Contes et Nouvelles en vers – Livre I

Contes et Nouvelles en vers – Livre I

de Jean de La Fontaine

LIVRE PREMIER

Préface

 

J’avais résolu de ne consentir à l’impression de ces contes, qu’après que j’y pourrais joindre ceux de Boccace, qui sont le plus à mon goût ; mais quelques personnes m’ont conseillé de donner dès à présent ;ce qui me reste de ces bagatelles ; afin de ne pas laisser refroidir la curiosité de les voir qui est encore en son premier feu. Je me suis rendu à cet avis sans beaucoup de peine ; et j’ai cru pouvoir profiter de l’occasion. Non seulement cela m’est permis mais ce serait vanité à moi de mépriser un tel avantage. Il me suffit de ne pas vouloir qu’on impose en ma faveur à qui que ce soit ; et de suivre un chemin contraire à celui de certaines gens qui ne s’acquièrent des amis que pour s’acquérir des suffrages par leur moyen ; créatures de la cabale, bien différents de cet Espagnol qui se piquait d’être fils de ses propres œuvres.Quoique j’aie autant de besoin de ces artifices que pas un autre,je ne saurais me résoudre à les employer : seulement, je m’accommoderai, s’il m’est possible, au goût de mon siècle,instruit que je suis par ma propre expérience, qu’il n’y a rien de plus nécessaire. En effet on ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de livres. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimés régner tour à tour : maintenant ces galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plaît en un temps peut ne pas plaire en un autre.

 

Il n’appartient qu’aux ouvrages vraiment solides, et d’une souveraine beauté, d’être bien reçus de tous les esprits, et dans tous les siècles, sans avoir d’autre passeport que le seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens sont fort éloignes d’un si haut degré de perfection, la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à moins que de bien prendre mon temps pour les en tirer. C’est ce que j’ai fait, ou que j’ai cru faire dans cette seconde édition, ou je n’ai ajouté de nouveaux contes, que parce qu’il m’a semblé qu’on était en train d’y prendre plaisir. Il y en a que j’ai étendus, et d’autres que j’ai accourcis ; seulement pour diversifier, et me rendre moins ennuyeux. On en trouvera même quelques- uns que j’ai prétendu mettre en épigrammes. Tout cela n’a fait qu’un petit recueil, aussi peu considérable par sa grosseur, que par la qualité des ouvrages qui le composent. Pour le grossir j’ai tiré de mes papiers je ne sais quelle Imitation des Arrêts d’amour, avec un fragment où l’onme raconte le tour que Vulcan fit à Mars et à Vénus, et celui queMars et Vénus lui avaient fait. Il est vrai que ces deux piècesn’ont ni le sujet ni le caractère du tout semblables au reste dulivre mais à mon sens elles n’en sont pas entièrement éloignées.Quoi que c’en soit, elles passeront : je ne sais même si lavariété n’était point plus à rechercher en cette rencontre qu’unassortissement si exact.

 

Mais je m’amuse à des chosesauxquelles on ne prendra peut-être pas garde, tandis que j’ai lieud’appréhender des objections bien plus importantes. On m’en peutfaire deux principales : l’une que ce livre estlicencieux ; l’autre qu’il n’épargne pas assez le beausexe ! Quant à la première, je dis hardiment que la nature duconte le voulait ainsi ; étant une loi indispensable selonHorace, ou plutôt selon la raison et le sens commun, de seconformer aux choses dont on écrit. Or qu’il ne m’ait pas étépermis d’écrire de celles-ci, comme tant d’autres l’ont fait, etavec succès, je ne crois pas qu’on le mette en doute : et l’onne me saurait condamner que l’on ne condamne aussi l’Arioste devantmoi, et les anciens devant l’Arioste. On me dira que j’eusse mieuxfait de supprimer quelques circonstances, ou tout au moins de lesdéguiser. Il n’y avait rien de plus facile ; mais cela auraitaffaibli le conte, et lui aurait ôté de sa grâce. Tant decirconspection n’est nécessaire que dans les ouvrages quipromettent beaucoup de retenue dès l’abord, ou par leur sujet, oupar la manière dont on les traite. Je confesse qu’il faut garder encela des bornes, et que les plus étroites sont lesmeilleures : aussi faut-il m’avouer que trop de scrupulegâterait tout. Qui voudrait réduire Boccace à la même pudeur queVirgile, ne ferait assurément rien qui vaille, et pécherait contreles lois de la bienséance en prenant à tache de les observer. Carafin que l’on ne s’y trompe pas, en matière de vers et de prose,l’extrême pudeur et la bienséance sont deux choses biendifférentes. Cicéron fait consister la dernière à dire ce qu’il està propos qu’on die, eu égard au lieu, au temps, et aux personnesqu’on entretient. Ce principe une fois posé ce n’est pas une fautede jugement que d’entretenir les gens d’aujourd’hui de contes unpeu libres. Je ne pèche pas non plus en cela contre la morale. S’ily a quelque chose dans nos écrits qui puisse faire impression surles âmes, ce n’est nullement la gaieté de ces contes ; ellepasse légèrement : je craindrais plutôt une douce mélancolie,ou les romans les plus chastes et les plus modestes sont trèscapables de nous plonger, et qui est une grande préparation pourl’amour. Quant à la seconde objection, par laquelle on me reprocheque ce livre fait tort aux femmes ; on aurait raison si jeparlais sérieusement ; mais qui ne voit que ceci est jeu, etpar conséquent ne peut porter coup ? il ne faut pas avoir peurque les mariages en soient à l’avenir moins fréquents, et les marisplus fort sur leurs gardes. On me peut encore objecter que cescontes ne sont pas fondés, ou qu’ils ont partout un fondement aiséà détruire, enfin qu’il y a des absurdités, et pas la moindreteinture de vraisemblance. Je réponds en peu de mots que j’ai mesgarants : et puis ce n’est ni le vrai ni le vraisemblable quifont la beauté et la grâce de ces choses-ci ; c’est seulementla manière de les conter.

 

Voilà les principaux pointssur quoi j’ai cru être obligé de me défendre. J’abandonne le resteaux censeurs : aussi bien serait-ce une entreprise infinie quede prétendre répondre à tout. Jamais la critique ne demeure court,ni ne manque de sujets de s’exercer : quand ceux que je puisprévoir lui seraient ôtés, elle en aurait bientôt trouvéd’autres.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer