Mémoires de Casanova partie 1

CASANOVA

HISTOIRE DE MA VIE

HISTOIRE DE MA VIE Tomes I à III

L’ÉCRIVAIN CASANOVA AVANT L’HISTOIRE DE MA VIE

LES PREMIÈRES PRÉFACES DE L’HISTOIRE DE MA VIE SUR LA LANGUE FRANÇAISE

LA POSSESSION DE BETTINE DANS LA CONFUTAZIONE

HISTOIRE DE MA FUITE DES PRISONS DE LA RÉPUBLIQUE DE VENISE

Giacomo Casanova naît à Venise le 2 avril 1725, de parents comédiens. La ville est elle-même un spectacle. Le carnaval dure presque la moitié de l’année et Venise célèbre tous les ans son propre mythe : lors des fêtes de l’Ascension, le doge en tenue d’apparat, accompagné par les puissants de la République, monte à bord du Bucentaure pour jeter un anneau dans l’Adriatique. On dit qu’il épouse la mer. La puissance maritime de Venise n’est pourtant plus ce qu’elle était. L’imaginaire et les symboles en ont déjà pris le relais. Le tourisme n’existe pas encore, mais on vient de toute l’Europe pour jouir d’une ville toujours en fête où les masques facilitent la liberté de mœurs.

Le système politique, lui, est tout sauf libre. Les familles patriciennes se partagent jalousement le pouvoir et gouvernent dans leur propre intérêt. Le contrôle politique est général. Les patriciens ne peuvent pas s’entretenir avec les ambassadeurs étrangers en dehors des occasions officielles. Les redoutables inquisiteurs d’État ont partout des espions, les confidenti. Cette Inquisition qu’il ne faut pas confondre avec l’Inquisition romaine condamne sans réel procès. D’après le récit de Casanova, elle n’a même pas besoin d’informer ceux qu’elle envoie en prison des motifs, ni de la durée de leur peine.

Casanova vécut avec délectation la fête vénitienne, mais il sut aussi en comprendre les fonctions et les ombres. Venise est « une ville où la politique du gouvernement laisse volontiers que le libertinage soit une esquisse de la liberté qui devrait y régner », écrit-il dans l’Histoire de ma vie (voir ici). On tolère une certaine liberté de mœurs pour assurer la permanence d’un ordre politique inique. Dans un roman utopique paru en 1788, l’Icosameron, le propos est plus cru. Le narrateur évoque une République souterraine, double fictionnel transparent de Venise : « le seul simulacre de la liberté s’y trouvait, mais […] la déesse ne s’y trouvait plus2 ». Elle est remplacée par un « libertinage effréné », tantôt protégé par l’hypocrisie, tantôt exposé au grand jour lorsqu’il est le fait de puissants à l’abri de toute poursuite. La fête est l’instrument d’un gouvernement despotique. Venise est devenu une société figée dont les spectacles dissimulent l’immobilité.

Les masques du carnaval autorisent pourtant l’expérience d’une nouvelle liberté. Déguisé en Pierrot, Casanova l’éprouve dans toute sa force : « j’ai donc passé ces deux heures […] faisant des folies dans toute la liberté de mon corps, et de mon âme, sûr de n’être connu de personne, jouissant du présent, et méprisant le temps futur » (voir ici). Jean Starobinski a admirablement montré le pouvoir de la fête masquée : elle éclipse les déterminations par la naissance ou la fonction, elle autorise la manifestation d’une « essence instantanée3 ». Georges Poulet a fait de cette analyse le principe de sa lecture de Casanova4. Le masque interdit l’identification, il ouvre le champ du possible et invite à jouir de sa propre disponibilité. Le dispositif de contrôle produit les conditions d’une expérience qui en sape le fondement. De cette contradiction, Casanova tire profit avec une énergie dévorante. L’Inquisition l’enferme, Venise le déçoit souvent. Il connaît le double visage de la ville et c’est en toute conscience qu’il persiste à se présenter comme Giacomo Casanova, vénitien : l’adjectif célèbre moins une origine qu’il n’exprime une conception théâtrale du monde et de l’identité.

Naissance d’un écrivain

Lors de son premier séjour à Paris, en 1750, Casanova est présenté par son ami Balletti comme « un jeune membre de la république de Lettres » (voir ici). On lui demande, comme le fera Voltaire en 1761, ce qu’il a publié. Le Vénitien concède aussitôt que cette affirmation n’était qu’un badinage. Il lui arrivera pourtant de se réclamer du titre d’homme de lettres sans avoir beaucoup plus publié, ni suivi l’une des carrières qui s’offraient aux écrivains.

Cette situation n’est pas contradictoire. L’époque est traversée par un changement en profondeur du statut des gens de lettres : doivent-ils être des professionnels vivant de leur plume ? Faut-il au contraire qu’ils soient rétribués par une forme de mécénat d’État qui saurait respecter leur liberté ? Est-il nécessaire d’avoir beaucoup publié pour rejoindre leurs rangs ? L’accomplissement d’une fonction intellectuelle – la propagation de l’esprit philosophique dans la société – n’est-il pas plus important ? Toutes ces questions prennent une importance croissante avec le chantier de l’Encyclopédie qui réunit des écrivains célèbres et reconnus (Montesquieu, Voltaire), des savants, des journalistes, et les premiers intellectuels salariés (Diderot). Le statut d’homme de lettres devient incertain, à la fois désirable et peu défini. Casanova s’épanouit dans ces marges qui offrent un espace de jeu. Elles lui ouvrent des portes sans fixer son rôle, sans le figer en un personnage social contraignant. Il lit beaucoup, écrit, publie, fréquente les gens de lettres, mais il ne suit pleinement aucune des trajectoires d’écrivain possibles.

Lorsqu’il voudra revenir à Venise après les années d’aventure, à partir de 1769, il envisagera cependant une (re)conversion par les lettres qui n’aboutira pas. L’Histoire de ma vie s’interrompt à la veille du retour à Venise, en 1774. Casanova en exclut ses désillusions vénitiennes et les années de vieillesse, mais aussi des entreprises littéraires qui furent autant de déceptions. Certaines ne sont évoquées qu’avec désinvolture dans les dernières pages. Elles l’occupèrent pourtant durant ses trente dernières années. Comment ce rapport à l’écriture s’est-il constitué ?

Casanova passe sa petite enfance à Venise, chez sa grand-mère. Zanetta, sa mère, est appelée sur les scènes européennes. Il a perdu son père de bonne heure. Avant de mourir, celui-ci a obtenu pour sa femme et ses enfants la protection d’une famille patricienne, les Grimani. Une maladie infantile rend le petit Giacomo bien morne. À neuf ans, on l’envoie en pension à Padoue en espérant sa guérison. Le Vénitien fréquente l’école, puis le petit collège de Gozzi. Docteur en droit, celui-ci enseigne aux jeunes enfants des savoirs souvent dépassés, telle la cosmographie ptoléméenne, géocentrique. Casanova s’adonne avec plaisir au latin et raconte avoir appris le grec à cette époque, en autodidacte. Il écrira ailleurs ne pas bien connaître cette langue. En 1737, il commence des études de droit à l’université de Padoue qu’il n’a vraisemblablement pas terminées.

En 1739, il quitte Padoue pour Venise. Il reçoit la tonsure en 1740, les ordres mineurs en 1741. Ses protecteurs lui ont imposé des études qui le rebutaient : il préférait la médecine, ils ont choisi le droit et essaient de l’engager dans la carrière ecclésiastique. Le projet l’amuse un temps : il remarque qu’il a du succès en chaire, surtout auprès des femmes. Le jour où il s’évanouit au milieu d’un sermon délivré après un copieux repas, il suscite la risée générale. L’enthousiasme du prédicateur se refroidit. De ce temps date aussi la première vraie nuit d’amour narrée dans l’Histoire de ma vie. Nanette et Marton, deux sœurs, font semblant d’être endormies, Casanova aussi. Ils s’étreignent à la faveur d’un jeu érotique qui évite aux jeunes filles d’avoir à exposer trop directement leur désir. Un savoir-faire amoureux se découvre, respectueux du rôle que chacun doit jouer pour atteindre le plaisir.

Le Vénitien fréquente le sénateur Malipiero qui l’initie au savoir-vivre en société et à la pensée de Gassendi, figure associée à la philosophie d’Épicure. Le sénateur l’invite aussi à apprendre le français. Les historiens datent souvent de ces années un premier séjour à Corfou, puis à Constantinople. Dans l’Histoire de ma vie, Casanova fond en un seul récit ce voyage et celui qu’il fit quelques années plus tard.

Lorsque Casanova revient à Venise, ses protecteurs s’efforcent de compléter sa formation : il travaille chez un avocat (ce qu’il ne raconte pas), passe quelques mois dans un séminaire dont il est renvoyé, soupçonné d’avoir couché avec un pensionnaire. Nous sommes en 1743 et l’on peut considérer que le temps de la première formation intellectuelle s’achève. Elle fut disparate, lacunaire parfois, mais réelle et suffisante pour lui procurer le fonds de culture partagé par la bonne société. Son hétérogénéité est un autre trait important, entre les vieux savoirs scolastiques, une philosophie critique prompte à débusquer les préjugés, un intérêt personnel pour ce que l’on appelle aujourd’hui « les sciences », la fréquentation de la « bonne compagnie » pour laquelle il dit écrire ses Mémoires, et l’expérience du voyage.

Grâce à une sollicitation de sa mère, Casanova obtient un poste auprès de Bernardo de Bernardis, futur évêque de Martirano, dans le sud de l’Italie. Le Vénitien découvre Rome avec joie, mais la misère de la Calabre l’horrifie. La ville est pauvre, elle ne lui laisse espérer aucun plaisir, aucune émulation intellectuelle. Il abandonne son poste et repart vite pour Rome. Il y sert le cardinal Acquaviva. Dans le sillage du puissant ambassadeur d’Espagne, il s’imagine un moment lancé dans une belle carrière ecclésiastique, mais le cardinal doit finalement se séparer du turbulent jeune homme et lui propose de le recommander n’importe où. Le Vénitien répond sur un coup de tête, n’écoutant que l’inspiration du moment : ce sera Constantinople.

En 1745, après ce voyage, Casanova travaille à nouveau chez un avocat, puis il devient joueur de violon au théâtre San Samuele. En 1746, il fait une rencontre essentielle. Il sauve la vie du sénateur Bragadin, qui va devenir son principal protecteur à Venise. Bragadin et ses deux amis Barbaro et Dandolo donnent volontiers dans les superstitions occultes. Casanova leur fait croire qu’un ermite mystérieux l’a doté d’un fabuleux pouvoir : un ange répondrait à toutes les questions qu’il lui pose grâce à la science cabalistique, qui traduit les mots en chiffres. Le jeune homme compte vite et sait manier l’équivoque : il ne lui en faut pas plus pour devenir l’oracle des trois hommes et vivre désormais à son aise grâce à la générosité de Bragadin. Cette pratique ne se veut pas prédatrice : Casanova ne cherche pas à dépouiller les trois patriciens, il évite à plus fourbe que lui de les ruiner. Commencent alors des années insouciantes. L’influence du Vénitien sur ces trois nobles personnages est cependant surveillée de près par l’Inquisition d’État. Il part pour Paris, sans doute parce qu’il a compris que le tribunal s’intéresse de trop près à lui.

À Lyon, il devient franc-maçon ; il présente cette initiation comme un rituel utile pour un jeune homme sans beaucoup d’appui qui veut faire son chemin dans le monde. Selon les obédiences, la franc-maçonnerie oscille alors entre occultisme et rationalisme.Les loges constituent le lieu d’une sociabilité cultivée qu’affectionne Casanova. Celle-ci prendra bien d’autres formes : les visites rendues aux écrivains, philosophes et savants au cours des voyages (Métastase, Haller, Voltaire…), la participation à des académies poétiques (les adeptes de la poésie macaronique, puis les Inféconds et les Arcades au début des années 1770), la poésie galante qui prolonge les compliments de salon (un poème de Casanova est publié dans le Mercure de France en 1757 et remarqué), une pratique à la fois familière et intellectuelle de la correspondance…

À Paris, reçu par une grande famille de comédiens, les Balletti, Casanova se divertit beaucoup, mais il n’oublie pas de perfectionner son français : Crébillon père accepte de lui donner des leçons. C’est pourtant à Dresde qu’il fait ses véritables débuts littéraires, en 1752. Sa mère, actrice au théâtre Royal Électoral, joue dans une adaptation italienne qu’il a écrite du livret de Zoroastre, dû à Cahuzac. Le spectacle est encensé par le Mercure de France : Casanova est salué et promis à une belle carrière. Un an plus tard, il écrira pour la même scène une parodie italienne de La Thébaïde de Racine, La Moluccheide. Casanova apparaît dans une région précise de la République des lettres, celle des intermédiaires participant à la diffusion culturelle. En 1760, il fait jouer à Gênes une traduction italienne de L’Écossaise de Voltaire. Plus tard, il fait venir une troupe française à Venise : elle se produit entre octobre 1780 et février 1781, sans grand succès.

Les représentations de Dresde sont des festivités de cour. C’est un registre que Casanova pratiquera encore. À Saint-Pétersbourg, en 1765, il imaginera l’adaptation d’un poème épique accompagné de feux d’artifice – le projet n’aura pas de suite. À Trieste, en 1773 et 1774, il contribue par des pièces poétiques aux fêtes qui célèbrent l’arrivée des nouveaux gouverneurs.

Lorsqu’il revient à Venise en 1753, Casanova pense surtout à profiter de l’existence. Dans l’Histoire de ma vie, ses amours avec M. M. sont au centre de cette période. Le Vénitien jouit de sa liberté, mais il est placé sous surveillance par l’Inquisition d’État. Le confidente Manuzzi l’espionne, fouille sa bibliothèque, rapporte aux inquisiteurs des propos blasphématoires. Ses relations avec Bragadin continuent d’inquiéter. De plus, Casanova fréquente désormais des ambassadeurs, Bernis et Murray : il devient un possible intermédiaire entre un représentant étranger et un sénateur, ce qui est considéré comme un crime contre la sûreté de l’État. L’Inquisition ne manque pas de prétextes pour intervenir.

C’est chose faite le 26 juillet 1755. Les archers de la République saisissent les livres de Casanova et s’emparent de sa personne. Il est jeté sous les Plombs, les prisons de l’Inquisition situées sous les toits du palais ducal. Il y restera quinze mois sans être informé des motifs de sa condamnation, ni de la durée de sa peine. Les documents de l’Inquisition indiquent qu’il a été condamné pour outrages publics contre la religion et qu’il devait rester cinq ans sous les Plombs. La prison est réputée inviolable, mais le Vénitien parvient à s’enfuir.

À nouveau libre, il prend la direction de Paris. Sa fuite rocambolesque fait du bruit, on en parle à travers l’Europe. Elle devient aussitôt un récit qu’il raconte et perfectionne pour susciter l’intérêt et s’attirer la faveur de l’auditoire. Choiseul lui-même, ministre de Louis XV, n’y résiste pas. Les puissants sont pressés, Choiseul voudrait que Casanova abrège son récit : le Vénitien ne cède rien, il démontre que chaque détail est nécessaire. Il impose son rythme : il plaît et conquiert. Bien raconter, pour Casanova, est le meilleur moyen de séduire. Il tient désormais son premier grand récit autobiographique.

À vrai dire, il connaît depuis longtemps le pouvoir des histoires. Raconter ses malheurs est le plus court chemin vers la faveur. Dès son voyage à Constantinople, Casanova décide de « conter en bref toute l’histoire de [s]a vie » (voir ici) à Jossouf pour répondre à sa curiosité et le bien disposer à son égard. À Mme F. il raconte son « évasion » de la garnison de Corfou (voir ici) : c’est peut-être au terme du récit qu’elle est définitivement séduite, après avoir longtemps résisté.

Plus tôt encore, à l’occasion d’une arrestation, le Vénitien a pris conscience du pouvoir des histoires touchantes. Le major du fort Saint-André, où M. Grimani l’a fait enfermer, l’invite à sa table. Casanova raconte tout ce qui lui est arrivé depuis la mort de sa grand-mère. Le public est sous le charme, chacun offre ses services. L’autobiographe médite alors sur une constante de sa vie : « D’abord que j’ai trouvé des honnêtes gens curieux de l’histoire du malheur qui m’accablait, et que je la leur contais, je leur ai toujours inspiré toute l’amitié qui m’était nécessaire pour me les rendre favorables et utiles » (voir ici). C’est, dit-il, qu’il a su faire un bon usage de la sincérité. Celle-ci n’est pas un impératif moral absolu : le public doit être honnête et le narrateur jeune. Elle produit alors une représentation du narrateur. Il faut donner toute sa force au mot choisi par Casanova pour expliquer le choix de la véracité : « L’artifice que j’ai employé pour cela fut celui de conter la chose avec vérité sans omettre certaines circonstances qu’on ne peut dire sans avoir du courage » (ibid.). Dire la vérité est une stratégie fondée sur la connaissance des valeurs et des attentes du public. Le terme d’« artifice » n’est pas retenu au hasard : la véracité est une mise en scène du narrateur, œuvre de l’art, technique, manipulation.

Se confondre avec sa propre légende n’est pas sans risque : les séductions du narrateur peuvent être rattrapées par la mauvaise réputation du personnage. L’image du fuyard finira par empêcher la reconnaissance de l’écrivain. Pour l’heure, cependant, s’ouvre la grande période de l’aventure. Elle durera dix-huit ans et prendra les dimensions d’une Europe encore morcelée : quelques grands empires et monarchies, un foisonnement de petites républiques, de minuscules États, des duchés, parfois de simples villes. L’Italie porte à son comble cette fragmentation de l’espace politique. Partout, donc, des frontières. Le plus souvent, elles n’ont rien d’infranchissables. Et les traverser permet de se réinventer tout en échappant aux poursuites. Casanova est contemporain d’un accroissement de la mobilité pour qui a les moyens de voyager. L’établissement social des identités n’évolue pas au même rythme. Les lettres de recommandation, les relations d’interconnaissance et les apparences sociales jouent encore un grand rôle dans l’identification5. Un tel décalage ouvre une large carrière à la réinvention de soi. La manipulation des apparences sociales et la mise en scène d’un train de vie libèrent du passé et dégagent l’horizon. L’invention d’un pseudonyme a aussi cette fonction : elle constitue un acte de liberté qui ouvre le champ du possible. « L’Alphabet est public, et chacun est le maître de s’en servir pour créer une parole, et la faire devenir son propre nom », écrit Casanova au cours d’une réflexion cruciale sur le nom propre (voir ici).Il use de cette liberté lorsqu’il « signe » l’Histoire de ma vie de son nom associé à son pseudonyme favori : « Jacques Casanova de Seingalt ». Ce nom inventé a un rôle anoblissant évident, mais sa présence en tête des Mémoires, ou de l’autobiographie, signifie aussi un acte d’invention de soi à la portée morale et littéraire plus large.

Comme au théâtre, ces masques sociaux ont une fonction de monstration : ils manifestent un rôle. Pourvu qu’un ami veuille bien se porter garant ou que l’on réussisse à convaincre une ou deux nouvelles connaissances que l’on est ce que l’on montre sur le grand théâtre du monde, on le devient aux yeux de la société, au moins pendant un temps. Bien des aventuriers s’engouffrent dans cette brèche pour faire leur chemin. Par son rapport avec la théâtralité, celle-ci touche à ce qui est, pour Casanova, l’essentiel : l’identité trouve à se réinventer dans les rôles que l’on a le talent d’investir.

Tout au long des années d’aventures, Casanova soumet des projets aux puissants d’Europe. Il s’appuie sur son entregent, sa connaissance d’un fonds culturel partagé et sa curiosité pour les sujets du jour. En France, il propose et fait adopter en 1758 un projet de loterie conçu par des compatriotes. Il en tire des revenus substantiels, investis dans une manufacture d’étoffes. Cette entreprise témoigne d’un intérêt pour l’intelligence technique et les arts mécaniques réhabilités dans l’Encyclopédie. Casanova suggérera à Venise un projet pour établir « la teinture écarlate des cotons » ; à Varsovie un autre pour installer une fabrique de savons ; il avance des théories sur l’impôt et la circulation des richesses ; il prépare un projet d’élevage de vers à soie en Russie, de colonisation de la Sierra Morena en Espagne. Il propose à Catherine II et Orlov une réforme du calendrier… Casanova se fonde sur des représentations littéraires pour justifier ses projets : les partages qui sont les nôtres entre littérature, philosophie et sciences ne sont pas encore rigides. La porosité entre les figures de l’homme de lettres et du philosophe est au cœur du prestige nouveau qui entoure l’écrivain. Casanova emploie cette rhétorique émergente : il présente ses idées en tant que député de la République des lettres doté d’un « mérite » particulier, lié non seulement à des connaissances, mais à un esprit philosophique appliqué aux domaines les plus variés. Il revient aux puissants de reconnaître ce mérite et de l’employer au service de l’intérêt général.

Une rupture se produit à Londres, lors du séjour de 1763-1764. Casanova tombe amoureux d’une courtisane nommée la Charpillon. Elle se dérobe, exaspère son désir. Sa famille fait croire au Vénitien qu’il l’a tuée dans un accès de colère. Il pense au suicide et ne doit qu’à un hasard inespéré de ne pas aller jusqu’au bout : il croise un ami qu’il accepte de suivre avant de se tuer. Ensemble, ils rencontrent la prétendue assassinée. Pierre Louÿs se souviendra de cet épisode dans La Femme et le Pantin. À partir de cet amour malheureux, Casanova, qui a presque quarante ans, se sent vieillir. L’autobiographe met en scène la peine grandissante qu’il éprouve à conduire son récit à l’approche de la vieillesse alors que les premiers tomes avaient été écrits avec fougue et gaieté.

Dix ans plus tard, Casanova est à Trieste. Il attend la permission de revenir à Venise. Depuis quelques années, il recherche la faveur des autorités et une reconnaissance littéraire plus affirmée. Il a publié en 1769 la Confutazione della Storia del governo veneto d’Amelot de la Houssaie, en trois volumes dont le dernier est un « supplément ». L’auteur entend réfuter (confutare) un livre ancien (1676), mais qui fut souvent réédité au XVIIIe siècle, au grand dam du pouvoir vénitien qui le lit comme une attaque en règle contre ses institutions. Cette publication constitue une entreprise de séduction des autorités : Casanova reconnaîtra plus tard avoir fait parade de savoirs, souvent acquis de seconde main, et de compétences nouvelles. Le livre importe cependant par la posture hypercritique6 qui définit son énonciation : l’écrivain pense, écrit et se cherche dans la confrontation avec d’autres textes soumis à une entreprise d’examen et de discussion. L’ordre linéaire de la réfutation est en permanence travaillé par une tendance digressive qui se déploie dans de très longues notes, parfois dans le texte principal. Ces digressions manifestent une connaissance des débats qui ont occupé les lettrés et les savants : l’origine des nations, l’ancien droit de cuissage, le duel, les saturnales et les bacchanales (avec des emprunts explicites à Boulanger), les prédictions, les reliques, la possession démonique, la guerre, l’athéisme (nouveaux emprunts à l’Histoire du christianisme de Deslandes), les convulsionnaires, les jeux de cartes… Tous ces exemples se trouvent dans le seul deuxième volume qui se clôt sur un « Discours sur le suicide » réfutant Voltaire, sans rapport direct avec le sujet de l’œuvre. Le troisième tome est en grande partie un recueil de mélanges antivoltairiens. Casanova dessine en creux un autoportrait en lettré susceptible de lui procurer un emploi de conseiller ou de secrétaire. Et, quand on a été condamné pour atteintes à la religion, se présenter en champion antivoltairien n’est pas une mauvaise idée avant de solliciter le pardon.

Ce n’est pas le seul enjeu de cette fièvre digressive. Le Vénitien revendique explicitement une écriture rhapsodique obéissant à sa seule fantaisie. Il y a dans la Confutazione un mélange d’ambitions et un bouillonnement formel qui parasitent le plaidoyer pro domo. Les digressions sont l’occasion d’une expérimentation de la première personne que l’on ne peut réduire à la volonté de plaire à l’Inquisition. On lit par exemple un premier récit de la prétendue possession démoniaque de Bettine, si cruciale dans l’Histoire de ma vie (nous donnons une traduction de ce récit en fin de volume, voir ici). Il ne faut pas s’étonner que la Confutazione n’ait pas convaincu les inquisiteurs, malgré ce qu’affirmera Casanova. L’écriture même témoigne à chaque instant d’une résistance à l’acte de soumission que l’auteur prétend accomplir. Il lui faudra attendre encore cinq ans avant de recevoir la permission de rejoindre Venise.

L’opuscule que le Vénitien fait paraître à Bologne en 1772, Lana Caprina, ne saurait relever de la stratégie littéraire censée préparer ce retour. Casanova y tourne en dérision une controverse médicale qui agite l’université de Bologne. L’utérus détermine-t-il la pensée des femmes ? On l’a longtemps prétendu, ce n’est plus tout à fait l’état de la question, mais un médecin de Bologne vient de défendre cette thèse et un confrère lui a répondu. Pour le Vénitien, le premier soutient une idée indéfendable, le second traite trop sérieusement un sujet qui n’est que de la « laine de chèvre », c’est-à-dire pas grand-chose. Il s’invite avec humour dans le débat entre savants, en rappelant que les différences entre les hommes et les femmes procèdent essentiellement de l’éducation.

Casanova a mis en chantier depuis quelques années des projets littéraires prestigieux. Il a travaillé à une Istoria delle turbolenze delle Polonia (« Histoire des troubles de la Pologne ») qui paraît en 1774-1775. Le voilà historien d’une affaire politique qui a secoué l’Europe contemporaine. Le partage du tiers de l’ancienne Pologne entre la Russie, la Prusse et l’Autriche en 1772 donne une actualité brûlante au sujet. Casanova a séjourné en Pologne, il a observé des personnages historiques, il s’est passionné pour la question, a beaucoup lu ; et il sait adopter à l’égard des jeux de pouvoir entre les différents acteurs une distance critique qui lui semble légitimer son entreprise. Grand genre cultivé depuis l’Antiquité, l’histoire est portée par le nouvel esprit philosophique illustré par les ouvrages de Montesquieu et de Voltaire. Le Vénitien peut donc espérer s’illustrer sur la scène littéraire et attirer l’attention d’un puissant qui saurait s’attacher ses services. Mais des désaccords entre Casanova et l’éditeur sur les livraisons du manuscrit et la remise des exemplaires réservés à l’auteur font échouer l’entreprise. Quatre tomes étaient prévus, trois seulement paraissent. L’affaire se finit en fiasco éditorial et financier. Le Vénitien est amer : il est persuadé que cet imbroglio le prive de la reconnaissance que son livre méritait. Et il est vrai que ses analyses historiques peuvent toucher juste. Mais, comme pour la Confutazione, l’écriture rhapsodique prend le dessus, fondée tantôt sur des emprunts, tantôt sur des digressions personnelles et des évocations autobiographiques.

Une grande traduction d’Homère devait compléter cette stratégie de publications prestigieuses. Casanova tient des propos contradictoires sur la qualité de son grec ; il travaille en tout cas à partir de traductions antérieures. Une traduction de l’Iliade en dialecte vénitien, retrouvée à Dux, est sans doute un premier état de ce projet. Il publie finalement une traduction italienne (1775-1778) en ottava rima : c’est la forme du Roland furieux de l’Arioste, une œuvre qui féconde son imaginaire amoureux. Pour se situer par rapport à ses prédécesseurs, il critique la traduction en prose de Mme Dacier, parue en 1712, au moment de la Querelle des Anciens et des Modernes, fustige la volonté d’adapter Homère aux mœurs contemporaines, s’interroge sur l’imitation, la transmission des savoirs par la fable, entend diffuser et poursuivre le travail de Pope dans les annotations… Casanova défend le génie de la langue italienne, plus proche de l’inspiration épique. Ses annotations sont aussi l’occasion d’aborder des débats contemporains et de poursuivre ses expériences d’écriture à la première personne. Le songe d’Agamemnon suscite une réflexion sur l’origine organique des rêves ; le Fandango des modernes Espagnoles, parade sensuelle, est rêvé comme un héritage de Sparte ; un vers d’Homère réveille le souvenir des fromages que le Vénitien a lui-même goûtés et aimés, évocation qui entraîne à son tour une réflexion sur la relativité des mœurs… L’échec est là encore cuisant. L’œuvre suscite d’abord une certaine curiosité, puis les nouveaux souscripteurs se font rares. En 1776, une autre traduction paraît à Venise, offerte par un véritable helléniste, ce qui explique peut-être le désintérêt du premier public auquel s’adressait Casanova, qui rêvait sans doute aussi à une scène littéraire plus ample.

En 1774, Casanova, qui a rendu quelques services, reçoit l’autorisation de revenir à Venise. Ses œuvres ne lui valent ni succès ni prestige littéraires ; elles ne lui donnent même pas accès à un emploi gratifiant. Lui qui a voyagé, pensé, aimé, vécu, ne croit pas un instant à la légitimité des patriciens qui occupent toutes les bonnes places et ne voient en lui qu’un aventurier douteux, parfois amusant, utile à l’occasion, mais indigne de considération. En 1776, il commence une carrière d’espion en rédigeant des rapports que les inquisiteurs lui payent à la pièce.

Il espère toujours que le salut viendra par les Lettres. Il publie en 1779 un examen d’éloges dédiés à Voltaire, qui vient de mourir. Le livre a d’autres ambitions, mais Casanova cherche avant tout à gagner quelque argent en se précipitant sur l’actualité. Ce n’est peut-être pas très habile, tant la gloire de Voltaire est écrasante, même pour ses ennemis.

Le polygraphe change alors de genre littéraire : il lance un périodique, les Opuscoli miscellanei, qui paraît entre janvier et juillet 1780 et dont il est le seul rédacteur, comme le fut Marivaux à l’époque du Spectateur français (1721-1725). Le Vénitien ne trouve ni collaborateur ni public. Il recycle des morceaux de l’Istoria delle turbolenze della Polonia, retraduit les Lettres de Milady Juliette Catesby, roman de Mme Riccoboni, disserte sur divers sujets (l’optique, la pudeur, le système du patronat…) et, surtout, couche par écrit une première narration de son grand duel polonais contre Braniski en 1766 : Il duello. Le récit doit rehausser son image puisqu’il prouve qu’un noble l’a trouvé digne de se battre avec lui. Casanova entend restituer la « vérité » des faits contre les gazettes qui ont raconté différemment l’épisode et produire, par un coup de force symbolique, un nouveau personnage social. Mais il n’emploie pas la première personne, soit qu’il feigne de laisser à autrui le soin de le légitimer, soit qu’il refuse de s’engager dans un véritable récit de soi. Faut-il préciser que ce récit ne produit pas les effets escomptés ? Casanova abandonne les Opuscoli et publie une adaptation italienne du Siège de Calais, roman historique de Mme de Tencin, qu’il propose aux souscripteurs de son journal.

Significativement, l’échec du périodique coïncide avec le moment où Casanova devient un confidente régulier de l’Inquisition. Le mauvais succès de la troupe théâtrale française qu’il fait venir à Venise n’arrange pas l’état de ses affaires, malgré la publicité qu’il essaie de lui donner en publiant Le Messager de Thalie, mixte de programme, de réclame, et de présentation rapide des pièces françaises.

La rupture avec Venise semble inévitable. Elle viendra en 1782 par un nouveau livre, Né amori né donne, à la fois récit à clé et règlement de compte. À la suite d’une affaire d’argent et d’honneur, le Vénitien dévoile au grand jour un roman familial auquel il a peut-être cru : il serait le fils bâtard de Michele Grimani, lequel ne serait pas le père de Carlo, son fils pourtant reconnu. Au-delà de l’enjeu familial, c’est la reconnaissance refusée par Venise et les patriciens qu’il met là en scène. Casanova renverse tout l’ordre symbolique et politique de la Sérénissime lorsqu’il décrit le parasitisme des élites sociales, qu’il rappelle les origines souvent douteuses de la noblesse et dénonce sa transmission héréditaire comme une absurdité arbitraire. La violence de la charge est à la mesure des déceptions accumulées. On fait savoir à Casanova qu’il peut être enfermé d’un jour à l’autre. Prenant conscience qu’il s’est imposé une rupture irrémédiable, il ébauche pourtant quelques gestes de raccommodement. C’est évidemment trop tard : en janvier 1783, il quitte Venise. Il y repassera brièvement et discrètement mais ce départ a bien l’amertume d’un adieu.

Casanova a cinquante-huit ans. Il erre entre Vienne, Paris, Berlin. Il ne trouve pas à se fixer, le voyage n’a plus rien d’une aventure. À Vienne, il réussit à devenir secrétaire de l’ambassadeur vénitien Sebastiano Foscarini et rend des services de plume en exposant publiquement le point de vue de Venise dans une affaire qui l’oppose à la Hollande. Mais quand Foscarini meurt en 1785, Casanova se retrouve sans protecteur. L’année précédente, il a rencontré le comte de Waldstein, descendant d’une illustre famille d’Europe centrale. Il a su lui plaire par sa culture occultiste, le comte lui a proposé de devenir bibliothécaire dans son château de Dux, en Bohême. Le Vénitien n’avait pas donné suite. Il se résout à présent à accepter l’offre. Dux, où il restera douze ans, sera son dernier refuge. Il le ressentira douloureusement.

En 1786, il publie anonymement le Soliloque d’un penseur, pamphlet contre Cagliostro, le célèbre aventurier alors emprisonné, mais aussi méditation sur l’imposture. L’œuvre est publiée en français. C’est dans cette langue qu’il avait déjà envisagé, autour de 1784-1785, de donner une suite à l’Istoria delle turbolenze della Polonia, projet assez vite abandonné. Le français sera désormais sa langue d’écrivain. Elle correspond au besoin de s’adresser à un public européen : dans un premier temps, elle n’est pas étrangère au deuil de Venise. Mais, à partir de cette date, Casanova noue avec la langue française une relation exceptionnelle dont l’Histoire de ma vie est l’aboutissement. Dans ces mêmes années, Casanova écrit un Essai de critique sur les mœurs, sur les sciences et sur les arts. L’œuvre, qu’il ne publie pas, mêle ambition philosophique et veine satirique.

En 1787, Casanova fait imprimer l’Histoire de ma fuite des prisons de Venise (voir ici) : il fixe par écrit le grand récit que l’âge l’empêche de bien raconter. Cette publication autobiographique porte sur un épisode qui plaît par son contenu romanesque. Le Vénitien se hâte de préciser qu’elle n’a d’autre ambition que de divertir la bonne compagnie et il se démarque d’un Rousseau irrespectueux et extravagant. Il feint de n’avoir aucune ambition d’écrivain. Mais, après avoir raconté cette histoire dont il connaît le pouvoir de séduction, son ton change : il annonce qu’il écrira peut-être un jour la suite de ses aventures. L’épilogue de l’Histoire de ma fuite se présente comme un premier « pacte autobiographique7 » anticipant sur l’œuvre à venir. L’écrivain y affirme son opposition à Rousseau, revendique la singularité de son style et refuse de taire ce qui, dans sa vie, peut chagriner un moralisme hypocrite :

« Quand il me prendra envie d’écrire l’histoire de tout ce qui m’est arrivé en dix-huit ans que j’ai passés parcourant toute l’Europe jusqu’au moment qu’il plut aux inquisiteurs d’État de m’accorder la permission de retourner libre dans ma patrie d’une façon qui me fut très honorable, je la commencerai à cette époque [1756], et mes lecteurs la trouveront écrite avec le même style, car il n’y a pas d’écrivain, qui en ait deux, tout comme il n’y a pas de visage, qui ait deux physionomies. […]

Ou mon histoire ne verra jamais le jour, ou ce sera une vraie confession. Elle fera rougir des lecteurs, qui n’auront jamais rougi de toute leur vie, car elle sera un miroir, dans lequel de temps en temps ils se verront ; et quelques-uns jetteront mon livre par la fenêtre ; mais ils ne diront rien à personne, et on me lira ; car la vérité se tient cachée dans le fond d’un puits ; mais lorsqu’il lui vient le caprice de se montrer, tout le monde étonné fixe ses regards sur elle, puisqu’elle est toute nue, elle est femme, et toute belle. Je ne donnerai pas à mon histoire le titre de confessions, car depuis qu’un extravagant l’a souillé, je ne puis plus le souffrir : mais elle sera une confession, si jamais il en fut » (voir ici ou ici).

Dans l’immédiat, son principal projet littéraire est ailleurs. C’est un grand roman utopique qui paraît en 1788, en cinq volumes : l’Icosameron. Casanova écrit à son ami Maximilien Lamberg que l’ouvrage doit lui assurer l’immortalité. Édouard, le narrateur, et sa sœur Élisabeth sont précipités par un naufrage au centre de la Terre. Ils y découvrent, sans jamais vieillir, la société des Mégamicres, petites créatures colorées qui ignorent la division biologique des sexes. Ce monde est à la fois un ailleurs utopique et un double de la surface : un clergé malfaisant essaie de nuire au narrateur, une République inquiétante est une évidente représentation transposée de Venise. Édouard fondera sa propre société. Son parcours a tout d’une idéalisation de la vie réelle de l’aventurier : commençant comme un parasite obligé de se nourrir au lait des Mégamicres sans rien pouvoir leur offrir en retour, il devient, grâce aux faveurs d’un monarque débonnaire, un puissant du monde souterrain.

Le roman s’ouvre par un long commentaire de la Genèse adressé au « bon lecteur » qui propose un dispositif de lecture ironique. Casanova feint de démontrer la compatibilité de l’univers fictionnel avec l’Écriture en s’appuyant sur des thèses hétérodoxes, comme l’existence d’êtres préadamites. Les fabulations théologiques ne sont pas avancées avec sérieux : elles prennent place dans un dispositif critique qui vise à subvertir le rapport aux autorités (sans rompre avec elles), à tourner en dérision les prohibitions sexuelles, à percevoir dans les normes et les interdits des institutions peut-être nécessaires aux sociétés, mais sans fondement naturel ; à guérir enfin l’humanité de la culpabilité du judéo-christianisme.

La société d’Édouard se présente elle aussi comme une fable philosophique. Tout commence par un inceste entre frère et sœur, consommé dès l’arrivée dans le monde souterrain sans provoquer ni honte ni repentir. Selon l’interprétation du narrateur, dans ce monde qui ne connaît pas les illusions du péché, les préjugés de l’éducation tombent et la nature reprend ses droits. Casanova inscrit cette représentation de l’inceste dans un récit qui fait écho à des interrogations importantes de son temps. Édouard et Élisabeth donnent naissance à des couples de jumeaux garçon et fille. Ceux-ci se marieront à leur tour selon une loi instituée par leur père, longtemps à l’unisson du désir des enfants. Il en ira de même pour leurs propres descendants, toujours un couple de jumeaux des deux sexes. Dans la génération des arrière-petits-enfants d’Édouard, deux couples de jumeaux tombent malades. Chacun d’eux aime non pas son frère ou sa sœur, mais son cousin ou sa cousine. Édouard les autorise à suivre leur penchant et bientôt la situation se généralise. Édouard change la loi, les nouveaux couples de cousins ne donnent plus naissance à des jumeaux, mais à un enfant unique. Commence alors une complexification des désirs amoureux et des alliances familiales dont Édouard se réjouit. Il encadre par la loi une période de transition, le temps que cessent les naissances gémellaires, et prévoit avec plaisir la fin de l’ordre familial qu’il a institué.

Cette représentation de l’inceste, qui est un sujet théâtral (de la tragédie aux drames de Diderot), romanesque (Cleveland de l’abbé Prévost) et philosophique (Essai sur l’origine des langues, Dictionnaire philosophique), repose sur une interrogation essentielle : quel est le fondement des normes qui régissent les sociétés ? L’Icosameron est une entreprise de dénaturalisation de ces normes, en particulier celles qui organisent la morale sexuelle et imposent l’idée de faute. Édouard voit d’un bon œil la disparition progressive d’un ordre familial fondé sur l’inceste : à la reproduction mécanique du même succédera progressivement un jeu amoureux plus libre. De nouvelles normes seront instituées, nécessaires à l’organisation sociale : leur fondement ne sera pas pour autant naturel. C’est un schème important des idées de Casanova : si les lois restrictives sont légitimes en ce qu’elles régulent le corps social, elles ne procèdent pas de la nature. Dans l’Icosameron, comme dans les derniers tomes de l’Histoire de ma vie, l’organisation du récit est une façon de penser cette double postulation.

Casanova est durement éprouvé par l’échec de son roman. Il tentera encore de se faire remarquer par l’Académie de Berlin avec des essais mathématiques fantaisistes. En vain. Il publiera un dernier livre, peu de temps avant de mourir : une lettre À Léonard Snetlage (1797), auteur d’un dictionnaire répertoriant les néologismes créés par les orateurs et les journalistes révolutionnaires. Casanova examine avec un œil critique plusieurs de ces nouveaux mots et conclut l’ouvrage par une fiction théorique imaginant un dispositif propre à observer la naissance d’une langue vraiment naturelle. Dans les années 1792-1793, la Révolution française l’a désespéré, quand les dépêches lui apprenaient la mort d’anciens amis. Le ton de ses textes était alors virulent et on en trouve des traces dans l’Histoire de ma vie. Il n’en va plus de même en 1797 : le genre de la lettre est une invitation au dialogue. Les critiques sont sans complaisance, mais le ton n’est pas acerbe. La néologie révolutionnaire suscite moins l’indignation qu’une réflexion critique teintée d’humour.

Dans les dernières années de sa vie, Casanova a beaucoup écrit. Il évoque un projet d’épopée dédiée au glorieux ancêtre de son protecteur, l’Albertiade, mais il ne s’y consacre pas vraiment. Il écrit une Lucubration sur l’usure pour répondre à un concours lancé par Joseph II qui meurt avant la remise du prix. On a trouvé dans les papiers de Dux des dialogues philosophiques, des réflexions variées plus ou moins développées, une critique des Études de la nature et de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, une pièce de théâtre, Le Polémoscope, fondée sur une histoire de gageure indélicate qu’on lira aussi dans l’Histoire de ma vie (voir ici), et sur un bel objet théâtral : une lorgnette « composée de façon qu’au lieu de montrer l’objet vers lequel on la dirige, elle en fait voir un autre qui est à gauche, ou à droite du même objet à une certaine distance ». Mais depuis 1789, le grand travail de l’écrivain est ailleurs : peut-être sur le conseil d’un médecin, Casanova a décidé d’écrire sa vie.

Du manuscrit aux éditions

Depuis 1785, Casanova vit à Dux. Il commence à écrire ses Mémoires, en français. Une première rédaction est menée rapidement, entre la fin de l’été 1789 et l’été 1792. Le récit est alors mené jusqu’à l’année 1772. Même si certaines sources affirment que la totalité du premier manuscrit est achevée en 1793, la fin de l’Histoire de ma vie, qui s’achève en 1774 à la veille du retour de Casanova à Venise, est vraisemblablement écrite à partir de 1794, avec des corrections ultérieures.

L’essentiel est qu’à partir de 1794 et jusqu’à sa mort, le Vénitien se consacre à la révision de son manuscrit. Il s’est lié d’amitié avec l’oncle du comte de Waldstein, le prince Charles-Joseph de Ligne. Celui-ci demande à lire les Mémoires, que Casanova retravaille et lui communique. Ses corrections, effectuées sur des copies déjà mises au net, sont aussi liées à de possibles projets de publication. Maximilien Lamberg avait encouragé le Vénitien dans ce sens à l’époque de la première rédaction. Casanova ne semble avoir envisagé à cette époque qu’une publication posthume et il n’entreprend des démarches dans ce sens qu’en 1796-1797 : il prévoit de publier la préface, intitulée « Histoire de ma vie jusqu’en l’an 1797 » et le premier tome. Il ne persévère pas. En avril 1798, Casanova, malade, interrompt son travail.

Après sa mort, le 4 juin 1798, le manuscrit de l’Histoire de ma vie revient à son neveu Carlo Angiolini qui le vend à l’éditeur allemand Brockhaus de Leipzig en 1821. Le manuscrit échappe à un incendie en 1943, avant d’être transporté en juin 1945 jusqu’au nouveau siège de Brockhaus, à Wiesbaden. Il reste ensuite dans les coffres de la famille Brockhaus jusqu’en février 2010 avant d’être vendu à la Bibliothèque nationale de France pour sept millions d’euros.

Brockhaus s’était intéressé à l’œuvre de Casanova dans le cadre d’une collection de Mémoires. Les italianismes du Vénitien et certaines scènes jugées trop érotiques le découragent de la publier en français. Aussi la première édition des Mémoires est-elle une traduction allemande amendée, confiée au journaliste Wilhelm von Schütz, puis à un anonyme. Schütz remanie le découpage du manuscrit, censure des passages, en résume d’autres. Son édition paraît en allemand de 1821 à 1828 et connaît un vif succès, au point de susciter une édition pirate : l’éditeur parisien Tournachon et l’imprimeur Molin en publient entre 1825 et 1828 une contrefaçon. Casanova, Vénitien écrivant en français, est donc publié pour la première fois en allemand dans une version « corrigée » puis traduit de l’allemand au français…

Brockhaus réagit à cette édition française, mais ne revient pas sur l’idée que les Mémoires sont impubliables en l’état. Il demande à un professeur français de Dresde, Jean Laforgue, de corriger l’Histoire de ma vie : il s’agit d’en purifier la langue et d’en polir les mœurs. Laforgue modifie en profondeur le texte de Casanova. Il « corrige » son français, bouleverse le rythme de ses phrases. Il censure des scènes érotiques, mais il injecte aussi, çà et là, ses propres fantasmes. Il change par endroits le sens du texte, ajoute des phrases, en coupe d’autres. Il supprime de nombreuses précisions sur le référent (noms, dates, lieux) – ce n’est peut-être pas son intervention la plus grave, mais elle atteste qu’il n’était pas plus sensible à l’intérêt historique du texte qu’à sa valeur littéraire. Il censure les propos trop ironiques envers la France, trop critiques envers la Révolution, trop subtils sur la religion. Laforgue affadit aussi le rapport au concret, au détail, au corps naturel, si important chez Casanova.

L’édition Laforgue paraît entre 1826 et 1838. C’est ce texte qu’on lira pendant presque un siècle et demi, jusqu’en 1960. L’époque est propice au biographisme et la dissociation entre le texte lisible et le travail de l’écrivain favorise encore l’intérêt pour le monde de Casanova ou les visages de l’homme (au mieux, parfois, de l’auteur, mais toujours compris comme un individu biographique) au détriment de toute considération sur l’écriture. Ces circonstances produisent des effets indissociables de la réception d’une œuvre que l’on n’appelle pas encore l’Histoire de ma vie. Stendhal, Delacroix, Musset et Sand ou encore Sainte-Beuve découvrent Casanova dans le texte de Laforgue. C’est aussi avec ce texte, et sous l’impulsion d’un besoin partagé par la première génération de ses lecteurs, que se forme le mythe de Casanova, tout en légèreté et en amours poudrées. Cette image alimente la représentation du « XVIIIe siècle » magnifié par les Goncourt : celui qu’un âge bourgeois se réclamant d’un certain ordre moral avait besoin de rêver ou de mépriser. Le Vénitien en devient durablement le symbole.

C’est encore le texte de Laforgue que dut publier la grande édition de La Sirène entre 1924 et 1935. Cette édition très importante est indissociable du « casanovisme » né au tournant des XIXe et XXe siècles, vaste entreprise de vérification aussi systématique que possible du récit de Casanova. En dehors des préoccupations sur la moralité du Vénitien, la grande question qui se pose alors concerne la véracité des Mémoires. Casanova est-il un autobiographe fiable ou un affabulateur ? L’Histoire de ma vie est-elle une œuvre « vraie » ou un récit romancé ? Cette seconde question, avec laquelle la fiction du XVIIIe siècle ne cesse de jouer, aurait pu mettre sur la voie d’une réflexion de fond sur l’écriture autobiographique de Casanova. Elle débouche alors essentiellement sur une enquête biographique au long cours destinée à démontrer la valeur historique du texte. Ces investigations ont eu le mérite d’établir que Casanova n’était pas un mythomane : les erreurs, la réorganisation des souvenirs, la part du fantasme caractérisent tous les écrits autobiographiques, et les siens aussi. Le Vénitien écrit bien sa vie. Mais le casanovisme ne s’est guère intéressé au fait qu’il l’écrive, ni aux implications, aux conséquences et aux modalités de l’écriture. Les travaux minutieux menés pour vérifier la véracité du moindre événement rapporté par Casanova se sont souvent heurtés à la nature invérifiable du récit : sa matière relève d’un domaine que nous circonscrivons aujourd’hui comme la « vie privée ». En réponse à cette résistance, des enquêtes ont été menées pour identifier tel personnage qui se dérobe résolument, pour établir les lieux exacts de tel accident de voiture… Cet acharnement, qui peut laisser rêveur, négligeait une question fondamentale posée par cette autobiographie d’un inconnu dont l’existence et les actions avaient besoin d’être attestées. Casanova connut un bref moment de gloire après s’être évadé des prisons de Venise, il ne pouvait pas prétendre pour autant à l’assise sociale du mémorialiste aristocratique, ni au statut de grand témoin d’événements historiques. Il n’était pas non plus un écrivain célèbre, comme Rousseau : écrire sa vie, dans ces conditions, au moment où il le fait, après une carrière littéraire semée d’échecs, n’avait rien d’une évidence.

Il serait toutefois injuste de reprocher au casanovisme d’être ce qu’il est. Les Pages casanoviennes (1925-1926), dirigées par Joseph Pollio et Raoul Vèze, puis leurs successeurs (Casanova Gleanings entre 1958 et 1980 ; L’Intermédiaire des casanovistes depuis 1984, dirigé par Helmut Watzlawick et Furio Luccichenti), ont un grand rôle dans la publication de textes inédits et de larges pans de la correspondance. L’édition de La Sirène, œuvre monumentale du casanovisme des années 1920-1930, est un travail immense, procurant des variantes précieuses, comme la préface de 1791 (nous donnons en fin de volume une nouvelle édition de cette préface, fondée sur le manuscrit conservé à Prague, voir ici). On doit à James Rives Childs, créateur des Casanova Gleanings, la biographie majeure de Casanova et la bibliographie la plus érudite, mise à jour ensuite par les revues casanovistes. Le problème tient plutôt à ce que le rapport du casanovisme à l’Histoire de ma vie, essentiellement documentaire et biographique, est longtemps resté dominant, voire exclusif.

En 1960, Brockhaus, associé avec Plon (édition Brockhaus-Plon, ou BP), publie enfin le texte de Casanova, et non plus celui de Laforgue. Cette édition BP ne révèle pas une Histoire de ma vie scandaleusement impubliable, mais donne enfin accès au texte du manuscrit. Il est hélas mal édité : la responsabilité n’en incombe pas aux chercheurs qui eurent à préparer cette édition mais en grande partie aux contraintes imposées par l’éditeur. L’édition « Bouquins » de 1993 reprendra l’intégralité de l’édition BP, rapidement épuisée, sans pouvoir réviser en profondeur ni le texte ni l’appareil critique, souvent daté ou erroné. Francis Lacassin et les casanovistes qui l’épaulèrent, Helmut Watzlawick et Alexandre Stroev, ne pourront qu’ajouter des notes, originales ou empruntées à la vertigineuse érudition de La Sirène.

Mieux valait toutefois le texte de Casanova mal édité que celui de Laforgue. Certains chercheurs pouvaient avoir un plus ample accès au manuscrit, même s’il n’était pas aisé, et les spécialistes connaissaient en grande partie les défauts de l’édition BP, qui contribua à accroître l’intérêt de la critique littéraire. En 1964, une très belle lecture de Georges Poulet sur le temps dans l’Histoire de ma vie, souffrant seulement de se fonder par moments sur une édition rendue obsolète par BP, place Casanova aux côtés de Stendhal ou de Proust pour étudier la « mesure de l’instant8 ». En 1977, René Démoris, dans une préface capitale9, élabore une problématique propre à appréhender l’écriture de l’Histoire de ma vie : il souligne l’événement littéraire constitué par cette autobiographie de l’« homme sans nom », forme littéraire qui s’est développée d’abord dans la fiction avec le roman-Mémoires, roman non historique de la personne « privée ». La relation du texte avec la fiction romanesque n’est plus restreinte au vieux débat sur la véracité. Casanova, en écrivant sa vie au miroir des fictions, est « qualifié par son appartenance à une institution imaginaire10 ». Cette analyse décisive invitait à une approche renouvelée de l’écriture autobiographique de Casanova.

D’autres essais stimulants enrichissent la lecture, comme celui de François Roustang en 1984. Le Bal masqué de Giacomo Casanova11 montre que l’Histoire de ma vie est un véritable « édifice », et non une succession d’épisodes inégaux ou redondants. Son interprétation, fondée en grande partie sur la problématique de l’indifférenciation des sexes, peut appeler la discussion, mais la méthode offre une grande leçon : François Roustang perçoit l’Histoire de ma vie comme une structure signifiante où le sens circule selon un jeu de répétitions et d’échos. Cette démarche fondatrice met au jour le fonctionnement d’un texte trop souvent considéré comme une encyclopédie anecdotique et séduisante de son temps.

L’année suivante, l’essai de Chantal Thomas, Casanova, un voyage libertin12, propose des pages importantes sur l’imposture et sur la relation à la véracité. Michel Delon, dans un article de 198713, décrit un Casanova dont le secret « est à chercher dans sa disponibilité », dans la résistance au déjà-écrit, dans l’art de transformer une situation sociale, celle d’un homme sans poids et sans importance, en modulation de l’existence. L’« homme sans conséquence » devient un inventeur du possible. Et c’est bien selon le possible qu’il faut lire l’Histoire de ma vie, comprendre l’écriture de Casanova : son enjeu tient moins à « la véracité de la narration » qu’à l’effort pour « maintenir une logique du désir ». Sous l’impulsion de Béatrice Didier et Michel Delon, Casanova écrivain entre dans les manuels d’histoire littéraire.

Cette préface n’est pas le lieu d’un bilan critique complet. Ces jalons ont été rappelés pour montrer que l’édition BP, avec tous ses défauts, a permis de recentrer l’intérêt sur l’écriture. La pulvérulence des publications et la dispersion des intérêts n’ont ensuite pas toujours facilité la sédimentation d’un champ casanovien structuré autour des questions essentielles, mais Casanova n’est plus cet « écrivain célèbre inconnu » évoqué par Félicien Marceau devant l’Académie française en 1977. Des thèses lui ont été consacrées14, d’autres sont en cours. Le bicentenaire de sa mort, en 1998, a donné lieu à des colloques et des publications savantes. Il a favorisé l’intérêt de la critique italienne, très active depuis. L’oubli de l’écrivain, de longue date thématisé, semble avoir été réparé. Pourtant, on s’étonne encore souvent d’apprendre qu’il n’est pas qu’un personnage, mais bien un écrivain. Les annexes et le quatrième volume de la présente édition, consacré à des textes philosophiques, pourront contribuer à rectifier cette image.

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