Critique de la raison pure – Emmanuel Kant

I. le

ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

Première analogie

Principe de la permanence de la substance : La substance persisU m
milieu du changement de tous les phénomènes^ et sa quanliU n’alla
mente m ne diminue dans la nature (a).

PREUVE

Tous les phénomènes sont dans le temps, et c’est en
lui seulement, comme dans un substratum (ou dans la
forme constante de l’intuition intérieure), qu’on peut se
représenter la simultanéité aussi bien que la sztccession.
Le temps donc, où doit être conçu tout changement des
phénomènes, demeure et ne change pas; la succession
ou la simultanéité n’y peuvent être représentées que
comme ses déterminations. Or le temps ne peut être
perçu en lui-même. C’est donc dans les objets de la per-
ception, c’est-à-dire dans les phénomènes, qu’il faut cher-
cher le substratum qui représente le temps en général, et
où peut être perçu dans l’appréhension , au moyen du
rapport des phénomènes avec lui, tout changement ou
toute succession. Mais le substratum de tout ce qui est
réel, c’est-à-dire de tout ce qui appartient à l’existence
des choses, est la substance, où tout ce qui appartient à
l’existence ne peut être conçu que comme détermination.

(a) 1″ édition : « Principe de la permanence. — Tous les phénomènes
contiennent quelque chose de permanent (une substance), qui est l’objet
même, et quelque chose de changeant, qui est la détermination de cet
objet, c’est-à-dire le mode de son existence. »

b
1

PREMIÈRE ANALOGIE 343

ar conséquent, ce quelque chose de permanent relative-
lent à quoi tous les rapports des phénomènes dans le
emps sont nécessairement déterminés, est la substance
lu phénomène, c’est-à-dire ce qu’il y a en lui de réél\
ït ce qui demeure toujours le même, comme substratum
le tout changement. Et comme cette substance ne peut
changer dans son existence, sa quantité dans la nature
le peut ni augmenter ni diminuer (a).

Notre appréhension des éléments divers du phénomène
st toujours successive, et par conséquent toujours chan-
tante. Il est donc impossible que nous déterminions ja-
lais par ce seul moyen si ces éléments divers, comme
jjets de l’expérience, sont simultanés ou successifs, à
loins qu’elle n’ait pour fondement quelque chose qui de-
lOure toujours^ quelque chose de durable et à&perma-
mt dont tout changement et toute simultanéité ne
)ient qu’autant de manières d’être (modi). Ce n’est donc
le dans le permanent que sont possibles les rapports
3 temps (car la simultanéité et la succession sont les
îuls rapports de temps), c’est-à-dire que le permanent
5t, pour la représentation empirique du temps même, le
^Mratum qui seul rend possible toute détermination de
împs. La permanence exprime en général le temps,
omme le constant corrélatif de toute existence des phé-
lomènes, de tout changement et de toute simultanéité.
în effet, le changement ne concerne pas le temps lui-

  • Dos Becde derseîben.

(a) Ce premier paragraphe a remplacé celui-ci de la première édi-
ion : « Tous les phénomènes sont dans le temps. Celui-ci peut déter-
Qiner de deux manières le rapport qu’offre leur existence : ils sont ou
^cessifs ou simultanés. Sous le premier point de vue, le temps peut
‘tre représenté par une ligne ; et, sous le second, par un cercle. >

^AA ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

même, mais seulement les phénomènes dans le temps (de
même, la simultanéité n’est pas un mode du temps même^
puisqu’il n’y a pas dans le temps de parties simultanées^
mais que toutes sont successives). Si l’on voulait attri-
buer au temps lui-même une succession , il faudrait en-
core concevoir un autre temps où cette succession serait
possible. C’est par le permanent seul que Vexistence re-
çoit dans les diverses parties successives de la série du 1^
temps une quantité, que Ion appelle la durée. Car dans la r ^
simple succession, l’existence va toujours disparaissant *
et commençant, sans jamais avoir la moindre quantité.
Sans ce quelque chose de permanent, il n’y a donc pas JT
de rapport de temps. Or, comme le temps ne peut être
perçu en lui-même , ce quelque chose de permanent est
le substratum de toute détermination de temps, par con-
séquent aussi la condition de la possibiUté de toute unité^
synthétique des perceptions, c’est-à-dire de l’expérience ‘^
et toute existence, tout changement dans le temps n^
peut être regardé que comme un mode de ce qui de-
meure et ne change pas. Donc, dans tous les phénomène^
le permanent est l’objet même, c’est-à-dire la substano
(phcénomenon) ; mais tout ce qui change ou peut change;
n’est que le mode d’existence de cette substance ou fai
partie de ses déterminations.

Je trouve que, de tout temps , non-seulement les phi —
losophes, mais le commun des hommes, ont supposé cett^^
permanence comme un substratum de tout changemen<^
des phénomènes, et ils l’admettront toujours comme un^
chose indubitable. Seulement les philosophes s’expriment
à ce sujet avec un peu plus de précision, en disant : aa
milieu de tous les changements qui arrivent dans le
monde, la substance demeure; il n’y a que les accidents

première; analogie 945

^ui chaDgent. Mais je ne vois nulle part qu’on ait essayé
<ie donner une preuve de cette proposition synthétique ;
et même elle ne figure que rarement, comme il lui con-
viendrait pourtant , en tête de ces lois pures et entière-
ment à’pmri de la nature. Dans le fait, dire que la subs-
tance est permanente, c est là une proposition tautologi-
que. En effet, cette permanence est l’unique raison pour
iaquelle nous appliquons au phénomène la catégorie de
la substance, et il aurait fallu prouver que dans tous les
phénomènes il y a quelque chose de permanent, dont le
changeant ne fait que modifier l’existence. Mais, comme
une telle preuve ne peut être donnée dogmatiquement,
3’est-à-dire au moyen de concepts, puisqu’elle sup-
pose une proposition synthétique à priori^ et comme on
ne s’est jamais avisé de songer que des propositions de
ee genre n’ont de valeur que par rapport à l’expérience
possible, et par conséquent ne peuvent être prouvées
qu’au moyen d’une déduction de la possibilité de l’expé-
rience, il n’est pas étonnant que, tout en donnant cette
proposition synthétique pour fondement à toute expé-
rience (parce qu’on en sent le besoin dans la connais-
sance empirique), on ne l’ait jamais prouvée.

On demandait à un philosophe : combien pèse la fu-
mée? Il répondit : retranchez du poids du bois brûlé
celui de la cendre qui reste, et vous aurez le poids de la
fumée. Il supposait donc comme une chose incontestable
que même dans le feu la matière (la substance) ne périt
pas, et que sa forme seule subit un changement. De
même la proposition : rien ne sort de rien, n’est qu’une
autre conséquence du principe de la permanence, ou plu-
tôt de l’existence toujours subsistante du sujet propre
des phénomènes. Car, pour que ce qu’on nomme subs-

246 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

tance dans le phénomène puisse être proprement le snbs-
tratum de toute détermination de temps, il faut qiie-
toute existence, dans le passé aussi bien que dans Faye*
nir, y soit uniquement et exclusivement déterminée. N(w»
ne pouvons donc donner à un phénomène le^ nom de
substance que parce que nous supposons que son exis^
tence est de tout temps ; or c’est ce qu’exprime mal k
mot permanence ^ qui semble plutôt se rapporter à l’a-
venir. Toutefois, comme la nécessité interne d’être per-
manent est inséparable de celle d’avoir toujours été, l’ex-
pression peut être conservée. Gigni de nihilo nikU, m
nihilum nil posse reverti, c’étaient là deux propositions
que les anciens liaient inséparablement, et que l’on se-
pare maintenant quelquefois mal à propos, en s’imagi-
nant qu’elles s’appliquent à des choses en soi , et que h
première est contraire à l’idée que le monde dépend
d’une cause suprême (même quant à sa substance). •
Mais cette crainte est sans fondement, puisqu’il n’est
ici question que des phénomènes dans le champ de
l’expérience, dont l’unité ne serait jamais possible si
nous admettions qu’il se produisît des choses nou-
velles (quant à la substance). Alors, en effet, dispa-
raîtrait ce qui seul peut représenter l’unité du temp5
c’est-à-dire l’identité du substratum, où tout changemei^
trouve uniquement sa complète unité. Cette permanence
n’est cependant pas autre chose que la manière àoC^
nous nous représentons l’existence des choses (dans 1-
phénomène).

Les déterminations d’une substance, qui ne sont autC
chose que des modes de son existence , s’appellent acc^

  • BéharrUdikeit

PREMIÈRE ANALOGIE W1

dmts. Elles sont toujours réelles, puisqu’elles concernent

Texistence de la substance (les négations ne sont que

(ies déterminations exprimant la non-existence de quelque

cbose dans la substance). Lorsqu’on attribue une exis*

tence particulière à ces déterminations réelles de la

substance (par exemple au mouvement considéré comme

on accident de la matière), on appelle cette existence

iéérence^ pour la distinguer de l’existence de la substance

même, qu’on nomme subsistance. Mais il en résulte beau*

coop de malentendus, et l’on s’exprimerait avec plus

d’exactitude et de justesse en désignant uniquement sous

le nom d’accident la manière dont l’existence d’une subs*

tonee est déterminée positivement. Cependant en vertu

des conditions auxquelles est soumis l’usage logique de

notre entendement, on ne peut éviter de détacher en

quelque sorte ce qui peut changer dans l’existence d’une

substance, tandis que la substance reste, et de le consi*

lérer dans son rapport avec ce qui est proprement per-

nanent et radical. C’est pourquoi aussi cette catégorie

•entre sous le titre des rapports, plutôt comme condition

le ces rapports que comme contenant elle-même un rap-

)ort.

C’est sur cette permanence que se fonde aussi la lé-
^timité du concept de changement. Naître et périr ne
^ont pas des changements de ce qui naît ou périt. Le
changement est un mode d’existence qui succède à un
autre mode d’existence du même objet. Tout ce qui
change est donc permanent^ et il n’y a que son étai qui
mtk^. Et comme cette variation, cette vicissitude^ ne
concerne que les déterminations, qui peuvent finir ou

‘ WéchBelt. — * Dtwer Wecksél.

248 ANALYTIQUE TRANSCEN DENTALE

commencer, on peut dire, au risque d’employer une ei- —

pression en apparence quelque peu paradoxale, que seul M

le permanent (la substance) change, et que le variaUe -^
n’éprouve pas de changement, mais une vidsêitude^ pois- —
que certaines déterminations cessent et que d’autres «s
commencent.

Le changement ne peut donc être perçu que dans h
substances, et il n’y a de perception possible du
ou du mourir qu’en tant que ce sont de simples détermi-
nations du permanent, puisque c’est justement ce perma-
nent qui rend possible la représentation du passage d’i
état à un autre et du non-être à l’être, et que par coi
séquent on ne saurait les connaître empiriquement qu^^

comme des déterminations variables de ce qui est perma

nent. Supposez que quelque chose commence d’êtr^^
absolument, il vous faut admettre un moment où i-^ —
, n’était pas. Or à quoi voulez-vous rattacher ce moment::::^
si ce n’est à ce qui était déjà ? Car un temps vide anté-
rieur n’est point un objet de perception. Mais si vous
liez cette naissance aux choses qui étaient auparavant et
qui ont duré jusqu’à elle, celle-ci n’était donc qu’uni
modification de ce qui était déjà, c’est-à-dire du perma-
nent. Il en est de même de Tanéantissement d’une chose
il présuppose la représentation empirique d’un temps ou
un phénomène cesse d’être.

Les substances (dans les phénomènes) sont les subs-
tratrums de toutes les déterminations de temps. Li
naissance des unes et l’anéantissement des autres suppri-
meraient même l’unique condition de l’unité empiriqu^^
du temps, et les phénomènes se rapporteraient alors àdeu>^
sortes de temps, dont l’existence s’écoulerait simultané-
ment, ce qui est absurde. En effet il n’y a qu’un temps,

DEUXIÈME ANALOGIE 249

et tous les divers temps n’y doivent pas être considérés
comme simultanés, mais comme successifis.

La permanence est donc une condition nécessaire, qui
seule permet de déterminer les phénomènes, comme
choses ou comme objets, dans une expérience possible.
Mais quel est le critérium empirique de cette perma-
nence nécessaire et avec elle de la substantialité des
phénomènes ? C’est sur quoi la suite nous fournira l’occa-
sion de faire les remarques nécessaires.

B

Deuxième analogie

Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité :
Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets
et des causes (a).

PREUVE

«

(Le principe précédent a démontré que tous les phéno-
mènes de la subcession dans le temps ne sont que des
changements^ c’est-à-dire une existence et une non-
existence successives des déterminations de la substance
permanente, et que par conséquent il n’y a pas heu
d’admettre une existence de la substance même qui
suivrait sa non-existence, ou une non-existence qui sui-

(a) 1″ édition: c PHndpe de la production, — Tout ce qui arrive
(tout ce qui commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède
suivant une règle. »

250 ANALYnQUE TRANSCENDENTALE

vrait son existence, ou, en d’autres termes, un commen-
cement ou une fin de la substance elle-même. Ce principe
aurait pu encore être formulé ainsi: toute succession des
phénomènes n^est que changement; car le commaicem^t
ou la fin de la substance ne sont pas des changements de
cette substance, puisque le concept de changement sup-
pose le même sujet existant avec deux déterminations
opposées, par conséquent permanent. — Après cet avCT-
tissement, venons à la preuve.)

Je perçois que des phénomènes se succèdent, c’est-à
dire qu’un certain état des choses existe à un moment,
tandis que le contraire existait dans l’état précédent. Je
relie donc, à proprement parler, deux perceptions dans
le temps. Or cette liaison n’est pas l’œuvre du simple
sens et de l’intuition, mais le produit d’une faculté
synthétique de l’imagination, qui détermine le sens inté-
rieur relativement aux rapports de temps. C’est cette fa-
culté qui relie entre eux les deux états de telle sorte
que l’un ou l’autre précède dans le temps ; car le temps
ne peut pas être perçu en lui-même, et c’est uniquement
par rapport à lui que l’on peut déterminer dans l’objet,
empiriquement en quelque sorte, ce qui précède et ce qui
suit. Tout ce dont j’ai conscience, c’est donc que mon
imagination place l’un avant et l’autre après, mais non
pas que dans l’objet un état précède l’autre; en d’autres
termes, la simple perceptioci laisse indéterminé le rapport
objectif des phénomènes qui se succèdent. Or pour que
ce rapport puisse être connu d’une manière déterminée,
il faut que la relation entre les deux états soit conçue de
telle sorte que l’ordre dans lequel ils doivent être placés
se trouve par là déterminé comme nécessaire, celui-ci
avant, celui-là après, et non dans l’ordre inverse. Mais le

DEUXIÈME ANALOGIE 251

concept qui renferme la nécessité d^une union synthétique
ne peut être qu’un concept pur de l’entendement, et il ne
saurait se trouver dans la perception. C’est ici le concept
du rapport de la came et de Veffet^ c’est-à-dire d’un rap-
port dont le premier terme détermine le second comme
sa conséquence, et non pas seulement comme quelque
chose qui pourrait précéder dans l’imagination (ou même
n’être pas du tout perçu). Ce n’est donc que parce que
nous soumettons la série des phénomènes, par conséquent
tout changement, à la loi de la causaUté, que l’expérience
même, c’est-à-dire la connaissance empirique de ces phé-
nomènes est possible; par conséquent ils ne sont eux-
mêmes possibles comme objets d’expérience qu’au moyen
de cette loi {a).

L’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phé-
nomène est toujours successive. Les représentations des
parties se succèdent les unes aux autres. Quant à savoir
si elles se suîvent aussi dans l’objet, c’est là un second
point de la réflexion, qui n’est pas. contenu dans le pre-
mier. Or on peut bien nommer objet toute chose, et
même toute représentation, en tant qu’on en a conscience;
mais, si l’on demande ce que signifie ce mot par rapport
aux phénomènes, envisagés, non comme des objets (des
représentations), mais comme désignant seulement un
objet, c’est là la matière d’une recherche plus approfondie.
En tant qu’ils sont simplement, comme représentations,
des objets de conscience, ils ne se distinguent pas de
l’appréhension, c’est-à-dire de l’acte qui consiste à les
admettre dans la synthèse de l’imagination, et par con-

(a) Ces deux premiers paragraphes sont une addition de la seconde
édition.

252 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE •

séquent on doit dire que ce qu’il y a de divers dans les
phénomènes est toujours produit successivement dans
l’esprit. Si les phénomènes étaient des choses en soi,
personne ne pourrait expliquer par la succession des
représentations de ce qu’ils ont de divers conmient cette
diversité est liée dans l’objet. En effet nous n’avons
aflfairc qu’à nos représentations; il est tout à fait en
dehors de la sphère de notre connaissance de savoir ce
que peuvent être les choses en soi (considérées indépen-
damment des représentations par lesquelles elles nous
affectent). Mais, bien que les phénomènes ne soient pas
des choses en soi et qu’ils soient néanmoins la seule chose
dont nous puissions avoir connaissance, je dois montrer
quelle liaison convient dans le temps à ce qu’il y. a de
divers dans les phénomènes eux-mêmes, tandis que la
représentation de cette diversité est toujours successive
dans l’appréhension. Ainsi, par exemple, l’appréhension
de ce qu’il y a de divers dans le phénomène d’une mai-
son, placée devant mqi, est successive. Or demande- t-on
si les diverses parties de cette maison sont aussi suc-
cessives en soi; personne, assurément, ne s’avisera de
répondre oui. Mais si, en élevant mes concepts d’un
objet jusqu’au point de vue transcendental , je vois que
la maison n’est pas un objet en soi, mais seulement un
phénomène, c’est-à-dire une représentation, dont l’objet
transcendental est inconnu, qu’est-ce donc que j’entends
par cette question : comment ce qu’il y a de divers dans
le phénomène lui-même (qui pourtant n’est rien eu soi)
peut-il être lié? Ce qui se trouve dans l’appréhension
successive est considéré ici comme repré sentation ; mais
le phénomène qui m’est donné, quoique n’étant qu’un en-
semble de ces représentations, est considéré comme

DEUXIÈME ANALOGIE 253

l’objet de ces mêmes représentations, comme un objet
avec lequel doit s’aécorder le concept que je tire des re-
présentations de l’appréhension. On voit tout de suite
que, comme l’accord de la connaissance avec l’objet cons-
titue la vérité, il ne peut être ici question que des condi-
tions formelles de la vérité empirique, et que le phéno-
mène, par opposition aux représentations de l’appréhen-
sion, ne peut être représenté que comme un objet différent
de ces représentations, en tant que l’appréhension est sou-
mise à une règle qui la distingue de toute autre, et qui rend
nécessaire une espèce de liaison de ses éléments divers.
Ce qui dans le phénomène contient la condition de cette
règle nécessaire de l’appréhension, est l’objet.

Venons maintenant à notre question. Que quelque
chose arrive, c’est-à-dire qu’une chose ou un état, qui
n’était pas auparavant, soit actuellement, c’est ce qui ne
peut être empiriquement perçu, s’il n’y a pas eu précé-
demment un phénomène qui ne contenait pas cet état ;
car une réalité qui succède à un temps vide, par conséquent
Un commencement que ne précède aucun état des choses,
ne peut pas plus être appréhendé par nous que le temps
vide lui-même. Toute appréhension d’un événement est
donc une perception qui succède à une autre. Mais
comme, dans toute synthèse de l’appréhension, les choses
se passent ainsi que je l’ai montré plus haut pour l’ap-
préhension d’une maison, elle ne se distingue pas encore
par là des autres. Voici seulement ce que je remarquerai
^n outre : si dans un phénomène contenant un événe-
ment, j’appelle A l’état antérieur de la perception, et B
le suivant, B ne peut que suivre A dans l’appréhension,
et la perception A ne peut pas suivre B, mais seule-
ment le précéder. Je vois, par exemple, un bateau des-

254 ANALYTIQUE TRANSCENDfiNTALE

cendre le courant d’un fleuve. Ma perception du lieu où
ce bateau se trouve en aval du fleuve, succède à celle du
lieu où il se trouvait en amont, et il est impossible que
dans l’appréhension de ce phénomène le bateau soit perçu
d’abord en aval, et ensuite en amont. L’ordre des per-
ceptions qui se succèdent dans Tappréhension est donc
ici déterminé, et elle-même en dépend. Dans le précé-
dent exemple de l’appréhension d’une maison, mes per-
ceptions pouvaient commencer par le faîte de la maisoa
et finir par les fondements, ou bien commencer par le
bas et finir par le haut, et de même elles pouvaient ap-
préhender par la droite ou par la gauche les éléments
divers de l’intuition empirique. Dans la série de ces per-
ceptions, il n’y avait donc pas d’ordre déterminé qui me
forçât à commencer par ici ou pai’ là pour lier empiri-
quement les éléments divers de mon appréhension. Mais
cette règle ne saurait manquer dans la perception de c^
qui arrive^ et elle rend nécessaire l’ordre des perceptions
successives (dans l’appréhension de ce phénomène).

Je dériverai donc, dans le cas qui nous occupe, la sé-
cession subjective de l’appréhension de la succession objec-
tive des phénomènes, puisque la première sans la seconde
serait tout à fait indéterminée et ne distinguerait aucun
phénomène d’un autre. Seule, celle-là ne prouve rien
quant à la liaison des éléments divers dans l’objet, puis-
qu’elle est tout arbitraire. La seconde consistera donc
dans un ordre des éléments divers du phénomène, tel
que l’appréhension de l’un (qui arrive) suive, selon une
règle, celle de l’autre (qui précède). C’est ainsi seulement
que je puis être fondé à dire du phénomène lui-même ,
et non pas seulement de mon appréhension, qu’on j- doit
trouver une succession; ce qui signifie que je ne saurais

DEUXIÈME ANALOGIE 255

établir l’appréhension que précisément dans cette suc-
cession.

D’après ce principe, c’est donc dans ce qui en général
précède un événement que doit se trouver la condition
qui donne lieu à une règle selon laquelle cet événement
suit toujours et nécessairement; mais je ne puis renver-
ser l’ordre en partant de l’événement et déterminer (par
J’appréhension) ce qui précède. En effet , nul phénomène
ne retourne du moment suivant à celui qui précède,
quoique tout phénomène se rapporte à quelque moment
€mtérieur; un temps étant donné, un autre temps déter-
miné le suit nécessairement. Puis donc qu’il y a quelque
chose qui suit, il faut nécessairement que je le rapporte
à quelque chose qui précède et qu’il suit selon une
règle, c’est-à-dire nécessairement, de telle sorte que l’é-
vénement, comme conditionné, nous renvoie sûrement à
ijuelque condition qui le détermine.

Supposez qu’il n’y eût avant un événement rien que ce-
lui-ci dût suivre selon une règle, toute succession pour la
perception n’existerait que dans l’appréhension, c’est-à-
<3ire que ce qui précéderait proprement et ce qui suivrait
c[ans les perceptions ne serait déterminé que d’une ma-
nière toute subjective, et pas du tout objectivement.
INous n’aurions de cette manière qu’un jeu de représen-
tations qui ne se rapporterait à aucun objet, c’est-à-dire
que par notre perception un phénomène ne serait nulle-
ment distinct de tout autre , sous le rapport du temps ,
puisque la succession dans l’acte d’appréhender ^ est tou-
jours identique, et que par conséquent il n’y a rien dans
le phénomène qui la détermine, de telle sorte qu’une cçr-

‘ Im Apprehendiren.

256 ANALYTIQUE TRA5SCEKDE?rrALE

taine suite soit rendae par là objectivement nécessaire.
Je ne dirais donc pas alors qoe denx états se sdvent
dans le phâiomène, mais seulement qu’une appréhension
en suit une autre, ce qui est quelque chose de tout sub-
jectif, et ne détermine aucun objets et par conséquent ne
peut équivaloir à la connaissance de quelque objet (pas
même dans le phénomène).

Quand donc nous apprenons que quelque chose arrive,
nous présupposons toujours que quelque chose a précédé
qu’il a suivi selon une règle. Autrement, je ne dirais pas
de l’objet : il mit, puisque la seule succession dans mon
appréhension, si elle n’est pas déterminée par une règle
relativement à quelque chose qui a précédé, ne prouve
pas une succession dans l’objet C’est donc toujours ev
égard à une règle d’après laquelle les phénomènes soni
déterminés dans leur succession, c’est-à-dire tels qu’il*
arrivent, par l’état antérieur, que je donne à ma syn-
thèse subjective (de l’appréhension) une valeur objective
et ce n’est que sous cette supposition qu’est possible
l’expérience même de quelque chose qui arrive.

Cela, il est vrai, semble contredire toutes les remarquer
que l’on a toujours faites sur la marche de notre entende-
ment. D’après ces remarques, c’est seulement par la per-
ception et la comparaison de plusieurs événements succé-
dant d’une manière uniforme à des phénomènes antérieurs,
que nous sommes conduits à découvrir une règle d’après
laquelle certains événements suivent toujours certaiD?
phénomènes, et à nous faire ainsi un concept de cause.
A ce compte, ce concept serait purement empirique, et
la règle qu’il fournit, à savoir que tout ce qui arrive a
une cause, serait tout aussi contingente que l’expérience
elle-même : son universalité et sa nécessité seraient donc

DEUXIÈME ANALOGIE S57

purement fictives , et n’auraient pas de véritable va-
leur, puisqu’elles ne seraient pas fondées à priori,
mais ne s’appuieraient que sur l’induction. Il en est ici
comme des autres représentations pures à priori (par
exemple de l’espace et du temps), que nous ne pouvons
tirer de l’expérience à l’état de concepts clairs que parce
que nous les avons mises dans l’expérience, et que nous
n’avons constitué celle-ci que par le moyen de celles-
là. Mais, si cette représentation d’une règle déterminant
la série des événements ne peut acquérir la clarté logi-
que d’un concept de cause que quand nous en avons
fait usage dans l’expérience, la considération de cette
règle comme condition de l’unité sj-nthétique des phéno-
xnènes dans le temps n’en est pas moins le fondement de
l’expérience même, et par conséquent la précède à priori

Il s’agit donc de montrer par un exemple que jamais,
même dans l’expérience, nous n’attribuons à l’objet la
succession (que nous nous représentons dans un événe-
ment, lorsque quelque chose arrive qui n’existait pas au-
paravant) et ne la distinguons de la succession subjective
qui se manifeste dans notre appréhension, qu’à la condition
d’avoir pour principe une règle qui nous contraigne à garder
cet ordre des perceptions plutôt qu’un autre, si bien que
c’est proprement cette nécessité qui rend possible la re-
présentation d’une succession dans l’objet.

Nous avons en nous des représentations dont nous
pouvons aussi avoir conscience. Mais, si étendue* si exacte
6t si précise que puisse être cette conscience, ce ne
sont toujours que des représentations, c’est-à-dire des
déterminations intérieures de notre esprit dans tel ou tel
rapport de temps. Conunent donc arrivons-nous à leur
supposer un objet, ou à leur attribuer, outre la réalité

I. 17

258 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

subjective qu’elles ont comme modifications, je ne sais
quelle réalité objective? La valeur objective ne peut
signifier un rapp(^rt à une autrô représentation (à celle
de ce que l’on attribuerait à l’objet) ; autrenjent on re-
tombe sur cette question : comment cette représentation
à son tour sort-elle d’elle-même, et acquiert-elle une=
valeur objective, outre la valeur subjective qu’elle possède
comme détermination de l’état de l’esprit? Si nous cher —
chons quelle nouvelle qualité le rapport à un objet ajout
à nos représentations et quelle espèce de dignité elles
retirent, nous trouvons que ce rapport ne fait rien autr^

chose que de rendre nécessaire la liaison des représenta

tions dans un certain sens et de les soumettre à une règl^
et que réciproquement elles n’acquièrent une valei^
objective que parce qu’un certain ordre est nécessaire
entre elles sous le rapport du temps.

Dans la synthèse des phénomènes les éléments dive
des représentations se succèdent toujours les uns a
autres. Or aucun objet n’est représenté par là; car, p
cette succession, qui est commune à toutes les appréhe
sions, rien n’est distingué de rien. Mais, dès que je p&m*
çois ou que je présuppose que cette- succession impUq^tac
un rapport à un état antérieur d’où dérive la représen-
tation suivant une règle, alors je me représente quelqiue
chose comme un événement, ou comme arrivant ; c’est-à-
dire que je connais un objet que je dois placer daus
le temps* à un certain point déterminé, lequel, d’après
l’état antérieur, ne peut être autre que celui-là. Quand
donc je perçois que quelque chose arrive, cette représen-
tation implique d’abord que quelque chose a précédé,
puisque c’est précisément par rapport à ce quelque chose
d’antérieur que le phénomène se coordonne dans le temps,

DEUXIÈME ANALOGIE !259

c’jest-à-dire est représenté comme existant après un temps
antérieur où il n’existait pas. Mais il n’occupe, dans ce
rapport, ce point déterminé du temps, que parce que,
dans l’état antérieur, quelque chose est supposé qu’il suit
toujours, c est-à-dire selon une règle ; d’où il résulte, en
premier lieu, que je ne puis intervertir la série, en met-
tant ce qui arrive avant ce qui précède, et, en second lieu,
4îue, l’état qui précède étant donné, cet événement déter-
miné suit inévitablement et nécessairement. C’est ainsi
<iu’il s’établit entre nos représentations un certain ordre
où le présent (en tant qu’il est arrivé) nous renvoie à un
^tat antérieur, comme à un corrélatif, mais indéterminé
«encore, de l’événement donné, et où, à son tour, ce corré-
latif se rapporte d’une manière déterminée à cet événe-
ment, comme à sa conséquence, et le lie nécessairement à
lui dans la série du temps.

Si donc c’est une loi nécessaire de notre sensibilité,
par conséquent une condition formelle de toutes nos per-
ceptions, que le temps qui précède détermine nécessaire-
ment celui qui suit (puisque je ne puis- arriver à cçlui-ci
qu’en passant par celui-là), c’est aussi une loi essentielle
de la représentation empirique de la succession dans le
temps, que les phénomènes du temps passé déterminent
oeux du temps suivant, et que ces derniers n’aient lieu,
comme événements, qu’autant que les premiers détermi-
nent leur existence dans le temps, c’est-à-dire les fixent
d’après une règle. Nou^s ne pouvons en effet conncâtre em-
piriquement cette continuité dans Tencfwânemeni des temps
pe dans les phénomènes.

Toute expérience suppose l’entendement : c’est lui qui
«n constitue la possibilité, et la première chose qu’il fait
pour cela n’est pas de rendre claire la représen-

260 ANALYTIQUE TRANSCEN DENTALE

tation des objets, mais de rendre possible la représenta-
tion d’un objet en général. Or il ne le peut qu’en trans-
portant l’ordre du temps aux phénomènes et à leur
existence, c’est-à-dire en assignant à chacun d’eux,
considéré comme conséquence, une place déterminée à
priori dans le temps, par rapport aux phénomènes pré-
cédents, puisque sans cette place ils ne s’accorderaient pas
avec le temps même, lequel détermine à priori la place
de toutes ses parties. Mais cette détermination des places
ne peut dériver du rapport des phénomènes au temps
absolu (car celui-ci n’est pas un objet de perception); il
faut au contraire que les phénomènes se déterminent leurs
places les uns aux autres dans le temps lui-même et les
rendent nécessaires dans l’ordre du temps, c’est-à-dire
que ce qui suit ou arrive doit suivre, d’après une loi gé-
nérale, ce qui était contenu dans l’état précédent. De là
une série de phénomènes qui, au moyen de l’entendement,
produit et rend nécessaire précisément le même ordre,
le même enchaînement continu dans la série des percep-
tions possibles, que celui qui se trouve à priori dans la
forme de l’intuition intérieure (dans le temps), oii toutes
les perceptions devaient avoir leur place.

Quand donc je dis que quelque chose arrive, c’est une
perception appartenant à une expérience possible, que je
réalise en considérant le phénomène comme déterminé
dans le temps, quant à sa place, et par conséquent comme
un objet qui peut toujours être trouvé suivant une règle
dans l’enchaînement des perceptions. Or cette règle qui
sert à déterminer quelque chose dans la série du temps,
est que la condition qui fait que l’événement suit toujours
(c’est-à-dire d’une manière nécessaire) se trouve dans c^
qui précède. Le principe de la raison suffisante est don^

DEUXIÈME ANALOGIE 261

le fondement de toute expérience possible, c’est-à-dire de
la connaissance objective des phénomènes au point de
viie de leur rapport dans la succession du temps.

La preuve de ce principe réside uniquement dans les
considérations suivantes. Toute connaissance empirique
suppose la synthèse des éléments divers opérée par
l’imagination, laquelle est toujours successive, ce qui
veut dire que les représentations y viennent toujours les
unes après les autres. Mais l’ordre de succession (ce qui doit
précéder et ce qui doit suivre) n’est nullement déterminé
dans l’imagination, et la série de l’une des représenta-
tions qui se suivent peut être prise en remontant aussi
bien qu’en descendaut. Or, si cette synthèse est une syn-
thèse de l’appréhension (des. éléments divers d’une intui-
tion donnée), l’ordre est déterminé dans l’objet, ou, pour
parler plus exactement, il y a, dans la synthèse successive
qui détermine un objet, un ordre d’après lequel quelque
chose doit nécessairement précéder, et, ce quelque
chose une fois posé, quelque autre chose suivre nécessai-
rement. Pour que ma perception puisse impliquer la
connaissance d’un événement ou de quelque chose qui
arrive réellement, il faut donc qu’elle soit un jugement
empirique où je conçoive que la succession est déterminée,
c’est-à-dire que cet événement suppose, dans le temps,
un autre phénomène qu’il suit nécessairement, ou selon
une règle. Autrement, si, l’antécédent étant donné, l’évé-
nement ne le suivait pas nécessairement, il me faudrait
le tenir pour un jeu subjectif de mon imagination, et
regarder comme un pur rêve ce que je pouiTais
m’y représenter encore d’objectif Le rapport en vertu
duquel, dans les phénomènes (considérés comme percep-
tions possibles), l’existence de ce qui suit (de ce qui ar-

Wi ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

rive) est, nécessairement et suivant une règle, déterminée
dans le temps par quelque chose qui précède, en un mol
le rapport de la cause à l’effet est la condition de la valeui
objective de nos jugements empiriques, au point de vue
de la série des perceptions, par conséquent de leur vérité
empirique, par conséquent encore de l’expérience. Le
principe du rapport de causalité dans la série des phé-
nomènes a donc aussi une valeur antérieure à tous les
objets de l’expérience (soumis aux conditions de la suc-
cession), puisqu’il est lui-même le principe qui rend pos-
sible cette expérience.

Mais il y a encore ici une difficulté qu’il faut écarter.
Le principe de la liaison causale entre les phénomènes
est restreint, dans notre formule, à la succession de leurs
séries, tandis que, dans l’usage de ce principe, il se trouve
qu’il s’applique aussi à leur simultanéité, et que la cause
et l’effet peuvent être en même temps. Par exemple, il
fait dans une chambre une chaleur qui n’existe pas
en plein air. J’en cherche la cause, et je trouve un four-
neau allumé. Or ce fourneau est, comme cause, en même
temps que son effet, c’est-à-dire la chaleur de la chambre \
il n’y a donc pas ici de succession, dans le temps, entre la
cause et l’effet, mais ils sont simultanés, et la loi n’eu
reste pas moins applicable. La plupart des causes effi-
cientes de la nature sont en même temps que leurs effets
et la succession de ceux-ci tient uniquement à ce que h
cause ne peut pas produire tout son effet en un moment
Mais dans le moment où l’effet commence à se produire
il est toujours contemporain de la causalité de sa cause
puisque, si cette cause avait cessé d’être un instant au-
paravant, il n’aurait pas eu lieu lui-même. Il faut biei
remarquer ici qu’il s’agit de V ordre du temps et non de soi

DEUXIÈME ANALOGIE « 268

cours : le rapport demeure, bien qu’il n’y ait pas eu de
temps écoulé. Le temps entre la causalité de la cause et
son effet immédiat peut s évanouir (et par conséquent
la cause et l’effet être simultanés), mais le rapport de
l’un à l’autre reste toujours déterminable dans le temps.
Si, par exemple, une boule est placée sur un moelleux
coussin et y imprime une légère dépression, cette boule,
considérée comme cause, est en même temps que son
effet Mais je les distingue cependant tous deux par le
rapport de temps qu’implique leur liaison dynamique. En
effet, quand je place la boule sur le coussin, la dépression
de ce coussin succède à la forme unie qu’il avait aupara-
vant ; mais si le coussin a déjà reçu (n’importe com-
ment) une dépression, il n’en est plus de même(l).

La succession est donc en tout cas Tunique critérium
empirique de l’effet dans son rapport avec la causalité
de la cause qui précède. Le verre est la cause de l’élé-
vation de l’eau au-dessus de sa surface horizontale, bien
que les deux phénomènes soient en même temps. En
effet, dès que je puisse de l’eau avec un verre dans un
plus grand vase, quelque chose suit, à savoir le change-
ment de la figure horizontale qu’elle avait dans ce vase
^ti une figure concave qu’elle prend dana le verre.

Cette causalité conduit au concept de l’action, celle-cî
^Vi concept de la force et par là à celui de la substance.
Oomme je ne veux pas mêler à mon entreprise critique,.

(1) Kant veut dire (l’expression de sa pensée est si peu claire ici
.’elle a besoin d’explication) que le changement qui s’opère dans la
rme du coussin peut seul nous servir à reconnaître un rapport de
^use à effet entre la boule et la dépression de ce .coussin, et qu’ainsi ce
apport ne se manifeste à nous qu’au moyen d’une succession d’états
vers. Telle est, en effet, la conclusion à laquelle il arrive dans l’alinéa
suivant J. B.

264 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

laquelle ne concerne que les sources de la connaissance
synthétique à priori^ des analyses qui ne tendent qu’à
l’éclaircissement (et non à l’extension) des concepts, je
réserve pour un futur système de la raison pure l’exa,-
men détaillé de ces concepts. Aussi bien cette analyse se
trouve-t-elle déjà, en une riche mesure, dans les ouvrages
connus qui traitent de ces matières. Mais je ne puis m. c
dispenser de parler du critérium empirique d’une subs-
tance, en tant qu’elle semble se manifester, non par 1 ^
permanence du phénomène, mais par l’action, où elle se
révèle mieux ou plus facilement.

Là où est l’action, et par conséquent l’activité et la
force, là aussi est la substance, et c’est dans celle-ci seu-
lement qu’il faut chercher le siège de celles-là, qui sont
les sources fécondes des phénomènes. Voilà qui est trfes-
bien dit; mais, si l’on veut se rendre compte de ce qiae
l’on entend par substance et ne pas tomber à ce suj et
dans un cercle vicieux, la réponse n’est pas si facile. Com-
ment conclure immédiatement de l’action à la permanerM^^
de l’agent, ce qui pourtant est un critérium essentiel «t
propre de la substance (phœnomenon) ? Mais, d’après ce
qui précède, la solution de la question ne présente poixr-
tant aucune difficulté de ce genre, bien que par la ux^-
nière ordinaire (de traiter analytiquement nos concepts)
elle soit tout à fait insoluble. L’action signifie déjà le rstp-

port du sujet de la causalité à l’effet. Or, puisque tout
effet consiste dans quelque chose qui arrive, par consé-
quent dans quelque chose de changeant qui dénote ie
temps par la succession, le dernier sujet de cet effet ^st
donc lepermanentj considéré comme substratum de tout
changement, c’est-à-dire la substance. En effet, d’après le
principe de la causaUté, les actions sont toujours le pte-

DEUXIÈME ANALOGIE 265

mier fondement de la vicissitude des phénomènes, et par
conséquent elles ne peuvent résider dans un sujet qui
change lui-même, puisqu’alors il faudrait admettre d’au-
tres actions et un autre sujet qui déterminât ce change-
ment. En vertu de ce principe, l’action est donc un cri-
térium empirique suffisant pour prouver la substantialité,
sans que j’aie besoin de chercher la permanence du su-
|et par la comparaison des perceptions, ce qui ne pour-
rait se faire par cette voie avec le développement qu’exi-
geraient la grandeur et l’universalité absolue du concept.
En effet, que le premier sujet de la causalité de tout ce
lui naît et périt ne puisse pas lui-même naître et périr
‘dans le champ des phénomènes), c’est là une conclusion
certaine qui conduit à la nécessité empirique et à la per-
manence dans l’existence , par conséquent au concept
d’une substance C(mime phénomène.

Quand quelque chose arrive, le seul fait de l’événement \
abstraction faite de la nature de cet événement, est déjà
par lui-même un objet de recherche. Le passage du non-
être d’un état à cet état même, celui-ci ne contint-il au-
cune quahté phénoménale, est déjà une chose qu’il est
nécessaire de rechercher. Cet événement, comme nous
l’avons montré dans le numéro A, ne concerne pas la subs-
tance (car celle-ci ne naît point), mais l’état de la subs-
tance. Ce n’est donc qu’un changement, et non pas l’ori-
gine d’une chose qui naîtrait de rien^ . Quand cette ori-
gine est considérée comme l’effet d’une cause étrangère,
elle s’appelle alors création. Une création ne peut être
admise comme événement, puisque sa seule possibiUté
romprait l’unité de l’expérience; pourtant, si j’envisage

  • Dos hlosse Entstehen. — * Nicht Uraprung atis Nichts.

266 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

toutes les choses non plus comme des phénomènes, mais
comme des choses en soi et comme des objets de l’enten-
dement seul, elles peuvent être considérées, bien qu’elles
soient des substances, comme dépendantes, quant à leur
existence, d’une cause étrangère ; mais cela suppose une
tout autre acception des mots et ne s’applique plus aux
phénomènes, comme à des objets possibles d’expérience.

Mais comment en général quelque chose peut-il être
changé, ou comment se fait-il qu’à un état qui a lieu dans
un certain moment puisse succéder, dans un autre mo-
ment, un état opposé ? C’est ce dont nous n’avons pas à
priori la moindre notion. Nous avons besoin pour cela de
la connaissance des forces réelles, par exemple des forces
motrices, ou, ce qui revient au même, de certains phé-
nomènes successifs (comme mouvements) qui révèlent des
forces de ce genre, et cette connaissance ne peut nous
être donnée qu’empiriquement. Mais la forme de tout
changement, la condition sans laquelle il ne peut s’opé-
rer, comme événenjent résultant d’un autre état (quel
qu’en soit d’ailleurs le contenu, c’est-à-dire quel que soit
l’état qui est changé), par conséquent la succession des-
états mêmes (la chose qui arrive) peut toujours être
considérée à priori suivant la loi de la causalité et les-
conditions du temps*.

Quand une substance passe d’un état a à un autre h^
le moment du second est distinct de celui du premier, et
le suit. De même le second état, comme réalité (dans Ift

  • Qu’on remarque bien que je ne parle pas du changement de cer^
    taines relations, mais d’un changement d’état. Ainsi, quand un corps
    se meut uniformément, son état (de mouvement) ne change pas ; il ne
    change que quand son mouvement croît ou diminue.

DEUXIÈME ANALOGIE 267

phénomène) est distinct du premier, où cette réalité n’é-
tait pas, comme b de zéro, c’est-à-dire que, si l’état b ne
se distingue de l’état a que par la quantité, le change-
ment est alors l’avènement de b — a, qui n’était pas dans
l’état précédent et par rapport à quoi cet état est = 0.
On demande donc comment une chose passe d’un état
= a à un autre = b. Entre deux moments il y a tou-
jours un temps, et entre deux états dans ces moments
il y a toujours une différence qui a une quantité (car
toutes les parties des phénomènes sont à leur tour des
Quantités). Tout passage d’un état à un autre a donc
toujours lieu dans un temps contenu entre deux moments,
^ont le premier détermine l’état d’où sort la chose, et le
Second celui où elle arrive. Ils forment donc tous les deux
î^s limites du temps d’un changement, par conséquent
^’un état intermédiaire entre deux états, et à ce titre ils
font partie du changement tout entier. Or tout change-
^ment a une cause qui révèle sa causalité dans tout le
temps où il s’opère. Cette cause ne produit donc pas son
changement tout d’un coup (tout d’une fois et en un mo-
ment), mais dans un temps, de telle sorte que, tout
comme le temps croit depuis le premier moment a jus-
qu’à son accomplissement en b, ainsi la quantité de la
réalité (b—a) est produite par tous les degrés inférieurs
contenus entre le premier et le dernier. Tout change-
ment n’est donc possible que par une action continuelle
de la causalité, qui, en tant qu’elle est uniforme, s’appelle
un moment. Le changement n’est pas composé de ces
moments, mais il en résulte comme leur effet.

Telle est la loi de la continuité de tout changement.
Le principe de cette loi est celui-ci : Ni le temps ni même
le phénomène dans le temps ne se compose de parties

268 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE

qui soient les plus petites possibles, et pourtant la chose,
dans son changement, n’arrive à son second état qu’en
passant par toutes ces parties comme par autant d’élé-
ments.’ Il n’y a attcune différence dans le réel du phéno-
mène, comme dans la quantité des temps, qui soit la plus
petite^ et le nouvel état de la réalité passe, en partant du
premier où il n’était pas, par tous les degrés infinis de
cette même réalité, entre lesquels les différences sont
toutes plus petites qu’entre o et a.

Il n’est pas besoin ici de rechercher quelle utilité
peut avoir ce principe dans l’investigation de la nature.
Mais comment une telle proposition, qui semble étendre
si loin notre connaissance de la nature, est-elle possible
tout à fait à priori^ voilà ce qui appelle notre examen^
bien qu’il suffise d’un coup d’œil pour voir qu’elle est
réelle et légitime, et que par conséquent on puisse se
croire dispensé de répondre à la question de savoir com-
ment elle est possible. En effet, la prétention d’étendre
noire connaissance par la raison pure est si souvent dé-
nuée de fondement, qu’on doit se faire une règle géné-
rale d’être extrêmement défiant à cet égard, et de ne
rien croire, de ne rien accepter en ce genre, même sur
la foi de la preuve dogmatique la plus claire, sans des
documents qui puissent fournir une déduction solide.

Tout accroissement de la connaissance empirique, tout
progrès de la perception n’est qu’une extension de la dé-
termination du sens intérieur,- c’ést-à-dire une progres-
sion dans le temps, quels que soient d’ailleurs les objets,
phénomènes ou intuitions pures. Cette progression dans
le temps détermine tout, et n’est en elle-même détermi-
née par rien autre chose, c’est-à-dire que les parties en
sont nécessairement dans le temps, et qu’elles sont don-

DEUXIÈME ANALOGIE 269

  • nées par la synthèse du temps, mais non avant elle. C’est
    pourquoi tout passage de la perception à quelque chose
    qui suit, est une détermination du temps opérée par la
    I>roduction de cette perception ; et, comme cette déter-
    xxiination est toujours et dans toutes ses parties une
    <iuantité, il est la production d’une perception qui passe,
    c^omme une quantité, par tous les degrés, dont aucun
    x:i’est le plus petit, depuis zéro jusqu’à son degré déter-
    XTiiné. Or de là ressort la possibilité de connaître à priori
    ï a loi des changements, quant à leur forme. Nous n’anti-
    «pons que notre propre appréhension, dont la condition
    iformelle doit pouvoir être connue à priori, puisqu’elle ré-
    side en nous antérieurement à tout phénomène donné.

Ainsi donc, de même que le temps contient la condi-
tion sensible à priori de la possibilité d’une progression
continue de ce qui existe à ce qui suit, de même l’enten-
dement, grâce à l’unité de l’aperception, est la condition
à priori qui rend possible la détermination de toutes les
places des phénomènes dans ce temps au moyen de la
série des causes et des effets, dont les premières entraî-
nent inévitablement l’existence des seconds, et par là
rendent valable pour chaque temps (en général), par
conséquent objectivement, la connaissance empirique dès
rapports de temps.

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