De l’esprit des Lois – Montesquieu

EXTRAITS DU

LIVRE XXV de l’Esprit des Lois, Montesquieu:

CHAPITRE IX De la tolérance en fait de religion Nous sommes ici politiques, et non pas théologiens ; et, pour les

théologiens mûmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion et l’approuver. Lorsque les lois d’un État ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entre elles. C’est un principe, que toute religion qui est réprimée devient elle-même réprimante ; car sitôt que, par quelque hasard, elle peut sortir de l’oppression, elle attaque la religion qui l’a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie. Il est donc utile que les lois exigent de ces diverses religions, non seulement qu’elles ne troublent pas l’État, mais aussi qu’elles ne se troublent pas entre elles. Un citoyen ne satisfait point aux lois en se contentant de ne pas agiter le corps de l’État : il faut encore qu’il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit.

CHAPITRE X Continuation du même sujet Comme il n’y a guère que les religions intolérantes qui aient un grand zèle pour s’établir ailleurs, parce qu’une religion qui peut tolérer les autres ne songe guère à sa propagation, ce sera une très bonne loi civile, lorsque l’État est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre. Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un État une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer.

CHAPITRE XI Du changement de religion Un prince qui entreprend dans son État de détruire ou de changer

la religion dominante s’expose beaucoup. Si son gouvernement est despotique, il court plus de risque de voir une révolution que par quelque tyrannie que ce soit, qui n’est jamais, dans ces sortes d’États, une chose nouvelle. La révolution vient de ce qu’un État ne change pas de religion, de mœurs et de manières dans un instant, et aussi vite que le prince publie l’ordonnance qui établit une religion nouvelle. De plus, la religion ancienne est liée avec la constitution de l’État, et la nouvelle n’y tient point : celle-là s’accorde avec le climat, et souvent la nouvelle s’y refuse. Il y a plus : les citoyens se dégoûtent de leurs lois ; ils prennent du mépris pour le gouvernement déjà établi ; on substitue des soupçons contre les deux religions à une ferme croyance pour une ; en un mot, on donne à l’État, au moins pour quelque temps, et de mauvais citoyens et de mauvais fidèles.

CHAPITRE XII Des lois pénales Il faut éviter les lois pénales en fait de religion. Elles impriment de la crainte, il est vrai ; mais, comme la religion a ses lois pénales aussi qui inspirent de la crainte, l’une est effacée par l’autre. Entre ces deux craintes différentes, les âmes deviennent atroces. La religion a de si grandes menaces, elle a de si grandes promesses, que, lorsqu’elles sont présentes à notre esprit, quelque chose que le magistrat puisse faire pour nous contraindre à la quitter, il semble qu’on ne nous laisse rien quand on nous l’ôte, et qu’on ne nous ôte rien lorsqu’on nous la laisse. Ce n’est donc pas en remplissant l’âme de ce grand objet, en l’approchant du moment où il lui doit être d’une plus grande importance, que l’on parvient à l’en détacher : il est plus sûr d’attaquer une religion par la faveur, par les commodités de la vie, par l’espérance de la fortune ; non pas par ce qui avertit, mais par ce que l’on oublie ; non pas par ce qui indigne, mais par ce qui jette dans la tiédeur, lorsque d’autres passions agissent sur nos âmes, et que celles que la religion inspire sont dans le silence. Règle générale : en fait de changement de religion, les invitations sont plus fortes que les peines. Le caractère de l’esprit humain a paru dans l’ordre même des peines qu’on a employées. Que l’on se rappelle les persécutions du Japon ; on se révolta plus contre les supplices cruels que contre les peines longues, qui lassent plus qu’elles n’effarouchent, qui sont plus difficiles à surmonter, parce qu’elles paraissent moins difficiles. En un mot, l’histoire nous apprend assez que les lois pénales n’ont jamais eu d’effet que comme destruction.

CHAPITRE XIII Très humble remontrance aux inquisiteurs d’Espagne et de Portugal

Une juive de dix-huit ans, brûlée à Lisbonne au dernier auto-da-fé, donna occasion à ce petit ouvrage ; et je crois que c’est le plus inutile

qui ait jamais été écrit. Quand il s’agit de prouver des choses si claires, on est sûr de ne pas convaincre. L’auteur déclare que quoiqu’il soit juif, il respecte la religion chrétienne, et qu’il l’aime assez pour ôter aux princes qui ne seront pas chrétiens un prétexte plausible pour la persécuter. « Vous vous plaignez, dit-il aux inquisiteurs, de ce que l’empereur du Japon fait brûler à petit feu tous les chrétiens qui sont dans ses États ; mais il vous répondra : Nous vous traitons, vous qui ne croyez pas comme nous, comme vous traitez vous-mêmes ceux qui ne croient pas comme vous ; vous ne pouvez vous plaindre que de votre faiblesse, qui vous empêche de nous exterminer, et qui fait que nous vous exterminons. « Mais il faut avouer que vous êtes bien plus cruels que cet empereur. Vous nous faites mourir, nous qui ne croyons que ce que vous croyez, parce que nous ne croyons pas tout ce que vous croyez. Nous suivons une religion que vous savez vous-mêmes avoir été autrefois chérie de Dieu ; nous pensons que Dieu l’aime encore, et vous pensez qu’il ne l’aime plus : et, parce que vous jugez ainsi, vous faites passer par le fer et par le feu ceux qui sont dans cette erreur si pardonnable, de croire que Dieu aime encore ce qu’il a aimé. « Si vous êtes cruels à notre égard, vous l’êtes bien plus à l’égard de nos enfants ; vous les faites brûler, parce qu’ils suivent les inspirations que leur ont données ceux que la loi naturelle et les lois de tous les peuples leur apprennent à respecter comme des dieux. « Vous vous privez de l’avantage que vous a donné sur les mahométans la manière dont leur religion s’est établie. Quand ils se vantent du nombre de leurs fidèles, vous leur dites que la force les leur a acquis, et qu’ils ont étendu leur religion par le fer : pourquoi donc établissez-vous la vôtre par le feu ? « Quand vous voulez nous faire venir à vous, nous vous objectons une source dont vous vous faites gloire de descendre. Vous nous répondez que votre religion est nouvelle, mais qu’elle est divine ; et vous le prouvez parce qu’elle s’est accrue par la persécution des païens et par le sang de vos martyrs ; mais aujourd’hui vous prenez le rôle des Dioclétiens, et vous nous faites prendre le vôtre. « Nous vous conjurons, non pas par le Dieu puissant que nous servons vous et nous, mais par le Christ que vous nous dites avoir

pris la condition humaine pour vous proposer des exemples que vous puissiez suivre ; nous vous conjurons d’agir avec nous comme il agirait lui-même s’il était encore sur la terre. Vous voulez que nous soyons chrétiens, et vous ne voulez pas l’être. « Mais, si vous ne voulez pas être chrétiens, soyez au moins des hommes : traitez-nous comme vous feriez si, n’ayant que ces faibles lueurs de justice que la nature donne, vous n’aviez point une religion pour vous conduire et une révélation pour vous éclairer. « Si le Ciel vous a assez aimés pour vous faire voir la vérité, il vous a fait une grande grâce : mais est-ce aux enfants qui ont ou l’héritage de leur père de haïr ceux qui ne l’ont pas eu ? « Que si vous avez cette vérité, ne nous la cachez pas par la manière dont vous nous la proposez. Le caractère de la vérité, c’est son triomphe sur les cœurs et les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez, lorsque vous voulez la faire recevoir par des supplices. « Si vous êtes raisonnables, vous ne devez pas nous faire mourir, parce que nous ne voulons pas vous tromper. Si votre Christ est le Fils de Dieu, nous espérons qu’il nous récompensera de n’avoir pas voulu profaner ses mystères ; et nous croyons que le Dieu que nous servons vous et nous ne nous punira pas de ce que nous avons souffert la mort pour une religion qu’il nous a autrefois donnée, parce que nous croyons qu’il nous l’a encore donnée. « Vous vivez dans un siècle où la lumière naturelle est plus vive qu’elle n’a jamais été, où la philosophie a éclairé les esprits, où la morale de votre Évangile a été plus connue, où les droits respectifs des hommes les uns sur les autres, l’empire qu’une conscience a sur une autre conscience, sont mieux établis. Si donc vous ne revenez pas de vos anciens préjugés, qui, si vous n’y prenez garde, sont vos passions, il faut avouer que vous êtes incorrigibles, incapables de toute lumière et de toute instruction ; et une nation est bien malheureuse, qui donne de l’autorité à des hommes tels que vous. « Voulez-vous que nous vous disions naïvement notre pensée ? Vous nous regardez plutôt comme vos ennemis que comme les ennemis de votre religion : car si vous aimiez votre religion, vous ne la laisseriez pas corrompre par une ignorance grossière. « Il faut que nous vous avertissions d’une chose ; c’est que, si quelqu’un dans la postérité ose jamais dire que dans le siècle où

nous vivons les peuples d’Europe étaient policés, on vous citera pour prouver qu’ils étaient barbares ; et l’idée que l’on aura de vous sera telle qu’elle flétrira votre siècle et portera la haine sur tous vos contemporains. »

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