Qu’avec l’abbesse un jour venant auchoc :
« J’ai toujours ouï, ce dit-il, qu’un boncoq
N’en a que sept, au moins qu’on ne melaisse
Toutes les neuf. – Miracle, dit l’abbesse,
Venez mes sœurs, nos jeunes ont tant fait
Que Mazet parle. » À l’entour dumuet,
Non plus muet, toutes huitaccoururent ;
Tinrent chapitre, et sur l’heureconclurent
Qu’à l’avenir Mazet serait choyé
Pour le plus sûr ; car qu’il futrenvoyé,
Cela rendrait la chose manifeste.
Le compagnon bien nourri, bien payé
Fit ce qu’il put, d’autres firent lereste.
Il les engea de petits Mazillons,
Desquels on fit de petitsmoinillons ;
Ces moinillons devinrent bientôtpères ;
Comme les sœurs devinrent bientôt mères
À leur regret, pleines d’humilité ;
Mais jamais nom ne fut mieux mérité.
Je dois trop au beausexe ; il me fait trop d’honneur
De lire ces récits ; si tant est qu’illes lise.
Pourquoi non ? c’est assez qu’il condamneen son cœur
Celles qui font quelque sottise.
Ne peut-il pas sans qu’il le dise,
Rire sous cape de ces tours,
Quelque aventure qu’il y trouve ?
S’ils sont faux, ce sont vainsdiscours ;
S’ils sont vrais, il les désapprouve.
Irait-il après tout s’alarmer sans raison
Pour un peu de plaisanterie ?
Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles, souffrez monlivre ;
Je réponds de vous corps pour corps :
Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-onbien vivre
Qu’on ne s’enferme avec les morts ?
Le monde ne vous connaît guères,
S’il croit que les faveurs sont chez vousfamilières :
Non pas que les heureux amants
Soient ni phénix ni corbeaux blancs ;
Aussi ne sont-ce fourmilières.
Ce que mon livre en dit, doit passer pourchansons.
J’ai servi des beautés de toutes lesfaçons :
Qu’ai- je gagné ? très peu dechose ;
Rien. Je m’aviserais sur le tard d’êtrecause
Que la moindre de vous commît le moindremal !
Contons ; mais contons bien ; c’estle point principal ;
C’est tout : à cela près, censeurs, jevous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autreoreille.
Censurez tant qu’il vous plaira
Méchants vers, et phrases méchantes ;
Mais pour bons tours, laissez-leslà ;
Ce sont choses indifférentes ;
Je n’y vois rien de périlleux.
Les mères, les maris, me prendront auxcheveux
Pour dix ou douze contes bleus !
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait mon livre irait lefaire !
Beau sexe, vous pouvez le lire ensûreté ;
Mais je voudrais m’êtreacquitté
De cette grâce par avance.
Que puis-je faire en récompense ?
Un conte ou l’on va voir vos appastriompher :
Nulle précaution ne les peut étouffer.
Vous auriez surpassé le printemps etl’aurore
Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunesans,
Outre l’éclat des cieux, et les beautés deschamps,
Il eût vu les vôtres encore.
Aussi dès qu’il les vit il en sentit lescoups ;
Vous surpassâtes tout ; il n’eut d’yeuxque pour vous ;
Il laissa les palais : enfin votrepersonne
Lui parut avoir plus d’attraits
Que n’en auraient à beaucoup près
Tous les joyaux de la Couronne.
On l’avait dès l’enfance élevé dans unbois.
Là son unique compagnie
Consistait aux oiseaux : leur aimableharmonie
Le désennuyait quelquefois.
Tout son plaisir était cet innocentramage :
Encor ne pouvait-il entendre leur langage.
En une école si sauvage
Son père l’amena dès ses plus tendres ans.
Il venait de perdre sa mère ;
Et le pauvre garçon ne connut la lumière
Qu’afin qu’il ignorât les gens :
Il ne s’en figura pendant un fort longtemps
Point d’autres que les habitants
De cette forêt ; c’est-à-dire
Que des loups, des oiseaux, enfin ce quirespire
Pour respirer sans plus, et ne songer àrien.
Ce qui porta son père à fuir toutentretien,
Ce furent deux raisons ou mauvaises oubonnes ;
L’une la haine des personnes,
L’autre la crainte ; et depuis qu’à sesyeux
Sa femme disparut s’envolant dans lesCieux,
Le monde lui fut odieux :
Las d’y gémir, et de s’y plaindre,
Et partout des plaintes ouïr,
Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,
Et le reste des femmes craindre.
Il voulut être ermite ; et destina sonfils
À ce même genre de vie.
Ses biens aux pauvres départis,
Il s’en va seul, sans compagnie
Que celle de ce fils, qu’il portait dans sesbras :
Au fond d’une forêt il arrête ses pas.
(Cet homme s’appelait Philippe, ditl’histoire.)
Là, par un saint motif, et non par humeurnoire,
Notre ermite nouveau cache avec très grandsoin
Cent choses à l’enfant ; ne lui dit prèsni loin
Qu’il fut au monde aucune femme,
Aucuns désirs, aucun amour ;
Au progrès de ses ans réglant en ce séjour
La nourriture de son âme.
À cinq il lui nomma des fleurs, desanimaux ;
L’entretint de petits oiseaux ;
Et parmi ce discours aux enfants agréable,
Mêla des menaces du diable ;
Lui dit qu’il était fait d’une étrangefaçon :
La crainte est aux enfants la premièreleçon.
Les dix ans expirés, matière plus profonde
Se mit sur le tapis : un peu de l’autremonde
Au jeune enfant fut révélé ;
Et de la femme point parlé.
Vers quinze ans lui fut enseigné,
Tout autant que l’on put, l’auteur de lanature ;
Et rien touchant la créature.
Ce propos n’est alors déjà plus de saison
Pour ceux qu’au monde on veutsoustraire ;
Telle idée en ce cas est fort peunécessaire.
Quand ce fils eut vingt ans,son père trouva bon
De le mener à la ville prochaine.
Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’àpeine
Aller quérir son vivre : et lui mortaprès tout
Que ferait ce cher fils ? comment venir àbout
De subsister sans connaîtrepersonne ?
Les loups n’étaient pas gens qui donnassentl’aumône.
Il savait bien que le garçon
N’aurait de lui pour héritage,
Qu’une besace et qu’un bâton :
C’était un étrange partage.
Le père à tout cela songeait sur ses vieuxans.
Au reste il était peu de gens
Qui ne lui donnassent la miche.
Frère Philippe eût été riche
S’il eut voulu. Tous les petits enfants
Le connaissaient ; et du haut de leurtête,
Ils criaient : « Apprêtez laquête ;
Voilà frère Philippe. » Enfin dans lacité
Frère Philippe souhaité
Avait force dévots ; de dévotes pasune ;
Car il n’en voulait point avoir.
Sitôt qu’il crut son fils ferme dans sondevoir,
Le pauvre homme le mène voir
Les gens de bien, et tente la fortune.
Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa cefils.
Voilà nos ermites partis.
Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,
Et de tous objets assortie :
Le prince y faisait son séjour.
Le jeune homme tombe des nues
Demandait : « Qu’est-ce là ? –Ce sont des gens de cour.
– Et là ? – Ce sont palais. – Ici ?– Ce sont statues. »
Il considérait tout : quand de jeunesbeautés
Aux yeux vifs, aux traits enchantés,
Passèrent devant lui ; dès lors nulleautre chose
Ne put ses regards attirer.
Adieu palais ; adieu ce qu’il vientd’admirer :
Voici bien pis, et bien une autre cause
D’étonnement.
Ravi comme en extase à cet objetcharmant :
« Qu’est-ce là, dit-il à son père,
Qui porte un si gentil habit ?
Comment l’appelle-t-on ? » cediscours ne plut guère
Au bon vieillard, qui répondit :
« C’est un oiseau qui s’appelle oie.
– Ô l’agréable oiseau ! dit le fils pleinde joie.
Oie, hélas ! chante un peu, que j’entendeta voix.
Peut-on point un peu te connaître ?
Mon père je vous prie et mille et millefois,
Menons-en une en notre bois ;
J’aurai soin de la faire paître. »
Au présent conte on verra lasottise
D’un Florentin. Il avait femme prise
Honnête et sage autant qu’il estbesoin ;
Jeune pourtant, du reste toutebelle :
Et n’eût-on cru de jouissance telle
Dans le pays, ni même encor plus loin.
Chacun l’aimait, chacun la jugeait digne
D’un autre époux : car quant àcelui-ci,
Qu’on appelait Nicia Calfucci,
Ce fut un sot en son temps très insigne.
Bien le montra, lorsque bon gré, mal gré
Il résolut d’être père appelé ;
Crut qu’il ferait beaucoup pour sa patrie
S’il la pouvait orner de Calfuccis.
Sainte ni saint n’était en paradis
Qui de ses vœux n’eût la tête étourdie.
Tous ne savaient ou mettre ses présents.
Il consultait matrones, charlatans,
Diseurs de mots, experts sur cetteaffaire :
Le tout en vain : car il ne put tantfaire
Que d’être père. Il était buté là,
Quand un jeune homme, après avoir enFrance
Étudié, s’en revint à Florence,
Aussi leurré qu’aucun de par-delà ;
Propre, galant, cherchant partout fortune,
Bien fait de corps, bien voulu dechacune :
Il sut dans peu la carte du pays ;
Connut les bons et les méchantsmaris ;
Et de quel bois se chauffaient leursfemelles ;
Quels surveillants ils avaient mis prèsd’elles ;
Les si, les car, enfin tous lesdétours ;
Comment gagner les confidents d’amours,
Et la nourrice, et le confesseur même,
Jusques au chien ; tout y fait quand onaime.
Tout tend aux fins, dont un seul iota
N’étant omis, d’abord le personnage
Jette son plomb sur Messer Nicia,
Pour lui donner l’ordre de Cocuage.
Hardi dessein ! l’épouse de léans
À dire vrai recevait bien les gens ;
Mais c’était tout : aucun de sesamants
Ne s’en pouvait promettre davantage.
Celui-ci seul, Callimaque nommé,
Dès qu’il parut fut très fort à son gré.
Le galant donc près de la forteresse
Assied son camp, vous investit Lucrèce,
Qui ne manqua de faire la tigresse
À l’ordinaire, et l’envoya jouer :
Il ne savait à quel saint se vouer,
Quand le mari, par sa sottise extrême,
Lui fit juger qu’il n’était stratagème,
Panneau n’était, tant étrange semblât,
Où le pauvre homme à la fin ne donnât,
De tout son cœur, et ne s’en affublât.
L’amant et lui, comme étant gens d’étude,
Avaient entre eux lié quelquehabitude :
Car Nice était docteur en droitcanon :
Mieux eût valu l’être en autre science
Et qu’il n’eut pris si grande confiance
En Callimaque. Un jour au compagnon
Il se plaignit de se voir sans lignée.
À qui la faute ? il était vertgalant,
Lucrèce jeune, et drue, et bientaillée :
« Lorsque j’étais à Paris, ditl’amant,
Un curieux y passa d’aventure.
Je l’allai voir : il m’apprit centsecrets :
Entre autres un pour avoir géniture :
Et n’était chose à son compte plus sûre.
Le grand Mogor l’avait avec succès
Depuis deux ans, éprouvé sur sa femme.
Mainte princesse, et mainte et mainte dame
En avait fait aussi d’heureux essais.
Il disait vrai, j’en ai vu des effets.
Cette recette est une médecine
Faite du jus de certaine racine,
Ayant pour nom mandragore ; et ce jus
Pris par la femme opère beaucoup plus
Que ne fit onc nulle ombre monacale
D’aucun couvent de jeunes frères plein.
Dans dix mois d’hui je vous fais pèreenfin ;
Sans demander un plus long intervalle.
Et touchez là : dans dix mois etdevant
Nous porterons au baptême l’enfant.
– Dites-vous vrai ? repartit MesserNice.
Vous me rendez un merveilleux office.
– Vrai ? je l’ai vu faut-il répétertant ?
Vous moquez-vous d’en douterseulement ?
Par votre foi, le Mogor est-il homme
Que l’on osât de la sorte affronter ?
Ce curieux en toucha telle somme
Qu’il n’eut sujet de s’enmécontenter. »
Nice reprit : « Voilà choseadmirable !
Et qui doit être à Lucrèce agréable !
Quand lui verrai-je un poupon sur lesein ?
Notre féal, vous serez le parrain ;
C’est la raison : dès hui je vous enprie.
– Tout doux, reprit alors notre galant,
Ne soyez pas si prompt, je voussupplie :
Vous allez vite : il faut auparavant
Vous dire tout. Un mal est dansl’affaire :
Mais ici-bas put-on jamais tant faire
Que de trouver un bien pur et sansmal ?
Ce jus doué de vertu tant insigne
Porte d’ailleurs qualité très maligne.
Presque toujours il se trouve fatal
À celui-là qui le premier caresse
La patiente ; et souvent on enmeurt. »
Nice reprit aussitôt :« Serviteur ;
Plus de votre herbe : et laissons làLucrèce
Telle qu’elle est : bien grand merci dusoin.
Que servira, moi mort, si je suispère ?
Pourvoyez-vous de quelque autrecompère :
C’est trop de peine, il n’en est pas besoin.‘
L’amant lui dit : ‘ Quel esprit est levôtre !
Toujours il va d’un excès dans un autre.
Le grand désir de vous voir un enfant
Vous transportait naguèred’allégresse :
Et vous voilà, tant vous avez de presse,
Découragé sans attendre un moment.
Oyez le reste ; et sachez que Nature
A mis remède à tout, fors à la mort.
Qu’est-il de faire afin que l’aventure
Nous réussisse, et qu’elle aille à bonport ?
Il nous faudra choisir quelque jeune homme
D’entre le peuple ; un pauvremalheureux,
Qui vous précède au combat amoureux
Tente la voie, attire et prenne en somme
Tout le venin : puis le danger ôté
Il conviendra que de votre côté
Vous agissiez sans tarder davantage ;
Car soyez sûr d’être alors garanti.
Il nous faut faire in anima vili
Ce premier pas ; et prendre unpersonnage
Lourd et le peu ; mais qui ne soitpourtant
Mal fait de corps, ni par trop dégoûtant,
Ni d’un toucher si rude et si sauvage
Qu’à votre femme un supplice ce soit.
Nous savons bien que Madame Lucrèce
Accoutumée à la délicatesse
De Nicia, trop de peine en auroit.
Même il se peut qu’en venant à la chose
Jamais son cœur n’y voudrait consentir.
Or, ai-je dit, un jeune homme, et pourcause :
Car plus sera d’âge pour bien agir,
Moins laissera de venin, sans nuldoute :
Je vous promets qu’il n’en laisseragoutte. »
Nice d’abord eut peine àdigérer
L’expédient ; allégua le danger,
Et l’infamie : il en serait enpeine :
Le magistrat pourrait le rechercher
Sur le soupçon d’une mort si soudaine.
Empoisonner un de ses citadins !
Lucrèce était échappée aux blondins,
On l’allait mettre entre les bras d’unrustre !
« Je suis d’avis qu’on prenne un hommeillustre,
Dit Callimaque, ou quelqu’un qui bientôt
En mille endroits cornera lemystère !
Sottise et peur contiendront ce pitaud.
Au pis aller l’argent le fera taire.
Votre moitié n’ayant lieu de s’y plaire,
Et le coquin même n’y songeant pas,
Vous ne tombez proprement dans le cas
De cocuage. Il n’est pas dit encore
Qu’un tel paillard ne résiste au poison.
Et ce nous est une double raison
De le choisir tel que la mandragore
Consume en vain sur lui tout son venin.
Car quand je dis qu’on meurt, je n’entendsdire
Assurément. Il vous faudra demain
Faire choisir sur la brune le sire :
Et dès ce soir donner la potion.
J’en ai chez moi de la confection.
Gardez-vous bien au reste, Messer Nice,
D’aller paraître en aucune façon.
Ligurio choisira le garçon :
C’est là son fait : laissez-lui cetoffice.
Vous vous pouvez fier à ce valet
Comme à vous-même : il est sage etdiscret.
J’oublie encor que pour plus d’assurance
On bandera les yeux à ce paillard :
Il ne saura qui, quoi, n’en quelle part,
N’en quel logis, ni si dedans Florence
Ou bien dehors on vous l’aura mené. »
Par Nicia le tout futapprouvé.
Restait sans plus d’y disposer sa femme.
De prime face elle crut qu’on riait ;
Puis se fâcha ; puis jura sur son âme
Que mille fois plutôt on la tuerait.
Que dirait-on si le bruit encourait ?
Outre l’offense et péché trop énorme,
Calfuce et Dieu savaient que de tout temps
Elle avait craint ces devoirscomplaisants,
Qu’elle endurait seulement pour la forme.
Puis il viendrait quelque matin difforme
L’incommoder, la mettre sur lesdents ?
Suis-je de taille à souffrir toutesgens ?
« Quoi ! recevoir un pitaud dans macouche ?
Puis-je y songer qu’avecque dudédain ?
Et par saint Jean ni pitaud, ni blondin,
Ni roi, ni roc ne feront qu’autre touche
Que Nicia jamais onc à ma peau. »
Lucrèce étant de la sortearrêtée,
On eut recours à frère Timothée.
Il la prêcha ; mais si bien et sibeau,
Qu’elle donna les mains par pénitence.
On l’assura de plus qu’on choisirait
Quelque garçon d’honnête corpulence ;
Non trop rustaud ; et qui ne luiferait
Mal ni dégoût. La potion fut prise.
Le lendemain notre amant se déguise,
Et s’enfarine en vrai garçonmeunier ;
Un faux menton, barbe d’étrangeguise ;
Mieux ne pouvait se métamorphoser.
Ligurio qui de la faciende
Et du complot avait toujours été,
Trouve l’amant tout tel qu’il le demande,
Et ne doutant qu’on n’y fût attrapé
Sur le minuit le mène à Messer Nice ;
Les yeux bandés ; le poil teint ; etsi bien
Que notre époux ne reconnut en rien
Le compagnon. Dans le lit il se glisse
En grand silence : en grand silenceaussi
La patiente attend sa destinée ;
Bien blanchement, et ce soir atournée.
Voire ce soir ? atournée ; et pourqui ?
Pour qui ? j’entends : n’est-ce pasque la dame
Pour un meunier prenait trop desouci ?
Vous vous trompez ; le sexe en useainsi.
Meuniers ou rois, il veut plaire à touteâme.
C’est double honneur, ce semble en unefemme
Quand son mérite échauffe un esprit lourd
Et fait aimer les cœurs nés sans amour.
Le travesti changea de personnage,
Sitôt qu’il eut dame de tel corsage
À ses côtés, et qu’il fut dans le lit.
Plus de meunier ; la galande sentit
Auprès de soi la peau d’un honnête homme.
Et ne croyez qu’on employât au somme
De tels moments. Elle disait toutbas :
« Qu’est ceci donc ? ce compagnonn’est pas
Tel que j’ai cru : le drôle a la peaufine.
C’est grand dommage : il ne méritehélas
Un tel destin : j’ai regret qu’autrépas
Chaque moment de plaisirl’achemine. »
Tandis l’époux enrôlé tout de bon,
De sa moitié plaignait bien fort la peine.
Ce fut avec une fierté de reine
Qu’elle donna la première façon
De cocuage ; et pour le décoron
Point ne voulut y joindre ses caresses.
À ce garçon la perle des Lucrèces
Prendrait du goût ? quand le premiervenin
Fut emporté, notre amant prit la main
De sa maîtresse ; et de baisers deflamme
La parcourant : « Pardon (dit-il)Madame.
Ne vous fâchez du tour qu’on vous a fait
C’est Callimaque : approuvez sonmartyre.
Vous ne sauriez ce coup vous en dédire.
Votre rigueur n’est plus d’aucun effet.
S’il est fatal toutefois que j’expire,
J’en suis content : vous avez dans vosmains
Un moyen sûr de me priver de vie ;
Et le plaisir bien mieux qu’aucuns venins
M’achèvera, tout le reste est folie.
Lucrèce avait jusque-làrésisté ;
Non par défaut de bonne volonté ;
Ni que l’amant ne plût fort à labelle :
Mais la pudeur et la simplicité
L’avaient rendue ingrate en dépit d’elle.
Sans dire mot, sans oser respirer,
Pleine de honte et d’amour tout ensemble,
Elle se met aussitôt à pleurer.
« À son amant peut-elle se montrer
Après cela ? qu’en pourra-t-ilpenser ?
Dit-elle en soi ; et qu’est-ce qu’il luisemble ?
J’ai bien manqué de courage etd’esprit. »
Incontinent un excès de dépit
Saisit son cœur ; et fait que lapauvrette
Tourne la tête, et vers le coin du lit
Se va cacher pour dernière retraite.
Elle y voulut tenir bon, mais en vain.
Ne lui restant que ce peu de terrain,
La place fut incontinent rendue.
Le vainqueur l’eut a sa discrétion ;
Il en usa selon sa passion :
Et plus ne fut de larme répandue.
Honte cessa ; scrupule autant en fit.
Heureux sont ceux qu’on trompe à leurprofit.
L’aurore vint trop tôt pour Callimaque,
Trop tôt encor pour l’objet de ses vœux.
« Il faut, dit-il, beaucoup plus d’uneattaque
Contre un venin tenu si dangereux. »
Les jours suivants notre couple amoureux
Y sut pourvoir : l’époux ne tardaguères
Qu’il n’eût atteint tous ses autresconfrères.
Pour ce coup-là fallut se séparer ;
L’amant courut chez soi se recoucher.
À peine au lit il s’était misencore,
Que notre époux joyeux et triomphant
Le va trouver, et lui conte comment
S’était passé le jus de mandragore :
D’abord, dit-il, j’allai tout doucement
Auprès du lit écouter si le sire
S’approcherait, et s’il en voudrait dire.
Puis je priai notre épouse tout bas
Qu’elle lui fît quelque peu de caresse,
Et ne craignît de gâter ses appas.
C’était au plus une nuit d’embarras.
« Et ne pensez, ce lui dis-je,Lucrèce,
Ni l’un ni l’autre en ceci me tromper,
Je saurai tout ; Nice se peut vanter
D’être homme à qui l’on n’en donne àgarder.
Vous savez bien qu’il y va de ma vie.
N’allez donc point faire larenchérie :
Montrez par là que vous savez aimer
Votre mari plus qu’on ne croitencore :
C’est un beau champ. Que si cette pécore
Fait le honteux, envoyez sans tarder
M’en avertir ; car je me vaiscoucher.
Et n’y manquez ; nous y mettrons bonordre.
Besoin n’en eus : tout fut bien jusqu’aubout.
Savez-vous bien que ce rustre y pritgoût ?
Le drôle avait tantôt peine à démordre.
J’en ai pitié : je le plains aprèstout.
N’y songeons plus ; qu’il meure, et qu’onl’enterre.
Et quant à vous venez nous voir souvent.
Nargue de ceux qui me faisaient laguerre ;
Dans neuf mois d’hui je leur livre unenfant. »
Il n’est cité que je préfèreà Reims :
C’est l’ornement, et l’honneur de laFrance :
Car sans compter l’ampoule et les bonsvins,
Charmants objets y sont en abondance.
Par ce point-là je n’entends quant à moi
Tours ni portaux ; mais gentillesgaloises ;
Ayant trouvé telle de nos Rémoises
Friande assez pour la bouche d’un roi.
Une avait pris un peintre enmariage,
Homme estimé dans sa profession :
Il en vivait : que faut-ildavantage ?
C’était assez pour sa condition.
Chacun trouvait sa femme fort heureuse.
Le drôle était, grâce à certain talent,
Très bon époux, encor meilleur galant.
De son travail mainte dame amoureuse
L’allait trouver ; et le tout à deuxfins :
C’était le bruit à ce que ditl’histoire :
Moi qui ne suis en cela des plus fins,
Je m’en rapporte à ce qu’il en fautcroire.
Dès que le sire avait donzelle en main,
Il en riait avecque son épouse.
Les droits d’hymen allant toujours leurtrain
Besoin n’était qu’elle fût la jalouse.
Même elle eût pu le payer de sestours ;
Et comme lui voyager en amours ;
Sauf d’en user avec plus de prudence,
Ne lui faisant la même confidence.
Entre les gens qu’elle sutattirer,
Deux siens voisins se laissèrent leurrer
À l’entretien libre et gai de ladame ;
Car c’était bien la plus trompeuse femme
Qu’en ce point-là l’on eût surencontrer :
Sage sur tout ; mais aimant fort àrire.
Elle ne manque incontinent de dire
À son mari l’amour des deux bourgeois,
Tous deux gens sots, tous deux gens àsornettes.
Lui raconta mot pour mot leursfleurettes ;
Pleurs et soupirs, gémissements gaulois.
Ils avaient lu, ou plutôt ouï dire,
Que d’ordinaire en amour on soupire.
Ils tâchaient donc d’en faire leur devoir,
Que bien que mal, et selon leur pouvoir.
À frais communs se conduisait l’affaire.
Ils ne devaient nulle chose se taire.
Le premier d’eux qu’on favoriserait
De son bonheur part à l’autre ferait.
Femmes voilà souvent comme onvous traite.
Le seul plaisir est ce que l’on souhaite.
Amour est mort : le pauvre compagnon
Fut enterré sur les bords du Lignon.
Nous n’en avons ici ni vent ni voie.
Vous y servez de jouet et de proie
À jeunes gens indiscrets, scélérats :
C’est bien raison qu’au double on le leurrende :
Le beau premier qui sera dans vos lacs,
Plumez-le-moi, je vous le recommande.
La dame donc pour tromper sesvoisins
Leur dit un jour : « Vous boirez denos vins
Ce soir chez nous. Mon mari s’en va faire
Un tour aux champs ; et le bon del’affaire
C’est qu’il ne doit au gîte revenir.
Nous nous pourrons à l’aise entretenir.
– Bon, dirent-ils, nous viendrons sur labrune. »
Or les voilà compagnons de fortune.
La nuit venue ils vont au rendez-vous.
Eux introduits, croyant ville gagnée,
Un bruit survint ; la fête futtroublée.
On frappe à l’huis ; le logis auxverrous
Était fermé : la femme à la fenêtre
Court en disant : « Celui-ci frappeen maître ;
Serait-ce point par malheur monépoux ?
Oui, cachez-vous, dit-elle, c’estlui-même.
Quelque accident, ou bien quelque soupçon
Le font venir coucher à la maison. »
Nos deux galants dans ce péril extrême
Se jettent vite en certain cabinet.
Car s’en aller, comment auraient-ilsfait ?
Ils n’avaient pas le pied hors de lachambre
Que l’époux entre, et voit au feu lemembre
Accompagné de maint et maint pigeon,
L’un au hâtier, les autres au chaudron
« Oh oh, dit-il, voilà bonnecuisine !
Qui traitez-vous ? Alis notrevoisine,
Reprit l’épouse, et Simonette aussi.
Loué soit Dieu qui vous ramène ici,
La compagnie en sera plus complète.
Madame Alis, Madame Simonette,
N’y perdront rien. Il faut les avertir
Que tout est prêt, qu’elles n’ont qu’àvenir.
J’y cours moi-même. » Alors lacréature
Les va prier. Or c’étaient les moitiés
De nos galants et chercheurs d’aventure,
Qui fort chagrins de se voir enfermés
Ne laissaient pas de louer leur hôtesse
De s’être ainsi tirée avec adresse
De cet apprêt. Avec elle à l’instant
Leurs deux moitiés entrent tout enchantant.
On les salue, on les baise, on les loue
De leur beauté, de leur ajustement,
On les contemple, on patine, on se joue.
Cela ne plut aux maris nullement.
Du cabinet la porte à demi close,
Leur laissant voir le tout distinctement,
Ils ne prenaient aucun goût à lachose :
Mais passe encor pour ce commencement.
Le souper mis presque au même moment,
Le peintre prit par la main les deuxfemmes,
Les fit asseoir, entre elles se plaça.
« Je bois, dit-il, à la santé desdames ! »
Et de trinquer ; passe encore pourcela.
On fit raison ; le vin ne dura guère.
L’hôtesse étant alors sans chambrière
Court à la cave : et de peur desesprits
Mène avec soi madame Simonette.
Le peintre reste avec madame Alis,
Provinciale assez belle, et bien faite,
Et s’en piquant, et qui pour le pays
Se pouvait dire honnêtement coquette.
Le compagnon vous la tenantseulette,
La conduisit de fleurette en fleurette
Jusqu’au toucher, et puis un peu plusloin ;
Puis tout à coup levant la collerette
Prit un baiser dont l’époux fut témoin.
Jusque-là passe : époux, quand ils sontsages,
Ne prennent garde à ces menussuffrages ;
Et d’en tenir registre c’est abus :
Bien est-il vrai qu’en rencontre pareille
Simples baisers font craindre lesurplus ;
Car Satan lors vient frapper sur l’oreille
De tel qui dort, et fait tant qu’ils’éveille.
L’époux vit donc, que tandis qu’une main
Se promenait sur la gorge à son aise,
L’autre prenait un tout autrechemin ;
Ce fut alors, Dame ne vous déplaise,
Que le courroux lui montant au cerveau,
Il s’en allait enfonçant son chapeau,
Mettre l’alarme en tout le voisinage,
Battre sa femme, et dire au peintre rage,
Et témoigner qu’il n’avait les brasgourds.
« Gardez-vous bien de faire unesottise,
Lui dit tout bas son compagnon d’amours,
Tenez-vous coi. Le bruit en nulle guise
N’est bon ici ; d’autant plus qu’en voslacs
Vous êtes pris : ne vous montrez doncpas.
C’est le moyen d’étouffer cette affaire.
Il est écrit qu’à nul il ne faut faire
Ce qu’on ne veut à soi-même être fait.
Nous ne devons quitter ce cabinet
Que bien à point, et tantôt quand cethomme
Étant au lit prendra son premier somme.
Selon mon sens c’est le meilleur parti.
À tard viendrait aussi bien la querelle.
N’êtes-vous pas cocu plus d’à demi ?
Madame Alis au fait a consenti :
Cela suffit, le reste estbagatelle. »
L’époux goûta quelque peu ces raisons.
Sa femme fit quelque peu de façons,
N’ayant le temps d’en faire davantage.
Et puis ? et puis ; comme personnesage
Elle remit sa coiffure en état.
On n’eût jamais soupçonné ce ménage,
Sans qu’il restait un certain incarnat
Dessus son teint ; mais c’était peu dechose ;
Dame Fleurette en pouvait être cause.
L’une pourtant des tireusesde vin
De lui sourire au retour ne fitfaute :
Ce fut la peintre. On se remit entrain :
On releva grillades et festin :
On but encore à la santé de l’hôte,
Et de l’hôtesse, et de celle des trois
Qui la première aurait quelque aventure.
Le vin manqua pour la seconde fois.
L’hôtesse adroite et fine créature
Soutient toujours qu’il revient desesprits
Chez les voisins. Ainsi madame Alis
Servit d’escorte. Entendez que la dame
Pour l’autre emploi inclinait en sonâme ;
Mais on l’emmène ; et par ce moyen-là
De faction Simonette changea.
Celle-ci fait d’abord plus la sévère,
Veut suivre l’autre, ou feint le vouloirfaire ;
Mais se sentant par le peintre tirer,
Elle demeure ; étant trop ménagère
Pour se laisser son habit déchirer.
L’époux voyant quel train prenaitl’affaire
Voulut sortir. L’autre lui dit :« Tout doux.
Nous ne voulons sur vous nul avantage.
C’est bien raison que Messer Cocuage
Sur son état vous couche ainsi que nous.
Sommes-nous pas compagnons defortune ?
Puisque le peintre en a caressé l’une,
L’autre doit suivre. Il faut bon gré malgré
Qu’elle entre en danse ; et s’il estnécessaire
Je m’offrirai de lui tenir le pied :
Vouliez ou non, elle aura sonaffaire. »
Elle l’eut donc : notre peintre ypourvut
Tout de son mieux : aussi levalait-elle.
Cette dernière eut ce qu’il luifallut ;
On en donna le loisir à la belle.
Quand le vin fut de retour, on conclut
Qu’il ne fallait s’attabler davantage.
Il était tard ; et le peintre avaitfait
Pour ce jour-là suffisamment d’ouvrage.
On dit bonsoir. Le drôle satisfait
Se met au lit : nos gens sortent decage.
L’hôtesse alla tirer du cabinet
Les regardants honteux, mal contentsd’elle,
Cocus de plus. Le pis de leur méchef
Fut qu’aucun d’eux ne pût venir à chef
De son dessein, ni rendre à la donzelle
Ce qu’elle avait à leurs femmesprêté ;
Par conséquent c’est fait ; j’ai toutconté.
Les maux les plus cruels nesont que des chansons.
Près de ceux qu’aux maris cause lajalousie.
Figurez-vous un fou chez qui tous lessoupçons
Sont bien venus, quoi qu’on lui die.
Il n’a pas un moment de repos en sa vie.
Si l’oreille lui tinte, ô dieux ! toutest perdu
Ses songes sont toujours que l’on le faitcocu.
Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.
Je ne vous voudrais pas un tel pointgarantir ;
Car pour songer il faut dormir,
Et les jaloux ne dorment guère.
Le moindre bruit éveille un marisoupçonneux
Qu’à l’entour de sa femme une mouchebourdonne
C’est Cocuage qu’en personne
Il a vu de ses propres yeux.
Si bien vu que l’erreur n’en peut êtreeffacée,
Il veut à toute force être au nombre dessots.
Il se maintient cocu, du moins de lapensée
S’il ne l’est en chair et en os.
Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce quecocuage ?
Quel tort vous fait-il ? Queldommage ?
Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gensde bien
Se moquent avec juste cause ?
Quand on l’ignore, ce n’est rien
Quand on le sait, c’est peu de chose.
Vous croyez cependant que c’est un fort grandcas :
Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblezpas
À celui-là qui but dans la coupeenchantée.
Profitez du malheur d’autrui.
Si cette histoire peut soulager votreennui,
Je vous l’aurai bientôt contée.
Mais je vous veuxpremièrement,
Prouver par bon raisonnement,
Que ce mal dont la peur vous mine et vousconsume,
N’est mal qu’en votre idée, et non point dansl’effet
En mettez-vous votre bonnet
Moins aisément que de coutume ?
Cela s’en va-t-il pas tout net !
Voyez-vous qu’il en reste une seuleapparence ;
Une tache qui nuise à vos plaisirssecrets ?
Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmestraits ?
Vous apercevez-vous d’aucunedifférence ?
Je tire donc ma conséquence,
Et dis malgré le peuple, ignorant etbrutal,
Cocuage n’est point un mal.
« Oui, mais l’honneur est une étrangeaffaire ! »
Qui vous soutient que non ? ai-je dit lecontraire ?
Et bien l’honneur, l’honneur ? jen’entends que ce mot
Apprenez qu’à Paris ce n’est pas comme àRome ;
Le cocu qui s’afflige y passe pour un sot
Et le cocu qui rit, pour un fort honnêtehomme :
Quand on prend comme il faut cet accidentfatal,
Cocuage n’est point un mal.
Prouvons que c’est unbien : la chose est fort facile.
Tout vous rit ; votre femme est souplecomme un gant ;
Et vous pourriez avoir vingt mignonnes enville,
Qu’on n’en sonnerait pas deux mots en tout unan.
Quand vous parlez, c’est ditnotable ;
On vous met le premier à table :
C’est pour vous la place d’honneur,
Pour vous le morceau du seigneur :
Heureux qui vous le sert ! la blondinechiorme
Afin de vous gagner n’épargne aucunmoyen :
Vous êtes le patron, dont je conclus enforme,
Cocuage est un bien.
Quand vous perdez au jeu,l’on vous donne revanche ;
Même votre homme écarte et ses as et sesrois.
Avez-vous sur les bras quelque monsieurDimanche,
Mille bourses vous sont ouvertes à lafois.
Ajoutez que l’on tient votre femme enhaleine,
Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plusd’appas :
Ménélas rencontra des charmes dans Hélène
Qu’avant qu’être à Paris la belle n’avaitpas.
Ainsi de votre épouse : on veut qu’ellevous plaise :
Qui dit prude au contraire, il dit laide oumauvaise
Incapable en amour d’apprendre jamaisrien.
Pour toutes ces raisons je persiste en mathèse,
Cocuage est un bien.
Si ce prologue est long, lamatière en est cause :
Ce n’est pas en passant qu’on traite cettechose.
Venons à notre histoire. Il était unquidam,
Dont je tairai le nom, l’état et la patrie
Celui-ci, de peur d’accident,
Avait juré que de sa vie
Femme ne lui serait autre que bonne amie,
Nymphe si vous voulez, bergère, etcætera ;
Pour épouse, jamais il n’en vintjusque-là.
S’il eut tort ou raison, c’est un point que jepasse.
Quoi qu’il en soit, Hymen n’ayant pu trouvergrâce
Devant cet homme, il fallut que l’amour
Se mêlât seul de ses affaires,
Eût soin de le fournir des chosesnécessaires,
Soit pour la nuit, soit pour le jour.
Il lui procura donc les faveurs d’unebelle,
Qui d’une fille naturelle
Le fit père, et mourut : le pauvre hommeen pleura,
Se plaignit, gémit, soupira,
Non comme qui perdrait sa femme :
Tel deuil n’est bien souvent que changementd’habits,
Mais comme qui perdrait tous ses meilleursamis,
Son plaisir, son cœur, et son âme.
La fille crût, se fit : on pouvait déjàvoir
Hausser et baisser son mouchoir.
Le temps coule, on n’est pas sitôt à labavette
Qu’on trotte, qu’on raisonne, on devientgrandelette,
Puis grande tout à fait, et puis leserviteur.
Le père avec raison eut peur
Que sa fille chassant de race
Ne le prévînt, et ne prévînt encor
Prêtre, notaire, hymen, accord ;
Choses qui d’ordinaire ôtent toute lagrâce
Au présent que l’on fait de soi.
La laisser sur sa bonne foi
Ce n’était pas chose trop sûre.
Il vous mit donc la créature
Dans un convent : là cette belleapprit
Ce qu’on apprend, à manierl’aiguille ;
Point de ces livres qu’une fille
Ne lit qu’avec danger, et qui gâtentl’esprit :
Le langage d’amour était jargon pour elle.
On n’eût su tirer de la belle
Un seul mot que de sainteté.
En spiritualité
Elle aurait confondu le plus grandpersonnage.
Si l’une des nonnains la louait de beauté,
« Mon Dieu, fi, disait-elle, ah ma sœur,soyez sage ;
Ne considérez point des traits quipériront.
C’est terre que cela, les vers lemangeront. »
Au reste elle n’avait au monde sa pareille
À manier un canevas,
Filait mieux que Clothon, brodait mieux quePallas,
Tapissait mieux qu’Arachné, et mainte autremerveille.
Sa sagesse, son bien, le bruit de sesbeautés,
Mais le bien plus que tout y fit mettre lapresse ;
Car la belle était là comme en lieuxempruntés,
Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse
Les bons partis, qui vont souvent
Au moustier, sortant du couvent.
Vous saurez que le père avaitlongtemps devant
Cette fille légitimée ;
Caliste (c’est le nom de notre renfermée)
N’eut pas la clef des champs, qu’adieu leslivres saints.
Il se présenta des blondins,
De bons bourgeois, des paladins,
Des gens de tous états, de tout poil, de toutâge ;
La belle en choisit un, bien fait, beaupersonnage,
D’humeur commode, à ce qu’il lui sembla,
Et pour gendre aussitôt le père l’agréa.
La dot fut ample ; ample fut ledouaire :
La fille était unique, et le garçon aussi.
Mais ce ne fut pas là le meilleur del’affaire ;
Les mariés n’avaient souci
Que de s’aimer et de se plaire.
Deux ans de paradis s’étant passés ainsi,
L’enfer des enfers vint ensuite.
Une jalouse humeur saisit soudainement
Notre époux, qui fort sottement
S’alla mettre en l’esprit de craindre lapoursuite
D’un amant, qui sans lui se seraitmorfondu.
Sans lui le pauvre homme eût perdu
Son temps à l’entour de la dame,
Quoique pour la gagner il tentât toutmoyen.
Que doit faire un mari quand on aime safemme ?
Rien.
Voici pourquoi je lui conseille
De dormir s’il se peut d’un et d’autrecôté.
Si le galant est écouté,
Vos soins ne feront pas qu’on lui fermel’oreille.
Quant à l’occasion, cent pour une. Mais si
Des discours du blondin la belle n’asouci,
Vous le lui faites naître, et la chance setourne.
Volontiers ou soupçon séjourne,
Cocuage séjourne aussi.
Damon, c’est notre époux, ne comprit pasceci.
Je l’excuse et le plains ; d’autant plusque l’ombrage
Lui vint par conseil seulement.
Il eût fait un trait d’homme sage,
S’il n’eût cru que son mouvement.
Vous allez entendre comment.
L’enchanteresse Nérie
Fleurissait lors ; et Circé
Au prix d’elle en diablerie
N’eût été qu’à l’A B C.
Car Nérie eut à ses gages
Les intendants des orages,
Et tint le destin lié.
Les Zéphyrs étaient ses pages ;
Quant à ses valets de pied,
C’étaient Messieurs les Borées,
Qui portaient par les contrées
Ses mandats souventes fois,
Gens dispos, mais peu courtois.
Avec toute sa science
Elle ne put trouver de remède à l’amour.
Damon la captiva : celle dont lapuissance
Eût arrêté l’astre du jour
Brûle pour un mortel, qu’en vain ellesouhaite
Posséder une nuit à son contentement.
Si Nérie eût voulu des baisers seulement,
C’était une affaire faite.
Mais elle allait au point, et ne marchandaitpas,
Damon, quoiqu’elle eût des appas,
Ne pouvait se résoudre à fausser lapromesse
D’être fidèle à sa moitié ;
Et voulait que l’enchanteresse
Se tînt aux marques d’amitié.
Où sont-ils ces maris ?la race en est cessée :
Et même je ne sais si jamais on en vit
L’histoire en cet endroit est selon mapensée
Un peu sujette à contredit :
L’Hippogriffe n’a rien qui me choquel’esprit,
Non plus que la lance enchantée :
Mais ceci, c’est un point qui d’abord mesurprit
Il passera pourtant, j’en ai fait [passer]d’autres.
Les gens d’alors étaient d’autres gens que lesnôtres.
On ne vivait pas comme on vit.
Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nérie
Employa philtres et brevets,
Eut recours aux regards remplisd’afféterie,
Enfin n’omit aucuns secrets :
Damon à ces ressorts opposait l’hyménée.
Nérie en fut fort étonnée.
Elle lui dit un jour : « Votrefidélité
Vous parait héroïque et digne de louange,
Mais je voudrais savoir
Comment de son côté
Caliste en use, et lui rendre le change.
Quoi donc ! si votre femme avait unfavori,
Vous feriez l’homme chaste auprès d’unemaîtresse ?
Et pendant que Caliste attrapant son mari,
Pousserait jusqu’au bout ce qu’on nommetendresse,
Vous n’iriez qu’à moitié chemin ?
Je vous croyais beaucoup plus fin,
Et ne vous tenais pas homme de mariage.
Laissez les bons bourgeois se plaire en leurménage
C’est pour eux seuls qu’Hymen fit les plaisirspermis.
Mais vous ! ne pas chercher ce qu’amourd’exquis !
Les plaisirs défendus n’auront rien qui vouspique !
Et vous les bannirez de votrerépublique !
Non, non, je veux qu’ils soient désormais vosamis
Faites-en seulement l’épreuve ;
Ils vous feront trouver Caliste touteneuve,
Quand vous reviendrez au logis.
Apprenez tout au moins si votre femme estchaste
Je trouve qu’un certain Éraste
Va chez vous fort assidûment
– Serait-ce en qualité d’amant,
Reprit Damon, qu’Errante nousvisite ?
Il est trop mon ami pour toucher cepoint-là.
– Votre ami tant qu’il vous plaira,
Dit Nérie honteuse et dépite,
Caliste a des appas, Éraste a dumérite ;
Du côté de l’adresse il ne leur manquerien,
Tout cela s’accommode bien. »
Ce discours porta coup et fitsonger notre homme.
Une épouse fringante et jeune, et dans sonfeu,
Et prenant plaisir à ce jeu
Qu’il n’est pas besoin que je nomme :
Un personnage expert aux choses del’amour,
Hardi comme un homme de cour,
Bien fait, et promettant beaucoup de sapersonne,
Ou Damon jusqu’alors avait-il mis sesyeux ?
Car d’amis ! moquez-vous, c’est unebagatelle.
En est-il de religieux
Jusqu’à désemparer alors que la donzelle
Montre à demi son sein, sort du lit un brasblanc,
Se tourne, s’inquiète et regarde un galant
En cent façons, de qui la moins friponne
Veut dire : « il y fait bon, l’heuredu berger sonne ;
Êtes-vous sourd ? » Damon a dansl’esprit
Que tout cela s’est fait, du moins qu’il s’estpu faire.
Sur ce beau fondement le pauvre hommebâtit
Maint ombrage et mainte chimère.
Nérie en a bientôt le vent,
Et pour tourner en certitude
Le soupçon et l’inquiétude
Dont Damon s’est coiffé simalheureusement,
L’enchanteresse lui propose
Une chose.
C’est de se frotter le poignet
D’une eau dont les sorciers ont trouvé lesecret,
Et qu’ils appellent l’eau de lamétamorphose,
Ou des miracles autrement.
Cette drogue en moins d’un moment
Lui donnerait d’Errante et l’air, et levisage,
Et le maintien, et le corsage,
Et la voix. Et Damon sous ce feintpersonnage
Pourrait voir si Caliste en viendrait àl’effet.
Damon n’attend pas davantage
Il se frotte, il devient l’Errante le mieuxfait,
Que la nature ait jamais fait.
En cet état il va trouver safemme ;
Met la fleurette au vent, et cachant sonennui :
« Que vous êtes belleaujourd’hui !
Lui dit-il qu’avez-vous, Madame,
Qui vous donne cet air d’un vrai jour deprintemps ? »
Caliste qui savait les propos des amants
Tourna la chose en raillerie.
Damon changea de batterie.
Pleurs et soupirs furent tentés,
Et pleurs et soupirs rebutés.
Caliste était un roc ; rien n’émouvait labelle
Pour dernière machine, à la fin notreépoux
Proposa de l’argent ; et la somme futtelle
Qu’on ne s’en mit point en courroux.
La quantité rend excusable.
Caliste enfin l’inexpugnable
Commença d’écouter raison.
Sa chasteté plia ; car comment tenirbon
Contre ce dernier adversaire ?
Si tout ne s’ensuivit, il ne tint qu’àDamon.
L’argent en aurait fait l’affaire.
Et quelle affaire ne faitpoint
Ce bienheureux métal l’argent maître dumonde ?
Soyez beau, bien disant, ayez perruqueblonde,
N’omettez un seul petit point ;
Un financier viendra qui sur votremoustache
Enlèvera la belle ; et dès le premierjour
Il fera présent du panache ;
Vous languirez encore après un an d’amour.
L’argent sut donc fléchir cecœur inexorable.
Le rocher disparut : un moutonsuccéda ;
Un mouton qui s’accommoda
À tout ce qu’on voulut, mouton doux ettraitable,
Mouton qui sur le point de ne rien refuser
Donna pour arrhes un baiser.
L’époux ne voulut pas pousser plus loin lachose ;
Ni de sa propre honte être lui-même cause.
Il reprit donc sa forme ; et dit à samoitié :
« Ah ! Caliste autrefois de Damon sichérie,
Caliste que j’aimai cent fois plus que mavie,
Caliste qui m’aimas d’une ardente amitié,
L’argent t’est-il plus cher qu’une union sibelle ?
Je devrais dans ton sang éteindre ceforfait :
Je ne puis ; et je t’aime encor touteinfidèle :
Ma mort seule expiera le tort que tu m’asfait. »
Notre épouse voyant cette métamorphose
Demeura bien surprise : elle dit peu dechose :
Les pleurs furent son seul recours.
Le mari passa quelques jours
À raisonner sur cette affaire :
Un cocu se pouvait-il faire
La volonté seule et sans venir aupoint ?
L’était-il, ne l’était-il point ?
Cette difficulté fut encore éclaircie
Par Nérie.
« Si vous êtes, dit-elle, en doute decela,
Buvez dans cette coupe-là.
On la fit par tel art que dès qu’unpersonnage
Dûment atteint de cocuage
Y peut porter la lèvre, aussitôt tout s’enva :
Il n’en avale rien, et répand le breuvage
Sur son sein, sur sa barbe, et sur sonvêtement.
Que s’il n’est point censé cocusuffisamment,
Il boit tout sans répandre goutte. »
Damon pour éclaircir son doute
Porte la lèvre au vase ; il ne se répandrien.
« C’est, dit-il, réconfort ; etpourtant je sais bien
Qu’il n’a tenu qu’à moi. Qu’ai-je affaire decoupe ?
Faites-moi place en votre troupe
Messieurs de la grand’bande. » Ainsidisait Damon
Faisant à sa femelle un étrange sermon.
Misérables humains, si pour des cocuages
Il faut en ce pays faire tant de façon,
Allons-nous-en chez les sauvages.
Damon de peur de pis établitdes Argus
Alentour de sa femme, et la renditcoquette.
Quand les galants sont défendus,
C’est alors que l’on les souhaite.
Le malheureux époux s’informe, s’inquiète,
Et de tout son pouvoir court au-devant d’unmal
Que la peur bien souvent rend aux hommesfatal.
De quart d’heure en quart d’heure il consultela tasse.
Il y boit huit jours sans disgrâce.
Mais à la fin il y boit tant,
Que le breuvage se répand.
Ce fut bien là le comble. Ô sciencefatale !
Science que Damon eût bien fait d’éviter.
Il jette de fureur cette coupe infernale.
Lui-même est sur le point de seprécipiter.
Il enferme sa femme en une tourcarrée ;
Lui va soir et matin reprocher sonforfait :
Cette honte qu’aurait le silence enterrée,
Court le pays, et vit du vacarme qu’ilfait.
Caliste cependant mène unetriste vie.
Comme on ne lui laissait argent nipierrerie,
Le geôlier fut fidèle ; elle eut beau letenter.
Enfin la pauvre malheureuse
Prend son temps que Damon plein d’ardeuramoureuse
Était d’humeur à l’écouter :
« J’ai, dit-elle, commis un crimeinexcusable
Mais quoi, suis-je la seule ? hélas non,peu d’époux
Sont exempts, ce dit-on, d’un accidentsemblable
Que le moins entaché se moque un peu devous :
Pourquoi donc être inconsolable ?
– Hé bien, reprit Damon, je me consolerai,
Et même vous pardonnerai,
Tout incontinent que j’aurai
Trouvé de mes pareils une telle légende
Qu’il s’en puisse former une armée assezgrande
Pour s’appeler royale.
Il ne faut qu’employer
Le vase qui me sut vos secretsrévéler. »
Le mari sans tarder exécutantla chose
Attire les passants ; tient table en sonchâteau.
Sur la fin des repas à chacun il propose
L’essai de cette coupe, essai rare etnouveau.
« Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pourun autre ;
Voulez-vous savoir si la vôtre
Vous est fidèle ? il est quelquefoisbon
D’apprendre comme tout se passe à lamaison.
En voici le moyen : buvez dans cettetasse.
Si votre femme de sa grâce
Ne vous donne aucun suffragant,
Vous ne répandrez nullement ;
Mais si du dieu nomme Vulcan
Vous suivez la bannière, étant de nosconfrères
En ces redoutables mystères,
De part et d’autre la boisson
Coulera sur votre menton. »
Autant qu’il s’en rencontre à qui Damonpropose
Cette pernicieuse chose,
Autant en font l’essai : presque tous ysont pris.
Tel en rit, tel en pleure ; et selon lesesprits
Cocuage en plus d’une sorte
Tient sa morgue parmi ses gens.
Déjà l’armée est assez forte
Pour faire corps et battre aux champs.
La voilà tantôt qui menace
Gouverneurs de petite place,
Et leur dit qu’ils seront pendus,
Si de tenir ils ont l’audace :
Car pour être royale, il ne lui manqueplus
Que peu de gens : c’est une affaire
Que deux ou trois mois peuvent faire.
Le nombre croît de jour en jour,
Sans que l’on batte le tambour.
Les différents degrés ou monte cocuage
Règlent le pas et les emplois :
Ceux qu’il n’a visités seulement qu’unefois
Sont fantassins pour tout potage.
On fait les autres cavaliers.
Quiconque est de ses familiers,
On ne manque pas de l’élire
Ou capitaine, ou lieutenant,
Ou l’on lui donne un régiment
Selon qu’entre les mains du sire
Ou plus ou moins subitement
La liqueur du vase s’épand.
Un versa tout en un moment ;
Il fut fait général : et croyez quel’armée
De hauts officiers ne manqua ;
Plus d’un intendant se trouva ;
Cette charge fut partagée.
Le nombre des soldats étant presquecomplet
Et plus que suffisant pour se mettre encampagne :
Renaud neveu de Charlemagne
Passe par ce château : l’on l’y traite àsouhait :
Puis le seigneur du lieu lui fait
Même harangue qu’à la troupe.
Renaud dit à Damon : « Grand mercide la coupe.
Je crois ma femme chaste ; et cette foisuffit.
Quand la coupe me l’aura dit,
Que m’en reviendra-t-il, cela sera-t-ilcause
De me faire dormir de plus que de deuxyeux ?
Je dors d’autant grâces aux dieux :
Puis-je demander autre chose ?
Que sais-je ? par hasard si le vins’épandoit ?
Si je ne tenais pas votre vase assezdroit ?
Je suis quelquefois maladroit :
Si cette coupe enfin me prenait pour unautre ?
Messire Damon, je suis vôtre :
Commandez-moi tout, hors ce point. »
Ainsi Renaud partit, et ne hasarda point.
Damon dit :« Celui-ci, Messieurs, est bien plus sage
Que nous n’avons été : consolons-nouspourtant.
Nous avons des pareils ; c’est un grandavantage. »
Il s’en rencontra tant et tant,
Que l’armée à la fin royale devenue,
Caliste eut liberté selon le convenant,
Par son mari chère tenue
Tout de même qu’auparavant.
Époux, Renaud vous montre àvivre.
Pour Damon, gardez de le suivre.
Peut-être le premier eût eu charge del’ost,
Que sait-on ? nul mortel, soit Roland,soit Renaud,
Du danger de répandre exempt ne se peutcroire.
Charlemagne lui-même aurait eu tort deboire.
Je me souviens d’avoir damnéjadis
L’amant avare ; et je ne m’en dédis.
Si la raison des contraires est bonne,
Le libéral doit être en paradis :
Je m’en rapporte à Messieurs de Sorbonne.
Il était donc autrefois unamant
Qui dans Florence aima certaine femme.
Comment ? aimer ? c’était sifollement,
Que pour lui plaire il eût vendu son âme.
S’agissait-il de divertir la dame,
À pleines mains il vous jetaitl’argent :
Sachant très bien qu’en amour comme enguerre
On ne doit plaindre un métal qui faittout ;
Renverse murs ; jette portes parterre ;
N’entreprend rien dont il ne vienne àbout ;
Fait taire chiens ; et quand il veutservantes
Et quand il veut les rend plus éloquentes
Que Cicéron, et mieux persuadantes :
Bref ne voudrait avoir laissé debout
Aucune place, et tant forte fut-elle.
Si laissa-t-il sur ses pieds notre belle.
Elle tint bon ; Fédéric échoua
Près de ce roc, et le nez s’y cassa ;
Sans fruit aucun vendit et fricassa
Tout son avoir ; comme l’on pourraitdire
Belles comtés, beaux marquisats de Dieu,
Qu’il possédait en plus et plus d’un lieu.
Avant qu’aimer on l’appelait Messire
À longue queue ; enfin grâce àl’amour
Il ne fut plus que Messire tout court.
Rien ne resta qu’une ferme au pauvrehomme,
Et peu d’amis ; mêmes amis, Dieu saitcomme.
Le plus zélé de tout se contenta
Comme chacun, de dire c’est dommage.
Chacun le dit, et chacun s’en tintlà :
Car de prêter à moins que sur bon gage,
Point de nouvelle : on oublia lesdons,
Et le mérite, et les belles raisons
De Fédéric, et sa première vie.
Le protestant de madame Clitie
N’eut du crédit qu’autant qu’il eut dufonds.
Tant qu’il dura, le bal, la comédie
Ne manqua point à cet heureux objet :
De maints tournois elle fut le sujet
Faisant gagner marchands de toutes guises
Faiseurs d’habits, et faiseurs de devises,
Musiciens, gens du sacré vallon :
Fédéric eut à sa table Apollon.
Femme n’était ni fille dans Florence
Qui n’employât, pour débaucher le cœur
Du cavalier, l’une un mot suborneur,
L’autre un coup œil, l’autre quelque autreavance
Mais tout cela ne faisait que blanchir.
Il aimait mieux Clitie inexorable
Qu’il n’aurait fait Hélène favorable.
Conclusion, qu’il ne la pût fléchir.
Or en ce train de dépense effroyable,
Il envoya les marquisats au diable
Premièrement ; puis en vint auxcomtés,
Titres par lui plus qu’aucuns regrettés,
Et dont alors on faisait plus de compte.
Delà les monts chacun veut être comte,
Ici marquis, baron peut-être ailleurs.
Je ne sais pas lesquels sont lesmeilleurs :
Mais je sais bien qu’avecque la patente
De ces beaux noms on s’en aille au marché,
L’on reviendra comme on était allé
Prenez le titre, et laissez-moi la rente.
Clitie avait aussi beaucoup de bien.
Son mari même était grand terrien.
Ainsi jamais la belle ne prit rien,
Argent ni dons ; mais souffrit ladépense,
Et les cadeaux ; sans croire pourcela
Être obligée à nulle récompense.
S’il m’en souvient, j’ai dit qu’il neresta
Au pauvre amant rien qu’une métairie,
Chétive encore, et pauvrement bâtie.
La Fédéric alla se confiner ;
Honteux qu’on vît sa misère enFlorence ;
Honteux encor de n’avoir su gagner
Ni par amour, ni par magnificence,
Ni par six ans de devoirs et de soins,
Une beauté qu’il n’en aimait pas moins.
Il s’en prenait à son peu de mérite,
Non à Clitie ; elle n’ouït jamais,
Ni pour froideurs, ni pour autres sujets,
Plainte de lui ni grande ni petite.
Notre amoureux subsista comme il put
Dans sa retraite ; où le pauvre hommen’eut
Pour le servir qu’une vieilleédentée ;
Cuisine froide et fort peufréquentée ;
À l’écurie un cheval assez bon,
Mais non pas fin : sur la perche unfaucon
Dont à l’entour de cette métairie
Défunt marquis s’en allait sans valets
Sacrifiant à sa mélancolie
Mainte perdrix, qui, las ! ne pouvaitmais
Des cruautés de madame Clitie.
Ainsi vivait le malheureux amant ;
Sage s’il eût, en perdant sa fortune,
Perdu l’amour qui l’allaitconsumant ;
Mais de ses feux la mémoire importune
Le talonnait ; toujours un doubleennui
Allait en croupe à la chasse avec lui,
Mort vint saisir le mari de Clitie.
Comme ils n’avaient qu’un fils pour tousenfants,
Fils n’ayant pas pour un pouce de vie,
Et que l’époux dont les biens étaientgrands
Avait toujours considéré sa femme,
Par testament il déclare la dame
Son héritière, arrivant le décès
De l’enfançon ; qui peu de tempsaprès
Devint malade. On sait que d’ordinaire
À ses enfants mère ne sait que faire,
Pour leur montrer l’amour qu’elle a poureux ;
Zèle souvent aux enfants dangereux.
Celle-ci tendre et fort passionnée,
Autour du sien est toute la journée
Lui demandant, ce qu’il veut, ce qu’il a,
S’il mangerait volontiers de cela
Si ce jouet, enfin si cette chose
Est à son gré. Quoi que l’on lui propose
Il le refuse ; et pour toute raison
Il dit qu’il veut seulement le faucon
De Fédéric ; pleure et mène une vie
À faire gens de bon cœur détester
Ce qu’un enfant a dans la fantaisie,
Incontinent il faut l’exécuter,
Si l’on ne veut l’ouïr toujours crier.
Or il est bon de savoir queClitie
À cinq cents pas de cette métairie,
Avait du bien, possédait un château
Ainsi l’enfant avait pu de l’oiseau
Ouïr parler : on en disaitmerveilles ;
On en contait des chosesnonpareilles :
Que devant lui jamais une perdrix
Ne se sauvait, et qu’il en avait pris
Tant ce matin, tant cetteaprès-dînée :
Son maître n’eût formé pour un trésor
Un tel faucon. Qui fut bien empêchée
Ce fut Clitie. Aller ôter encor
À Fédéric l’unique et seule chose
Qui lui restait ! et supposé qu’elleose
Lui demander ce qu’il a pour tout bien,
Auprès de lui méritait-elle rien ?
Elle l’avait payé d’ingratitude :
Point de faveurs ; toujours hautaine etrude
En son endroit. De quel front s’en aller
Après cela le voir et lui parler,
Ayant été cause de sa ruine ?
D’autre côté l’enfant s’en vamourir ;
Refuse tout ; tient tout pourmédecine :
Afin qu’il mange il faut l’entretenir
De ce faucon : il se tourmente, ilcrie :
S’il n’a l’oiseau, c’est fait que de savie
Ces raisons-ci l’emportèrentenfin.
Chez Fédéric la dame un beau matin
S’en va sans suite et sans nul équipage.
Fédéric prend pour un ange des cieux
Celle qui vient d’apparaître à sesyeux ;
Mais cependant, il a honte, il enrage,
De n’avoir pas chez soi pour lui donner
Tant seulement un malheureux dîner
Le pauvre état où sa dame le treuve
Le rend confus. Il dit donc à laveuve :
« Quoi venir voir le plus humble deceux
Que vos beautés ont rendus amoureux !
Un villageois, un hère, unmisérable !
C’est trop d’honneur ; votre bontém’accable.
Assurément vous alliez autre part. »
À ce propos notre veuve repart :
« Non non, Seigneur, c’est pour vous lavisite.
Je viens manger avec vous ce matin.
– Je n’ai, dit-il, cuisinier nimarmite :
Que vous donner ? – N’avez-vous pas dupain ? »
Reprit la dame. Incontinent lui-même
Il va chercher quelque œuf au poulailler
Quelque morceau de lard en son grenier.
Le pauvre amant en ce besoin extrême
Voit son faucon, sans raisonner le prend,
Lui tord le cou, le plume, le fricasse,
Et l’assaisonne, et court de place enplace
Tandis la vieille a soin du demeurant,
Fouille au bahut ; choisit pour cettefête
Ce qu’ils avaient de linge plushonnête ;
Met le couvert ; va cueillir aujardin
Du serpolet, un peu de romarin,
Cinq ou six fleurs, dont la table estjonchée.
Pour abréger, on sert la fricassée.
La dame en mange, et feint d’y prendregoût…
Le repas fait, cette femme résout
De hasarder l’incivile requête,
Et parle ainsi : « Je suis folle,Seigneur,
De m’en venir vous arracher le cœur
Encore un coup : il ne m’est guèrehonnête
De demander à mon défunt amant
L’oiseau qui fait son seulcontentement :
Doit-il pour moi s’en priver unmoment ?
Mais excusez une mère affligée,
Mon fils se meurt : il veut votrefaucon :
Mon procédé ne mérite un tel don :
La raison veut que je sois refusée :
Je ne vous ai jamais accordé rien.
Votre repos, votre honneur, votre bien,
S’en sont allés aux plaisirs de Clitie.
Vous m’aimiez plus que votre propre vie.
À cet amour j’ai très mal répondu :
Et je m’en viens pour comble d’injustice
Vous demander… et quoi ? (c’est tempsperdu)
Votre faucon. Mais non, plutôt périsse
L’enfant, la mère, avec le demeurant,
Que de vous faire un déplaisir si grand.
Souffrez sans plus que cette triste mère
Aimant d’amour la chose la plus chère
Que jamais femme au monde puisse avoir,
Un fils unique, une unique espérance,
S’en vienne au moins s’acquitter du devoir
De la nature ; et pour touteallégeance
En votre sein décharge sa douleur.
Vous savez bien par votre expérience
Que c’est d’aimer, vous le savez Seigneur.
Ainsi je crois trouver chez vous excuse.
– Hélas ! reprit l’amant infortuné,
L’oiseau n’est plus ; vous en avezdîné.
– L’oiseau n’est plus ! » dit laveuve confuse.
« Non, reprit-il, plût au Ciel vousavoir
Servi mon cœur, et qu’il eût pris la place
De ce faucon : mais le sort me faitvoir
Qu’il ne sera jamais en mon pouvoir
De mériter de vous aucune grâce.
En mon pailler rien ne m’était resté,
Depuis deux jours la bête a tout mangé.
J’ai vu l’oiseau ; je l’ai tué sanspeine :
Rien coûte-t-il quand on reçoit sareine ?
Ce que je puis pour vous est de chercher
Un bon faucon ; ce n’est chose sirare
Que dès demain nous n’en puissionstrouver.
– Non Fédéric, dit-elle, je déclare
Que c’est assez. Vous ne m’avez jamais
De votre amour donné plus grande marque.
Que mon fils soit enlevé par la Parque,
Ou que le Ciel le rende à mes souhaits,
J’aurai pour vous de la reconnaissance.
Venez me voir, donnez-m’en l’espérance.
Encore un coup venez nous visiter. »
Elle partit, non sans luiprésenter
Une main blanche ; unique témoignage
Qu’Amour avait amolli ce courage.
Le pauvre amant prit la main, la baisa.
Et de ses pleurs quelque temps l’arrosa.
Deux jours après l’enfant suivit le père.
Le deuil fut grand : la trop dolentemère
Fit dans l’abord force larmes couler.
Mais comme il n’est peine d’âme si forte
Qu’il ne s’en faille à la fin consoler,
Deux médecins la traitèrent de sorte
Que sa douleur eut un terme assezcourt :
L’un fut le Temps, et l’autre fut l’Amour.
On épousa Fédéric en grand’pompe ;
Non seulement par obligation ;
Mais qui plus est par inclination,
Par amour même. Il ne faut qu’on se trompe
À cet exemple, et qu’un pareil espoir
Nous fasse ainsi consumer notre avoir.
Femmes ne sont toutes reconnaissantes.
À cela près ce sont chosescharmantes ;
Sous le ciel n’est un plus belanimal ;
Je n’y comprends le sexe en général.
Loin de cela j’en vois peu d’avenantes.
Pour celles-ci, quand elles sont aimantes,
J’ai les desseins du monde lesmeilleurs :
Les autres n’ont qu’à se pourvoirailleurs.
Le jeune Amour, bien qu’ilait la façon
D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur demiracles.
En gens coquets il change les Catons.
Par lui les sots deviennent des oracles.
Par lui les loups deviennent des moutons.
Il fait si bien que l’on n’est plus lemême :
Témoin Hercule, et témoin Polyphème,
Mangeurs de gens. L’un sur un roc assis
Chantait aux vents ses amoureux soucis,
Et pour charmer sa nymphe joliette
Taillait sa barbe, et se mirait dansl’eau.
L’autre changea sa massue en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirais cent : Boccace en rapporteun
Dont j’ai trouvé l’exemple peu commun.
C’est de Chimon jeune homme tout sauvage,
Bien fait de corps, mais ours quant àl’esprit,
Amour le lèche, et tant qu’il le polit.
Chimon devint un galant personnage.
Qui fit cela ? deux beaux yeuxseulement.
Pour les avoir aperçus un moment,
Encore à peine, et voilés par le somme,
Chimon aima, puis devint honnête homme.
Ce n’est le point dont il s’agitici :
Je veux conter comme une deces femmes
Qui font plaisir aux enfants sans souci
Put en son cœur loger d’honnêtes flammes.
Elle était fière, et bizarre surtout.
On ne savait comme en venir à bout.
Rome c’était le lieu de son négoce.
Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse
C’était trop peu ; les simplesMonseigneurs
N’étaient d’un rang digne de ses faveurs.
Il lui fallait un homme du Conclave ;
Et des premiers, et qui fût sonesclave ;
Et même encore il y profitait peu,
À moins que d’être un cardinal neveu.
Le Pape enfin, s’il se fût piqué d’elle,
N’aurait été trop bon pour la donzelle.
De son orgueil ses habits se sentaient.
Force brillants sur sa robe éclataient,
La chamarrure avec la broderie.
Lui voyant faire ainsi la renchérie,
Amour se mit en tête d’abaisser
Ce cœur si haut ; et pour ungentilhomme
Jeune, bien fait, et des mieux mis deRome,
Jusques au vif il voulut la blesser.
L’adolescent avait pour nomCamille,
Elle Constance. Et bien qu’il fût d’humeur
Douce, traitable, à se prendre facile,
Constance n’eut sitôt l’amour au cœur,
Que la voilà craintive devenue.
Elle n’osa déclarer ses désirs
D’autre façon qu’avecque des soupirs.
Auparavant pudeur ni retenue
Ne l’arrêtaient ; mais tout fut bienchangé.
Comme on n’eût cru qu’Amour se fût logé
En cœur si fier, Camille n’y prit garde.
Incessamment Constance le regarde ;
Et puis soupirs, et puis regardsnouveaux ;
Toujours rêveuse au milieu descadeaux ;
Sa beauté même y perdit quelque chose.
Bientôt le lis l’emporta sur la rose.
Avint qu’un soir Camillerégala
De jeunes gens : il eut aussi desfemmes.
Constance en fut. La chose se passa
Joyeusement ; car peu d’entre cesdames
Étaient d’humeur à tenir des propos
De sainteté ni de philosophie.
Constance seule étant sourde aux bons mots
Laissait railler toute la compagnie.
Le souper fait, chacun se retira.
Tout dès l’abord Constance s’éclipsa,
S’allant cacher en certaine ruelle
Nul n’y prit garde : et l’on crut quechez elle,
Indisposée, ou de mauvaise humeur,
Ou pour affaire elle était retournée.
La compagnie étant donc retirée,
Camille dit à ses gens, par bonheur,
Qu’on le laissât ; et qu’il voulaitécrire.
Le voilà seul, et comme le désire
Celle qui l’aime, et qui ne sait comment
Ni l’aborder, ni par quel compliment
Elle pourra lui déclarer sa flamme.
Tremblante enfin, et par nécessité
Elle s’en vient. Qui fut bien étonné,
Ce fut Camille : « Hé quoi, dit-il,Madame
Vous surprenez ainsi vos bonsamis ? »
Il la fit seoir ; et puis s’étantremis :
« Qui vous croyait, reprit-il,demeurée ?
Et qui vous a cette cache montrée ?
– L’Amour, » dit-elle. À ce seul mot sansplus
Elle rougit ; chose que ne font guère
Celles qui sont prêtresses de Vénus :
Le vermillon leur vient d’autre manière
Camille avait déjà quelque soupçon
Que l’on l’aimait : il n’était sinovice
Qu’il ne connut ses gens à la façon ;
Pour en avoir un plus certain indice
Et s’égayer, et voir si ce cœur fier
Jusques au bout pourrait s’humilier,
Il fit le froid. Notre amante en soupire.
La violence enfin de son martyre
La fait parler : elle commenceainsi :
« Je ne sais pas ce que vous allezdire,
De voir Constance oser venir ici
Vous déclarer sa passion extrême.
Je ne saurais y penser sans rougir :
Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.
Puis quelle excuse ! hélas si lepassé
Dans votre esprit pouvait êtreeffacé !
Du moins, Camille, excusez ma franchise
Je vois fort bien que quoi que je vousdise
Je vous déplais. Mon zèle me nuira.
Mais nuise ou non, Constance vousadore :
Méprisez-la, chassez-la, battez-la ;
Si vous pouvez, faites-lui pisencore ;
Elle est à vous. » Alors lejouvenceau :
« Critiquer gens m’est, dit-il, fortnouveau
Ce n’est mon fait : et toutefoisMadame
Je vous dirai tout net que ce discours
Me surprend fort ; et que vous n’êtesfemme
Qui dût ainsi prévenir nos amours.
Outre le sexe, et quelque bienséance
Qu’il faut garder, vous vous êtes faittort.
À quel propos toute cette éloquence ?
Votre beauté m’eût gagné sans effort
Et de son chef. Je vous le disencor :
Je n’aime point qu’on me fassed’avance. »
Ce propos fut à la pauvreConstance
Un coup de foudre. Elle repritpourtant :
« J’ai mérité ce mauvaistraitement :
Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?
Mon procédé ne me nuirait pas tant,
Si ma beauté n’était point effacée.
C’est compliment ce que vous m’avezdit :
J’en suis certaine, et lis dans votreesprit :
Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.
D’où me vient-il ? je m’en rapporte àvous.
N’est-il pas vrai que naguère, entre nous,
À mes attraits chacun rendaithommage ?
Ils sont éteints ces dons si précieux.
Et l’amour que j’ai m’a causé ce dommage.
Je ne suis plus assez belle à vos yeux.
Si je l’étais je serais assez sage.
– Nous parlerons tantôt de ce point-là,
Dit le galant ; il est tard, et voilà
Minuit qui sonne ; il faut que je mecouche. »
Constance crut qu’elle auraitla moitié
D’un certain lit que d’un œil de pitié
Elle voyait : mais d’en ouvrir labouche,
Elle n’osa de crainte de refus.
Le compagnon feignant d’être confus
Se tut longtemps ; puis dit :« Comment ferai-je ?
Je ne me puis tout seul déshabiller.
– Et bien, Monsieur, dit-elle,appellerai-je ?
– Non, reprit-il ; gardez-vousd’appeler.
Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vousvoie
Ni qu’en ma chambre une fille de joie
Passe la nuit au su de tous mes gens.
– Cela suffit, Monsieur, répartit-elle.
Pour éviter ces inconvénients,
Je me pourrais cacher en la ruelle :
Mais faisons mieux, et ne laissons venir
Personne ici : l’amoureuse Constance
Veut aujourd’hui de laquais vous servir.
Accordez-lui pour toute récompense
Cet honneur-là. » Le jeune homme yconsent.
Elle s’approche ; elle ledéboutonne ;
Touchant sans plus à l’habit, et n’osant
Du bout du doigt toucher à la personne.
Ce ne fut tout ; elle le déchaussa.
Quoi de sa main ! quoi Constanceelle-même !
Qui fût-ce donc ? est-ce trop quecela ?
Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.
Le compagnon dans le lit se plaça ;
Sans la prier d’être de la partie.
Constance crut dans le commencement,
Qu’il la voulait éprouver seulement :
Mais tout cela passait la raillerie
Pour en venir au point plusimportant :
« Il fait, dit-elle, un temps froid commeglace :
Où me coucher ?
CAMILLE
Partout ou vous voudrez.
CONSTANCE
Quoi sur ce siège ?
CAMILLE
Et bien non ; vous viendrez
Dedans mon lit.
CONSTANCE
Délacez-moi, de grâce.
CAMILLE
Je ne saurais, il fait froid, je suisnu ;
Délacez-vous. »
Notre amante ayant vu
Près du chevet un poignard dans sa gaine
Le prend, le tire, et coupe ses habits
Corps piqué d’or, garnitures de prix,
Ajustement de princesse et de reine.
Ce que les gens en deux mois à grand’peine
Avaient brodé, périt en un moment :
Sans regretter ni plaindre aucunement
Ce que le sexe aime plus que sa vie.
Femmes de France, en feriez-vousautant ?
Je crois que non, j’en suis sûr, etpartant
Cela fut beau sans doute en Italie.
La pauvre amante approche entapinois,
Croyant tout fait ; et que pour cettefois
Aucun bizarre et nouveau stratagème
Ne viendrait plus son aise reculer :
Camille dit : « C’est tropdissimuler
Femme qui vient se produire elle-même
N’aura jamais de place à mes côtés.
Si bon vous semble allez vous mettre auxpieds. »
Ce fut bien là qu’une douleur extrême
Saisit la belle ; et si lors parhasard
Elle avait eu dans ses mains le poignard,
C’en était fait : elle eut de part enpart
Percé son cœur. Toutefois l’espérance
Ne mourut pas encor dans son esprit.
Camille était trop connu de Constance.
Et que ce fut tout de bon qu’il eût dit
Chose si dure, et pleine d’insolence,
Lui qui s’était jusque-là comporté
En homme doux, civil, et sans fierté,
Cela semblait contre toute apparence.
Elle va donc en travers se placer
Aux pieds du sire ; et d’abord les luibaise ;
Mais point trop fort, de peur de leblesser
On peut juger si Camille était aisé.
Quelle victoire ! avoir mis à cepoint
Une beauté si superbe et si fière !
Une beauté ! je ne la décrispoint ;
Il me faudrait une semaine entière.
On ne pouvait reprocher seulement
Que la pâleur à cet objet charmant
Pâleur encor dont la cause était telle
Qu’elle donnait du lustre à notre belle.
Camille donc s’étend ; et sur un sein
Pour qui l’ivoire aurait eu de l’envie,
Pose ses pieds, et sans cérémonie
Il s’accommode, et se fait un coussin
Puis feint qu’il cède aux charmes deMorphée.
Par les sanglots notre amante étouffée
Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là.
Ce fut la fin. Camille l’appela,
D’un ton de voix qui plut fort à la belle.
« Je suis content, dit-il, de votreamour.
Venez, venez, Constance, c’est montour. »
Elle se glisse ; et lui s’approchantd’elle :
« M’avez-vous cru si dur et si brutal
Que d’avoir fait tout de bon lesévère ?
Dit-il d’abord, vous me connaissezmal :
Je vous voulais donner lieu de me plaire.
Or bien je sais le fond de votre cœur.
Je suis content, satisfait, plein de joie,
Comblé d’amour : et que votre rigueur
Si bon lui semble à son tour sedéploie :
Elle le peut : usez-en librement.
Je me déclare aujourd’hui votre amant,
Et votre époux ; et ne sais nulledame,
De quelque rang et beauté que ce soit,
Qui vous valût pour maîtresse et pourfemme ;
Car le passé rappeler ne se doit
Entre nous deux. Une chose ai-je àdire :
C’est qu’en secret il nous faut marier.
Il n’est besoin de vous spécifier
Pour quel sujet : cela vous doitsuffire.
Même il est mieux de cette façon-là ;
Un tel hymen à des amours ressemble ;
On est époux et galant toutensemble. »
L’histoire dit que le drôle ajouta :
« Voulez-vous pas, en attendant leprêtre,
À votre amant vous fier aujourd’hui ?
Vous le pouvez, je vous réponds delui ;
Son cœur n’est pas d’un perfide et d’untraître.
À tout cela Constance ne ditrien.
C’était tout dire : il le reconnutbien,
N’étant novice en semblables affaires.
Quant au surplus, ce sont de telsmystères,
Qu’il n’est besoin d’en faire le récit.
Voilà comment Constance réussit.
Or faites-en, nymphes, votre profit.
Amour en a dans son académie,
Si l’on voulait venir à l’examen,
Que j’aimerais pour un pareil hymen
Mieux que mainte autre à qui l’on semarie.
Femme qui n’a filé toute sa vie
Tâche à passer bien des choses sans bruit.
Témoin Constance et tout ce qui s’ensuit,
Noviciat d’épreuves un peu dures :
Elle en reçut abondamment le fruit :
Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit
En faire un tel à toutes aventures
Ce que possible on ne croira pas vrai
C’est que Camille en caressant la belle
Des dons d’Amour lui fit goûter l’essai.
L’essai ? je faux : Constance enétait-elle
Aux éléments ? oui Constance en était
Aux éléments : ce que la belle avait
Pris et donné de plaisirs en sa vie,
Compter pour rien jusqu’alors sedevait :
Pourquoi cela ? quiconque aime ledie.
Un apprenti marchandétait,
Qu’avec droit Nicaise on nommait ;
Garçon très neuf, hors sa boutique,
Et quelque peu d’arithmétique ;
Garçon novice dans les tours
Qui se pratiquent en amours.
Bons bourgeois du temps de nos pères
S’avisaient tard d’être bons frères.
Ils n’apprenaient cette leçon
Qu’ayant de la barbe au menton.
Ceux d’aujourd’hui, sans qu’on les flatte,
Ont soin de s’y rendre savants
Aussitôt que les autres gens.
Le jouvenceau de vieille date,
Possible un peu moins avancé
Par les degrés n’avait passé.
Quoi qu’il en soit le pauvre sire
En très beau chemin demeura,
Se trouvant court par celui-là
C’est par l’esprit que je veux dire.
Une belle pourtantl’aima :
C’était la fille de son maître
Fille aimable autant qu’on peut l’être,
Et ne tournant autour du pot
Soit par humeur franche et sincère ;
Soit qu’il fût force d’ainsi faire,
Étant tombée aux mains d’un sot.
Quelqu’un de trop de hardiesse
Ira la taxer, et moi non :
Tels procédés ont leur raison.
Lorsque l’on aime une déesse,
Elle fait ces avances-là :
Notre belle savait cela.
Son esprit, ses traits, sa richesse,
Engageaient beaucoup de jeunesse
À sa recherche : heureux serait
Celui d’entre eux qui cueillerait
En nom d’hymen certaine chose,
Qu’a meilleur titre elle promit
Au Jouvenceau ci-dessus dit.
Certain dieu parfois en dispose,
Amour nomme communément.
Il plût à la belle d’élire
Pour ce point l’apprenti marchand.
Bien est vrai (car il faut tout dire)
Qu’il était très bien fait de corps
Beau, jeune, et frais ; ce sonttrésors
Que ne méprise aucune dame
Tant soit son esprit précieux.
Pour une qu’Amour prend par l’âme
Il en prend mille par les yeux.
Celle-ci donc des plusgalantes,
Par mille choses engageantes
Tâchait d’encourager le gars,
N’était chiche de ses regards
Le pinçait, lui venait sourire,
Sur les yeux lui mettait la main
Sur le pied lui marchait enfin.
À ce langage il ne sut dire
Autre chose que des soupirs,
Interprètes de ses désirs.
Tant fut, à ce que dit l’histoire,
De part et d’autre soupiré,
Que leur feu dûment déclaré,
Les jeunes gens, comme on peut croire,
Ne s’épargnèrent ni serments,
Ni d’autres points bien pluscharmants ;
Comme baisers à grosse usure ;
Le tout sans compte et sans mesure.
Calculateur que fut l’amant,
Brouiller fallait incessamment :
La chose était tant infinie
Qu’il y faisait toujours abus :
Somme toute, il n’y manquait plus
Qu’une seule cérémonie.
Bon fait aux filles l’épargner.
Ce ne fut pas sans témoigner
Bien du regret, bien de l’envie
« Par vous, disait la belle amie,
Je me la veux faire enseigner,
Où ne la savoir de ma vie.
Je la saurai, je vous promets ;
Tenez-vous certain désormais
De m’avoir pour votre apprentie.
Je ne puis pour vous que ce point.
Je suis franche ; n’attendez point
Que par un langage ordinaire
Je vous promette de me faire
Religieuse, à moins qu’un jour
L’hymen ne suive notre amour.
Cet hymen serait bien mon compte
N’en doutez point ; mais lemoyen ?
Vous m’aimez trop pour vouloir rien
Qui me pût causer de la honte
Tels et tels m’ont fait demander.
Mon père est prêt de m’accorder.
Moi je vous permets d’espérer
Qu’à qui que ce soit qu’on m’engage,
Soit conseiller, soit président,
Soit veille où jour de mariage
Je serai vôtre auparavant,
Et vous aurez mon pucelage. »
Le garçon la remercia
Comme il put. À huit jours de là
Il s’offre un parti d’importance.
La belle dit à son ami :
« Tenons-nous-en à celui-ci ;
Car il est homme, que je pense,
À passer la chose au gros sas ».
La belle en étant sur ce cas,
On la promet, on la commence
Le jour des noces se tient prêt.
Entendez ceci, s’il vous plaît.
Je pense voir votre pensée
Sur ce mot-là de commencée.
C’était alors sans point d’abus
Fille promise et rien de plus.
Huit jours donnés à lafiancée,
Comme elle appréhendait encor
Quelque rupture en cet accord,
Elle diffère le négoce
Jusqu’au propre jour de la noce ;
De peur de certain accident
Qui les fillettes va perdant.
On mène au moutier cependant
Notre galande encor pucelle.
Le oui fut dit à la chandelle.
L’époux voulut avec la belle
S’en aller coucher au retour.
Elle demande encor ce jour,
Et ne l’obtient qu’avecque peine.
Il fallut pourtant y passer.
Comme l’aurore étaitprochaine,
L’épouse au lieu de se coucher
S’habille. On eût dit une reine,
Rien ne manquait aux vêtements,
Perles, joyaux, et diamants ;
Son épousé la faisait dame.
Son ami pour la faire femme
Prend heure avec elle au matin.
Ils devaient aller au jardin,
Dans un bois propre à telle affaire.
Une compagne y devait faire
Le guet autour de nos amants,
Compagne instruite du mystère.
La belle s’y rend la première,
Sous le prétexte d’aller faire
Un bouquet, dit-elle à ses gens.
Nicaise après quelques moments
La va trouver : et le bon sire
Voyant le lieu se met à dire :
« Qu’il fait ici d’humidité !
Foin, votre habit sera gâté.
Il est beau : ce serait dommage.
Souffrez sans tarder davantage
Que j’aille quérir un tapis.
– Eh mon Dieu laissons les habits ;
Dit la belle toute piquée.
Je dirai que je suis tombée.
Pour la perte, n’y songez point :
Quand on a temps si fort à point
Il en faut user ; et périssent
Tous les vêtements du pays ;
Que plutôt tous les beaux habits
Soient gâtés, et qu’ils se salissent
Que d’aller ainsi consumer
Un quart d’heure : un quart d’heure estcher
Tandis que tous les gens agissent
Pour ma noce, il ne tient qu’à vous
D’employer des moments si doux.
Ce que je dis ne me sied guère :
Mais je vous chéris ; et vous veux
Rendre honnête homme si je peux
– En vérité, dit l’amoureux
Conserver étoffe si chère
Ne sera point mal fait à nous.
Je cours ; c’est fait ; je suis àvous ;
Deux minutes feront l’affaire. »
Là-dessus il part sans laisser
Le temps de lui rien répliquer.
Sa sottise guérit la dame :
Un tel dédain lui vint en l’âme,
Qu’elle reprit dès ce moment
Son cœur que trop indignement
Elle avait place : quellehonte !
« Prince des sots, dit-elle en soi,
Va, je n’ai nul regret de roi :
Tout autre eût été mieux mon compte.
Mon bon ange a considéré
Que tu n’avais pas mérité
Une faveur si précieuse.
Je ne veux plus être amoureuse
Que de mon mari, j’en fais vœu.
Et de peur qu’un reste de feu
À le trahir ne me rengage,
Je vais sans tarder davantage
Lui porter un bien qu’il aurait,
Quand Nicaise en son lieu serait. »
À ces mots, la pauvre épousée
Sort du bois, fort scandalisée.
L’autre revient, et son tapis :
Mais ce n’est plus comme jadis.
Amants, la bonne heure ne sonne
À toutes les heures du jour.
J’ai lu dans l’Alphabet d’Amour,
Qu’un galant près d’une personne
N’a toujours le temps comme il veut :
Qu’il le prenne donc comme il peut.
Tous délais y font du dommage :
Nicaise en est un témoignage.
Fort essoufflé d’avoir couru,
Et joyeux de telle prouesse,
Il s’en revient bien résolu
D’employer tapis et maîtresse.
Mais quoi, la dame au bel habit
Mordant ses lèvres de dépit
Retournait voir la compagnie ;
Et de sa flamme bien guérie,
Possible allait dans ce moment,
Pour se venger de son amant,
Porter à son mari la chose
Qui lui causait ce dépit-là.
Quelle chose ? c’est celle-là
Que fille dit toujours qu’elle a.
Je te crois, mais d’en mettre jà
Mon doigt au feu, ma foi je n’ose :
Ce que je sais, c’est qu’en tel cas
Fille qui ment ne pêche pas
Grâce à Nicaise notrebelle
Ayant sa fleur en dépit d’elle
S’en retournait tout en grondant :
Quand Nicaise, la rencontrant
« À quoi tient, dit-il à la dame,
Que vous ne m’ayez attendu ?
Sur ce tapis bien étendu
Vous seriez en peu d’heure femme.
Retournons donc sans consulter :
Venez cesser d’être pucelle ;
Puisque je puis sans rien gâter
Vous témoigner quel est mon zèle
– Non pas cela, reprit la belle
Mon pucelage dit qu’il faut
Remettre l’affaire à tantôt.
J’aime votre santé, Nicaise ;
Et vous conseille auparavant
De reprendre un peu votre vent.
Or respirez tout à votre aise.
Vous êtes apprenti marchand ;
Faites-vous apprenti galant :
Vous n’y serez pas si tôt maître
À mon égard, je ne puis être
Votre maîtresse en ce métier.
Sire Nicaise, il vous faut prendre
Quelque servante du quartier
Vous savez des étoffes vendre,
Et leur prix en perfection ;
Mais ce que vaut l’occasion,
Vous l’ignorez, allez l’apprendre. »
Un peintre était, qui jalouxde sa femme,
Allant aux champs lui peignit un baudet
Sur le nombril, en guise de cachet.
Un sien confrère amoureux de la dame,
La va trouver et l’âne efface net ;
Dieu sait comment ; puis un autre enremet
Au même endroit, ainsi que l’on peutcroire.
À celui-ci, par faute de mémoire,
Il mit un bât ; l’autre n’en avaitpoint.
L’époux revient, veut s’éclaircir dupoint.
« Voyez, mon fils, dit la bonnecommère,
L’âne est témoin de ma fidélité.
Diantre soit fait, dit l’époux en colère,
Et du témoin, et de qui l’a bâté. »
Guillot passait avec samariée.
Un gentilhomme à son gré latrouvant :
« Qui t’a, dit-il, donné telleépousée ?
Que je la baise à la charge d’autant.
– Bien volontiers, dit Guillot àl’instant.
Elle est, Monsieur, fort à votreservice. »
Le Monsieur donc fait alors sonoffice ;
En appuyant ; Perronnelle en rougit.
Huit jours après ce gentilhomme prit
Femme à son tour : à Guillot ilpermit
Même faveur. Guillot tout plein dezèle :
« Puisque Monsieur, dit-il, est sifidèle,
J’ai grand regret et je suis bien fâché
Qu’ayant baisé seulement Perronnelle,
Il n’ait encore avec elle couché. »
Alis malade, et se sentantpresser,
Quelqu’un lui dit : « Il faut seconfesser :
Voulez-vous pas mettre en repos votreâme ?
– Oui je le veux, lui répondit ladame :
Qu’à Père André l’on aille de cepas ;
Car il entend d’ordinaire mon cas. »
Un messager y court en diligence ;
Sonne au couvent de toute sa puissance.
« Qui venez-vous demander ? luidit-on.
– C’est père André celui qui d’ordinaire
Entend Alis dans sa confession.
– Vous demandez, reprit alors un frère,
Le père André, le confesseur d’Alis ?
Il est bien loin : hélas ! le pauvrepère
Depuis dix ans confesse en paradis. »
Ô toi qui peins d’une façongalante,
Maître passé dans Cythère et Paphos,
Fais un effort ; peins-nous Irisabsente.
Tu n’as point vu cette beauté charmante,
Me diras-tu : tant mieux pour tonrepos.
Je m’en vais donc t’instruire en peu demots.
Premièrement mets des lis et des roses
Après cela des Amours et des Ris.
Mais à quoi bon le détail de ceschoses ?
D’une Vénus tu peux faire une Iris.
Nul ne saurait découvrir le mystère :
Traits si pareils jamais ne se sontvus :
Et tu pourras à Paphos et Cythère
De cette Iris refaire une Vénus.
J’étais couché mollement,
Et contre mon ordinaire
Je dormais tranquillement ;
Quand un enfant s’en vint faire
À ma porte quelque bruit.
Il pleuvait fort cette nuit :
Le vent, le froid, et l’orage
Contre l’enfant faisaient rage.
« Ouvrez ; dit-il, je suisnu. »
Moi charitable et bon homme
J’ouvre au pauvre morfondu ;
Et m’enquiers comme il se nomme.
« Je te le dirai tantôt,
Repartit-il ; car il faut
Qu’auparavant je m’essuie. »
J’allume aussitôt du feu.
Il regarde si la pluie
N’a point gâté quelque peu
Un arc dont je me méfie.
Je m’approche toutefois
Et de l’enfant prends les doigts ;
Les réchauffe ; et dans moi-même
Je dis : « Pourquoi craindretant ?
Que peut-il ? c’est un enfant :
Ma couardise est extrême
D’avoir eu le moindre effroi
Que serait-ce si chez moi
J’avais reçu Polyphème ? »
L’enfant, d’un air enjoué,
Ayant un peu secoué
Les pièces de son armure ;.
Et sa blonde chevelure,
Prend un trait, un trait vainqueur,
Qu’il me lance au fond du cœur.
« Voilà, dit-il, pour ta peine.
Souviens-toi bien de Clymène,
Et de l’Amour ; c’est mon nom.
– Ah ! je vous connais, lui dis-je,
Ingrat et cruel garçon ;
Faut-il que qui vous oblige
Soit traité de la façon ? »
Amour fit une gambade,
Et le petit scélérat
Me dit ; « Pauvre camarade,
Mon arc est en bon état ;
Mais ton cœur est bien malade. »
Belle Bouche et Beaux Yeuxplaidaient pour les honneurs
Devant le juge d’Amathonte.
Belle Bouche disait : » Je m’enrapporte aux cœurs
Et leur demande s’ils font compte
De Beaux Yeux ainsi que de moi.
Qu’on examine notre emploi,
Nos traits, nos beautés et nos charmes.
Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plusd’un métier
Mais j’ignore celui de répandre leslarmes :
De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux toutentier.
Je satisfais trois sens ; eux seulementla vue.
Ma gloire est bien d’autre étendue :
L’ouïe et l’odorat ont part à mesplaisirs.
Outre qu’aux doux propos je joins leschansonnettes,
Belle Bouche fait des soupirs
Tels à peu près que les Zéphyrs
En la saison des violettes.
Je sais par cent moyens rendre heureux unamant :
Vous me dispenserez de vous dire comment.
S’il s’agit entre nous d’une conquête àfaire,
On voit Beaux Yeux se tourmenter ;
Belle Bouche n’a qu’à parler :
Sans artifice elle sait plaire.
Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pasgrande affaire
Belle Bouche à toute heure étale destrésors :
Le nacre est en dedans, le corail endehors.
Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesseégale.
Les présents que nous fait la riveorientale
N’approchent pas des dons que je prétendsavoir :
Trente-deux perles se font voir,
Dont la moins belle et la moins claire
Passe celles que l’Inde à dans sesrégions :
Pour plus de trente-deux millions
Je ne m’en voudrais pas défaire. »
Belle Bouche ainsi harangua.
Un amant pour Beaux Yeux parla :
Et, comme on peut penser, ne manqua pas dedire
Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dansles cœurs.
« Pourquoi leur reprocher lespleurs ?
Il ne faut donc pas qu’on soupire.
Mais tous les deux sont bons ; BelleBouche a grand tort.
Il est des larmes de transport,
Il est des soupirs au contraire
Qui fort souvent ne disent rien :
Belle souche n’entend pas bien
Pour cette fois-là son affaire.
Qu’elle se taise au nom des dieux
Des appas qui lui sont départis par lescieux :
Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soitcomparable ?
Nous savons plaire en cent façons,
Par l’éclat, la douceur, et cet artadmirable
De tendre aux cœurs des hameçons.
Belle Bouche le blâme, et nous en faisonsgloire.
Si l’on tient d’elle une victoire,
On en tient cent de nous : et pour unechanson
Où Belle Bouche est en renom,
Beaux Yeux le sont en plus de mille.
La Cour, le Parnasse, et la Ville
Ne retentissent tout le jour
Que du mot de Beaux Yeux et de celuid’Amour.
Dès que nous paraissons chacun nous rend lesarmes.
Quiconque nous appellerait
Enchanteurs, il ne mentirait
Tant est prompt l’effet de nos charmes.
Sous un masque trompeur leur éclat fait sibien,
Que maint objet tel quel, en plus d’unerencontre,
Par ce moyen passe à la montre :
On demande qui c’est ; et souvent cen’est rien :
Cependant Beaux Yeux sont la cause
Qu’on prend ce rien pour quelque chose.
Belle Bouche dit :« Jaime » ; et le disons-nous pas ?
Sans aucun bruit : notre langage
Muet qu’il est, plaît davantage
Que ces perles, ce chant, et ces autresappas
Avec quoi Belle Bouche engage.
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façoncharmante :
Puis il dit en changeant de ton :
« J’amuse ici la Cour par des discoursfrivoles.
Ai-je besoin d’autres paroles
Que des yeux de Philis ? Jugeregardez-les ;
Puis prononcez votre sentence ;
Nous gagnerons notre procès. »
Philis eut quelque honte ; et puis surl’assistance
Répandit des regards si remplisd’éloquence,
Que les papiers tombaient des mains.
Frappé de ces charmes soudains
L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans sonâme.
Belle Bouche, en faveur des regards de laDame
Voyant que les esprits s’allaientpréoccupant,
Prit la parole et dit : « À cetterhétorique,
Dont Beaux Yeux vont ainsi les jugescorrompant,
Je ne peux opposer qu’un seul mot pourréplique.
La nuit mon emploi dure encor :
Beaux Yeux sont lors de peu d’usage :
On les laisse en repos ; et leur muetlangage
Fait un assez froid personnage. »
Chacun en demeura d’accord.
Cette raison régla la chose.
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.
En quelques chefs pourtant ils eurent gain decause,
Belle Bouche baisa le juge de son mieux.
La clef du coffre-fort et descœurs c’est la même :
Que si ce n’est celle des cœurs,
C’est du moins celle des faveurs :
Amour doit à ce stratagème
La plus grand’part de ses exploits :
A-t-il épuisé son carquois,
Il met tout son salut en ce charmesuprême.
Je tiens qu’il a raison ; car qui haitles présents ?
Tous les humains en sont friands,
Princes, rois, magistrats : ainsi quandune belle
En croira l’usage permis,
Quand Vénus ne fera que ce que faitThémis,
Je ne m’écrierai pas contre elle.
On a bien plus d’une querelle
À lui faire sans celle-là.
Un juge mantouan belle femmeépousa.
Il s’appelait Anselme ; on la nommaitArgie ;
Lui déjà vieux barbon ; elle jeune etjolie,
Et de tous charmes assortie.
L’époux non content de cela,
Fit si bien par sa jalousie
Qu’il rehaussa de prix celle-là quid’ailleurs
Méritait de se voir servie
Par les plus beaux et les meilleurs
Elle le fut aussi : d’en dire lamanière
Et comment s’y prit chaque amant,
Il serait long : suffit que cet objetcharmant
Les laissa soupirer, et ne s’en émutguère.
Amour établissait chez lejuge ses lois ;
Quand l’état mantouan, pour chose de grandpoids
Résolut d’envoyer ambassade au saint-père.
Comme Anselme était juge, et de plusmagistrat,
Vivait avec assez d’éclat,
Et ne manquait pas de prudence,
On le députe en diligence
Ce ne fut pas sans résister
Qu’au choix qu’on fit de lui consentit le bonhomme :
L’affaire était longue à traiter ;
Il devait demeurer dans Rome
Six mois, et plus encor ; que savait-ilcombien ?
Tant d’honneur pouvait nuire au conjugallien :
Longue ambassade et long voyage
Aboutissent à cocuage.
Dans cette crainte notre époux
Fit cette harangue à la belle :
« On nous sépare, Argie ; adieu,soyez fidèle
À celui qui n’aime que vous.
Jurez-le-moi : car entre nous
J’ai sujet d’être un peu jaloux.
Que fait autour de notre porte
Cette soupirante cohorte ?
Vous me direz que jusqu’ici
La cohorte a mal réussi :
Je le crois ; cependant pour plus grandeassurance
Je vous conseille en mon absence
De prendre pour séjour notre maison deschamps :
Fuyez la ville, et les amants,
Et leurs présents ;
L’invention en est damnable ;
Des machines d’Amour c’est la plusredoutable :
De tout temps le monde a vu Don
Être le père d’abandon :
Déclarez-lui la guerre ; et soyez sourde,Argie,
À sa sœur la cajolerie.
Dès que vous sentirez approcher lesblondins,
Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vosmains.
Rien ne vous manquera ; je vous fais lamaîtresse
De tout ce que le ciel m’a donné derichesse :
Tenez, voilà les clefs de l’argent, despapiers ;
Faites-vous payer des fermiers ;
Je ne vous demande aucun compte :
Suffit que je puisse sans honte
Apprendre vos plaisirs ; je vous lespermets tous,
Hors ceux d’amour, qu’à votre époux
Vous garderez entiers pour son retour deRome. »
C’en était trop pour le bon homme ;
Hélas il permettrait tous plaisirs hors unpoint
Sans lequel seul il n’en est point.
Son épouse lui fit promesse solennelle
D’être sourde, aveugle, et cruelle ;
Et de ne prendre aucun présent :
Il la retrouverait au retour toute telle,
Qu’il la laissait en s’en allant
Sans nul vestige de galant.
Anselme étant parti, toutaussitôt Argie
S’en alla demeurer aux champs ;
Et tout aussitôt les amants
De l’aller voir firent partie.
Elle les renvoya ; ces gensl’embarrassaient,
L’attiédissaient, l’affadissaient,
L’endormaient en contant leurflamme ;
Ils déplaisaient tous à la dame,
Hormis certain jeune blondin,
Bien fait, et beau par excellence ;
Mais qui ne put par sa souffrance
Amener à son but cet objet inhumain.
Son nom c’était Atis, son métierpaladin :
Il ne plaignit en son dessein
Ni les soupirs ni la dépense.
Tout moyen par lui fut tenté :
Encor si des soupirs il se futcontenté !
La source en est inépuisable ;
Mais de la dépense c’est trop.
Le bien de notre amant s’en va le grandgalop ;
Voilà notre homme misérable.
Que fait-il ? il s’éclipse, il part, ilva chercher
Quelque désert pour se cacher.
En chemin il rencontre un homme,
Un manant, qui fouillant avecque sonbâton,
Voulait faire sortir un serpent d’unbuisson ;
Atis s’enquit de la raison.
« C’est, reprit le manant, afin que jel’assomme.
Quand j’en rencontre sur mes pas,
Je leur fais de pareilles fêtes.
– Ami, reprit Atis, laisse-le ; n’est-ilpas
Créature de Dieu comme les autresbêtes ? »
Il est à remarquer que notre paladin
N’avait pas cette horreur commune au genrehumain
Contre la gent reptile, en toute sonespèce ;
Dans ses armes il en portait ;
Et de Cadmus il descendait,
Celui-là qui devint serpent sur savieillesse.
Force fut au manant de quitter sondessein.
Le serpent se sauva ; notre amant à lafin
S’établit dans un bois écarté,solitaire :
Le silence y faisait sa demeure ordinaire,
Hors quelque oiseau qu’on entendait,
Et quelque Écho qui répondait.
Là le bonheur et la misère
Ne se distinguaient point, égaux endignité
Chez les loups qu’hébergeait ce lieu peufréquenté.
Atis n’y rencontra nulle tranquillité.
Son amour l’y suivit ; et cettesolitude
Bien loin d’être un remède à soninquiétude
En devint même l’aliment
Par le loisir qu’il eut d’y plaindre sontourment.
Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sabelle.
« Retournons, ce dit-il, puisque c’estnotre sort :
Atis il t’est plus doux encor
De la voir ingrate et cruelle,
Que d’être privé de ses traits,
Adieu ruisseaux, ombrages frais,
Chants amoureux de Philomèle ;
Mon inhumaine seule attire à soi messens ;
Éloigne de ses yeux je ne vois nin’entends.
L’esclave fugitif se va remettre encore
En ses fers quoique durs, mais hélas tropchéris. »
Il approchait des murs qu’unefée a bâtis,
Quand sur les bords du Mince, à l’heure quel’Aurore
Commence à s’éloigner du séjour de Téthys,
Une nymphe en habit de reine,
Belle, majestueuse, et d’un regardcharmant
Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux dupauvre amant
Qui rêvait alors à sa peine.
« Je veux, dit-elle, Aris que vous soyezheureux :
Je le veux, je le puis, étant Manto la fée
Votre amie et votre obligée ;
Vous connaissez ce nom fameux
Mantoue en tient le sien : jadis en cetteterre
J’ai posé la première pierre
De ces murs, en durée égaux aux bâtiments
Dont Memphis voit le Nil laver lesfondements.
La Parque est inconnue à toutes mespareilles :
Nous opérons mille merveilles
Malheureuses pourtant de ne pouvoirmourir ;
Car nous sommes d’ailleurs capables desouffrir.
Toute l’infirmité de la naturehumaine :
Nous devenons serpents un jour de lasemaine.
Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci
Vous en tirâtes un de peine ?
C’était moi qu’un manant s’en allaitassommer
Vous me donnâtes assistance :
Atis je veux pour récompense
Vous procurer la jouissance
De celle qui vous fait aimer.
Allons-nous-en la voir je vous donneassurance
Qu’avant qu’il soit deux jours de temps
Vous gagnerez par vos présents
Argie et tous ses surveillants.
Dépensez, dissipez, donnez à tout lemonde,
À pleines mains répandez l’or,
Vous n’en manquerez point, c’est pour vous letrésor
Que Lucifer me garde en sa grotteprofonde.
Votre belle saura quel est notre pouvoir.
Même pour m’approcher de cette inexorable,
Et vous la rendre favorable,
En petit chien vous m’allez voir
Faisant mille tours sur l’herbette ;
Et vous en pèlerin jouant de la musette
Me pourrez à ce son mener chez la beauté
Qui tient votre cœur enchanté. »
Aussitôt fait que dit ; notre amant et lafée
Changent de forme en un instant :
Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée,
Et Manto petit chien faisant tours etsautant.
Ils vont au château de la belle,
Valets et gens du lieu s’assemblent autourd’eux :
Le petit chien fait rage ; aussi faitl’amoureux ;
Chacun danse, et Guillot fait sauterPerronnelle
Madame entend ce bruit, et sa nourrice ycourt.
On lui dit qu’elle vienne admirer à sontour
Le roi des épagneux, charmante créature,
Et vrai miracle de nature.
Il entend tout, il parle, il danse, il faitcent tours :
Madame en fera ses amours ;
Car veuille ou non son maître, il faut qu’ille lui vende
S’il n’aime mieux le lui donner.
La nourrice en fait la demande.
Le pèlerin sans tant tourner
Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre àla chose ;
Et voici ce qu’il lui propose :
« Mon chien n’est point à vendre, àdonner encor moins,
Il fournit à tous mes besoins :
Je n’ai qu’à dire trois paroles,
Sa patte entre mes mains fait tomber àl’instant
Au lieu de puces des pistoles,
Des perles, des rubis, avec maint diamant.
C’est un prodige enfin : Madamecependant
En a comme on dit la monnoie
Pourvu que j’aye cette joie
De coucher avec elle une nuit seulement
Favori sera sien dès le mêmemoment. »
La proposition surprit fortla nourrice.
« Quoi Madame l’ambassadrice !
Un simple pèlerin ! Madame à sonchevet
Pourrait voir un bourdon ! et si l’on lesavait
Si cette même nuit quelque hôpital avait
Hébergé le chien et son maître !
Mais ce maître est bien fait, et beau comme lejour ;
Cela fait passer en amour
Quelque bourdon que ce puisse être.
Atis avait changé de visage et de traits.
On ne le connut pas, c’étaient d’autresattraits.
La nourrice ajoutait : « À gens decette mine
Comment peut-on refuser rien ?
Puis celui-ci possède un chien
Que le royaume de la Chine
Ne paierait pas de tout son or :
Une nuit de Madame aussi c’est untrésor. »
J’avais oublié de vous dire
Que le drôle à son chien feignit de parlerbas.
Il tombe aussitôt dix ducats,
Qu’a la nourrice offre le sire :
Il tombe encore un diamant.
Atis en riant le ramasse.
« C’est, dit-il, pour Madame ;obligez-moi de grâce
De le lui présenter avec mon compliment.
Vous direz à Son Excellence
Que je lui suis acquis. » La nourrice àces mots
Court annoncer en diligence
Le petit chien et sa science,
Le pèlerin et son propos.
Il ne s’en fallut rien qu’Argie
Ne battît sa nourrice. « Avoirl’effronterie
De lui mettre en l’esprit une telleinfamie !
Avec qui ? si c’était encor le pauvreAtis !
Hélas, mes cruautés sont cause de saperte.
Il ne me proposa jamais de tels partis.
Je n’aurais pas d’un roi cette chosesoufferte,
Quelque don que l’on pût m’offrir,
Et d’un porte bourdon je la pourraissouffrir,
Moi qui suis une ambassadrice !
– Madame, reprit la nourrice,
Quand vous seriez impératrice,
Je vous dis que ce pèlerin
A de quoi marchander, non pas unemortelle,
Mais la déesse la plus belle.
Atis votre beau paladin
Ne vaut pas seulement un doigt dupersonnage.
– Mais mon mari m’a fait jurer !
Eh quoi ? de lui garder la foi demariage.
Bon jurer ? ce serment vous lie-t-ildavantage
Que le premier n’a fait ? qui l’iradéclarer ?
Qui le saura ? j’en vois marcher têtelevée,
Qui n’iraient pas ainsi, j’ose vousl’assurer,
Si sur le bout du nez tache pouvaitmontrer
Que telle chose est arrivée :
Cela nous fait-il empirer,
D’une ongle ou d’un cheveu ? non Madameil faut être
Bien habile pour reconnaître
Bouche ayant employé son temps et sesappas
D’avec bouche qui s’est tenue à ne rienfaire ;
Donnez-vous, ne vous donnez pas,
Ce sera toujours même affaire ;
Pour qui ménagez-vous les trésors del’Amour ?
Pour celui qui je crois ne s’en serviraguère ;
Vous n’aurez pas grand-peine à fêter sonretour. »
La fausse vieille sut tant dire,
Que tout se réduisit seulement à douter
Des merveilles du chien, et des charmes dusire :
Pour cela l’on les fit monter :
La belle était au lit encore.
L’univers n’eut jamais d’aurore
Plus paresseuse à se lever.
Notre feint pèlerin traverse la ruelle,
Comme un homme ayant vu d’autres gens que dessaints.
Son compliment parut galant et des plusfins :
II surprit et charma la belle.
« Vous n’avez pas, ce lui dit-elle,
La mine de vous en aller
À Saint Jacques de Compostelle. »
Cependant pour la régaler,
Le chien à son tour entre en lice.
On eût vu sauter Favori
Pour la dame et pour la nourrice,
Mais point du tout pour le mari.
Ce n’est pas tout ; il sesecoue :
Aussitôt perles de tomber,
Nourrice de les ramasser,
Soubrettes de les enfiler,
Pèlerin de les attacher,
À de certains bras dont il loue
La blancheur et le reste ; Enfin il faitsi bien
Qu’avant que partir de la place
On traite avec lui de son chien
On lui donne un baiser pour arrhes de lagrâce
Qu’il demandait ; et la nuitvint ;
Aussitôt que le drôle tint
Entre ses bras madame Argie,
Il redevint Atis ; la dame en futravie ;
C’était avec bien plus d’honneur
Traiter Monsieur l’ambassadeur.
Cette nuit eut des sœurs, et même en très bonnombre
Chacun s’en aperçut ; car d’enfermer sousl’ombre
Une telle aise, le moyen ?
Jeunes gens font-ils jamais rien
Que le plus aveugle ne voie ?
À quelques mois de là le saint-pèrerenvoie
Anselme avec force pardons,
Et beaucoup d’autres menus dons.
Les biens et les honneurs pleuvaient sur sapersonne.
De son vice gérant il apprend tous lessoins :
Bons certificats des voisins :
Pour les valets, nul ne lui donne
D’éclaircissement sur cela.
Monsieur le juge interrogea
La nourrice avec les soubrettes
Sages personnes et discrètes.
Il n’en put tirer ce secret :
Mais comme parmi les femelles
Volontiers le diable se met,
Il survint de telles querelles,
La dame et la nourrice eurent de telsdébats
Que celle-ci ne manqua pas
À se venger de l’autre, et déclarerl’affaire.
Dût-elle aussi se perdre, il fallut toutconter.
D’exprimer jusqu’où la colère
Ou plutôt la fureur de l’époux put monter
Je ne tiens pas qu’il soit possible ;
Ainsi je m’en tairai : on peut par leseffets
Juger combien Anselme était hommesensible.
Il choisit un de ses valets,
Le charge d’un billet, et mande que Madame
Vienne voir son mari malade en lacité :
La belle n’avait point son villagequitté :
L’époux allait venait, et laissait là safemme.
« Il te faut en chemin écarter tous sesgens,
Dit Anselme au porteur de ces ordrespressants :
La perfide a couvert mon frontd’ignominie.
Pour satisfaction je veux avoir sa vie.
Poignarde-la ; mais prends tontemps :
Tâche de te sauver : voilà pour taretraite,
Prends cet or : si tu fais ce qu’Anselmesouhaite,
Et punis cette offense-là,
Quelque part que tu sois, rien ne temanquera. »
Le valet va trouverArgie,
Qui par son chien est avertie.
Si vous me demandez comme un chienavertit,
Je crois que par la jupe il tire,
Il se plaint, il jappe, il soupire,
Il en veut à chacun ; pour peu qu’on aitd’esprit,
On entend bien ce qu’il veut dire.
Favori fit bien plus ; et tout bas ilapprit
Un tel péril à sa maîtresse.
« Partez pourtant, dit-il, on ne vousfera rien :
Reposez-vous sur moi ; j’en empêcheraibien
Ce valet à l’âme traîtresse. »
Ils étaient en chemin, prèsd’un bois qui servait
Souvent aux voleurs de refuge :
Le ministre cruel des vengeances du juge
Envoie un peu devant le train qui lessuivait ;
Puis il dit l’ordre qu’il avait.
La dame disparaît aux yeux du personnage
Manto la cache en un nuage.
Le valet étonné retourne versl’époux,
Lui conte le miracle ; et son maître encourroux
Va lui-même à l’endroit. Ô prodige ! ômerveille !
Il y trouve un palais de beauté sanspareille :
Une heure auparavant c’était un champ toutnu.
Anselme à son tour éperdu,
Admire ce palais bâti, non pour deshommes,
Mais apparemment pour des dieux :
Appartements dorés, meubles très précieux
Jardins et bois délicieux ;
On aurait peine à voir en ce siècle ou noussommes
Chose si magnifique et si riante aux yeux.
Toutes les portes sont ouvertes ;
Les chambres sans hôte, et désertes ;
Pas une âme en ce Louvre ; excepté qu’àla fin
Un More très lippu, très hideux, trèsvilain,
S’offre aux regards du juge, et semble lacopie
D’un Ésope d’Éthiopie.
Notre magistrat l’ayant pris
Pour le balayeur du logis,
Et croyant l’honorer lui donnant cetoffice
« Cher ami, lui dit-il, apprends-nous àquel dieu
Appartient un tel édifice ?
Car de dire un roi, c’est trop peu.
Il est à moi, » reprit le More.
Notre juge à ces mots se prosterne,l’adore,
Lui demande pardon de sa témérité.
« Seigneur, ajouta-t-il, que VotreDéité
Excuse un peu mon ignorance.
Certes tout l’univers ne vaut pas lachevance
Que je rencontre ici. » Le More luirépond :
« Veux-tu que je t’en fasse undon ?
De ces lieux enchantés je te rendrai lemaître,
À certaine condition.
Je ne ris point ; tu pourras être
De ces lieux absolu seigneur,
Si tu me veux servir deux jours d’enfantd’honneur…
… Entends-tu ce langage,
Et sais-tu quel est cet usage ?
Il te le faut expliquer mieux.
Tu connais l’échanson du monarque desdieux ?
ANSELME
Ganymède ?
LE MORE
Celui-là même.
Prends que je sois Jupin le monarquesuprême ;
Et que tu sois le jouvenceau :
Tu n’es pas tout à fait si jeune ni sibeau.
ANSELME
Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose partrop sûre :
Regardez la vieillesse, et lamagistrature.
LE MORE
Moi railler ? point du tout.
ANSELME
Seigneur.
LE MORE
Ne veux-tu point ?
ANSELME
Seigneur… »
Anselme ayant examiné ce point,
Consent à la fin au mystère.
Maudite amour des dons que ne fais-tu pasfaire !
En page incontinent son habit estchangé :
Toque au lieu de chapeau, haut-de-chaussestroussé :
La barbe seulement demeure au personnage.
L’enfant d’honneur Anselmeavec cet équipage
Suit le More partout. Argie avait ouï
Le dialogue entier, en certain coincachée.
Pour le More lippu, c’était Manto la fée,
Par son art métamorphosée,
Et par son art ayant bâti
Ce Louvre en un moment, par son art fait unpage
Sexagénaire et grave. À la fin au passage
D’une chambre en une autre, Argie à sonmari
Se montre tout d’un coup : « Est-ceAnselme, dit-elle
Que je vois ainsi déguisé ?
Anselme ? il ne se peut ; mon œils’est abusé.
Le vertueux Anselme à la sage cervelle
Me voudrait-il donner une telleleçon ?
C’est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notrebarbon
Notre législateur, notre hommed’ambassade,
Vous êtes à cet âge homme demascarade ?
Homme de … ? la pudeur me défendd’achever.
Quoi ! vous jugez les gens à mort pourmon affaire,
Vous qu’Argie a pensé trouver
En un fort plaisant adultère !
Du moins n’ai-je pas pris un More pourgalant :
Tout me rend excusable, Atis, et sonmérite,
Et la qualité du présent.
Vous verrez tout incontinent
Si femme qu’un tel don à l’amour sollicité
Peut résister un seul moment.
More devenez chien. » Tout aussitôt leMore
Redevient petit chien encore.
« Favori, que l’on danse. » À cesmots, Favori
Danse, et tend la patte au mari.
« Qu’on fasse tomber despistoles ! »
Pistoles tombent à foison.
« Eh bien qu’en dites-vous ? sont-cechoses frivoles ?
C’est de ce chien qu’on m’a fait don.
Il a bâti cette maison.
Puis faites-moi trouver au monde uneExcellence,
Une Altesse, une Majesté,
Qui refuse sa jouissance
À dons de cette qualité ;
Surtout quand le donneur est bien fait, etqu’il aime,
Et qu’il mérite d’être aimé.
En échange du chien l’on me voulaitmoi-même ;
Ce que vous possédez de trop je l’aidonné ;
Bien entendu Monsieur ; suis-je chose sichère ?
Vraiment vous me croiriez bien pauvreménagère
Si je laissais aller tel chien à ceprix-là.
Savez-vous qu’il a fait le Louvre quevoilà ?
Le Louvre pour lequel… mais oublionscela ;
Et n’ordonnez plus qu’on me tue,
Moi qu’Atis seulement en ses lacs a faitchoir ;
Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien lavoir
Des mêmes armes combattue.
Touchez là, mon mari ; la paix ; caraussi bien
Je vous défie ayant ce chien :
Le fer ni le poison pour moi ne sont àcraindre :
Il m’avertit de tout ; il confond lesjaloux ;
Ne le soyez donc point ; plus on veutnous contraindre,
Moins on doit s’assurer de nous. »
Anselme accorda tout : qu’eut fait lepauvre sire ?
On lui promit de ne pas dire
Qu’il avait été page. Un tel cas étant tu,
Cocuage, s’il eût voulu,
Aurait eu ses franches coudées.
Argie en rendit grâce ; etcompensations
D’une et d’autre part accordées,
On quitta la campagne à ces conditions.
« Que devint lepalais ? » dira quelque critique.
Le palais ? que m’importe ? ildevint ce qu’il put.
À moi ces questions ! suis-je homme quise pique
D’être si régulier ? le palaisdisparut.
« Et le chien ? » Le chien fitce que l’amant voulut.
« Mais que voulut l’amant ? »censeur, tu m’importunes :
Il voulut par ce chien tenter d’autresfortunes.
D’une seule conquête est-on jamaiscontent ?
Favori se perdait souvent ;
Mais chez sa première maîtresse
Il revenait toujours. Pour elle, satendresse
Devint bonne amitié. Sur ce pied, notreamant
L’allait voir fort assidûment.
Et même en l’accommodement
Argie à son époux fit un serment sincère
De n’avoir plus aucune affaire.
L’époux jura de son côté
Qu’il n’aurait plus aucun ombrage
Et qu’il voulait être fouetté
Si jamais on le voyait page.
Comédie
Il semblera d’abord au lecteur que lacomédie que j’ajoute ici n’est pas en son lieu, mais s’il la veutlire jusqu’à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait telque ceux de mes contes, et aussi qui ne s’en éloigne pas tout àfait. Il n’y a aucune distribution de scènes, la chose n’étant pasfaite pour être représentée. JDLF
Personnages :
APOLLON
LES NEUF MUSES
ACANTE
La scène est au Parnasse.
Apollon se plaignait aux neuf sœurs l’autrejour
De ne voir presque plus de bons vers surl’amour.
Le siècle, disait-il, a gâté cetteaffaire :
Lui nous parler d’amour ! il ne la saitpas faire,
Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans sesécrits ?
J’ai beau communiquer de l’ardeur auxesprits ;
Les belles n’ayant pas disposé la matière,
Amour, et vers, tout est fort à lacavalière.
Adieu donc à beautés ; je garde monemploi
Pour les surintendants sans plus, et pour leRoi.
Je viens pourtant de voir au bord del’Hippocrène
Acante fort touché de certaine Clymène.
J’en sais qui sous ce nom font valoir leursappas ;
Mais quant à celle-ci je ne la connaispas :
Sans doute qu’en province elle a passé savie.
ÉRATO
Sire, j’en puis parler ; c’est mameilleure amie.
La province, il est vrai, fut toujours sonséjour
Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votrecour.
URANIE
Je la connais aussi.
APOLLON
Comment vous Uranie !
En ce cas Terpsichore, Euterpe, etPolymnie,
Qui n’ont pas des emplois du tout sirelevés,
N’en apprendront encor plus que vous n’ensavez.
POLYMNIE
Oui Sire, nous pouvons vous en parlerchacune.
APOLLON
Si ma prière n’est aux Muses importune,
Devant moi tour à tour chantez cettebeauté ;
Mais sur de nouveaux tons, car je suisdégoûté.
Que chacune pourtant suive son caractère.
EUTERPE
Sire, nous nous savons toutes neufcontrefaire :
Pour si peu laissez-nous libres sur cepoint-là.
APOLLON
Commencez donc Euterpe, ainsi qu’il vousplaira.
EUTERPE
Que ma compagne m’aide ; et puis endialogue
Nous vous ferons entendre une espèced’églogue.
APOLLON
Terpsichore aidez-la : mais surtoutévitez
Les traits que tant de fois l’églogue arépétés :
Il me faut du nouveau, n’en fût-il point aumonde.
TERPSICHORE
Je m’en vais commencer ; qu’Euterpe meréponde.
Quand le soleil a fait le tour del’univers,
Ce n’est point d’avoir vu cent chefs-d’œuvredivers,
Ni d’en avoir produit, qu’à Téthys il sevante ;
Il dit : « J’ai vu Clymène, et monâme est contente. »
EUTERPE
L’Aurore vous veut voir ; Clymènemontrez-vous :
Non, ne bougez du lit ; le repos est tropdoux :
Tantôt vous paraîtrez vous-même une autreAurore ;
Mais ne vous pressez point, dormez dormezencore.
TERPSICHORE
Au gré de tous les yeux Clymène a desappas :
Un peu de passion est ce qu’on luisouhaite :
Pour de l’amitié seule, elle n’en manquepas :
Cinq ou six grains d’amour, et Clymène estparfaite.
EUTERPE
L’amour, à ce qu’on dit, empêche de dormir
S’il a quelque plaisir il ne l’a pas sanspeine :
Voyez la tourterelle, entendez-la gémir,
Vous vous garderez bien de condamnerClymène.
TERPSICHORE
Vénus depuis longtemps est de mauvaisehumeur.
Clymène lui fait ombre ; et Vénus ayantpeur
D’être mise au-dessous d’une beautémortelle,
Disait hier à son fils : « Mais lacroit-on si belle ?
– Et oui, oui, dit l’Amour, je vous la veuxmontrer. »
APOLLON
Vous sortez de l’églogue.
EUTERPE
Il nous y faut rentrer.
Amour en quatre parts divise sonempire :
Acante en fait moitié, ses rivaux plus d’unquart :
Ainsi plus des trois quarts pour Clymènesoupire :
Les autres belles ont le reste pour leurpart.
TERPSICHORE
Tout ce que peut avoir un cœurd’indifférence
Clymène le témoigne : elle en adestiné
Les trois quarts pour Acante ; heureuxdans sa souffrance
S’il voir qu’a ses rivaux le reste soitdonné.
EUTERPE
Ne vous semble-t-il pas que nos boisreverdissent,
Depuis que nous chantons un si charmantobjet ?
TERPSICHORE
Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantreschoisissent
Désormais en leurs sons Clymène poursujet.
EUTERPE
Pour elle le Printemps s’est habillé deroses.
TERPSICHORE
Pour elle les Zéphyrs en parfument lesairs
EUTERPE
Et les oiseaux pour elle y joignent leursconcerts.
Régnez belle, régnez sur tant d’aimableschoses
TERPSICHORE
Aimez, Clymène. aimez ; rendez quelqu’unheureux
Votre règne en aura plus d’appas pourvous-même.
EUTERPE
En ce nombre d’amants qui voulez-vous qu’elleaime ?
TERPSICHORE
Acante.
EUTERPE
Et pourquoi lui ?
TERPSICHORE
C’est le plus amoureux.
Sire êtes-vous content ?
APOLLON
Assez. Que Melpomène
Sur un ton qui nous touche introduiseClymène
Vous Thalie, il vous faut contrefaire unamant,
Qui ne veut point borner son amoureuxtourment.
MELPOMÈNE
Mes sœurs je suis Clymène.
THALIE
Et moi je suis Acante.
APOLLON
Fort bien ; nous écoutons ;remplissez notre attente.
CLYMÈNE
Acante vous perdez votre temps et vossoins.
Voulez-vous qu’on vous aime, aimez-nous un peumoins
Ôtez ce mot d’amour ; c’est ce qu’on vousconseille.
ACANTE
Que je l’ôte ! est-il rien de si doux àl’oreille ?
Quoi de vous adorer Acantecesserait ?
Contre sa passion il vous obéirait ?
Ah laissez-lui du moins son tourment poursalaire.
Suis-je si dangereux ? hélas non ;si j’espère
Ce n’est plus d’être aimé : tant d’heurne m’est point dû.
Je l’avais jusqu’ici follement prétendu.
Mourir en vous aimant est toute mon envie.
Mon amour m’est plus cher mille fois que lavie.
Laissez-moi mon amour, Madame, au nom desdieux.
CLYMÈNE
Toujours ce mot ! toujours !
ACANTE
Vous est-il odieux ?
Que de belles voudraient n’en entendre pointd’autre !
Il charme également votre sexe et le nôtre
Seule vous le fuyez : mais ne s’est-ilpoint vu
Quelque temps ou peut-être il vous a moinsdéplu ?
CLYMÈNE
L’amour, je le confesse, a traversé mavie :
C’est ce qui malgré moi me rend sonennemie :
Après un tel aveu je ne vous dirai pas
Que votre passion est pour moi sansappas ;
Et que d’aucun plaisir je ne me senstouchée
Lorsqu’à tant de respect je la voisattachée.
Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutezbien,
Que par vos qualités vous ne méritez rien.
Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoiplaire :
Que sert-il d’affecter le titre desévère ?
Je ne me vante pas d’être sage à ce point
Qu’un mérite amoureux ne m’embarrassepoint.
Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’enplaindre,
Ce n’est pas le haïr, Acante, c’est lecraindre.
Des plus sauvages cœurs il flatte ledésir.
Vous ne l’ôterez point sans m’ôter duplaisir.
Nous y perdrons tous deux : quand je vousle conseille,
Je me fais violence, et prête encorl’oreille.
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi dedoux,
Un son qui ne déplaît à pas une de nous.
Mais trop de mal le suit.
ACANTE
Je m’en charge, Madame :
Ce mal est pour moi seul ; j’en garantisvotre âme.
CLYMÈNE
Qui vous croirait, Acante, aurait un bongarant.
Mais non, je connais trop qu’Amour n’est qu’untyran
Un ennemi public, un démon pour mieuxdire.
ACANTE
Il ne l’est pas pour vous ; cela vousdoit suffire :
Jamais il ne vous peut avoir caused’ennui :
Vous en prenez un autre assurément pourlui.
S’il a quelques douceurs, elles sont pour lesbelles,
Et pour nous les soucis et les peinescruelles.
Vous n’éprouvez jamais ni dédain, nifroideur :
Quant à nous, c’est souvent le prix de notreardeur.
Trop de zèle nous nuit.
CLYMÈNE
Et pourquoi donc, Acante,
Ne modérez-vous pas cette ardeurviolente ?
Aimez-vous mieux souffrir contre mon propregré,
Que si m’obéissant vous étiez bientraité ?
Je vous rendrais heureux.
ACANTE
Selon votre manière ;
Du bonheur d’un ami, d’un parent ou d’unfrère ;
Que sais-je ? de chacun : car voussavez qu’on peut
Faire ainsi des heureux autant que l’on enveut.
CLYMÈNE
Non, non, j’aurais pour vous beaucoup plus detendresse
Vous verriez à quel point Clymènes’intéresse
Pour tout ce qui vous touche.
ACANTE
Et pour moi-même aussi.
CLYMÈNE
Quelle distinction mettez-vous enceci ?
ACANTE
Très grande : mais laissons à part ladifférence :
Aussi bien je craindrais de commettre uneoffense
Si j’avais entrepris de prouver contrevous
Qu’autre chose est d’aimer nos qualités ounous.
Je vous dirai pourtant que mon amourextrême
À pour premier objet votre personne même
Tout m’en semble charmant ; elle esttelle qu’il faut
Mais pour vos qualités, j’y trouve dudéfaut.
CLYMÈNE
Dites-nous quel il est afin qu’on s’encorrige.
ACANTE
Vous n’aimez point l’Amour ; vous lehaïssez dis-je,
Ce dieu près de votre âme a perdu toutcrédit.
CLYMÈNE
Je ne hais point l’Amour, je vous l’ai déjàdit :
Je le crains seulement ; et serais pluscontente
Si vous vouliez changer votre ardeurvéhémente ;
En faire une amitié ; quelque chose entredeux
Un peu plus que ce n’est quand un cœur estsans feux
Moins aussi que l’état ou le vôtre setreuve.
ACANTE
Tout de bon ; voulez-vous que j’en fassel’épreuve ?
Que demain j’aime moins, et moins le jourd’après ;
Diminuant toujours, encor que vos attraits
Augmentent en pouvoir ? le voulez-vousMadame ?
CLYMÈNE
Oui, puisque je l’ai dit.
ACANTE
L’avez-vous dit dans l’âme ?
CLYMÈNE
Il faut bien.
ACANTE
Songez-y ; voyez si votre esprit
Pourra voir ce déchet sans un secretdépit.
Peu de femmes feraient des vœux pareils auxvôtres.
CLYMÈNE
Acante, je suis femme aussi bien que lesautres :
Mais je connais l’Amour : c’estassez ; j ai raison
D’en combattre en mon cœur l’agréablepoison.
Voulez-vous procurer tant de mal àClymène ?
Vous l’aimez, dites-vous, et vous cherchez sapeine.
N’allez point m’alléguer que c’est plaisirpour nous.
Loin, bien loin tels plaisirs ; le reposest plus doux :
Mon cœur s’en défendra : je vous permetsde croire
Que je remporterai malgré moi la victoire.
APOLLON
Voilà du pathétique assez pour leprésent :
Sur le même sujet donnez-nous du plaisant
MELPOMÈNE
Qui ferons-nous parler ?
APOLLON
Acante et sa maîtresse.
MELPOMÈNE
Sire, il faudrait avoir pour cela plusd’adresse.
Rendre Acante plaisant ! c’est un tropgrand dessein.
APOLLON
Il est fou, c’est déjà la moitié duchemin.
THALIE
Mais il l’est dans l’excès.
APOLLON
Tant mieux ; j’en suis fortaise ;
Nous le demandons tel ; je ne vois rienqui plaise
En matière d’amour comme les gens outrés.
Mille exemples pourraient vous en êtremontrés.
MELPOMÈNE
Nous obéissons donc. Tu te souviens,Thalie,
D’un matin où Clymène en son lit endormie
Fut au bruit d’un soupir éveillée ensursaut,
Et se mit contre Acante en colèreaussitôt,
Sans le voir, croyant même avoir fermé laporte :
Mais qui pouvait que lui soupirer de lasorte ?
« Vraiment vous l’entendez avecque voshélas,
Dit la belle, apprenez à soupirer plusbas. »
Il eut beau s’excuser sur l’ardeur de sonzèle.
« Une forge ferait moins de bruit,reprit-elle,
Que votre cœur n’en fait : ce sont tousses plaisirs.
Si je tourne le pied, matière de soupirs,
Je ne vous vois jamais qu’en un chagrinextrême.
C’est bien pour m’obliger à vous aimer demême. »
ACANTE
Je ne le prétends pas.
CLYMÈNE
Seyez-vous sur ce lit.
ACANTE
Moi ?
CLYMÈNE
Vous ; sans répliquer.
ACANTE
Souffrez…
CLYMÈNE
C’est assez dit.
Là ; je vous veux voir là.
ACANTE
Madame.
CLYMÈNE
Là, vous dis-je
Voyez qu’il a de mal ; sa maîtressel’oblige
À s’asseoir sur un lit ; quelle peinepour lui ;
Savez-vous ce que c’est, je veux rireaujourd’hui.
Point de discours plaintifs : bannissez,je vous prie,
Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie.
Témoignez, s’il se peut, votre amourautrement.
Mais que veut cette main qui s’en vientbrusquement
ACANTE
C’est pour vous obéir et témoigner monzèle.
CLYMÈNE
L’obéissance en est un peu tropponctuelle ;
Nous vous en dispensons ; Acante, soyezcoi.
Si bien donc que votre âme est tout en feupour moi ?
ACANTE
Tout en feu.
CLYMÈNE
Vous n’avez ni cesse ni relâche ?
ACANTE
Aucune.
CLYMÈNE
Toujours pleurs, soupirs comme à latâche ?
ACANTE
Toujours soupirs et pleurs.
CLYMÈNE
J’en veux avoir pitié.
Allez, je vous promets.
ACANTE
Et quoi ?
CLYMÈNE
De l’amitié.
ACANTE
Ah Madame, faut-il railler d’unmisérable !
CLYMÈNE
Vous reprenez toujours votre tonlamentable.
Oui, je vous veux aimer d’amitié malgrévous ;
Mais si sensiblement que je n’aie, entrenous,
De là jusqu’à l’amour rien qu’un seul pas àfaire.
ACANTE
Et quand le ferez-vous ce pas sinécessaire ?
CLYMÈNE
Jamais.
ACANTE
Reprenez donc l’offre de votre cœur.
CLYMÈNE
Vous en aurez regret ; il a de ladouceur.
Vous feriez beaucoup mieux d’éprouver seslargesses.
Je baise mes amis, je leur fais centcaresses.
À l’égard des amants, tout leur estrefusé.
ACANTE
Je ne veux point du tout, Madame, êtrebaisé.
Vous riez ?
CLYMÈNE
Le moyen de s’empêcher de rire ?
On veut baiser Acante ; Acante seretire.
ACANTE
Et le pourriez-vous voir traiter de sonamour
Pour un simple baiser, souvent froid, toujourscourt ?
CLYMÈNE
On redouble en ce cas.
ACANTE
Oui d’autres que Clymène.
CLYMÈNE
Éprouvez-le.
ACANTE
De quoi vous mettez-vous en peine ?
CLYMÈNE
Moi ? de rien
ACANTE
Cependant je vois qu’en votre esprit
Le refus de vos dons jette un secretdépit.
CLYMÈNE
Il est vrai, ce refus n’est pas fort à magloire.
Dédaigner mes baisers ! cela se peut-ilcroire ?
Acante, je le vois, n’est pas fin àdemi ;
Il devait aujourd’hui promettre d’êtreami ;
Demain il eût repris son premierpersonnage.
ACANTE
Et Clymène aurait pu souffrir cebadinage ?
Un baiser n’aurait pas irrité sesesprits ?
CLYMÈNE
Qu’importe ? L’on s’apaise ; etc’est autant de pris.
Vous en pourriez déjà compter une douzaine
ACANTE
Madame, c’en est trop : à quoi bon tantde peine ?
Pour douze d’amitié, donnez m’en und’amour.
CLYMÈNE
C’est perdre doublement ; je le rendraitrop court.
ACANTE
Mais Madame voyons.
CLYMÈNE
Mais Acante, vous dis-je,
L’amitié seulement à ces faveurs m’oblige.
ACANTE
Et bien je consens d’être ami pour unmoment.
CLYMÈNE
Sous la peau de l’ami je craindrais quel’amant
Ne demeurât caché pendant tout le mystère.
L’heure sonne, il est tard ; n’avez-vouspoint affaire ?
ACANTE
Non, et quand j’en aurais, ces moments sonttrop doux.
CLYMÈNE
Je me veux habiller ; adieu,retirez-vous.
APOLLON
Vous finissez bien tôt ?
MELPOMÈNE
Point trop pour des pucelles.
Ces discours leur siéent mal, et vous vousmoquez d’elles.
APOLLON
Moi me moquer ? pourquoi ? j’en ouïsl’autre jour
Deux de quinze ans parler plus savammentd’amour.
Ce que sur vos amants je trouverais àdire,
C’est qu’ils pleuraient tantôt, et vous lesfaites rire.
De l’air dont ils se sont tout à l’heureexpliqués,
Ce ne sauraient être eux s’ils ne se sontmasqués.
MELPOMÈNE
Vous vouliez du plaisant ; comment eût-onpu faire ?
APOLLON
J’en voulais, il est vrai ; mais dansleur caractère.
THALIE
Sire, Acante est un homme inégal à telpoint,
Que d’un moment à l’autre on ne le connaîtpoint ;
Inégal en amour, en plaisir, enaffaire ;
Tantôt gai, tantôt triste ; un jour ildésespère ;
Un autre jour il croit que la chose irabien.
Pour vous en parler franc, nous n’yconnaissons rien
Clymène aime à railler : toutefois quandAcante
S’abandonne aux soupirs, se plaint, et setourmente,
La pitié qu’elle en a lui donne un sérieux
Qui fait que l’amitié n’en va souvent quemieux.
APOLLON
Clio, divertissez un peu la compagnie.
CLIO
Sire me voilà prête.
APOLLON
Il me prend une envie
De goûter de ce genre où Marot excellait.
CLIO
Eh bien, Sire, il vous faut donner untriolet.
APOLLON
C’est trop ! vous nous deviez proposer undistique !
Au reste n’allez pas chercher ce styleantique
Dont à peine les mots s’entendentaujourd’hui.
Montez jusqu’à Marot, et point par-delàlui.
Même son tour suffit.
CLIO
J’entends : il reste, Sire,
Que Votre Majesté seulement daigne dire
Ce qu’il lui plaît, ballade, épigramme, ourondeau.
J’aime fort les dizains.
APOLLON
En un sujet si beau
Le dizain est trop court ; et vu votrematière
La ballade n’a point de trop amplecarrière.
CLIO
Je pris de loin Clymène l’autre fois
Pour une Grâce en ses charmes nouvelle
Grâce s’entend, la première destrois ;
J’eusse autrement fait tort à cettebelle ;
Puis approchant et frottant ma prunelle,
Je me repris ; et dissoudainement :
Voilà Vénus ; c’est elleassurément :
Non, je me trompe, et mon œil se mécompte,
Cyprine là ? je faillelourdement ;
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
Voyons pourtant ; car chacun d’unevoix
En fait d’appas prend Vénus pour modèle.
Je me mis lors à compter par mes doigts
Tous les attraits de la gentepucelle ;
Afin de voir si ceux de l’immortelle
Y cadreraient, à peu prés seulement
Mais le moyen ? je n’y vinsnullement,
Trouvant ici beaucoup plus que lecompte :
Qu’est ceci, dis-je, et quelenchantement ?
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
Acante vint tandis que je comptois :
Cette beauté le fit asseoir présd’elle ;
J’entendis tout ; les Zéphyrs étaientcois.
Plus de cent fois il l’appela cruelle,
Inexorable, a l’Amour trop rebelle ;
Et le surplus que dit un pauvre amant.
Clymène oyait cela négligemment.
Le mot d’amour lui donnait quelque honte.
Si de ce dieu la chronique ne ment,
Telle n’est point la reine d’Amathonte
Ne recours plus, Acante, au changement.
Loin de trouver en ce bas élément
Quelque autre objet qui ta dame surmonte,
Dans les palais qui sont au firmament
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
APOLLON
Votre tour est venu, Calliope, essayez
Un de ces deux chemins qu’aux auteurs ontfrayés
Deux écrivains fameux ; je veux direMalherbe
Qui louait ses héros en un style superbe
Et puis maître Vincent qui même auraitloué
Proserpine et Pluton en un style enjoué.
CALLIOPE
Sire, vous nommez là deux trop grandspersonnages
Le moyen d’imiter sur-le-champ leursouvrages ?
APOLLON
Il faut que je me sois sans doute expliquémal ;
Car vouloir qu’on imite aucun original
N’est mon but, ni ne doit non plus être levôtre ;
Hors ce qu’on fait passer d’une langue en uneautre
C’est un bétail servile et sot à mon avis
Que les imitateurs ; on dirait desbrebis
Qui n’osent avancer qu’en suivant lapremière,
Et s’iraient sur ses pas jeter dans larivière.
Je veux donc seulement que vous nous fassiezvoir,
En ce style où Malherbe a montré sonsavoir,
Quelque essai des beautés qui sont propres àl’ode,
Ou si ce genre-là n’étant plus à la mode,
Et demandant d’ailleurs un peu trop deloisir,
L’autre vous semble plus selon votredésir,
Vous louiez galamment la maîtressed’Acante,
Comme maître Vincent dont la plumeélégante
Donnait à son encens un goût exquis et fin
Que n’avait pas celui qui partait d’autremain.
CALLIOPE
Je vais, puisqu’il vous plaît, hasarderquelque stance.
Si je débute mal, imposez-moi silence.
APOLLON
Calliope manquer ?
CALLIOPE
Pourquoi non ? très souvent
L’ode est chose pénible ; et surtout dansle grand.
Toi qui soumets les dieux aux passions deshommes,
Amour, souffriras-tu qu’en ce siècle où noussommes
Clymène montre un cœur insensible à tescoups ?
Cette belle devrait donner d’autresexemples :
Tu devrais l’obliger pour l’honneur de testemples
D’aimer ainsi que nous.
URANIE
Les Muses n’aiment pas.
CALLIOPE
Et qui les en soupçonne ?
Ce nous n’est pas pour nous ; je parle enla personne
Du sexe en général, des dévotes d’Amour.
APOLLON
Calliope a raison ; quelle achève à sontour.
CALLIOPE
J’en demeurerai la, si vous l’agréez,Sire.
On m’a fait oublier ce que je voulaisdire.
APOLLON
À vous donc Polymnie ; entrez en liceaussi.
POLYMNIE
Sur quel ton ?
APOLLON
Je vois bien que sur ce dernier-ci
L’on ne réussit pas toujours comme onsouhaite.
Calliope a bien fait d’user d’une défaite.
Cette interruption est venue à propos.
C’est pourquoi choisissez des tons un peumoins hauts.
Horace en a de tous, voyez ceux qui vousduisent.
J’aime fort les auteurs qui sur lui seconduisent
Voilà les gens qu’il faut à présentimiter.
POLYMNIE
C’est bien dit, si cela pouvaits’exécuter :
Mais avons-nous l’esprit qu’autrefois à cethomme
Nous savions inspirer sur le déclin deRome ?
Tout est trop fort déchu dans le sacrévallon.
APOLLON
J’en conviens, jusque même au métierd’Apollon
Il n’est rien qui n’empire, hommes,dieux ; mais que faire ?
Irons-nous pour cela nous cacher et noustaire ?
Je ne regarde pas ce que j’étais jadis,
Mais ce que je serai quelque jour si jevis
Nous vieillissons enfin, tout autant que noussommes
De dieux nés de la Fable, et forgés par leshommes.
Je prévois par mon art un temps, oùl’univers
Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni devers.
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste avant que ce tempsvienne.
C’est à vous Polymnie à nous entretenir
POLYMNIE
Je songeais aux moyens qu’il me faudraittenir.
À peine en rencontré-je un seul qui mecontente.
Ceci vous plairait-il ? je fais parlerAcante.
Qu’une belle est heureuse ! et que dedoux moments,
Quand elle en sait user, accompagnent savie !
D’un côté le miroir, de l’autre lesamants,
Tout la loue ; est-il rien de si digned’envie ?
La louange est beaucoup ; l’amour estplus encore :
Quel plaisir de compter les cœurs dont ondispose !
L’un meurt, L’autre soupire. et l’autre en sontransport
Languit et se consume ; est-il plus doucechose !
Clymène, usez-en bien : vous n’aurez pastoujours
Ce qui vous rend si fière, et si fortredoutée :
Charon vous passera sans passer lesAmours :
Devant ce temps-là même ils vous aurontquittée.
Vous vivrez plus longtemps encore que vosattraits :
Je ne vous réponds pas alors d’êtrefidèle :
Mes désirs languiront aussi bien que vostraits
L’amant se sent déchoir aussi bien que labelle.
Quand voulez-vous aimer que dans votreprintemps ?
Gardez-vous bien surtout de remettre àl’automne
L’hiver vient aussitôt : rien n’arrête letemps :
Clymène hâtez-vous ; car il n’attendpersonne.
Sire je m’en tiens là : bien ou mal ilsuffit :
La morale d’Horace et non pas son esprit
Se peut voir en ces vers.
APOLLON
Érato que veut dire
Que vous qui d’ordinaire aimez si fort àrire
Demeurez taciturne, et laissez toutpasser ?
ÉRATO
Je rêvais, puisqu’il faut, Sire, leconfesser.
APOLLON
Sur quoi ?
ÉRATO
Sur le débat qui s’est ému naguère.
APOLLON
Savoir si vous aimez ?
ÉRATO
Autrefois j’étais fière
Quand on disait que non ; qu’on me vienneaujourd’hui
Demander : « Aimez-vous, » jerépondrai que oui.
APOLLON
Pourquoi ?
ÉRATO
Pour éviter le nom de Précieuse.
APOLLON
Si cette qualité vous paraît odieuse,
Du vœu de chasteté l’on vous dispensera.
Choisissez un galant.
ÉRATO
Non pas, Sire, cela :
Je veux un peu d’hymen pour colorerl’affaire.
APOLLON
Un peu d’hymen est bon.
ÉRATO
J’en veux, et n’en veux guère
APOLLON
Vous vous marierez donc ainsi qu’au tempsjadis
Oriane épousa Monseigneur Amadis ?
ÉRATO
Oui Sire.
APOLLON
La méthode en effet en est bonne.
Mais encore avec qui ? car je ne voispersonne
Qui veuille dans l’Olympe à l’hymens’arrêter :
Les Sylvains ne sont pas des gens pour voustenter.
ÉRATO
Je prendrais un auteur
APOLLON
Un auteur ? vous déesse ?
Aux auteurs Erato pourrait mettre lapresse ?
Ce n’est pas votre fait pour plus d’uneraison.
Rarement un auteur demeure à la maison.
ÉRATO
Justement cela qui m’en plaît davantage.
APOLLON
Nous nous entretiendrons de votre mariage
À fond une autre fois. Cependantchantez-nous
Non pas du sérieux, du tendre, ni du doux
Mais de ce qu’en français on nommebagatelle ;
Un jeu dont je voudrais Voiture pourmodèle.
Il excelle en cet art : Maître Clément etlui
S’y prenaient beaucoup mieux que nos gensd’aujourd’hui.
ÉRATO
Sire, j’en ai perdu peu s’en fautl’habitude ;
Et ce genre est pour moi maintenant uneétude.
Il y faut plus de temps que le monde necroit.
Agréez, en la place, un dizain.
APOLLON
Dizain, soit.
ÉRATO
Mais n’est-ce point assez célèbre notrebelle ?
Quand j’aurai dit les jeux, les ris, et laséquelle
Les grâces, les amours, voilà fait à peuprès.
APOLLON
Vous pourrez dire encor les charmes, lesattraits,
Les appas.
ÉRATO
Et puis quoi ?
APOLLON
Cent et cent mille choses.
Je ne vous ai compté ni les lis ni lesroses.
On n’a qu’a retourner seulement cesmots-là.
ÉRATO
La satire en fournit bien d’autres quecela.
Pour un trait de louange. il en est cent deblâme.
APOLLON
Et bien blâmez Clymène à qui d’aucuneflamme
On ne peut désormais inspirer le désir.
ÉRATO
Ce sujet est traité ; l’on vient de s’ensaisir ;
Il a servi de thèse a ma sœur Polymnie.
APOLLON
Cela ne vous fait rien ; la chose estinfinie ;
Toujours notre cabale y trouve àregratter,
ÉRATO
Sire puisqu’il vous plaît je m’en vais letenter.
Ma sœur m’excusera si j’enchéris sur elle.
POLYMNIE
Voilà bien des façons pour une bagatelle.
ÉRATO
C’est qu’elle est de commande.
APOLLON
Et que coûte un dizain ?
ÉRATO
Tout coûte : il faut pourtant que je memette en train.
Clymène a tort : je suis d’avis qu’elleaime
Notre vassal dès demain au plus tard,
Dès aujourd’hui, dès ce moment-cimême :
Le temps d’aimer n’a si petite part
Qui ne soit chère ; et surtout quand ontreuve
Un bon amant, un amant a l’épreuve.
Je sais qu’il est des amants àfoison ;
Tout en fourmille ; on n’en saurait quefaire ;
Mais cent méchants n’en valent pas unbon ;
Et ce bon-là ne se rencontre guère.
APOLLON
Il ne nous reste plus qu’Uranie, et c’estfait.
Mais quand j’y pense bien, je trouve qu’eneffet
Tant de louange ennuie ; et surtout quandon loue
Toujours le même objet : enfin je vousavoue
Que pour peu que durât l’éloge encor detemps
Vous me verriez bailler. Comment peuvent lesgens
Entendre sans dormir une oraisonfunèbre ?
Il n’est panégyriste au monde si célèbre
Qui ne soit un Morphée à tous sesauditeurs.
Uranie, il vous faut reployer vosdouceurs :
Aussi bien qui pourrait mieux parler deClymène
Que l’amoureux Acante ? allons versl’Hippocrène ;
Nous l’y rencontrerons encore assurément.
Ce nous sera sans doute un divertissement.
La solitude est grande autour de cesombrages.
Que vous semble ? on croirait au nombredes ouvrages
Et des compositeurs (car chacun fait desvers)
Qu’il nous faudrait chercher un mont dansl’univers,
Non pas double mais triple, et de plusd’étendue
Que l’Atlas, cependant ma cour estmorfondue ;
Je ne rencontre ici que deux ou troismortels,
Encor très peu dévots à nos sacrés autels.
Cherchez-en la raison dans les Cieux,Uranie.
URANIE
Sire, il n’est pas besoin ; et sansl’astrologie
Je vous dirai d’où vient ce peud’adorateurs.
II est vrai que jamais on n’a vu tantd’auteurs ;
Chacun forge des vers ; mais pour lapoésie,
Cette princesse est morte, aucun ne s’ensoucie.
Avec un peu de rime on va vous fabriquer
Cent versificateurs en un jour sansmanquer.
Ce langage divin, ces charmantes figures,
Qui touchaient autrefois les âmes les plusdures,
Et par qui les rochers et les bois attirés
Tressaillaient à des traits de l’Olympeadmirés,
Cela, dis-je n’est plus maintenant enusage.
On vous méprisé, et nous, et ce divinlangage.
« Qu’est-ce, dit-on ? – Desvers. » Suffit ; le peuple y court.
Pourquoi venir chercher ces traits en notrecour ?
Sans cela l’on parvient à l’estime deshommes.
APOLLON
Vous en parlez très bien. Maisqu’entends-je ? nous sommes
Auprès de l’Hippocrène : Acanteassurément
S’entretient avec elle : écoutons unmoment :
C’est lui, j’entends sa voix.
ACANTE
Zéphyrs de qui l’haleine
Portait à ces Échos mes soupirs et mapeine
Je viens de vous conter son succèsglorieux.
Portez en quelque chose aux oreilles desdieux.
Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelleoffrande
Pourrai-je reconnaître une faveur sigrande ?
Je te dois des plaisirs compagnons desautels,
Des plaisirs trop exquis pour de simplesmortels.
Ô vous qui visitez quelquefois cet ombrage
Nourrissons des neuf Sœurs…
APOLLON
Sans doute il n’est pas sage :
Sachons ce qu’il veut dire. Acante.
ACANTE, parlantseul.
Adorez-moi
Car si je ne suis dieu, tout au moins je suisroi.
ÉRATO
Acante !
CLIO
D’aujourd’hui pensez-vous qu’ilréponde ?
Quand une rêverie agréable et profonde
Occupe son esprit, on a beau lui parler.
ÉRATO
Quand je m’enrhumerais à force d’appeler
Si faut-il qu’il entende :Acante !
ACANTE
Qui m’appelle ?
ÉRATO
C’est votre bonne amie Érato.
ACANTE
Que veut-elle ?
ÉRATO
Vous le saurez ; venez.
ACANTE
Dieux ! je vois Apollon.
Sire, pardonnez-moi ; dans le sacrévallon
Je ne vous croyais pas.
APOLLON
Levez-vous ; et nous dites
Quelles sont ces faveurs soit grandes oupetites
Dont le fils de Vénus a payé vostourments.
ACANTE
Sire, pour obéir à vos commandements,
Hier au soir je trouvai l’Amour près duParnasse :
Je pense qu’il suivait quelque Nymphe à latrace.
D’aussi loin qu’il me vit : Acante,approchez-vous,
Cria-t-il : j’obéis. Il me dit d’un tondoux :
Vos vers ont fait valoir mon nom et mapuissance :
Vous ne chantez que moi : je veux pourrécompense
Dès demain sans manquer obtenir du destin
Qu’il vous fasse trouver Clymène le matin
Dans son lit endormie, ayant la gorge nue,
Et certaine beauté que depuis peu j’aivue.
Sans dire quelle elle est. il suffit quel’endroit
M’a fort plu ; vous verrez si c’est àjuste droit.
Vous êtes connaisseur. Au reste en habilehomme
Usez de la faveur que vous fera le somme.
C’est à vous de baiser ou la bouche, ou lesein,
Ou cette autre beauté : même j’ai faitdessein
D’en parler à Morphée, afin qu’il vousprocure
Assez de temps pour mettre à profitl’aventure
Vous ne pourrez baiser qu’un des troisseulement ;
Ou le sein, ou la bouche, ou cet endroitcharmant.
ÉRATO
Ne nous le nommez pas, afin que je devine.
ACANTE
Je vous le donne en deux.
ÉRATO
C’est… c’est je m’imagine…
ACANTE
Quoi ?
ÉRATO
Le bras entier.
ACANTE
Non,.
ÉRATO
Le pied.
ACANTE
Vous l’avez dit.
Je l’ai vu, dit l’Amour ; il est sanscontredit
Plus blanc de la moitié que le plus blancivoire.
Clymène s’éveillant, comme vous pouvezcroire,
Voudra vous témoigner d’abord quelquecourroux :
Mais je serai présent et rabattrai lescoups :
Le sort et moi rendrons mouton votretigresse.
Amour n’a pas manqué de tenir sa promesse.
Ce matin j’ai trouvé Clymène dans le lit.
Sire, jusqu’à demain je n’aurais pasdécrit
Ses diverses beautés. Une couleur de roses
Par le somme appliquée avait entre autreschoses
Rehaussé de son teint la naïve blancheur.
Ses lis ne laissaient pas d’avoir de lafraîcheur.
Elle avait le sein nu : je n’ai point deparole
Quoique dès ma jeunesse instruit dans cetteécole
Pour vous bien exprimer ce double montd’attraits.
Quand j’aurais là-dessus épuisé tous lestraits,
Et fait pour cette gorge une blancheurnouvelle
Encor n’auriez-vous pas ce qui la rend sibelle
La descente, le tour, et le reste deslieux
Qui pour lors m’ont fait roi (j’entends roipar les yeux
Car mes mains n’ont point eu de part à cettejoie).
Le sort à mes regards a mis encore enproie
Les merveilles d’un pied sans mentir fait autour.
Figurez-vous le pied de la mère d’Amour,
Lorsqu’allant des Tritons attirer lesœillades
Il dispute du prix avec ceux des Naïades.
Vous pouvez l’avoir vu ; Mars peut vousl’avoir dit :
Quant à moi, j’ai vu, Sire, au pied dont ils’agit
Du marbre, de l’albâtre, une plantevermeille :
Thétis l’a, que je pense, ou doit l’avoirpareille.
Quoi qu’il en soit ce pied hors des drapséchappé
M’a tenu fort longtemps à le voir occupé.
Pour en venir au point ou j’ai poussél’affaire :
« Quel des trois, ai-je dit, faut-il queje préfère ?
J’ai, si je m’en souviens, un baiser àcueillir,
Et par bonheur pour moi je ne sauroisfaillir.
Cette bouche m’appelle à son haleined’ambre. »
Cupidon là-dessus est entré dans lachambre :
Je ne sais pas comment ; car j’avaisfermé tout.
J’ai parcouru le sein de l’un à l’autrebout.
« Ceci me tente encore, ai-je dit enmoi-même :
Et quand je serais prince, et prince àdiadème,
Une telle faveur me rendraitfortuné. »
Par caprice à la fin m’étant déterminé,
J’ai réservé ces deux pour la première vue
Le pied par sa beauté qui m’était inconnue
M’a fait aller à lui. peut-être ce baiser
M’a paru moins commun, partant plus àpriser.
Peut-être par respect j ai rendu cethommage.
Peut-être aussi j’ai cru que le mêmeavantage
Ne reviendrait jamais, et qu’on ne baisepas
Un beau pied quand on veut, trop bien d’autresappas.
La rencontre après tout me semblait fortheureuse.
Même à mon sens la chose était plusamoureuse :
De dire plus friponne et d’allerjusque-là,
Je n’ai gardé, c’est trop, j’ai, Sire, pourcela
Trop de respect pour vous ainsi que pourClymène.
Elle s’est éveillée avec assez depeine ;
Et m’ayant entrevu, la belle et ses appas
Se sont au même instant cachés au fond desdraps.
La honte l’a rendue un peu de tempsmuette.
Enfin sans se tourner ni quitter sacachette,
D’un ton fort sérieux et marquant sondépit :
« Je vous croyais plus sage, Acante,a-t-elle dit.
Cela ne me plaît point ; sortez, et touta l’heure.
– Amour, ai-je repris, me dit que jedemeure ;
Le voilà ; qui croirai-je ?accordez-vous tous deux.
– Qui l’Amour ? pensez-vous avec vos Ris,vos Jeux,
Vos Amours, m’amuser ? a repartiClymène.
– Tout doux, » a dit l’Amour. Aussitôtl’inhumaine,
Oyant la voix du dieu, s’est tournée, etchangeant
De note, prenant même un air toutengageant :
« Clymène, a-t-elle dit, tu n’es pas laplus forte.
C’est a toi de fermer une autre fois laporte.
Les voilà deux ; encore un dieu s’enmêle-t-il.
Afin qu’Acante sorte, et bien que luifaut-il ?
Qu’il dise les faveurs donc il se jugedigne. »
J’ai regardé l’Amour ; du doigt il m’afait signe
Je n’ai pas entendu d’abord ce qu’ilvoulait.
Mais me montrant les traits qu’une boucheétalait,
Il m’a fait à la fin juger par ce langage
Qu’un baiser me viendrait si j’avais ducourage.
Or je n’en eus jamais en qualité d’amant.
Amour m’a dit tout bas : « Baisez-lahardiment ;
Je lui tiendrai les mains ; vous n’aurezpoint d’obstacle. »
Je me suis avancé. Le reste est unmiracle.
Amour en fait ainsi ; ce sont coups de samain.
APOLLON
Comment ?
ACANTE
Clymène a fait la moitié du chemin.
POLYMNIE
Que vous autres mortels êtes fous dans vosflammes !
Les dieux obtiennent bien d’autres dons deleurs dames
Sans triompher ainsi.
ACANTE
Polymnie, ils sont dieux.
APOLLON
Je l’étais, et Daphné ne m’en traita pasmieux
Perdons ce souvenir. Vous, triomphez,Acante.
Nous vous laissons, adieu ; notre troupeest contente.