Cruelle Énigme

Cruelle Énigme

de Paul Bourget

À  HENRYJAMES

 

Permettez-moi, mon cher Henry James, de placer votre nom à la première page de ce livre, en souvenir du temps où je commençai à l’écrire, qui fut le temps aussi où nous nous sommes connus. Dans nos conversations de l’été dernier, en Angleterre, prolongées tantôt à une des tables de l’hospitalier Athenœum-club, tantôt sous les ombrages des arbres de quelque vaste parc, tantôt sur cette esplanade de Douvres, retentissante du fracas des lames, nous avons souvent discuté au sujet de cet art du roman, le plus moderne de tous,parce qu’il est le plus souple, le plus capable de s’accommoder aux nécessités variées de chaque nature humaine. Nous tombions d’accord que les lois imposées au romancier par les diverses esthétiques se ramènent en définitive à une seule : donner une impression personnelle de la Vie. Trouverez-vous cette impression-là dans Cruelle Énigme? Je le souhaite, afin que cette œuvre soit vraiment digne de vous être offerte, à vous dont j’ai pu apprécier,comme lecteur, le rare et subtil talent ; comme confrère, la sympathie intelligente, et comme ami, le noble caractère.

P.B.

Paris, 9 février1885.

Chapitre 1 DEUX SAINTES
Tous les hommes habitués à sentir avec leur imagination connaissent bien la sorte de mélancolie, sans analogue, qu’inflige une trop complète ressemblance entre une mère et sa fille, lorsque cette mère a cinquante ans, que cette fille en a vingt-cinq, et que l’une se trouve ainsi présenter le spectre anticipé de la vieillesse de l’autre. Qu’elle est féconde en amertumes pour un amoureux, cette vision de l’inévitable flétrissure réservée à la beauté qu’il chérit! Au regard d’un observateur désintéressé, de telles ressemblances abondent en réflexions singulièrement suggestives. Il est rare, en effet, que l’analogie des traits entre les deux visages aille jusqu’à l’identité ; plus rare encore que l’expression en soit tout à fait pareille. D’une génération à l’autre, il y a eu comme une marche en avant du tempérament commun. La qualité dominante de la physionomie est devenue plus dominante, — symbole visible d’un développement du caractère produit par l’hérédité. Trop fin déjà,le visage s’est affiné davantage; sensuel, il s’est matérialisé;volontaire, il s’est durci et séché. A l’époque où la vie a terminé son œuvre, lorsque la mère a passé la soixantième année, la fille la quarantième, cette gradation dans les ressemblances devient comme palpable au contemplateur, et avec elle l’histoire des circonstances morales où s’est débattue cette âme de la race dont ces deux êtres marquent deux étapes. La perception des fatalités du sang devient si lucide alors, que parfois elle tourne à l’angoisse.Dans ces rencontres se révèle, même aux esprits les plus dépourvusdu sens des idées générales, l’implacable, la tragique action deslois de la nature; et, pour peu que cette action s’exerce contredes créatures qui nous tiennent au cœur, même en dehors de l’amour,cela fait si mal de la constater !

Bien qu’à soixante et douze ans, avecune maladie de foie contractée en Afrique, cinq blessures et quinzecampagnes, un homme, parti jadis comme simple soldat et retraitécomme divisionnaire, ne soit pas très disposé aux songeriesphilosophiques, c’est pourtant à des impressions de cet ordre quele général comte Alexandre Scilly s’abandonnait, ce soir-là, ausortir du salon d’un petit hôtel de la rue Vaneau, où il avaitlaissé en tête à tête sa vieille amie Mme Castel et la fille decette amie, Mme Liauran. Onze heures venaient de sonner à lapendule du plus pur style Empire — un cadeau de Napoléon1er au père de Mme Castel — posée sur la cheminée de cesalon. Le général s’était levé, comme d’habitude, exactement aupremier coup, afin de gagner sa voiture annoncée. A vrai dire, lecomte avait les plus fortes raisons du monde pour être obscurémentet profondément troublé. Après la campagne de 1870, qui lui avaitvalu ses dernières épaulettes, mais aussi une ruine de sa santé,définitive, cet homme s’était trouvé à Paris sans autres parentsque des cousins éloignés et qu’il n’aimait pas, ayant eu à seplaindre d’eux lors de la succession d’une cousine commune.N’avaient-ils pas attaqué le testament de la vieille dame et accuséde captation, qui? lui, le comte Scilly, le propre fils du héros deLeipsick! Avec ce besoin de remplacer pas des habitudes fixes lasécurité de la famille absente, qui distingue les célibataires detout âge, le général fut conduit à se créer un intérieur en dehorsde son appartement de soldat au repos. Les circonstances firent delui le commensal quasi quotidien de l’hôtel de la rue Vaneau oùhabitaient deux femmes auxquelles il était d’ailleurs attachédepuis longtemps. La plus âgée, Mme Marie-Alice Castel, était laveuve de son premier protecteur, du capitaine Hubert Castel, tué àses côtés en Algérie, quand il n’était encore, lui, Scilly, quesimple sergent. La seconde, Mme Marie-Alice Liauran, était veuve deson plus cher protégé, du capitaine Alfred Liauran, tué en Italie.Toutes les personnes qui ont un peu étudié le caractère du vieuxgarçon et du vieil officier — cela fait comme deux célibats l’unsur l’autre — comprendront, au simple énoncé de ces faits, quelleplace cette mère et cette fille occupaient dans l’existence dugénéral. Chaque fois qu’il sortait de chez elles, et durant letemps que mettait sa voiture à le ramener chez lui, son uniquepréoccupation était de revenir sur les moindres incidents de savisite, — et ce temps était long, car le général habitait, au quaid’Orléans, le rez-de-chaussée d’une antique maison, léguéeprécisément par sa cousine. La voiture n’allait pas vite : elleétait attelée d’un ancien cheval de régiment, très âgé, très doux,débonnairement conduit par un ancien soldat d’ordonnance, le fidèleBertrand, qui n’aurait pas fouetté la bête pour un tonneaud’eau-de-vie de marc, sa boisson favorite. Le véhicule lui-même neroulait pas aisément, bas et lourd comme il était, — un véritablecoupé de douairière, que le général avait gardé tel quel, avec lecuir vert pâle de la garniture et la nuance vert sombre de sespanneaux. Est-il besoin d’ajouter que Scilly avait hérité cettevoiture en même temps que la maison? Dans son ignorance de vieuxgrognard habitué aux rudesses d’un métier qu’il avait pris très ausérieux, il considérait naïvement ce pesant carrosse comme uncomble de confortable, et, la main passée dans une des brassières,assis sur le bord de la banquette où sa cousine s’allongeaitvoluptueusement autrefois, ce qu’il revoyait sans cesse, c’était lesalon de la rue Vaneau et les deux habitantes de ce calme asile, —si calme, avec ses hautes fenêtres fermées, derrière lesquelless’étend le princier jardin qui va de la rue de Varenne à la rue deBabylone, — oui, si calme et si connu de lui, Scilly, dans lesmoindres détails. Sur les murs étaient appendus trois grandsportraits attestant que, depuis la Révolution, tous les hommes decette famille avaient été soldats. C’était d’abord le colonelHubert Castel, le grand-père, représenté par le peintre Gros sousle sévère uniforme des cuirassiers de l’Empire, la tête nue, sarobuste nuque prise dans le collet d’un bleu noir, son torse revêtude la cuirasse, ses bras serrés dans le drap sombre des manches etses mains couvertes de gantelets à crispin blanc. Napoléon étaittombé du trône trop tôt pour récompenser, comme il le voulait, cetofficier qui lui sauva la vie dans la campagne de Russie. C’étaitensuite le fils de ce dur cavalier, le capitaine de l’arméed’Afrique, peint par Delacroix avec la tunique bleue à pans plisséset le large pantalon rouge serré aux pieds. Puis le portrait, parFlandrin, d’Alfred Liauran, dans la tenue d’officier de la ligne,telle que Scilly l’avait portée lui-même. De-ci de-là, desminiatures représentaient le colonel Castel encore, mais avantqu’il eut atteint son grade, et aussi des hommes et des femmes del’ancien régime ; car Mme Castel est une demoiselle de Trans,— des Trans de Provence, une très nombreuse et très noble familledes environs d’Aigues-Mortes. Le père du colonel Castel, simpleintendant du père de Marie-Alice, avait sauvé les biens d’unebranche de cette famille, à la vérité assez peu considérables,pendant la tourmente de 1792, et lorsqu’en 1829 Mlle de Trans avaitvoulu épouser le petit-fils de cet honnête homme, et qui setrouvait être le fils d’un soldat célèbre, elle n’avait rencontréaucune résistance. Tout le passé de Mme Castel et de sa fille étaitdonc épars sur les murs de ce salon, austère à la fois et trèsintime, comme toutes les pièces habitées beaucoup, et par despersonnes qui ont le culte des souvenirs. L’ameublement, composéd’un curieux mélange d’objets du premier Empire, de la Restaurationet de la monarchie de Juillet, ne correspondait certes pas à lafortune des deux femmes, devenue très grande par suite de lamodestie de leur genre d’existence ; mais il n’était pas un deces meubles qui ne parlât d’un être cher, et à elles, et à Scilly,qui se trouvait, depuis son enfance, ne rien ignorer des choses decette famille. Son père n’avait-il pas été créé comte le jour mêmeoù Castel, son compagnon d’armes, avait été nommé colonel? Etjustement c’était cette connaissance profonde de là vie de ces deuxfemmes, cette connaissance par les causes, qui rendait le vieillardsi étrangement sensible à leur endroit. Il s’était identifié avecelles au point de ne pouvoir dormir de la nuit lorsqu’il les avaitlaissées visiblement préoccupées. Cet homme, maigre et comme tassésur lui-même, chez qui tout révélait la stricte discipline, depuisl’effacement de son regard jusqu’à la régularité de sa démarche etla rigueur ponctuelle de sa tenue, découvrait en lui, lorsqu’ils’agissait de ses deux amies, les trésors d’une sensibilité que songenre d’existence ne lui avait guère permis de dépenser, et, par cesoir du mois de février 1880, il se trouvait dans l’étatd’agitation d’un amant qui a vu les yeux de sa maîtresse noyés delarmes sans en savoir le motif.

– « Quel sujet de chagrin peuvent-ellesavoir qu’elles ne me disent pas?… » Cette question passait etrepassait dans la tête du général, tandis que sa voiture allait,battue par le vent et fouettée par la pluie. Il faisait un «prussien de temps », pour parler comme le cocher du comte ;mais ce dernier ne songeait même pas à relever la vitre de laportière, par la baie de laquelle des rafales entraient, de cinqminutes en cinq minutes, et toujours il en revenait à saquestion ; car ses pauvres amies avaient été mortellementtristes durant la soirée, et le général les voyait toutes les deuxen esprit telles que son dernier regard les avait saisies. La mèreétait assise au coin du feu, dans une bergère, avec ses cheveuxtout blancs, son profil demeuré fier et ses yeux étrangement noirsdans un visage ridé de ces longues rides , verticales qui disent lanoblesse de la vie. En tout moment la pâleur extraordinaire de sonteint, décoloré, comme vidé de sang, révélait les immenses chagrinsd’un veuvage qu’aucune distraction n’avait consolé. Mais cettepâleur avait paru au comte plus saisissante encore ce soir, de mêmeque l’inquiétude de la physionomie de la fille. Quoique Mme Liauraneût quarante ans passés, pas un fil d’argent ne se mêlait encore àses bandeaux noirs, qui couronnaient un visage, fané sans êtreflétri, où les traits de sa mère se retrouvaient, mais émaciésdavantage et endoloris. Une maladie nerveuse la tenait presquetoujours couchée sur sa chaise longue, qui faisait, ce soir-là,exactement face à la bergère de Mme Castel, de sorte que legénéral, en quittant le salon, avait pu voir à la fois les deuxfemmes et sentir confusément que sur la seconde pesait un doubleveuvage. Non. Il n’y avait plus dans cette créature de quoisupporter la vie sans en saigner. Pour Scilly, qui connaissait dansquelle atmosphère de tendresse et de chagrin la seconde Marie-Aliceavait grandi, avant d’entrer elle-même dans une atmosphère denouvelles peines, cette sorte de redoublement de veuvage expliquaittrop l’exagération, chez la fille, d’une sensibilité déjà aiguëchez la mère. Mais aussi n’y avait-il pas des années que lamélancolie des deux veuves s’égayait, ou plutôt se parait, de laprésence d’un enfant, de cet Alexandre-Hubert Liauran, né quelquesmois avant la guerre d’Italie, charmant être, un peu trop frêle augré de son parrain, le général, qui l’appelait volontiers «mademoiselle Hubert », et si gracieux, comme tous les jeunes gensélevés uniquement par des femmes? Dans les conditions où sa mère etsa grand’mère se trouvaient, comment ce garçon n’aurait-il pas étéle monde entier pour elles? « Si elles sont si tristes, ce ne peutêtre qu’à cause de lui, » se dit le comte; «il ne s’agit pourtantpas de guerre… » Le vieux soldat se rappelait la promesse que lejeune homme lui avait faite de s’engager aussitôt, si jamais unenouvelle lutte mettait aux prises l’Allemagne et la France. Cettecondition seule l’avait décidé à ne pas combattre le désirépouvanté des deux femmes, qui avaient voulu garder leur filsauprès d’elles. Le jeune homme, en effet, s’était senti attiréd’abord par le métier militaire ; mais la seule idée de voircet enfant revêtu d’un uniforme avait été pour Mme Castel et MmeLiauran un trop dur martyre, et Hubert était demeuré auprèsd’elles, sans autre carrière que de les aimer et d’en être aimé. Lesouvenir de son filleul éveilla chez le comte une nouvelle suite derêveries. Son coupé, après avoir descendu la rue du Bac,s’engageait maintenant sur les quais. Un paquet de pluie s’abattitsur la joue du vieux soldat, qui ferma enfin le carreau restéouvert. La sensation soudaine du froid le fit se recroquevillerdavantage dans le coin de sa voiture et dans ses pensées. La sortede reploiement que nous inflige une contrariété physique produitsouvent cet étrange effet d’aviver la puissance du souvenir. Ce futle cas pour le général, qui se prit soudain à réfléchir que depuisplusieurs semaines son filleul avait rarement passé la soirée rueVaneau. Il ne s’en était pas inquiété, sachant que Mme Liaurantenait beaucoup à ce que le jeune homme allât dans le monde. Elleavait si peur qu’il ne se lassât de leur vie étroite ! Uninstinct secret forçait maintenant Scilly de rattacher à cesabsences l’inexplicable tristesse répandue sur le visage des deuxfemmes. Il comprenait si bien que les forces vives du cœur de lagrand’mère et de celui de la mère avaient pour aboutissementsuprême l’existence de cet enfant! Et pêle-mêle il se représentaitles mille scènes d’affection passionnée auxquelles il avait assistédepuis l’époque où Hubert était né. Il se rappelait lesrecrudescences de pâleur de Mme Castel et les migraines meurtrièresde Mme Liauran au moindre malaise du petit garçon. Il revoyait lesjournées de son éducation, que sa mère avait suivie elle-même. Quede fois il avait admiré la jeune femme accoudée sur une petitetable et employant ses heures du soir à étudier dans un livre delatin ou de grec la page que son cher écolier devait réciter lelendemain! Par une de ces touchantes folies de tendresse propres àcertaines mères, que ferait souffrir le moindre divorce survenuentre leur esprit et celui de leur fils, Mme Liauran avait voulus’associer, heure par heure, au développement de l’intelligence deson enfant. Hubert n’avait pas pris une leçon dans la chambre d’enhaut du petit hôtel sans que la mère fût là, travaillant à quelqueouvrage de charité, tricotant une couverture, ourlant des mouchoirsde pauvres, mais écoutant avec toute son attention ce que disait lemaître. Elle avait poussé la divine susceptibilité de sa jalousied’âme jusqu’à ne pas vouloir d’un précepteur. Hubert avait doncreçu les enseignements de professeurs particuliers, que Mme Liauranavait pris sur les recommandations du curé de Sainte-Clotilde, sondirecteur, et aucun d’eux n’avait pu lui disputer une influencedont elle n’admettait le partage qu’avec l’aïeule. Quand il avaitfallu que le jeune homme apprît l’équitation et l’escrime, lamalheureuse femme, pour laquelle une heure passée loin de son filsétait une période d’angoisse à peine dissimulée, avait mis des moiset des mois à se décider. Elle avait enfin consenti à disposer ensalle d’armes une chambre du rez-de-chaussée de l’hôtel. Un ancienprévôt de régiment, établi rue Jacob, et que le général Scillyavait eu sous ses ordres au service, le père Lecontre, venait troisfois par semaine. La mère n’osait pas dire que le seul bruit dubattement des fleurets, en éveillant chez elle la crainte dequelque accident, lui causait une émotion presque insurmontable. Legénéral avait de même décidé Mme Liauran à lui confier son filspour le conduire au manège ; mais c’avait été sous lacondition qu’il ne le quitterait pas d’une minute, et chaque départpour cette séance de cheval avait encore été une occasion desecrète agonie. Toutes ces nuances de sentiments, qui avaient faitde l’éducation du jeune homme un mystérieux poème de follesterreurs, de félicités douloureuses, de continuels frémissements,le comte Scilly les avait comprises, si étrangères qu’elles fussentà son caractère, grâce à l’intelligence de l’affection la plusdévouée, et il savait que Mme Castel, pour rester en apparence plusmaîtresse d’elle-même que sa fille, n’était guère plus sage. Que deregards n’avait-il pas surpris de cette femme si pâle, enveloppantMarie-Alice Liauran et Hubert d’une trop ardente, d’une tropabsolue idolâtrie!…

Les jours avaient passé ; leurenfant atteignait sa vingt-deuxième année, et les deux veuvescontinuaient à l’enlacer, à l’étreindre de ces mille prévenancespar lesquelles, ou mères, ou épouses, ou amantes, les femmespassionnées savent se rendre indispensables à l’être qui faitl’objet de leur passion. Avec une minutie de soins féconde enintimes délices, elles s’étaient complu à aménager pour Hubert leplus adorable appartement de garçon qui se pût rêver. Elles avaientfait agrandir un pavillon qui se trouvait par derrière l’hôtel, enretour sur un petit jardin, contigu lui-même au jardin immense dela rue de Varenne. Des fenêtres de sa chambre à coucher, MmeLiauran pouvait voir les fenêtres de son fils, qui possédait ainsià lui un petit univers indépendant. Les deux femmes avaient eul’esprit de comprendre qu’elles ne retiendraient Hubert tout à faitauprès d’elles qu’en devançant le désir d’une existencepersonnelle, inévitable chez un homme de vingt ans. Aurez-de-chaussée de ce pavillon, deux vastes salles, de plain-piedavec le jardin, renfermaient, l’une un billard, l’autre l’appareilnécessaire à l’escrime. C’est là qu’Hubert recevait ses amis,lesquels se composaient de quelques jeunes gens du faubourgSaint-Germain ; car Mme Castel et Mme Liauran, quoiqu’elles nefissent guère de visites, avaient conservé des relations suiviesavec toutes les personnes de ce centre qui s’occupent d’œuvres decharité. Cela fait une société à part, très différente du clanmondain et unie d’une manière d’autant plus étroite que lesrapports y sont très fréquents, très sérieux et très personnels.Mais, certes, aucun des jeunes amis d’Hubert ne se mouvait dans uneinstallation comparable à celle que les deux femmes avaientorganisée au premier étage du pavillon. Elles qui vivaient dans unesimplicité de veuves sans espérance, et qui n’eussent pour rien aumonde modifié quoi que ce fût à l’antique mobilier de l’hôtel, leursentiment pour Hubert leur avait soudain révélé le luxe et leconfort modernes. La chambre à coucher du jeune homme était tendued’étoffe du Japon, d’une jolie et coquette fantaisie, et tous lesmeubles venaient d’Angleterre. Mme Castel et Mme Liauran avaient vuchez un de leurs parents éloignés, anglomane forcené, quelquesmodèles qui les avaient séduites, et elles s’étaient offert, commeun caprice d’amoureuses, le plaisir de donner à leur enfant cetteélégance, alors originale. Il y avait ainsi dans cette pièce,située au midi et toujours ensoleillée, une charmante armoire àtriple panneau, un revêtement de bois et une glace à étagèreau-dessus de la cheminée, deux gracieuses encoignures, un lit baset carré, des fauteuils à ne pouvoir jamais s’en relever; – enfinc’était bien réellement ce home d’une commodité raffinéeque chaque Anglais riche aime à se procurer. Une salle de bainattenait à cette chambre et un fumoir. Bien qu’Hubert ne fût pasencore adonné au tabac, les deux femmes avaient prévu jusqu’à cettehabitude, trouvant là un prétexte pour disposer une petite piècetout orientale, avec une profusion de tapis de Perse et un largedivan drapé d’étoffes algériennes que le général avait rapportéesde ses campagnes. Des étoffes pareilles garnissaient le plafond etles murs, sur lesquels se voyaient les armes laissées par troisgénérations d’officiers. Des sabres égyptiens rappelaient lapremière campagne faite par Hubert Castel à la suite de Bonaparte;le capitaine de l’armée d’Afrique avait possédé ces fusils arabes,et ces souvenirs de Crimée attestaient la présence dusous-lieutenant Liauran sous les murs de Sébastopol. En sortant dufumoir, on entrait dans le cabinet de travail, dont les croiséesétaient doubles, et celles du dedans en vitraux coloriés, si bienque, par les journées tristes, on pouvait ne pas s’apercevoir de lanuance de l’heure. Les deux femmes avaient subi de si affreusesrécurrences de leurs mélancolies par des après-midi brouillés etsous des cieux cruels ! Un grand bureau posé au milieu de lapièce avait devant lui un de ces fauteuils à pivot qui permettentau travailleur de se retourner vers la cheminée sans même se lever.Une petite table Tronchin offrait son pupitre dressé, si lafantaisie prenait au jeune : homme d’écrire debout, comme unechaise longue attendait ses paresses. Un piano droit était posédans l’angle, et tout au fond de la pièce régnait une bibliothèquelongue et basse. Le choix particulier des livres qui garnissaientles tablettes de ce dernier meuble traduisait, mieux encore que lesautres détails, si spéciaux et significatifs fussent-ils, lasollicitude craintive avec laquelle Mme Castel et Mme Liauranavaient tout disposé pour demeurer maîtresses de leur fils, pendantces difficiles années qui vont de la vingtième à la trentième.Comme elles avaient toutes les deux, en leur qualité de veuves desoldats, conservé le culte de la vie d’action, en même temps queleur excessive tendresse pour Hubert les rendait incapables desupporter qu’il l’affrontât, elles avaient trouvé un compromis deleur conscience dans le rêve, formé pour lui, d’une existenced’études spéciales. Elles caressaient naïvement le désir qu’ilentreprît un long travail d’histoire militaire, comme un des Transdu dix-huitième siècle en a laissé un sur les campagnes du maréchalde Saxe. N’était-ce pas le plus sur moyen qu’il restât beaucoupchez lui, – et beaucoup chez elles? Aussi avaient-elles, grâce auxconseils de Scilly, réuni une bonne collection de livres utiles àce projet. La correspondance complète de l’Empereur, la suite desmémoires relatifs à l’histoire de France, une profusion de volumesde voyages, formaient le fonds de cette bibliothèque. Quelquesouvrages de religion, un petit nombre de romans, et, parmi lesécrivains modernes, les œuvres du seul Lamartine achevaient degarnir les rayons. Il est juste de dire que, dans ce coin du mondeoù l’on ne recevait aucun journal, la littérature contemporaineétait parfaitement inconnue. Les idées du général et celles desdeux femmes s’accordaient trop sur ce point. Il en était du mondecontemporain tout entier à peu près comme de la littérature. Onaurait pu entendre, dans ce salon de la rue Vaneau, d’étonnantesconversations, où le comte expliquait à ses amies que la Communeavait été faite avec l’argent de M. de Bismarck sur l’ordre du chefd’une société secrète, et d’autres théories politiques de cetteportée. Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets.Comme dans les très petites villes de province, la monotonie deshabitudes avait abouti chez les deux veuves à une monotonieanalogue de la pensée. Les sentiments étaient très profonds et lesidées très étroites, dans ce vieil hôtel dont la porte cochères’ouvrait rarement. Le promeneur apercevait alors, au fond d’unecour, un bâtiment sur le fronton duquel se lisait une deviselatine, jadis gravée en l’honneur du maréchal de Créquy, premierpropriétaire de la maison : « Marti invicto atqueindefesso. – A Mars invaincu et infatigable. » Les hautesfenêtres du premier étage et du rez-de-chaussée, la couleurancienne de la pierre, le silence propre de la cour, touts’harmonisait au caractère des deux habitantes, dont les préjugésétaient infinis. Mme Castel et sa fille croyaient auxpressentiments, à la double vue, aux somnambules. Elles étaientpersuadées que l’empereur Napoléon III avait entrepris la guerred’Italie pour obéir à un serment de carbonaro. Jamais ces deuxfemmes, si divinement bonnes, n’eussent accordé leur amitié à unprotestant ou à un Israélite. La seule idée qu’il y eût un librepenseur de bonne foi les bouleversait comme si on leur eût parlé dela sainteté d’un criminel. Enfin, même le général les jugeaitnaïves. Pourtant, comme il arrive à quelques officiers que leur vieerrante et des timidités cachées sous une apparence martiale ontcondamnés à des amours de passage, Scilly connaissait trop peu lesfemmes pour apprécier combien était réelle cette naïveté et àquelle profondeur d’ignorance du mal vivaient les deux Marie-Alice.Il supposait que toutes les femmes honnêtes étaient ainsi, et ilconfondait toutes les autres sous le terme de « gueuses » . Il luiarrivait de prononcer ce mot, quand son foie le faisait par tropsouffrir, d’un ton qui laissait soupçonner dans son passé quelquedéception amère. Mais qu’il eût été ou non trompé par uneaventurière de garnison, qui songeait à s’en inquiéter parmi lesrares personnes qu’il rencontrait chez « ses deux Saintes », ainsiqu’il appelait Mme Castel et sa fille?

Toujours bercé par le roulement de savoiture, le général continuait à s’abandonner à la crise de mémoirequ’il subissait depuis son départ de la rue Vaneau et qui venait delui faire repasser en un quart d’heure l’existence entière de sesamies; et voici qu’autour de ces deux figures d’autres visagess’évoquaient, ceux par exemple de la cousine germaine de MmeCastel, une Mme de Trans qui habitait la province une partie del’année, et qui venait, avec ses trois filles : Yolande, Yseult etYsabeau, passer l’hiver à Paris. Ces quatre dames s’installaientdans un appartement de la rue de Monsieur, et leur vie parisienneconsistait à entendre, dès les sept heures du matin, une messebasse dans la chapelle privée d’un couvent situé rue de laBarouillère, à visiter d’autres couvents ou à travailler dans lesouvroirs durant l’après-midi. Elles se couchaient vers huit heureset demie, après avoir dîné à midi et soupe à six. Deux fois lasemaine, « ces dames de Trans, « comme disait le général, passaientla soirée chez leurs cousines. Elles rentraient ces soirs-là rue deMonsieur à dix heures, et leur domestique venait les chercher avecle paquet de leurs socques et une lanterne, afin qu’elles pussenttraverser sans danger la cour de l’hôtel Liauran. La comtesse deTrans et ses trois tilles avaient des visages de paysannes, hâléset semés de taches de rousseur. Leurs costumes étaient coupés à lamaison par des couturières que leur désignaient des religieuses.Leurs goûts de parcimonie étaient écrits dans la mesquinerie detout leur être, et un détail révélait leur aristocratie native :leurs mains charmantes et leurs pieds délicieux, que ne parvenaientpas à déshonorer des chaussures de confection, achetées dans unepieuse maison de la rue de Sèvres. Le contraste le plus singuliers’établissait entre ces quatre femmes et un autre cousin, venu,celui-là, du côté de la seconde Marie-Alice, George Liauran. Cedernier représentait, dans le salon de la rue Vaneau, les grandesélégances. C’était un homme de quarante-cinq ans, lancé dans unmonde très riche avec une fortune d’abord moyenne, puis grossie parde savantes spéculations de Bourse. Il avait son appartement aucercle Impérial, où il déjeunait, et chaque soir son couvert misdans une des maisons dont il était le familier. Il était petit,maigre et très brun. S’il entretenait la jeunesse de sa barbetaillée en pointe et de ses cheveux coupés très court par quelqueartifice de teinture, c’était une question débattue depuislongtemps entre les trois demoiselles de Trans, qui s’hébétaient àétudier la tenue supérieure de George, ses souliers du soir vernissous la semelle, les baguettes brodées de ses chaussettes de soie,les boutons d’or guilloché de ses manchettes, la perle unique deson plastron de chemise, en un mot, les moindres brimborions de cethomme, aux yeux bridés et fins, dont la toilette leur représentaitune existence d’une prodigalité fastueuse. Il était convenu entreelles qu’il exerçait une fatale influence sur Hubert. Tel n’étaitsans doute pas l’avis de Mme Liauran, car elle avait chargé Georgede chaperonner le jeune homme à travers la vie mondaine,lorsqu’elle avait désiré que son fils cultivât leurs relations defamille. La noble femme récompensait par cette marque de confiancela longue assiduité de son cousin. Il venait dans le paisible hôteltrès régulièrement et depuis des années, soit que la sécurité decette affection lui fût une douceur parmi les mensonges de lasociété parisienne, soit qu’il eût conçu depuis longtemps pour sacousine Liauran un de ces cultes secrets comme les femmes trèspures en inspirent parfois à leur insu aux misanthropes, et Georgeavait cette nuance de pessimisme qui se rencontre chez beaucoupde viveurs de cercle. Le genre de caractère decet homme, qui, en toute matière, était toujours incliné à croirele mal, faisait pour le général l’objet d’un étonnement quel’habitude n’avait pas calmé ; mais ce soir-là il négligeaitd’y réfléchir, le souvenir de George Liauran ne faisant qu’aviverdavantage celui d’Hubert. Invinciblement, le digne homme enarrivait à cette évidence : les deux pauvres Saintes ne pouvaientêtre tristes à ce degré qu’à cause de leur enfant. – Oui, maispourquoi?… Ce point d’interrogation, où se résumait toute cetterêverie, était plus présent que jamais à l’esprit du comte lorsqueson équipage de douairière s’arrêta devant sa maison. De l’autrecôté de la porte cochère, une autre voiture stationnait, danslaquelle Scilly crut reconnaître le petit coupé que Mme Liauranavait donné à son fils. « Est-ce vous, Jean?» cria-t-il au cocher àtravers la pluie. « Oui, monsieur le comte… » répondit une voix queScilly reconnut avec saisissement. « Hubert m’attend chez moi, » sedit-il; et il franchit le seuil de la porte, en proie à unecuriosité qu’il n’avait pas éprouvée à ce degré depuis desannées.

 

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer