Mémoire de Casanova partie 2

(Rappel: la partie 1 des mémoires intégrales de Casanova est ici)

Tomes IV à VII

Tome quatrième [7r]

Le ministre des Affaires étrangères ;

M. de Boulogne contrôleur général ;

M. le duc de Choiseul ; l’abbé de Laville ;

M. Paris du Vernai. Mon frère arrive de Dresde,

et est reçu à l’académie.

Me voilà de nouveau dans le grand Paris, et ne pouvant plus compter sur ma patrie, en devoir d’y faire fortune. J’y avais passé deux ans ; mais n’ayant dans ce temps-là autre objet que celui de jouir de la vie, je ne l’avais pas étudié. Cette seconde fois j’avais besoin de faire ma cour à ceux chez lesquels l’aveugle déesse logeait. Je voyais que pour parvenir à quelque chose, j’avais besoin de mettre en jeu toutes mes facultés physiques, et morales, de faire connaissance avec des grands, et des puissants, d’être le maître de mon esprit, et de prendre la couleur de tous ceux auxquels je verrais que mon intérêt exigeait que je plusse. Pour suivre ces maximes, j’ai vu que je devais me garder de tout ce qu’on appelle à Paris mauvaise compagnie, et renoncer à toutes mes anciennes habitudes, et à toute sorte de prétentions qui auraient pu me faire des ennemis qui m’auraient facilement donné une réputation d’homme peu propre à des emplois solides. En conséquence de ces méditations je me suis proposé un système de réserve tant dans ma conduite que dans mes discours qui pût me faire croire propre à des affaires de conséquence plus même de1 ce que j’aurais pu m’imaginer d’être. Pour ce qui regardait le nécessaire à mon entretien, je pouvais compter sur cent écus2 par mois que M. de Bragadin n’aurait jamais manqué [7v] de me faire payer. C’était assez. Je n’avais besoin de penser qu’à me bien mettre, et à me loger honnêtement ; mais dans le commencement il me fallait une somme, car je n’avais ni habits, ni chemises.

aJe suis donc retourné le lendemain au palais de Bourbon3. Étant sûr que le Suisse4 me diraitb que le ministre était occupé, j’y suis allé avec une petite lettre que je lui ai laissée. Je m’annonçais, et je lui disais où je logeais. Il ne fallait pas lui dire davantage. En attendant je me voyais obligé à faire partout où j’allais la narration de ma fuite ; c’était une corvée, car elle durait deux heures5 ; mais j’étais en devoir d’être complaisant vis-à-vis de ceux qui s’en montraient curieux, car ils n’auraient pu l’être sans le vif intérêt qu’ils prenaient à ma personne.

Au souper de Silvia j’ai reconnu plus tranquillement que la veille toutes les marques d’amitié que je pouvais désirer ; et le mérite de sa fille m’a frappé. Elle possédait à son âge de quinze ans toutes les qualités qui enchantent. J’en ai fait compliment à sa mère qui l’avait élevée, et je n’ai pas alors pensé à me mettre en état de défense contre ses charmes : je n’étais pas encore assez à mon aise pour me figurer qu’ils pourraient me faire la guerre. Je me suis retiré de bonne heure impatient de voir ce que le ministre me dirait en répondant à mon billet.

Je l’ai reçu6 à huit heures. Il me disait qu’à deux heures de relevée7 je le trouverais seul. Il m’a reçu comme je m’y attendais. Il me fit connaître non seulement le plaisir qu’il avait de me voir victorieux, mais toute la joie quec [16r] son âme ressentait sachant de se trouver en état de pouvoir m’être utile. Il me dit que d’abord qu’il avait appris d’une lettre de M. M. que je m’étais sauvé, il se sentit sûr que je n’irais autre part qu’à Paris, et que ce serait à lui que je ferais ma première visite. Il me fit voir la lettre dans laquelled elle lui faisait part de ma détention, et la dernière dans laquelle elle lui contait l’histoire de ma fuite, comme on la lui avait rapportée. Elle lui disait que ne pouvant plus espérer de voir ni l’un ni l’autre des deux hommes, qui étaient les seuls sur lesquels elle pouvait compter, la vie lui était devenue à charge. Elle se plaignait de ne pas pouvoir avoir la ressource de la dévotion. Elle lui disait que C. C. allait la voir souvent, et qu’elle n’était pas heureuse avec l’homme qui l’avait épousée.

Ayant parcouru ce que M. M. lui disait de ma fuite, et trouvant toutes les circonstances fausses, je lui ai promis de lui envoyer toute la véritable histoire. Il me somma de ma parole, me promettant de l’envoyer à notre malheureuse amie, et me donnant de la meilleure grâce du monde un rouleau de cent louis8. Il me promit de penser à moi, et de me faire savoir quand il aurait besoin de me parler. Avec cet argent je me suis équipé ; et huit jours après, je lui ai envoyé l’histoire de ma fuite que je lui ai permis de faire copier, et d’en faire l’usage qu’il trouverait à propos pour intéresser tous ceux qui pourraient m’être utiles. Trois semaines après, ile me manda pour me dire qu’il avait parlé de moi à M. Erizzo9 ambassadeur de Venise, qui dans ce qu’il disait ne pouvait me faire aucun tort ; [16v] mais que10 ne voulant pas se compromettre avec les inquisiteurs d’état ne me recevrait pas. Je n’avais aucun besoin de lui. Il me dit qu’il avait donnéf mon histoire à madame la marquise11, qui me connaissait, et avec laquelle il tâcherait de me faire parler ; et il me dit à la fin que quand j’irai me présenter à M. de Choiseul12 je serais bien reçu, comme du contrôleur général M. de Boulogne13 avec lequel ayant un peu de tête je pourrais faire quelque chose de bon. Il vous donnera, me dit-il, lui-même des lumières, et vous verrez que l’homme écouté est celui qui obtient. Tâchez d’enfanter quelque chose d’utile à la recette royale, évitant le compliqué, et le chimérique, et si ce que vous écrirez ne sera pas long, je vous dirai mon avis.

Je l’ai quitté rempli de reconnaissance ; mais fort embarrassé à trouver des moyens pour augmenter les revenus du roi. N’ayant aucune idée des finances, j’avais beau mettre mon esprit à la torture : toutes les idées qui me venaient ne versaient que sur des nouveaux impôts : me paraissant toutes odieuses, ou absurdes, je les rejetais.

Ma première visite fut à M. de Choiseul d’abord que j’ai su qu’il était à Paris. Il me reçut à sa toilette, et écrivant pendant qu’on le peignait. La politesse qu’il me fit fut d’interrompre sa lettre par des petits intervalles, me faisant des interrogations, auxquelles je répondais ; mais inutilement, car au lieu de m’écouter il écrivait. Parfois il me regardait ; mais c’était égal, car les yeux regardent, n’entendent pas. Malgré cela ce duc était un homme qui avait beaucoup d’esprit.

Après avoir achevé sa lettre, il me dit en italien que M. l’abbé de Bernis lui avait conté une partie de l’histoire de ma fuite.

— Dites-moi donc comment vous avez fait pour y réussir.

— Cette histoire, monseigneur, dure deux heures ; [17r] et V. E.14 me semble pressée.

— Dites-la en bref.

— C’est dans sa plus grande abréviation qu’elle dure deux heures.

— Vous me direz une autre fois les détails.

— Sans les détails cette histoire n’est pas intéressante.

— Si fait. On peut raccourcir tout, et tant qu’on veut.

— Fort bien. Je dirai donc à V. E. que les inquisiteurs d’état me firent enfermer sous les plombs. Au bout de quinze mois, et cinq jours, j’ai percé le toit : je suis entré par une lucarne dans la chancellerie15 dont j’ai brisé la porte : je suis descendu à la place : j’ai pris une gondole qui m’a transporté en terre ferme, d’où je suis allé à Munickg. De là, je suis venu à Paris, où j’ai l’honneur de vous faire ma révérence.

— Mais…. qu’est-ce que les plombs ?

— Cela, monseigneur, dure un quart d’heure.

— Comment avez-vous fait pour percer le toit ?

— Cela dure une demi-heure.

— Pourquoi vous a-t-on mis là-haut ?

— Encore une demi-heure.

— Je crois que vous avez raison. Le beau de la chose dépend des détails. Je dois aller à Versailles. Vous me ferez plaisir vous laissant voir quelquefois. Pensez en attendant en quoi je peux vous être utile.

Sortant de chez lui je fus chez M. de Boulogne. J’ai vu un homme tout à fait différent du duc, dans l’air, dans l’habillement, dans le maintien. Il me fit d’abord compliment sur le cas que l’abbé de Bernis faisait de moi, et sur ma capacité en matière de finances. Peu s’en fallut que je ne pouffasse. Il était avec un octogénaire qui montrait le génie sur sa figure.

— Communiquez-moi, me dit-il, soit de bouche, soit par écrit vos vues : vous me trouverez docile, et prêt à saisir vos idées. Voici M. Paris du Vernai16 qui a besoin de vingt millions pour son école militaire17. Il s’agit de les trouver sans charger l’État, et sans incommoder le trésor royal.

— Il n’y a qu’un Dieu, monsieur, [17v] qui ait la vertu créatrice.

— Je ne suis pas Dieu, me dit M. du Vernai, et cependant, j’ai quelquefois créé, mais tout a changé de face.

— Tout, lui répondis-je, est devenu plus difficile : je le sais ; mais malgré ça j’ai en tête une opération qui produirait au roi l’intérêt de cent millions.

— Combien coûterait au roi ce produit ?

— Rien que les frais de perception.

— C’est donc la nation qui devrait fournir le revenu ?

— Oui ; mais volontairement.

— Je sais à quoi vous pensez.

— J’admirerais18 monsieur, car je n’ai communiqué mon idée à personne.

— Si vous n’êtes pas engagé ; venez demain dîner chez moi, et je vous montrerai votre projet, qui est beau, mais qui est sujet à des difficultés presqu’insurmontables. Malgré cela nous parlerons. Viendrez-vous ?

— J’aurai cet honneur.

— Je vous attends donc. Je suis à Plaisance19.

Après son départ, le contrôleur général me fit l’éloge de son talent, et de sa probité. C’était le frère de Paris de Monmartel qu’une chronique secrète faisait croire père de madame de Pompadour, car il aimait madame Poisson en même temps que M. Le Normand20.

Je suis allé me promener aux Tuileries réfléchissant au coup bizarre que la fortune me présentait. On me dit qu’on a besoin de vingt millions, je me vante de pouvoir en donner cent sansh savoir comment, et un homme célèbre, et rompu dans les affaires, m’invite à dîner pour me convaincre qu’il connaissait mon projet. S’il pense à me tirer les vers du nez, je l’en défie : quand il me communiquera le sien, ce sera à moi à dire qu’il a deviné, ou non : et si la matière sera à ma portée, je dirai peut-être quelque chose de nouveau : n’y entendant rien, je garderai un mystérieux silence.

[18r]iL’abbé de Bernis ne m’avait annoncé pour financier que pour me procurer le colloque21. Sans cela on ne m’aurait pas admis. J’étais fâché de ne pas posséder au moins le jargon du département22.

Le lendemain j’ai pris un carrosse de remise23, et triste, et sérieux j’ai dit au cocher de me mettre à Plaisance chez M. du Vernai. C’était un peu au-delà de Vincennes.

Me voilà à la porte de cet homme fameux qui avait sauvé la France après les précipices causés par le système de Law24 quarante ans auparavant. Je le trouve avec sept ou huitj personnages devant un grand feu. Il m’annonce par mon nom me donnant la qualité d’Amik du ministre des affaires étrangères, et du contrôleur général. Après cela il me présente ces messieurs donnant à trois ou quatre la qualité d’intendants de finances25. Je fais mes révérences, et dans l’instant je me dévoue à Harpocrate26.

Après avoir parlé de la Seine prise de glace de l’épaisseur d’un pied, de M. de Fontenelle quil venait de mourir27, de Damiensm qui ne voulait rien confesser, et de cinq millions que ce procès criminel coûterait au roi, on parla aussi de la guerre, et on fit l’éloge de M. de Soubise que le roi avait choisi pour commander28. Ce propos porta sur les dépenses, et sur les ressources pour fournir à tout. J’ai passé une heure et demie en m’ennuyant, car tous leurs raisonnements étaient si entrelardés de termes de leur métier que je n’y comprenais rien. Après une autre heure et demie passée à table où je n’ai ouvert la bouche que pour manger, nous passâmes dans une salle, où M. du Vernai laissa la compagnie pour me conduire dans un cabinet avec un homme de bonne mine âgé de cinquante ans à peu près qu’il m’avait annoncé sous le nom de Calsabigi29. Un moment après deux intendants de finance entrèrent aussi.

M. du Vernai d’un air riant et poli mit entre mes mains un cahier in folio me disant : voilà votre projet. Je vois sur le frontispice : Loterie de quatre-vingt-dix billets, dont les lots [18v] tirés au sort chaque mois ne pourront tomber que sur cinq numéros, etc., etc.30. Je lui rends le cahier, et je n’hésite pas un seul instant à lui dire que c’était mon projet.

— Monsieur, me dit-il, vous avez été prévenu31 : le projet est de M. de Calsabigi que voilà.

— Je suis charmé de voir que je pense comme monsieur ; mais si vous ne l’avez pas adopté, oserai-je vous en demander la raison ?

— On allègue contre le projet plusieurs raisons toutes plausibles, et auxquelles on ne répond que vaguement.

— Je n’en connais, lui répondis-je froidement, qu’une seule dans toute la nature qui pourrait me fermer la bouche. Ce serait si le Roin ne voulût pas permettre à ses sujets de jouer.

— Cette raison ne va pas en ligne de compte. Le roi permettra à ses sujets de jouer ; mais joueront-ils ?

— Je m’étonne qu’on en doute d’abord que la nation sera sûre d’être payée si elle gagne.

— Supposons donc qu’ils joueront, lorsqu’ils seront sûrs qu’il y a une caisse. Comment faire ce fondso ?

— Trésor royal. Décret du conseil. Il me suffit qu’on suppose le roi en état de payer cent millions.

— Cent millions ?

— Oui monsieur. On doit éblouir.

— Vous croyez donc que le roi pourra les perdre ?

— Je le suppose ; maisp après une recette de cent cinquante. Connaissant la force du calcul politique vous ne pouvez partir que de là.

— Monsieur je ne suis pas tout seul. Convenez-vous qu’au premier tirage même le roi peut perdre une somme exorbitante ?

— Entre la puissance, et l’acte il y a l’infini ; mais j’en conviens. Si le roi perd une grande somme au premier tirage la fortune de la loterie est faite. C’est un malheur à désirer. On calcule les puissances morales comme les probabilités32. Vous savez que toutes les chambres d’assurance33 sont riches. [19r]qJe vous démontrerai devant tous les mathématiciens de l’Europe, que Dieu étant neutre il est impossible que le roi ne gagne sur cette loterie un sur cinq. C’est le secret. Convenez-vous que la raison doit se rendre à une démonstration mathématique ?

— J’en conviens. Mais dites-moi pourquoi le Castelletto34 ne peut pas s’engager que le gain du roi sera sûr ?

— Il n’y a point de Castelletto au monde qui puisse vous donner uner certitude évidente et absolue que le roi gagnera toujours. Le castelletto ne sert qu’à tenir une balance provisoire sur un numéro, ou deux, ou trois, qui étant extraordinairement surchargés, pourraient en sortant causer au tenant une grande perte. Le Castelletto pour lors déclare le nombre clos. Le Castelletto ne pourrait vous donner une certitude du gain qu’en différant le tirage jusqu’à ce que toutes les chances fussent également pleines, et pour lors la loterie n’irait pas, car il faudrait peut-être attendre dix ans ce tirage, et outre cela je vous dirai que la loterie pour lors deviendrait une véritable friponnerie. Ce qui la garantit de ce nom déshonorant est le tirage fixé une fois chaque mois, car le public est pour lors sûr que le tenant peut perdre.

— Aurez-vous la complaisance de parler en plein conseil35 ?

— Avec plaisir.

— De répondre à toutes les objections ?

— À toutes.

— Voulez-vous me porter votre plan ?

— Je ne donnerai mon plan, Monsieur, que lorsque la maxime sera prise, et que je serai certain qu’on l’adoptera, et qu’on me fera les avantages que je demanderai.

— Mais votre plan ne peut être que le même que voici.

— J’en doute. Dans mon plan je décide en gros combien le roi gagnera par an [19v] et je le démontre.

— On pourrait donc la vendre à une compagnie, qui payerait au roi une somme déterminée.

— Je vous demande pardon. La loterie ne peut prospérer que dans un préjugé qui doit opérer immanquablement. Je ne voudrais pas me mêler36 pour servir un comité qui pour augmenter le gain penserait à multiplier les opérations, et diminuerait l’affluence. J’en suis sûr. Cette Loteries, si je dois m’en mêler doit être royale, ou rien.

— Mons. de Calsabigi pense comme vous.

— J’en suis vraiment comblé.

— Avez-vous des personnes prêtes pour le Castellet ?

— Il ne me faut que des machines intelligentes37, dont la Francet ne peut pas manquer.

— À combien fixez-vous le gain ?

— À vingt au-dessus de cent à chaqueu mise. Celui qui portera au roi un écu de six francs, en recevra cinq, et le concours sera tel, que caeteris paribus [toutes choses égales par ailleurs] toute la nation payera au monarque au moins cinq cent mille francs par mois. Je le démontrerai au conseil sous condition qu’il soit composé de membresv qui après avoir reconnu une vérité résultante d’un calcul soit physique, soit politique, ne biaiseront pas.

Enchanté de pouvoir tenir parole sur tout ce à quoi je m’étais engagé, je me suis levé pour aller quelque part. En rentrant je les ai trouvés debout parlant entr’eux de la chose. Calsabigi m’approchant avec amitié me demanda si dans mon plan je mettais la quaderne38. Je lui ai répondu que le public devait être le maître de jouer aussi à la quine ; mais que dans mon plan je rendais la mise plus forte, puisque le joueur ne pourrait mettre ni quaderne ni quine qu’en les jouant aussi par terne. Il me répondit que dans le sien il admettait la quaderne simple au gain de cinquante mille pour un. Je lui ai répondu avec douceur qu’il y avait en France des fort bons arithméticiens, qui lorsqu’ils ne trouveraient pas le gain égal dans toutes les chances, ils profiteraient de la collusion39w. Il me serra alors la main me disant qu’il désirerait que nous pussions parler ensemble.xAprès avoir [20r] laissé mon adresse à M. du Vernai je suis parti au commencement de la nuit content, et sûr d’avoir laissé une bonne impression dans l’esprit du vieillard.

Trois ou quatre jours après j’ai vu chez moi Calsabigi que j’ai reçu en l’assurant que je ne m’étais pas présenté à sa porte parce que je n’avais osé. Il me dit sans détour que la façon dont j’avais parlé à ces messieurs les avait frappés, et qu’il était certain que si je voulais solliciter le contrôleur général nous établirions la loterie, dont nous pourrions tirer grand parti.

— Je le crois, lui répondis-je, mais le parti qu’ils en tireraient eux-mêmes serait encore plus grand ; et malgré cela ils ne se pressent pas : ils n’ont pas envoyé me chercher ; et d’ailleurs je n’en fais pas ma plus grande affaire.

— Vous en aurez des nouvelles aujourd’hui. Je sais que M. de Boulogne a parlé de vous à M. de Courteil40.

— Je vous assure que je ne l’ai pas sollicité.

Il me pria de la meilleure grâce du monde d’aller dîner avec lui, et j’y ai consenti. Dans le moment que nous sortions j’ai reçu un billet dey l’abbé de Bernis qui me disait que si je pouvais être le lendemain à Versailles il me ferait parler à Madame la marquise, et qu’en même temps j’y trouverais M. de Boulogne.

Ce ne fut pas par vanité ; mais par politique que j’ai fait lire ce billet à Calsabigi. Il me dit que j’avais entre mes mains tout ce qu’il me fallait pour forcer même du Vernai à mettre la loterie :

— Et votre fortune, me dit-il, est faite si vous n’êtes pas assez riche pour la mépriser. Nous nous donnons depuis deux ans toutes les peines du monde pour venir à bout de cette affaire, et nous ne recevons jamais que des sottes objections que vous avez pulvérisées la semaine passée. Votre projet ne peut être à peu près que le mien. Soyons ensemble ; croyez-moi. Souvenez-vous que tout seul vous aurez des difficultés insurmontables, et que les machines intelligentes dont vous aurez besoin ne se trouveront pas à Paris. Mon frère prendra sur lui tout le poids de l’affaire ; persuadez ; et contentez-vous de jouir de la moitié des avantagesz de la direction en vous divertissant.

— C’est donc M. votre frère qui est l’auteur du projet.

— C’est mon frère41. Il est malade ; mais il se porte bien d’esprit. Nous allons le voir.

[20v] J’ai vu un homme au lit tout couvert de dartres ; mais cela ne l’empêchait pas de manger avec un excellent appétit, d’écrire, de converser, et de faire parfaitement toutes les fonctions d’un homme qui se porte bien. Il ne paraissait devant personne parce qu’outre que les dartres le défiguraient, il était obligé à tout moment de se gratter dans un endroit ou dans l’autre, ce qui à Paris est une chose abominable qu’on ne pardonne jamais soit qu’on se gratte à cause de maladie, ou par mauvaise habitude. Calsabigi me dit donc qu’il se tenait là sans voir personne parce que la peau lui démangeait, et qu’il n’avait autre soulagement que celui de seaa frotter.

— Dieu, me dit-il, ne peut m’avoir donné des ongles qu’à cette fin.

— Vous croyez donc aux causes finales42, et je vous fais mon compliment. Malgré cela je crois que vous vous gratteriez, quand même Dieu aurait oublié de vous donner des ongles.

Je l’ai alors vu sourire, et nous parlâmes de notre affaire. Dans moins d’une heure je lui ai trouvé beaucoup d’esprit. Il était l’aîné ; et il était garçon. Grand calculateur, très versé dans la finance théorique, et pratique, connaissant le commerce de toutes les nations, docte en histoire, bel esprit, adorateur du beau sexe, et poète. Il était natif de Livourne ; il avait travaillé à Naples dans le ministère, et il était venu à Paris avec M. de l’Hôpital43. Son frère était aussi fort habile ; mais il devait lui céder en tout.

Il me fit voir un grand tas d’écritures, où il avait tiré au clair tout ce qui regardait la loterie. Si vous croyez, me dit-il, de pouvoir faire tout sans avoir besoin de moi, je vous fais compliment ; mais vous vous flatterez en vain ; car si vous ne possédez pas la pratique, et si vous n’avez pas des hommes à vous qui soient rompus dans l’affaire, votre théorie ne vous servira de rien. Que ferez-vous quand vous aurez obtenu le décret ? Lorsque vous parlerez au conseil, vous ferez bien si vous leur fixerez un terme après lequel vous vous laveriez les mains44. Sans cela on vous mènera toujours aux calendes grecques. Je peux aussi vous assurer que M. du Vernai sera bien aise de nous voir unis. Pour ce qui regarde les rapports analytiques des gains égaux dans toutes les chances, je vous persuaderai qu’il ne faut pas les considérer dans la quaderne.

[21r] Très persuadé à me mettre avec eux45, sans cependant leur faire connaître que je croyais d’en avoir besoin, je suis descendu avec son frère, qui avant dîner devait me présenter à sa femme. J’ai vu une vieille très connue à Paris sous le nom de Générale la Mothe, célèbre à cause de son ancienne beauté, et de ses gouttes46 : une autre femme surannée qu’on appelait à Paris la baronne Blanche47,ab qui était encore maîtresse de M. de Vaux48 : une autre qu’on appelait la Présidente49, et une autre jolie comme un ange qu’on appelait Madame Razzetti piémontaise femme d’un violon de l’opéra50, qui était alors bonne amie de M. de Fondpertuis intendant des menus51, et de plusieurs autres. À ce dîner je n’ai pas brillé. C’était le premier que je faisais ayant dans la tête une affaire sérieuse. Je n’ai jamais parlé. Le soir chez Silvia, on m’a aussi trouvé distrait malgré l’amour que la jeune Balletti m’inspirait toujours avec plus de force.

Le lendemain, je suis parti deux heures avant jour pour Versailles, oùac le ministre de Bernis me reçut gaiement me disant qu’il gagerait que sans lui je ne me serais jamais aperçu de me connaître en finances. — M. de Boulogne m’a dit que vous avez étonné M. du Vernai, qui est un des plus grands hommes de la France. Allez d’abord chez lui, et faites-lui votre cour à Paris. La loterie sera établie, et c’est à vous à en tirer parti. D’abord que le roi sera allé à la chasse, soyez aux petits appartements52, et quand je verrai le moment je vous montrerai à Madame la marquise. Après vous irez au bureau des affaires étrangères vous présenter à l’abbé de Laville : c’est le premier commis53 : il vous recevra bien.

M. de Boulogne me promit que d’abord que M. du Vernai lui ferait savoir que le conseil de l’école militaire était d’accord, il ferait sortir le décret pour l’établissement de la loterie ; et il m’encouragea à lui communiquer d’autres vues si j’en avais.

À midi, madame de Pompadour se rendit aux petits appartements avec M. le prince de Soubise, etad mon protecteur, qui me montra d’abord à la grande dame.aeAprès m’avoir fait la révérence, comme d’usage,af elle me dit que la lecture de l’histoire de ma fuite l’avait beaucoup intéressée.

— Ces messieurs de là-haut54, me dit-elle en souriant, sont très à craindre. Allez-vous [21v] chez l’ambassadeur ?

— La plus grande marque de respect que je puisse lui donner, Madame, est de ne pas y aller.

— J’espère qu’actuellement vous penserez à vous établir chez nous.

— Cela ferait le bonheur de ma vie ; mais j’ai besoin de protection, et j’ai su que dans ce pays on ne l’accorde qu’au talent. Cela me décourage.

— Je crois que vous pouvez tout espérer, car vous avez des bons amis. Je m’emploierai avec plaisir à vous être utile dans l’occasion.

L’abbé de Laville me reçut très bien,ag et il ne me quitta qu’après m’avoir assuré que d’abord que l’occasion se présenterait il penserait à moiah. Je suis allé dîner à l’auberge, où un abbé de bonne mine m’approcha me demandant si je voulais que nous dînassions ensemble. La politesse ne me permettait pas de le refuser. En nous mettant à table il me fit compliment sur le bel accueil que l’abbé de Laville m’avait fait.

— J’étais là, me dit-il, occupé à écrire une lettre ; mais j’ai entendu presque tout ce qu’il vous a dit d’obligeant. Oserais-je vous demander qui vous a ouvert l’accès àai ce digne abbé ?

— Si vous en êtes bien curieux, Monsieur l’abbé, je n’hésiterai pas à vous le dire.

— Oh ! point du tout. Je vous prie d’excuser.

Après cette incartade il ne me parla que de choses indifférentes, et agréables.ajNous partîmes ensemble dans un pot de chambre55, et nous arrivâmes à Paris à huit heures, où après nous avoir promisak une visite, et nous avoir dit nos noms nous nous séparâmes. Il descendit dans la rue des Bons Enfants, et je suis allé souper chez Silvia dans la rue du petit Lion56. Cette femme essentielle57 me fit compliment sur mes nouvelles connaissances, et me conseilla de les cultiver.

Chez moi, j’ai trouvé un billet de M. du Vernai, qui me priait d’être le lendemain à onze heures à l’école militaire. À neuf heures j’ai vu chez moi Calsabigi, qui vint me remettre de la part de son frère une grande feuille qui contenait le tableau arithmétique de toute la loterie que je pouvais exposer au conseil. C’était un calcul des probabilités opposées à des certitudes qui démontrait ce que je n’avais fait que motiver58. La substance était que le jeu à la loterie aurait été parfaitement égal par [22r] rapport au payement des billets gagnants, si au lieu de cinq nombres on en tirait six. On n’en tirait que cinq, et cela donnait la certitude physique59 de gagner toujours un au-dessus de cinq, ce qui faisait le dix-huit au-dessus de nonante60, qui était tout le corps de la loterie. Cette démonstration amenait l’autre que la loterie n’aurait pas pu se soutenir tirant six numéros puisque les frais de régie montaient à cent mille écus61.

Avec ces instructions, et très persuadé que je devais suivre ce plan, je fus à l’école militaire, où nous entrâmes d’abord en conférence. M. d’Alembert avait été prié de s’y trouver en qualité de grand maître en fait d’Arithmétique universelle62. Il n’aurait pas été jugé nécessaire, si M. du Vernai avait été tout seul ; mais il y avait des têtes qui pour ne pas se rendre au résultat d’un calcul politique en niaient l’évidence. La conférence dura trois heures.

Après mon raisonnement, qui n’en occupa qu’une demie, M. de Courteil réassuma63 tout ce que j’ai dit, et on passa une heure en vaines objections que j’ai réfutées très facilement. Je leur ai dit que si l’art de calculer en général était proprement l’art de trouver l’expression d’un rapport unique résultant de la combinaison de plusieurs rapports64, cette même définition était celle du calcul moral aussi certain que le mathématique. Je les ai convaincus que sans cette certitude le monde n’aurait jamais eu des chambres d’assurance, qui toutes riches, et florissantes se moquent de la fortune, et des têtes faibles qui la craignent. J’ai fini par leur dire qu’il n’y avait pas d’homme savant, et d’honneur au monde qui fût en état de se proposer pour être à la tête de cette loterie s’engageant [22v] qu’elle gagnera dans chaque tirage, et que si un homme hardi se présentait pour leur donner cette assurance, ils devraient le chasser de leur présence, car, ou il ne leur tiendrait pas parole, ou s’il la leur tînt il serait fripon.

M. du Vernai se leva disant qu’en tout cas on sera le maître de la supprimer. Tous ces messieurs, après avoir signé un papier que M. du Vernai leur présenta, s’en allèrent. Calsabigi vint le lendemain me dire que l’affaire était faite, et qu’on n’attendait que l’expédition du décret. Je lui ai promis d’aller tous les jours chez M. de Boulogne, et de le faire nommer à la régie d’abord que j’aurais su de M. du Vernai même ce qu’on m’assignerait.

Ce qu’on me proposa, et que j’ai d’abord accepté, furent six bureaux de recette, et quatre mille francs de pension sur la loterie même. C’était le produit d’un capital de cent mille francs65, que j’aurais été maître de retirer renonçant aux bureaux, puisque ce capital me tenait lieu de caution.

Le décret du conseil sortit huit jours après. On donna la régie à Calsabigi avec les appointements de trois mille francs par tirage, et une pension de quatre mille francs par an comme à moi, et le grand bureau de l’entreprise à l’hôtel de la loterie dans la rue Montmartre66. De mes six bureaux j’en ai d’abord vendu cinq,al deux mille francs chacun67, et j’ai ouvert avec luxe le sixième dans la rue S. Denis68 y plaçant en qualité de commis mon valet de chambre.amC’était un jeune Italien fort intelligent qui avait servi en qualité de valet de chambre le prince de La Catolica ambassadeur de Naples. On fixa le jour du premier tirage, et on publia que tous les billets gagnants seraient payés huit jours après le tirage au bureau général de la loterie.an [23r] Je n’ai pas tardé vingt-quatre heures à faire afficher que tous les billets gagnants signés par moi seraient payés à mon bureau de la rue S. Denis vingt-quatre heures après le tirage. L’effet de cela fut que tout le mondeao venait jouer à mon bureau. Mon utilité69 consistait dans le six pour cent sur la recette. Cinquante ou soixante commis des autres bureaux furent assez sots d’aller se plaindre à Calsabigi de mon opération. Il ne put leur répondre autre chose sinon qu’ils étaient les maîtres de m’attraper en faisant la même chose ; mais il leur fallait avoir de l’argent.

Ma recette au premier tirage fut de 40 mille livres70. Une heure après le tirage mon commis me porta le registre, et me montra que nous devions payer dix-sept à dix-huit mille livres tout en ambes71, et je lui ai donné l’argent. Ce fut le bonheur de mon même commis, qui malgré qu’il ne demandât rien recevait toujours la gratification qu’on lui donnait, et dont je n’exigeaisap aucun compte. La loterie gagna 600 m. #72 dans la recette générale qui fut de deux millions. Le seul Paris donna 400 m. #. J’ai dîné le lendemain chez M. du Vernai avec Calsabigi. Nous eûmes le plaisir de l’entendre se plaindre d’avoir trop gagné. On n’avait gagné à Paris que dix-huit à vingt ternes, qui quoique petits firent gagner à la loterie une brillante réputation. Le fanatisme ayant déjà commencé, nous prévîmes dans le prochain tirage une double recette. La jolie guerre qu’on me fit à table sur mon opération me fit plaisir. Calsabigi démontra que par ce coup de tête je m’étais assuré une rente de 120 m. # par an73, qui ruinait tous les autres receveurs. M. du Vernai lui répondit qu’il avait fait souvent des coups [23v] pareils, et que d’ailleurs tous les receveursaq étant les maîtres de faire la même chose, cela ne pouvait qu’augmenter la réputation de la loterie. La seconde fois un terne de 40 m. # m’obligea à emprunter de l’argent. Ma recette avait été de 60 m., mais j’étais obligé de consigner ma caisse à l’agent de change la veille du tirage74. Dans toutes les grandes maisons où j’allais, et aux foyers des théâtres d’abord qu’on me voyait tout le monde me donnaitar de l’argent me priant de le jouer pour eux, comme je voulais, et de leur remettre les billets, puisqu’ils n’y comprenaient rien. Je portais dans ma poche des billets gros, et petits, que je leur laissais choisir, et je retournais à la maison avec mes poches pleines d’or. Les autres receveurs n’avaient pas ce privilège. Ce n’étaient pas des gens faits pour être faufilés75. J’étais le seul qui roulait en carrosse ; cela me donnait un nom, et un crédit ouvert. Paris était une ville, et l’est encore, où on juge tout par l’apparence : il n’y a point de pays au monde où il soit plus facile d’en imposer. Mais actuellement que le lecteur est informé de toute cette affaire, je ne parlerai plus de cette loterie qu’à propos.

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