Dans cet important ouvrage, M. de Montesquieu, sans s’appesantir, à l’exemple de ceux qui l’ont précédé, sur des difficultés métaphysiques relatives à l’homme supposé dans un état d’abstraction ; sans se borner, comme d’autres, à considérer certains peuples dans quelques relations ou circonstances particulières, envisage les habitants de l’univers dans l’état réel où ils sont, et dans tous les rapports qu’ils peuvent avoir entre eux. La plupart des autres écrivains en ce genre sont presque toujours, ou de simples moralistes, ou de simples jurisconsultes, ou même quelquefois de simples théologiens. Pour lui, l’homme est de tous les pays et de toutes les nations ; il s’occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lesquels on peut nous obliger de le remplir ; de la perfection métaphysique des lois que de celle dont la nature humaine les rend susceptibles ; des lois qu’on a faites que de celles qu’on a dû faire ; des lois d’un peuple particulier que de celles de tous les peuples. Ainsi, en se comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande et noble carrière, il a pu dire, comme le Corrège, quand il eut vu les ouvrages de ses rivaux : Et moi aussi je suis peintre. Rempli et pénétré de son objet, l’auteur de l’Esprit des lois y embrasse un si grand nombre de matières et les traite avec tant de brièveté et de profondeur, qu’une lecture assidue et méditée peut faire seule sentir le mérite de ce livre. Elle servira surtout, nous osons le dire, à faire disparaître le prétendu défaut de méthode, dont quelques lecteurs ont accusé M. de Montesquieu, avantage qu’ils n’auraient pas dû le taxer légèrement d’avoir négligé dans une matière philosophique et dans un ouvrage de vingt années. Il faut distinguer le désordre réel de celui qui n’est qu’apparent. Le désordre est réel, quand l’analogie et la suite des idées n’est point observée ; quand les conclusions sont érigées en principes ou les précèdent ; quand le lecteur, après des détours sans nombre, se retrouve au point d’où il est parti. Le désordre n’est qu’apparent quand l’auteur, mettant à leur véritable place les idées dont il fait usage, laisse à suppléer aux lecteurs les idées intermédiaires. Et c’est ainsi que M. de Montesquieu a cru pouvoir et devoir en user dans un livre destiné à des hommes qui pensent, dont le génie doit suppléer à des omissions volontaires et raisonnées. L’ordre, qui se fait apercevoir dans les grandes parties de l’Esprit des lois, ne règne pas moins dans les détails : nous croyons que,
plus on approfondira l’ouvrage, plus on en sera convaincu. Fidèle à ses divisions générales, l’auteur rapporte à chacun les objets qui lui appartiennent exclusivement ; et, à l’égard de ceux qui, par différentes branches, appartiennent à plusieurs divisions à la fois, il a placé sous chaque division la branche qui lui appartient en propre. Par là on aperçoit aisément, et sans confusion, l’influence que les différentes parties du sujet ont les unes sur les autres, comme, dans un arbre du système bien entendu des connaissances humaines, on peut voir le rapport mutuel des sciences et des arts. Cette comparaison d’ailleurs est d’autant plus juste, qu’il en est du plan qu’on peut se faire dans l’examen philosophique des lois comme de l’ordre qu’on peut observer dans un arbre encyclopédique des sciences ; il y restera toujours de l’arbitraire, et tout ce qu’on peut exiger de l’auteur, c’est qu’il suive sans détour et sans écart le système qu’il s’est une fois formé. Nous dirons de l’obscurité que l’on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d’ordre. Ce qui serait obscur pour les lecteurs vulgaires ne l’est pas pour ceux que l’auteur a eus en vue. D’ailleurs l’obscurité volontaire n’en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l’énoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper, et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seraient nuisibles, sans qu’elles fussent perdues pour les sages. Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours, et quelquefois des vues pour le sien, on voit qu’il a surtout profité des deux historiens qui ont pensé le plus, Tacite et Plutarque ; mais quoiqu’un philosophe qui a fait ces deux lectures soit dispensé de beaucoup d’autres, il n’avait pas cru devoir, en ce genre, rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvait être utile à son objet. La lecture que suppose l’Esprit des lois est immense ; et l’usage raisonné que l’auteur a fait de cette multitude prodigieuse de matériaux paraîtra encore plus surprenant, quand on saura qu’il était presque entièrement privé de la vue et obligé d’avoir recours à des yeux étrangers. Cette vaste lecture contribue non seulement à l’utilité, mais à l’agrément de l’ouvrage. Sans déroger à la majesté de son sujet, M. de Montesquieu sait en tempérer l’austérité, et procurer aux lecteurs des moments de repos, soit par des faits singuliers et peu connus, soit
par des allusions délicates, soit par ces coups de pinceau énergiques et brillants qui peignent d’un seul trait les peuples et les hommes. Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des commentateurs d’Homère, il y a sans doute des fautes dans l’Esprit des lois comme il y en a dans tout ouvrage de génie, dont l’auteur a le premier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Montesquieu a été parmi nous, pour l’étude des lois, ce que Descartes a été pour la philosophie : il éclaire souvent, et se trompe quelquefois ; et en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire. Cette nouvelle édition montrera, par les additions et les corrections qu’il y a faites, que, s’il est tombé de temps en temps, il a su le reconnaître et se relever. Par là, il acquerra du moins le droit à un nouvel examen, dans les endroits où il n’aura pas été du même avis que ses lecteurs. Peut-être même ce qu’il aura jugé le plus digne de correction leur a-t-il absolument échappé, tant l’envie de nuire est ordinairement aveugle. Mais ce qui est à la portée de tout le monde dans l’Esprit des lois, ce qui doit rendre l’auteur cher à toutes les nations, ce qui servirait même à couvrir des fautes plus grandes que les siennes, c’est l’esprit de citoyen qui l’a dicté. L’amour du bien public, le désir de voir les hommes heureux, s’y montrent de toutes parts, et, n’eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il serait digne par cet endroit seul d’être la lecture des peuples et des rois. Nous voyons déjà, par une heureuse expérience, que les fruits de cet ouvrage ne se bornent pas, dans ses lecteurs, à des sentiments stériles. Quoique M. de Montesquieu ait peu survécu à la publication de l’Esprit des lois, il a eu la satisfaction d’entrevoir les effets qu’il commence à produire parmi nous ; l’amour naturel des Français pour leur patrie, tourné vers son véritable objet ; ce goût pour le commerce, pour l’agriculture et pour les arts utiles, qui se répand insensiblement dans notre nation ; cette lumière générale sur les principes du gouvernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu’ils doivent aimer. Ceux qui ont si indécemment attaqué cet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu’ils ne s’imaginent. L’ingratitude, au reste, est le moindre reproche qu’on ait à leur faire. Ce n’est pas sans regret et sans honte pour notre siècle que nous allons les dévoiler : mais cette histoire importe trop à la gloire de M. de Montesquieu et à l’avantage de la philosophie, pour être passée sous silence. Puisse l’opprobre, qui couvre enfin ses ennemis, leur devenir salutaire !
À peine l’Esprit des lois parut-il qu’il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l’auteur ; mais quoique M. de Montesquieu ait écrit pour le bien du peuple, il ne devait pas avoir le peuple pour juge : la profondeur de l’objet était une suite de son importance même. Cependant les traits qui étaient répandus dans l’ouvrage, et qui auraient été déplacés s’ils n’étaient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu’il était écrit pour elles. On cherchait un livre agréable, et on ne trouvait qu’un livre utile, dont on ne pouvait d’ailleurs, sans quelque attention, saisir l’ensemble et les détails. On traita légèrement l’Esprit des lois ; le titre même fut un sujet de plaisanterie ; enfin, l’un des plus beaux monuments littéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d’abord avec assez d’indifférence. Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire : bientôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d’avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu’elle devait penser et dire, et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu’une voix dans toute l’Europe. Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie (car elles en ont de ces deux espèces) réunirent leurs traits contre l’ouvrage. De là cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l’oubli où elles sont déjà plongées. Si leurs auteurs n’avaient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croirait que l’Esprit des lois a été écrit au milieu d’un peuple de barbares. M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talents, qui, soit par une jalousie qu’ils n’ont pas droit d’avoir, soit pour satisfaire la malignité du public qui aime la satire et la méprise, outragent ce qu’ils ne peuvent atteindre, et, plus odieux par le mal qu’ils veulent faire que redoutables par celui qu’ils font, ne réussissent pas même dans un genre d’écrire que sa facilité et son objet rendent également vil. Il mettait les ouvrages de cette espèce sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l’Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effets, que les lecteurs oisifs parcourent sans y ajouter foi et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir ou sans daigner s’en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d’irréligion qu’on l’accusa d’avoir semés
dans l’Esprit des lois. En méprisant de pareils reproches il aurait cru les mériter, et l’importance de l’objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes également dépourvus de zèle, et également empressés d’en faire paraître ; également effrayés de la lumière que les lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avaient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagème aussi puéril que pusillanime, s’étaient écrit à eux-mêmes ; après l’avoir déchiré sous le masque de l’anonyme, s’étaient ensuite déchirés entre eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre un temps précieux à les combattre les uns après les autres : il se contenta de faire un exemple sur celui qui s’était le plus signalé par ses excès. C’était l’auteur d’une feuille anonyme et périodique, qui croit avoir succédé à Pascal parce qu’il a succédé à ses opinions : panégyriste d’ouvrages que personne ne lit, et apologiste de miracles que l’autorité séculière a fait cesser dès qu’elle l’a voulu ; qui appelle impiété et scandale le peu d’intérêt que les gens de lettres prennent à ses querelles, et s’est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu’il avait le plus d’intérêt à ménager. Les coups de ce redoutable athlète furent dignes des vues qui l’inspirèrent : il accusa M. de Montesquieu de spinozisme et de déisme (deux imputations incompatibles), d’avoir suivi le système de Pope (dont il n’y avait pas un mot dans l’ouvrage) ; d’avoir cité Plutarque, qui n’est pas un auteur chrétien ; de n’avoir point parlé du péché originel et de la grâce. Il prétendit enfin que l’Esprit des lois était une production de la constitution Unigenitus ; idée qu’on nous soupçonnera peut-être de prêter par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l’ouvrage de Clément XI et le sien, peuvent par cette accusation juger de toutes les autres. Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager : il voulait perdre un sage par l’endroit le plus sensible à tout citoyen, il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire, comme homme de lettres : la Défense de l’Esprit des lois parut. Cet ouvrage, par la modération, la vérité, la finesse de la plaisanterie qui y règnent, doit être regardé comme un modèle de ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d’imputations atroces, pouvait le rendre odieux sans peine ; il fit mieux, il le rendit ridicule. S’il faut tenir compte à l’agresseur d’un bien qu’il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnaissance
de nous avoir procuré ce chef-d’œuvre. Mais, ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c’est que l’auteur s’y est peint lui- même sans y penser : ceux qui l’ont connu croient l’entendre ; et la postérité s’assurera, en lisant la Défense, que sa conversation n’était pas inférieure à ses écrits : éloge que bien peu de grands hommes ont mérité. Une autre circonstance lui assura pleinement l’avantage dans cette dispute. Le critique, qui pour preuve de son attachement à la religion en déchire les ministres, accusait hautement le clergé de France, et surtout la Faculté de théologie, d’indifférence pour la cause de Dieu en ce qu’ils ne proscrivaient pas authentiquement un si précieux ouvrage. La Faculté était en droit de mépriser le reproche d’un écrivain sans aveu ; mais il s’agissait de la religion ; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d’examiner l’Esprit des lois. Quoiqu’elle s’en occupe depuis plusieurs années, elle n’a rien prononcé jusqu’ici ; et fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une carrière si vaste, l’attention longue et scrupuleuse qu’elles auraient demandée de la part du corps le plus éclairé de l’Église, prouverait au moins combien elles seraient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne précipita rien dans une si importante matière. Il connaît les bornes de la raison et de la foi ; il sait que l’ouvrage d’un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d’un théologien ; que les mauvaises conséquences auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses, ne rendent point blâmable la proposition en elle-même ; que d’ailleurs, nous vivons dans un siècle malheureux, où les intérêts de la religion ont besoin d’être ménagés ; et qu’on peut lui nuire auprès des simples, en répandant mal à propos, sur des génies du premier ordre, le soupçon d’incrédulité ; qu’enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli par tout ce que l’Église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissait, s’ils l’eussent regardé comme un écrivain dangereux ? Pendant que des insectes le tourmentaient dans son propre pays, l’Angleterre élevait un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célèbre par les médailles qu’il a frappées à l’honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de
la Tour, cet artiste si supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l’élévation de son âme, avait ardemment désiré de donner un lustre à son pinceau en transmettant à la postérité le portrait de l’auteur de l’Esprit des lois, il ne voulait que la satisfaction de le peindre ; et il méritait, comme Apelles, que cet honneur lui fut réservé ; mais M. de Montesquieu, d’autant plus avare du temps de M. de la Tour que celui-ci en était plus prodigue, le refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M. Dassier essuya d’abord des difficultés semblables. « Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu’il n’y ait pas autant d’orgueil à refuser ma proposition qu’à l’accepter ? » Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu’il voulait. L’auteur de l’Esprit des lois jouissait enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu’il tomba malade au commencement de février. Sa santé naturellement délicate commençait à s’altérer depuis longtemps, par l’effet lent et presque infaillible des études profondes ; par les chagrins qu’on avait cherché à lui susciter sur son ouvrage ; enfin, par le genre de vie qu’on le forçait de mener à Paris, et qu’il sentait lui être funeste. Mais l’empressement avec lequel on recherchait sa société était trop vif pour n’être pas quelquefois indiscret ; on voulait, sans s’en apercevoir, jouir de lui aux dépens de lui-même. À peine la nouvelle du danger où il était se fut-elle répandue, qu’elle devint l’objet des conversations et de l’inquiétude publique. Sa maison ne désemplissait point de personnes de tout rang qui venaient s’informer de son état, les unes par un intérêt véritable, les autres pour s’en donner l’apparence, ou pour suivre la foule. Sa Majesté, pénétrée de la perte que son royaume allait faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles : témoignage de bonté et de justice qui n’honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d’une famille à qui il était cher, et qui n’a pas eu la consolation de lui fermer les yeux, entouré de quelques amis et d’un plus grand nombre de spectateurs, il conserva jusqu’au dernier moment la paix et l’égalité de son âme. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous ses devoirs, plein de confiance en l’Être éternel auquel il allait se rejoindre, il mourut avec la tranquillité d’un homme de bien, qui n’avait jamais consacré ses talents qu’à l’avantage de la vertu et de
l’humanité. La France et l’Europe le perdirent le 10 février 1755, à l’âge de soixante-dix ans révolus. Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet évènement comme une calamité. On pourrait appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d’un célèbre Romain, que personne en apprenant sa mort n’en témoigna de joie ; que personne même ne l’oublia dès qu’il ne fut plus. Les étrangers s’empressèrent de faire éclater leurs regrets, et milord Chesterfield, qu’il suffit de nommer, fit imprimer, dans un des papiers publics de Londres, un article en son honneur, article digne de l’un et de l’autre ; c’est le portrait d’Anaxagore, tracé par Périclès. L’Académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse, quoiqu’on n’y soit point dans l’usage de prononcer l’éloge des associés étrangers, a cru devoir lui faire cet honneur, qu’elle n’a fait encore qu’à l’illustre Jean Bernouilli. M. de Maupertuis, tout malade qu’il était, a rendu lui-même à son ami ce dernier devoir, et n’a voulu se reposer sur personne d’un soin si cher et si triste. À tant de suffrages éclatants en faveur de M. de Montesquieu, nous croyons pouvoir joindre, sans indiscrétion, les éloges que lui a donnés, en présence de l’un de nous, le monarque même auquel cette académie célèbre doit son lustre, prince fait pour sentir les pertes de la philosophie et pour s’en consoler. Le 17 février, l’Académie française lui fit, selon l’usage, un service solennel, auquel, malgré la rigueur de la saison, presque tous les gens de lettres de ce corps qui n’étaient point absents de Paris se firent un devoir d’assister. On aurait dû, dans cette triste cérémonie, placer l’Esprit des lois sur son cercueil, comme on exposa autrefois, vis-à-vis le cercueil de Raphaël, son dernier tableau de la Transfiguration. Cet appareil simple et touchant eût été une belle oraison funèbre. Jusqu’ici nous n’avons considéré M. de Montesquieu que comme écrivain et philosophe. Ce serait lui dérober la moitié de sa gloire que de passer sous silence ses agréments et ses qualités personnelles. Il était, dans le commerce, d’une douceur et d’une gaieté toujours égales. Sa conversation était légère, agréable et instructive, par le grand nombre d’hommes et de peuples qu’il avait connus. Elle était coupée, comme son style, pleine de relief, de saillies, sans amertume et sans satire. Personne ne racontait plus vivement, plus promptement, avec plus de grâce et moins d’apprêt. Il savait que la fin d’une histoire
plaisante est toujours le but ; il se hâtait donc d’y arriver, et produisait l’effet sans l’avoir promis. Ses fréquentes distractions ne le rendaient que plus aimable ; il en sortait toujours par quelque trait inattendu qui réveillait la conversation languissante : d’ailleurs, elles n’étaient jamais ni jouées, ni choquantes, ni importunes. Ce feu de son esprit, le grand nombre d’idées dont il était plein, les faisaient naître ; mais il n’y tombait jamais au milieu d’un entretien intéressant ou sérieux : le désir de plaire à ceux avec qui il se trouvait, le rendait alors à eux sans affectation et sans effort. Les agréments de son commerce tenaient non seulement à son caractère et à son esprit, mais à l’espèce de régime qu’il observait dans l’étude. Quoique capable d’une méditation profonde et longtemps soutenue, il n’épuisait jamais ses forces ; il quittait toujours le travail avant que d’en ressentir la moindre impression de fatigue. Il était sensible à la gloire, mais il ne voulait y parvenir qu’en la méritant. Jamais il n’a cherché à augmenter la sienne par ces manœuvres sourdes, par ces voies obscures et honteuses qui déshonorent la personne sans ajouter au nom de l’auteur. Digne de toutes les distinctions et de toutes les récompenses, il ne demandait rien, et ne s’étonnait point d’être oublié ; mais il a osé, même dans des circonstances délicates, protéger à la cour des hommes de lettres persécutés, célèbres et malheureux, et leur a obtenu des grâces. Quoiqu’il ait vécu avec les grands, soit par nécessité, soit par convenance, soit par goût, leur société n’était pas nécessaire à son bonheur. Il fuyait, dès qu’il le pouvait, à sa terre ; il y retrouvait avec joie sa philosophie, ses livres, et le repos. Entouré de gens de la campagne, dans ses heures de loisirs, après avoir étudié l’homme dans le commerce du monde et dans l’histoire des nations, il l’étudiait encore dans ces âmes simples que la nature seule a instruites, et y trouvait à apprendre : il conversait gaiement avec eux ; il leur cherchait de l’esprit, comme Socrate ; il paraissait se plaire autant dans leur entretien que dans les sociétés les plus brillantes, surtout quand il terminait leurs différends et soulageait leurs peines par ses bienfaits. Rien n’honore plus sa mémoire que l’économie avec laquelle il vivait, et qu’on a osé trouver excessive, dans un monde avare et fastueux, peu fait pour en pénétrer les motifs, et encore moins pour les sentir. Bienfaisant, et par conséquent juste, M. de Montesquieu
ne voulait rien prendre sur sa famille, ni des secours qu’il donnait aux malheureux ni des dépenses considérables auxquelles ses longs voyages, la faiblesse de sa vue et l’impression de ses ouvrages l’avaient obligé. Il a transmis à ses enfants sans diminution ni augmentation l’héritage qu’il avait reçu de ses pères : il n’y a rien ajouté que la gloire de son nom et l’exemple de sa vie. Il avait épousé, en 1715, demoiselle Jeanne de Lartigue, fille de Pierre de Lartigue, lieutenant-colonel au régiment de Maulevrier : il en a eu deux filles, et un fils qui, par son caractère, ses mœurs et ses ouvrages, s’est montré digne d’un tel père. Ceux qui aiment la vérité et la patrie ne seront pas fâchés de trouver ici quelques-unes de ses maximes ; il pensait que chaque portion de l’État doit être également soumise aux lois, mais que les privilèges de chaque portion de l’État doivent être respectés, lorsque leurs effets n’ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les citoyens à concourir également au bien public ; que la possession ancienne était, en ce genre, le premier des titres et le plus inviolable des droits, qu’il était toujours injuste et quelquefois dangereux de vouloir ébranler ; Que les magistrats, dans quelque circonstance et pour quelque grand intérêt que ce puisse être, ne doivent jamais être que magistrats, sans parti et sans passion, comme les lois, qui absolvent et punissent sans aimer ni haïr. Il disait, enfin, à l’occasion des disputes ecclésiastiques qui ont tant occupé les empereurs et les chrétiens grecs, que les querelles théologiques, lorsqu’elles cessent d’être renfermées dans les écoles, déshonorent infailliblement une nation aux yeux des autres : en effet, le mépris même des sages pour ces querelles ne la justifie pas, parce que les sages faisant partout le moins de bruit et le plus petit nombre, ce n’est jamais sur eux qu’une nation est jugée. L’importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet éloge, nous en a fait passer sous silence de moins considérables, qui servaient à l’auteur comme de délassement, et qui auraient suffi pour l’éloge d’un autre. Le plus remarquable est le Temple de Gnide, qui suivit d’assez près les Lettres persanes. M. de Montesquieu, après avoir été dans celles-ci Horace, Théophraste et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans ce nouvel essai. Ce n’est plus l’amour despotique de l’Orient qu’il se propose de peindre ; c’est la délicatesse et la naïveté
de l’amour pastoral, tel qu’il est dans une âme neuve que le commerce des hommes n’a point encore corrompue. L’auteur, craignant peut-être qu’un tableau si étranger à nos mœurs ne parût trop languissant et trop uniforme, a cherché à l’animer par les peintures les plus riantes. Il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont, à la vérité, le spectacle intéresse peu l’amant heureux, mais dont la description flatte encore l’imagination, quand les désirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré et poétique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modèle. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du Temple de Gnide ont dit, à cette occasion, qu’il aurait eu besoin d’être en vers. Le style poétique, si on entend, comme on le doit, par ce mot un style plein de chaleur et d’images, n’a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versification ; mais, si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d’épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l’Amour et de semblables objets, la versification n’ajoutera presque aucun mérite à ces ornements usés : on y cherchera toujours en vain l’âme et la vie. Quoi qu’il en soit, le Temple de Guide étant une espèce de poème en prose, c’est à nos écrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu’il doit occuper ; il mérite de pareils juges. Nous croyons, du moins, que les peintures de cet ouvrage soutiendraient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu’on doit surtout remarquer dans le Temple de Gnide, c’est qu’Anacréon même y est toujours observateur et philosophe. Dans le quatrième chant, il paraît décrire les mœurs des Sybarites, et on s’aperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. La préface porte surtout l’empreinte de l’auteur des Lettres persanes. En présentant le Temple de Gnide comme la traduction d’un manuscrit grec, plaisanterie défigurée depuis par tant de mauvais copistes, il en prend occasion de peindre, d’un trait de plume, l’ineptie des critiques et le pédantisme des traducteurs, et finit par ces paroles dignes d’être rapportées : « Si les gens graves désiraient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que de très grands auteurs ont oublié dans les volumes qu’ils ont donnés sur ces sciences-là. »
Nous regardons comme une des plus honorables récompenses de notre travail l’intérêt particulier que M. de Montesquieu prenait à l’Encyclopédie, dont toutes les ressources ont été jusqu’à présent dans le courage et l’émulation de ses auteurs. Tous les gens de lettres, selon lui, devaient s’empresser de concourir à l’exécution de cette entreprise utile. Il en a donné l’exemple, avec M. de Voltaire, et plusieurs autres écrivains célèbres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a essuyées, et qui lui rappelaient les siennes propres, l’intéressaient-elles en notre faveur. Peut-être était-il sensible, sans s’en apercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier volume de l’Encyclopédie, lorsque personne n’osait encore élever sa voix pour le défendre. Il nous destinait un article sur le goût qui a été trouvé imparfait dans ses papiers : nous le donnerons en cet état au public, et nous le traiterons avec le même respect que l’antiquité témoigna autrefois pour les dernières paroles de Sénèque. La mort l’a empêché d’étendre plus loin ses bienfaits à notre égard ; et, en joignant nos propres regrets à ceux de l’Europe entière, nous pourrions écrire sur son tombeau : Finis vitæ ejus nobis luctuosus, patriæ tristis, extraneis etiam ignotisque non sine cura fuit. « La fin de sa vie a été un deuil pour nous, un chagrin pour sa patrie ; et elle n’a pas été même indifférente aux étrangers et aux inconnus. »
