296 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
moins conclure sans que quelque chose soit donné, puis-
que rien en général ne se laisse penser sans matière. Ce
qui n’est possible que sous des conditions simplement
possibles elles-mêmes, ne l’est pas à tous égards. Mais
c’est à ce point de vue général que l’on envisage la
question, quand on veut savoir si la possibilité des choses
s’étend au delà du cercle de l’expérience.
Je n’ai fait mention de ces questions que pour ne lais-
ser aucune lacune dans ce qui appartient, suivant l’opi-
nion commune, aux concepts de l’entendement. Mais dans
le fait, la possibilité absolue (qui est valable à tous égards)
n’est pas un simple concept de l’entendement, et ne
peut être d’aucun usage empirique ; elle appartient uni-
quement à la raison, qui dépasse tout usage empirique
possible de l’entendement. Aussi avons-nous dû nous con-
tenter d’une remarque purement critique, laissant d’ail-
leurs la chose dans l’obscurité jusqu’à ce que nous la
reprenions plus tard pour la traiter d’une manière plus
étendue.
Avant de clore ce quatrième numéro et avec lui le
système de tous les principes de l’entendement pur, je
dois indiquer encore le motif qui m’a fait appeler du
nom de postulats les principes de la modalité. Je ne
prends pas ici cette expression dans le sens que lui ont
donné .quelques philosophes récents, contrairement à ce-
lui des mathématiciens, auxquels elle appartient propre-
ment, c’est-à-dire comme signifiant une proposition que
l’on donne pour immédiatement certaine, sans la justi-
fier ni la prouver. En effet, accorder que des proposi-
tions synthétiques, si évidentes qu’elles soient, puissent,
sans déduction et à première vue, emporter une adhé-
sion absolue, c’est ruiner toute critique de l’entendement.
POSTULATS DE LA PENSÉE EMPIRIQUE 297
Comme il ne manque pas de prétentions hardies, auxquel-
les ne se refuse pas même la foi commune (mais sans être
pour elles une lettre de créance), notre entendement se-
rait ouvert à toutes les opinions, sans pouvoir refuser
Son assentiment à des sentences qui, quelque illégitimes
q^u’elles fussent, demanderaient, avec le ton de la plus
parfaite assurance, à être admises comme de véritables
^txiomes. Quand donc une détermination à priori s’ajoute
synthétiquement au concept d’une chose, il faut néces-
sairement joindre à une proposition de ce genre, sinon
« Une preuve, du moins une déduction de la légitimité de
-cette assertion.
Mais les principes de la modahté ne sont pas objective-
ment synthétiques, puisque les prédicats de la possibilité,
<le la réalité et de la nécessité n’étendent pas le moins
•du monde le concept auquel ils s’appliquent, en ajou-
tant quelque chose à la représentation de l’objet. Ils n’en
sont pas moins Synthétiques, mais ils ne le sont que d’une
manière subjective, c’est-à-dire qu’ils appliquent au con-
cept d’une chose (du réel), dont ils ne disent rien d’ail-
leurs, la faculté de connaître où il a son origine et son siégé.
Si ce concept concorde simplement dans l’entendement avec
les conditions formelles de l’expérience, son objet est ap-
pelé possible; s’il est lié à la perception (à la sensation
comme matière des sens) et qu’il soit déterminé par elle
au moyen de l’entendement, l’objet est dit réel; si enfin
il est déterminé par l’enchaînement des perceptions sui-
vant des concepts, l’objet se nomme nécessaire. Les prin-
cipes de la modalité n’expriment donc, touchant un con-
cept, rien autre chose que l’acte de la faculté de con-
naître par lequel il est produit. Or on appelle postulat
dans les mathématiques une proposition pratique qui
298 ANALYTIQUE TRANSCEJSDENTALE
ne contient rien que la synthèse par laquelle nous nous
donnons d’abord un objet et en produisons le concept;
par exemple : décrire d’un point donné, avec une ligne
donnée, un cercle sur une surface. Une proposition de ce
genre ne peut pas être démontrée, puisque le procédé
qu elle exige est précisément celui par lequel nous pro-
duisons d’abord le concept d’une telle figure. Nous pou-
vons donc avec même droit postuler les principes de la
modalité , puisqu’ils n’étendent pas leur concept des
choses* mais qu’ils se bornent k montrer comment en
général il est lié ici à la faculté de connaître.
Remarque générale sur le stjstème des principes (a)
C’est une chose très-remarquable que la catégorie
seule ne puisse nous faire apercevoii* la possibilité d’au-
cune chose , mais que nous ayons toujours besoin- d’une
intuition pour y découvrir la réalité objective du con-
cept pur de l’entendement. Que l’on prenne, par exemple,
les catégories de la relation. Comment l » » quelque chose
peut-il exister uniquement comme sujet, et non pas
comme simple détermination d’autre chose, c’est-à-dire
- Par la réalité d’une chose j’affirme sans doute plus que la possibi-
lité, mais non pas dans la chose; en effet, la chose ne saurait contenir
dans la réalité plus qu’il n’était contenu dans sa possibilité complète.
Mais, comme la possibilité n’était qu’une positwn de la chose par rap-
port à l’entendement (à son usage empirique), la réalité est en même
temps une liaison de cette chose avec la perception.
(a) Cette remarque est une addition de la seconde édition.
REMARQUE GÉNÉRALE 299
comment peut-il être substance; ou 2^ comment, parce
que quelque chose est, une autre chose doit-elle être;
par conséquent, comment quelque chose en général peut-il
être cause ; ou 3^ comment, quand plusieurs choses sont,
par cela que l’une d’elles existe, une chose suit-elle les
autres et réciproquement, et comment un commerce de
substances peut-il s’établir ainsi? c’est ce que de simples
concepts ne sauraient nous montrer. Il en est de même
des autres catégories, par exemple de la question de
savoir comment une chose peut être identique à plu-
sieurs ensemble, c’est-à-dire être une quantité, etc. Tant
qu’on manque d’intuition, on ne sait pas si par les caté-
gories on pense un objet, ou si même en général quelque
objet peut leur convenir ; par où l’on voit qu’elles ne
sont pas du tout des connaissances ^ mais de simples for-
mes de pensée ^ servant à transformer en connaissances
des intuitions données. — Il en résulte aussi qu’aucune
proposition synthétique ne peut être tirée des seules ca-
tégories. Quand je dis, par exemple, que dans toute exis-
tence il y a une substance, c’est-à-dire quelque chose
qui ne peut exister que comme sujet, et non pas comme
simple prédicat, ou qu’une chose est un quantum, il n’y
a rien là qui puisse nous servir à sortir d’un concept
donné et à le rattacher à un autre. Aussi n’a-t-on jamais
réussi à prouver, par de simples concepts purs de l’en-
tendement une proposition synthétique, celle-ci par
exemple : tout ce qui existe accidentellement a une cause.
La seule chose que l’on pourrait faire serait de prouver
quej, sans cette relation, nous ne saurions comprendre
l’existence de l’accidentel, c’est-à-dire connaître àprwri
- Oedankenformen,
300 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
par l’entendement l’existence d’une telle chose; mais il
ne s’ensuit pas que cette relation est aussi la condition
de la possibilité des choses mêmes. Si l’on veut se rap-
peler notre preuve du principe de causalité, on remar-
quera que nous n’avons pu le prouver que par rapport à
des objets d’expérience possible : tout ce qui arrive^
(tout événement) suppose une cause; nous n’avons pu
ainsi le prouver que comme un principe de la possibilité
de l’expérience , par conséquent de la connaissance d’un
objet donné dans VintuUion empirique, et non par de
simples concepts. On ne peut nier cependant que cette
proposition : tout ce qui est accidentel doit avoir une
cause, ne soit évidente pour chacun par de simples con-
cepts ; mais alors le concept de l’accidentel est déjà en-
tendu de telle sorte qu’il ne contient pas la catégorie
de la modaUté (comme quelque chose dont la non-exis-
tence se peut concevoir), mais celle de la relation (comme
quelque chose qui ne peut exister que comme consé-
quence de quelque autre) ; et, dans ce cas, la proposition
est certainement identique : tout ce qui ne peut exister
que comme conséquence a sa cause. Dans le fait, quand
nous voulons donner des exemples de l’existence acci-
dentelle, nous en appelons toujours à des changements,
et non pas simplement à la possibilité de concevoir le con-
traire *. Or le changement est un événement qui, comme
- On peut concevoir aisément la non-existemce de la matière, mais
les anciens n’en concluaient pourtant pas sa contingence. Mais la vicis-
situde même de l’existence et de la non-existence d’un état donné d’une
chose, en quoi consiste tout changement, ne prouve pas du tout la con-
tingence de cet état, en quelque sorte par la réalité de son contraire ;
par exemple le repos d’un corps, qui suit le mouvement, ne prouve pas
la contingence du mouvement de ce corps, par cela que le repos est le
contraire du mouvement. Car ce contraire n’est ici opposé à l’autre que
REMARQUE GÉNÉRALE 301
tel, n’est possible que par une cause, et dont par consé-
quent la non-existence est possible en soi, et l’on recon-
naît ainsi la contingence par cela que quelque chose ne
peut exister que comme effet d’une cause. Quand donc
une chose est admise comme contingente, c’est une pro-
position analytique de dire qu’elle a une cause.
Mais il est encore plus remarquable que , pour com-
prendre la possibilité des choses en vertu des catégories,
et par conséquent pour démontrer la réalité objective de ces
dernières, nous n’avons pas ^seulement besoin d’intuitions,
mais même AHntuitions extérieures. Prenons, par exemple,
les concepts purs de la relation^ voici ce que nous trou-
vons: l » » Pour donner dans l’intuition quelque chose
de fixe qui corresponde au concept de la substance (et
pour démontrer ainsi la réalité objective de ce concept),
nous avons besoin d’une intuition dans l’espace (de l’in-
tuition de la matière), parce que seul l’espace comporte
une détermination fixe\ tandis que le temps, et par
conséquent tout ce qui est dans le sens intérieur, s’écoule
sans cesse. 2^ Pour présenter le changement comme in-
tuition correspondante au concept de la causalité, il nous
faut prendre pour exemple le mouvement, comme chan-
gement dans l’espace, et c’est par là seulement que nous
pouvons nous rendre saisissables des changements dont
aucun entendement pur ne peut comprendre la possibilité.
Le changement est la liaison de déterminations contra-
logiquement et non réeUement. Pour prouver la contingence du mouve-
ment, il faudrait prouver qu’ai* lieu d’être en mouvement dans le temps
précédent, il eût été possible que le corps fût alors en repos ; il ne suffit
pas qu’il l’ait été ensuite; car alors les deux contraires peuvent très-
bien coexister.
- Beharrlich besUmmt
302 ANALYTIQUE TRANSCENDENTALE
dictoirement opposées entre elles dans l’existence d’une
seule et même cliose. Or comment est-il possible que
d’un état donné d’une chose résulte dans la même chose
un autre état opposé au premier? c’est ce que non-seule-
ment aucune raison ne peut comprendre sans exemple,
mais ce qu’elle ne peut même se rendre intelligible sans
une intuition. Cette intuition est celle du mouvement
d’un point dans l’espace, dont l’existence en différents
lieux (comme série de déterminations opposées) nouis fait
seule d’abord percevoir le changement. En effet, pour que
nons puissions concevoir même des changements inté-
rieurs, il faut que nous nous représentions d’une manière
figurée le temps, comme forme du sens intime, par une
ligne, le changement intérieur par le tracé de cette ligne
(par le mouvement), et par conséquent notre existence
successive en différents états par une intuition exté-
rieure. La raison en est que tout changement présup-
pose quelque chose de fixe dans l’intuition, même pour
pouvoir être perçu comme changement, et qu’aucune in-
tuition fixe ne se rencontre dans le sens intérieur. —
3^ Enfin, la catégorie de la communauté ne peut être com-
prise, quant à sa possibilité, par la seule raison ; et par
conséquent la réalité objective de ce concept ne peut être
aperçue sans intuition, et même sans intuition extérieure
dans l’espace. En effet, comment veut-on concevoir comme
possible que, plusieurs substances existant, de l’existence
de Tune quelque chose résulte (comme effet) dans celle
de l’autre, et réciproquement, et qu’ainsi, parce qu’il y
a dans la première quelque chose qui ne peut être com-
pris que par l’existence de la seconde, il en doive être
de même de la seconde à l’égard de la première? car
cela est nécessaire pour qu’il y ait communauté, mais ne
REMARQUE GÉNÉRALE 303
peut se comprendre de choses dont chacune subsiste
d’une manière complètement isolée. Aussi Leibnitz^ tout
en attribuant une communauté aux substances du monde,
mais aux substances conçues comme elles peuvent l’être
par le seul entendement, eut-il besoin de recourir à l’in-
tervention de la divinité ; car ce commerce des substances
lui parut justement incompréhensible par leur seule exis-
tence. Mais nous pouvons nous rendre saisissable la pos-
sibilité de la communauté (des substances comme phéno-
mènes), en nous les représentant dans l’espace, par
conséquent dans l’intuition extérieure. Celui-ci en effet con-
tient à priori des rapports extérieurs formels comme con-
ditions de la possibilité des rapports réels en soi (dans
l’action et la réaction, par conséquent dans la réciprocité).
‘— n est tout aussi facile de prouver que la possibilité
des choses comme quantités et par conséquent la réalité
objective des catégories de la quantité ne peuvent être
exposées que dans l’intuition extérieure, et ne peuvent
^tre ensuite appliquées au sens intime qu’au moyen de
cette intuition. Mais, pour éviter les longueurs , je dois
en laisser les exemples à la réflexion du lecteur.
Toute cette remarque est d’une grande importance,
non-seulement pour confirmer notre précédente réfuta-
tion de l’idéalisme, mais surtout pour nous montrer,
quand il sera question de la connaissance de soi-mêftne par
la simple conscience intérieure et de la détermination de
notre nature sans le secours d’intuitions empiriques in-
térieures, les limites de la possibilité d’une telle connais-
sance.
Voici donc la dernière conséquence de toute cette sec-
tion : tous les principes de l’entendement pur ne sont
que des principes à jt?rem de la possibilité de l’expérience;
304 ANALYTIQUE TRANSCENDE NTALE
c’est uniquement à celle-ci que se rapportent toutes le^
propositions synthétiques à priori^ et leur possibilité mêm^
repose absolument sur cette relation.
CHAPITRE m
Du principe de la distinction de tous les objets en général
en ‘phénomènes et noumènes
Jusqu’ici nous n’avons pas seulement parcouru le pays
de l’entendement pur, en examinant chaque partie avec
soin ; nous l’avons aussi mesuré, et nous avons assigné à
chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la
nature elle-même a renfermée dans des bornes immuables.
C’est le pays de la vérité (mot flatteur), environné d’un
vaète et orageux océan, empire de l’illusion, où, au milieu
du brouillard, maint banc de glace, qui disparaîtra bien-
tôt, présente l’image trompeuse d’un pays ‘ nouveau, et
attire par de vaines apparences le navigateur vagabond
qui cherche de nouvelles terres et s’engage en des ex-
péditions périlleuses auxquelles il ne peut renoncer, mais
dont il n’atteindra jamais le but. Avant de nous hasarder
sur cette mer pour l’explorer dans toute son étendue et
reconnaître s’il y a quelque chose à y espérer, il ne sera
pas inutile de jeter encore un coup d’œil sur la carte du
pays que nous allons quitter, et de nous demander d’a-
bord si nous ne pourrions pas, ou peut-être même si nous