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Cruelle Énigme

Cruelle Énigme

de Paul Bourget

À  HENRYJAMES

 

Permettez-moi, mon cher Henry James, de placer votre nom à la première page de ce livre, en souvenir du temps où je commençai à l’écrire, qui fut le temps aussi où nous nous sommes connus. Dans nos conversations de l’été dernier, en Angleterre, prolongées tantôt à une des tables de l’hospitalier Athenœum-club, tantôt sous les ombrages des arbres de quelque vaste parc, tantôt sur cette esplanade de Douvres, retentissante du fracas des lames, nous avons souvent discuté au sujet de cet art du roman, le plus moderne de tous,parce qu’il est le plus souple, le plus capable de s’accommoder aux nécessités variées de chaque nature humaine. Nous tombions d’accord que les lois imposées au romancier par les diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule : donner une impression personnelle de la Vie. Trouverez-vous cette impression-là dans Cruelle Énigme? Je le souhaite, afin que cette œuvre soit vraiment digne de vous être offerte, à vous dont j’ai pu apprécier,comme lecteur, le rare et subtil talent ; comme confrère, la sympathie intelligente, et comme ami, le noble caractère.

P.B.

Paris, 9 février1885.

Chapitre 1 DEUX SAINTES
Tous les hommes habitués à sentir avec leur imagination connaissent bien la sorte de mélancolie, sans analogue, qu’inflige une trop complète ressemblance entre une mère et sa fille, lorsque cette mère a cinquante ans, que cette fille en a vingt-cinq, et que l’une se trouve ainsi présenter le spectre anticipé de la vieillesse de l’autre. Qu’elle est féconde en amertumes pour un amoureux, cette vision de l’inévitable flétrissure réservée à la beauté qu’il chérit! Au regard d’un observateur désintéressé, de telles ressemblances abondent en réflexions singulièrement suggestives. Il est rare, en effet, que l’analogie des traits entre les deux visages aille jusqu’à l’identité ; plus rare encore que l’expression en soit tout à fait pareille. D’une génération à l’autre, il y a eu comme une marche en avant du tempérament commun. La qualité dominante de la physionomie est devenue plus dominante, — symbole visible d’un développement du caractère produit par l’hérédité. Trop fin déjà,le visage s’est affiné davantage; sensuel, il s’est matérialisé;volontaire, il s’est durci et séché. A l’époque où la vie a terminé son œuvre, lorsque la mère a passé la soixantième année, la fille la quarantième, cette gradation dans les ressemblances devient comme palpable au contemplateur, et avec elle l’histoire des circonstances morales où s’est débattue cette âme de la race dont ces deux êtres marquent deux étapes. La perception des fatalités du sang devient si lucide alors, que parfois elle tourne à l’angoisse.Dans ces rencontres se révèle, même aux esprits les plus dépourvusdu sens des idées générales, l’implacable, la tragique action deslois de la nature; et, pour peu que cette action s’exerce contredes créatures qui nous tiennent au cœur, même en dehors de l’amour,cela fait si mal de la constater !

Bien qu’à soixante et douze ans, avecune maladie de foie contractée en Afrique, cinq blessures et quinzecampagnes, un homme, parti jadis comme simple soldat et retraitécomme divisionnaire, ne soit pas très disposé aux songeriesphilosophiques, c’est pourtant à des impressions de cet ordre quele général comte Alexandre Scilly s’abandonnait, ce soir-là, ausortir du salon d’un petit hôtel de la rue Vaneau, où il avaitlaissé en tête à tête sa vieille amie Mme Castel et la fille decette amie, Mme Liauran. Onze heures venaient de sonner à lapendule du plus pur style Empire — un cadeau de Napoléon1er au père de Mme Castel — posée sur la cheminée de cesalon. Le général s’était levé, comme d’habitude, exactement aupremier coup, afin de gagner sa voiture annoncée. A vrai dire, lecomte avait les plus fortes raisons du monde pour être obscurémentet profondément troublé. Après la campagne de 1870, qui lui avaitvalu ses dernières épaulettes, mais aussi une ruine de sa santé,définitive, cet homme s’était trouvé à Paris sans autres parentsque des cousins éloignés et qu’il n’aimait pas, ayant eu à seplaindre d’eux lors de la succession d’une cousine commune.N’avaient-ils pas attaqué le testament de la vieille dame et accuséde captation, qui? lui, le comte Scilly, le propre fils du héros deLeipsick! Avec ce besoin de remplacer pas des habitudes fixes lasécurité de la famille absente, qui distingue les célibataires detout âge, le général fut conduit à se créer un intérieur en dehorsde son appartement de soldat au repos. Les circonstances firent delui le commensal quasi quotidien de l’hôtel de la rue Vaneau oùhabitaient deux femmes auxquelles il était d’ailleurs attachédepuis longtemps. La plus âgée, Mme Marie-Alice Castel, était laveuve de son premier protecteur, du capitaine Hubert Castel, tué àses côtés en Algérie, quand il n’était encore, lui, Scilly, quesimple sergent. La seconde, Mme Marie-Alice Liauran, était veuve deson plus cher protégé, du capitaine Alfred Liauran, tué en Italie.Toutes les personnes qui ont un peu étudié le caractère du vieuxgarçon et du vieil officier — cela fait comme deux célibats l’unsur l’autre — comprendront, au simple énoncé de ces faits, quelleplace cette mère et cette fille occupaient dans l’existence dugénéral. Chaque fois qu’il sortait de chez elles, et durant letemps que mettait sa voiture à le ramener chez lui, son uniquepréoccupation était de revenir sur les moindres incidents de savisite, — et ce temps était long, car le général habitait, au quaid’Orléans, le rez-de-chaussée d’une antique maison, léguéeprécisément par sa cousine. La voiture n’allait pas vite : elleétait attelée d’un ancien cheval de régiment, très âgé, très doux,débonnairement conduit par un ancien soldat d’ordonnance, le fidèleBertrand, qui n’aurait pas fouetté la bête pour un tonneaud’eau-de-vie de marc, sa boisson favorite. Le véhicule lui-même neroulait pas aisément, bas et lourd comme il était, — un véritablecoupé de douairière, que le général avait gardé tel quel, avec lecuir vert pâle de la garniture et la nuance vert sombre de sespanneaux. Est-il besoin d’ajouter que Scilly avait hérité cettevoiture en même temps que la maison? Dans son ignorance de vieuxgrognard habitué aux rudesses d’un métier qu’il avait pris très ausérieux, il considérait naïvement ce pesant carrosse comme uncomble de confortable, et, la main passée dans une des brassières,assis sur le bord de la banquette où sa cousine s’allongeaitvoluptueusement autrefois, ce qu’il revoyait sans cesse, c’était lesalon de la rue Vaneau et les deux habitantes de ce calme asile, —si calme, avec ses hautes fenêtres fermées, derrière lesquelless’étend le princier jardin qui va de la rue de Varenne à la rue deBabylone, — oui, si calme et si connu de lui, Scilly, dans lesmoindres détails. Sur les murs étaient appendus trois grandsportraits attestant que, depuis la Révolution, tous les hommes decette famille avaient été soldats. C’était d’abord le colonelHubert Castel, le grand-père, représenté par le peintre Gros sousle sévère uniforme des cuirassiers de l’Empire, la tête nue, sarobuste nuque prise dans le collet d’un bleu noir, son torse revêtude la cuirasse, ses bras serrés dans le drap sombre des manches etses mains couvertes de gantelets à crispin blanc. Napoléon étaittombé du trône trop tôt pour récompenser, comme il le voulait, cetofficier qui lui sauva la vie dans la campagne de Russie. C’étaitensuite le fils de ce dur cavalier, le capitaine de l’arméed’Afrique, peint par Delacroix avec la tunique bleue à pans plisséset le large pantalon rouge serré aux pieds. Puis le portrait, parFlandrin, d’Alfred Liauran, dans la tenue d’officier de la ligne,telle que Scilly l’avait portée lui-même. De-ci de-là, desminiatures représentaient le colonel Castel encore, mais avantqu’il eut atteint son grade, et aussi des hommes et des femmes del’ancien régime ; car Mme Castel est une demoiselle de Trans,— des Trans de Provence, une très nombreuse et très noble familledes environs d’Aigues-Mortes. Le père du colonel Castel, simpleintendant du père de Marie-Alice, avait sauvé les biens d’unebranche de cette famille, à la vérité assez peu considérables,pendant la tourmente de 1792, et lorsqu’en 1829 Mlle de Trans avaitvoulu épouser le petit-fils de cet honnête homme, et qui setrouvait être le fils d’un soldat célèbre, elle n’avait rencontréaucune résistance. Tout le passé de Mme Castel et de sa fille étaitdonc épars sur les murs de ce salon, austère à la fois et trèsintime, comme toutes les pièces habitées beaucoup, et par despersonnes qui ont le culte des souvenirs. L’ameublement, composéd’un curieux mélange d’objets du premier Empire, de la Restaurationet de la monarchie de Juillet, ne correspondait certes pas à lafortune des deux femmes, devenue très grande par suite de lamodestie de leur genre d’existence ; mais il n’était pas un deces meubles qui ne parlât d’un être cher, et à elles, et à Scilly,qui se trouvait, depuis son enfance, ne rien ignorer des choses decette famille. Son père n’avait-il pas été créé comte le jour mêmeoù Castel, son compagnon d’armes, avait été nommé colonel? Etjustement c’était cette connaissance profonde de là vie de ces deuxfemmes, cette connaissance par les causes, qui rendait le vieillardsi étrangement sensible à leur endroit. Il s’était identifié avecelles au point de ne pouvoir dormir de la nuit lorsqu’il les avaitlaissées visiblement préoccupées. Cet homme, maigre et comme tassésur lui-même, chez qui tout révélait la stricte discipline, depuisl’effacement de son regard jusqu’à la régularité de sa démarche etla rigueur ponctuelle de sa tenue, découvrait en lui, lorsqu’ils’agissait de ses deux amies, les trésors d’une sensibilité que songenre d’existence ne lui avait guère permis de dépenser, et, par cesoir du mois de février 1880, il se trouvait dans l’étatd’agitation d’un amant qui a vu les yeux de sa maîtresse noyés delarmes sans en savoir le motif.

– « Quel sujet de chagrin peuvent-ellesavoir qu’elles ne me disent pas?… » Cette question passait etrepassait dans la tête du général, tandis que sa voiture allait,battue par le vent et fouettée par la pluie. Il faisait un «prussien de temps », pour parler comme le cocher du comte ;mais ce dernier ne songeait même pas à relever la vitre de laportière, par la baie de laquelle des rafales entraient, de cinqminutes en cinq minutes, et toujours il en revenait à saquestion ; car ses pauvres amies avaient été mortellementtristes durant la soirée, et le général les voyait toutes les deuxen esprit telles que son dernier regard les avait saisies. La mèreétait assise au coin du feu, dans une bergère, avec ses cheveuxtout blancs, son profil demeuré fier et ses yeux étrangement noirsdans un visage ridé de ces longues rides , verticales qui disent lanoblesse de la vie. En tout moment la pâleur extraordinaire de sonteint, décoloré, comme vidé de sang, révélait les immenses chagrinsd’un veuvage qu’aucune distraction n’avait consolé. Mais cettepâleur avait paru au comte plus saisissante encore ce soir, de mêmeque l’inquiétude de la physionomie de la fille. Quoique Mme Liauraneût quarante ans passés, pas un fil d’argent ne se mêlait encore àses bandeaux noirs, qui couronnaient un visage, fané sans êtreflétri, où les traits de sa mère se retrouvaient, mais émaciésdavantage et endoloris. Une maladie nerveuse la tenait presquetoujours couchée sur sa chaise longue, qui faisait, ce soir-là,exactement face à la bergère de Mme Castel, de sorte que legénéral, en quittant le salon, avait pu voir à la fois les deuxfemmes et sentir confusément que sur la seconde pesait un doubleveuvage. Non. Il n’y avait plus dans cette créature de quoisupporter la vie sans en saigner. Pour Scilly, qui connaissait dansquelle atmosphère de tendresse et de chagrin la seconde Marie-Aliceavait grandi, avant d’entrer elle-même dans une atmosphère denouvelles peines, cette sorte de redoublement de veuvage expliquaittrop l’exagération, chez la fille, d’une sensibilité déjà aiguëchez la mère. Mais aussi n’y avait-il pas des années que lamélancolie des deux veuves s’égayait, ou plutôt se parait, de laprésence d’un enfant, de cet Alexandre-Hubert Liauran, né quelquesmois avant la guerre d’Italie, charmant être, un peu trop frêle augré de son parrain, le général, qui l’appelait volontiers «mademoiselle Hubert », et si gracieux, comme tous les jeunes gensélevés uniquement par des femmes? Dans les conditions où sa mère etsa grand’mère se trouvaient, comment ce garçon n’aurait-il pas étéle monde entier pour elles? « Si elles sont si tristes, ce ne peutêtre qu’à cause de lui, » se dit le comte; «il ne s’agit pourtantpas de guerre… » Le vieux soldat se rappelait la promesse que lejeune homme lui avait faite de s’engager aussitôt, si jamais unenouvelle lutte mettait aux prises l’Allemagne et la France. Cettecondition seule l’avait décidé à ne pas combattre le désirépouvanté des deux femmes, qui avaient voulu garder leur filsauprès d’elles. Le jeune homme, en effet, s’était senti attiréd’abord par le métier militaire ; mais la seule idée de voircet enfant revêtu d’un uniforme avait été pour Mme Castel et MmeLiauran un trop dur martyre, et Hubert était demeuré auprèsd’elles, sans autre carrière que de les aimer et d’en être aimé. Lesouvenir de son filleul éveilla chez le comte une nouvelle suite derêveries. Son coupé, après avoir descendu la rue du Bac,s’engageait maintenant sur les quais. Un paquet de pluie s’abattitsur la joue du vieux soldat, qui ferma enfin le carreau restéouvert. La sensation soudaine du froid le fit se recroquevillerdavantage dans le coin de sa voiture et dans ses pensées. La sortede reploiement que nous inflige une contrariété physique produitsouvent cet étrange effet d’aviver la puissance du souvenir. Ce futle cas pour le général, qui se prit soudain à réfléchir que depuisplusieurs semaines son filleul avait rarement passé la soirée rueVaneau. Il ne s’en était pas inquiété, sachant que Mme Liaurantenait beaucoup à ce que le jeune homme allât dans le monde. Elleavait si peur qu’il ne se lassât de leur vie étroite ! Uninstinct secret forçait maintenant Scilly de rattacher à cesabsences l’inexplicable tristesse répandue sur le visage des deuxfemmes. Il comprenait si bien que les forces vives du cœur de lagrand’mère et de celui de la mère avaient pour aboutissementsuprême l’existence de cet enfant! Et pêle-mêle il se représentaitles mille scènes d’affection passionnée auxquelles il avait assistédepuis l’époque où Hubert était né. Il se rappelait lesrecrudescences de pâleur de Mme Castel et les migraines meurtrièresde Mme Liauran au moindre malaise du petit garçon. Il revoyait lesjournées de son éducation, que sa mère avait suivie elle-même. Quede fois il avait admiré la jeune femme accoudée sur une petitetable et employant ses heures du soir à étudier dans un livre delatin ou de grec la page que son cher écolier devait réciter lelendemain! Par une de ces touchantes folies de tendresse propres àcertaines mères, que ferait souffrir le moindre divorce survenuentre leur esprit et celui de leur fils, Mme Liauran avait voulus’associer, heure par heure, au développement de l’intelligence deson enfant. Hubert n’avait pas pris une leçon dans la chambre d’enhaut du petit hôtel sans que la mère fût là, travaillant à quelqueouvrage de charité, tricotant une couverture, ourlant des mouchoirsde pauvres, mais écoutant avec toute son attention ce que disait lemaître. Elle avait poussé la divine susceptibilité de sa jalousied’âme jusqu’à ne pas vouloir d’un précepteur. Hubert avait doncreçu les enseignements de professeurs particuliers, que Mme Liauranavait pris sur les recommandations du curé de Sainte-Clotilde, sondirecteur, et aucun d’eux n’avait pu lui disputer une influencedont elle n’admettait le partage qu’avec l’aïeule. Quand il avaitfallu que le jeune homme apprît l’équitation et l’escrime, lamalheureuse femme, pour laquelle une heure passée loin de son filsétait une période d’angoisse à peine dissimulée, avait mis des moiset des mois à se décider. Elle avait enfin consenti à disposer ensalle d’armes une chambre du rez-de-chaussée de l’hôtel. Un ancienprévôt de régiment, établi rue Jacob, et que le général Scillyavait eu sous ses ordres au service, le père Lecontre, venait troisfois par semaine. La mère n’osait pas dire que le seul bruit dubattement des fleurets, en éveillant chez elle la crainte dequelque accident, lui causait une émotion presque insurmontable. Legénéral avait de même décidé Mme Liauran à lui confier son filspour le conduire au manège ; mais c’avait été sous lacondition qu’il ne le quitterait pas d’une minute, et chaque départpour cette séance de cheval avait encore été une occasion desecrète agonie. Toutes ces nuances de sentiments, qui avaient faitde l’éducation du jeune homme un mystérieux poème de follesterreurs, de félicités douloureuses, de continuels frémissements,le comte Scilly les avait comprises, si étrangères qu’elles fussentà son caractère, grâce à l’intelligence de l’affection la plusdévouée, et il savait que Mme Castel, pour rester en apparence plusmaîtresse d’elle-même que sa fille, n’était guère plus sage. Que deregards n’avait-il pas surpris de cette femme si pâle, enveloppantMarie-Alice Liauran et Hubert d’une trop ardente, d’une tropabsolue idolâtrie!…

Les jours avaient passé ; leurenfant atteignait sa vingt-deuxième année, et les deux veuvescontinuaient à l’enlacer, à l’étreindre de ces mille prévenancespar lesquelles, ou mères, ou épouses, ou amantes, les femmespassionnées savent se rendre indispensables à l’être qui faitl’objet de leur passion. Avec une minutie de soins féconde enintimes délices, elles s’étaient complu à aménager pour Hubert leplus adorable appartement de garçon qui se pût rêver. Elles avaientfait agrandir un pavillon qui se trouvait par derrière l’hôtel, enretour sur un petit jardin, contigu lui-même au jardin immense dela rue de Varenne. Des fenêtres de sa chambre à coucher, MmeLiauran pouvait voir les fenêtres de son fils, qui possédait ainsià lui un petit univers indépendant. Les deux femmes avaient eul’esprit de comprendre qu’elles ne retiendraient Hubert tout à faitauprès d’elles qu’en devançant le désir d’une existencepersonnelle, inévitable chez un homme de vingt ans. Aurez-de-chaussée de ce pavillon, deux vastes salles, de plain-piedavec le jardin, renfermaient, l’une un billard, l’autre l’appareilnécessaire à l’escrime. C’est là qu’Hubert recevait ses amis,lesquels se composaient de quelques jeunes gens du faubourgSaint-Germain ; car Mme Castel et Mme Liauran, quoiqu’elles nefissent guère de visites, avaient conservé des relations suiviesavec toutes les personnes de ce centre qui s’occupent d’œuvres decharité. Cela fait une société à part, très différente du clanmondain et unie d’une manière d’autant plus étroite que lesrapports y sont très fréquents, très sérieux et très personnels.Mais, certes, aucun des jeunes amis d’Hubert ne se mouvait dans uneinstallation comparable à celle que les deux femmes avaientorganisée au premier étage du pavillon. Elles qui vivaient dans unesimplicité de veuves sans espérance, et qui n’eussent pour rien aumonde modifié quoi que ce fût à l’antique mobilier de l’hôtel, leursentiment pour Hubert leur avait soudain révélé le luxe et leconfort modernes. La chambre à coucher du jeune homme était tendued’étoffe du Japon, d’une jolie et coquette fantaisie, et tous lesmeubles venaient d’Angleterre. Mme Castel et Mme Liauran avaient vuchez un de leurs parents éloignés, anglomane forcené, quelquesmodèles qui les avaient séduites, et elles s’étaient offert, commeun caprice d’amoureuses, le plaisir de donner à leur enfant cetteélégance, alors originale. Il y avait ainsi dans cette pièce,située au midi et toujours ensoleillée, une charmante armoire àtriple panneau, un revêtement de bois et une glace à étagèreau-dessus de la cheminée, deux gracieuses encoignures, un lit baset carré, des fauteuils à ne pouvoir jamais s’en relever; – enfinc’était bien réellement ce home d’une commodité raffinéeque chaque Anglais riche aime à se procurer. Une salle de bainattenait à cette chambre et un fumoir. Bien qu’Hubert ne fût pasencore adonné au tabac, les deux femmes avaient prévu jusqu’à cettehabitude, trouvant là un prétexte pour disposer une petite piècetout orientale, avec une profusion de tapis de Perse et un largedivan drapé d’étoffes algériennes que le général avait rapportéesde ses campagnes. Des étoffes pareilles garnissaient le plafond etles murs, sur lesquels se voyaient les armes laissées par troisgénérations d’officiers. Des sabres égyptiens rappelaient lapremière campagne faite par Hubert Castel à la suite de Bonaparte;le capitaine de l’armée d’Afrique avait possédé ces fusils arabes,et ces souvenirs de Crimée attestaient la présence dusous-lieutenant Liauran sous les murs de Sébastopol. En sortant dufumoir, on entrait dans le cabinet de travail, dont les croiséesétaient doubles, et celles du dedans en vitraux coloriés, si bienque, par les journées tristes, on pouvait ne pas s’apercevoir de lanuance de l’heure. Les deux femmes avaient subi de si affreusesrécurrences de leurs mélancolies par des après-midi brouillés etsous des cieux cruels ! Un grand bureau posé au milieu de lapièce avait devant lui un de ces fauteuils à pivot qui permettentau travailleur de se retourner vers la cheminée sans même se lever.Une petite table Tronchin offrait son pupitre dressé, si lafantaisie prenait au jeune : homme d’écrire debout, comme unechaise longue attendait ses paresses. Un piano droit était posédans l’angle, et tout au fond de la pièce régnait une bibliothèquelongue et basse. Le choix particulier des livres qui garnissaientles tablettes de ce dernier meuble traduisait, mieux encore que lesautres détails, si spéciaux et significatifs fussent-ils, lasollicitude craintive avec laquelle Mme Castel et Mme Liauranavaient tout disposé pour demeurer maîtresses de leur fils, pendantces difficiles années qui vont de la vingtième à la trentième.Comme elles avaient toutes les deux, en leur qualité de veuves desoldats, conservé le culte de la vie d’action, en même temps queleur excessive tendresse pour Hubert les rendait incapables desupporter qu’il l’affrontât, elles avaient trouvé un compromis deleur conscience dans le rêve, formé pour lui, d’une existenced’études spéciales. Elles caressaient naïvement le désir qu’ilentreprît un long travail d’histoire militaire, comme un des Transdu dix-huitième siècle en a laissé un sur les campagnes du maréchalde Saxe. N’était-ce pas le plus sur moyen qu’il restât beaucoupchez lui, – et beaucoup chez elles? Aussi avaient-elles, grâce auxconseils de Scilly, réuni une bonne collection de livres utiles àce projet. La correspondance complète de l’Empereur, la suite desmémoires relatifs à l’histoire de France, une profusion de volumesde voyages, formaient le fonds de cette bibliothèque. Quelquesouvrages de religion, un petit nombre de romans, et, parmi lesécrivains modernes, les œuvres du seul Lamartine achevaient degarnir les rayons. Il est juste de dire que, dans ce coin du mondeoù l’on ne recevait aucun journal, la littérature contemporaineétait parfaitement inconnue. Les idées du général et celles desdeux femmes s’accordaient trop sur ce point. Il en était du mondecontemporain tout entier à peu près comme de la littérature. Onaurait pu entendre, dans ce salon de la rue Vaneau, d’étonnantesconversations, où le comte expliquait à ses amies que la Communeavait été faite avec l’argent de M. de Bismarck sur l’ordre du chefd’une société secrète, et d’autres théories politiques de cetteportée. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.Comme dans les très petites villes de province, la monotonie deshabitudes avait abouti chez les deux veuves à une monotonieanalogue de la pensée. Les sentiments étaient très profonds et lesidées très étroites, dans ce vieil hôtel dont la porte cochères’ouvrait rarement. Le promeneur apercevait alors, au fond d’unecour, un bâtiment sur le fronton duquel se lisait une deviselatine, jadis gravée en l’honneur du maréchal de Créquy, premierpropriétaire de la maison : « Marti invicto atqueindefesso. – A Mars invaincu et infatigable. » Les hautesfenêtres du premier étage et du rez-de-chaussée, la couleurancienne de la pierre, le silence propre de la cour, touts’harmonisait au caractère des deux habitantes, dont les préjugésétaient infinis. Mme Castel et sa fille croyaient auxpressentiments, à la double vue, aux somnambules. Elles étaientpersuadées que l’empereur Napoléon III avait entrepris la guerred’Italie pour obéir à un serment de carbonaro. Jamais ces deuxfemmes, si divinement bonnes, n’eussent accordé leur amitié à unprotestant ou à un Israélite. La seule idée qu’il y eût un librepenseur de bonne foi les bouleversait comme si on leur eût parlé dela sainteté d’un criminel. Enfin, même le général les jugeaitnaïves. Pourtant, comme il arrive à quelques officiers que leur vieerrante et des timidités cachées sous une apparence martiale ontcondamnés à des amours de passage, Scilly connaissait trop peu lesfemmes pour apprécier combien était réelle cette naïveté et àquelle profondeur d’ignorance du mal vivaient les deux Marie-Alice.Il supposait que toutes les femmes honnêtes étaient ainsi, et ilconfondait toutes les autres sous le terme de « gueuses » . Il luiarrivait de prononcer ce mot, quand son foie le faisait par tropsouffrir, d’un ton qui laissait soupçonner dans son passé quelquedéception amère. Mais qu’il eût été ou non trompé par uneaventurière de garnison, qui songeait à s’en inquiéter parmi lesrares personnes qu’il rencontrait chez « ses deux Saintes », ainsiqu’il appelait Mme Castel et sa fille?

Toujours bercé par le roulement de savoiture, le général continuait à s’abandonner à la crise de mémoirequ’il subissait depuis son départ de la rue Vaneau et qui venait delui faire repasser en un quart d’heure l’existence entière de sesamies; et voici qu’autour de ces deux figures d’autres visagess’évoquaient, ceux par exemple de la cousine germaine de MmeCastel, une Mme de Trans qui habitait la province une partie del’année, et qui venait, avec ses trois filles : Yolande, Yseult etYsabeau, passer l’hiver à Paris. Ces quatre dames s’installaientdans un appartement de la rue de Monsieur, et leur vie parisienneconsistait à entendre, dès les sept heures du matin, une messebasse dans la chapelle privée d’un couvent situé rue de laBarouillère, à visiter d’autres couvents ou à travailler dans lesouvroirs durant l’après-midi. Elles se couchaient vers huit heureset demie, après avoir dîné à midi et soupe à six. Deux fois lasemaine, « ces dames de Trans, « comme disait le général, passaientla soirée chez leurs cousines. Elles rentraient ces soirs-là rue deMonsieur à dix heures, et leur domestique venait les chercher avecle paquet de leurs socques et une lanterne, afin qu’elles pussenttraverser sans danger la cour de l’hôtel Liauran. La comtesse deTrans et ses trois tilles avaient des visages de paysannes, hâléset semés de taches de rousseur. Leurs costumes étaient coupés à lamaison par des couturières que leur désignaient des religieuses.Leurs goûts de parcimonie étaient écrits dans la mesquinerie detout leur être, et un détail révélait leur aristocratie native :leurs mains charmantes et leurs pieds délicieux, que ne parvenaientpas à déshonorer des chaussures de confection, achetées dans unepieuse maison de la rue de Sèvres. Le contraste le plus singuliers’établissait entre ces quatre femmes et un autre cousin, venu,celui-là, du côté de la seconde Marie-Alice, George Liauran. Cedernier représentait, dans le salon de la rue Vaneau, les grandesélégances. C’était un homme de quarante-cinq ans, lancé dans unmonde très riche avec une fortune d’abord moyenne, puis grossie parde savantes spéculations de Bourse. Il avait son appartement aucercle Impérial, où il déjeunait, et chaque soir son couvert misdans une des maisons dont il était le familier. Il était petit,maigre et très brun. S’il entretenait la jeunesse de sa barbetaillée en pointe et de ses cheveux coupés très court par quelqueartifice de teinture, c’était une question débattue depuislongtemps entre les trois demoiselles de Trans, qui s’hébétaient àétudier la tenue supérieure de George, ses souliers du soir vernissous la semelle, les baguettes brodées de ses chaussettes de soie,les boutons d’or guilloché de ses manchettes, la perle unique deson plastron de chemise, en un mot, les moindres brimborions de cethomme, aux yeux bridés et fins, dont la toilette leur représentaitune existence d’une prodigalité fastueuse. Il était convenu entreelles qu’il exerçait une fatale influence sur Hubert. Tel n’étaitsans doute pas l’avis de Mme Liauran, car elle avait chargé Georgede chaperonner le jeune homme à travers la vie mondaine,lorsqu’elle avait désiré que son fils cultivât leurs relations defamille. La noble femme récompensait par cette marque de confiancela longue assiduité de son cousin. Il venait dans le paisible hôteltrès régulièrement et depuis des années, soit que la sécurité decette affection lui fût une douceur parmi les mensonges de lasociété parisienne, soit qu’il eût conçu depuis longtemps pour sacousine Liauran un de ces cultes secrets comme les femmes trèspures en inspirent parfois à leur insu aux misanthropes, et Georgeavait cette nuance de pessimisme qui se rencontre chez beaucoupde viveurs de cercle. Le genre de caractère decet homme, qui, en toute matière, était toujours incliné à croirele mal, faisait pour le général l’objet d’un étonnement quel’habitude n’avait pas calmé ; mais ce soir-là il négligeaitd’y réfléchir, le souvenir de George Liauran ne faisant qu’aviverdavantage celui d’Hubert. Invinciblement, le digne homme enarrivait à cette évidence : les deux pauvres Saintes ne pouvaientêtre tristes à ce degré qu’à cause de leur enfant. – Oui, maispourquoi?… Ce point d’interrogation, où se résumait toute cetterêverie, était plus présent que jamais à l’esprit du comte lorsqueson équipage de douairière s’arrêta devant sa maison. De l’autrecôté de la porte cochère, une autre voiture stationnait, danslaquelle Scilly crut reconnaître le petit coupé que Mme Liauranavait donné à son fils. « Est-ce vous, Jean?» cria-t-il au cocher àtravers la pluie. « Oui, monsieur le comte… » répondit une voix queScilly reconnut avec saisissement. « Hubert m’attend chez moi, » sedit-il; et il franchit le seuil de la porte, en proie à unecuriosité qu’il n’avait pas éprouvée à ce degré depuis desannées.

 

Chapitre 2HUBERT LIAURAN

En dépit de cette curiosité, cependant,le général ne fit pas un geste plus rapide. L’habitude de laminutie militaire était trop forte chez lui pour qu’aucune émotionen triomphât. Il remit lui-même sa canne dans le porte-cannes, ôtases gants fourrés l’un après l’autre et les posa sur la table del’antichambre à côté de son chapeau, soigneusement placé sur lecôté. Son domestique lui enleva son pardessus avec la même lenteur.Alors seulement il entra dans la pièce où ce domestique venait delui dire que le jeune homme l’attendait depuis une demi-heure.C’était une salle d’un aspect sévère et qui indiquait la simplicitéd’une existence réduite à ses besoins les plus stricts. Des rayonsen bois de chêne, surchargés de livres, dont la seule apparencerévélait des publications officielles, couraient sur deux descôtés. Des cartes et quelques trophées d’armes décoraient le reste.Un bureau, placé au milieu de la pièce, étalait des papiers classéspar groupes, notes du grand ouvrage que le comte préparaitindéfiniment sur la réforme de l’armée, en collaboration avec sonancien collègue et ami le général de Jardes. Deux manches delustrine pliées avec méthode étaient posées entre les équerres etles règles. Un buste de Bugeaud ornait la cheminée, garnie d’unegrille où un feu de coke achevait de brûler. Cette pièce étaitcarrelée, et le tapis sur lequel portaient les pieds de la table neles dépassait pas beaucoup. Sur cette table posait une lampe decuivre poli, allumée en ce moment, dont l’abat-jour en carton vertéclairait mieux le visage du jeune Liauran, qui regardait le feu,assis de côté sur le fauteuil de paille et son menton appuyé sur samain. Il était à ce point absorbé dans sa rêverie, qu’il paraissaitn’avoir entendu ni le roulement de la voiture ni l’entrée dugénéral dans la pièce. Jamais non plus ce dernier n’avait étéfrappé, comme à cette minute, par l’étonnante ressemblancequ’offrait la physionomie de cet enfant avec celle des deux femmesqui l’avaient élevé. Si Mme Liauran paraissait déjà plus frêle quesa mère, moins capable de suffire aux amertumes de la vie, cettefragilité s’exagérait encore chez Hubert. Son frac de drap mince- il était en tenue de soirée, avec un bouquet blanc à laboutonnière – dessinait ses grêles épaules. Les doigts qu’ilallongeait contre sa tempe avaient la finesse de ceux d’une femme.La pâleur de son teint, que l’extrême régularité de sa vie teintaitd’ordinaire de rosé, trahissait, en cette heure de tristesse, laprofondeur du retentissement que chaque émotion éveillait dans cetorganisme trop délicat. Un cercle de nacre se creusait autour deses beaux yeux noirs; mais, en même temps, un je ne sais quoi dehautain dans la ligne du front, coupé noblement; la minceurénergique du nez, à peine busqué; le pli de la lèvre, où s’effilaitune moustache sombre; l’arrêt du menton, frappé d’une mâlefossette; d’autres signes encore, tels que la barre épaisse dessourcils froncés, trahissaient l’hérédité d’une race d’action chezl’enfant trop câliné des deux femmes solitaires. Si le généralavait été aussi bon connaisseur en peinture qu’il était expert enarmes, il eût certainement songé, devant ce visage, à ces portraitsde jeunes princes peints par Van Dyck, où la finesse presquemorbide d’une race vieillie se mélange à la persistante fierté d’unsang héroïque. Ce n’étaient pas des souvenirs de cet ordre qui lefirent s’arrêter quelques secondes à cette contemplation avant demarcher vers la table. Hubert redressa cette tête charmante, queses boucles brunes, en ce moment dérangées, achevaient de rendrepresque pareille aux portraits exécutés par le peintre de CharlesIer. Il vit son  parrain et se levapour le saluer. Il était bien pris dans ; une taille petite,et rien qu’à la grâce avec laquelle il tendait la main on devinaitla longue surveillance des yeux maternels. Nos façons nerestent-elles pas l’œuvre indestructible des regards qui nous ontsuivis et jugés durant notre enfance?

– « Tu as donc à me parler d’affairesbien graves? » dit le général, allant droit au fait. « Je m’endoutais, » ajouta-t-il; « j’ai laissé ta mère et ta grand’mère plustristes que je ne les avais vues depuis la guerre d’Italie.Pourquoi n’étais-tu pas auprès d’elles ce soir?… Si tu ne rends pasces deux femmes heureuses, Hubert, tu es cruellement ingrat, carelles donneraient leur vie pour ton bonheur… Enfin, que sepasse-t-il?… »

Le général avait prononcé cette phraseen continuant à voix haute les pensées qui l’avaient tourmentédurant le trajet de la rue Vaneau à son logis. Il put voir, àmesure qu’il parlait, les traits du jeune homme s’altérerd’émotion. C’était une fatalité héréditaire du tempérament de cetenfant trop aimé, qu’un son de voix dure lui donnât toujours unpetit spasme douloureux au cœur. Mais, sans doute, la dureté del’accent du comte Scilly s’augmentait d’une autre dureté, celle dela signification de ses paroles. Elles mettaient à nu, brutalement,une plaie vive. Hubert s’assit comme brisé; puis il répondit d’unevoix qui, un peu voilée par nature, s’assourdissait encore à cetteminute, sans essayer même de nier qu’il fût la cause du chagrin desdeux femmes :

– « Ne m’interrogez pas, mon parrain; jevous donne ma parole d’honneur que je ne suis pas coupable.Seulement, je ne peux pas vous expliquer le malentendu qui fait queje leur suis un objet de peine. Je ne le peux pas… Je suis sortiplus souvent que d’habitude, et c’est là mon seul crime…»

– « Tu ne me dis pas; toute la vérité,»répliqua Scilly, adouci, bien qu’il en eût, par l’évidentedouleur du jeune homme. « Ta mère et ta grand-mère teveulent par trop dans leurs jupons. Cela, je l’ai toujours pensé.On t’aurait élevé plus rudement si j’avais été ton père. Les femmesne s’entendent pas à former un homme… Mais, depuis deux ans, est-cequ’elles ne te poussent pas à fréquenter le monde? Ce ne sont doncpas tes sorties qui leur font de la peine, c’est leur motif…»

En prononçant cette phrase, qu’ilconsidérait comme très habile, le comte regardait son filleul àtravers la fumée d’une petite pipe de bois de bruyère qu’il venaitd’allumer, – machinale habitude qui expliquait suffisamment l’acreatmosphère dont la chambre était saturée. Il vit les joues d’Hubertse colorer d’un soudain afflux de sang qui eût été, pour unobservateur plus perspicace, un indéniable aveu. Il n’y a qu’uneallusion, ou la crainte d’une allusion, sur une femme aimée qui aitle pouvoir de tant troubler un jeune homme aussi évidemment pur.Celui-ci appréhenda sans doute de s’être trahi, car il fut plusembarrassé encore pour répondre :

– « Je vous affirme, mon parrain, qu’iln’y a dans ma conduite rien dont je doive avoir honte. C’est lapremière fois que ni ma mère ni ma grand’-mère ne me comprennent..Mais je ne leur céderai pas sur le point où nous sommes en lutte.Elles y sont injustes, affreusement injustes… » continua-t-il en selevant et faisant quelques pas. Cette fois, son visage exprimaitnon plus la souffrance, mais l’orgueil indomptable que l’atavismemilitaire avait mis dans son sang. Il ne laissa pas au général letemps de relever des paroles qui, dans sa bouche de filsordinairement très soumis, décelaient une extraordinaire intensitéde passion. Il contracta son sourcil, secoua la tête comme pourchasser une obsédante idée, et, redevenu maître de lui :

– « Je ne suis pas venu ici pour meplaindre à vous, mon parrain, » dit-il; « vous me recevriezmal, et vous n’auriez pas tort… J’ai à vous demander un service, ungrand service. Mais je voudrais que tout restât entre nous de ceque je vais vous confier. »

– « Je ne prends pas de cesengagements-là, » fit le comte. « On n’a pas toujours le droit dese taire, » ajouta-t-il. « Ce que je peux te promettre, c’est degarder ton secret si mon affection pour qui tu sais ne me fait pasun devoir de parler. Va, maintenant, et décide toi-même…»

– « Soit, » repartit le jeune hommeaprès un silence durant lequel il avait, sans doute, jugé lasituation où il se trouvait; « vous agirez comme vous voudrez… Ceque j’ai à vous dire tient dans une courte phrase. Mon parrain,pouvez-vous me prêter trois mille francs ? »

Cette question était tellementinattendue pour le comte qu’elle changea, du coup, la suite de sesidées. Depuis le début de l’entretien, il cherchait à deviner lesecret du jeune homme, qui était aussi le secret de ses deux amies,et il avait nécessairement pensé qu’il s’agissait de quelqueaventure de femme. A vrai dire, cela n’était point pour le choquer.Bien que très dévot, Scilly était demeuré trop essentiellementsoldat pour n’avoir pas sur l’amour des théories d’une entièreindulgence. La vie militaire conduit ceux qui la mènent à unesimplification de pensée qui leur fait admettre tous les faits,quels qu’ils soient, dans leur vérité. Une « gueuse » , aux yeux deScilly, c’était, pour ainsi dire, la maladie nécessaire. Ilsuffisait que cette maladie ne se prolongeât point et que le jeunehomme n’y laissât pas trop de lui-même. Il conçut soudain un doute,pour lui plus affreux, car il considérait les cartes, sur sonexpérience du régiment, comme beaucoup plus dangereuses que lesfemmes.

– «Tu as joué?» fit-ilbrusquement.

– « Non, mon parrain, » répondit lejeune homme en hésitant. « J’ai tout simplement dépensé ces mois-ciplus que ma pension; j’ai des dettes à régler, et, » ajouta-t-il, «je pars après-demain pour l’Angleterre. »

– « Et ta mère sait ce voyage ?»

– « Sans doute; je vais passer quinzejours à Londres chez mon ami de l’ambassade, Emmanuel Deroy, quevous connaissez. »

– « Sita mère te laisse partir, » reprit le vieillard, qui continuait depoursuivre son enquête avec logique, « c’est que ta conduite àParis l’a fait cruellement souffrir. Réponds-moi avec franchise. Tuas une maîtresse? »

– « Non , » répondit vivementHubert avec un nouveau passage de pourpre sur ses joues; « je n’aipas de maîtresse. »

– « Si ce n’est ni la dame de pique nicelle de cœur, » fit le général, qui ne douta pas une minute de lavéracité de son filleul, – il le savait incapable d’un mensonge, -« me feras-tu l’honneur de me dire où s’en sont allés les cinqcents francs par mois que ta mère te donne, une paye de colonel, etpour ton argent de poche?… »

– « Ah!mon parrain, » reprit le jeune homme, visiblement soulagé, vous neconnaissez pas les exigences de la vie du monde. Tenez ! Hier,j’ai rendu à dîner au Café Anglais à trois amis ; c’est toutprès de huit louis. J’ai dû offrir plusieurs bouquets, pris desvoitures pour aller à la campagne, envoyé quelques souvenirs. Onest si vite au bout de ces cinq billets de banque!… Bref, je vousle répète, j’ai des dettes que je veux payer, j’ai à suffire auxfrais de mon voyage, et je ne veux pas m’adresser à ma mère en cemoment, ni à ma grand’mère. Elles ne savent pas ce que c’est quel’existence d’un jeune homme à Paris. A un premier malentendu, jene veux pas en ajouter un second. Étant donnés nos rapportsd’aujourd’hui, elles verraient des fautes où il n’y a eu que desnécessités inévitables. Et puis, une scène avec ma mère, je ne peuxpas la supporter physiquement.»

– « Et si je refuse?… » interrogeaScilly.

– « Je m’adresseraiailleurs, » fit Hubert; « cela me sera terriblement pénible, maisje le ferai. »

II y eut un silence entre les deuxhommes. Toute l’histoire s’obscurcissait encore au regard dugénéral, comme la fumée qu’il envoyait de sa pipe par boufféesméthodiques. Mais ce qu’il voyait nettement, c’était le caractèredéfinitif de la résolution d’Hubert, quelle qu’en fût la causesecrète. Lui répondre non, autant l’envoyer à un usurier peut-être,ou du moins le contraindre à quelque démarche mortifiante pour sonamour-propre. Avancer cette somme à son filleul, c’étaits’acquérir, au contraire, un droit à suivre de plus près le mystèrequi se cachait au fond de son exaltation, comme derrière lamélancolie des deux femmes. Et puis, pour tout dire, le comteaimait Hubert d’une affection bien voisine de la faiblesse. S’ilavait été remué profondément par le désespoir morne de Mme Liauranet de Mme Castel, il était maintenant bouleversé par la douloureuseangoisse écrite sur le visage de cet enfant, qu’il traitait dans sapensée en fils adoptif aussi cher que l’eût été un filsvéritable.

– « Mon ami, » dit-il en prenant la maind’Hubert et avec un son de voix où rien ne transparaissait plus dela dureté du commencement de leur conversation, « je t’estime troppour croire que tu m’associerais à quelque action qui déplût à tamère. Je ferai ce que tu désires, mais à une condition… » et commeles yeux d’Hubert trahissaient une inquiétude nouvelle : «Rassure-toi, c’est tout simplement que tu me fixes la date où tucomptes me rembourser cet argent. Je veux bien t’obliger, »continua le vieux soldat ; « mais cela ne serait digne nide toi, si tu m’empruntais une somme que tu crusses ne pas pouvoirrendre, ni de moi, si je me prêtais à un calcul de cet ordre…Veux-tu revenir demain dans l’après-midi? Tu m’apporteras letableau de ce que tu peux distraire chaque mois de ta pension… Ah!il ne faudra plus offrir de bouquets, de dîners au Café Anglais nide souvenirs… Mais n’as-tu pas vécu si longtemps sans cette sottedépense?… »

Ce petit discours, où l’esprit d’ordreessentiel au général, sa bonté de cœur et son sentiment de larégularité de la vie se mélangeaient en égale proportion, touchaHubert si profondément qu’il serra les doigts de son parrain sansrépondre, comme brisé par des émotions qu’il n’avait pas dites. Ilse doutait bien, tandis que cette entrevue avait lieu au quaid’Orléans, que la veillée se prolongeait à l’hôtel de la rue Vaneauet que deux êtres profondément aimés y commentaient son absence.Comme si un fil mystérieux l’eût uni à ces deux femmes assises aucoin de leur feu solitaire, il souffrait des douleurs qu’ilcausait… En effet, dans le petit salon paisible, une fois legénéral parti, les « deux Saintes » étaient demeurées longtempssilencieuses. Du fracas de la vie parisienne, il n’arrivait à ellesqu’un vaste et confus bourdonnement, analogue à celui d’une merentendu de très loin. C’était le symbole de ce qu’avait été silongtemps la destinée de Mme Castel et de sa fille, que l’intimitéde cette pièce close, avec cette rumeur de la vie au dehors.Marie-Alice Liauran, couchée sur sa chaise longue, si mince dansses vêtements noirs, semblait écouter cette rumeur, – ou sespensées, – car elle avait abandonné l’ouvrage auquel elletravaillait, tandis que sa mère continuait de manier le crochetd’écaillé de son tricot, assise dans sa bergère, toute en noiraussi ; et, quelquefois, elle levait les yeux, avec un regardoù se lisait une double inquiétude. Les sensations que sa filleressentait, elle les éprouvait, elle, et pour Hubert, et pour cettefille dont elle connaissait la délicatesse presque morbide. Ce nefut pas elle, cependant, qui rompit la première le silence. Ce futMme Liauran, qui, tout d’un coup et comme prolongeant sa rêverie,se prit à gémir :

– « Ce qui rend ma peine plusintolérable encore, c’est qu’il voit la blessure qu’il m’a faite aucœur, et que cela ne l’arrête pas, lui qui, toujours,depuis son enfance jusqu’à ces derniers six mois, ne pouvait pasrencontrer une ombre dans mes yeux, un pli sur mon front, sans queson visage s’altérât. Voilà ce qui me démontre la profondeur de sapassion pour cette femme… Quelle passion et quelle femme !…»

– « Ne t’exalte pas, » dit Mme Castel ense levant et s’agenouillant devant la chaise longue de sa fille. »Tu as la fièvre, » fit-elle en lui prenant la main. Puis, d’unevoix abaissée et comme descendant au fond de sa conscience : «Hélas ! mon enfant, tu es jalouse de ton fils comme j’ai étéjalouse de toi. J’ai mis tant de jours, je peux bien te le diremaintenant, à aimer ton mari… »

– « Ah !ma mère, » reprit Mme Liauran, «ce n’est pas la même douleur. Je neme dégradais pas en donnant une partie de mon cœur à l’homme quevous m’aviez permis de choisir, tandis que vous savez ce que notrecousin George nous a dit de cette Mme de Sauve, et de son éducationpar cette mère indigne, et de sa réputation depuis qu’elle estmariée, et de ce mari qui tolère que sa femme tienne un salon deconversations plus que libres, et de ce père, cet ancien préfet,qui, devenu veuf, a élevé sa fille pêle-mêle avec ses maîtresses.Je l’avoue, maman, si c’est un égoïsme de l’amour maternel, j’ai eucet égoïsme : j’ai souffert d’avance à l’idée qu’Hubert semarierait, qu’il continuerait sa vie en dehors de la mienne. Maisje me donnais si tort de sentir ainsi, – au lieu que, maintenant,on me l’a pris pour le flétrir !… »

Pendant quelques minutes encore, elleprolongea cette violente lamentation, dans laquelle se révélaitl’espèce de frénésie passionnée qui avait fait se concentrer autourde son fils toutes les énergies de son cœur. Ce n’était passeulement la mère qui souffrait en elle, c’était la catholiquefervente, pour qui les fautes humaines étaient des crimesabominables ; c’était la veuve isolée et triste, à qui larivalité avec une femme, élégante, riche et jeune, infligeait unesecrète humiliation; enfin, tout son cœur saignait à toutes sesplaces. Le spectacle de cette souffrance poignait si cruellementMme Castel, et ses yeux exprimèrent une si douloureuse pitié, queMarie-Alice Liauran s’interrompit pourtant de sa plainte. Elle sereleva sur sa chaise longue, mit un baiser sur ces pauvres yeux, -si pareils aux siens, – et elle dit : « Pardonnez-moi, maman, maisà qui dirais-je mon mal, si ce n’est à vous? Et puis, ne leverriez-vous point?… Hubert ne rentre pas, » fit-elle en regardantla pendule, dont le balancier continuait d’aller et de venirpaisiblement, « Est-ce que vous croyez que je n’aurais pas dûm’opposer à ce voyage en Angleterre? »

– « Non, mon enfant. S’il va rendrevisite à son ami, pourquoi user ton pouvoir en vain? Et s’ilpartait pour quelque autre motif, il ne t’obéirait pas. Songe qu’ila vingt-deux ans et qu’il est un homme. »

– « Je deviens folle, ma mère. Il y alongtemps que ce voyage était arrêté. J’ai vu les lettresd’Emmanuel. Mais quand je souffre, je ne peux plus raisonner. Je nevois que mon chagrin, qui me bouche toute ma pensée… Ah! comme jesuis malheureuse!… »

 

Chapitre 3JEUNES AMOURS

S’il fallait une preuve nouvelle auxvieilles théories sur là multiplicité foncière de notre personne,on la trouverait dans cette loi, habituel objet d’indignation pourles moralistes, qui veut que le chagrin des êtres les plus aimés nepuisse, à de certaines minutes, nous empêcher d’être heureux. Ilsemble que nos sentiments soutiennent dans notre cœur, et les unscontre les autres, une sorte de lutte pour la vie. L’intensitéd’existence de l’un d’entre eux, même momentanée, ne s’obtientguère que par l’exténuation des autres. Il est certain qu’HubertLiauran chérissait éperdument ses deux mères, – comme il appelaittoujours les deux femmes qui l’avaient élevé. Il est certain qu’ilavait deviné qu’elles tenaient ensemble, depuis bien des jours, desconversations analogues à celle du soir où il avait emprunté à sonparrain les trois mille francs dont il avait besoin pour régler sesdettes et suffire à son voyage. Et cependant, lorsqu’il fut monté,au surlendemain de ce soir, dans le train qui l’emportait versBoulogne, il lui fut impossible de ne pas se sentir l’âme commenoyée dans une félicité divine. Il ne se demandait pas si le comteScilly parlerait ou non de sa démarche; il écartait cetteappréhension, comme il éloignait le souvenir des yeux de MmeLiauran à l’instant de son départ, comme il étouffait les scrupulesque pouvait lui donner sa piété intransigeante. S’il n’avait pasmenti absolument à sa mère en lui disant qu’il allait rejoindre àLondres son ami Emmanuel Deroy, il avait pourtant trompé cette mèrejalouse en lui cachant qu’à Folkestone il retrouverait Mme deSauve. Or, Mme de Sauve n’était pas libre. Mme de Sauve étaitmariée, et pour un jeune homme élevé comme l’avait été le pieuxHubert, aimer une femme mariée constituait une faute inexpiable.Hubert devait se croire et se croyait en état de péché mortel. Soncatholicisme, qui n’était pas une religion de mode et d’attitude,ne lui laissait aucun doute sur ce point. Mais, religion, famille,devoir de franchise, crainte de l’avenir, ces nobles fantômes de laconscience ne lui apparaissaient qu’à l’état de fantômes, vainesimages sans puissance et qui s’évanouissaient devant l’évocationvivante de cette femme qui, depuis cinq mois, était entrée dans soncœur pour tout y renouveler ; – de la femme qu’il aimait etdont il se savait aimé. En répondant à son parrain qu’il n’avaitpas de maîtresse, Hubert avait dit vrai, en ceci qu’il n’était pasl’amant de Mme de Sauve au sens de possession physique et entièreoù l’on prend aujourd’hui ce terme. Elle ne lui avait jamaisappartenu, et c’était la première fois qu’il allait se trouverréellement seul avec elle dans cette solitude d’un pays étranger, -rêve secret de chaque être qui aime. Tandis que le train courait àtoute vapeur parmi les plaines tour à tour ondulées de collines,coupées de cours d’eau, hérissées d’arbres dénudés, le jeune hommeégrenait longuement le secret rosaire de ses souvenirs. Le charmedes heures passées lui était rendu plus cher par l’attente d’il nesavait quel immense bonheur. Quoique le fils de Mme Liauran eûtvingt-deux ans, la rigueur de son éducation l’avait maintenu danscet état de pureté si rare parmi les jeunes gens de Paris, lesquelsont pour la plupart épuisé le plaisir avant d’avoir même soupçonnél’amour. Mais ce dont cet enfant ne se rendait pas compte, c’estque, précisément, cette pureté avait agi, mieux que les roueriesles plus savantes, sur l’imagination romanesque de la femme dont leprofil passait et repassait devant ses regards au gré desmouvements du wagon, se détachant tour à tour sur les bois, sur lescoteaux et sur les dunes. Combien d’images emporte ainsi un trainqui fuit, et, avec elles, combien de destinées, précipitées vers lebonheur ou vers le malheur, dans le lointain etl’inconnu !…

C’est au commencement du mois d’octobrede l’année précédente qu’Hubert avait vu Mme de Sauve pour lapremière fois. A cause de la santé de Mme Liauran, que le moindrevoyage eût menacée, les deux femmes ne quittaient jamais Paris;mais le jeune homme allait parfois, durant l’été ou l’automne,passer une moitié de semaine dans quelque château. Il revenaitd’une de ces visites, en compagnie de son cousin George. A unestation située sur cette même ligne du Nord qu’il suivaitmaintenant, il avait, en montant dans un wagon, rencontré la jeunefemme avec son mari. Les de Sauve étaient en relations avec George,et c’est ainsi qu’Hubert avait été présenté. M. de Sauve était unhomme d’environ quarante-sept ans, très grand et fort, avec unvisage déjà trop rouge et les traces, à travers sa vigueur, d’uneusure qui s’expliquait, rien qu’à écouter sa conversation, par samanière d’entendre la vie. Exister, pour lui, c’était se prodiguer,et il réalisait ce programme dans tous les sens. Chef de cabinetd’un ministre en 1869, jeté après la guerre dans la campagne depropagande bonapartiste, député depuis lors et toujours réélu, maisdéputé agissant et qui pratiquait ses électeurs, il s’était en mêmetemps de plus en plus lancé dans ce monde de luxe et de plaisir quia son quartier général entre le parc Monceau et les Champs-Elysées.Il avait un salon, donnait des dîners, s’occupait de sport, et iltrouvait encore le loisir de s’intéresser avec compétence et succèsà des entreprises financières. Ajoutez à cela qu’avant son mariageil avait beaucoup fréquenté le corps de ballet, les coulisses despetits théâtres et les cabinets particuliers. La nature fabriqueainsi certains tempéraments, comme des machines à grosses dépenses,et, par suite, à grosses recettes. Tout, dans André de Sauve,révélait le goût de ce qui est ample et puissant, depuis laconstruction de son grand corps jusqu’à sa manière de se vêtir etjusqu’au geste par lequel il prenait un long et noir cigare dansson étui, pour le fumer. Hubert se souvenait d’avoir éprouvé pourcet homme aux mains et aux oreilles velues, aux larges pieds, àl’encolure de dragon, la sorte de répulsion physique dont noussouffrons à la rencontre d’une physiologie exactement contraire àla nôtre. N’y a-t-il pas des respirations, des circulations dusang, des jeux de muscles que nous sentons hostiles, probablementgrâce à cet indéfinissable instinct de la vie qui pousse deuxanimaux d’espèce différente à se déchirer aussitôt qu’ilss’affrontent? A. vrai dire, l’antipathie du délicat Hubert pouvaits’expliquer plus simplement par une inconsciente et subite jalousieenvers le mari de Mme de Sauve; car Thérèse, comme ce maril’appelait en la tutoyant, avait aussitôt exercé sur le jeune hommeun attrait irrésistible. II avait souvent feuilleté, durant sonenfance, un portefeuille de gravures rapportées d’Italie par songrand-aïeul, le soldat de Bonaparte, et, au premier regard jeté surcette femme, il ne put s’empêcher de se souvenir des têtesdessinées par les maîtres de l’École lombarde, tant la ressemblanceétait frappante entre ce visage et celui des Salomés ou des madonesfamilières à Luini et à ses élèves. C’était le même front plein etlarge, les mêmes grands yeux chargés de paupières un peu lourdes,le même ovale délicieux du bas des joues, terminé sur un mentonpresque carré, la même sinuosité des lèvres la même suave attachedes sourcils à la naissance du nez, et, sur ces traits charmants,comme une suffusion de volupté, de grâce et de mystère. Mme deSauve avait aussi, de ce type si absolument Italien, le couvigoureux, les épaules larges, tous les signes d’une race fine etforte, avec une taille mince, des mains et des pieds d’enfant. Cequi la distinguait des femmes Luinesques,c’était la couleur de ses cheveux, qu’elle avait non pas roux etdorés, mais très noirs, et de ses prunelles, dont le gris brouillétirait sur le vert. La pâleur ambrée de son teint achevait, ainsique la lenteur languissante qu’elle mettait à ses moindresmouvements, de donner à sa beauté un caractère singulier. Il étaitimpossible, devant cette créature, de ne pas penser à quelqueportrait du temps passé, quoiqu’elle respirât la jeunesse, avec lapourpre de sa bouche et le fluide vivant de ses yeux, etquoiqu’elle fût habillée à la mode du jour, le buste serré dans unejaquette ajustée de nuance sombre. La jupe de sa robe taillée dansune étoffe anglaise d’une teinte grise, ses pieds chaussés debottines jaunes, son petit col d’homme, sa cravate droite piquéed’une épingle garnie d’un mince fer à cheval en diamants, ses gantsde Suède et son chapeau rond ne rappelaient guère la toilette desprincesses du seizième siècle; et cependant elle offrait au regardle modèle accompli de la grâce milanaise, même sous ce costumed’une Parisienne élégante. Par quel mystère? Elle était la fille deMme Lussac, née Bressuire, dont les parents n’avaient pas quitté larue Saint-Honore depuis trois générations, et d’Adolphe Lussac, lepréfet de l’Empire, venu d’Auvergne à la suite de M. Rouher. Lachronique des clubs aurait répondu à cette question en rappelant lepassage à Paris, vers les environs de 1855, du beau comteBranciforte, ses yeux d’un gris verdâtre, sa pâleur mate, sonassiduité auprès de Mme Lussac et sa disparition soudaine hors d’unmilieu où, pendant des mois et des mois, il avait été toujoursprésent. Mais ces renseignements-là, Hubert ne devait jamais lesavoir. Il appartenait, de par son éducation et de par sa nature, àla lignée de ceux qui acceptent les données officielles de la vieet qui en ignorent les causes profondes, l’animalité foncière, latragique doublure, – race heureuse, car à elle appartient lajouissance de la fleur des choses; race vouée d’avance auxcatastrophes, car, seule, la vue nette du réel permet de manier unpeu le réel.

Non ; ce qu’Hubert Liauran serappelait de cette première entrevue, ce n’était pas des réflexionssur la singularité du charme de Mme de Sauve. Il ne s’était pasdavantage interrogé sur la nuance de caractère que pouvaientindiquer les mouvements de cette femme. Au lieu d’étudier cevisage, il en avait joui, comme un enfant goûte la fraîcheur d’uneatmosphère, avec une sorte de délice inconscient. L’absencecomplète d’ironie qui distinguait Thérèse et se reconnaissait à sonlent sourire, à son calme regard, à sa voix égale, à ses gestestranquilles, lui avait été aussitôt une douceur. Il n’avait passenti devant elle ces angoisses de la timidité douloureuse que lecoup d’œil incisif de la plupart des Parisiennes inflige aux trèsjeunes gens. Durant le trajet qu’ils avaient fait ensemble, luiplacé en face d’elle, et tandis qu’André de Sauve et George Liauranparlaient d’une loi sur les congrégations religieuses dont lateneur remuait alors tous les partis, il avait pu causer avecThérèse longuement et, sans qu’il comprit pourquoi, intimement. Luiqui se taisait d’ordinaire sur lui-même, avec l’obscure idée quel’excitabilité presque folle de son être faisait de lui uneexception sans analogue, il s’était ouvert à cette femme devingt-cinq ans, et qu’il connaissait depuis une demi-heure, plusque cela ne lui était jamais arrivé avec des personnes chezlesquelles il dînait tous les quinze jours. A propos d’une questionde Thérèse sur ses voyages de l’été, il avait comme naturellementparlé de sa mère malade, puis de sa grand’mère, puis de leur vie encommun. Il avait entrebâillé pour cette étrangère le secret asilede l’hôtel de la rue Vaneau, – non pas sans remords ; mais leremords était venu plus tard, et moins d’un sentiment de pudeurprofanée que de la crainte d’avoir déplu, et lorsqu’il était sortidu cercle de ses regards. Qu’ils étaient captivants, en effet, ceslents regards ! Il émanait d’eux une inexprimable caresse; etquand ils se posaient sur vos yeux, bien en face, c’était comme unattouchement tendre, presque une volupté physique. Après des jours,Hubert se rappelait encore l’espèce de bien-être enivrant qu’ilavait éprouvé dès cette première causerie, rien qu’à se sentirregardé ainsi; et ce bien-être avait grandi aux entrevuessuivantes, jusqu’à devenir aussitôt un véritable besoin pour lui,comme de respirer et comme de dormir. Mme de Sauve lui avait dit,en descendant du wagon, qu’elle était chez elle chaque jeudi, et ilavait bientôt appris le chemin de l’appartement où elle habitait,dans la portion du boulevard Haussmann qui touche à l’Opéra. Dansquel recoin de son cœur avait-il trouvé l’énergie de faire cettevisite dès le premier jeudi, qui tombait le surlendemain de leurrencontre? Il avait été prié à dîner. Il se rappelait si vivementl’enfantin plaisir qu’il avait eu à lire et à relire l’insignifiantbillet d’invitation, à en respirer le parfum léger, à suivre ledétail des lettres de son nom écrites par la main deThérèse.

C’était une écriture à laquellel’abondance des petits traits inutiles donnait un aspectparticulier, léger et fantasque, où un graphologue aurait voululire le signe d’une nature romanesque. En même temps, la largefaçon dont les lignes étaient jetées et la fermeté des pleins, oùla plume appuyait un peu grassement, indiquaient une façon de vivrevolontiers pratique et presque matérielle. Hubert, lui, ne raisonnapas tant; mais, dès ce premier billet, chaque lettre de cetteécriture devint pour ses yeux une personne qu’ils auraient reconnueentre des milliers d’autres. Avec quelle félicité il s’étaithabillé pour se rendre à ce dîner, en se disant qu’il allait voirMme de Sauve pendant de longues heures, – des heures qui, comptéespar avance, lui paraissaient infinies! Il avait éprouvé unétonnement un peu fâché lorsque sa mère, au moment où il prenaitcongé d’elle, avait émis une observation critique sur les habitudesde familiarité inaugurées par le monde d’aujourd’hui. Séparé de cesévénements par des mois, il retrouvait, grâce à l’imaginationspéciale dont il était doué, comme toutes les créatures trèssensibles, l’exacte nuance de l’émotion que lui avaient causéedurant ce dîner et durant la soirée l’attitude des convives etcelle de Thérèse.. C’est le plus ou moins de puissance que nousavons de nous figurer à nouveau les peines et les plaisirs passésqui fait de nous des êtres capables de froid calcul ou des esclavesde notre vie sentimentale. Hélas! toutes les facultés d’Hubertconspiraient pour river autour de son cœur la chaîne meurtrissantedes trop chers souvenirs.

Thérèse portait, ce premier soir, unerobe de dentelle noire avec des nœuds rosés, et nul autre bijouqu’une lourde tresse d’or massif à chacun de ses poignets. Elleétait à demi décolletée, trop peu pour que le jeune homme, dont lapudeur était, sur ce point, d’une susceptibilité virginale, en fûtchoqué. Il y avait dans le salon, lorsqu’il y entra, quelquespersonnes, dont pas une, à l’exception de George Liauran, ne luiétait connue. C’étaient, pour la plupart, des hommes célèbres, àdes titres divers, dans la société plus particulièrement nomméeparisienne par les journaux qui se piquent de suivre la mode. Lapremière sensation d’Hubert avait été un léger froissement, par ceseul fait que quelques-uns de ces hommes offraient à l’observateurmalveillant plusieurs des petites hérésies de toilette familièresaux plus méticuleux s’ils sont allés trop tard dans le monde. C’estun habit d’une coupe ancienne, un col de chemise mal taillé, plusmal blanchi, une cravate d’un blanc qui tourne au bleu et nouéed’une main maladroite. Ces misères devaient apparaître comme lessignes d’un rien de bohème – le mot sous lequel les gens correctsconfondent toutes les irrégularités sociales – au regard d’un jeunehomme habitué à vivre sous la surveillance continue de deux femmesd’une rare éducation, qui avaient voulu faire de lui quelque chosed’irréprochable. Mais ces menus signes d’une tenue insuffisanteavaient rendu plus gracieuse encore à ses yeux la distinctionaccomplie de Thérèse, de même que la liberté parfois cynique desdiscours débités à table avait donné pour lui une significationcharmante aux silences de la maîtresse de la maison. Mme Liauran nes’était pas trompée en affirmant qu’il se tenait chez les de Sauvedes propos très hardis. Le soir où Hubert dînait là pour lapremière fois, il fut question, dans la demi-heure du début, d’unprocès en adultère, et un grand avocat donna quelques détailsinédits du dossier ; – des mœurs abominables d’un hommepolitique, arrêté aux Champs-Élysées; – des deux maîtresses d’unautre politicien et de leur rivalité, – cela raconté comme onraconte seulement à Paris, avec ces demi-mots qui permettent detout dire. Beaucoup d’allusions échappaient à Hubert; aussiétait-il moins choqué de pareils récits qu’il ne l’était d’autresdiscours portant sur les idées, tels que ce paradoxe lancé parClaude Larcher, alors dans tout l’éclat de ses premiers succès authéâtre, et qui d’ailleurs n’en croyait pas un mot : « Hé,! ledivorce ! le divorce ! » disait Claude, avec les gestesexcessifs dont il ne devait jamais se déshabituer, « il a du bon;mais c’est une solution beaucoup trop simple pour un problème trèscompliqué… Ici, comme ailleurs, le christianisme a faussé toutesnos idées… Le propre des sociétés avancées est de produire beaucoupd’hommes d’espèces très différentes, et le problème consiste àfabriquer un aussi grand nombre de morales qu’il y a de cesespèces… Je voudrais, moi, que la loi reconnût des mariages decinq, de dix, de vingt catégories, suivant le degré de délicatessedes conjoints… Nous aurions ainsi des unions pour la vie, destinéesaux personnes d’un scrupule aristocratique… Pour les personnesd’une conscience moins raffinée, nous établirions des contrats avecfacilité pour un, pour deux, pour trois divorces. Pour despersonnes encore inférieures, nous aurions les liaisons temporairesde cinq ans, de trois ans, d’un an. »

– « On se marierait comme on fait unbail, alors… » dit un mauvais plaisant.

–  « Pourquoi pas?»  continua Claude;  « lesiècle se vante d’être révolutionnaire, et il n’a jamais osé ce quele plus petit législateur de l’antiquité entreprenait sanshésitation : toucher aux mœurs. »

– « Je vous vois venir, » répliqua Andréde Sauve; « vous voudriez assimiler les mariages aux enterrements :première, seconde, troisième classe… »

Aucun des convives, que cette tirade etla réponse divertissaient parmi l’éclat des cristaux, les paruresdes femmes, les pyramides des fruits et les touffes de fleurs, nese doutait de l’indignation qu’une pareille causerie soulevait chezHubert. Qui donc aurait pris garde à ce tout jeune homme,silencieux et modeste, à l’un des bouts de la table? Il se sentait,lui, cependant, froissé jusqu’à l’âme dans les convictions intimesde son enfance et de sa jeunesse, et il jetait à la dérobée leregard sur Thérèse. Elle ne prononça pas cinquante paroles durantce dîner. Elle semblait être partie, en idée, bien loin de cetteconversation qu’elle était censée gouverner ; et, comme si oneût été habitué à ces absences, personne n’essayait d’interrompresa rêverie. Elle avait ainsi des heures entières où elles’absorbait en elle-même. La pâleur de son visage devenait pluschaude; l’éclat de ses yeux se retournait en dedans, pour ainsidire ; ses dents apparaissaient blanches, minces et serrées, àtravers ses lèvres, qui s’entr’ouvraient. A quoi pensait-elle, ences minutes, et par quelle secrète magie ces mêmes minutesétaient-elles celles où elle agissait le plus fortement surl’imagination de ceux qui subissaient son charme? Un physiologisteaurait sans doute attribué ces soudaines torpeurs à des passagesd’émotion nerveuse. N’y avait-il pas là le signe d’un égarement desensualité contre lequel cette passionnée créature luttait detoutes ses forces? Hubert Liauran n’avait vu dans le silence de cesoir que la désapprobation d’une femme délicate contre les discoursdes amis imposés par son mari. Ç’avait été pour lui une suprêmedouceur de se rapprocher d’elle et de lui parler au sortir de cedîner où ses plus chères croyances avaient été blessées. II s’étaitassis sous le regard de ses yeux, redevenus limpides, et dans undes coins du salon, – une pièce toute meublée à la moderne ;et l’opulence de ce petit musée, ses peluches, ses étoffesanciennes, ses bibelots japonais, contrastaient aussi absolumentavec l’appartement sévère de la rue Vaneau que l’existence de MmeCastel et de Mme Liauran pouvait contraster avec celle de Mme deSauve. Au lieu de reconnaître cette évidente différence et departir de là pour étudier la nouveauté du monde où il se trouvait,Hubert s’abandonnait à un sentiment trop naturel à ceux dontl’enfance a grandi dans une atmosphère de féminine gâterie. Habituépar les deux nobles créatures qui avaient veillé sur sa jeunesse àtoujours associer l’idée de la femme à quelque chosed’inexprimablement délicat et pur, il était immanquable que l’éveilde l’amour s’accomplît chez lui dans une sorte de religieusepresque et de respectueuse émotion. Il devait étendre sur lapersonne qu’il chérirait, quelle qu’elle fut, la dévotion conçuepar lui pour les saintes dont il était le fils. En proie à cetétrange déplacement d’idées, il avait, dès ce premier soir, etrentré chez lui, parlé de Thérèse à sa mère et à sa grand’mère, quil’attendaient, dans des termes qui avaient dû éveiller la défiancedes deux femmes. Il le comprenait aujourd’hui. Mais quel est lejeune homme qui a pu commencer d’aimer sans être précipité par ladangereuse ivresse des débuts d’une passion dans des confidencesirréparables et trop souvent meurtrières à l’avenir même de sonsentiment? De quelle manière et par quelles étapes ce sentimentavait-il pénétré en lui? Cela, il n’aurait pas su le dire.Lorsqu’une fois on aime, ne semble-il pas qu’on ait aimé toujours?Des scènes s’évoquaient cependant et rappelaient à Hubertl’insensible accoutumance qui l’avait conduit à voir Thérèseplusieurs fois par semaine. Mais n’avait-il pas été présenté peu àpeu chez elle à toutes ses amies, et, aussitôt ses cartes déposées,ne l’avait-on pas prié de toutes parts dans ce monde qu’ilconnaissait à peine et qui se composait, pour une partie, de hautsfonctionnaires du régime tombé; pour une autre partie, de grandsindustriels et de financiers Israélites ; pour un tiers enfin,d’artistes célèbres et de riches étrangers? Cela faisait une libresociété de luxe, de plaisir et de mouvement, dont le ton devaitbeaucoup déplaire au jeune homme; car, s’il n’en pouvait comprendreles qualités d’élégance et de finesse, il en sentait bien leterrible défaut : le manque de silence, de vie morale et de longueshabitudes. Ah ! il s’agissait bien pour lui d’observations dece genre, préoccupé qu’il était uniquement de savoir où ilapercevrait Mme de Sauve et ses tendres yeux. D’innombrables heuresse représentaient à lui où il l’avait rencontrée : – tantôt chezelle, assise au coin de son feu vers la tombée de l’après-midi etabîmée dans une de ses taciturnes rêveries; – tantôt en visite,habillée d’une toilette de ville, et souriant, avec sa bouched’Hérodiade, à des conversations de robes ou de chapeaux; – tantôtsur le devant d’une loge de théâtre et causant à mi-voix durant unentr’acte; – tantôt dans le tumulte de la rue, emportée par soncheval bai cerise et inclinant sa tête à la portière par un gestegracieux. Le souvenir de cette voiture déterminait chez Hubert unenouvelle association d’idées, et il revoyait l’instant où il avait,pour la première fois, avoué le secret de ses sentiments. Mme deSauve et lui s’étaient, ce jour-là, rencontrés vers les cinq heuresdans un salon de l’avenue du Bois-de-Boulogne, et comme la pluiecommençait à s’abattre, intarissable, la jeune femme avait proposéà Hubert, venu à pied, de le reconduire dans sa voiture, ayant,disait-elle, une visite à faire près de la rue Vaneau, qui luipermettrait de le déposer sur le chemin, à sa porte. Il avait prisplace, en effet, auprès d’elle dans l’étroit coupé doublé de cuirvert où traînait un peu de cette atmosphère subtile qui fait de lavoiture d’une femme élégante un petit boudoir roulant, avec lesvingt menus objets d’une jolie installation. La boule d’eau chaudetiédissait sous les pieds; sur le devant, la glace posée dans sagaine attendait un regard; le carnet placé dans la coupe, avec soncrayon et ses cartes de visite, parlait de corvées mondaines; lapendule accrochée à droite marquait la rapidité de la fuite de cesminutes douces; un livre entr’ouvert et glissé à la place où l’onmet d’ordinaire les emplettes portatives révélait que Thérèse avaitpris chez le libraire le roman à la mode. Au dehors, c’était, dansles rues, où les lumières commençaient de s’allumer, ledéchaînement d’un glacial orage d’hiver. Thérèse, enveloppée d’unlong manteau qui dessinait sa taille, se taisait. Au triple refletdes lanternes de la voiture, du gaz de la rue et du jour mourant,elle était si adorablement pâle et belle, qu’à bout d’émotionHubert lui prit la main. Elle ne la retira pas. Elle le regardaitavec des yeux immobiles, comme noyés de larmes qu’elle n’eût pasosé répandre. Il lui dit, sans même entendre le son de ses propresparoles, tant ce regard le grisait : «Ah! comme je vous aime!… »Elle pâlit davantage encore, et elle lui mit sur la bouche sa maingantée pour le faire taire. Il se mit à baiser cette mainfollement, en cherchant la place où l’échancrure du gant permettaitde sentir la chaleur vivante du poignet. Elle répondit à cettecaresse par ce mot que toutes les femmes prononcent dans desminutes pareilles, mot si simple, mais dans lequel tantd’inflexions se glissent, depuis la plus mortelle indifférencejusqu’à la tendresse la plus émue : – « Vous êtes un enfant… » IIl’interrogea : – «M’aimez-vous un peu?… » Et alors, comme elle leregardait avec ces mêmes yeux par lesquels un rayon de félicités’échappait, il put l’entendre qui, d’une voix étouffée, murmurait: – « Beaucoup. »

Pour la plupart des jeunes gens deParis, une telle scène aurait été le prélude d’un effort vers lacomplète possession d’une créature aussi évidemment éprise, et ceteffort eût peut-être échoué. Car une femme du monde qui veut sedéfendre trouve mille moyens de ne pas se donner, même après desaveux de ce genre ou des marques plus compromettantesd’attachement, pour peu qu’elle soit coquette. La coquetterien’était pas plus le cas de Mme de Sauve que l’audace physiquen’était le cas de l’enfant de vingt-deux ans dont elle était aimée.Ces deux êtres ne se voyaient-ils point placés par le hasard dansune situation de la plus étrange délicatesse? Il était, lui,incapable d’entreprendre davantage, à cause de son entière pureté.Quant à elle, comment n’aurait-elle pas compris que s’offrir à lui,c’était risquer d’être aimée moins? De telles difficultés sont plusfréquentes que la fatuité des hommes ne l’avoue, dans lesconditions faites aux sentiments par les habitudes modernes. Entredeux personnes qui s’aiment, dans l’état présent des mœurs, touteaction devient en même temps un signe ; et comment une femmequi sait cela n’hésiterait-elle pas à compromettre pour jamais sonbonheur en voulant l’étreindre trop vite? Thérèse obéissait-elle àcette raison de prudence, ou bien trouvait-elle dans les respectsbrûlants de son ami un plaisir de cœur d’une nouveauté délicieuse?Chez tous les hommes qu’elle avait rencontrés avant celui-ci,l’amour n’était qu’une forme déguisée du désir, et le désirlui-même une forme enivrée de l’amour-propre. Toujours est-il que,durant les mois qui suivirent ce premier aveu, elle accorda aujeune homme chacun des rendez-vous qu’il lui demanda, et chacun deces rendez-vous demeura aussi essentiellement innocent qu’il étaitclandestin. Tandis que le train de Boulogne emportait Hubert versla plus désirée de ces rencontres, il se ressouvenait desanciennes, de ces passionnantes et dangereuses promenades,hasardées presque toutes à travers le Paris matinal. Ils avaientainsi aventuré leur naïve et coupable idylle dans les diversendroits où il semblait le plus invraisemblable qu’une personne deleur monde pût les rencontrer. combien de fois avaient-ils visité,par exemple, les tours de Notre-Dame, où Thérèse aimait à promenersa grâce jeune parmi les vieux monstres de pierre sculptés sur lesbalustrades? A travers les minces fenêtres en ogive de la montée,ils regardaient tour à tour l’horizon du fleuve encaissé entre sesquais et de la rue encaissée entre ses maisons. Il y avait, dansune des bâtisses tapies à l’ombre de la cathédrale, du côté de larue Chanoinesse, un petit appartement au cinquième étage, prolongépar, une terrasse, derrière les vitres duquel ils imaginaient unroman pareil au leur, parce qu’ils y avaient vu deux fois une jeunefemme et un jeune homme qui déjeunaient, assis à une même tableronde et la fenêtre entr’ouverte. Quelquefois les rafales du ventde décembre grondaient autour de la basilique. Des tourmentes deneige fondue battaient les murs. Thérèse n’en était pas moinsexacte au rendez-vous, descendant de son fiacre devant le grandportail, traversant l’église pour sortir sur le côté, puisretrouver Hubert dans le sombre péristyle qui précède les tours.Ses fines dents brillaient dans son joli sourire; sa taille minceparaissait plus élégante encore dans ce décor de l’ancienne cité.Sa grâce heureuse semblait agir même sur la vieille gardienne quidistribue les cartes, du fond de sa loge et parmi ses chats, carelle lui envoyait un sourire de reconnaissance. C’est dansl’escalier de ces antiques tours qu’Hubert s’était hasardé à mettrepour la première fois un baiser sur ce pâle visage, pour lui divin.Thérèse gravissait devant lui, ce matin-là, les marches creuséesqui tournent autour du pilier de pierre. Elle s’arrêta une minutepour respirer; il la soutint dans ses bras, et comme elle serenversait doucement en appuyant la tête sur son épaule, leurslèvres se rencontrèrent. L’émotion fut si forte qu’il pensa mourir.Ce premier baiser avait été suivi d’un autre, puis de dix, puisd’autres encore, si nombreux qu’ils n’en savaient plus le nombre.Oh! les longs, les angoissants, les profonds baisers, et dont elledisait tendrement, comme pour se justifier dans la pensée de sondoux complice : « J’aime les baisers comme une petite fille!… » Deces voluptueux baisers, ils avaient ainsi peuplé follement tous lesasiles où leur imprudent amour s’était abrité. Hubert se souvenaitd’avoir embrassé Thérèse, assis tous les deux sur une pierre detombeau, dans une allée déserte d’un des cimetières de Paris,tandis que le jardin des morts étendait autour d’eux, par unematinée bleue et tiède, son paysage funèbre d’arbres toujours vertset de sépulcres. II l’avait embrassée encore sur un des bancs de ceparc lointain de Montsouris, un des plus inconnus de la ville, parcalors nouvellement planté, qu’un chemin de fer traverse, que domineun pavillon d’architecture exotique et autour duquel s’étendl’horizon d’usines du lamentable quartier de la Glacière. D’autresfois, ils s’étaient promenés, indéfiniment, en voiture, le long dumorne talus des fortifications, et lorsque l’heure arrivait derentrer, c’était toujours Thérèse qui partait la première. Il lavoyait, caché lui-même dans le fiacre arrêté, qui, de son piedsvelte, franchissait les ruisseaux. Elle marchait sur le trottoirsans qu’une tache de boue déshonorât sa robe, puis elle seretournait comme involontairement pour l’envelopper d’un dernierregard. Dans ces occasions-là il sentait trop bien quels dangers ilfaisait courir à cette femme ; mais quand il lui parlait deses craintes, elle répondait en secouant sa tête d’une expressionsi aisément tragique : « Je n’ai pas d’enfants… Quel mal peut-on mefaire, sinon de te prendre à moi?… » Ils en étaient venus, bienqu’ils continuassent à ne pas s’appartenir entièrement, auxfamiliarités de langage dont s’accompagne la passion partagée. Ilss’écrivaient chaque matin des billets dont un seul eût suffi pourétablir que Thérèse était la maîtresse d’Hubert, et cependant ellene l’était point. Mais, à quelque détail que s’arrêtât le souvenirdu jeune homme, il trouvait toujours qu’elle ne lui avait disputéaucune des marques de tendresse qu’il lui avait demandées.Seulement il n’osait rien concevoir au delà de lui prendre lesmains, la taille, le visage, et de s’appuyer, comme un enfant, surson cœur. Elle avait avec lui cet abandon de l’âme, si entier, siconfiant, si indulgent, le seul signe du véritable amour que laplus habile coquetterie ne puisse imiter. Et par contraste à cettetendresse, pour en mieux aviver encore la douceur, à chacune desscènes de cette idylle avait correspondu quelque douloureuseexplication du jeune homme avec sa mère, ou quelque cruelleangoisse à retrouver Mme de Sauve, le soir, auprès de son mari. Cedernier ne faisait réellement aucune attention à Hubert, mais lefils de Mme Liauran n’était pas encore habitué aux déshonorantsmensonges des cordiales poignées de main offertes à l’homme quel’on trompe… Qu’importaient ces misères cependant, puisqu’ilsallaient, lui la retrouver, elle l’attendre, dans la petite villeanglaise où ils passeraient ensemble deux jours? Était-ce d’Hubert,était-ce de Thérèse que venait cette idée? Le jeune homme n’auraitpas su le dire. André de Sauve se trouvait en Algérie pour uneenquête parlementaire. Thérèse avait une amie de couvent, et quihabitait la province, assez sûre pour qu’elle pût se donner commeétant allée chez elle. Elle prétendait, d’autre part, que laposition sur le chemin de Paris à Londres fait de Folkestone, enhiver, le plus sûr abri, parce que les voyageurs françaistraversent cette ville sans jamais s’y arrêter. A la seule idée derevoir sa lointaine amie, le cœur d’Hubert se fondait dans sapoitrine, et il se sentait, avec un frémissement impossible àdéfinir, sur le point de rouler dans un gouffre de mystère,d’enivrant oubli et de félicité.

 

Chapitre 4UN RÊVE VÉCU

   Le paquebotapprochait de la jetée de Folkestone. La mer toute verte, à peinestriée d’écume d’argent, soulevait la coque svelte. Les deuxcheminées blanches lançaient une fumée qui s’incurvait en arrièresous la pression de l’air déchiré par la course. Les énormes roues,toutes rouges, battaient les lames, et, derrière le bateau, secreusait un mouvant sillage, sorte de chemin glauque et frangé demousse. C’était par un jour d’un bleu tiède et voilé, comme il enfait parfois sur la côte anglaise dans les fins d’hiver, -jour detendresse et qui s’associait divinement aux pensées du jeune homme.Il s’était accoudé sur le bastingage de l’avant, et il n’en avaitpas bougé depuis le commencement de la traversée, laquelle avaitété d’une rare douceur. Il voyait maintenant les moindres détailsde l’approche du port : la ligne crayeuse de la côte à droite, avecson revêtement de maigre gazon; à gauche, la jetée soutenue par sespilotis, et par delà cette jetée, plus à gauche encore, la petiteville qui échelonne ses maisons depuis la base de la falaisejusqu’à sa crête. Il les examinait une par une, ces maisons qui sedétachaient avec une netteté de plus en plus précise. Laquellepouvait bien être l’asile où son bonheur l’attendait sous lestraits aimés de Thérèse de Sauve ; laquelle, ce StarHotel que son amie avait choisi dans le guide, à cause de cenom de Star, qui veut dire étoile? – « Je suissuperstitieuse, » avait-elle dit enfantinement, « et puis, n’es-tupas ma chère étoile? » – Elle avait ainsi de ces caresses soudainesde langage auxquelles Hubert songeait ensuite indéfiniment. Ilsavait bien qu’elle ne serait pas sur le quai à l’attendre, et illa cherchait des yeux malgré lui. Mais elle avait multiplié lesprécautions, jusqu’à être venue, elle, la veille, par Calais etDouvres… Le paquebot approche toujours. On distingue le visage dequelques habitants de la ville, dont l’unique distraction consisteà se tenir au bout de cette jetée afin d’assister à l’arrivée dubateau de marée. Encore quelques minutes, et Hubert sera auprès deThérèse. Ah ! si elle allait manquer au rendez-vous? Si elleavait été malade ou bien surprise? Si elle était morte enroute ? Toute la légion des folles hypothèses défile devant lapensée de l’amant inquiet. Le bateau est dans le port, lespassagers débarquent et se précipitent vers les wagons. Hubert estpresque le seul qui s’arrête dans la petite ville. Il laisse samalle partir pour Londres, et il prend place avec sa valise dansune des voitures qui stationnent devant la gare. Il a bien eu commeun passage de mélancolie en parlant au cocher et en constatant,quoiqu’il en soit à son premier voyage en Angleterre, combien sonanglais est correct et intelligible. Il se rappelle son enfance, sagouvernante venue du Yorkshire, le soin que sa mère avait de lefaire causer tous les jours. Si elle le voyait pourtant, cettepauvre mère !… Puis, ce souvenir s’efface, à mesure que lalégère calèche, enlevée au trot d’un petit cheval, gravitallègrement la rampe rude par laquelle on accède à la ville haute.L’admirable paysage de mer se développe à la gauche du jeune homme,gouffre démesuré d’un vert pâle, confondu à sa ligne extrême avecun gouffre bleu, et parsemé de barques, de goélettes, de bateaux àvapeur. Sur la hauteur, le chemin tourne. La voiture abandonne lafalaise ; elle entre dans une rue, puis dans une seconde, puisdans une troisième, bordées de maisons basses dont les fenêtres ensaillie laissent apparaître derrière leurs vitres des rangées degéraniums rouges et de fougères. A un détour, Hubertune plaque noire, dont la seule inscription en lettres doréeslui fait sauter le cœur. Il se trouve devant le StarHotel. Le temps de demander au bureau si Mme Sylvie estarrivée, – c’est le nom que Thérèse a voulu prendre à cause desinitiales gravées sur tous ses objets de toilette, et elle a dûêtre inscrite sur le livre comme artiste dramatique ; le tempsencore de monter deux étages, de suivre un long corridor. Ledomestique ouvre la porte d’un petit appartement, et, assise à unetable, dans un salon, avec son visage, dont la pâleur est augmentéepar l’émotion profonde, la taille prise dans un vêtement en étoffede soie rouge dont les plis gracieux dessinent son buste sans s’yajuster, c’est Thérèse. Le feu de charbon grésille dans lacheminée, dont les parois intérieures sont garnies de faïencecoloriée. Une fenêtre en rotonde, du genre de celles que lesAnglais appellent bow-windows, termine la pièce, àlaquelle l’ameublement ordinaire de ces sortes de salles dans laGrande-Bretagne donne un aspect de paisible intimité. « C’est bientoi?… » dit le jeune homme en s’approchant de Thérèse, qui luisourit, et il mit la main sur la poitrine de son amie comme pour seconvaincre de son existence. Cette douce pression lui fit sentirles battements affolés, sous la mince étoffe, de ce cœur de femmeheureuse « Oui! c’est bien moi, » répondit-elle avec plus delangueur que d’habitude. Il s’assit auprès d’elle et leurs bouchesse cherchèrent. Ce fut un de ces baisers d’une suprême douceur, oùdeux amants qui se retrouvent après une absence s’efforcent demettre, avec la tendresse de l’heure présente, toutes lestendresses inexprimées des heures perdues. Un léger coup frappé àla porte les sépara.

– « C’est pour tes bagages, » ditThérèse en repoussant son ami d’un geste de regret. Et avec un finsourire : « Veux-tu voir ta chambre? Je suis ici depuis hier soir;j’espère que tout te plaira. J’ai tant pensé à toi en faisantpréparer le petit appartement… »

Elle l’entraîna par la main dans unepièce contiguë au salon, dont la fenêtre donnait sur le jardin del’hôtel. Le feu était allumé dans la cheminée. Des fleurs égayaientles vases posés sur l’encoignure et aussi la table, sur laquelleThérèse avait déployé, pour lui donner un air plus à eux, uneétoffe japonaise apportée par elle. Elle y avait placé trois cadresavec les portraits d’elle que le jeune homme préférait. Il seretourna pour la remercier, et il rencontra un de ces regards quifont défaillir tout le cœur, par lesquels une femme attendriesemble remercier celui qu’elle aime du plaisir qu’il a bien voulurecevoir d’elle. Mais la présence du domestique, en train dedéposer et d’ouvrir la valise, l’empêcha de répondre à ce regardpar un baiser.

– « Tu dois être lassé, » fit-elle; «tandis que tu achèves de t’installer, je vais dire qu’on prépare lethé dans le salon. Si tu savais comme il m’est doux de teservir !… »

– «Va! » dit-il, sans pouvoir trouverune phrase à répondre, tant l’émotion heureuse envahissait l’âme deson âme. « Mais comme je l’aime! » ajouta-t-il tout bas, et pourlui seul, tandis qu’il la regardait disparaître par la porte, aveccette taille et cette démarche de très jeune fille que lui avaitlaissées son mariage sans enfants ; et il fut obligé des’asseoir pour ne pas s’évanouir devant l’évidence de son bonheur.La créature humaine est si naturellement organisée pourl’infortune, que la réalisation complète du désir comporte un je nesais quoi d’affolant, comme la soudaine entrée dans le miracle etdans le songe, et, à un certain degré d’intensité, il semble que lajoie ne soit pas vraie. Et puis l’étrangeté de la situation nedevait-elle pas agir comme une sorte d’opium sur le cerveau de cetenfant, qui ne pouvait pas comprendre que son amie avaitsaisi cette circonstance pour sauver justement parcette étrangeté les difficiles préliminaires d’un plus completabandon de sa personne?

Oui, cette joie était-elle vraie?…Hubert se le demandait, un quart d’heure plus tard, assis auprès deMme de Sauve devant la table carrée du petit salon, sur laquelleétait disposé l’appareil nécessaire pour le goûter : la théièred’argent, l’aiguière d’eau chaude, les fines tasses. N’avait-ellepas emporté ces deux tasses de Paris avec elle, afin, sans doute,de les garder toujours? Elle le servait, comme elle l’avait dit, deses jolies mains, d’où elle avait retiré son anneau d’alliance,pour éloigner de la pensée du jeune homme toute occasion de serappeler qu’elle n’était pas libre. Durant ces heures del’après-midi, le silence de la petite ville se faisait commepalpable autour d’eux, et la sensation de la solitude partagées’approfondissait dans leurs cœurs, si intense qu’ils ne separlaient pas, comme s’ils eussent craint que leurs paroles ne lesréveillassent de la sorte du sommeil enivré qui gagnait leurs âmes.Hubert appuyait sa tête sur sa main et regardait Thérèse. Il lasentait si parfaitement à lui dans cette minute, si voisine de sonêtre le plus secret, qu’il ne ressentait même plus le besoin de sescaresses. Ce fut elle qui, la première, rompit ce silence, dontelle eut subitement peur. Elle se leva de sa chaise et vints’asseoir aux pieds du jeune homme, la tête sur ses genoux. Puis,comme il continuait à ne pas bouger, une inquiétude passa dans sesyeux, et, docilement, avec ce son de voix vaincu auquel nul amantn’a jamais résisté : « Si tu savais, » dit-elle « comme je tremblede te déplaire? J’ai pleuré, hier au soir, toute seule, au coin dece feu, dans cette chambre où je t’attendais, en songeant que tum’aimerais sans doute moins après être venu ici. Ah! tu m’envoudras de t’aimer trop et d’avoir osé ce que j’ai osé pour toi… »L’angoisse à laquelle la charmante femme se trouvait en proie étaitsi forte qu’Hubert vit ses traits s’altérer un peu tandis qu’elleprononçait cette phrase. Le drame moral qui s’était joué en elledepuis le commencement de cette liaison se formulait pour lapremière fois. Surtout à cette minute, le voyant si jeune, si pur,si dépourvu de brutalité, si selon son rêve, elle éprouvait uninsensé besoin de lui prodiguer les marques de sa tendresse, etelle tremblait plus que jamais de l’effaroucher, peut-être aussi, -car il y a de ces replis étranges dans les consciences féminines, -de le corrompre. Elle continuait, se livrant au plaisir de penserhaut sur ces choses pour la première fois : « Nous autres femmes,nous ne savons rien qu’aimer, lorsque nous aimons. Du jour où jet’ai rencontré, en revenant de la campagne, je t’ai appartenu. Jet’aurais suivi où tu m’aurais demandé de te suivre. Rien n’a plusexisté pour moi, rien, si ce n’est toi… Non! » ajouta-t-elle avecun regard fixe, «ni bien, ni mal, ni devoirs, ni souvenirs. Maispeux-tu comprendre cela, toi qui penses, comme tous les hommes, quec’est un crime d’aimer quand on n’est pas libre? »

– « Je ne sais plus rien, » réponditHubert en se penchant vers elle pour la relever, « sinon que tu espour moi la plus noble des femmes et la plus chère, »

– « Non ! laisse-moi rester à tespieds comme ta petite esclave… » reprit-elle avec une expressiond’extase. « Mais est-ce vraiment vrai? Jure-moi que jamais tu nediras de mal de cette heure. »

– «Je te le jure, »dit le jeune homme, que l’émotion de son amie gagnait sans qu’ilpût bien se l’expliquer. Cette simple parole la fit se redresser.Légère comme une jeune fille, elle se releva, et, penchée surHubert, elle commença de lui couvrir le visage de baiserspassionnés; puis, fronçant le sourcil et comme par un effort surelle-même, elle le quitta, passa sa main sur ses yeux, et, d’unevoix encore mal assurée, mais plus calme : « Je suis folle, »dit-elle, « il faut sortir. Je vais mettre mon chapeau et nousallons faire une promenade. Will you be so kind asto ask for a carriage, will you?» ajouta-t-elleen anglais. Quand elle parlait cette langue, saprononciation devenait quelque chose de joliment gracieux, depresque enfantin ; et elle sortit du salon par une porteopposée à celle de la chambre d’Hubert, en lui envoyant un petitsalut de la main, coquettement.

Ce même mélange de caressanteinquiétude, de soudaine exaltation et d’enfantillage tendrecontinua de sa part durant cette promenade, qui se composa, pourl’un et pour l’autre, d’une suite d’émotions suprêmes. Par unhasard comme il ne s’en produit pas deux au cours d’une viehumaine, ils se trouvaient placés exactement dans les circonstancesqui devaient porter leurs âmes au plus haut degré possible d’amour.Le monde social, avec ses devoirs meurtriers, se trouvait écarté.Il existait aussi peu pour leur pensée que le cocher qui, juchéhaut par derrière et invisible, conduisait le léger cab oùils erraient en tête à tête, le long de la route de Folkestone àSandgate et à Hythe. Le monde de l’espérance s’ouvrait devant eux,en revanche, comme un jardin paré des plus belles fleurs. Ils sevoyaient récompensés, lui de son innocence, elle de la réserve quesa raison lui avait imposée, par une impression aussi délicieuseque rare : ils jouissaient de l’intimité du cœur, qui ne s’obtientd’ordinaire qu’après une longue possession, et ils en jouissaientdans la fraîcheur du désir timide. Mais ce désir timide avait pourarrière-fonds chez tous les deux une enivrante certitude,perspicace chez Thérèse, obscure encore chez Hubert, et c’étaitdans un vaste et noble paysage qu’ils promenaient ces sensationsrares. Ils suivaient donc cette route de Folkestone à Hythe, minceruban qui court au long de la mer. La verte falaise est sansrochers, mais sa hauteur suffit pour donner au chemin qu’ellesurplombe cette physionomie d’asile abrité, reposant attrait desvallées au pied des montagnes. La plage de galets était recouvertepar la marée haute. Le large Océan remuait, sans qu’un oiseau volâtau-dessus des lames. Son immensité verdâtre se fonçait Jusqu’auviolet à mesure que le jour tombant assombrissait l’azur froid duciel. La voiture allait vite sur ses deux roues, traînée par uncheval fortement râblé, que son mors trop dur forçait par instantsà relever la tête en tordant la bouche. Thérèse et Hubert, serrésl’un contre l’autre dans la petite guérite roulante ouverte àmoitié, se tenaient la main sous le plaid de voyage qui lesenveloppait. Ils laissaient leur passion se dilater comme cettelarge mer, frémir en eux avec la plénitude de ces houles,s’ensauvager comme cette côte stérile. Depuis que la jeune femmeavait demandé à son ami ce singulier serment, elle semblait un peuplus calme, malgré des passages de soudaine rêverie qui serésolvaient en effusions muettes. Lui, de son côté, ne l’avaitjamais si absolument aimée. Il lui fallait sans cesse la prendrecontre lui, la serrer dans ses bras. Un infini besoin de serapprocher d’elle encore davantage montait à sa tête et legrisait ; et, cependant, il appréhendait l’arrivée du soiravec cette mortelle angoisse de ceux pour qui l’univers féminin estun mystère. Malgré les preuves de passion que lui donnait Thérèse,il se sentait devant elle en proie à une défaillance de sa volonté,insurmontable, qui serait devenue de la douleur s’il n’avait pas euen même temps une immense confiance dans l’âme de cette femme.Cette impression de l’abîme inconnu dans lequel allait se plongerleur amour, et qui l’eût épouvanté d’une terreur presque animale,se faisait plus tranquille parce qu’il descendait dans cet abîmeavec elle. Véritablement, elle avait une intelligence adorable destroubles qui devaient traverser celui qu’elle aimait. N’était-cepas pour ménager ses nerfs trop vibrants qu’elle l’avait entraîné àcette promenade, durant laquelle le grandiose spectacle, le vent dularge et les marches à pied à de certaines minutes maintenaient etlui et elle au-dessus des troubles inévitables du trop ardentdésir? Ils allèrent ainsi, jusqu’à l’heure tragique où les astreséclatent dans le ciel nocturne, tantôt cheminant sur les galets,tantôt remontant dans la petite voiture, prenant et reprenant sanscesse les mêmes sentiers, sans pouvoir se décider à retourner,comme s’ils eussent compris qu’ils retrouveraient d’autres instantsde bonheur, mais d’un bonheur comme celui-là, jamais! L’obscureintuition de l’âme universelle, dont les visibles formes et lesinvisibles sentiments sont le commun effet, leur révélait, sansqu’ils s’en rendissent compte, une secrète analogie et comme unecorrespondance mystique entre la face particulière de ce coin denature et l’essence indéfinie de leur tendresse. Elle lui disait :« Être auprès de toi ici, c’est un bonheur à ne pouvoir ensuiterentrer dans la vie ! » et il ne souriait pas d’incrédulité àcette phrase, comme elle ne doutait pas lorsqu’il lui disait : « IIme semble que je n’ai jamais ouvert les yeux sur un paysage avantcette minute. » Et quand ils marchaient, c’est lui qui prenait lebras de Thérèse et qui s’y appuyait câlinement. Il symbolisaitainsi, sans le savoir, l’étrange renversement des rôles, quivoulait que, dans cette liaison, il eût toujours représentél’élément féminin, avec sa frêle personne, son innocence entière,la candeur de ses émotions craintives. Certes, elle était bienfemme aussi, par sa démarche souple, par la finesse féline de sesmanières, par ses yeux fondus, qui se donnaient à chaque regard.Elle paraissait pourtant une créature plus forte, mieux armée pourla vie que le délicat enfant, œuvre fragile de la tendresse de deuxfemmes pures, qu’elle avait enlacé d’un si léger tissu deséduction, et qui, à peine plus grand qu’elle de trois lignes dufront, s’abandonnait avec une fraternelle confiance ; et lemouvement même de leur démarche, d’une parfaite harmonie de rythme,disait assez la complète union des cœurs qui les faisait vibrerensemble à ce moment d’une étroite manière.

Ils rentrèrent. Le dîner qui suivit cetaprès-midi de songe fut silencieux et presque sombre. Il semblaitque tous deux eussent peur l’un de l’autre. Ou bien seulementétait-ce chez elle une recrudescence de cette crainte de déplairequi lui avait fait différer jusqu’à cette heure l’abandon de sapersonne, et chez lui la farouche mélancolie, dernier signe del’animalité primitive, qui précède chez l’homme toute entrée dansle complet amour? Comme il arrive à des moments pareils, leursdiscours se faisaient d’autant plus calmes et indifférents queleurs cœurs étaient plus troublés. Ces deux amants, qui seretrouvaient, après une journée dans la plus romanesque exaltation,dans la solitude de cet asile étranger, semblaient n’avoir à sedire que des phrases sur le monde qu’ils avaient quitté. Ils seséparèrent de bonne heure et comme s’ils se fussent dit adieu pourne se voir que le lendemain, quoiqu’ils sentissent bien tous deuxque dormir séparés l’un de l’autre ne leur était pas possible.Aussi Hubert ne fut-il pas étonné, quoique son cœur battit à serompre, lorsque, au moment où il allait lui-même se rendre auprèsd’elle, il entendit la clef tourner dans la porte. Thérèse entra,vêtue d’un long peignoir souple de dentelles blanches, et dans sesyeux une douceur passionnée. « Ah! » dit-elle en fermant de sa mainparfumée les paupières d’Hubert, « je voudrais tant reposer sur toncœur ! »

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Vers le milieu de la nuit, le jeunehomme s’éveilla, et, cherchant des lèvres le visage de celle à quiil pouvait désormais donner vraiment le doux nom de maîtresse, iltrouva que ces joues, qu’il ne voyait pas, étaient inondées depleurs. «Tu souffres? » lui dit-il. – « Non, » répondit-elle, « cesont des larmes de reconnaissance. Ah ! » continua-t-elle, «comment a-t-on pu ne pas te prendre à moi par avance, mon ange, etcomme je suis indigne de toi!… » Énigmatiques paroles qu’Hubertdevait se rappeler si souvent plus tard, et qui, même à cetteminute et sous ces baisers, firent soudain se lever en lui lavapeur de la tristesse, accompagnement habituel du plaisir. Atravers cette vapeur de tristesse, il aperçut, comme dans unéclair, une maison de lui bien connue, et les visages penchés sousla lampe, parmi les portraits de famille, des deux femmes quil’avaient élevé. Ce ne fut qu’une seconde, et il posa sa tête surla poitrine de Thérèse pour oublier toute pensée, tandis que lavague plainte de la mer arrivait jusqu’à lui, adoucie par ladistance, – rumeur mystérieuse et lointaine comme l’approche de ladestinée.

 

Chapitre 5LA MÈRE ET LE FILS

   Quinze joursplus tard, Hubert Liauran descendait sur le quai de la gare duNord, vers cinq heures du soir, revenant de Londres par le train dejour. Le comte Scilly et Mme Castel l’attendaient. Que devint-illorsqu’il aperçut, parmi les visages qui se pressaient autour desportes, celui de Thérèse? Ils avaient arrêté par lettres qu’ils serencontreraient le soir de ce jour, qui était un mardi, auThéâtre-Français, dans sa loge. Elle, pourtant, n’avait pas résistéau désir de le revoir quelques heures plus tôt, et dans ses yeuxéclatait une émotion suprême, faite du bonheur de le contempler etdu chagrin d’être séparée de lui ; car ils ne purent échangerqu’un salut, qui échappa heureusement à la grand’mère. Thérèsedisparut, et tandis que le jeune homme se tenait dans la salle desbagages, un involontaire mouvement de mauvaise humeur s’élevait enlui, qui lui faisait se dire que les deux vieilles gens, dont ilétait pourtant si aimé, auraient bien dû n’être pas là. Cettepetite impression pénible, qui lui montrait, à la minute même deson retour, la chaîne pesante des tendresses de famille, serenouvela aussitôt qu’il se retrouva en face de sa mère. Dès lepremier regard, il se sentit étudié, et, comme il n’avait guèrel’habitude des dissimulations, il se crut deviné. Ses yeux, eneffet, avaient changé, comme changent ceux d’une jeune filledevenue femme, d’un de ces changements imperceptibles qui résidentdans une si légère différence d’expression. Comment la mère s’yserait-elle trompée, elle qui depuis tant d’années suivait les plusvagues reflets de ces prunelles noires, et qui maintenant ysaisissait un fonds de félicité enivrée et insondable? Mais poserune question à ce sujet, la pauvre femme ne le pouvait pas. Lesnuances, ces événements de la vie du cœur, échappent aux formulesdes phrases, et de là naissent les pires malentendus. Hubert futtrès gai durant le dîner, d’une gaieté que rendait un peu nerveusela prévision d’une difficulté toute prochaine. Comment sa mèreallait-elle prendre sa sortie du soir? II n’y avait pas unedemi-heure qu’on avait quitté la table, lorsqu’il se leva, commequelqu’un qui va dire adieu.

– « Tu nous laisses?» fit Mme Liauran.

– « Oui, maman, « répondit-il avec unelégère rougeur à ses joues; « Emmanuel Deroy m’a chargé d’unecommission extrêmement pressée et que je dois exécuter dès ce soir…»

– « Tu ne peux pas la remettre à demainet nous donner ta première soirée?» fit Mme Castel, qui voulutépargner à sa fille l’humiliation d’un refus qu’elleprévoyait.

– « Véritablement non, grand’mère, »répliqua-il avec un ton de badinage enfantin; « ce ne serait pasgracieux pour mon ami, qui a été si gentil à Londres… »

– « II nous ment, »se dit Mme Liauran; et, comme le silence s’était fait parmi leshôtes du salon après le départ d’Hubert, elle écouta si la ported’entrée de l’hôtel allait s’ouvrir aussitôt. Il s’écoula unedemi-heure sans qu’elle entendît le bruit du battant. Elle n’y puttenir et pria le général d’aller jusque dans l’appartement du jeunehomme, sous le prétexte de prendre un livre, afin de savoir s’ils’était habillé. Il s’était habillé en effet. Il allait donc chezMme de Sauve, ou bien dans le monde, afin de l’y revoir. Ce fut laconclusion que tira de cet indice la mère jalouse, qui, pour lapremière fois, avoua au comte ses longues inquiétudes. L’accentdont elle parlait empêcha ce dernier de confesser à son tourl’emprunt qu’Hubert lui avait fait des trois mille francs, dépenséssans doute, songea-t-il, à suivre cette femme.

– « Il m’a menti unefois encore, » s’écria Mme Liauran, « lui qui avait une tellehorreur du mensonge. Ah! comme elle me l’a changé! » Ainsi,l’évidence d’une métamorphose de caractère subie par son fils latorturait dès ce premier jour. Ce fut pis encore durant ceux quisuivirent. Elle ne voulut cependant pas admettre tout de suite queson cher, son candide Hubert fût l’amant de Mme de Sauve. Elle nese résignait pas à l’idée qu’il put se rendre coupable d’une fautede cet ordre sans de terribles remords. Elle l’avait élevé dans desi étroits principes de religion ! Elle ignorait queprécisément le premier soin de Thérèse avait été d’endormir tousles scrupules de conscience de son jeune ami, en le conduisant, pard’insensibles degrés, de la tendresse timide à la passion brûlante.Pris au lacet de ce doux piège, Hubert n’avait à la lettre jamaisjugé sa vie depuis ces cinq mois, et la nature s’était faite lacomplice de la femme aimante. Nous nous repentons bien de nosplaisirs, mais il est malaisé d’avoir des remords du bonheur, etl’enfant était heureux d’une de ces félicités absolues qui nevoient même pas les souffrances qu’elles causent. C’était cependantsur le pouvoir de sa souffrance que Mme Liauran comptait presqueuniquement dans la campagne qu’elle avait entreprise, elle, unesimple femme qui ne savait de la vie que ses devoirs, contre unecréature qu’elle imaginait à la fois prestigieuse et fatale,ensorcelante et meurtrière. Elle avait adopté le naïf systèmecommun à toutes les jalousies tendres, et qui consiste à montrer sapeine. Elle se disait : « II verra que j’agonise. Est-ce que celane suffira pas?» Le malheur était qu’Hubert, enivré par sa passion,n’apercevait dans la peine de sa mère qu’une injustice tyrannique àl’égard d’une femme qu’il considérait comme divine, et d’un amourqu’il estimait sublime Lorsqu’il revenait du bois de Boulogne, lematin, après s’être promené à cheval et avoir vu passer Mme deSauve dans sa voiture attelée de deux ponettes grises qu’elleconduisait elle-même, il rencontrait à déjeuner le profil attristéde sa mère, et il se disait : « Elle n’a pas le droit d’êtretriste. Je ne lui ai rien pris de mon affection. » II raisonnait,au lieu de sentir. Sa mère lui mettait son cœur saignant sur sonchemin, et il passait outre. Quand il devait dîner au dehors, etqu’à l’instant du départ l’adieu de sa mère lui présageait que MmeLiauran passerait à le regretter une soirée de mélancolie, ilsongeait : « Si elle savait pourtant que Thérèse me reprochede consacrer à notre amour trop de mes heures? » Et c’était vrai.La maîtresse avait cette générosité facile des femmes qui se saventimmensément préférées, et qui se gardent bien de demander à celuiqui les aime d’agir comme elles le désirent. Le plaisir est sidélicat de laisser son amant libre, de l’encourager même à voussacrifier à d’autres devoirs, quand on est certaine de ce que serasa décision! Il arrivait aussi qu’Hubert revînt à l’hôtel de la rueVaneau ayant eu avec Thérèse un rendez-vous secret dans la journée.- Emmanuel Deroy avait mis à la disposition de son ami la petitegarçonnière qu’il conservait avenue Friedland. – Mais alors, soitque la tristesse nerveuse dont s’accompagnent les trop vifsplaisirs le rendit cruel, soit que de secrets remords de consciencevinssent le tourmenter, soit que le contraste fût trop fort entreles formes charmantes que prenait la tendresse de Thérèse et lesformes tristes que revêtait celle de Mme Liauran, le jeune hommedevenait réellement ingrat. L’irritation grandissait en lui, et nonla pitié, devant le chagrin de celle dont il était pourtant le filsidolâtré. Marie-Alice saisissait cette nuance, et elle en souffraitplus que de tout le reste, sans deviner que l’excès de sa douleurétait une faute irréparable de conduite et qu’une comparaisondémoralisante s’établissait dans l’esprit d’Hubert entre lessévérités de la famille et les caressantes délices de l’affectionchoisie.

La mère, épuisée par une inquiétudecontinuelle, était à bout de forces, quand un événement inattendu,quoique facile à prévoir, mit davantage encore en sailliel’antagonisme qui la faisait se heurter sans cesse contre son fils.On était dans la semaine sainte. Elle avait compté sur laconfession et la communion d’Hubert pour hasarder une tentativesuprême et le décider à rompre des relations qu’elle jugeait encoreincomplètement coupables, mais si dangereuses. Il ne pouvait pasentrer dans sa tête de fervente chrétienne que son fils manquât audevoir pascal. Aussi n’avait-elle aucun doute sur sa réponse, enlui demandant, à un moment où ils se trouvaient seuls :

– « Quel jour feras-tu tes pâques cetteannée ? »

– « Maman, » répondit Hubert avec unsensible embarras « je vous demande pardon du chagrin que je vaisvous causer. Il faut que je vous l’avoue cependant, des doutes mesont venus, et, en toute conscience, je ne crois pas pouvoirm’approcher de la Sainte Table. »

Cette réponse fut l’éclair qui montrasoudain à Marie-Alice l’abîme où son fils avait roulé, tandisqu’elle le croyait seulement sur le bord. Elle ne fut pas la dupeune minute du prétexte imaginé par Hubert. Et d’où lui seraientvenus des doutes religieux, à lui qui depuis des mois ne lisaitaucun livre ? Elle connaissait d’ailleurs la simplicité d’âmede cet enfant, à l’instruction de qui elle avait présidé. Non. S’ilne voulait pas communier, c’est qu’il ne voulait pas se confesser.Il avait horreur d’avouer une faute inavouable. Laquelle, sinoncelle qui avait été l’œuvre mauvaise de ces six mois?…Adultère ! Son fils était adultère ! Mot terrible et quilui représentait, à elle, si loyale, si pure, si pieuse, la plusrépugnante des bassesses, l’ignominie du mensonge mélangée auxturpitudes de la chair. Elle trouva dans son indignation l’énergied’ouvrir enfin son cœur à Hubert. Elle lui dit, bouleversée commeelle était par ses craintes religieuses pour le salut de cet enfantaimé, des phrases qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir prononcer,nommant Mme de Sauve, l’accablant des plus durs reproches, laflétrissant de tout ce qu’une femme honnête peut trouver en elle demépris pour une femme qui ne l’est pas, invoquant le souvenir dupassé commun, menaçante tour à tour et suppliante, déchaînée enfinet ne calculant plus.

– « Vous vous trompez, maman, » réponditHubert, qui avait subi ce premier assaut sans parler. « Mme deSauve n’est rien de ce que vous dites. Mais comme je n’admets pasqu’on insulte mes amies devant moi, à la prochaine conversation dece genre que nous aurons ensemble, je vous préviens que jequitterai la maison… » Et sur cette réplique, prononcée avec lesang-froid que lui avait laissé le sentiment de l’injustice de samère, il sortit de la chambre sans ajouter un mot.

– « Elle lui a perverti le cœur, elle ena fait un monstre, » disait Mme Liauran à Mme Castel en luiracontant cette scène, qui fut suivie de vingt jours de silenceentre la mère et le fils. Ce dernier se montrait au déjeuner,baisait sa mère au front et lui demandait de ses nouvelles,s’asseyait à table et n’ouvrait pas la bouche durant les repas. Leplus souvent, il n’assistait pas au dîner. Il avait confié cechagrin, comme il confiait tous ses chagrins, à Thérèse, quil’avait supplié de céder.

– « Fais cela, » disait-elle, « quand cene serait que pour moi. Il m’est si cruel de songer que je suisdans ta vie le principe d’une mauvaise action… »

– « Nobleamie ! » avait dit le jeune homme en lui couvrant les mains debaisers et se noyant sous le regard de ses yeux, pour lui si doux.Mais s’il avait mieux aimé sa maîtresse à cause de cettegénérosité, il avait ressenti davantage la rancune que les phrasesde leur pénible querelle avaient soulevée en lui contre sa mère.Celle-ci cependant avait été secouée par cette brouille au pointd’en avoir une recrudescence de sa maladie nerveuse, qu’elle voulutcacher à celui qui en était la cause. Il lui fut presque absolumentinterdit de bouger, ce qui ne l’empêchait pas, la nuit, et au prixd’atroces souffrances, de se traîner jusqu’a sa fenêtre. Elleouvrait les carreaux, puis les volets, avec une précaution decriminelle, silencieusement, afin de voir, au moment de la rentréed’Hubert, ses croisées à lui s’éclairer, et devant cette lumièrequi filtrait par un mince filet, attestant la présence de ce fils àla fois si cher et si perdu, elle sentait sa colère se détendre etle désespoir l’envahir.

Ils se réconcilièrent, grâce àl’entremise de Mme Castel, qui souffrait entre ces deux hostilitésun double martyre. Elle obtint de la mère la promesse qu’il neserait plus jamais parlé de Mme de Sauve, et du fils, des excusespour sa bouderie de tant de jours. Une nouvelle période commença,où Marie-Alice essaya de retenir Hubert à la maison en modifiant unpeu son train de vie.

Acharnée àespérer même dans le désespoir, comme il arrive toutes les foisqu’on a dans le cœur un trop passionné désir, elle se dit que lapuissance de cette femme sur son fils devait tenir beaucoup auxdistractions que sa société lui procurait. L’intérieur de la rueVanneau n’était-il pas bien monotone pour un jeune homme inoccupé?Elle sentait maintenant qu’elle avait été bien imprudente, trouvantHubert de santé trop délicate et d’ailleurs si désireuse de saprésence, de ne l’attacher à aucune carrière. Elle eut la naïvetéde se dire qu’il fallait égayer un peu leur solitude, et, pour lapremière fois depuis son veuvage, elle donna de grands dîners. Lesportes de l’hôtel s’ouvrirent. Les lustres s’allumèrent. La vieilleargenterie aux armes des Trans orna la table, autour de laquelle sepressèrent quelques vieilles gens et quelques charmantes jeunesfilles, aussi élégantes et jolies que les cousines de Trans étaientprovinciales et gauches. Mais Hubert, depuis qu’il aimait Thérèse,s’était interdit, par une douce exagération de fidélité, deregarder jamais une autre femme qu’elle. Et puis, on était au moisde mai. Les journées se faisaient tièdes, longues et claires. Samaîtresse et lui s’étaient hasardés à faire des promenades dansquelques-uns des bois qui environnent Paris : à Saint-Cloud, àChaville, dans la forêt de Marly. Assis dans la salle à manger dela rue Vaneau, Hubert se rappelait le sourire de Thérèse luioffrant une fleur, l’alternance sur son front de la lumière dusoleil et de l’ombre des feuillages, la pâleur de son teint parmiles verdures, un geste qu’elle avait eu, la pose de son pied surl’herbe d’un sentier. S’il écoutait la conversation, c’était pourcomparer les propos des convives de Mme Liauran aux reparties desconvives de Mme de Sauve. Les premiers abondaient en préjugés;c’est l’inévitable rançon d’une vie morale très profonde. Lesseconds étaient imprégnés de cet esprit parisien dont le jeunehomme n’apercevait plus la triste vacuité. Il assistait donc auxdîners de sa mère avec le visage de quelqu’un dont l’âme estailleurs.

– « Ah! que faire? que faire? »sanglotait Mme Liauran : « tout l’ennuie de nous et tout l’amuse decette femme. »

– « Attendre, » répondait MmeCastel.

Attendre ! C’est le mot dernier dela sagesse ; mais, dans l’attente, l’âme passionnée se dévoredouloureusement. Pour Marie-Alice, dont la vie était tout entièreconcentrée sur son enfant, chaque heure maintenant retournait lecouteau dans la plaie. Il lui était impossible de ne pas se livrersans cesse à cette inquisition du petit détail dont les plus noblesjalousies sont victimes. Elle remarquait chaque nouveau brimborionde jeune homme que son fils portait, et elle se demandait s’il nes’y rattachait pas quelque souvenir de son coupable amour. Il avaitainsi au petit doigt un anneau d’or qu’elle ne lui connaissaitpoint. Que n’aurait-elle pas donné pour savoir s’il y avait unedate et des mots gravés à l’intérieur ! Il lui arrivait,lorsqu’elle l’embrassait, de respirer sur lui un parfum dont elleignorait le nom, et qui était certainement celui qu’employait samaîtresse. Toutes les fois que Mme Liauran retrouvait cette odeur,d’une finesse pénétrante et voluptueuse, c’était comme si une mainlui eût physiquement serré le cœur. Enfin, au degré de passion oùelle était montée, tout devait faire et faisait blessure. Si elleconstatait qu’il avait les yeux battus, le teint pâli, elle disaità sa mère : « Elle me le tuera. » C’avait toujours été l’habitude,dans cette maison de mœurs simples, que les lettres fussent remisesen mains propres à Mme Liauran, qui les distribuait ensuite àchacun. Hubert n’avait pas osé demander à Firmin, le concierge, defaire infraction pour lui à cette règle. N’était-ce pas mettre cedomestique dans le secret des dissentiments qui le séparaient de samère?

Or, sa maîtresse etlui s’écrivaient tous les jours, qu’ils se fussent ou nonrencontrés déjà, par cette prodigalité de cœur des nouveaux amants,qui ne savent de quelle manière se donner l’un à l’autre davantage.Hubert parvenait souvent à éviter que sa mère ne vît ces lettres,en convenant bien exactement de l’heure où Thérèse mettrait sonbillet à la poste, et il se hâtait de descendre de chez lui à tempspour prendre le courrier lui-même aux mains du concierge. Souventaussi la lettre arrivait inexactement, et il fallait qu’elle passâtpar celles de Mme Liauran. Cette dernière ne s’y trompait jamais.Elle reconnaissait l’écriture, pour elle la plus haïssable qui fûtau monde. Souvent encore Thérèse envoyait, au lieu d’une lettre,une de ces petites dépêches bleues qui vont si vite, et lasensation que ce papier avait été manié, une heure auparavant, parles doigts de la maîtresse de son fils était intolérable à lapauvre femme. Afin d’éviter à Hubert des ruses déshonorantes, et àelle-même une horrible palpitation du cœur, elle prit le parti dedonner l’ordre que les lettres de son fils lui fussent remisesdirectement. Mais alors elle perdit les seuls signes qu’elle eût dela réalité des relations du jeune homme et de Mme de Sauve, et celafut une source de nouvelles espérances, par suite, de nouvellesdésillusions. Au mois de juillet, Hubert ayant cessé de sortir lesoir, elle s’imagina qu’ils étaient brouillés ; puis GeorgeLiauran, qu’elle avait pris pour confident de ses inquiétudes,parce qu’elle savait qu’il connaissait Thérèse, lui apprit que Mmede Sauve était partie pour Trouville, et cette déception lui fut uncoup de plus. C’est le privilège et le fléau des organismes où lesnerfs prédominent, que les douleurs, au lieu de s’assoupir parl’accoutumance, s’exagèrent et s’exaspèrent infatigablement. Lesplus menus détails renferment en eux un infini de chagrin, commeune goutte d’eau l’infini du ciel.

 

Chapitre 6HORIZON NOIR

   Des quelquespersonnes qui composaient l’intimité de la rue Vaneau, celle quis’inquiétait le plus des chagrins de Marie-Alice était précisémentce George Liauran, parce qu’il était aussi celui auquel cette femmemontrait le plus complètement sa peine. Elle comprenait qu’il étaitle seul à pouvoir un jour la servir. A chaque visite nouvelle, ilmesurait le ravage produit chez elle par l’idée fixe. Ses traitss’atténuaient, ses joues se creusaient, son teint se plombait, sescheveux, demeurés si noirs jusque-là, blanchissaient par touffes.Il arrivait parfois à George d’aller dans le monde au sortir d’unede ces visites et d’y rencontrer son cousin Hubert, presquetoujours dans le même cercle que Mme de Sauve, élégant, joli, lesyeux brillants, la bouche heureuse. Ce contraste soulevait dans cethomme d’étranges sentiments, tout mélangés de bien et de mal. D’unepart, en effet, George aimait beaucoup Marie-Alice, et d’uneaffection qui avait été autrefois très romanesque, durant lespremiers jours de leur jeunesse à eux deux. D’autre part, laliaison, pour lui certaine, de ce charmant Hubert et de Thérèsel’irritait, sans qu’il comprît bien pourquoi, d’une colèrenerveuse. Il éprouvait à l’égard de son cousin l’invinciblemalveillance que les hommes de plus de quarante ans et de moins decinquante professent pour les très jeunes gens qu’ils voient sepousser dans le monde et, en définitive, prendre leur place. Etpuis, il était de ces viveurs finissants qui haïssent l’amour, soitqu’ils en aient trop souffert, soit qu’ils le regrettent trop.Cette haine de l’amour se compliquait d’un entier mépris pour lesfemmes qui commettent des fautes, et il soupçonnait Thérèse d’avoireu déjà deux intrigues : l’une, très courte, avec un célèbre députéde la droite, le baron Frédéric Desforges; l’autre, plus longue,avec un écrivain presque illustre, Jacques Molan. Il était de ceuxqui jugent d’une femme par ses amants, – ce en quoi il avait tort,car les raisons pour lesquelles une pauvre créature se donne sontle plus souvent personnelles, étrangères à la nature et aucaractère de celui qui fait l’occasion de cet abandon. Or, le baronDcsforges cachait sous sa grande franchise de manières un cynismeterrible, et Jacques Molan était un assez joli garçon aux manièresfines, dont la câlinerie dissimulait à peine le féroce égoïsme del’artiste adroit, pour lequel tout n’est qu’un moyen de parvenir,depuis ses habiletés de prosateur jusqu’à ses succès d’alcôve.C’était sur le germe de corruption déposé dans le cœur de Thérèsepar ces deux personnages que George comptait secrètement lorsqu’ilimaginait une fin probable à la liaison d’Hubert. Il se disait queMme de Sauve avait dû contracter auprès de ces hommes dont ilconnaissait les idées et les mœurs, des habitudes de plaisir et desexigences de sensations. Il calculait que la pureté d’Hubert devaitun jour la laisser inassouvie, – et, ce jour-là, il était presqueimmanquable qu’elle le trompât. «Après tout, » se disait-il, « celalui fera de la peine, mais il apprendra la vie. » George Liauran,pareil sur ce point aux trois quarts des personnes de son âge et deson monde, était persuadé qu’un jeune homme doit se former le plustôt possible une philosophie pratique, c’est-à-dire, suivant lesvieilles formules de la misanthropie, peu croire à l’amitié,considérer la plupart des femmes comme des coquines et interpréterpar l’intérêt, avoué ou déguisé, toutes les actions humaines. Lepessimisme mondain n’a pas beaucoup plus d’originalité que cela. Lemalheur veut qu’il ait presque toujours raison.

Telles étaient les dispositions ducousin de Mme Liauran à l’endroit du sentiment d’Hubert et deThérèse, lorsqu’il lui arriva, au mois d’octobre de cette mêmeannée, de se trouver dans un cabinet particulier du Café Anglais,en train de dîner avec cinq autres personnes. Le repas avait étédélicat et bien entendu, les vins exquis, et l’on bavardait, entrehommes, le café servi, les cigares allumés; et voici le bout dedialogue que George surprit entre son voisin de gauche et un desconvives, – cela au moment où lui-même venait de causer avec sonvoisin de droite, de sorte que toute la portée de la phrase luiéchappa d’abord :

– «Nous les voyions, » disait leconteur, « de la chambre d’en haut du chalet de Miraut, celle quilui sert d’atelier, en regardant avec la longue-vue, aussi bienqu’à trois mètres. Elle entra comme on nous avait dit qu’elle avaitfait là veille. A peiné entrée, il lui campa sur la bouche unbaiser, mais, là, un de ces baisers!… » Et il fit claquer seslèvres en humant une dernière goutte de liqueur restée au fond deson verre.

– « Qui, il?» demanda GeorgeLiauran.

– «La Croix-Firmin. »

– « Et qui, elle? »

– « Mme de Sauve. »

– «  Par exemple, » sedit George en lui-même, «voilà qui est singulier et qui valait lapeine d’accepter l’invitation de cet imbécile. »

Et, ce pensant, il regardaitl’amphitryon, un certain Louis de Figon, élégant de bas étage, quiexultait de joie de traiter quelques hommes du Petit Cercle, dontil faisait le siège patiemment.

– « Nous nous attendions à mieux, »continuait l’autre, « mais elle voulut absolument baisser lesrideaux… Ce que nous avons taquiné Ludovic sur son teint fatigué,le soir!… On n’a parlé que de cela entre Trouville et Deauvillependant une semaine. Elle s’en est doutée, car elle est partie bienvite. Mais je parie vingt-cinq louis qu’elle n’en sera pas moinsreçue partout cet hiver… La société devient d’une tolérance…»

– «De maison… » fit un des convives; etles propos continuèrent d’aller, les cigares de se consumer, lekummel et la fine Champagne de remplir les petits verres, et cesmoralistes de juger la vie. Le jeune homme qui avait raconté aucours de la conversation l’anecdote scandaleuse sur Mme de Sauveétait l’aimable Philippe de Vardes, un des moins durs d’entre lesviveurs. Avec cela, un parfait honnête homme et qui se serait brûléla cervelle plutôt que de ne pas payer une dette de jeu dans ledélai fixé. Philippe n’avait jamais refusé une affaire d’honneur,et ses amis pouvaient compter sur lui pour une démarche, mêmedifficile, ou un service d’argent, même considérable. Mais dire ceque l’on sait des intrigues d’une femme du monde, après boire, oùen serait-on s’il fallait s’interdire ce sujet de causerie, ainsique les hypothèses sur le secret de la naissance des enfantsadultérins? Peut-être même ce joyeux étourdi qui avait ainsiaffirmé, comme témoin oculaire, les légèretés de Thérèse de Sauveaurait-il versé de réelles larmes de chagrin s’il avait su que sondiscours servirait d’arme contre le bonheur de la jeune femme.C’est un inépuisable sujet de mélancolie pour celui qui va dans lemonde sans s’y pervertir le cœur, que de voir comment les férocitéss’y accomplissent parfois avec une entière sécurité de conscience.D’ailleurs, George Liauran n’aurait-il pas, tôt ou tard, appris dequelque autre source tous les détails que l’indiscrétion de soncompagnon de table venait de lui révéler si soudainement et aveccette indiscutable précision? A vrai dire, il ne s’en étonna pasune minute. Il se répéta bien deux ou trois fois, en rentrant chezlui : « Pauvre Hubert! » mais il éprouvait secrètement le vilain etirrésistible chatouillement d’égoïsme que procure neuf fois sur dixla vision du malheur d’autrui. Ses pronostics ne se trouvaient-ilspas vérifiés? Et cela aussi n’allait pas sans une certaine douceur.La misanthropie vulgaire a beaucoup de ces satisfactions. Ellesendurcissent chaque fois un peu davantage le cœur qui les éprouve.On finit, lorsqu’on méprise l’humanité d’un mépris sans nuance, pars’applaudir de sa misère, au lieu d’en saigner. Quant au doute, ilne l’admit pas une minute, surtout en se rappelant ce qu’il savaitde Ludovic de La Croix-Firmin. C’était une espèce de fat, quipouvait, à la réflexion, paraître dépourvu de toute supériorité; ilplaisait aux femmes par ces motifs mystérieux que nous necomprenons pas plus, nous autres hommes, que les femmes necomprennent le secret de la puissance sur nous de quelques-unesd’entre elles. Il est probable qu’il entre dans ces motifs beaucoupde cette bestialité toujours présente au fond de nos relations depersonne à personne. La Croix-Firmin avait vingt-sept ans, l’âge dela pleine vigueur, des cheveux blonds et tirant sur le roux, avecdes yeux bleus dans un teint clair, et des dents qui luisaient àchacun de ses sourires, très blanches entre des lèvres trèsfraîches. Quand il souriait ainsi, avec son menton creusé d’unefossette, son nez court et carré, les boucles frisées de sachevelure, il rappelait ce type, immortel à travers les races, duvisage du Faune, où les anciens ont incarné la sensualité heureuse.Ce qui achevait de lui donner ce caractère d’un charme physiqueauquel il devait d’avoir inspiré de nombreuses fantaisies, c’étaitla souplesse de mouvements particulière aux êtres chez lesquels laforce vitale est très complète. Il était de moyenne taille, maisathlétique. Quoiqu’il fût particulièrement ignorant et d’uneintelligence très médiocre, il possédait le don qui fait d’un hommeainsi bâti un personnage dangereux : il avait à un rare degré cetact et ce flair qui révèlent la minute où l’on peut oser, où lafemme, créature en rapides passages, en fugitives émotions,appartient au libertin qui la devine. La Croix-Firmin avait donc eubeaucoup d’aventures, et, quoique sa naissance et sa fortunedussent faire de lui un parfait gentleman, il les racontaitvolontiers. Ces indiscrétions, au lieu de le perdre, lui servaient,si l’on peut dire, de réclame. En dépit de ses légers discours etde son insolente fatuité, ce jeune homme n’avait gardé pour ennemieaucune des femmes qui s’étaient compromises pour lui, peut-êtreparce qu’il ne représentait à leur mémoire que de la sensationheureuse et sans lendemain. C’est l’étoffe des meilleurs souvenirs,disent les cyniques. Ce fut précisément sur l’indiscrétion de LaCroix-Firmin que George compta pour réunir quelques preuvesnouvelles à l’appui du fait qu’il avait appris dans le dîner duCafé Anglais. En sa qualité de vieux garçon, il avait l’imaginationtriste et prévoyait plutôt la mauvaise fortune que la bonne. Parsuite, il s’était habitué depuis longtemps à y voir clair dans lesdessous du monde social. II savait l’art d’aller à la chasse de lavérité secrète, et il excellait à ramasser en un corps les proposépars qui flottent dans l’atmosphère des conversations de Paris.Dans la circonstance, il n’était pas besoin de beaucoup d’efforts.Il s’agissait uniquement de trouver de quoi corroborer un détailpar lui-même indiscutable. Quelques visites à des femmes du mondequi avaient passé la saison à Trouville, et une seule à une femmedu demi-monde, Gladys Harvey, la maîtresse en titre du meilleurcamarade de La Croix-Firmin, suffirent à cette enquête. Il étaitbien certain que Ludovic avait été l’amant de Mme de Sauve, et celade notoriété publique ainsi que de son propre aveu, à lui, auxbains de mer. Un départ hâtif avait seul préservé Thérèse dequelque avanie inévitable, et maintenant que l’existence parisiennerecommençait, dix scandales nouveaux faisaient déjà oublier cescandale d’été, destiné à devenir douteux comme tant d’autres.George Liauran y aperçut un sûr moyen de rompre enfin la liaisond’Hubert et de Thérèse. Il suffisait pour cela de prévenirMarie-Alice. Il eut bien une minute d’hésitation, car, enfin, il semêlait d’une histoire qui ne le regardait en rien; mais le fondsinavoué de haine qu’il cachait en lui à l’égard des deux amantsl’emporta sur ce scrupule de délicatesse, et aussi le réel désir dedélivrer d’un chagrin mortel une femme qu’il chérissait. Le soirmême du jour où il avait causé avec Gladys, qui lui avait rapporté,sans y attacher d’autre importance, les confidences de Ludovic àson amant, il était à l’hôtel de la rue Vaneau, et il racontait àMme Liauran, couchée auprès de la bergère de Mme Castel,l’inattendue nouvelle qui devait changer du coup la face de lalutte entre la mère et la maîtresse.

– « Ah ! lamalheureuse ! » s’écria cette femme à demi mourante de seslongues angoisses : «elle n’était même pas capable de l’aimer… » -Elle dit cette phrase avec un accent profond, où se résumaient lesidées qu’elle s’était faites depuis tant de jours sur la maîtressede son fils. Elle avait tant pensé à ce que pouvait être cettepassion d’une créature coupable, pour qu’elle agit plus fortementsur le cœur d’Hubert que son amour à elle, qu’elle sentait pourtantinfini ! Elle continua, en secouant sa tête blanchie, que larêverie avait tant lassée : « Et c’est pour une pareille femmequ’il nous a torturées?… Ah! maman, lorsqu’il comparera ce qu’il asacrifié et ce qu’il a préféré, il ne se comprendra plus lui-même.» Et, tendant la main à George : « Merci, mon cousin, » fit-elle, «vous m’avez sauvée. Si cette horrible aventure avait duré, jeserais morte. »

– « Hélas ! ma pauvre fille, » ditMme Castel en lui caressant les cheveux, « ne te nourris pas devaines espérances. Si Hubert l’a aimée, il l’aime encore. Rienn’est changé. Il n’y a qu’une mauvaise action de plus, commise parcette femme, et elle doit y être habituée… »

– « Vous croyez donc qu’il ne saura pastout cela? » dit Marie-Alice en se redressant. « Mais je serais ladernière des dernières si je n’ouvrais pas les yeux à ce misérableenfant. Tant que j’ai cru qu’elle l’aimait, je pouvais me taire. Sicoupable que fût cet amour, c’était de la passion encore, quelquechose de sincère après tout, d’égaré, mais d’exalté… Maintenant, dequel nom appelez-vous ces vilenies-là ? »

– « Soyez prudente, ma cousine, » fitGeorge Liauran, un peu inquiété par la colère avec laquelle cesderniers mots avaient été prononcés. « Songez que nous n’avons pasà donner au pauvre Hubert de preuves palpables et indéniables quidéconcertent toute discussion. »

– « Mais quelle preuve vous faut-il doncde plus, » interrompit-elle, « que l’affirmation de quelqu’un qui avu? »

– « Bah! » dit George, « pour ceux quiaiment !… »

– « Vous ne connaissez pas mon fils, »reprit la mère fièrement. « II n’a pas de ces complaisances-là. Jene veux de vous, avant d’agir, qu’une promesse : vous luiraconterez ce que vous nous avez dit, comme vous nous l’avez dit,s’il vous le demande. »

– « Certes ! » fit George après unsilence ; «je lui dirai ce que je sais, et il conclura commeil voudra. »

– « Et s’il allait chercher querelle àce M. de La Croix-Firmin? » interrogea Mme Castel.

– «Il ne le peut pas, » repartit lamère, que sa surexcitation d’espérance rendait à cette minuteperspicace, comme George lui-même eût pu l’être, des lois dumonde ; « notre Hubert est trop galant homme pour vouloir quele nom d’une femme soit prononcé à son sujet, fût-ce le nom decelle-là… »

Oui, le pauvre Hubert ! – Elle serapprochait ainsi de lui, heure par heure, cette destinée dont larumeur de la mer, entendue la nuit, lui aurait été le symboledurant sa veillée divine de Folkestone, s’il avait su la viedavantage. Elle se rapprochait, cette destinée, prenant pourinstrument, tour à tour, l’indifférence malveillante de GeorgeLiauran et l’aveugle passion de Marie-Alice. Cette dernière, dumoins, croyait travailler au bonheur de son enfant, sans comprendrequ’il vaut mieux, lorsqu’on aime, être trompé, même beaucoup, quede le soupçonner, même un peu. Et pourtant, quoiqu’elle eût ditdans son entretien avec son cousin, elle ne se sentit pas la forcede parler elle-même à son fils. Elle était incapable de supporterle premier éclat de sa douleur. Assurément, les preuves données parGeorge lui paraissaient impossibles à réfuter, et, d’autre part,elle considérait, dans sa conscience de mère pieuse, que son devoirabsolu était d’arracher son fils au monstre qui le corrompait. Maisentendre, écouter le cri de révolte qui suivrait cette révélation,comment l’eût-elle pu? Elle espérait cependant qu’il reviendrait àelle dans les minutes de son désespoir… Elle lui ouvrirait sesbras, et tout ce cauchemar de malentendus se fondrait en uneeffusion, – comme autrefois. Involontairement et par un miragefamilier à toutes les mères, comme à tous les pères, elle ne serendait pas un compte exact du changement d’âme accompli dans sonfils. Elle le revoyait toujours tel qu’enfant elle l’avait connu,se rapprochant d’elle à la moindre de ses peines. Il lui semblait,par une fausse logique de sa tendresse, qu’une fois l’obstacleenlevé qui les avait séparés, ils se retrouveraient en face l’un del’autre et les mêmes qu’auparavant. Sa première pensée fut del’envoyer aussitôt chez George; puis elle réfléchit, avec sondélicat esprit de femme, qu’il y aurait là pour lui une inévitableblessure d’amour-propre. Elle eut donc recours, encore une fois, àla vieille amitié du général Scilly, à qui elle demanda de toutraconter au jeune homme.

– «Vous me donnez là une commissionterriblement difficile, » répondit ce dernier quand elle lui euttout expliqué. « J’obéirai, si vous l’exigez. Mais, croyez-moi, ilvaudrait mieux vous taire. J’ai traversé cela, moi qui vous parle,» ajouta-t-il, « et dans des conditions presque pareilles. Unegueuse est une gueuse, et toutes se ressemblent. Mais le premierqui m’en aurait touché un mot aurait passé un mauvais quartd’heure. On n’a pas eu à m’en parler, d’ailleurs. J’ai tout sumoi-même. »

– «Et qu’avez-vous fait? » interrogeaMarie-Alice.

– « Ce que l’on fait quand on a unejambe brisée par un éclat d’obus, » dit le vieux soldat; «je mesuis amputé bravement le cœur. Ç’a été dur, mais j’ai coupé net.»

– « Vous voyez bien qu’il faut que monfils apprenne tout! » répondit la mère avec un accent de triomphe àla fois et de pitié.

 

Chapitre 7TEMPÊTE INTIME

   Ce fut ausortir d’un déjeuner chez une amie de Mme de Sauve, et après avoirgoûté le plaisir de voir sa maîtresse entrer au moment du café,qu’Hubert Liauran se rendit au quai d’Orléans, où un mot du générall’avait prié de se trouver vers les trois heures. Le jeune hommes’était imaginé, au reçu du billet de son parrain, qu’il s’agissaitdes arriérés de sa dette. Il savait le comte méticuleux, etplusieurs mois s’étaient écoulés sans qu’il eût acquitté lespaiements promis. L’entretien commença donc par quelques parolesd’excuse, qu’il balbutia aussitôt entré dans la pièce durez-de-chaussée, où il n’était pas revenu depuis la veille de sondépart pour Folkestone. Il éprouva en pensée toutes ses sensationsd’alors, à retrouver le visage de la chambre exactement tel qu’ill’avait laissé. Les notes sur la réorganisation de l’arméecouvraient toujours la table; le buste du maréchal Bugeaud ornaitla cheminée, et le général, habillé d’une veste dechambre taillée en forme de dolman, fumait avec méthode dans sacourte pipe de bois de bruyère. Aux premiers mots prononcés par sonfilleul, il répondit simplement : « II ne s’agit pas de cela, monami, » d’une voix tout ensemble grave et triste. A cette intonationseule, Hubert comprit trop bien qu’il se préparait une scène d’uneimportance pour lui capitale. S’il est puéril de croire auxpressentiments, dans la nuance où les gens du peuple prennent ceterme, aucune créature finement douée ne saurait nier que de trèspetits détails ne suffisent à provoquer la vision précise d’unprochain danger. Le général se taisait, et Hubert voyait dans sesyeux et sur ses lèvres le nom de Mme de Sauve, quoique jamais cenom n’eût été prononcé entre lui et son parrain. Il attendit doncque la conversation reprît, avec ce battement affolé du cœur quifait de l’impatience un supplice presque intolérable pour les êtrestrop vibrants. Scilly, dont toute l’expérience sentimentale serésumait, depuis sa jeunesse, dans une déception d’amour, setrouvait maintenant saisi d’une grande pitié devant le coup qu’ilallait porter à cet enfant si cher, et les phrases qu’il avaitcombinées, ce matin durant, lui paraissaient n’avoir pas le senscommun. II fallait parler, cependant. Aux minutes de suprêmeincertitude, c’est le trait imprimé en nous par notre métier qui semanifeste d’ordinaire et gouverne notre action. Scilly était unsoldat, courageux et précis. Il devait aller et il alla droit aufait.

– « Mon enfant, » dit-il avec unecertaine solennité, « tu dois savoir d’abord que je connais ta vie.Tu es l’amant d’une femme mariée, qui s’appelle Mme de Sauve. Nenie pas. L’honneur te défend de me dire la vérité. Mais l’essentielest de mettre tout de suite les points sur les i. »

– « Pourquoi me parlez-vous de cela, «répondit le jeune homme en se levant et prenant son chapeau, «puisque vous avouez que l’honneur me commande de ne pas même vousécouter? Tenez! mon parrain, si vous m’avez fait venir pour entamerce sujet, brisons là. J’aime mieux vous dire adieu avant de m’êtrebrouillé avec vous. »

– « Aussi n’est-ce pas pour tequestionner ni te sermonner que je t’ai demandé cet entretien, «répliqua le comte en prenant dans sa main la main crispée que luiavait tendue sèchement Hubert. « C’est pour te dire un fait trèsgrave et dont il faut, oui ! il faut que tu sois informé. Mmede Sauve a un autre amant, Hubert, et qui n’est pas toi.»

– « Mon parrain,» fit le jeune homme en dégageant ses doigts de ceux duvieillard et pâlissant d’une subite colère, «je ne sais paspourquoi vous voulez que je cesse de vous respecter. C’est uneinfamie que de dire d’une femme ce que vous venez de dire decelle-là. »

– « S’il ne s’agissait de toi, »répondit le comte en se levant, – et le sérieux triste de sonvisage contrastait étrangement avec les traits égarés de sonfilleul, – « tu le sais bien, je ne te parlerais ni de Mme de Sauveni d’une autre femme. Mais je t’aime comme j’aimerais mon fils, etje te dis ce que je dirais à mon fils : tu as mal placé tonamour ; cette femme a un autre amant. »

– « Qui? Quand? Où? Quelles sont vospreuves?» répondit Hubert, exaspéré au delà de toutes limites parl’insistance et le sang-froid du général. « Mais dites !dites !… »

– « Quand? cet été…Qui? un monsieur de La Croix-Firmin… Où? à Trouville… Mais c’est lebruit de tous les salons, » continua Scilly, et il raconta, sansnommer George ni personne, les détails si indiscutables que cedernier avait confiés à Mme Liauran, depuis le récit de Philippe deVardes, le témoin oculaire, jusqu’aux indiscrétions de LaCroix-Firmin. Le jeune homme écoutait sans interrompre; mais, pourquelqu’un qui le connaissait, l’expression de son visage étaitterrible. Une colère faite de douleur et d’indignation pâlissaitjusqu’à sa bouche.

– « Et de qui tenez-vous cette histoire?» interrogea-t-il.

– « Que t’importe? » dit le général,lequel comprit qu’indiquer en ce premier moment le véritable auteurde tout ce récit à Hubert, c’était exposer George à une scène dontl’issue pouvait être tragique. « Oui, que t’importe, puisque tun’es pas l’amant de Mme de Sauve? »

– « Je suis son ami, » répliqua Hubert,« et j’ai le droit de la défendre, comme je vous défendrais, contred’odieuses calomnies… D’ailleurs, » ajouta-t-il en regardantfixement son parrain, « si vous refusez de répondre à ma question,je vous donne ma parole d’honneur que d’ici à deux jours j’auraitrouvé ce M. de La Croix-Firmin qui se permet les coquineries deces calomnies-là, et que j’aurai une affaire avec lui sans qu’aucunnom de femme soit prononcé. »

Le général, voyant l’état desurexcitation où se trouvait Hubert, et ne sachant par quellesparoles combattre une fureur qu’il n’avait pas prévue, car elleétait fondée sur la plus absolue incrédulité, se dit en lui-mêmeque Mme Liauran seule possédait le pouvoir de calmer sonfils.

– «Je t’ai dit ce que j’avais à te dire,» reprit-il mélancoliquement. « Si tu veux en savoir davantage,demande à ta mère… »

– «Ma mère? » fit le jeune homme avecviolence. « J’aurais dû m’en douter. Hé bien! j’y vais. » Et unedemi-heure plus tard il entrait dans le petit salon de la rueVaneau, où Mme Liauran se tenait seule à cette minute. Elleattendait son fils, en effet, mais dans une mortelle angoisse. Ellesavait que c’était l’instant de son explication avec Scilly, etl’issue l’en épouvantait maintenant. La vue de la physionomied’Hubert redoubla encore ses craintes. Il était livide, avec uncercle de bistre sous les yeux, et Marie-Alice ressentit aussitôtle contrecoup de cette émotion visible,

– « Je viens de chez mon parrain, mamère, » commença le jeune homme, « et il m’a dit des choses que jene lui pardonnerai de ma vie. Ce qui m’a peiné davantage encore,c’est qu’il a prétendu tenir de vous les calomnies qu’il m’arépétées sur le compte d’une personne que vous pouvez ne pas aimer…Mais je ne vous reconnais pas le droit de la flétrir auprès de moi,pour qui elle a toujours été parfaite… »

– « Ne me parlepas avec cette voix, Hubert, » dit Mme Liauran, « tu me fais simal. C’est comme si tu m’enfonçais un couteau ici… » elle montraitson sein. Ah! ce n’était pas la voix seule d’Hubert, cette voixbrève et dure, qui la torturait, c’était par-dessus tout, et unefois de plus, l’évidence du sentiment qui l’attachait à Mme deSauve. « Entre elle et moi, » songeait-elle, « il la choisirait. »Sa douleur eut aussitôt pour résultat de raviver sa haine contre lacause de cette douleur, qui était cette femme. Elle trouva dans cemouvement d’aversion la force de continuer l’entretien : « Tu asperdu le sentiment de notre intérieur, mon enfant, » fit-elle d’unton plus calme ; « tu ne comprends plus quelle tendresse nousattache à toi et quels devoirs elle nous impose. »

– « Étranges devoirs, s’ils consistent àvous faire l’écho de bruits avilissants pour quelqu’un dont le seultort est de m’avoir inspiré une amitié profonde. »

– « Non, » dit Mme Liauran, quis’exaltait à son tour ; « il ne s’agit pas de reprendre unediscussion qui déjà t’a mis en face de moi comme pour un duelsacrilège, » et en ce moment le regard du fils et celui de la mèrese croisaient comme deux lames d’épées. « Il s’agit de ceci : quetu aimes une créature indigne de toi, et que moi, ta mère, je tel’ai fait dire et je te le redis. »

– « Et moi, votre fils, je vousréponds.. » et il eut le mot de mensonge sur la bouche; puis, commeeffrayé de ce qu’il allait dire : « que vous vous trompez, ma mère.Je vous demande pardon de vous parler sur ce ton, » ajouta-t-il enlui prenant la main, qu’il baisa; «je ne suis pas maître de moi…»

– « Écoute, mon enfant, » ditMarie-Alice, dans les yeux de laquelle la douceur inattendue de cegeste fit courir des larmes, « je ne peux pas entrer avec toi danstout ce triste détail ; » elle lui touchait les cheveux en cemoment comme aux jours où il était petit : « Va trouver ton cousinGeorge. Il te répétera ce qu’il nous a raconté. Car c’est lui qui,dans sa sollicitude, a cru devoir nous prévenir. Mais retiens ceque ta mère te dit maintenant. Je crois à la double vue du cœur. Jen’aurais pas haï cette femme comme j’ai fait dès les premiersjours, si elle ne devait pas t’être fatale. Allons! adieu, monenfant. Embrasse-moi, » dit-elle avec un accent brisé. -Comprenait-elle que depuis cette heure les baisers de son fils neseraient plus jamais pour elle ce qu’ils avaient été?

Hubert s’élança de l’appartement, sautadans un fiacre et donna au cocher l’adresse du Cercle Impérial, oùil espérait trouver George. Mais tandis que cet homme, stimulé parla promesse d’un fort pourboire, fouettait sa bête à coupsredoublés, le malheureux enfant commençait à réfléchir sur le coupsi entièrement inattendu qui venait de le frapper. Le caractère dela race d’action à laquelle il appartenait se manifesta par unereprise de possession de lui-même. Il écarta dès l’abord toute idéed’une invention calomnieuse de la part de sa mère et de sonparrain. Que ces deux êtres détestassent Thérèse, il le savait.Qu’ils fussent capables d’oser beaucoup pour le détacher d’elle, ilvenait d’en avoir la preuve. Oui, Mme Liauran et le comte pouvaienttout oser, tout, excepté mentir. – Ils croyaient donc à ce qu’ilsavaient dit, et ils le croyaient sur la foi de George Liauran,lequel avait colporté un des mille bruits infâmes de Paris ;mais dans quel but? L’esprit d’Hubert, en ce moment, n’admettaitpas qu’il y eût un atome de vérité dans l’histoire des relations desa maîtresse avec un autre homme. Il ne s’attarda pas à discuter lefait en lui-même, il pensa uniquement au personnage de la bouche dequi venait le récit. A quel mobile avait donc obéi ce cousin auquelil allait maintenant demander une explication? II le vit enimagination avec son visage mince, sa barbe en pointe, ses cheveuxcourts et son fin regard. Cette vision suscita en lui un singuliersentiment de malaise qui était, sans qu’il s’en doutât, l’œuvre deMme de Sauve. Jamais George n’avait jusqu’ici parlé d’elle à Hubertd’une manière qui comportât une allusion ou une moquerie. Mais lesfemmes ont un sûr instinct de défiance, et celle-ci s’était renducompte, dès les premiers temps, que son amour était nécessairementantipathique au cousin d’Hubert. Elle devinait qu’il voyaitseulement une fantaisie de blasée, là où elle voyait, elle, unereligion. Une femme pardonne des médisances précises plutôt encorequ’elle ne pardonne le ton avec lequel on parle d’elle, et ellecomprenait que le simple accent de la voix de George prononçant sonnom était en désaccord absolu avec les sentiments qu’ellesouhaitait inspirer à Hubert. Et puis, pour tout dire, elle avaitun passé, et George pouvait connaître ce passé. Un frisson laparcourait tout entière à cette seule idée. Pour ces diversesraisons, elle avait employé sa plus fine et sa plus secrètediplomatie à détacher les deux cousins l’un de l’autre. Ce travailportait aujourd’hui ses fruits, et c’était la cause qui inspirait àHubert une invincible défiance, tandis que le fiacre l’emportaitvers le cercle de la rue Boissy-d’Anglas. « Par quel moyen, »songea-t-il, « questionner George? Je ne peux cependant pas luidire : Je suis l’amant de Mme de Sauve, vous l’avez accusée dem’avoir trompé, prouvez-le-moi… » L’impossibilité morale d’un telentretien était devenue, à la minute où la voiture s’arrêta devantle cercle, une impossibilité physique. Hubert se dit: « Après tout,je suis bien enfant de m’occuper de ce que croit ou ne croit pas M.George Liauran. » II renvoya son fiacre, et, au lieu d’entrer auclub, il marcha dans la direction des Champs-Elysées. Ce quiconstitue l’essence merveilleuse de l’amour et son charme unique,c’est qu’il ramasse comme en un faisceau et fait vibrer à l’unissonles trois êtres qui sont en nous : celui de pensée, celui desentiment et celui d’instinct, – le cerveau, le cœur et toute lachair. Mais c’est aussi cet unisson qui est sa terrible infirmité.Il demeure sans défense contre l’envahissement de l’imaginationphysique, et cette faiblesse apparaît surtout dans la naissance dela jalousie. Ainsi s’explique la monstrueuse facilité avec laquellele soupçon surgit dans l’âme de l’homme qui se sait le plus aimé,si un détail quelconque fait se former devant les yeux de sonesprit un tableau où il voit sa maîtresse le trompant. Sans doute,l’amoureux ne croit pas à la vérité de ce tableau, mais il ne peutpas non plus l’oublier entièrement, et il en souffre jusqu’à cequ’une preuve vienne rendre cette image de tous points absurde.Comme il entre dans la formation de ce tableau une grande part devie physique, plus la preuve sera matérielle, plus la guérison seracomplète. C’est exactement ce qui arrive à celui qui se réveilled’un cauchemar, lorsque l’assaut des sensations environnantes vientdissiper le mirage torturant qui l’hallucinait dans son sommeil.Certes, Hubert Liauran, depuis une année qu’il aimait Thérèse deSauve, n’avait jamais eu un doute, même d’une minute, sur cetamour, dont, par une délicatesse qui se trouvait être de laprudence, il n’avait jamais parlé à personne; et encore maintenant,après les accusations formulées contre elle par le comte Scilly etMme Liauran, il ne la croyait pas capable d’une trahison. Cependantces accusations emportaient avec elles une réalité possible, ettandis qu’il remontait vers l’Arc-de-Triomphe, voici que lesouvenir des phrases prononcées par son parrain et sa mère évoquaen lui le spectacle de Thérèse s’abandonnant à un autre homme. Cene fut qu’un éclair, et à peine cette vision de hideur eut-ellefrappé l’esprit d’Hubert, qu’elle détermina une réaction. Par unviolent effort, il chassa cette image, qui s’effaça pour quelquesminutes; puis elle reparut, accompagnée cette fois de tout uncortège d’idées probatrices. Hubert se rappela soudain que, durantle voyage à Trouville, et d’un jour à l’autre, plusieurs lettres desa maîtresse s’étaient trouvées écrites d’une écriture un peuautre. Il semblait qu’elle se fût mise à sa table en hâte, pours’acquitter de sa douce corvée d’amour comme d’une tâcheprécipitamment accomplie. Hubert avait été peiné de ce petitchangement momentané, puis il s’était reproché comme uneingratitude cette tendre susceptibilité de cœur. Oui, maisn’était-ce pas aussitôt après cette courte période des lettresnégligées que Thérèse avait quitté Trouville, sous le prétexte quel’air de la mer ne lui valait rien? Ce départ avait été décidé envingt-quatre heures. Hubert ressentait encore le mouvement de joieétonnée que lui avait procuré ce retour subit. Il ne s’attendaitpas à voir Mme de Sauve rentrer à Paris avant le mois d’octobre, etil la retrouvait dans la première semaine de septembre. Cette joied’alors se transformait rétrospectivement en une vague inquiétude.Est-ce qu’il n’y avait aucun rapport entre le trouble évident deslettres écrites avant ce départ, ce départ même et l’abominableaction dont Thérèse avait été accusée? Mais c’était une infamie àlui que d’admettre, même en imagination, des idées pareilles. Ilrejeta sa tête en arrière, ferma ses yeux, plissa son front, et,réunissant toute son énergie d’âme, il put encore une fois chasserle soupçon,

Il était maintenant dans la plus hautepartie de l’avenue. Il se sentit tellement las qu’il fit une actionpour lui extraordinaire. Il chercha un café où il put s’arrêter etse reposer. Il avisa une petite taverne anglaise, perdue dans cecoin de Paris élégant, pour l’usage des cochers et des bookmakers.II y entra. Deux hommes à face rouge, à forte encolure, et que l’ondevinait devoir sentir l’écurie, se tenaient debout devant lecomptoir. Par cette fin d’un après-midi d’automne, l’ombreenvahissait sinistrement ce coin désert. En face du bar courait unebanquette vide, et une longue table de bois était chargée d’unnuméro de journal anglais à plusieurs feuilles. Hubert s’assit etse laissa servir un verre de vin de Porto, qu’il but machinalement,et qui eut sur ses nerfs tendus un effet d’excitation nouvelle. Lavision lui revint, pour la troisième fois, accompagnée d’un nombred’idées plus grand encore qui, d’elles-mêmes, se classaient en uncorps de raisonnement. Thérèse était donc revenue à Paris, si vite,et elle s’était rendue à l’un de leurs rendez-vous clandestins.Pourquoi donc avait-elle eu, entre ses bras mêmes, un si violentaccès de sanglots? Elle était souvent mélancolique dans la volupté.Les ivresses de l’amour aboutissaient d’ordinaire en elle àl’attendrissement triste. Mais qu’il y avait loin de son habituelleet rêveuse langueur à cette frénésie de désespoir ! Hubert enétait demeuré comme épouvanté, puis elle lui avait répondu : « II yavait si longtemps que je n’avais goûté tes baisers. Ils me sont sidoux qu’ils me font mal. Mais c’est un cher mal!… » avait-elleajouté en l’attirant sur son cœur et en le berçant entre ses bras.Ce désespoir ne s’était pourtant dissipé entièrement ni lelendemain ni durant les semaines suivantes, qu’elle avait passéesdans une maison de campagne des environs de Paris, chez une de sesamies qu’Hubert connaissait. Il était allé pour l’y voir, et ill’avait trouvée plus silencieuse que jamais, et par instantspresque morne. Elle était revenue à Paris dans le même état, levisage un peu altéré ; mais il avait attribué ce changement àun malaise physique. Une subite et nouvelle association d’idées luifaisait se dire maintenant : « Si c’était un remords?… Quelremords?… Mais de cette infamie… » II se leva, sortit du café,reprit sa marche et secoua cette affreuse hypothèse. «Insensé queje suis! » pensa-t-il. » Si elle m’avait trompé, c’est qu’ellene m’aimerait pas, et quel motif aurait-elle alors de me mentir?… »Cette objection, qui lui parut irréfutable, chassa le soupçon pourquelques minutes. Puis le soupçon revint, – comme il revienttoujours. « Mais qui est ce comte de La Croix-Firmin? M’en a-t-ellejamais parlé? » se demanda-t-il. En fouillant anxieusement tous sessouvenirs, il ne put trouver que ce nom eût jamais été prononcé parelle… Si, cependant… Il aperçut soudain, et dans un coin perdu desa mémoire, les syllabes de ce nom haï déjà. Il les avait vuesimprimées dans un article de journal sur les fêtes de Trouville.C’était sur une feuille du boulevard, certainement, et dans unesérie où il avait remarqué aussi le nom de sa maîtresse. Par quelhasard ce petit fait, insignifiant en lui-même, revenait-il letourmenter à ce moment? Il douta de son exactitude et prit unevoiture pour aller jusqu’aux bureaux du seul journal qu’il lûtd’habitude. Il feuilleta la collection et remit la main surl’entrefilet, dont il se souvenait sans doute parce qu’il l’avaitlu plusieurs fois à cause de Thérèse. C’était le compte rendu d’unegarden party organisée chez une marquise de Jussat. Est-ceque cela prouvait seulement que ce M. de La Croix-Firmin eût étéprésenté à Mme de Sauve? « Ah ! » s’écria le pauvre enfant àla suite de ces meurtrières réflexions, « est-ce que je vaisdevenir jaloux? » Cela lui représentait une idée insupportable, carrien n’était plus contraire que la défiance à la loyauté innée detoute sa nature. Il se ressouvint alors de la chaude tendresse queson amie lui avait prodiguée depuis le premier jour, et, comme ilavait dès lors pris l’habitude douce de lui ouvrir tout son cœur,il se dit qu’il avait un moyen assuré d’éloigner pour toujourscette mauvaise vision. Il fallait simplement voir Thérèse et toutlui dire. D’abord, c’était la prévenir d’une calomnie à laquelleelle avait à couper court aussitôt.   Puisil sentait qu’un seul  mot sorti de labouche  de cette femme dissiperait immédiatementjusqu’à l’ombre de l’inquiétude dans sa pensée, il entra dans unbureau de poste et griffonna sur le papier bleu d’une petitedépêche pneumatique : « Mardi,  cinq heures.- L’ami est triste et ne peut se passer de son amie. Des méchantslui ont parlé d’elle en lui faisant mal. A qui dire tout cela,sinon à la chère confidente de toute douleur et detout  bonheur? Peut-elle venir demain où ellesait, à dix heures, dans la matinée? Qu’elle le puisse, et ellesera plus aimée encore, s’il estpossible,  de son H. L… , qui signifiepar cette fin d’après-midi  : Horrible Lassitude.»   C’est sur ce ton de puérilitétendre qu’il lui écrivait, avec la mignardise de mots où la passiondissimule souvent sa violence native. Il glissa la fine dépêchedans la boîte, et il fut étonné de se sentir redevenu presquepaisible. Il avait agi, et la présence du réel avait chassé lavision.

 

Chapitre 8LA CHUTE

   Au moment oùThérèse de Sauve reçut la dépêche d’Hubert, elle se préparait às’habiller pour sortir et dîner en ville. Elle décommanda aussitôtsa voiture, et elle écrivit un mot en hâte pour mettre son absencesur le compte d’une indisposition subite. Elle venait, à la lecturedes simples phrases de ce billet bleu, d’être prise d’une sueurglacée et d’un tremblement. Elle consigna sa porte et s’accroupitsur une chaise basse, la tête dans ses mains, devant le feu de lacheminée de sa chambre à coucher. Depuis son retour de Trouville,elle vivait dans une continuelle angoisse, et ce qu’elle redoutaità l’égal de la mort était arrivé. Pour que son ami tant aimé,qu’elle avait quitté à deux heures si parfaitement tranquille etjoyeux, fût tombé dans l’état d’esprit qu’elle pressentait derrièrele plaintif enfantillage de son billet, il fallait qu’unecatastrophe fût survenue. Quelle catastrophe? Thérèse le devinaittrop. On n’avait pas menti à George Liauran. Pendant le séjour dela malheureuse femme aux bains de mer, il s’était joué dans sa vieun de ces drames secrets d’infidélité comme il s’en joue en effetbeaucoup dans la vie des femmes qui sont une fois sorties du droitchemin. Mais nos actions, si coupables soient-elles, ne donnent pastoujours la mesure de notre âme. Il y avait, dans la nature de Mmede Sauve, des portions très hautes à côté de portions très basses,un mélange singulier de corruption et de noblesse. Elle pouvaitbien commettre des fautes abominables, mais se les pardonner, commec’est l’habitude heureuse de la plupart des femmes de ce genre,elle ne le pouvait pas, et maintenant moins que jamais, après cequ’avait représenté dans sa vie cette passion de plusieurs moispour Hubert.

Ah ! sa vie ! sa vie !C’est elle que Thérèse de Sauve apercevait dans les flammestremblantes de la cheminée, par cette fin d’une journée d’automne,et le cœur bourrelé d’appréhensions. Tout le poids des erreursanciennes, des criminelles erreurs, lui retombait maintenant sur lecœur, et elle se souvenait de l’état de morne agonie où elle setrouvait lorsqu’elle avait rencontré Hubert. Elle avait été douéepar la nature des dispositions qui sont les plus funestes à unefemme au milieu de la société moderne, à moins que cette femme nese marie dans des conditions rares, ou bien que la maternité ne lasauve d’elle-même en brisant les énergies de sa vitalité physiqueet en accaparant les ardeurs de sa vitalité morale. Elle avait lecœur romanesque, et son tempérament faisait d’elle une créaturepassionnée, c’est-à-dire qu’elle nourrissait à la fois des rêveriesde sentiments et d’invincibles appétits de sensations. Lorsque lespersonnes de ce genre rencontrent, au début de leur existence, unhomme qui satisfait les doubles besoins de leur être, c’est entreelles et cet homme de ces fêtes mystérieuses de l’amour comme lespoètes en conçoivent sans jamais les étreindre. Lorsque leurdestinée veut qu’elles soient livrées, ainsi que l’avait étéThérèse à son mari, à un homme qui les traite dès l’abord encourtisanes et les initie, en fait et en pensée, à la science duplaisir, sans avoir assez de finesse pour contenter l’autre moitiéde leur âme, ces femmes-là deviennent nécessairement des curieuses,capables de tomber dans les pires expériences, – et alors leurstérilité même est un bonheur; car, du moins, elles ne transmettentpar cette flamme de vie sentimentale et sensuelle qu’elles ontd’ordinaire héritée de la faute d’une mère. C’était desa mère, en effet, misérable créature conduite par l’ennui etl’abandon, toute froide qu’elle fût, à de coupables égarements, queThérèse tenait son imagination rêveuse, tandis qu’il coulait dansses veines le sang brûlant de son vrai père, le beau comteBranciforte. Avec cela cette enfant d’un libertin et d’une affoléeavait été élevée, sans principes religieux ni frein d’aucune sorte,par Adolphe Lussac, homme très immoral que les vivacités de lapetite fille amusaient et qui, de bonne heure, avait fait d’elle laconvive de bien des dîners où elle entendait tout ce qu’ellen’aurait pas dû entendre, où elle devinait tout ce qu’elle auraitdû ignorer. Qui calculera la part d’influence attribuable, dans leschutes d’une femme de vingt-cinq ans, aux discours écoutés ousurpris par la fillette en robe courte?
Thérèse, ainsi élevée, mariée très jeune, n’était donc pas arrivéejusqu’à sa rencontre avec Hubert sans avoir eu de ces aventures quela plupart des femmes ont aussitôt, contrairement à la théoriecélèbre de la crise, ou qu’elles n’ont jamais. Mais lesdeux intrigues qu’elle avait traversées de la sorte avaient étépour elle l’occasion de tels dégoûts qu’elle s’était juré de neplus jamais avoir d’amant. Hélas! il en est des bonnes résolutionsd’une femme qui est tombée et qui a souffert de sa chute, comme desfermes propos d’un joueur qui a perdu trois mille louis et d’univrogne qui a dit ses secrets durant son ivresse. Les causesprofondes qui ont produit le premier adultère continuent desubsister après que la faute a cruellement abreuvé la coupable detoutes les amertumes. La femme qui prend un amant aime moins cetamant qu’elle n’aime l’amour, et elle continue d’aimer encorel’amour quand l’amant choisi l’a déçue, jusqu’à ce qu’elle arrive,de désillusions en désillusions, à aimer le plaisir sans amour, etquelquefois le plus dégradant plaisir. Thérèse de Sauve ne devaitjamais en descendre là, parce qu’un sentiment de l’idéal persistaiten elle, trop faible pour contrebalancer les fièvres des sens,assez fort pour éclairer à ses propres yeux l’abîme de sesdéfaillances. Cette taciturne, dans laquelle passaient par instantsles frissons d’un désir presque brutal, n’était pas uneépicurienne, une légère et gaie courtisane du monde. Conçue parmiles remords de sa mère, Thérèse avait l’âme tragique. Elle étaitcapable de dépravation, mais, incapable de cet oubli amusé quicueille l’heure fugitive et qui ne retrouve qu’avec effort le nomdu premier amant parmi tant d’autres. Non, ce premier amant, cebaron Desforges, soupçonné avec justice par George Liauran, jamaiselle ne devait y songer sans une nausée intime, en se rappelantquels tristes motifs l’avaient livrée à lui. C’était un hommeréfléchi jusqu’à la rouerie et spirituel jusqu’au cynisme, de lasorte d’esprit parisien qui a cours entre l’Opéra, Tortoni et leCafé Anglais. Il avait eu, en faisant la cour à Thérèse, le bonsens de ne pas se perdre, comme les nombreux rivaux qu’il avaitalors auprès d’elle, troupe de bêtes de proie en train de flairerune victime, dans les mièvreries des flirtations à la mode. Il luiavait nettement, avec une grande adresse de discours et uneprofondeur dans le vice, offert d’arranger avec lui une sorted’association pour le plaisir, secrète, sûre, sans avenir, etl’infortunée avait accepté, – pourquoi? Parce qu’elle s’ennuyaitmortellement, parce qu’elle enlevait momentanément Desforges àSuzanne Moraines, une de ses rivales d’élégance ; parcequ’elle était avide de sensations nouvelles et que ce viveurvieillissant avait autour de lui un étrange prestige delibertinage. De cette liaison, que le baron, fidèle du moins à saparole, n’avait pas essayé de prolonger, Thérèse avait eu bientôtune honte profonde, et elle s’en était échappée comme d’un bagne.Après une année passée à subir ses remords et à se sentir souilléepar ce que l’intimité de cet homme lui avait révélé de science duvice, elle avait cru trouver de quoi satisfaire ses besoins de cœurdans la personne de Jacques Molan, l’un des romanciers les plussubtils de ce temps. Est-ce que tous les livres de ce charmantconteur, depuis son premier et unique volume de poésie jusqu’à sondernier recueil de nouvelles, ne révélaient pas l’entente la plusminutieuse et la plus attendrie du doux esprit féminin? Dans cetteseconde liaison commencée sur la plus enivrante espérance, celle deconsoler les secrètes déceptions d’un artiste admiré, Thérèses’était bientôt heurtée à l’implacable sécheresse du littérateurusé, chez lequel le divorce est absolu entre le sentiment et sonexpression écrite. (Voir la Duchesse bleue.) Elle s’étaitpourtant obstinée à rester la maîtresse de cet homme, mêmedétrompée, par cette raison qui veut que de tous les amours defemmes, le deuxième soit le plus long à finir. Elles veulent bienadmettre que le premier ait été une erreur, mais l’erreur dumariage et l’erreur de ce premier amour, cela fait deux; à latroisième faute, elles se rendent compte que la cause de leurinconduite est en elles et non pas dans les circonstances, et c’estlà un aveu trop cruel pour l’orgueil intérieur. Puis l’égoïsme del’écrivain s’était révélé avec une telle dureté, une fois sûrd’elle, que la révolte avait été trop forte, et Thérèse avaitbrisé.

C’est dans lapériode d’acre détresse postérieure à cette rupture qu’elle avaitrencontré Hubert Liauran. Ce qu’avait été pour elle la découvertede ce cœur d’enfant tendre, du coin de son feu solitaire auprèsduquel elle s’obstinait à veiller, elle le voyait si nettement.Dans cette existence, où tout n’avait été que blessure ouflétrissure, – même ses plus vives douleurs n’étaient-elles pointdéshonorées à l’avance par leur cause? – avec quelle émotion ravieelle avait mesuré la pureté de cette âme de jeune homme !Quelle inquiétude elle avait ressentie et quelle crainte de ne paslui plaire ! Quelle crainte encore, sachant qu’elle lui avaitplu, de se perdre dans son esprit! Comme elle avait tremblé qu’undes cruels indiscrets du monde ne révélât son passé à Hubert! Commeelle avait employé tout son art de femme à faire de cet amour unadorable poème où rien ne manquât de ce qui peut enchanter une âmeinnocente et neuve à la vie! Comme elle avait joui de ses respectset comme elle les avait laissés se prolonger! Ah! ces deux journéesde Folkestone, quand elle y songeait maintenant, à peinepouvait-elle croire qu’elles eussent été réelles et qu’elle eût eule courage de leur survivre. Elle se rappelait avoir conduit Hubertà la gare, en dépit de toutes les prudences. Elle l’avait vudisparaître du côté de Londres, penché à la portière du wagon pourla regarder plus longtemps. Elle était rentrée dans l’appartementqu’ils avaient occupé tous les deux, avant de prendre elle-même letrain de Douvres. Elle avait passé là deux heures dans le mortelabandon d’une âme comblée de désespoir à la fois et de félicité.Sous le poids des souvenirs, cette âme penchait, comme les fleurschargées de trop de parfums qui se mouraient autour d’elle,maintenant, dans les vases. C’est qu’elle avait connu là unecomplète union de ses deux natures, la vibration presque affolantede son être entier.

Elle s’était à demipardonné son passé en s’excusant elle-même par cette phrase qu’elledisait mentalement à Hubert, comme tant de femmes l’ont dite touthaut à des hommes jaloux d’un autrefois qui fut à d’autres : « Jene te connaissais pas! » Rentrés à Paris ensuite, durant leprintemps et l’été, qu’elle s’était soigneusement, pieusement,appliquée à vivre de manière à ne pas démériter de lui une seuleminute ! Elle avait retrouvé toutes les pudeurs que comportel’amour complet, mais ennobli par l’âme. Elle tremblait toujoursque ses caresses ne fussent une cause de corruption pour cet êtresi jeune de cœur, si jeune de corps, qu’elle voulait enivrer sansle profaner. Quoiqu’elle fût éperdument éprise, elle avait vouluque les rendez-vous se fissent rares dans le petit appartement del’avenue Friedland, de peur de ne pas conserver assez longtemps àses yeux son charme de divine nouveauté. Ils n’avaient pas été biennombreux, – elle aurait pu les compter et goûter en songe ladouceur distincte de chacun, – les après-midi où elle avaitretrouvé les délices des heures de Folkestone, tous volets clos,sans lumière, ensevelie dans les bras de son amant, morte à ce quin’était pas cette minute et cette ivresse. Elle en était venue à cepoint d’idolâtrie pour Hubert qu’elle adorait Mme Liauran,quoiqu’elle sût bien qu’elle en était haïe. Oui, elle l’adoraitd’avoir élevé ce fils dans cette atmosphère de sensibilitéfrémissante et pure. Elle l’adorait de le lui avoir gardé, àtravers les années de l’adolescence et de la jeunesse, si délicat,si gracieux, si tendre, si à elle, si uniquement à elle dans lepassé, dans le présent et dans l’avenir. Car elle avait l’orgueil,presque la folie de son propre amour Elle lui disait : « Ta viecommence, la mienne finit. Oui, enfant, à trente ans une femme estpresque à la fin de sa jeunesse, et toi, tu as tant d’années devanttoi! Mais jamais, jamais on ne t’aimera comme je t’aime, et jamaistu ne m’oublieras, jamais, jamais… » Et d’autres fois : « Tu temarieras, » disait-elle. « Elle vit pourtant, elle respire, et jene la connais pas, celle qui doit te prendre à moi, celle quidormira sur ton cœur, toutes les nuits, comme moi à Folkestone. Ah!faut-il que je t’aie rencontré si tard et que je ne puisse te lierà mes baisers !… » Et elle lui entourait le cou avec lestresses défaites de ses longs cheveux noirs. Elle avait reprisl’habitude qu’elle avait eue, jeune fille, de se coiffer elle-même,afin qu’il pût manier librement ces beaux cheveux. Puis, quand elles’était ainsi recoiffée toute seule, qu’elle s’était habillée etvoilée, elle revenait auprès de lui, ne voulant pas lui dire adieuailleurs que dans la chambre mystérieuse où ils s’étaient aimés, etaucune sensation n’était plus forte pour Hubert, elle le comprenaitaux palpitations de son cœur, que ce baiser d’adieu qu’elle luidonnait avec des lèvres presque froides. Elle s’en allait, en proieà une tristesse sans nom, mais qu’elle disait du moins à son ami.Car elle ne lui disait pas toutes ses tristesses. Elle étaitmariée, et, quoiqu’elle eût de tout temps possédé sa chambre àelle, il fallait qu’elle y reçût quelquefois son mari. Hélas! il lefallait d’autant plus qu’elle avait un amant. Sinistre expiation deson grand amour, dont elle se justifiait en se disant qu’elledevait cela à Hubert! Si jamais elle devenait mère, pouvait-elles’enfuir avec lui et lui prendre sa vie? Et l’implacable nécessitédes meurtriers mensonges et des avilissants partages venait latorturer en plein bonheur. Elle s’en absolvait cependant, puisquec’était pour lui, son bien-aimé, qu’elle mentait…

Oui, mais quellemonstrueuse énigme se dressait souvent devant elle? Ah! la cruelle,cruelle énigme ! Comment, avec cet amour sublime dans soncœur, avait-elle pu faire ce quelle avait fait? Car c’était bienelle et non pas une autre, elle, avec ses pieds qu’elle sentaitglacés, avec ses mains qui pressaient son front où battait lafièvre ; elle, avec tout son être physique enfin, qui étaitpartie pour Trouville à la fin du mois de juillet; elle, Thérèse deSauve, qui s’était installée pour la saison dans une villa sur lahauteur. Oui, c’était elle… Et pourtant, non! Il n’était paspossible que la maîtresse d’Hubert eût fait cela… Quoi? cela? Ah!cruelle, cruelle énigme!… De quelles profondeurs de la mémoire deses sens étaient donc sortis ces passages étranges, ces sourdestentations de luxure qui avaient commencé de l’assaillir? Maisest-ce que les sens ont vraiment une mémoire ? Est-ce que lescoupables fièvres ne veulent pas s’en aller pour toujours du sangqu’elles ont brûlé dans des heures mauvaises? Une fois établie ensa villa, elle avait retrouvé des amies d’autrefois, très négligéesdepuis le commencement de sa liaison avec Hubert. Elle avait faitavec ces femmes et leurs attentifs, leurs fancy men, -comme disait une lady mêlée à ce cercle, – plusieurs parties decampagne, très gaies et très innocentes. Et voici que, jour à jour,elle se prenait, non pas à moins aimer Hubert, mais à vivre un peuà côté de cet amour, à se complaire de nouveau dans les habitudesde familiarités masculines qu’elle s’était interdites depuis uneannée. Elle était si oisive dans sa villa, sans occupationd’intérieur, sans lecture même. Car elle n’avait jamais beaucoupaimé les livres, et sa liaison avec Jacques Molan l’avait dégoûtéeà jamais du mensonge des belles phrases. Quand elle avait écrit àHubert longuement, puis brièvement à son mari, qui venaitd’ailleurs la voir chaque semaine, il lui fallait bien tromperl’ennui, et par moments il lui arrivait comme des bouffées d’idéesqu’elle n’osait pas s’avouer à elle-même. Des besoins de sensationss’élevaient en elle, qui l’étonnaient. Elle savait, pour l’avoirentendu dire, que presque tous les hommes, si tendres soient-ils,ne demeurent pas loin de leur maîtresse, si aimée soit-elle, sanséprouver des tentations irrésistibles de la tromper avec lapremière fille venue. Mais cela était vrai des hommes et non desfemmes. Pourquoi donc se trouvait-elle en proie à ces troublesinexplicables, à cette ardeur intime, à cette soif d’ivressessensuelles dont elle s’était crue à jamais guérie par l’influencede son ennoblissant, de son idéal amour? La créature dépravéequ’elle avait été autrefois se réveillait peu à peu. La nuit,durant son sommeil, elle était hantée par les visions de son passé.En vain elle avait lutté, en vain maudit sa perversion secrète.Puis elle s’était laissé faire la cour par le jeune comte de LaCroix-Firmin. Elle se rappelait avec horreur la sorte defascination animale que la présence de cet homme, son sourire, sesyeux, avaient exercée sur elle. Puis, – elle aurait voulu mourir àce souvenir, – un après-midi qu’il était monté chez elle, qu’ilfaisait une de ces torrides chaleurs par lesquelles la volonté sesent comme malade, il avait été audacieux, et elle s’étaitabandonnée à lui, d’abord lâchement, puis fougueusement,rageusement. Pendant huit jours elle avait été sa maîtresse, enproie à l’égarement de la passion physique, chassant, chassanttoujours le souvenir d’Hubert, se sentant rouler dans un gouffred’infamie et s’y précipitant plus avant encore, jusqu’au jour oùelle s’était réveillée de cette fureur sensuelle ainsi que d’unsonge. – Elle avait ouvert les yeux, elle avait jugé sa honte, et,comme une blessée, comme une agonisante, elle avait fui cet endroitmaudit, ce complice exécré, pour revenir – à quoi? et àqui?

Mélancolique et navrant retour vers cequi avait été la réparation de sa vie entière et qu’elle avaitflétri à jamais ! Elle était rentrée dans l’appartement desheures douces, et elle avait retrouvé Hubert, son Hubert, – maispouvait-elle encore l’appeler ainsi? – plus tendre, plus aimant,plus aimé encore. Hélas! son inexpiable tromperie l’avait-ellerendue pour toujours impuissante à goûter un bonheur dont ellen’était plus digne? Entre les bras du jeune homme et sur son cœur,elle s’était souvenue de l’autre, et l’extase d’autrefois, ladélicieuse et ineffable défaillance dans le trop sentir, l’avaitfuie. C’est alors qu’Hubert l’avait vue sangloter désespérément, etune immense tristesse l’avait envahie, une torpeur de mort,traversée de l’inquiétude atroce qu’une indiscrétion quelconquen’arrivât jusqu’à son ami et n’éveillât ses soupçons. De saréputation, à elle, elle ne se souciait guère; elle savait bienqu’après s’être conduite comme elle avait fait avec La Croix-Firminelle ne pouvait guère compter que sur son mépris et sur sa haine.Elle savait aussi ce que vaut la délicatesse des hommes dont c’estla profession d’avoir des femmes. Ce qui la torturait, pourtant, cen’était pas la crainte qu’en parlant il ne compromît sa sécuritépersonnelle. Après tout, sans enfants, et riche d’une fortuneindépendante, qu’avait-elle à redouter de son mari? Mais unedéfiance dans les yeux d’Hubert, elle sentait qu’elle ne pourraitpas la supporter. Peut-être, néanmoins, vaudrait-il mieux qu’il sûtl’affreuse vérité? Il la chasserait comme une malheureuse ;mais tout lui semblait, par instants, préférable au suppliced’avoir ce remords sur le cœur et de mentir sans cesse à ce nobleenfant. Elle s’était remise à l’aimer avec une frénésie désespérée,et comme sa révolte contre la partie basse de sa nature laprécipitait à l’excès dans l’autre sens, c’est-à-dire vers leromanesque, un insensé désir l’envahissait de tout lui dire, afinque du moins l’humiliation volontaire de son aveu fût comme unrachat de son infamie. Et cependant, quoique le silence fût bien unmensonge, ce mensonge-là, elle avait encore la force de lesoutenir ; mais un mensonge effectif, si jamais ill’interrogeait, elle souffrait trop pour en avoir la honteuseénergie. Et cette interrogation, elle allait avoir à l’affronter;elle la lisait entre les lignes de la dépêche. Ah! qu’allait-ellefaire, maintenant, si elle avait deviné juste? Elle avait bu dufiel de la honte tout ce qu’elle en pouvait supporter. Aurait-ellele cœur de boire cette goutte encore, la plus amère, et de trahirune fois de plus son unique amour par une nouvelle tromperie? Dumoins, si elle était franche, il faudrait bien qu’Hubert l’estimâtde cette franchise, et si elle ne l’était pas, comment elle-même sesupporterait-elle? – Oui; mais parler, c’était la mort de sonbonheur. Hélas ! est-ce qu’il n’était pas mort déjà depuis sonretour? Est-ce qu’elle retrouverait jamais ce qu’elle avait sentiautrefois? A quoi bon disputer au sort ce reste mutilé, souillé,d’un divin songe?… Et, toute cette nuit, elle plia sous l’agonie deces pensées, faible créature née pour toutes les noblesses del’amour unique et fidèle, qui avait entrevu, possédé sonrêve ; et puis elle en avait été dépossédée par la faute d’unêtre caché en elle, mais qui, cependant, n’était pas elle toutentière.

 

Chapitre 9DERNIERE NOBLESSE

  Dans le fiacre quil’emportait vers l’avenue Friedland, au lendemain de cette nuitd’agonie, Thérèse de Sauve ne prit aucune des précautions qui luiétaient habituelles, comme de changer de voiture en route, de nouersur son visage une double voilette, d’épier au détour des rues, parla petite vitre de derrière, si rien de suspect n’accompagnait sapromenade clandestine. Toute cette craintive cachotterie de l’amourdéfendu lui plaisait autrefois délicieusement, à cause d’Hubert.Assurer le mystère de leur intrigue, n’était-ce pas en assurer ladurée? Il s’agissait bien de cela, maintenant! Elle tenait dans samain non gantée une petite clef d’or pendue à la chaînette d’unbracelet, – joli bijou de tendresse que son amant avait fait forgerpour elle. Cette clef, qui ne quittait jamais son poignet, servaità ouvrir la porte du rez-de-chaussée prêté par Emmanuel Deroy,asile adoré des quelques journées où elle avait vraiment vécu savie, oasis de rêve vers laquelle la malheureuse allait à présentcomme vers un cimetière. Il devait y avoir de l’orage dans lajournée, car l’atmosphère de ce matin d’automne était lourde ettoute chargée d’une torpeur électrique, dont l’influence exaspéraitencore ces nerfs malades de femme. Elle ne dit pas à son cocher,comme elle faisait toujours, de pousser la voiture dans l’allée;car la maison avait deux issues, et la porte cochère grand ouvertelui permettait d’arriver avec le fiacre devant la porte même del’appartement sans être vue du concierge, dont la discrétion étaitd’ailleurs garantie par les profits que rapportait la liaison del’ami de son locataire. Tout le long du chemin, elle avait fixé lesyeux sur les moindres détails des rues successivementtraversées ; elle les connaissait si bien, depuis lesenseignes des boutiques jusqu’à la physionomie des maisons, parceque ces images étaient associées aux plus heureux souvenirs de sontrop court roman. Elle leur disait en pensée le même adieu funèbrequ’à son bonheur. Elle aussi, en proie aux hallucinations del’épouvante, et ne distinguant plus le possible du réel, elle nedoutait plus qu’Hubert ne sût tout. Elle relisait le billet reçu laveille et dont chaque mot, pour elle qui connaissait si bien lecaractère du jeune homme, trahissait une profonde angoisse. D’oùcette angoisse serait-elle venue, sinon d’un événement relatif àleur amour? Et de quel événement, sinon d’une révélation surl’horrible tromperie, sur l’acte infâme commis par elle, oui, parelle-même? Dieu! s’il était quelque part une eau sacrée où se laverle sang, où noyer le souvenir de toutes les fièvresmauvaises ! Mais non ! il continue de courir dans nosveines, ce sang chargé de nos péchés les plus honteux. Il n’y a paseu d’interruption entre le battement de notre pouls à l’heure duremords et son battement à l’heure de la faute. Et Thérèse sentaitde nouveau s’appuyer sur son visage les baisers de l’homme aveclequel elle avait trahi Hubert; elle les avait rendus, cependant,ces affreux baisers.

– « S’ilm’interroge, comment trouver la force de lui mentir, et à quoibon?… » Cette phrase à laquelle aboutissaient depuis la veilletoutes ses méditations, elle se la disait encore à la minute oùelle se trouvait devant la porte derrière laquelle allait, sansdoute, se jouer une des scènes les plus tragiques pour elle dudrame de sa vie. Elle eut du mal à glisser la petite clef d’or dansla serrure, tant ses doigts tremblaient, – cette clef donnée pourêtre maniée avec d’autres sentiments ! Elle savait, à n’en pasdouter, qu’au seul bruit du pêne tournant sur la gâche Hubertserait là, derrière cette porte, à l’attendre. Il était là, eneffet, qui la reçut dans ses bras. Il sentit ses lèvres toutesfroides. Il la regarda, ainsi qu’il faisait chaque fois, aprèsl’avoir pressée contre lui. On eût dit qu’il voulait se mieuxdémontrer la vérité de cette présence. Ce premier baiser infligeaittoujours à Thérèse un spasme au cœur, et il lui fallait soninvincible crainte de déplaire à son ami pour se détacher de sesbras. Encore à ce moment, et malgré les tortures de la nuit, elletressaillit jusqu’au fond de l’être, et comme un désir fou s’emparad’elle de griser Hubert par tant de caresses qu’ils oubliassenttous deux, lui, ce qu’il avait à demander ; elle, ce qu’elleavait à répondre. Ce ne fut qu’un frisson, pourtant, et qui tombarien qu’à entendre la voix du jeune homme la questionner avecanxiété. «Tu es malade?» disait-il. La voyant toute pâlie, letendre enfant se reprochait de l’avoir fait venir par cettematinée, et devant cette évidente souffrance il avait déjà oubliéle motif du rendez-vous. D’ailleurs, sa confiance dans l’issue del’entretien était telle qu’il n’avait pas subi une seule reprise deses soupçons depuis la veille. « Tu es malade? » répéta-t-il enl’entraînant dans l’autre pièce et la faisant s’asseoir sur undivan. Comme Emmanuel Deroy avait été attaché à la légation deTanger avant d’aller à Londres, son appartement était tout garnid’étoffes d’Orient, et ce grand divan, drapé de tapis, placé justeen face de la porte d’un petit jardin, était particulièrement chérid’Hubert et de Thérèse. Ils avaient tant causé parmi ces coussinsoù reposaient leurs têtes unies, dans ces minutes de l’intimité quisuivent les ivresses de l’amour, – intimité que lui, du moins,préférait à ces ivresses. II avait beau aimer Thérèse jusqu’à toutlui sacrifier, il n’en était pas moins demeuré catholique au fondde sa conscience, et un obscur remords mêlait sa secrète amertume àla douceur que lui versaient les baisers. Il pensait à sa proprefaute et surtout au péché qu’il faisait commettre à Thérèse. Dansla naïveté de son cœur, il s’imaginait l’avoir séduite ! Elles’affaissa plutôt qu’elle ne s’assit sur ce profond divan, et ilcommença de lui ôter sa voilette, son chapeau et son manteau. Ellele laissait faire en lui souriant avec un attendrissement infini.Au sortir de ses heures de tourmentante insomnie, c’était pour ellequelque chose d’amer tout à la fois et de pénétrant quel’impression de la câlinerie du jeune homme. Elle le trouvait siaffectueux, si délicatement intime, si pareil à lui-même, qu’ellesongea que, sans doute, elle s’était trompée sur le sens dubillet, et à la question sur sa santé, afin de sortird’incertitude tout de suite, elle répondit :

– « Non, je ne suis pas malade; mais leton de ta dépêche était si étrange qu’il m’a inquiétée.»

– « Ma dépêche?» reprit Hubert en luiserrant les mains, qu’elle avait froides, pour les réchauffer. «Ah! ce n’était pas la peine… Tiens! maintenant je n’ose plus mêmet’avouer pourquoi je l’ai écrite. »

– «  Avoue tout de même, » fit-elleavec une insistance déjà angoissée, car l’embarras d’Hubert venaitde lui rendre l’inquiétude dont elle avait tantsouffert.

– « On est si étrange ! » reprit lejeune homme en secouant la tête. «  On a des heures oùl’on doute malgré soi de ce que l’on sait le mieux… Mais il fautd’abord que tu me pardonnes d’avance.»

– « Te pardonner, » dit-elle, «mon ange!Ah! Je t’aime trop!… Te pardonner?» répéta-t-elle; et ces syllabes,qu’elle entendait sa propre voix prononcer, retentissaient dans saconscience d’une façon presque intolérable. Qu’elle aurait voulu,en effet, avoir à pardonner et non pas à être pardonnée! « Maisquoi?… » interrogea-t-elle d’une voix plus basse et qui révélait lerecommencement de son trouble intérieur.

– « D’avoir pu me laisser troublerune minute par une infâme calomnie, que des personnes qui haïssentnotre amour m’ont rapportée sur ta vie à Trouville… Mais qu’as-tu?… » – Cette phrase, et plus encore le son de voix avec lequelelle avait été prononcée, était entrée dans le cœur de Thérèsecomme une lame. Peut-être si Hubert l’avait accueillie, dès sonarrivée, par des paroles de soupçon, ainsi que les hommes savent eninventer, dont chaque mot suppose une absence de foi qui devanceles preuves, aurait-elle trouvé dans son orgueil de femme l’énergied’affronter le soupçon et de nier. Mais il y avait dans l’attitudedu jeune homme, depuis le début de cette explication, la sorte deconfiance tendre, candide et désarmée qui impose la sincérité àtoute âme demeurée un peu noble ; et, malgré ses défaillances,Thérèse n’était pas née pour les compromis des adultères ni surtoutpour les complications des trahisons. Elle était de ces créaturescapables de grands mouvements de conscience, de soudains reflux degénérosité, qui, descendues à un certain degré, disent : « C’estassez d’abjection ! » et préfèrent se perdre entièrement às’abaisser davantage. Les remords des dernières semaines l’avaientd’ailleurs amenée à cet état de sensibilité souffrante qui pousseaux actes les plus déraisonnables, pourvu que ces actes terminentla souffrance. Et puis, l’énervement de la nuit d’insomnie,augmenté encore par le malaise du jour orageux, lui rendait aussiimpossible de dissimuler ses émotions qu’il l’est à un soldat,frappé de panique, de dissimuler sa peur. En ce moment, son visageétait à la lettre bouleversé par l’effet de ce qu’elle venaitd’écouter et par l’attente de ce que son inconscient bourreauallait dire. Il y eut une minute d’un silence plus que pénible pourtous les deux. Le jeune homme, assis sur le divan à côté de samaîtresse, la regardait avec ses paupières baissées, sa boucheentr’ouverte, sa face de morte. L’excès de ce trouble avait quelquechose de si étonnamment significatif, que tous les soupçons,soulevés et chassés la veille, se réveillèrent à la fois dans lapensée de l’enfant. Il vit soudain devant lui des gouffres, dansl’éclair d’une de ces intuitions instantanées qui nous illuminentparfois tout le cerveau, à des heures d’émotion suprême.

– « Thérèse! » cria-t-il, épouvanté desa propre vision et de l’horreur subite qui l’envahissait. « Non!ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible !… »

– « Quoi? « fit-elle encore. « Parlez,je vous répondrai. »

Le passage du tendre « tu » de leurintimité à ce « vous » , que son accent vaincu rendait si humble,acheva d’affoler Hubert. – « Mais non! » continua-t-il en se levantet se mettant à marcher à travers la chambre d’un pas brusque dontle bruit piétinait le cœur de la pauvre femme; «je ne peux même pasformuler cela… Je ne peux pas… Eh bien! si!… » fit-il en s’arrêtantdevant elle : « On m’a dit que tu avais été à Trouville lamaîtresse d’un comte de La Croix-Firmin, que c’était la fable del’endroit, que des jeunes gens t’avaient vue entrer chez lui etl’embrasser, que lui-même s’était vanté d’avoir été ton amant…Voilà ce qu’on m’a dit, et dit avec une telle insistance que j’aisubi une minute l’affolement de cette calomnie; et alors j’aiéprouvé le besoin maladif de te voir, de t’entendre m’affirmerseulement que ce n’est pas vrai. Cela suffira pour que je n’y penseplus jamais… Réponds, mon amour, que tu me pardonnes d’avoir pudouter de toi, que tu m’aimes, que tu m’as aimé, que tout celan’est qu’un odieux mensonge!… » II s’était jeté à ses genoux endisant ces paroles ; il lui prenait les mains, les bras, lataille; il se suspendait à elle, comme, au moment de se noyer, ilse serait accroché au corps de celui qui se fût jeté à l’eau pourle sauver.

– « Que je vous aime, cela est vrai, »lui répondit-elle  d’une   voix   àpeine distincte,

– « Et tout le reste est un mensonge?… »supplia-t-il éperdu.

Ah! pour un mot sortide cette bouche, il eût donné sa vie, à cette seconde. Mais labouche restait muette, et, sur les joues si pâles de cette femme,des larmes se mirent à couler, lentes et longues, sans un sanglot,sans un soupir, comme si c’eût été son âme qui pleurait ainsi. Untel silence, de telles larmes, dans un tel instant, n’était-ce pasla plus claire, la plus cruelle de toutes les réponses?

– « C’est donc vrai?… » interrogea-t-ilencore. Et comme elle continuait à se taire : « Maisréponds, réponds! » reprit-il avec une violenceeffrayante, qui arracha à cette bouche, dans lescoins de laquelle continuaient à couler ces larmeslentes, un « oui » si faible qu’il l’entendit à peine,et cependant il devait l’entendre toujours ! – Ilse releva d’un bond et tourna les yeux autour delui avec égarement. Il y avait des armes appendues auxmurs.  Une tentation de lacérer cettefemme avec un des poignards dont l’acier brillaits’empara de ce fils de soldat, si forte qu’il recula. Ilregarda de nouveau ce visage sur lequel les mêmeslarmes coulaient, intarissables. Il jeta ce « ah! »d’agonie, sorte de cri de bête blessée à mort, qu’arrache unspectacle d’horreur, et, comme s’il eût eu peur de tout, de cespectacle, de ces murs, de cette femme, de lui-même, il s’enfuit dela chambre et de l’appartement, la tête nue, l’âme affolée. Ilavait eu assez de force pour sentir qu’après cinq minutes il seraitdevenu un meurtrier.

Il s’enfuit, où?comment? par quels chemins? Jamais il ne sut avec netteté ce qu’ilavait fait durant cette journée. Il se rappela, le lendemain, etparce qu’il en eut la preuve palpable auprès de lui, qu’à un momentil s’était vu dans la glace d’une devanture, la face hagarde, lescheveux au vent, et que, par une bizarre survivance du sentiment dela tenue, il était entré dans une boutique pour y acheter unchapeau. Puis il avait marché droit devant lui, traversantd’interminables quartiers de Paris. Les maisons succédaient auxmaisons, indéfiniment. A une minute, il fut dans la campagne de labanlieue. L’orage éclata, et il put s’abriter sous un pont dechemin de fer. Combien de temps resta-t-il ainsi? La pluie tombaitpar torrents. Il était appuyé contre une des parois du pont.D’intervalle en intervalle, des trains passaient, ébranlant toutesles pierres. La pluie cessa. Il se remit en marche, s’éclaboussantaux flaques d’eau, n’ayant rien mangé depuis le matin et n’yprenant pas garde. Le mouvement automatique de son corps lui étaitnécessaire pour ne pas sombrer dans la folie, et, instinctivement,il allait. La monstrueuse chose qu’il avait aperçue à travers lesaisissement d’une foudroyante épouvante était là, devant ses yeux;il la voyait, il la savait réelle, et il ne la comprenait pas. Ilétait comme un homme assommé. Il éprouvait une sensation siinsupportable qu’elle n’était même plus de la douleur, tant elledépassait les forces de son être en les écrasant. Le soir tombait.Il se retrouva sur la route de sa maison, conduit par l’impulsionmachinale qui ramène l’animal saignant du côté de sa tanière. Versdix heures, il sonnait à la porte de l’hôtel de la rueVaneau.

– « Il  n’est rienarrivé à monsieur Hubert?» fit le concierge; « ces dames étaient siinquiètes… »

– « Fais-leur dire que je suis rentré,« dit le jeune homme, « mais que je suis souffrant et queje désire être seul, absolument seul, tu entends, Firmin.»

Le ton avec lequel cette phrase étaitdite coupa toute question sur la bouche du vieux domestique. Commehébété par l’éclair de fureur qu’il venait de surprendre dans lesyeux de son jeune maître et par le désordre de sa toilette, ilsuivit Hubert. Il le vit traverser le vestibule, entrer dans lepavillon, et il monta lui-même jusqu’au salon pour transmettre à samaîtresse l’étrange commission dont il était chargé. La mère avaitattendu le fils pour le déjeuner. Hubert n’était pas rentré.Quoique cela ne lui fût jamais arrivé de manquer sans prévenir,elle s’était efforcée de ne pas trop s’inquiéter. L’après-midis’était passé sans nouvelles, puis l’heure du dîner avait sonné.Pas de nouvelles encore.

– « Maman, » avait dit Mme Liauran àmadame Castel, « il est arrivé un malheur. Qui sait où le désespoirl’aura entraîné?»

– « Il aura été retenu par des amis, »avait répondu la vieille dame, dissimulant sa propre inquiétudepour dominer celle de sa fille.

Lorsque la porte s’était ouverte à dixheures, avec sa finesse d’ouïe et du fond du salon, Mme Liauranavait entendu le bruit, et elle avait dit à sa mère et au comteScilly, prévenu depuis le dîner : « C’est Hubert. » Quand Firmineut rapporté la phrase du jeune homme : « Il faut que je luiparle ! » s’était écriée la malade. Et elle s’était redresséesur son séant, comme ne se souvenant pas qu’elle ne pouvait plusmarcher.

– « Le comte va se rendre auprès de lui,» fit Mme Castel,  « et nous le ramener.»

Au bout de dix minutes, Scilly revint,mais seul. Il avait frappé à la porte, puis essayé de l’ouvrir.Elle était fermée à double tour. Il avait appelé Hubert plusieursfois; ce dernier l’avait enfin supplié de le laisser.

– « Et pas un mot pour nous? » demandaMme Liauran.

– « Pas un mot, » répondit legénéral.

– « Qu’avons-nous fait? » reprit lamère. «A quoi cela m’aura-t-il servi de le détacher de cette femme,si j’ai perdu son cœur ! »

– « Demain,» répliqua Scilly, « vous leverrez revenir à vous plus tendre que jamais. Au premier moment,cela vous terrasse. Il a cherché des preuves de ce que nous luiavions dit, et il en a trouvé : voilà l’explication de son absenceet de sa conduite. »

– « Et il n’est pas venu souffrir auprèsde moi! » fit la mère. « Mon Dieu! est-ce qu’en croyant l’aimerpour lui, je ne l’aurais aimé que pour moi? Voulez-vous sonner,général, qu’on me porte dans ma chambre? » Et lorsqu’on eut roulédans l’autre pièce le fauteuil qu’elle ne quittait plus maintenant,et qu’elle fut couchée dans son lit : « Maman, » dit-elle à MmeCastel, « écarte le rideau, que je regarde ses fenêtres. » Puis,comme Hubert n’avait pas fermé ses volets et qu’on voyait passer etrepasser son ombre : « Ah! maman, » dit-elle encore, « pourquoi lesenfants grandissent-ils? Autrefois, il n’aurait pas eu une peinesans venir la pleurer sur mon épaule, comme je fais sur la vôtre,et maintenant… »

– « Maintenant, il n’est pas plusraisonnable que sa mère, » dit la vieille dame, qui n’avait presquepoint parlé de la soirée, et qui, mettant un baiser sur les cheveuxde sa fille, la fit se taire en prononçant cette phrase où serévélait son propre martyre : « J’ai mal à vos deux cœurs.»

 

Chapitre 10UNE DALILA TENDRE

  Quand, au matin, MmeLiauran fit prendre des nouvelles de son fils, ce dernier réponditqu’il descendrait pour déjeuner. A midi, en effet, il parut. Samère et lui n’échangèrent qu’un regard, et aussitôt elle compritl’étendue de la souffrance qu’il avait ressentie, rien qu’à lasorte de frisson dont il fut saisi en la revoyant. Elle étaitassociée comme occasion, sinon comme cause, à cette souffrance, etil ne devait plus l’oublier. Ses yeux avaient un je ne sais quoi desi particulièrement distant, sa bouche un pli de lèvres si fermé,tout son visage exprimait si bien la volonté de n’admettre aucuneexplication d’aucune sorte, que ni Mme Liauran ni Mme Casteln’osèrent l’interroger. Ces trois êtres avaient eu, depuis uneannée, bien des repas silencieux dans la salle à manger revêtued’anciennes boiseries, vaste salle qui faisait paraître petite latable ronde placée au milieu. Mais tous les trois n’avaient jamaisressenti, comme ce jour-là, l’impression qu’il y aurait entre euxdorénavant, même s’ils se parlaient, un silence impossible àbriser, quelque chose qui ne se formulerait pas et qui mettrait,pour bien longtemps, un arrière-fonds de mutisme sous leurs pluscordiales expansions. Quand, après le déjeuner, Hubert, qui n’avaitfait que toucher aux plats, prit le bouton de la porte pour sortirdu petit salon où il s’était à peine tenu cinq minutes, sa mèreéprouva un désir timide et presque repentant de lui demander pardonpour la peine qu’elle lisait sur son visage taciturne.

– « Hubert? » dit-elle.

– « Maman? » répondit-il en seretournant.

– « Tu vas tout à fait bien aujourd’hui?» interrogea-t-elle.

– « Tout à fait bien, » répondit-ild’une voix blanche, – une de ces voix qui suppriment du coup toutepossibilité de conversation ; et il ajouta : « Je serai exactà l’heure du dîner, ce soir. »

Une préoccupation singulière s’étaitemparée du jeune homme. Après une nuit d’une torture si continûmentaiguë qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais rien subi de pareil,il était redevenu maître de lui. Il avait traversé la premièrecrise de son chagrin, celle après quoi l’on ne meurt plus dedésespoir, parce que l’on a réellement touché le fond du fond de ladouleur. Puis il avait repris ce calme momentané qui succède auxprodigieuses déperditions de force nerveuse, et il avait pu penser.C’est alors qu’une inquiétude l’avait saisi à l’endroit de Mme deSauve, – inquiétude dépourvue de tendresse, car à cette minute,après l’assaut de chagrin qu’il venait de soutenir, il avait l’âmetarie, sa léthargie intérieure était absolue, il ne lui restaitplus de quoi sentir. Mais il s’était souvenu tout d’un coup d’avoirlaissé Thérèse dans le petit rez-de-chaussée de l’avenue Friedland,et son imagination n’osait pas se former de conjectures sur ce quis’était passé après son départ. C’est précisément à la fin dudéjeuner que cette idée l’avait assailli ; elle lui avaitaussitôt donné, par-dessus sa douleur fondamentale, la seuleémotion dont il fût capable, un frisson de terreur physique. Ilalla directement de la rue Vaneau à l’avenue, et quand il se trouvadevant la maison, il n’osa pas entrer, bien qu’il eût la clef danssa main. Il appela le concierge, vilain personnage auquel il neparlait jamais sans répulsion, tant il haïssait sa face effrontéeet glabre, son œil servile à la fois et insolent et son ton decomplice grassement payé.

– «Je fais toutesmes excuses à Monsieur, » dit cet homme avant même qu’Hubert l’eûtinterrogé. « Je ne savais pas que Madame fût encore là. J’avais vusortir Monsieur; je suis entré, dans l’après-midi, pour donner uncoup d’œil au ménage, comme je fais tous les jours. J’ai trouvéMadame assise sur le canapé. Elle semblait bien souffrante. Est-cequ’elle va mieux aujourd’hui, monsieur? »ajouta-t-il.

– « Elle va très bien… » réponditHubert; et comme il éprouvait subitement une invincible répugnanceà entrer dans l’appartement, et que d’autre part il voulait à toutprix ne pas mettre cet homme, pour lui si antipathique, à même derien soupçonner du drame de sa vie, il reprit : «  Je suisvenu régler votre note. Je pars pour un voyage… »

– « Mais Monsieur m’a déjà payé aucommencement du mois, » dit l’autre.

– « Je serai peut-être absent longtemps,» fit Hubert, qui tira un billet de banque de son portefeuille. «Vous mettrez cela en compte. »

– « Monsieur n’entre pas? » reprit leconcierge.

– « Non, » fit Hubert, qui s’éloigna ense disant : « Je suis un innocent. Est-ce que ces femmes-là setuent? »

Ces femmes-là !- Cette formule, qui lui était venue naturellement à l’esprit, àlui l’enfant jusque-là si naïf, si doux, si délicat, traduisaitbien la sensation qui le dominait à cette heure, et qui duraplusieurs jours. C’était un immense dégoût, une nausée intime; maissi entière, si profonde, qu’elle ne laissait la place à riend’autre dans son cœur. Il n’aurait même pas su dire s’il souffrait,tant le mépris absorbait les forces vives de son être. Ilapercevait cette femme, qu’il avait si religieusement idolâtrée etavec une ferveur si noble, comme plongée, comme vautrée dans un telabîme de déchéance qu’il se faisait à lui-même l’impression des’être, en l’aimant, roulé dans la boue. C’était la vision physiquedont il était la victime maintenant, d’un bout à l’autre du jour, àce point qu’il ne pouvait l’interpréter, ni former quelquehypothèse sur le caractère de Thérèse. Cette vision s’infligeait àlui avec une précision matérielle qui touchait à l’hallucination.Oui, il voyait l’acte, et l’acte seul, sans avoir la force desecouer cette hideuse, cette obsédante hantise. Cela le paralysaitd’horreur, et il ne pouvait penser qu’à cela. Une sorte de mirageininterrompu lui montrait la prostitution de sa maîtresse,l’exécrable souillure, et, comme un homme atteint de la jaunisseregarde tous les objets à travers la bile qui lui injecte les yeux,c’est à travers ce dégoût que toute la vie lui apparaissait. Sonâme était comme saturée d’amertume et cependant affreusement sèche.Il n’était pas une impression qui ne se transformât pour lui dansce sentiment du sale et du triste. Il se levait, passait la matinéeparmi ses livres, les ouvrait, ne les lisait pas. Il déjeunait, etla vue de sa mère, au lieu de l’attendrir, le crispait. Il rentraitdans sa chambre et reprenait son oisiveté morne de la matinée. Ildînait, puis, aussitôt après le dîner, quittait le salon, pour nerencontrer ni le général ni son cousin, de qui la présence luiétait insupportable. La nuit, s’il s’éveillait, il continuait devoir la scène maudite, avec la même impossibilité de parvenir à ladouleur détendue S’il s’endormait, il lui fallait, une fois surdeux, supporter le cauchemar de cette même vision. Comme il n’avaitaucune idée sur la physionomie de l’homme avec lequel sa maîtressel’avait trompé, ce qui surgissait devant son sommeil morbide,c’était d’horribles songes où toutes sortes de visages différentsétaient mêlés. Le mal que lui faisait cette imagination leréveillait. La sueur inondait son corps ; il éprouvait undéchirement au sein, comme si son cœur, qui battait trop vite,allait se décrocher; et, à travers cette souffrance, c’était lamême prostration de ses puissances affectueuses, si complète qu’ilne s’inquiétait même plus de savoir ce que Thérèse étaitdevenue.

– « Après tout, » se disait-il un matinen se levant, «je vivais bien avant de la connaître! Je n’ai qu’àme remettre en pensée dans l’état où je me trouvais avant ce 12octobre… » -Il se rappelait exactement la date. – « Il n’y a pasbeaucoup plus d’un an. J’étais si paisible alors ! J’auraifait un mauvais rêve, voilà tout. Mais il faut détruire tout ce quipourrait me rappeler ce souvenir. »

Il s’assit devantson bureau, après avoir mis de nouveau du bois dans le feu afind’activer la flambée et fermé la porte à double tour. Il se rappelainvolontairement qu’il agissait ainsi autrefois, lorsqu’il voulaitrevoir le cher trésor de ses reliques d’amour. Il ouvrit le tiroiroù ce trésor était caché : il consistait en un coffret de maroquinnoir sur lequel étaient entrelacées deux initiales, un T et un H.Thérèse et lui avaient échangé deux de ces coffrets pour yconserver leurs lettres. Sur celui qu’il avait donné à son amie, ilavait fait, à défaut des deux initiales, autographier le nom deThérèse en entier. « Ai-je été enfant! » songea-t-il à l’idée desmille petites délicatesses de cet ordre auxquelles il s’étaitlivré. Il y a toujours de la puérilité, en effet, dans ces extrêmesdélicatesses; mais c’est du jour où l’on est sur le chemin de ladureté du cœur que l’on pense ainsi. A côté de ce coffret gisaientdeux objets qu’Hubert avait jetés là, le soir même du jour où ilavait appris la trahison de sa maîtresse : l’un était sa bague,l’autre une fine chaîne d’or à laquelle était suspendue une cleftoute mince. Il prit dans sa main le petit anneau et regarda malgrélui la surface intérieure. Thérèse y avait fait graver une étoileet la date de leur séjour à Folkestone. Ce simple signe évoquasoudain devant Hubert une perspective indéfinie de réminiscences :il revit la porte de l’hôtel, l’escalier et son tapis rouge, lesalon où ils avaient dîné, le garçon qui les servait, avec sonvisage d’une respectabilité britannique, sa lèvre rasée, son mentontrop long. Il l’entendit qui disait : « I beg yourpardon; » et à travers ces détails si insignifiants eneux-mêmes, pour lui uniques, le sourire de Thérèse lui apparut.Quelle langueur flottait dans ses yeux alors, ces yeux dont lanuance d’un gris vert était toute fondue, toute noyée d’un completabandonnement de l’être intime; ces yeux où dormait un sommeil quisemblait l’inviter à en être le rêve ! Hubert passa la bague àson doigt machinalement, puis il la lança presque avec colère dansle tiroir, contre le bois duquel le métal rebondit. Pour ouvrir lecoffret, il dut manier la chaîne. C’était un jaseron ancien qui luivenait de Thérèse. Il lui avait donné, lui, le bracelet auquelétait attachée la clef de l’appartement, et elle lui avait, elle,donné cette chaînette pour qu’il pût porter à son cou la clef ducoffret. Il avait gardé ce scapulaire d’amour des mois et des mois,et bien souvent cherché avec la main le petit bijou sous sachemise, pour se faire un peu de mal en se l’enfonçant contre lapoitrine. Il se rappelait ainsi le tendre mystère de son cherbonheur. Que toute cette ivresse était loin aujourd’hui ;ah ! combien loin, combien perdue dans l’abîme du passé, d’oùs’échappe une si affreuse odeur de mort! Quand il eut soulevé lecouvercle du coffret, il s’accouda, et, le front dans sa main, ilcontempla ce qui restait de son bonheur, ces quelques riens siparfaitement indifférents pour tout autre, pour lui si pénétrésd’âme : un mouchoir brodé, un gant, une voilette, un paquet delettres, un paquet de petites dépêches bleues, mises les unes dansles autres et formant comme un menu livre de tendresse. Et lesenveloppes des lettres avaient été ouvertes avec tant de soin, lepapier des dépêches déchiré si exactement! Les moindres détailsremémoraient à Hubert les scrupules de piété amoureuse qu’il avaitressentis pour tout ce qui venait de sa maîtresse. Il y avaitencore, par-dessous les lettres et les dépêches, un portraitd’elle, où elle était représentée dans le costume qu’elle portait àFolkestone : une simple jaquette ajustée en drap et un chapeauavancé dont l’ombre tombait un peu sur le haut du visage. Elleavait fait faire cette photographie pour le seul Hubert, et, en lalui donnant, elle lui avait dit : « Je pensais tant à nous, pendantque je posais… Si tu savais comme ce portrait t’aime !… » EtHubert se sentait réellement aimé par ce portrait. Il lui semblaitque de cet ovale du visage, que de cette bouche fine, que de cesyeux baignés de songe, un effluve tendre se détachait,l’enveloppait; et c’est alors qu’à côté de la vision de la perfidiecommença de nouveau à se dresser la vision de l’amour de Thérèse.Aussi évidemment qu’il savait, par son aveu, que cette femmel’avait trompé, il savait, par ses souvenirs, qu’elle l’avait aimé,qu’elle l’aimait encore. Il la revit telle qu’il l’avait laisséesur le canapé de leur cher asile, avec sa face convulsée et seslarmes, surtout, Dieu! quelles larmes! Pour la première fois depuiscette heure fatale, il se rendit compte de la noblesse aveclaquelle elle s’était confessée de sa faute, quand il lui était siaisé de mentir, et il laissa soudain échapper ce cri qui ne luiétait pas encore venu à travers ses journées de douleur desséchéeet déchirante : « Mais pourquoi? pourquoi?  »

Oui, pourquoi? pourquoi? – Cetteangoisse d’ordre tout moral accompagna dès cette minute l’angoissede la vision physique. Hubert commença de penser, non plusseulement à son mal, mais à la cause de son mal. Brûler ceslettres, lacérer ce portrait, briser, jeter la chaîne, la bague,détruire ce résidu suprême de son amour, cela lui aurait été aussiimpossible que de déchirer avec le fer le corps frémissant de samaîtresse. C’étaient, ces objets, des personnes vivantes, avec desregards, des caresses, des palpitations, une voix. Il referma letiroir, incapable de supporter plus longtemps la présence de ceschoses qui lui semblaient faites avec la substance même de soncœur. Il se jeta sur la chaise longue, et il se perdit dans legouffre de ses réflexions. Oui, Thérèse l’avait aimé, Thérèsel’aimait! Il y a des larmes, des étreintes, une chaleur d’âme, quine mentent pas. Elle l’aimait, et elle l’avait trahi ! Elles’était donnée à un autre, avec son nom à lui dans le cœur, moinsde six semaines après l’avoir quitté! Mais pourquoi?pourquoi?Poussée par quelle force? Entraînée par quel vertige? Envahie parquelle ivresse? Qu’était-ce donc que la nature, non plus de « cesfemmes-là», -il n’avait plus de férocités de pensée maintenant, -mais de la femme, pour qu’une aussi monstrueuse action fûtseulement possible? de quelle chair était-elle donc pétrie, cettecréature décevante, pour qu’avec toutes les apparences, avec toutesles réalités du sentiment, on ne pût pas faire plus de fonds surelle que sur de l’eau? Qu’elles étaient douces, ces mains de lafemme, et qu’elles semblaient loyales; et cependant leur confierson cœur, dans la sécurité de l’affection partagée, c’était la plusfolle des folies! Elle vous sourit, elle vous pleure, et déjà ellea remarqué celui qui passe, celui auquel, s’il l’amuse une heure,elle sacrifiera toute votre tendresse, une flamme aux yeux, lagrâce aux lèvres! Pourquoi? Pourquoi? Qu’y a-t-il pourtant de vraiau monde, si même l’amour n’est pas vrai? Et quel amour? Hubertscrutait son passé intime maintenant ; il faisait comme unexamen de conscience de son attachement pour Thérèse, et il serendait cette justice qu’il n’avait pas eu depuis des mois unepensée qui ne fût pour elle. Certes, il avait commis des fautes,mais pour elle toujours, et, à cette heure pourtant si triste, ilne pouvait pas se repentir de ces fautes-là. Il aurait éprouvé unsoulagement de toute sa peine à s’agenouiller devant le prêtre quil’avait élevé et à lui dire : «  Mon père, j’ai péché. » Maisnon; il était au-dessus de ses forces de regretter les actionsauxquelles Thérèse, sa Thérèse, était mêlée. Oui, il l’avaitidolâtrée avec une ferveur sans défaillance, et c’était son premieramour, et ce serait le dernier, du moins il le croyait ainsi, et illui avait montré cette confiance dans la durée de leur sentimentavec une ingénuité sans calcul. Rien de tout cela n’avait eu surelle assez d’influence pour l’arrêter au moment de commettre soninfamie, -avec le même corps! Il en respirait l’arôme subitement,il en retrouvait l’impression sur tout son être ; puis c’étaitune résurrection de la jalousie, douloureuse jusqu’à la torture, ettoujours il reprenait le « pourquoi? pourquoi? », désespéré, lui,chétif, après tant d’autres, de se heurter à cette énigme funestequ’est l’âme de la femme, coupable une fois, coupable deux fois,coupable jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’à la mort.

Cette nouvelle forme de chagrin dura desjours encore et des jours. Le jeune homme donnait plein accès enlui à un sentiment nouveau qu’il n’avait jamais soupçonnéjusque-là, qu’il devait toujours subir désormais, – la défiance. IIavait vécu depuis ses premières années dans une foi complète auxapparences qui l’entouraient. Il avait cru en sa mère. Il avait cruen ses amis. Il avait cru à la sincérité de toutes les paroles etde toutes les caresses. Il avait cru, par-dessus tout, en Thérèsede Sauve. Il l’avait, dans sa pensée, assimilée au reste de sa vie.Autour de lui tout était vérité ; aussi l’amour de Thérèse luiétait-il apparu comme une vérité suprême. Et voici que maintenant,par une révolution d’esprit où se trahissait le vice originel deson éducation, il assimilait à cette femme de mensonge tout lereste de sa vie. Il avait été façonné par sa mère à ne faire aucunepart au scepticisme. C’est probablement le plus sur procédé pourque la première déception transforme le trop croyant en un négateurabsolu. Il n’est jamais bon d’attendre beaucoup des hommes et de lanature. Car ils sont, eux, des animaux féroces à peine masqués deconvenances; et quant à elle, son apparente harmonie est faited’une injustice qui ne connaît pas de rémission. Pour garder del’idéal en soi, jusqu’à ce que la mort nous délivre enfin dûdangereux esclavage des autres et de nous-mêmes, il faut s’êtrehabitué de bonne heure à considérer l’univers de la beauté moralecomme le fumeur d’opium considère les songes de son ivresse. Ce quiconstitue leur charme, c’est d’être des songes, partant de necorrespondre à rien de réel – du moins ici-bas. Hubert était siaccoutumé, au contraire, à remuer son intelligence tout d’unepièce, qu’il ne pouvait ni douter ni croire à moitié. Si Thérèselui avait menti, pourquoi tout ne mentirait-il point aussi? Cetteidée ne se formulait pas sous une forme abstraite, et il n’yarrivait pas avec l’aide du raisonnement: c’était une façon desentir qui se substituait à une autre. Il se surprenait, durantcette cruelle période, à douter de Thérèse dans leur passé commun.Il se demandait si sa trahison de Trouville était la première, sielle n’avait pas eu d’autre amant que lui au temps de leur passionla plus enivrée. La perfidie de cette femme lui corrompait jusqu’àses souvenirs. Elle faisait pire : sous cette influence demisanthropie, il commettait le plus grand des crimes moraux, ildoutait de la tendresse de sa mère. Dans cette affection passionnéede Mme Liauran, le malheureux ne voyait plus qu’un égoïsme jaloux.« Si elle m’aimait vraiment, elle ne m’aurait pas appris, » sedisait-il, « ce qu’elle m’a appris. » Il se trouvait ainsi dans cetétat de cœur auquel le langage populaire a donné le nom siexpressif de désenchantement. Il avait fini de voir la beauté del’âme humaine, et il commençait d’en constater la misère, ettoujours il retombait sur cette question comme sur une pointed’épée : « Mais pourquoi? pourquoi? » Et il creusait le caractèrede Thérèse sans aboutir à une réponse. Autant valait demanderpourquoi Thérèse avait des sens en même temps qu’un cœur, etpourquoi le divorce s’établissait à de certaines heures entre lesbesoins de ce cœur et la tyrannie de ces sens, comme chez leshommes. Les débauchés en qui le libertinage n’a pas tué lesentimentalisme connaissent le secret de ces divorces; mais Hubertn’était pas un débauché. Il devait rester pur, même dans sondésespoir, et jamais il ne lui vint à la pensée de demander l’oublide son mal aux enivrements des baisers sans amour. Il ignoratoujours les tentations des alcôves vénales et consolatrices, – oùl’on perd en effet ses regrets, mais en perdant sonrêve.

Et cependant, commeil était jeune, comme dans son intimité avec Thérèse il avaitcontracté l’habitude du plus ardent plaisir, celui qui exalte à lafois l’esprit et le corps dans une communion divine, après quelquessemaines de ces douleurs et de ces réflexions, il commença deressentir l’obscur désir, l’appétit inavoué de cette femme, dont ilne voulait plus rien savoir, qu’il devait considérer comme morte etqu’il méprisait si absolument. Cet étrange et inconscient retourvers les délices de son amour, mais un retour qu’aucun idéaln’ennoblissait plus, se manifesta par une de ces curiosités quisortent des profondeurs insondables de notre être. Il éprouva unbesoin maladif de voir de ses yeux cet homme qui avait été l’amantde Thérèse, ce La Croix-Firmin auquel sa maîtresse s’était donnée,dans les bras duquel elle avait frémi de volupté, comme dans sesbras, à lui. Pour un directeur de conscience qui aurait suivi,période à période, le ravage qu’accomplissait dans cette âme leferment de corruption inoculé par la trahison de Thérèse, cettecuriosité eût sans doute paru le symptôme le plus décisif d’unemétamorphose chez cet enfant grandi parmi toutes les pudeurs.N’était-ce point le passage de l’horreur absolue devant le mal,tourment et gloire des êtres vierges, à cette sorte d’attraitencore épouvanté, si voisin de la dépravation? Mais, surtout,c’était l’affreuse complaisance de l’imagination autour del’impureté d’une femme désirée, qui veut que, par une des plustristes lois de notre nature, la constatation de l’infidélité, enavilissant l’amant, en déshonorant la maîtresse, avive si souventl’amour. Il est probable que, dans ce cas, l’idée de la perfidieagit à l’état de tableau infâme ; et ainsi s’expliquent cesaccès de sensualité dans la haine qui étonnent le moraliste aucours de certains procès fondés sur les drames de la jalousie.Certes, le pauvre Hubert n’en était pas à donner place en lui à desinstincts de cette bassesse; et cependant sa curiosité de connaîtreson rival de Trouville était déjà bien malsaine. Il en était d’ellecomme de la faute de Thérèse. C’est la ténébreuse, l’indestructiblemémoire de la chair, qui agit à l’insu de l’être qu’elle domine. Ily avait un peu du souvenir de toutes les caresses données et reçuesdepuis la nuit de Folkestone, dans ce désir de constaterl’existence réelle de l’homme haï et d’en repaître ses regards.Cela devint quelque chose de si âpre et de si cuisant, qu’aprèsavoir lutté longtemps, et avec la sensation qu’il se diminuaitétrangement, Hubert n’y put résister; et voici quel procédé presqueenfantin il employa pour réaliser son singulier désir : il calculaque La Croix-Firmin devait appartenir à un cercle à la mode, et ileut tôt fait de découvrir son nom et son adresse dans l’annuaired’un club élégant. C’est à ce club qu’il recourut pour savoir si lepersonnage était à Paris. La réponse fut affirmative. Hubert fit lareconnaissance de la rue de La Pérouse, au numéro 14 terde laquelle habitait son rival, et il se convainquit aussitôt qu’ense tenant sur le trottoir d’une des places que coupe cette rue ilpourrait surveiller la maison, un hôtel à deux étages qui necontenait certainement qu’un très petit nombre de locataires. Ils’était dit qu’il se posterait là un matin : il attendrait jusqu’aumoment où il verrait sortir un homme qui lui parût être celui qu’ilcherchait; il questionnerait alors le concierge, sous un prétextequelconque, et il serait sans doute renseigné. C’était un moyend’une simplicité primitive, dans lequel tous ceux dont la jeunessea nourri un culte passionné pour quelque écrivain célèbreretrouveront la naïveté des ruses employées afin de voir leur grandhomme. Si ce plan échouait, Hubert se réservait de s’adresser à unedes personnes qu’il connaissait parmi les membres du cercle ;mais sa répugnance était grande à une telle démarche… Il était donclà, par un matin froid de décembre, dès neuf heures. Le temps étaitsec et clair, le ciel d’un bleu pâle, et ce quartier à demiélégant, à demi exotique, traversé par son peuple de fournisseurset de palefreniers. De la maison qu’il examinait, Hubert vit sortirsuccessivement des domestiques, une vieille dame, un petit garçonsuivi d’un abbé, puis enfin, sur les onze heures et demie, un hommeencore jeune, de taille moyenne, élégant de tournure, mince etrobuste dans son pardessus doublé de loutre. Cet homme achevait deboutonner son collet en se dirigeant droit du côté d’Hubert. Cedernier s’avança aussi et frôla l’inconnu. Il vit un profil un peulourd, des moustaches de la couleur de l’or bruni et, dans un teintque le saisissement du froid colorait déjà, un œil légèrementbridé, l’œil d’un viveur qui s’est couché trop tard, après une nuitpassée au jeu ou ailleurs. Un serrement de cœur inexprimableprécipita l’amant jaloux vers l’hôtel.

– «M. de La Croix-Firmin? »demanda-t-il.

– « M. le comte n’est pas à la maison, »répondit le concierge.

– « II m’avait cependant donnérendez-vous à onze heures et demie, et je suis exact, » fit Huberten tirant sa montre. « Y a-t-il longtemps qu’il est sorti?»

– « Mais Monsieur aurait dû rencontrerM. le comte. M. le comte était là voici cinq minutes; il n’a pasdétourné la rue. »

Hubert savait ce qu’il voulait savoir.Il se précipita du côté où il avait croisé La Croix-Firmin, et,après quelques pas, il l’aperçut de nouveau qui se préparait àprendre le trottoir de l’avenue du côté de l’Arc-de-Triomphe.C’était donc lui. Hubert le suivait d’un peu loin, lentement, et leregardait avec une sorte d’angoisse dévorante. Il le voyait marcherd’une jolie manière, avec une souplesse tout ensemble robuste etfine. Il se rappelait ce qui s’était passé à Trouville, et chacundes mouvements de La Croix-Firmin ravivait la vision physique.Hubert se comparait mentalement, frêle et mince comme il était, àce solide et fier garçon, qui, plus haut que lui de la moitié de latête, s’en allait ainsi, tenant sa canne à la façon anglaise, parle milieu et à quelque distance de son corps, sous le joli ciel dece matin d’hiver, d’un pas qui disait la certitude de la force. Lacomparaison expliquait trop bien les causes déterminantes de lafaute de Thérèse, et pour la première fois le jeune homme lesaperçut, ces causes meurtrières, dans leur brutalité vraie. « Ah!le pourquoi? le pourquoi? Mais le voilà! » songeait-il enconsidérant avec une envie douloureuse cet être si animalementénergique. Cette première émotion fut trop amère, et le misérableenfant allait renoncer à sa poursuite, lorsqu’il vit LaCroix-Firmin monter dans un fiacre. Il en héla unlui-même.

– « Suivez cette voiture, » fit-il aucocher.

L’idée que son ennemi allait chezThérèse venait de rendre à Hubert sa frénésie. Il se penchait detemps à autre à la portière de son coupé de rencontre, et il yvoyait rouler celui qui emportait son rival. C’était un fiacre decouleur jaune, qui descendit les Champs-Elysées, suivit la rueRoyale, s’engagea dans la rue Saint-Honoré, puis s’arrêta devant lecafé Voisin. La Croix-Firmin allait tout simplement déjeuner.Hubert ne put s’empêcher de sourire du piteux résultat de sacuriosité. Machinalement, il entra, lui aussi, dans le restaurant.Le jeune comte était assis déjà devant une table, avec deux amisqui l’avaient attendu. A une autre extrémité de la salle, une seuletable était libre, à laquelle Hubert prit place. Il pouvait de là,non pas entendre la conversation des trois convives, – le bruit durestaurant était trop fort, – mais étudier la physionomie del’homme qu’il détestait. Il commanda au hasard son propre repas ets’abîma dans une sorte d’analyse que connaissent bien lesobservateurs de goût et de profession, ceux qui entrent dans unthéâtre, un estaminet, un wagon, avec le seul désir de voirfonctionner des physiologies humaines, de suivre dans des gestes etdes regards, dans des bruits de souffle et dans des attitudes, lesinstinctives manifestations des tempéraments. Par instant, un éclatde voix apportait à Hubert quelque lambeau de phrase. Il n’yprenait pas garde, abîmé dans la contemplation de l’homme lui-même,qu’il voyait presque en face, avec ses yeux hardis, son cou un peucourt, ses fortes mâchoires. La Croix-Firmin était entré le teintbattu et couperosé ; mais, dès la première moitié du déjeuner,le travail de la digestion commença de lui pousser à la face unafflux de sang. Il mangeait posément et beaucoup, avec une lenteurpuissante. Il riait haut. Ses mains, qui tenaient la fourchette etle couteau, étaient fortes et montraient chacune deux bagues. Surson front, que des boucles courtes découvraient dans sonétroitesse, jamais une flamme de pensée n’avait brillé. Celafaisait un ensemble qui, même au regard hostile d’Hubert, nemanquait pas d’une beauté mâle et saine; mais c’était la beautébrutale d’un être de chair et de sang, sur le compte duquel ilétait impossible qu’une personne délicate se fît illusion uneheure. Dire d’une femme qu’elle s’était donnée à cet homme, c’étaitdire qu’elle avait cédé à un instinct d’un ordre tout physique.Plus Hubert s’identifiait à ce tempérament par l’observation, pluscela lui devenait évident. Il interprétait la nature de Thérèse àcette minute mieux qu’il ne l’avait jamais fait. Il en saisissaitl’ambiguïté avec une certitude affreuse ; et c’est alors ques’éleva dans son cœur le plus triste, mais aussi le plus noble dessentiments qu’il eût éprouvés depuis son aventure, le seul qui fûtvraiment digne de ce qu’avait été autrefois son âme, celui parlequel l’homme trouve encore, devant les perfidies de la femme, dequoi ne pas se perdre tout à fait le cœur : – la pitié. Unattendrissement, d’une amertume à la fois et d’une mélancolieinfinies, l’envahit à l’idée que la créature charmante qu’il avaitconnue, sa chère silencieuse, comme il l’appelait, celle quis’était montrée si délicatement fine dans l’art de lui plaire, sefût livrée aux caresses de cet homme. Il se rappela tout d’un couples larmes de la nuit de Folkestone, les larmes aussi de ladernière entrevue; et comme s’il en eût enfin compris le sens, ilne trouva plus en lui-même qu’un seul mot, qu’il prononça tout basdans cette salle de restaurant emplie de la fumée des cigares, puistout haut sous les arbres défeuillés des Tuileries, puis dans lasolitude de la chambre de la rue Vaneau, – un seul mot, mais remplide la perception des fatalités avilissantes de la vie : « Quellemisère! mon Dieu, quelle misère ! »

 

Chapitre 11DU CŒUR AUX SENS

   Que faisait Thérèse tandisqu’il souffrait ainsi, et pourquoi ne lui donnait-elle aucun signede son existence? Quoique le jeune homme se fût interdit de penserà elle, il y pensait cependant, et cette question venait ajouterune inquiétude à ses autres angoisses. Des hypothèsescontradictoires lui traversaient l’esprit tour à tour. Thérèseétait-elle malade de remords? Avait-elle cessé de l’aimer?Avait-elle repris La Croix-Firmin comme amant? Suivait-elle unenouvelle intrigue? Tout semblait possible à Hubert, le pire commele meilleur, de la part de cette femme qu’il avait pu connaître siétrangement capable de délicatesse et de libertinage, de perfidieet de noblesse. Il constatait alors, à la brûlure de cœur que luidonnaient certaines de ses hypothèses, par quelles fibres vivantesil tenait à cet être dont il se voulait détaché. Il était sur lepoint de faire quelque démarche pour apprendre du moins quellesétaient ses dispositions d’âme, à elle, en ce moment. Puis il seméprisait de cette faiblesse, et, pour se réconforter, il serépétait quelques vers qui correspondaient à son état d’esprit. Illes avait trouvés, étrange ironie de la destinée qu’il nesoupçonnait pas, dans l’unique recueil de poésies de Jacques Molan.Ce volume, réimprimé depuis que les romans de high life dupoète l’avaient rendu célèbre, s’appelait d’un titre qui, à luiseul, révélait la jeunesse : les Premières Fiertés. Hubertavait dîné avec l’écrivain chez Mme de Sauve, sans se douter que lapauvre femme éprouvait un frisson d’horreur, ainsi contrainte parson mari de recevoir à sa table l’amant qu’elle idolâtrait et celuiavec qui elle avait rompu. Molan avait causé avec esprit cesoir-là, et c’est à la suite de ce dîner que le jeune homme, parune curiosité très naturelle, avait pris chez un libraire le livrede vers. Le poème qui lui plaisait aujourd’hui était un sonnet,assez prétentieusement appelé Cruauté tendre :

Tais-toi, mon cœur! Orgueil féroce,parle, toi!

Dis-moi qu’où j’ai passé je dois seulrester maître

Et ne point pardonner qui m’osaméconnaître

Jusqu’à dormir au lit d’un autre, étantà moi.

Du moins je l’aurai vue, aussi muetqu’un roi,

Se traîner à mes pieds et, du fond deson être.

Pleurer, chercher mes yeux, où j’ai pune rien mettre;

Et je m’en suis allé sans avoir ditpourquoi.

Elle ne savait pas qu’à l’heure où,comme folle,

Plaintive, elle implorait une seuleparole,

Je souffrais autant qu’elle, et que jel’adorais.

L’homme outragé n’a rien de mieux que lesilence,

Car se venger est un aveu des mauxsecrets,

Et je veux qu’on me croie au-dessus del’offense.

– « Oui, » se disait Hubert, « il araison : – le silence… « Ces vers le remuaient, enfantinement,comme il arrive aux lecteurs ordinaires qui demandent à une œuvrede poésie seulement d’aviver ou d’apaiser la plaie intérieure. « Lesilence… » reprenait-il. « Est-ce qu’on parle à une morte? Hébien ! Thérèse est une morte pour moi. »

En s’exprimant ainsi dans la solitairechambre de travail où il passait maintenant presque toutes sesjournées, Hubert n’avait plus de rancune contre sa maîtresse. Commeaucun fait récent ne venait susciter en lui des sentimentsnouveaux, les anciens reparaissaient, ceux d’avant la trahison. Cesimages de ses souvenirs abondaient en lui sans qu’il les chassât,et, petit à petit, sous cette influence, sa colère devenait quelquechose d’abstrait et de rationnel, si l’on peut dire, de convenu àses yeux. En réalité, il n’avait jamais autant aimé cette femme quedans ces heures où il se croyait sûr de ne plus la revoir. Ill’aimait comme une morte, en effet; mais qui ne sait que ce sont làles plus indestructibles, les plus frénétiques tendresses? Quandl’irrévocable séparation n’a pas pour premier résultat de tuerl’amour, elle l’exalte, au contraire, d’une façon étrange.Impossible à étreindre, si présente et si lointaine, la vague formedu fantôme désiré flotte devant notre regard, avec sa beauté que lavie ne détruira plus, et notre âme s’en va vers lui, tristement,passionnément. La durée des jours s’abolit. La douceur du passéreflue tout entière en nous. Et alors commence un enchantementrétrospectif et singulier, qui est comme l’hallucination du cœur.Thérèse de Sauve eût été une femme ensevelie, cousue dans lelinceul, couchée dans la froideur du caveau funèbre et pourtoujours, qu’Hubert ne se serait pas abandonné davantage auxdangereux endolorissements de sa mémoire, à la folle ardeur del’amour sans espérance, sans désir, tout fait de l’extase de ce quifut une fois, – de ce qui ne saurait plus être jamais. Heure parheure, au moyen des billets qu’il avait gardés d’elle et qu’ilrelisait jusqu’à en savoir par cœur chaque mot, il reconstituaitles délicieux mois de son ivresse finie. Thérèse avait l’habitudede ne jamais dater ses lettres et d’écrire simplement en tête lenom du jour : « ce jeudi… ce vendredi… ce samedi… » Hubertretrouvait le quantième du mois au timbre de la poste, grâce ausoin pieux qu’il avait eu de conserver toutes les enveloppes, pourl’enfantine raison qu’il n’aurait pas détruit, sans douleur, uneligne de cette écriture. Il n’avait pu, après tant et tant desemaines, se blaser sur l’émotion que lui procurait la vue deslettres de son nom tracées de la main de Thérèse. – Oui, heure parheure, il revivait sa vie vécue déjà. Le charme des minutesécoulées se représentait, si complet, si ravissant, sinavrant ! Cela s’en était allé comme tout s’en va, et le jeunehomme en arrivait à ne plus se révolter contre l’énigme dont ilétait victime. A la notion chrétienne de responsabilité succédaiten lui un obscur fatalisme. La fin de son bonheur s’expliquaitmaintenant à ses yeux par l’inévitable misère humaine. Il absolvaitpresque son fantôme d’une faute qui lui semblait tenir à desfatalités naturelles ; puis il se prenait à songer que cefantôme était non pas celui d’une femme morte, aux yeux clos, à lapoitrine immobile, à la bouche fermée, mais une créature vivante,de qui les paupières battaient, de qui le cœur palpitait, de qui labouche s’ouvrait, fraîche et tiède; et, malgré lui, tourmenté paril ne savait quel obscur désir, il se surprenait à murmurer : « Quefait-elle? »

Que faisait donc Thérèse, et commentn’avait-elle tenté aucun effort pour revoir celui qu’elle aimait?Quelles idées, quelles sensations avait-elle traversées depuis laterrible scène qui l’avait séparée d’Hubert? Pour elle aussi lesjournées avaient succédé aux journées; mais tandis que le jeunehomme, en proie à une métamorphose d’âme provoquée par la plusinattendue et la plus tragique déception, les laissait s’en aller,ces journées, rapides et brûlantes, passant d’une extrémité àl’autre de l’univers du sentiment, – elle, la coupable ; elle,la vaincue, s’absorbait en une pensée unique. En cela pareille àtoutes les femmes qui aiment, elle aurait donné les gouttes de sonsang, les unes après les autres, pour guérir la douleur qu’elleavait causée à son amant. Ce n’est pas que les détails visibles deson existence fussent modifiés. Sauf la première semaine, durantlaquelle une continue et lancinante migraine l’avait, pour ainsidire, terrassée, contre-coup peut-être salutaire de tant d’émotionsressenties, elle avait repris son métier de femme à la mode, sontrain accoutumé de courses et de visites, de grands dîners et deréceptions, de séances au théâtre ou dans les soirées. Mais cemouvement extérieur n’a jamais plus empêché le rêve que ne fait letravail de l’aiguille à tapisserie. Chose étrange au premier abord: il s’était produit dans cette âme, après l’explication del’avenue Friedland, une détente à demi apaisée, tout simplementparce que l’aveu volontaire avait, comme toujours, diminué leremords. C’est sur cette loi inexpliquée de notre conscience que lafine psychologie de l’Église catholique a fondé le principe de laconfession. Si Thérèse ne se pardonnait pas tout à fait sa faute,du moins, en y songeant, n’avait-elle plus à subir la vision d’unebassesse absolue. L’idée d’une certaine hauteur morale s’y trouvaitassociée et l’ennoblissait elle-même à ses propres yeux. Ce sommeilde ses remords la rendait libre de s’abîmer dans le souvenird’Hubert. Elle vivait maintenant dans une mortelle inquiétude à sonendroit, dominée par le fixe désir de le revoir, non qu’elleespérât obtenir de lui son pardon ; mais elle savait qu’ilétait malheureux, et elle sentait un tel amour en son être pour cetenfant blessé par elle, qu’elle trouverait bien le moyen de panser,de fermer cette plaie. Comment? Elle n’aurait su le dire; mais iln’était pas possible qu’une telle tendresse, et si profondémentrepentante, fût inefficace. En tout cas, il fallait qu’elle montrâtdu moins à Hubert l’étendue de la passion qu’elle ressentait pourlui. Est-ce que cela ne le toucherait pas, ne le pénétrerait pas,ne l’arracherait pas au désespoir? Maintenant qu’elle ne setrouvait plus sous l’accablement immédiat de son infidélité, ellene la jugeait pas du point de vue essentiellement masculin,c’est-à-dire comme quelque chose d’absolu et d’irréparable. Chez lafemme, créature beaucoup plus instinctive que nous autres hommes,beaucoup plus voisine de la nature, les puissances de renouveausont beaucoup plus intactes. Une femme trompée pardonne, pourvuqu’elle se sente aimée, et une femme qui a trompé ne comprend guèrequ’on ne lui pardonne pas. La faute commise, c’est une idée, uneombre, une chimère. L’amour éprouvé, c’est un fait, une réalité.Thérèse était donc sortie entièrement de la période de dépressionmorale dont son aveu avait marqué l’extrême limite. Certes, elle neregrettait pas cet aveu, ainsi que tant d’autres femmes eussentfait dans des circonstances semblables; mais elle désirait, elleespérait, elle voulait que cet aveu n’eût pas marqué la fin de sonbonheur, car, après tout, elle aimait, et elle étaitaimée.

Cependant son désir ne l’aveuglait pasau point de lui faire oublier ce qu’elle savait du caractère de sonami. Fier et pur comme elle le connaissait, que ce rapprochementétait difficile ! Et d’ailleurs quels moyens employer pour setrouver avec lui, ne fut-ce qu’une heure? Écrire? elle le fit, nonpas une fois, mais dix. La lettre cachetée, elle la jetait dans untiroir et ne l’envoyait point. D’abord aucune phrase ne luiparaissait suffisamment câline et humble, enlaçante et tendre. Puiselle appréhendait avec épouvante qu’Hubert n’ouvrit même pasl’enveloppe et qu’il la lui retournât sans répondre. Le retrouver àun dîner, dans une visite? Elle redoutait un tel hasardaffreusement. De quel cœur supporter son regard, qui serait cruel,et qu’elle ne pourrait même pas essayer de désarmer? Aller rueVaneau et obtenir de lui un entretien? Elle savait trop que cen’était pas possible. Lui faire parler? Par qui? La seule personnequ’elle eût mise dans la confidence de son amour était l’amie deprovince qu’elle avait chargée de jeter ses lettres à la poste pourson mari, tandis qu’elle-même était à Folkestone. Parmi tous leshommes qu’elle rencontrait dans le monde, celui qui était assezdans l’intimité d’Hubert pour servir de messager dans une pareilleambassade était aussi celui dans lequel son instinct de femme luimontrait l’auteur probable de l’indiscrétion qui l’avait perdue,George Liauran. Elle était liée des mille menus fils que la sociétéattache aux membres de ses esclaves. Quelles misérables,   mais aussi quelles imbrisables étreintes !

Elle finit, sanscalcul et en obéissant aux impulsions de son propre cœur, partrouver un moyen qui lui parut presque infaillible pour arriver àune explication. Elle éprouva un irrésistible besoin de se rendreau petit appartement de l’avenue Friedland, et elle se ditqu’Hubert ressentirait, tôt ou tard, ce besoin comme elle. Ilfallait, de toute nécessité, qu’elle se rencontrât face à face aveclui à une de ces visites. Sous l’influence de cette idée, ellecommença de faire de longues séances solitaires dans cerez-de-chaussée dont chaque recoin lui parlait de son bonheurperdu. La première fois qu’elle y vint ainsi, l’heure qu’elle passaparmi ces meubles fut pour elle le principe d’une émotion siintolérable qu’elle faillit retomber dans l’excès de son premierdésespoir. Elle y revint cependant, et, peu à peu, ce lui fut uneétrange douceur que d’accomplir presque chaque jour ce pèlerinaged’amour. Le concierge allumait le feu; elle laissait la flammeéclairer le petit salon d’une lueur vacillante qui luttait contrel’envahissement du crépuscule ; elle se couchait sur le divan,et c’était pour elle une sensation à la fois torturante etdélicieuse, toute mélangée d’attente, de mélancolie et desouvenirs. A chaque fois, elle avait soin de demander d’abord :«Monsieur est-il venu? » et la réponse négative lui rendaitl’espoir que le hasard ferait coïncider la visite du jeune hommeavec la sienne. Elle épiait le plus léger bruit, le cœur battant.L’ombre noyait autour d’elle les objets que la flambée du foyer necolorait pas. L’appartement était parfumé de l’exhalaison desfleurs dont elle parait elle-même les vases et les coupes, et, tourà tour, elle redoutait, elle souhaitait l’entrée d’Hubert. Luipardonnerait-il? La repousserait-il? Et enfin elle devait quittercet asile de son suprême espoir, et elle s’en allait, la voilettebaissée, l’âme noyée de la même tristesse que jadis, lorsqu’ellesentait encore les baisers d’Hubert sur ses lèvres, épouvantée etconsolée au même moment par cette idée : « Quand le reverrai-je?…Sera-ce demain?.. »

Un après-midiqu’elle était ainsi étendue sur le divan et abîmée parmi sessonges, il lui sembla entendre qu’une clef tournait dans la serrurede la porte d’entrée. Elle se redressa soudain avec une palpitationaffolée du cœur… Oui, la porte s’ouvrait, se refermait. Un pasrésonnait dans l’antichambre. Une main ouvrait la seconde porte.Elle se renversa de nouveau sur les coussins du divan, incapable desupporter l’approche de ce qu’elle avait tant espéré, trouvantainsi, à force de sincérité, l’attitude vaincue que la plusraffinée coquetterie aurait choisie, celle qui pouvait agir avec leplus de force sur son amant, – si c’était lui?… Mais quel autrepouvait venir, et ne reconnaissait-elle point son pas? Oui, c’étaitbien Hubert qui entrait à cette minute. Depuis leur rupture, ilavait désiré souvent, lui aussi, retourner dans le petitrez-de-chaussée dont la pendule lui avait sonné de si doucesheures, -cette pendule sur laquelle Thérèse jetait gracieusement ladentelle noire de sa seconde voilette, – « pour mieux endormir letemps, » disait-elle. Puis il n’avait pas osé. Les trop cherssouvenirs rendent timide. On a peur à la fois, en y touchant ànouveau, de trop sentir et de sentir trop peu. Cet après-midi,cependant, – était-ce l’influence du ciel brouillé d’hiver et deson ensorcelante mélancolie? était-ce la lecture, faite la veille,d’un des plus adorables billets de Thérèse, daté précisément dumême jour, à une année de distance? – Hubert s’était trouvé, sans yavoir pensé, sur le chemin de l’avenue Friedland. Il avait suivi,pour s’y rendre, un lacis de rues détournées, machinalement, commeil faisait jadis, afin d’éviter les espions. Quel besoin de cesruses naïves aujourd’hui? Et le contraste lui avait serré le cœur.Sur sa route, il dut passer devant un bureau télégraphique danslequel il entrait autrefois, au sortir de ces rendez-vous, afin deprolonger leur volupté en écrivant à Thérèse un billet qui lasurprît à peine revenue chez elle, – écho étouffé, lointain et sitendre, des soupirs enivrés du jour! Il vit la porte du bureau, sacouleur sombre, son inscription, l’ouverture de la boîte réservéeaux cartes-télégrammes, et il manqua de défaillir. Mais déjà ilsuivait le trottoir de la fatale avenue, il apercevait la maison,les persiennes closes sur le devant du rez-de-chaussée, l’alléecommandée par la porte cochère. Que devint-il lorsque le concierge,après lui avoir demandé si «  Monsieur avait fait un bonvoyage » , ajouta de son accent haïssable d’obséquiosité : « Madameest là… » ? Il n’avait pas encore pris la clef dans sa pochelorsque cette nouvelle, peut-être moins inattendue qu’il ne voulaitse l’avouer, le frappa comme un coup droit, en pleine poitrine. Quefaire? La dignité lui ordonnait de s’en aller tout de suite. Maisle désir inconscient et profond qu’il avait de revoir Thérèse luisuggéra un de ces sophismes grâce auxquels nous trouvons toujoursle moyen de préférer avec notre raison ce que nous désirons le plusavec notre instinct. « Si je n’entre pas, » se dit-il en regardantdu côté de la loge, « ce dangereux drôle comprendra qu’elle et moi,nous sommes brouillés. Il est capable de pousser l’effronteriejusqu’à parler à Thérèse de ma visite interrompue… Je dois àcelle-ci de lui épargner cette humiliation, et, d’ailleurs, il fautrégler cette question de l’appartement une fois pour toutes… Je neserai donc jamais un homme?… » C’est à cette minute, et aprèsl’éclair de ce raisonnement subit, qu’il ouvrit la porte, serendant bien compte qu’il y avait dans la pièce voisine unecréature que ce simple bruit bouleversait depuis les piedsjusqu’aux cheveux. Il les avait réchauffés de tant de baisers, cespieds fins, et si souvent maniés, ces longs cheveux noirs !«Si elle est venue, c’est qu’elle m’aime encore… » Cette idée leremuait malgré lui, et il tremblait lorsqu’il pénétra dans lesalon, où l’agonie du crépuscule luttait contre les flammes dufoyer. Il fut surpris par l’arôme caressant des fleurs posées dansles vases de la cheminée, auquel se mêlait la senteur d’un parfumqu’il connaissait trop. Il vit sur le divan, au fond de la chambre,la forme prostrée d’un corps, puis le mouvement d’un buste, lapâleur d’un visage, et il se trouva face à face avec Thérèse,maintenant assise et qui le regardait. Leur silence, à tous deux,était tel qu’il entendait les coups secs de son propre cœur et lesouffle de cette femme, évidemment perdue d’émotion. Cette présencede sa maîtresse lui avait du coup rendu sa colère nerveuse. Cequ’il sentait à ce moment, c’était l’affreux besoin de brutaliserla femme, l’être de ruse et de mensonge, qui s’empare de l’homme,être de force et de férocité, chaque fois que la jalousie physiqueréveille en lui le mâle primitif placé vis-à-vis de la femelle dansla vérité de la nature. A une certaine profondeur, toutes lesdifférences des éducations et des caractères s’abolissent devantles nécessités inévitables des lois du sexe.

Ce fut Thérèse qui rompit la première lesilence. Elle comprenait trop bien la gravité de l’explication quiallait suivre, pour que ses plus intimes facultés de finesseféminine ne fussent pas mises en jeu. Elle aimait Hubert, à cetteseconde, aussi passionnément qu’au jour où elle s’était confessée àlui de son inexplicable faute ; mais elle était maîtressed’elle-même à présent, et elle pouvait mesurer la portée de sesparoles. D’ailleurs, elle n’avait pas de comédie à jouer. Il luisuffisait de se montrer telle qu’elle était, dans l’humilitéinfinie de la plus repentante des tendresses, et ce fut d’une voixpresque basse qu’elle commença de parler, du coin d’ombre où ellese sentait assise.

– « Je vous demande pardon de me trouverici, » dit-elle; «je vais partir. En me permettant de venir danscet appartement, quelquefois, toute seule, je n’ai cru rien fairequi vous déplût… C’était un pèlerinage vers ce qui a été l’uniquebonheur de ma vie, mais je ne le recommencerai plus, je vous lepromets… »

– « C’est à moi de me retirer, madame, »répondit Hubert, que le son de cette voix troublait d’une émotionimpossible à définir. «  Elle est venue plusieurs fois, »songea-t-il, et cette idée l’irritait, comme il arrive quand on neveut pas s’abandonner à une sensation tendre.

– «J’avoue, »continua-t-il tout haut, « que je ne m’attendais pas à vous revoirici après ce qui s’est passé. Il me semblait que vous deviez fuircertains souvenirs plutôt que de les rechercher… »

– « Ne me parlez pas avec dureté, »reprit-elle avec plus de douceur encore. « Mais pourquoi meparleriez-vous autrement?» ajouta-t-elle d’un ton mélancolique. «Je ne peux pas me justifier à vos yeux. Réfléchissez pourtant que,si je n’avais pas tenu, comme j’y tenais, à la beauté du sentimentqui nous a unis, je n’aurais pas été sincère avec vous comme jel’ai été. Hélas! c’est que je vous aimais comme je vous aime, commeje vous aimerai toujours. »

– « N’employez pas le mot d’amour, »répliqua Hubert, « vous n’en avez plus le droit »

– « Ah ! » répondit-elle avec uneexaltation grandissante, « vous ne pouvez pas m’empêcher de sentir.Oui ! Hubert, je vous aime, et si je n’ai plus d’espoir quecet amour soit partagé, il n’en est pas moins vivant ici ! »et elle se frappa la poitrine. « Et il faut que vous le sachiez, »continua-t-elle, « c’est ma seule consolation dans le plus completmalheur, de penser que j’aurai pu vous dire une dernière fois ceque je vous ai tant dit en des jours heureux : je vous aime. Nevoyez pas là un rêve de pardon; je n’essayerai pas de vous fléchiret vous ne me condamnerez jamais autant que je me condamne. Mais iln’en est pas moins vrai que je vous aime – plus que jamais.»

– « Hé bien ! » reprit Hubert, «cet amour sera la seule vengeance que je veuille tirer de vous…Sachez-le donc, cet homme que vous aimez, vous lui avez faitsupporter un martyre à ne pas y survivre ; vous lui avezdéchiré le cœur, vous avez été son bourreau, bourreau de toutes lesheures, de toutes les minutes… Il n’y a plus en moi qu’une plaie,et c’est vous, vous qui l’avez ouverte… Je ne crois plus à rien, jen’espère plus rien, et c’est vous qui en êtes la cause… Et celadurera longtemps, longtemps, et tous les matins il faudra que vousvous disiez et tous les soirs : Celui que j’aime est dans l’agonie,et c’est moi qui le tue… » Et il continuait, soulageant son âme desa douleur de tant de jours avec tout ce que la colère luifournissait de paroles cruelles pour cette femme, qui l’écoutaitles paupières baissées, le visage décomposé, effrayante de pâleurdans l’ombre où résonnait cette voix pour elle terrible. Ne luiinfligeait-il pas, rien qu’en obéissant à sa passion, le plustorturant des supplices : celui de saigner devant elle d’uneblessure qu’elle lui avait faite et qu’elle ne pouvaitguérir ?

– « Frappez-moi ! » répondit-ellesimplement, «j’ai tout mérité. »

– « Ce sont là des phrases, » dit Hubertaprès un nouveau silence, durant lequel il avait marché d’un bout àl’autre de la pièce pour user sa fureur. « Venons aux faits. Ilfaut que cette entrevue ait une conclusion pratique. Nous devonsnous revoir dans le monde et chez vous. Mon absence des maisons oùje vous ai connue ne peut plus s’expliquer, comme je l’aiexpliquée, par un petit voyage. Ai-je besoin de vous dire que je meconduirai comme un honnête homme et que personne ne soupçonnerarien de ce qui a pu se passer entre nous? Il reste la question decet appartement. Je vais écrire à Deroy pour le prévenir que je n’yviendrai plus. Il est inutile que nous nous retrouvions ici. Nousn’avons plus rien à nous dire. »

– « Vous avez raison, » fit Thérèse d’unaccent brisé; puis, comme prenant une résolution suprême, elle seleva. Elle passa ses deux mains sur ses yeux, et, détachant de sonpoignet le bracelet auquel était appendue la petite clef, elletendit ce bijou à Hubert sans prononcer une parole. Il prit lachaînette d’or, et ses doigts rencontrèrent ceux de la jeune femme.Ni l’un ni l’autre ne retira sa main. Ils se regardèrent, et il lavit bien en face pour la première fois depuis son entrée dansl’appartement. Elle était à cet instant d’une beauté sublime. Sabouche s’entr’ouvrait comme si la respiration lui eût manqué, sesyeux étaient chargés de langueur, ses doigts pressèrent les doigtsde son amant d’une caresse lente, et une flamme subtile courutsoudain en lui. Comme pris d’ivresse, il se rapprocha d’elle et laprit dans ses bras en lui donnant un baiser. Elle défaillit, et ilss’étreignirent d’une de ces étreintes affolées et silencieuses danslesquelles se fondent toutes les rancunes, justes et injustes, maisaussi toutes les dignités. Ce sont des minutes où ni l’homme ni lafemme ne prononcent le mot : je t’aime, comme s’ils éprouvaient queces égarements-là n’ont, en effet, plus rien de commun avecl’amour.

Quand ils reprirentleurs sens, et qu’ils se retrouvèrent l’un auprès de l’autre sur ledivan, elle le regarda. Elle tremblait de le voir céder àl’horrible mouvement familier aux hommes au sortir de chutespareilles, et qui les pousse à punir leur propre faiblesse sur leurcomplice, en l’accablant de mépris. Si Hubert fut saisi d’unfrisson de révolte, il eut du moins la générosité d’en épargner lavue à Thérèse; et alors, d’une voix que la crainte rendait sicaptivante : « Ah ! mon Hubert, » disait-elle, « je t’ai doncde nouveau à moi… Si tu savais! Je n’aurais pas survécu à notreséparation. J’en serais morte; je t’aime trop… Je serai si douce,si douce pour toi, je te rendrai si heureux… Mais ne me quitte pas.Si tu ne m’aimes plus, laisse-moi t’aimer. Prends-moi, renvoie-moi,au gré de ton caprice. Je suis ton esclave, ta chose, ton bien.Ah ! si je pouvais mourir maintenant!… » Et elle couvrait levisage amaigri du jeune homme de baisers passionnés. Lui cependantrestait immobile, la bouche et les yeux clos, et il songeait où ilen était tombé. Maintenant que l’ivresse était dissipée, il pouvaitcomparer ce qu’il venait de ressentir à ce qu’il avait ressentiautrefois. Le symbole du changement accompli était dans lecontraste entre la brutalité de ce plaisir, pris ainsi, sur cedivan, et la divine pudeur des anciens jours. Il n’avait pointpardonné à Thérèse, et il n’avait pu lui résister; mais, par celamême, il avait à jamais perdu le droit de lui reprocher satrahison. Et puis, l’aurait-il eu de nouveau, ce droit, comment enuser? Il y avait dans les caresses de cette femme un ensorcellementtrop fort. Il devina qu’il allait le subir à partir de ce jour, etque c’en était fait de son rêve. Il avait aimé cette femme du plussublime amour; elle le tenait maintenant par ce qu’il y avait deplus obscur et de moins noble en lui. Quelque chose était mort danssa vie morale, qu’il ne devait plus jamais retrouver. C’était un deces naufrages d’âme que ceux qui les subissent sententirrémédiables. Il avait cessé de s’estimer, après avoir cesséd’estimer sa maîtresse. La Dalila éternelle avait une fois de plusaccompli son œuvre, et, comme les lèvres de la femme étaientfrémissantes et caressantes, il lui rendit ses baisers.

 

Chapitre 12COMME LES AUTRES

Quinze jours environ après cette scène,Hubert avait recommencé de dîner en ville et de sortir presque tousles soirs, à la grande stupeur de sa mère, qui, après s’être tuedevant un chagrin sur lequel elle était impuissante, rencontraitmaintenant chez son fils un air de fièvre enivrée quil’épouvantait. Elle ne put s’empêcher de s’ouvrir de cet étonnementà George Liauran, un soir que ce dernier était venu, comme decoutume, prendre sa place dans le petit salon témoin de tantd’agonies de la pauvre femme. Le vent soufflait au dehors, commedans la nuit où le général Scilly avait commencé de songer aumalheur de ses amies ; et le vieux soldat, qui était, luiaussi, sur son fauteuil ordinaire, ne put s’empêcher de constatercombien ces quelques mois avaient produit de ravages sur les deuxveuves.

– « Je n’y comprendsrien, » répondit George à l’interrogation de sa cousine. « Hubertet moi, nous n’avons pas eu d’entretien. Il est certain que sondésespoir est inexplicable, s’il n’a pas cru à la faute, de Mme deSauve, et il est certain qu’il est de nouveau au mieux avec elle.»

– « Après ce qu’il sait? » dit le comte.« Il n’est pas fier. »

– « Que voulez-vous? » reprit George. «Il est comme les autres… »

Mme Liauran, couchée sur sa chaiselongue, tenait la main de Mme Castel, tandis que son cousinprononçait cette parole, dont il ne mesurait pas la portée. Lesdoigts de la mère et ceux de la vieille grand’mère échangèrent unepression par laquelle les deux femmes se dirent l’une à l’autre lasouffrance dont ni l’une ni l’autre ne devaient jamais guérir.Elles n’avaient pas élevé leur enfant pour qu’il devint commeles autres. Elles entrevoyaient la métamorphose inévitable quiallait s’accomplir dans leur Hubert, à présent… Hélas ! C’estune profonde vérité, que « l’homme est tel que son amour» ;mais cet amour, pourquoi et d’où nous vient-il? Question sansréponse, et, -comme la trahison de la femme, comme la faiblesse del’homme, comme le duel de la chair et de l’esprit, comme la viemême, dans ce ténébreux univers de la chute, – cruelle, cruelleénigme!

Londres, juillet-septembre1884.

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Tags: Paul Bourget