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Dimitri Roudine

Dimitri Roudine

d’ Ivan Sergeyevich Turgenev

Chapitre 1

C’était une calme matinée d’été. Le soleil montait dans le ciel limpide et la rosée brillait dans les champs. Une fraîcheur odoriférante s’élevait du vallon à peine éveillé ; l’oiseau matinal chantait joyeusement dans la forêt encore humide et silencieuse. Un petit village de mince apparence couronnait le sommet d’une colline peu élevée que le seigle en fleur recouvrait de haut en bas. Sur l’étroit sentier de traverse qui conduisait vers le village, une femme vêtue d’une robe de mousseline blanche et coiffée d’un chapeau de paille rond s’avançait. Elle tenait une ombrelle à la main. Suivie d’un petit domestique habillé en Cosaque, elle marchait à pas lents comme une personne qui jouit de sa promenade. Tout alentour, de longues vagues chatoyantes, tantôt d’un vert argenté, tantôt mouchetées de rouge, couraient avec un léger murmure sur les grands seigles ondoyants. Les alouettes chantaient dans les cieux.

La jeune femme venait de son château, qui se trouvait à une verste environ du village où aboutissait le sentier ; elle s’appelait Alexandra Pawlowna Lissina. Elle était veuve, sans enfants et passablement riche, et demeurait avec son frère,capitaine en retraite, nommé Serge Pawlowitch Volinzoff. Il était garçon et administrait les biens de sa sœur. Alexandra Pawlowna parvint au village, s’arrêta devant la première cabane, basse et chétive habitation, et appela son petit Cosaque pour lui dire d’aller demander des nouvelles de la maîtresse du logis. L’enfant revint bientôt, accompagné d’un vieux paysan infirme à barbe blanche.

– Eh bien ? demanda Alexandra Pawlowna.

– Elle vit encore… répondit le vieillard.

– Peut-on entrer ?

– Pourquoi pas ? certainement.

Alexandra Pawlowna entra dans la cabane. On y était à l’étroit,la chambre était enfumée, la chaleur suffocante… Quelqu’uns’agitait et gémissait sur le poêle[1]. AlexandraPawlowna jeta un regard autour d’elle et distingua dans lademi-obscurité la figure jaune et ridée d’une vieille femme dont latête était enveloppée d’un mouchoir quadrillé. Un lourd caftan larecouvrait jusqu’à la poitrine ; elle respirait avec effort etremuait faiblement ses mains amaigries. Alexandra Pawlownas’approcha de la vieille et posa ses doigts sur son front. Il étaitbrûlant. – Comment te sens-tu, Matrenne ? lui demanda-t-elleen s’inclinant sur le poêle. – Mon Dieu… ! mon Dieu… !gémit la vieille en reconnaissant Alexandra Pawlowna. Cela va mal,très mal, ma bonne âme ! La petite heure de la mort a sonnépour moi, ma colombe. – Dieu est miséricordieux, Matrenne.Peut-être te remettras-tu. As-tu pris les médicaments que je t’aienvoyés ? La vieille se mit à geindre et ne répondit pas. Ellen’avait pas entendu la question. – Elle les a pris, répliqua levieillard qui s’était arrêté à la porte. Alexandra Pawlowna seretourna vers lui. – N’y a-t-il que toi auprès d’elle ? luidemanda-t-elle. – Il y a sa petite-fille ; mais vous le voyez,elle s’en va toujours. Elle ne peut tenir en place. Elle est siremuante ! Elle est trop paresseuse pour donner seulement àboire à sa grand-mère. Moi-même, je suis vieux. Qu’y faire ? –Ne faudrait-il pas la transporter à l’hôpital ? – Non.Pourquoi donc à l’hôpital ? On meurt partout. Elle a assezvécu. Il paraît que Dieu le veut ainsi. Elle ne bouge pas du poêle.Comment irait-elle à l’hôpital ? Il faudrait la soulever etelle en mourrait. – Ah ! soupira la malade, ma belle dame,n’abandonne pas ma petite orpheline. Nos maîtres sont loin, et toi…La vieille se tut, tant elle éprouvait de difficulté à parler. –Sois sans inquiétude, répondit Alexandra Pawlowna. Tout sera commetu le désires. Je t’apporte ce qu’il faut pour faire du thé. Si tuen as envie, bois-en… Vous avez un samovar[2], n’est-cepas ? continua-t-elle en regardant le vieillard. – Unsamovar ? Nous n’avons pas de samovar, mais nous pouvons enemprunter un. – Eh bien ! il faut absolument vous en procurerun ; autrement j’enverrai plutôt le mien. Dis aussi à lapetite qu’il ne faut pas qu’elle s’éloigne, dis-lui que c’esthonteux. Le vieillard ne répondit rien, mais il prit le paquet dethé et de sucre. – Eh bien ! adieu, Matrenne, dit AlexandraPawlowna, je reviendrai te voir. Voyons, ne désespère pas et prendsbien exactement ta médecine… La vieille souleva sa tête et avançases lèvres vers Alexandra Pawlowna. – Donne-moi la main, petitedame, dit-elle à voix basse. Alexandra Pawlowna ne lui donna pas lamain, mais s’approcha d’elle et la baisa au front. – Sois bienattentif, dit-elle au vieillard en s’en allant, à lui donner lapotion telle qu’elle est prescrite, et fais-lui boire du thé. Levieux s’inclina. Alexandra Pawlowna respira plus librement en seretrouvant en plein air. Elle ouvrit son ombrelle et se disposait àretourner à la maison, quand un homme d’une trentaine d’annéesapparut subitement en tournant le coin de l’isba, conduisant unpetit drochki[3] de course très bas ; il portaitun vieux paletot gris, il avait sur la tête une casquette de mêmeétoffe. Ayant aperçu Alexandra Pawlowna, il arrêta vivement soncheval et se retourna vers elle. Son visage était large etblême ; il avait de petits yeux d’un gris pâle et unemoustache très blonde, le tout à peu près de la nuance de sesvêtements. – Bonjour, dit-il, avec un sourire nonchalant ; jevoudrais bien savoir ce que vous faites ici. – Je visite unemalade… Et vous-même, d’où venez-vous, Michaël Michaëlowitch ?Celui qu’on appelait Michaël Michaëlowitch regarda soninterlocutrice dans les yeux et sourit de nouveau. – Vous avez bienfait d’aller visiter une malade, continua-t-il : mais nevaudrait-il pas mieux la faire transporter à l’hôpital ? –Elle est trop faible… – Du reste, n’avez-vous pas l’intention defermer votre hôpital ? – Le fermer, pourquoi ? Quellesingulière idée ! Comment vous est-elle venue en tête ? –C’est que vous voilà en rapport avec la Lassounska et que vous êtesprobablement sous son influence. D’après ses paroles, les hôpitaux,les écoles, ne sont que des niaiseries, des inventions inutiles. Labienfaisance doit être individuelle et la civilisation aussi ;tout cela est l’affaire de l’âme… C’est ainsi qu’elle s’exprime, ilme semble. Je voudrais bien savoir qui la fait chanter de la sorte.Alexandra Pawlowna se mit à rire. – Daria Michaëlowna est une femmed’esprit ; je l’aime et l’estime beaucoup, mais elle peut setromper et je ne crois pas à chacune de ses paroles. – Et vousfaites bien, répondit Michaël Michaëlowitch sans descendre de sonpetit drochki, car elle n’y croit pas trop elle-même. Je suis fortcontent de vous avoir rencontrée. – Pourquoi cela ? – Joliequestion ! Comme s’il n’était pas toujours agréable de vousrencontrer. Aujourd’hui vous êtes aussi fraîche et charmante quecette matinée. Alexandra Pawlowna rit de nouveau. – Pourquoiriez-vous ? – Ah ! pourquoi ? Si vous pouviez voirde quelle mine froide et nonchalante vous débitez votrecompliment ! Je suis étonnée que vous ne bâilliez pas sur ladernière parole. – Une mine froide… Il vous faut toujours du feu,et le feu n’est bon à rien nulle part. Il s’enflamme, fume ets’éteint. – Et réchauffe, ajouta Alexandra Pawlowna. – Oui… etbrûle. – Eh bien ! quel mal y a-t-il qu’il brûle ! Il nefaut pas s’en plaindre. Cela vaut mieux que de… – Je voudrais voirce que vous diriez si vous étiez une fois bien et dûment brûlée,lui répondit avec dépit Michaël Michaëlowitch en frappant le chevalavec les rênes. Adieu ! – Arrêtez, Michaël Michaëlowitch,s’écria Alexandra Pawlowna. Quand viendrez-vous nous voir ? –Demain. Bien des choses à votre frère. Et le drochki partit. – Quelsingulier personnage ! pensa-t-elle. En effet, tel qu’il étaitlà, voûté, couvert de poussière, des mèches de ses cheveux jauness’échappant en désordre sous sa casquette rejetée en arrière, ilressemblait à un grand sac de farine. Alexandra Pawlowna repritlentement le chemin de son habitation. Elle marchait les yeuxbaissés. Le pas rapproché d’un cheval la força de s’arrêter et delever la tête… C’était son frère qui venait à cheval à sarencontre. À côté de lui marchait un jeune homme, d’une taille peuélevée, vêtu d’une mince redingote déboutonnée, d’une cravateétroite, d’un léger chapeau gris, et qui tenait une petite canne àla main. Il y avait déjà longtemps qu’il souriait à AlexandraPawlowna, tout en voyant bien qu’elle était plongée dans sesréflexions et qu’elle ne remarquait rien ; ce fut seulementquand elle s’arrêta qu’il s’approcha joyeusement et lui dit presqueavec tendresse : – Bonjour, Alexandra Pawlowna, bonjour. –Ah ! Konstantin Diomiditch ! Bonjour, répondit-elle. Vousvenez de chez Daria Michaëlowna ? – Précisément, précisément,répliqua le jeune homme avec une figure rayonnante, de chez DariaMichaëlowna. Elle m’a envoyé vers vous. J’ai préféré venir à pied…La matinée est si belle ! Il n’y a que quatre verstes dedistance. J’arrive et ne vous trouve pas à la maison. Votre frèreme dit que vous êtes allée à Séménowka et qu’il se prépare lui-mêmeà visiter ses champs. Je l’accompagne et nous allons à votrerencontre. Oh ! que c’est agréable ! KonstantinDiomiditch parlait le russe purement et grammaticalement, mais avecun accent étranger qu’il aurait été difficile de déterminer. Ilavait quelque chose d’asiatique dans les traits du visage : un nezlong et bosselé, de grands yeux immobiles à fleur de tête, degrosses lèvres rouges, un front fuyant, des cheveux d’un noir dejais. Tout en lui dénotait une origine orientale. Pourtant son nomde famille était Pandalewski et il appelait Odessa sa patrie,quoiqu’il eût été élevé dans la Russie Blanche aux frais d’uneveuve bienfaisante et riche. Une autre veuve l’avait fait entrer auservice. En général, les femmes d’un âge équivoque protégeaientvolontiers Konstantin Diomiditch. Il savait rechercher et mériterleur protection. Il vivait maintenant, en qualité d’enfant adoptifou de commensal, chez une riche propriétaire nommée DariaMichaëlowna Lassounska. Il était caressant, serviable, sensible etsecrètement sensuel. Il possédait une voix agréable, touchaitconvenablement du piano et avait l’habitude de dévorer des yeux lapersonne avec laquelle il s’entretenait. Il s’habillait avec soinet portait ses habits plus longtemps que personne. Son large mentonétait rasé avec soin et ses cheveux peignés restaient toujours bienlisses. Alexandra Pawlowna écouta son discours jusqu’à la fin, puisse tourna vers son frère. – Je rencontre tout le mondeaujourd’hui ; tout à l’heure j’ai causé avec Lejnieff. –Ah ! vraiment ? – Oui, figure-toi-le dans son drochki decourse, vêtu d’une espèce de sac en toile, tout couvert depoussière… Quel original ! – Original, c’est possible ;mais c’est un excellent homme. – Comment, lui, monsieurLejnieff ? demanda Konstantin tout étonné. – Oui, MichaëlMichaëlowitch Lejnieff, répondit Volinzoff ; mais, adieu, masœur, il est temps que j’aille aux champs. On sème le sarrasin cheztoi. M. Konstantin t’accompagnera jusqu’à la maison. Volinzoff mitson cheval au trot. – Avec le plus grand plaisir, s’écriaKonstantin en présentant son bras à Alexandra Pawlowna. Elle leprit et tous les deux suivirent la route de l’habitation.

Chapitre 2

 

Konstantin était heureux et fier d’avoir Alexandra Pawlowna àson bras. Il avançait à petits pas, il souriait avec satisfactionet ses grands yeux orientaux devenaient même tout humides, ce quidu reste leur arrivait assez souvent. Il lui coûtait peu des’émouvoir et même de verser des larmes. Et qui ne serait heureuxd’avoir au bras une jeune et jolie femme ? Tout legouvernement de *** proclamait d’une voix unanime AlexandraPawlowna charmante, et le gouvernement de *** ne se trompait pas.Le nez droit d’Alexandra, légèrement retroussé, aurait suffi à luiseul pour tourner la tête au plus sage des mortels, sans parler deses yeux bruns et veloutés, de ses blonds cheveux dorés, des joliesfossettes de ses joues arrondies et de mille autres perfections.Mais ce qu’il y avait de plus séduisant en elle, c’étaitl’expression de son gracieux visage : confiant, bienveillant etmodeste, il touchait et attirait les cœurs. Alexandra avait leregard et le rire d’un enfant ; les dames la trouvaientsimplette. Que peut-on désirer de plus ?

– Vous dites que Daria Michaëlowna vous a envoyé chez moi ?demanda-t-elle à Konstantin.

– Oui, sans doute, sans doute, elle m’a envoyé, répliqua-t-ilavec une affectation marquée et en prononçant les s comme des thanglais ; elle m’a ordonné de vous prier instamment de vouloirbien dîner aujourd’hui chez elle ; elle le désire beaucoup etattend un nouvel hôte avec lequel elle veut absolument vous fairefaire connaissance.

– Qui donc ?

– Un certain Mouffel, baron et gentilhomme de la chambre deSaint-Pétersbourg. Daria Michaëlowna l’a rencontré dernièrementchez le prince Garine et elle en parle toujours avec de grandséloges, comme d’un jeune homme aimable et instruit. M. le barons’intéresse aussi à la littérature, ou pour mieux dire… ah !quel ravissant papillon ; daignez lui accorder votreattention… pour mieux dire, à l’économie politique. Il a écrit unarticle sur une certaine question très intéressante, et désire lesoumettre au jugement de Daria Michaëlowna.

– Un article sur l’économie politique ?

– Pour ce qui regarde le style, Alexandra Pawlowna, vous savez,je pense que Daria Michaëlowna s’y entend. Joukofski[4] la consultait et Roxolan Médiarowitch,mon vénérable bienfaiteur qui demeurait à Odessa… Ce nom vous estcertainement connu ? – Du tout, je ne l’avais jamais entenduprononcer. – Vous n’avez pas entendu parler d’un hommepareil ? C’est singulier ! Je voulais dire queMédiarowitch, cet homme si extraordinaire, avait également unehaute opinion des connaissances linguistiques en russe que possèdeDaria Michaëlowna. – Mais n’est-ce pas un pédant que cebaron ? demanda Alexandra Pawlowna. – Non, aucunement. DariaMichaëlowna prétend qu’on n’a qu’à le regarder pour s’assurer qu’ilest homme du meilleur monde. Il parle de Beethoven avec uneéloquence telle que le vieux prince même en ressent del’enthousiasme… J’avoue que j’aurais entendu cela avec plaisir, carla musique, c’est mon fort. Daigneriez-vous accepter cette joliefleur des champs ? Alexandra Pawlowna prit la fleur, mais lalaissa bientôt retomber sur le chemin. Il ne restait plusqu’environ deux cents pas pour arriver à son habitation.Nouvellement bâtie et encore toute blanche, la maison apparaissaitsoudain derrière un épais couvert de tilleuls et d’érablesantiques, en souriant avec hospitalité à travers ses larges etclaires fenêtres. – Que m’ordonnez-vous de répondre à DariaMichaëlowna ? dit Konstantin tant soit peu mortifié du sort dela fleur qu’il avait offerte ; viendrez-vous dîner ? Elleinvite également votre frère. – Nous irons sans faute. Et que faitNatacha ? – Natalie Alexéiewna va bien, grâce à Dieu. Maisnous avons dépassé le chemin qui mène chez Daria Michaëlowna, ditAlexandra. Permettez-moi de prendre congé de vous. Konstantins’arrêta. – Vous ne voulez pas entrer un instant ?demanda-t-elle d’une voix mal assurée. – Je le désirerais de grandcœur, mais je crains d’être en retard. Daria Michaëlowna a envied’entendre une nouvelle fantaisie de Thalberg ; il faut que jem’y prépare et que je l’étudie. J’avoue que je doute fort,d’ailleurs, que ma conversation vous procure quelque plaisir. –Mais, pourquoi pas ? Konstantin soupira et baissa les yeuxd’une manière expressive. – Au revoir, Alexandra Pawlowna, dit-ilaprès un instant de silence. Il salua et fit un pas en arrière.Alexandra Pawlowna se retourna, puis rentra chez elle. Konstantinsuivit son chemin. En un clin d’œil toute douceur avait disparu deson visage, pour faire place à une expression d’assurance, presquede rudesse. Sa démarche était changée. Il faisait des pas pluslongs et marchait plus lourdement. Il fit deux verstes en agitantsa canne, mais tout à coup il sourit de nouveau en voyant près dela route une jeune paysanne bien tournée qui pourchassait des veauxdans un champ d’avoine. Konstantin s’approcha de la jeune filleavec toute la prudence d’un chat et entra en conversation avecelle. Elle se tut d’abord, rougit, releva le bras pour cacher sabouche dans la manche de sa chemise, détourna la tête et dit : –Passez votre chemin, monsieur, passez. Konstantin la menaça dudoigt et lui commanda d’apporter des bleuets. – Et qu’as-tu besoinde bleuets ? Veux-tu te tresser une couronne ? reprit lafille. Allons, passez votre chemin, allez… – Écoute, ma charmantebeauté… – Voyons, me laisseras-tu tranquille ? répéta la jeunefille. Voilà les petits maîtres qui arrivent. Konstantin Diomiditchregarda autour de lui. En effet, Vania et Pétia, les fils de DariaMichaëlowna, accouraient sur la route. Ils étaient suivis de leurprécepteur Bassistoff, jeune homme de vingt-deux ans qui venaitseulement de terminer ses études. Bassistoff était grand de taille,avait le visage commun, le nez fort, les lèvres épaisses, et lesyeux petits et enfoncés comme ceux du cochon ; mais, quoiquelaid et maladroit, il était plein d’honneur et de franchise. Ils’habillait négligemment et laissait pousser ses cheveux, non parcoquetterie mais par insouciance. Il aimait à manger et à dormir,mais il aimait aussi un bon livre, une conversation intéressante,et il détestait Konstantin de tout son cœur. Les enfants de DariaMichaëlowna adoraient Bassistoff et ne le craignaient nullement. Ils’était mis sur un pied familier avec tous les habitants de lamaison, au grand déplaisir de la maîtresse du logis qui prétendaitpourtant que les préjugés n’existaient pas pour elle. – Bonjour,mes gentils enfants ! dit Konstantin Diomiditch ; commevous allez vous promener de bonne heure aujourd’hui ! Quant àmoi, continua-t-il en s’adressant à Bassistoff, j’ai déjà fait unegrande course ; c’est ma passion de jouir ainsi de la matinée.– Nous venons de voir comment vous jouissez de la nature, lui ditBassistoff. – Vous êtes un matérialiste et vous vous imaginez déjàDieu sait quoi. Je vous connais. Konstantin s’irritait facilementen parlant à Bassistoff ou à des inférieurs, et il avait alors uneprononciation claire et même sifflante. – Il paraît que vousdemandiez votre chemin à cette fille ? ajouta Bassistoff enportant ses yeux à droite et à gauche. Il sentait le regard deKonstantin fixé sur lui et il en était troublé. – Je vous répèteque vous êtes un matérialiste, et rien de plus. Vous ne voyezabsolument que le prosaïque des choses. – Enfants ! s’écriatout à coup Bassistoff d’un ton de commandement, voyez-vous cesaule sur la prairie : qui de nous y arrivera le premier… Un, deux,trois ! Les enfants s’élancèrent à toutes jambes vers lesaule, Bassistoff partit sur leurs traces… – Ce paysan ! pensaKonstantin. Il abrutira ces garçons. Puis, jetant un regardsatisfait sur sa personne proprette et soignée, il frappa deux foisde ses doigts écartés la manche de son habit, secoua son collet etcontinua sa marche. Arrivé dans sa chambre, il endossa une vieillehouppelande du matin et s’assit au piano avec un visagesoucieux.

Chapitre 3

 

La maison de Daria Michaëlowna Lassounska passait, à peu près,pour la première de tout le gouvernement de ***. Très vaste etconstruite en pierre, d’après les dessins de Rastrelli, dans legoût du siècle passé, elle s’élevait majestueusement sur le sommetd’une colline au pied de laquelle coulait une des principalesrivières de la Russie du centre. Daria Michaëlowna était une grandedame, riche et veuve d’un conseiller intime. Konstantin disaitqu’elle connaissait toute l’Europe et que toute l’Europe laconnaissait. Pourtant, l’Europe la connaissait peu, et àPétersbourg même elle ne jouait qu’un rôle très secondaire ;mais, en revanche, tout le monde à Moscou la connaissait et allaitchez elle. Elle appartenait à la haute société et passait pour unefemme un peu singulière, d’une bonté douteuse, mais douée debeaucoup d’esprit. Elle avait été très jolie dans sa jeunesse. Lespoètes alors lui écrivaient des vers ; les jeunes gens étaientamoureux d’elle et des hommes considérables lui faisaient la cour.Mais vingt-cinq ou trente années s’étaient écoulées depuis et toutetrace des anciens charmes de Daria avait disparu.

– Est-il possible, se demandaient involontairement tous ceux quila voyaient pour la première fois, est-il possible que cette femmemaigre et jaune, au nez pointu, qui pourtant n’est pas vieilleencore, ait jamais été belle ? Est-il possible que ce soitpour elle que vibraient autrefois toutes les lyres ? Et chacuns’étonnait intérieurement de ce changement. Il est vrai que,toujours selon Konstantin, les yeux magnifiques de DariaMichaëlowna s’étaient merveilleusement conservés.

Chaque été, Daria Michaëlowna venait s’établir à la campagneavec ses enfants (une fille de dix-sept ans et deux fils de neuf àdix ans) et tenait maison ouverte, c’est-à-dire recevait deshommes, surtout des hommes non mariés. Elle ne pouvait souffrir lesfemmes de province : aussi avait-elle à supporter leurs médisances.Elles traitaient Daria Michaëlowna d’orgueilleuse, de dépravée, defemme tyran, et disaient surtout que les libertés qu’elle sepermettait dans la conversation étaient très choquantes. Il estvrai que Daria Michaëlowna n’aimait pas à se gêner à la campagne etque, dans le libre sans-façon de son commerce, elle laissait percerla légère nuance de mépris d’une lionne du grand monde pour lescréatures passablement obscures et insignifiantes quil’entouraient… Elle avait même une manière d’être assez leste etpresque railleuse avec ses connaissances moscovites ; mais là,du moins, la nuance du mépris ne paraissait jamais.

À propos, lecteur, avez-vous jamais remarqué que tel hommeextraordinairement distrait au milieu de ses inférieurs perdsubitement cet air distrait une fois admis dans le cercle de sessupérieurs ? Pourquoi cela ? Mais qu’importe ? desemblables questions ne mènent jamais à rien.

Lorsque Konstantin Diomiditch eut appris par cœur sa fantaisiede Thalberg et qu’il quitta sa petite chambre proprette pourdescendre au salon, toute la société y était déjà rassemblée. Lamaîtresse de la maison s’était établie sur un large divan, lespieds repliés sous elle et tournant sous ses doigts une nouvellebrochure française. D’un côté de la fenêtre, la fille de DariaMichaëlowna était assise devant un métier de tapisserie, de l’autrecôté se tenait mademoiselle Boncourt, la gouvernante, vieille fillesèche, d’une soixantaine d’années, qui portait un tour de cheveuxnoir sous un bonnet à rubans bigarrés et avait de l’ouate dans lesoreilles. Bassistoff lisait le journal dans un coin, près de laporte. Pétia et Vania, ses élèves, jouaient aux dames tout près delui, et un certain africain Siméonowitch Pigassoff, petit monsieurgrisonnant et ébouriffé, s’appuyait contre le poêle, les mainsderrière le dos. Son teint était basané, ses yeux petits et vifs.C’était un homme étrange que ce M. Pigassoff.

Irrité de tout et contre tous – surtout contre les femmes –, ilfaisait des sorties du matin au soir, quelquefois avec beaucoupd’à-propos, quelquefois d’une manière fort plate, mais toujoursavec passion. Son irritabilité finissait par aller jusqu’àl’enfantillage : son rire, le son de sa voix, en un mot toute sapersonne semblait imprégnée de bile. Daria Michaëlowna le recevaitvolontiers ; les sorties de Pigassoff la divertissaient. Ilavait la passion de tout exagérer. Était-il, par hasard, questionde quelque malheur ; lui disait-on que la foudre avaitincendié un village, que l’eau avait emporté un moulin, qu’unpaysan s’était fracassé la main d’un coup de hache, il ne manquaitjamais de demander avec une aigreur concentrée :

– Et comment s’appelle-t-elle ? voulant demander par là lenom de la femme qui était la cause du malheur, parce que, selon saconviction, il n’y avait qu’à bien aller au fond des choses pourtrouver que tout malheur était amené par une femme.

Un jour, il se jeta aux pieds d’une dame qu’il connaissait àpeine, mais qui l’avait ennuyé à force de prévenances, et se mit àla supplier humblement, mais avec les traits empreints de fureur,de l’épargner, disant qu’il n’avait rien à se reprocher vis-à-visd’elle, et qu’il ne retournerait plus dans sa maison. Un chevalemporta une fois une des blanchisseuses de Daria Michaëlowna surune descente, la jeta dans un ravin et faillit la tuer. Depuis cetemps, Pigassoff n’appelait plus l’animal que « son bon petitcheval », et trouvait que la montagne et le ravin étaient des lieuxfort pittoresques. De sa vie, Pigassoff n’avait eu de succès :c’était une de ses raisons qui l’avaient aigri. Il était né deparents pauvres. Son père, qui n’avait occupé que des postesinsignifiants, savait à peine lire et écrire, et ne s’étaitnullement occupé de l’éducation de son fils. Sa mère, qui legâtait, mourut de bonne heure. Pigassoff s’éleva tout seul. Ilentra dans l’école du district, puis au gymnase, apprit lefrançais, l’allemand et même le latin. Étant sorti du gymnase avecd’excellents attestats, il se dirigea vers Dorpat, où il luttaconstamment contre la misère, mais où il suivit son cours jusqu’audernier jour. Il se distinguait par la patience etl’opiniâtreté ; mais c’était surtout le sentiment del’ambition qui était tenace en lui. Il semblait défier le sort dansson désir d’être introduit dans la bonne société et de ne pas êtredépassé par les autres. C’était par ambition qu’il travaillaitassidûment et qu’il était entré à l’université de Dorpat. Lapauvreté l’irritait et développait en lui l’observation et la ruse.Il s’exprimait avec originalité et s’était approprié, dès sajeunesse, un genre particulier d’éloquence bilieuse et amère. Sespensées ne s’élevaient pas au-dessus du niveau commun, mais ilparlait de façon à faire croire qu’il avait beaucoup d’esprit.Parvenu au grade de candidat, Pigassoff résolut de se vouer àl’enseignement parce que c’était la seule carrière qui luipermettait de marcher de pair avec ses camarades, parmi lesquels ilessayait de choisir ses intimes dans la haute société, cherchant àleur complaire et même à les flatter quoiqu’il ne cessât de médired’eux.

Mais, à vrai dire, il ne possédait pas le fonds nécessaire pourremplir ce rôle dans la société. S’étant instruit seul, sans lesecours d’un maître et sans être dominé par l’amour de la science,son instruction était restée bornée. Il échoua cruellement dans sathèse, tandis qu’un étudiant, qui occupait la même chambre que luiet dont il s’était toujours moqué, triompha d’emblée. Celui-ciétait un jeune homme d’une intelligence ordinaire, mais qui avaitreçu une éducation solide et régulière. Cet échec remplit Pigassoffde rage ; il jeta tous ses livres et tous ses cahiers au feu,et entra au service civil.

Dans les commencements, tout alla assez bien. Pigassoff était unemployé à bien figurer partout, pas très réglé, mais suffisant et,de plus, audacieux. Il ne demandait qu’à faire son chemin le plusvite possible ; malheureusement il s’embrouilla, s’attira desreproches et fut obligé de quitter le service. Il passa trois ansdans un bien qu’il avait acheté et épousa tout à coup une richepropriétaire à demi civilisée, qui se laissa prendre à l’appât deses manières dégagées et railleuses. Mais Pigassoff, dont lecaractère avait été trop aigri, se fatigua bientôt de la vie defamille. Après avoir vécu quelques années avec lui, sa femmes’enfuit secrètement à Moscou et vendit à un adroit spéculateur unepropriété où Pigassoff venait à peine d’achever des constructions.Frappé au vif par ce dernier malheur, il intenta un procès à safemme et le perdit. Il achevait sa vie en solitaire, visitait sesvoisins, dont il se moquait même en leur présence, et qui lerecevaient avec un certain demi rire forcé. Il ne lisait jamais etil était possesseur d’environ cent âmes ; ses paysansn’étaient pas trop malheureux.

– Ah ! Konstantin ! s’écria Daria Michaëlowna aussitôtque Pandalewski entra dans le salon ; Alexandrineviendra-t-elle ?

– Alexandra Pawlowna m’a donné l’ordre de vous remercier et devous dire qu’elle se fait un véritable plaisir d’accepter, réponditKonstantin Diomiditch en saluant à droite et à gauche, et enpassant dans ses cheveux supérieurement bien peignés une maingrassouillette et blanche dont les ongles étaient coupés entriangles.

– Et Volinzoff sera-t-il aussi des nôtres ?

– Il viendra aussi.

– Ainsi donc, Africain Siméonowitch, continua Daria Michaëlownaen se tournant vers Pigassoff, selon vous, toutes les jeunes fillessont affectées ?

Les lèvres de Pigassoff grimacèrent de côté et il fut pris d’untressaillement nerveux au coude.

– Je dis, commença-t-il d’une voix mesurée – il parlait toujourslentement et clairement quand il était dans un accès de méchanceté–, je dis que les jeunes filles en général – je me taisnaturellement sur le compte des personnes présentes…

– Sans que cela vous empêche d’y penser aussi, interrompit DariaMichaëlowna.

– Je les passe sous silence, répondit Pigassoff. En général,toutes les jeunes filles sont affectées au plus haut degré dansl’expression de leurs sentiments. Qu’une demoiselle s’effraye, parexemple, ou se réjouisse, ou se chagrine, elle commencera sansfaute par donner à sa taille une cambrure élégante (ici Pigassoffse recourba d’une manière difforme et étendit les bras), puis elles’écrie : « ah ! » ou bien elle se met à rire ou à pleurer. Ilm’est cependant arrivé (Pigassoff se mit à rire avec complaisance)de rencontrer un jour l’expression d’une sensation véritable, noncontrefaite, et cela chez une jeune fille remarquablementaffectée.

– Comment est-ce donc arrivé ?

Les yeux de Pigassoff brillèrent.

– Je lui ai enfoncé par derrière un pieu dans le côté. Elle jetaun cri perçant, et moi de lui dire : « Bravo ! bravo !Voilà la voix de la nature, voilà un cri naturel !Tenez-vous-y à l’avenir ».

Tout le monde éclata de rire.

– Quelles bêtises dites-vous là, Africain Siméonowitch ?s’écria Daria Michaëlowna. Est-ce que je vais croire que vous avezdonné des coups de pieu dans le côté d’une jeune fille ?

– C’était un pieu, ma parole d’honneur ! un très grandpieu, dans le genre de ceux qu’on emploie pour la défense desforteresses.

– Mais c’est une horreur ce que vous dites là, monsieur !s’écria mademoiselle Boncourt en jetant un regard courroucé sur lesenfants qui riaient à gorge déployée.

– Il ne faut pas le croire, dit Maria Michaëlowna. Ne leconnaissez-vous pas ?

La vieille Française, cependant, ne pouvait de sitôt calmer sonindignation, et elle grommelait toujours entre ses dents.

– Vous pouvez ne pas me croire, continua Pigassoff avecsang-froid, mais je vous affirme que j’ai dit la pure vérité. Quile saurait, si ce n’est moi ? Après cela, vous n’avez qu’à nepas croire non plus que notre voisine Tchépouzoff, HélèneAntonowna, m’a dit elle-même, elle-même, remarquez-le bien, commentelle avait fait mourir son propre neveu.

– Voilà encore des imaginations !

– Permettez, permettez ! Écoutez et jugez vous-même. Notezbien que je ne désire nullement la calomnier, j’aime HélèneAntonowna au moins autant qu’on peut aimer une femme. L’almanachest le seul livre qu’on trouve dans sa maison et elle ne sait lirequ’à haute voix. Encore cet exercice la fait-elle transpirer et seplaindre ensuite que les yeux lui sortent de la tête… En un mot,c’est une bonne créature et ses femmes de chambre sont grasses.Pourquoi la calomnierais-je ?

– Allons ! s’écria Daria Michaëlowna, voilà AfricainSiméonowitch qui a enfourché son dada. Il va s’y tenir jusqu’ausoir.

– Mon dada… Les femmes en ont de trois espèces dont elles nedescendent jamais. À moins qu’elles ne dorment.

– Quels sont ces trois dadas ?

– La récrimination, l’allusion et le reproche.

– Savez-vous, Africain Siméonowitch, répliqua Daria Michaëlowna,que ce n’est sans doute pas sans raison que vous vous attaquezainsi aux femmes ? Il faut qu’une d’elles vous ait…

– Offensé, voulez-vous dire, interrompit Pigassoff.

Daria Michaëlowna se troubla un peu : elle se rappela le mariagede son interlocuteur et se contenta de hocher la tête.

– Une femme m’a véritablement offensé, continua Pigassoff. Etpourtant elle était bonne, très bonne.

– Qui donc ?

– Ma mère, répondit Pigassoff en baissant la voix.

– Votre mère ? De quelle manière a-t-elle pu vousoffenser ?

– En me mettant au monde.

Daria Michaëlowna fronça les sourcils.

– Il me semble, dit-elle, que notre conversation prend unetournure peu divertissante… Konstantin, jouez-nous la nouvellefantaisie de Thalberg. Peut-être les sons de la musique vouscalmeront-ils, Africain. Orphée domptait les animaux féroces.

Konstantin s’assit au piano et joua fort convenablement. NatalieAlexéiewna commença par écouter avec attention, puis elle se remità son ouvrage.

– Merci, c’est charmant ! dit Daria Michaëlowna. J’aimeThalberg. Il est si distingué ! À quoi pensez-vous, AfricainSiméonowitch ?

– Je pense, dit lentement celui-ci, qu’il y a trois espècesd’égoïstes : ceux qui vivent eux-mêmes et laissent vivre lesautres ; ceux qui vivent eux-mêmes et qui ne laissent pasvivre les autres, et enfin les égoïstes qui ne vivent pas eux-mêmeset ne laissent pas vivre les autres… La plupart des femmesappartiennent à la troisième catégorie.

– Comme c’est aimable ! Je ne m’étonne que d’une chose,Africain Siméonowitch, c’est de votre confiance présomptueuse dansvos propres jugements, comme si vous ne vous trompiez jamais.

– Qui est-ce qui dit cela ? Moi aussi, je me trompe ;tous les hommes se trompent. Mais savez-vous quelle est ladifférence entre l’erreur des hommes et l’erreur des femmes ?Non, vous ne le savez pas ! Voilà en quoi elle consiste : unhomme pourra dire, par exemple, que deux et deux ne font pasquatre, mais cinq ; une femme dira que deux et deux font unebougie de cire.

– Je crois vous avoir déjà entendu débiter cela… maispermettez-moi de vous demander quel rapport il y a entre votrepensée, à propos des trois espèces d’égoïsmes, et le morceau quenous venons d’entendre.

– Aucun. Je n’ai même pas écouté la musique.

– Allons, je vois, mon petit père, que tu es incorrigible et bonà jeter aux orties, répliqua Daria Michaëlowna. Mais qu’aimez-vousdonc si la musique ne vous plaît pas ? Est-ce la littérature,par hasard ?

– Pourquoi cela ?

– J’aime la littérature, mais pas celle du moment.

– Voici pourquoi : il n’y a pas longtemps que je traversaisl’Oka sur un bac avec un certain monsieur. Le bac aborda à une côteescarpée ; il fallut transporter les voilures à bras. Lacalèche du monsieur était fort lourde. Tandis que les batelierss’efforçaient de la traîner sur le côté, le monsieur resta sur lebac à pousser de tels gémissements que j’en eus presque pitié…Voilà, me dis-je, une nouvelle application de la division dutravail. Ce monsieur ressemble à la littérature actuelle : d’autress’échinent et font l’affaire, elle gémit.

Daria Michaëlowna sourit.

– Et voilà ce qu’on appelle production littéraire de notreépoque, continua l’infatigable Pigassoff, profonde sympathie pourles questions sociales et Dieu sait quoi encore… Ah ! que cesgrands mots me pèsent !

– Mais ces femmes sur lesquelles vous tombez ainsi, elles, dumoins, ne se servent pas de ces grands mots. Pigassoff haussa lesépaules.

– Si elles ne les emploient pas, c’est qu’elles ne savent pass’en servir. Daria Michaëlowna rougit légèrement.

– Vous commencez à dire des impertinences, monsieur Pigassoff,répondit-elle avec un rire forcé. Il y eut un instant de profondsilence.

– Où est donc Zolotonocha ? demanda tout à coup un desenfants à Bassistoff.

– Dans le gouvernement de Poltava, mon petit ami, répliquaPigassoff. Au centre même de la Khokhlandia[5] (Ilprofita de l’occasion pour changer le sujet de la conversation.).Puisque nous parlons de littérature, continua-t-il, je dirai que sij’avais de l’argent de trop, je me ferais poète petit-russien. –Voilà du nouveau, fameux poète ! s’écria Daria Michaëlowna.Est-ce que vous parlez le petit-russien ? – Pas le moins dumonde ; mais ce n’est pas nécessaire. – Pas nécessaire !et comment ? – Voici comment : il s’agit seulement de prendreun morceau de papier sur le haut duquel on écrit :Méditation ; puis on rassemble un certain nombre de mots sansaucun sens, mais ayant une intonation petite-russienne et uneintention patriotique ; on les fait rimer tant bien que mal eton publie. Le petit-Russien lit, s’appuie sur son coude et pleuresans faute. C’est une âme si impressionnable ! – Mais, au nomdu ciel, s’écria Bassistoff, que dites-vous donc là ? Cela n’apas le sens commun. J’ai habité la petite Russie, j’aime cettelangue, je la connais… Ce que vous débitez là est incroyable. –Possible, le Khokhol n’en pleure pas moins. Langue, dites-vous…Existerait-il par hasard une langue petite-russienne ? J’aiune fois demandé à un Khokhol de me traduire la première phrasevenue, celle-ci, par exemple : la grammaire est l’art de parler etd’écrire correctement. Savez-vous comment il l’a traduite, et dequelle langue il s’est servi ? De langue russe, seulement enchangeant les i en y et en prononçant d’une façon gutturale et dureà vous écorcher les oreilles. Quelle est donc cette langue, selonvous ? Est-ce une langue indépendante ? Plutôt qued’admettre cela, je me résignerais à piler mon meilleur ami dans unmortier. Bassistoff allait répondre. – Laissez-le donc, s’écriaDaria Michaëlowna ; ne savez-vous pas qu’on n’en tire jamaisque des paradoxes ? Pigassoff sourit méchamment. Un domestiquevint annoncer Alexandra Pawlowna et son frère. Daria Michaëlowna seleva pour aller au-devant de ses hôtes. – Bonjour, Alexandrine,s’écria-t-elle. Que vous avez bien fait de venir ! – Bonjour,Serge Pawlitch. Volinzoff serra la main de Daria Michaëlowna ets’approcha de Natalie Alexéiewna. – Aurons-nous aujourd’hui votrenouvelle connaissance le baron ? demanda Pigassoff. On dit quec’est un grand philosophe qui vous lance du Hegel à jet continu.Daria Michaëlowna ne répondit pas ; elle fit asseoir AlexandraPawlowna sur le divan et s’établit à côté d’elle. – Philosophie,continua Pigassoff ; point de vue le plus élevé ! C’estma mort que ce point de vue élevé. Et comment peut-on voir dehaut ? Ira-t-on monter sur une tour pour examiner un chevalquand il s’agit de l’acheter ? – Votre baron ne vousapporte-t-il pas un certain article ? demanda AlexandraPawlowna. – Il apporte un article, répondit Daria Michaëlowna avecune négligence calculée ; un article sur les rapports ducommerce et de l’industrie en Russie… Mais ne craignez rien, nousn’allons pas le lire à présent… Ce n’est pas pour cela que je vousai invités. Le baron est aussi aimable que savant. Il parle si bienle russe ! c’est un vrai torrent… il vous entraîne. – Il parlesi bien le russe, murmura Pigassoff, qu’il mérite qu’on le loue enfrançais. – Grognez toujours, Africain Siméonowitch, grognez… celava très bien à votre chevelure hérissée… Mais pourquoin’arrive-t-il pas ? Messieurs et mesdames, voulez-vous quenous allions au jardin ? continua Daria Michaëlowna enregardant autour d’elle. Il nous reste encore près d’une heureavant le dîner et il fait un temps magnifique. Tout le monde seleva et se dirigea vers le jardin. Le jardin de Daria Michaëlownas’étendait jusqu’à la rivière. Il était orné de bosquets d’acaciaset de lilas, et coupé par plusieurs allées de vieux tilleuls d’unsombre doré, tout imprégnées de parfums, au travers desquelles onapercevait de lointaines échappées d’un vert d’émeraude. Volinzoff,Natalie et mademoiselle Boncourt s’étaient enfoncés dans lesprofondeurs du jardin. Volinzoff marchait à côté de la jeune fillemais sans lui parler. Mademoiselle Boncourt restait un peu enarrière. – Qu’avez-vous fait aujourd’hui ? demanda enfinVolinzoff à Natalie en frisant les pointes d’une moustache châtainfoncé. Les traits de Natalie rappelaient ceux de sa mère mais leurexpression était moins vive et moins animée. Ses beaux yeuxcaressants avaient un regard triste. – J’ai assisté, répondit-elle,aux sorties de Pigassoff, j’ai fait de la tapisserie, j’ai lu. – Etqu’avez-vous lu ? – J’ai lu… l’histoire des Croisades,répondit Natalie après un moment d’hésitation. Volinzoff laregarda. – Ah ! dit-il, cela doit être intéressant. Il arrachaune branche et commença à la faire tournoyer dans les airs. Ilsfirent encore une vingtaine de pas. – Quel est ce baron dont votremère a fait la connaissance ? demanda de nouveau Volinzoff. –C’est un gentilhomme de la chambre. Il vient d’arriver. Maman enfait grand cas. – Votre mère se laisse facilement entraîner. – Celaprouve qu’elle a encore le cœur jeune, répondit Natalie. – C’estvrai. Je vous renverrai bientôt votre cheval. Je voudrais parvenirà lui faire prendre le galop d’emblée, et j’y réussirai. – Merci…mais j’ai peur d’abuser de votre complaisance. Vous l’avez dressévous-même… On dit que c’est difficile. – Vous savez, NatalieAlexéiewna, que je suis toujours heureux de vous rendre le moindreservice… je… Mais ce ne sont pas de telles bagatelles… Volinzoffs’embrouillait. Natalie lui jeta un regard amical et lui dit encore: – Merci ! – Vous savez, continua Serge Pawlitch après unsilence prolongé, qu’il n’y a pas de chose que… Mais pourquoi vousdis-je cela ? vous avez tout compris. La cloche sonna en cemoment. – Ah ! la cloche du dîner ! s’écria mademoiselleBoncourt, rentrons. – Quel dommage ! pensa dans son forintérieur la vieille Française pendant qu’elle gravissait lesdegrés du perron à la suite de Volinzoff et de Natalie, queldommage que ce charmant garçon ait si peu de ressources dans laconversation !… Ce qui peut se traduire ainsi : tu es gentil,mon garçon, mais tu es pas mal bête. Le baron ne vint pas dîner. Onl’attendit une demi-heure. À table, la conversation ne marchaitpas. Serge Pawlitch ne faisait que contempler Natalie à la dérobée.Il était assis à côté d’elle et ne se lassait pas de lui verser del’eau dans son verre. Pandalewski cherchait vainement à fixerl’attention de sa voisine Alexandra Pawlowna. Il fondait presque àforce de douceur, mais celle-ci avait de la peine à ne pas bâiller.Bassistoff roulait des boulettes de pain et ne pensait à rien.Pigassoff lui-même se taisait, et quand Daria Michaëlowna lui fitobserver qu’il n’était pas aimable ce jour-là, il répondit d’un tonmorose : quand donc suis-je aimable ? Ce n’est pas monaffaire… Il ajouta avec un amer sourire : prenez patience ;moi, voyez-vous, je suis du kvass[6], du simplekvass russe, tandis que votre gentilhomme de la chambre… –Bravo ! s’écria Daria Michaëlowna. Pigassoff est jaloux ;il est jaloux d’avance. Mais Pigassoff ne répondit rien et secontenta de la regarder en dessous. Sept heures sonnèrent et toutle monde retourna au salon. – Il paraît qu’il ne viendra pas, ditDaria Michaëlowna. On entendit au même instant le roulement d’unevoiture. Un petit tarantass[7] entraitdans la cour. Quelques instants après, un domestique vint présenterà Daria Michaëlowna une lettre sur un plateau d’argent. Elle laparcourut jusqu’au bout et, se tournant vers le laquais : – Où est,lui dit-elle, le monsieur qui a apporté cette lettre ? – Ilest dans la voiture. Madame ordonne-t-elle qu’on le reçoive ?– Oui. Priez-le d’entrer. Le domestique sortit. – Quel ennui !ajouta Daria Michaëlowna. Le baron a reçu l’ordre de retournerimmédiatement à Pétersbourg. Il m’envoie son article par son ami,un certain M. Roudine. Le baron devait me le présenter ; il leprise beaucoup. Mais quel guignon ! j’espérais que le barons’établirait ici… Le domestique annonça M. Dimitri NicolaitchRoudine.

Chapitre 4

 

Le nouveau venu pouvait avoir trente-cinq ans. Il était grand detaille, mais un peu voûté. Ses cheveux étaient bouclés, son teintbasané, son visage peu régulier, mais expressif et intelligent. Unhumide éclat brillait dans ses yeux bleus foncés, pétillants devivacité ; son nez était large et droit, ses lèvres fortes etbien dessinées. Il portait des habits usés et étroits comme s’ilavait grandi depuis qu’il les possédait.

Il s’approcha rapidement de Daria Michaëlowna, lui fit un salutprofond et dit qu’il y avait déjà longtemps qu’il désirait avoirl’honneur de lui être présenté, et que son ami le baron regrettaitbeaucoup de n’avoir pu prendre lui-même congé d’elle.

La voix fluette de Roudine ne répondait ni à sa taille, ni à salarge poitrine.

– Veuillez vous asseoir. Je suis enchantée de vous voir, ditDaria Michaëlowna.

Puis elle le présenta à toutes les personnes qui se trouvaientlà et lui demanda s’il habitait le pays ou s’il y venait seulementen voyageur.

– Mon bien est dans le gouvernement de T***, répondit Roudine entenant son chapeau sur ses genoux. Il n’y a pas longtemps que jesuis ici ; j’y suis venu pour affaires et je demeure en cemoment dans votre ville de district.

– Chez qui ?

– Chez le médecin. C’est un ancien collègue de l’Université.

– Ah ! vous demeurez chez le médecin… On en dit le plusgrand bien. Il paraît qu’il est très habile dans son art. Y a-t-illongtemps que vous connaissez le baron ?

– Je l’ai rencontré cet hiver à Moscou et je viens de passerprès d’une semaine chez lui.

– C’est un homme très intelligent que le baron.

– Oui, très intelligent. Daria Michaëlowna se mit à respirer unnœud qu’elle avait fait avec son mouchoir de poche et qu’elle avaitimbibé d’eau de Cologne.

– Êtes-vous au service ? demanda-t-elle.

– Qui ? moi ?

– Oui, vous.

– Non… J’ai donné ma démission.

Il y eut un moment de silence. La conversation redevintgénérale.

– Permettez-moi, commença Pigassoff en se tournant vers Roudine,de satisfaire ma curiosité en vous demandant si vous connaissez lecontenu de l’article envoyé par M. le baron.

– Je le connais.

– Cet article traite des rapports du commerce… non, je metrompe, de l’industrie et du commerce dans notre pays… Il me sembleque c’est ainsi que vous avez daigné nommer l’article, DariaMichaëlowna.

– C’est bien là le sujet, répondit Daria Michaëlowna en portantla main à son front.

– Je suis certainement mauvais juge dans ces questions-là,continua Pigassoff, mais je dois avouer que le titre même del’ouvrage me paraît fort… Comment puis-je dire celadélicatement ? fort obscur et embrouillé…

– Pourquoi cela vous paraît-il ainsi ?

Pigassoff sourit en jetant un regard à Daria Michaëlowna.

– Le trouvez-vous clair ? ajouta-t-il en tournant denouveau son visage de renard vers Roudine.

– Moi ? Oui.

– Vous devez naturellement le mieux savoir que moi.

– Avez-vous mal à la tête ? demanda Alexandra Pawlowna àDaria Michaëlowna.

– Non. Ce n’est rien… c’est nerveux.

– Permettez-moi de vous demander, recommença Pigassoff d’unevoix nasillarde, si votre connaissance, M. le baron Mouffel… c’estainsi qu’on l’appelle, je crois ?

– En effet.

– M. le baron Mouffel s’occupe-t-il spécialement d’économiepolitique, ou bien consacre-t-il à cette science intéressante lesheures de loisir dérobées aux plaisirs du monde et aux devoirs duservice ?

Roudine fixa son regard sur Pigassoff.

– Le baron n’est qu’un amateur dans ces matières, répondit-il enrougissant légèrement, mais il a dans son article beaucoupd’aperçus justes et curieux. – Je ne puis disputer avec vous car jene connais pas son travail. Mais, oserai-je le demander ?l’œuvre de votre ami le baron de Mouffel traite plutôt dedissertations générales que de faits, n’est-ce pas ?

– On y trouve des faits et des dissertations générales relativesaux faits eux-mêmes.

– Vraiment, vraiment ! Je vous dirai que, selon moi – et jepuis placer mon mot à l’occasion, ayant passé trois ans à Dorpat –toutes ces prétendues réflexions générales, ces hypothèses, cessystèmes… excusez-moi, je suis un provincial et vais droit an but,ne valent jamais rien. Ce ne sont que des abstractions, ce n’estfait que pour égarer les gens. Présentez-moi des faits, messieurs,c’est là votre devoir.

– Vraiment ! répliqua Roudine ; mais ne doit-on pasexpliquer le sens des faits ?

– Les dissertations générales ! continua Pigassoff, maisc’est ma mort que ces digressions, ces points de vue, cesconclusions ! Tout cela est basé sur ce qu’on appelle lesconvictions. Chacun parle de ses convictions, exige encore qu’onles respecte, qu’on les colporte. Ah ! ah !

Et Pigassoff agita son poing en l’air. Pandalewski se mit àrire.

– Fort bien ! dit Roudine. D’après vous, il n’y aurait pasde convictions ?

– Non, il n’en existe pas.

– Telle est votre conviction ?

– Oui.

– Comment dites-vous donc qu’il n’y en a pas ? Voilà, pourne pas aller plus loin, que vous en exprimez une. Tout le monde semit à sourire et à échanger des regards.

– Permettez, cependant, répliqua Pigassoff…

Mais Daria Michaëlowna frappa des mains et s’écria :

– Bravo, bravo ! Pigassoff est battu, bien battu ! Etelle prit doucement le chapeau des mains de Roudine.

– Daignez attendre encore avant de vous réjouir, madame ;un peu de patience ! s’écria Pigassoff avec dépit. Il nesuffit pas de dire des bons mots avec un ton de supériorité : ilfaut prouver, réfuter… Nous nous sommes éloignés du sujet de ladiscussion.

– Permettez à votre tour, observa Roudine avec sang-froid ;la chose est toute simple. Vous ne croyez pas à l’utilité desdissertations générales, vous ne croyez pas à la conviction…

– Je ne crois pas, non, je ne crois pas. Je ne crois à rien.

– Très bien, vous êtes alors un sceptique.

– Je ne vois pas la nécessité d’employer un mot aussi savant. Dureste.

– N’interrompez pas ! s’écria Daria.

– Kizz, kizz, kizz ! se disait en ce moment Pandalewskiavec une vive satisfaction.

– Ce mot exprime ma pensée, continua Roudine. Vous le comprenez: pourquoi ne pas s’en servir ? Vous ne croyez à rien.Pourquoi alors croyez-vous aux faits ?

– Comment, pourquoi ? voilà qui est charmant ! Lesfaits sont des choses connues, chacun sait ce que sont ces faits.Je les juge d’après l’expérience, d’après mon propre sentiment.

– Oui, mais votre sentiment ne peut-il porter à faux ? Nevous dit-il pas que le soleil tourne autour de la terre ? Maispeut-être n’êtes-vous pas d’accord avec Copernic ? Peut-êtrene croyez-vous pas en lui ?

Un sourire glissa de nouveau sur tous les visages, et tous lesyeux se fixèrent sur Roudine. « C’est un homme d’esprit », sedisait chacun.

– Vous avez le don de tourner tout en plaisanterie, ditPigassoff ; c’est certainement très original, mais celan’avance guère les choses.

– Je regrette qu’il n’y ait eu que trop peu d’originalité danstout ce que j’ai dit jusqu’à présent, répondit Roudine. Tout celaest parfaitement connu depuis longtemps et a été répété mille fois.Mais il ne s’agit pas de cela…

– Et de quoi donc ? interrompit Pigassoff avec quelqueimpudence.

Dans toute discussion il avait l’habitude de commencer parrailler son adversaire, puis il devenait grossier et enfin boudaitet se taisait.

– Voilà ce dont il s’agit, continua Roudine. J’avoue que je nepuis entendre sans une peine sincère des gens intelligents attaquerdevant moi…

– Les systèmes, ajouta Pigassoff.

– Eh bien ! oui, les systèmes, si vous voulez. Pourquoi cemot vous offusque-t-il tant ? Chaque système est basé sur laconnaissance des lois générales, principes de vie…

– Oui, mais, je vous le demande, comment les connaître, commentles découvrir ?

– Permettez. Elles ne sont naturellement pas accessibles à tous,et l’homme se trompe facilement ; mais vous conviendrez sansdoute avec moi que Newton, par exemple, a découvert quelques-unesde ces lois fondamentales. Il est vrai que c’était un homme degénie ; mais les découvertes du génie sont justement grandesen ce qu’elles deviennent accessibles à tous. Cette tendance àrechercher les principes généraux dans les phénomènes particuliersest un des caractères radicaux de l’esprit humain, et toute notrecivilisation…

– Ah ! ah ! c’est là que vous tendez, réponditPigassoff d’une voix traînante. Je suis un homme pratique, jem’enorgueillis du titre d’homme pratique et je ne donne pas danstoutes ces finesses métaphysiques ; je ne veux pas m’y laisserentraîner.

– C’est votre droit. Mais remarquez cependant que ce désird’être un homme exclusivement pratique est déjà une espèce desystème, de théorie…

– Civilisation, dites-vous ! continua Pigassoff sansécouter. C’est avec cela que vous voulez nous émerveiller. À quoiest-elle bonne cette civilisation tant prônée ! Je n’endonnerais pas un sou pour mon compte.

– Mais que vous discutez mal ! Africain Siméonovitch,interrompit Daria Michaëlowna, qui était intérieurement fortsatisfaite du calme et de l’exquise politesse de sa nouvelleconnaissance. C’est un homme comme il faut, pensa-t-elle enregardant Roudine avec une expression bienveillante ; il fautl’apprivoiser.

– Je ne veux pas défendre la civilisation, continua Roudineaprès s’être tu un instant. Elle n’a que faire de ma défense. Vousne l’aimez pas… chacun son goût. De plus, cela pourrait nous menertrop loin. Permettez-moi seulement de vous rappeler le vieux dicton: « Tu te fâches, Jupiter, donc tu as tort ». Je veux dire quetoutes ces attaques contre les systèmes, les idées universelles,etc., sont surtout affligeantes parce qu’en niant les systèmes onest généralement amené à nier la plupart du temps le savoir, lascience, et à perdre la foi qu’elles inspirent, c’est-à-dire la foien soi-même, en sa propre force. Cette confiance est nécessaire auxhommes. On ne peut vivre d’impressions seules. C’est une mauvaisechose que de redouter la pensée et de ne pas croire en elle. Lescepticisme ne conduit qu’à la stérilité et à la faiblesse…

– Ce ne sont là que des paroles, murmura Pigassoff.

– C’est possible ; mais permettez-moi de vous faireobserver qu’en disant « ce ne sont que des paroles », nouscherchons souvent à échapper à la nécessité absolue de dire quelquechose de plus sensé que ces mêmes paroles.

– Comment ? dit Pigassoff en fronçant le sourcil.

– Vous comprenez ce que je veux dire, répondit Roudine avec uneimpatience involontaire qu’il réprima aussitôt. Je le répète, si unhomme n’a pas de principes arrêtés auxquels il croit, s’il n’a pasun terrain pour s’y appuyer solidement, comment pourra-t-il serendre compte des besoins, de la destinée, de l’avenir de sonpays ? Comment pourrait-il savoir ce qu’il doit fairelui-même, si…

– Je vous cède la place ! dit brusquement Pigassoff ensaluant et en se retirant dans un coin sans regarder personne.Roudine lui jeta un regard, sourit légèrement et se tut.

– Ah ! le voilà en fuite, s’écria Daria Michaëlowna. Nevous inquiétez pas, Dimitri… Pardon ! continua-t-elle avec unsourire affable, comment s’appelait votre père ?

– Nicolas.

– Ne vous inquiétez pas, Dimitri Nicolaïtch, personne ne s’y esttrompé ici. Il voudrait vous faire accroire qu’il ne veut plusdiscuter avec vous quand il sent qu’il ne le peut plus. Maisrapprochez-vous plutôt de nous pour causer…

Roudine avança son fauteuil.

– Comment ne nous sommes-nous jamais rencontrés jusqu’àprésent ? continua Daria Michaëlowna. Cela m’étonne… Avez-vouslu ce livre ? C’est de Tocqueville.

Daria tendit le livre français à Roudine. Il le prit, en tournaplusieurs feuillets et le replaça sur la table en répondant qu’iln’avait pas lu précisément cet ouvrage-là, mais qu’il avait souventréfléchi sur les questions que traitait Tocqueville. Laconversation était engagée. Au commencement, Roudine semblaithésiter, ne trouvant pas les mots qui pouvaient rendre sapensée ; mais il s’échauffa enfin et parla avec abondance. Aubout d’une heure, sa voix était la seule qu’on entendît dans lesalon. Tout le monde s’était groupé autour de lui. Pigassoff seulrestait dans un coin auprès de la cheminée. Roudine s’exprimaitavec esprit, avec feu et bon sens ; il avait beaucoup desavoir et beaucoup de lecture. Personne ne s’était attendu àtrouver en lui un homme remarquable. Il était si mal vêtu, onparlait si peu de lui ! Il semblait à tous étrange et mêmeincompréhensible qu’un homme de tant d’esprit pût ainsi apparaîtresubitement à la campagne. Roudine les étonnait d’autant plus ;on peut même dire qu’il les ensorcelait tous, à commencer par DariaMichaëlowna… Elle était fière de sa nouvelle connaissance etsongeait déjà d’avance à la manière dont elle allait le patronnerdans le monde car, malgré son âge, elle était très enthousiastedans ses premières impulsions. Alexandra Pawlowna, à vrai dire,n’avait compris que peu de chose aux discours de Roudine, mais ellen’en était pas moins surprise et enchantée. Son frère partageaitses sentiments. Pandalewski observait Daria et était jaloux.Pigassoff se disait à lui-même : « Pour cinquante roubles jepourrais acheter un rossignol qui chanterait encore mieux ! »Mais Bassistoff et Natalie étaient les plus fortementimpressionnés. La respiration de Bassistoff en était presquearrêtée ; il restait assis, bouche ouverte, écarquillait sesyeux et écoutait, comme il n’avait jamais écouté de sa vie. Quant àNatalie, son visage se couvrait d’une faible rougeur et son regard,devenu à la fois plus profond et plus clair, se fixait immobile surRoudine.

– Comme il a de beaux yeux ! lui chuchota Volinzoff.

– Oui, fort beaux.

– Mais c’est dommage que ses mains soient si grandes et sirouges…

Natalie ne répondit rien. On servit le thé. La conversationdevint plus générale ; mais à la façon soudaine dont chacun setaisait dès que Roudine ouvrait la bouche, on pouvait juger del’impression qu’il produisait. Il prit tout à coup envie à DariaMichaëlowna d’entreprendre Pigassoff. Elle s’approcha et lui dit àdemi-voix : « Pourquoi vous taisez-vous donc et souriez-vousméchamment ? Essayez donc encore une fois de lutter avec lui». Puis, sans attendre sa réponse, elle fit un signe de la main àRoudine.

– Il y a encore un trait en lui que vous ne connaissez pas,dit-elle en montrant Pigassoff : c’est un implacable ennemi desfemmes. Il les raille sans cesse. Tâchez donc de le corriger de cetravers.

Roudine regarda Pigassoff involontairement de haut en bas : ilavait la tête de plus que lui.

Celui-ci manqua étouffer de colère ; son visage bilieuxdevint encore plus blême.

– Daria Michaëlowna se trompe, répondit-il d’une voix malassurée. Je ne raille pas les femmes seulement, mais le genrehumain en général.

– Qu’est-ce qui a pu vous en donner une aussi mauvaiseopinion ? demanda Roudine. Pigassoff le regarda dans le blancdes yeux.

– C’est probablement la connaissance de mon propre cœur danslequel je découvre chaque jour des misères nouvelles. Je juge desautres d’après moi-même, ce qui est peut-être injuste. Je suis plusmauvais que les autres. Que voulez-vous ? l’habitude estprise.

– Je vous comprends et je sympathise avec vous, réponditRoudine. Quelle est l’âme noble et pure qui n’a éprouvé la soif del’humilité vis-à-vis de soi-même ? Mais on ne sauraits’arrêter à cette situation sans issue.

– Je vous remercie humblement pour le certificat de noblesse quevous octroyez à mon âme, répondit Pigassoff, mais je ne me plainspas de ma situation ; elle n’est pas mauvaise. J’y connaîtraisune issue que je ne sais vraiment si j’en userais.

– Mais cela s’appelle – pardonnez-moi l’expression – préférer lasatisfaction de son amour-propre au désir d’être et de vivre dansla vérité.

– Je le crois bien, s’écria Pigassoff ; l’amour-propre, jecomprends ce mot-là, et vous le comprenez, j’espère, et aussi toutle monde. Quant à la vérité, où est-elle ?

– Vous vous répétez, je vous en avertis, remarqua DariaMichaëlowna. Pigassoff haussa les épaules.

– Je demande où est la vérité. Les philosophes eux-mêmes ne lesavent pas. Kant dit : « la voilà » ; mais Hegel répond : «non, tu radotes ; la voici ».

– Vous savez donc ce qu’en dit Hegel ? demanda Roudine sanslever les yeux.

– Je répète, continua Pigassoff en s’échauffant, que je ne puiscomprendre ce qu’est la vérité. Selon moi, elle n’est pas dans cemonde ; le mot s’y trouve, il est vrai, mais la chose n’y estpas.

– Fi donc, fi ! s’écria Daria Michaëlowna. Commentn’avez-vous pas honte de parler ainsi, vieux pécheur que vousêtes ! Il n’y a pas de vérité ! À quoi bon alors vivre ence monde ?

– Dans tous les cas, répondit aigrement Pigassoff, il vousserait plus facile de vivre sans la vérité que sans votre cuisinierStepane, qui est passé maître dans son art. Et dites-moi, de grâce,qu’avez-vous donc besoin de la vérité ? Peut-elle servir àarranger des chiffons ?

– Plaisanter ainsi n’est pas répondre, interrompit DariaMichaëlowna.

– Je ne sais si la vérité crève les yeux[8], maisil paraît que c’est ce que fait la sincérité, murmura Pigassoff enretournant avec colère dans son coin. Quant à Roudine, il parla del’amour-propre et avec grand sens. Il prouva que l’homme sansamour-propre est nul, que ce sentiment est le levier d’Archimèdeavec lequel on peut déplacer le monde, mais qu’en même tempscelui-là seul est digne du titre d’homme qui sait maîtriser sonamour-propre, comme le cavalier son cheval, et sacrifie sapersonnalité au bien général. L’égoïsme, ajouta-t-il, est lesuicide. L’homme égoïste se dessèche comme l’arbre solitaire etsans fruits ; mais l’amour-propre, comme tendance active versla perfection, est la source de toute grandeur. Oui, l’homme doitbriser l’opiniâtre égoïsme de sa personnalité, afin de pouvoir semanifester librement. – Ne pourriez-vous me prêter un petitcrayon ? demanda Pigassoff à Bassistoff. Bassistoff fut uninstant à comprendre cette question. – Un crayon, pourquoifaire ? répondit-il enfin. – Pour écrire cette dernière phrasede M. Roudine. Elle est à conserver. Si on ne l’inscrivait pas, onpourrait l’oublier et ce serait un grand malheur. – Il y a deschoses dont on ne doit ni rire ni plaisanter, répliqua Bassistoffavec chaleur en se détournant de Pigassoff. Pendant ce temps,Roudine s’était approché de Natalie. Elle se leva, son visageexprimait le trouble. Volinzoff, qui était assis à côté d’elle, seleva aussi. – Voici un piano, dit Roudine ; jouez-vous ?– Oui, répondit Natalie, mais voilà Konstantin Diomiditch qui jouebeaucoup mieux que moi. Celui-ci releva la tête et montra sesdents. – C’est mal à vous de dire cela, Natalie Alexéiewna. Vousêtes tout aussi forte que moi. – Connaissez-vous le Erlkonig deSchubert ? demanda Roudine. – Certainement, certainement,répondit Daria Michaëlowna. Mettez-vous au piano, Konstantin. Vousaimez la musique, Dimitri Nicolaïtch ? Roudine ne fitqu’incliner légèrement la tête et passa la main dans ses cheveuxcomme s’il était prêt à écouter. Konstantin joua. Natalie se tenaitdebout à côté du piano. Elle était en face de Roudine, dont levisage prit une expression inspirée dès les premiers accords. Sesyeux d’un bleu foncé erraient lentement au hasard et se reportaientde temps en temps sur Natalie. Konstantin s’arrêta. Roudine ne ditrien. Il s’approcha de la fenêtre ouverte. Une obscurité pleine deparfums s’étendait sur le jardin comme un voile vaporeux. Lesarbres exhalaient une fraîcheur énervante. Les étoilesscintillaient doucement. Cette nuit d’été semblait caressante etcaressée. Roudine jeta un regard dans le jardin et se retourna. –Cette musique et cette nuit, dit-il, me rappellent mes annéesd’étudiant en Allemagne, nos réunions, nos sérénades… – Vous avezété en Allemagne ? demanda Daria Michaëlowna. – J’ai passé uneannée à Heidelberg et presque autant à Berlin. – Et vous portiez lecostume des étudiants ? On dit qu’ils s’habillent d’une façonparticulière. – Je portais à Heidelberg de grandes bottes à éperonset une tunique à brandebourgs. Je laissais aussi tomber mes cheveuxsur mes épaules… À Berlin, les étudiants s’habillent comme tout lemonde. – Racontez-nous quelque chose de votre vie d’étudiant,demanda Alexandra Pawlowna. Roudine commença son récit. Il n’eutpas beaucoup de succès. Ses descriptions manquaient de couleur. Iln’avait pas le don de faire rire. Il abandonna bientôt le récit deses aventures à l’étranger pour des réflexions générales sur le butde la civilisation et de la science, sur les universités et sur lavie universitaire en général. Il esquissa un vaste tableau entraits larges et énergiques. Tous l’écoutaient avec l’attention laplus profonde. Il parlait en maître, d’une manière irrésistible, etpourtant il manquait parfois de clarté. Mais ce vague même ajoutaitencore au charme particulier de sa parole. La trop grande richessedes idées semblait empêcher Roudine de s’exprimer avec exactitudeet précision. Les images succédaient aux images, les comparaisonsnaissaient les unes des autres, tantôt pleines d’une hardiesseinattendue, tantôt empreintes d’une vérité saisissante. Sonimprovisation impatiente était toute d’inspiration et ne rappelaitjamais la subtilité satisfaite d’un bavard exercé. Il ne cherchaitpas ses expressions. Les mots lui venaient d’eux-mêmes sur leslèvres, libres et obéissants, et on aurait dit que chacun d’euxs’exhalait droit de son cœur tout brûlant encore de tout le feu desa conviction. Roudine possédait au plus haut degré ce qu’onpourrait nommer la musique de l’éloquence. Il lui suffisait detoucher à une des cordes de l’âme pour les faire vibrer toutes.Plus d’un auditeur ne comprenait peut-être pas parfaitement, maissa poitrine se soulevait puissamment, un voile semblait se déchirerà ses yeux, quelque chose de rayonnant lui apparaissait dans lelointain. Les pensées de Roudine, toutes tournées vers l’avenir,imprimaient sur sa physionomie un éclat de jeunesse impétueuse.Debout près de la fenêtre, ne regardant personne, il parlait,inspiré par la beauté de la nuit, l’attention et la sympathiegénérales, ainsi que par la présence des jeunes femmes. Entraînépar sa propre émotion, il s’élevait à l’éloquence et à la poésie.Le son bas et concentré de sa voix augmentait encore le prestige.On aurait dit que ses lèvres exprimaient des choses supérieuresauxquelles il ne s’attendait pas lui-même. Roudine parlait de cequi donne une signification éternelle à la vie passagère del’homme. – Je me souviens, dit-il en terminant, d’une légendescandinave. Le tsar et ses guerriers sont assis autour d’un feudans une grange longue et obscure. La scène se passe la nuit, enhiver. Un petit oiseau entre tout à coup par une porte ouverte ets’envole par une autre. « Cet oiseau, dit le tsar, est semblable àl’homme sur cette terre : il sort de l’obscurité pour rentrer dansl’ombre, et ne séjourne qu’un instant dans la chaleur et la lumière». « Tsar, répondit le plus âgé des guerriers, l’oiseau ne se perdpas dans l’obscurité, il sait y trouver son nid ». – Notre vie estrapide sans doute ; mais tout ce qui est grand s’accomplit parl’homme. La conscience d’être l’instrument des forces supérieuresdoit le dédommager de toutes les autres joies ; dans la mortmême il trouve sa vie, son nid. Roudine s’arrêta et baissa les yeuxavec un trouble involontaire. – Vous êtes un poète ! dit àdemi-voix Daria Michaëlowna. Tout le monde approuva le compliment,à l’exception de Pigassoff. Il avait pris tranquillement sonchapeau, sans attendre la fin du discours de Roudine, et s’en étaitallé en murmurant à l’oreille de Pandalewski, qui se trouvait prèsde la porte : – C’est trop fort, je m’en vais chez les imbéciles.Personne, au reste, ne songea ni à le retenir ni à remarquer sonabsence. On se mit à table pour souper et une demi-heure après toutle monde s’était séparé. Daria Michaëlowna engagea Roudine à resterpour la nuit. Alexandra Pawlowna s’en retourna en voiture avec sonfrère. Elle poussait de fréquentes exclamations et s’étonnait del’esprit extraordinaire de Roudine. Volinzoff lui donnait raison,tout en lui faisant observer qu’il exprimait parfois un peuconfusément, c’est-à-dire… d’une manière qui n’était pas toujoursintelligible, ajouta-t-il, désirant probablement expliquer sapensée ; et son visage s’assombrissait, et son regard semblaitdevenir plus triste en errant vers le coin de la voiture. – C’estun homme fort habile, dit Pandalewski à haute voix, au moment où ildétachait ses bretelles brodées de soie en se déshabillant ;puis, jetant tout à coup un regard sévère au petit Cosaque qui luiservait de valet de chambre, il lui ordonna de sortir sur-le-champ.Bassistoff ne dormit pas ; il resta tout habillé et écrivit àun de ses amis de Moscou une longue lettre qui l’occupa jusqu’aumatin. Natalie non plus ne dormit pas de la nuit. Couchée dans sonlit et la tête appuyée sur sa main, elle laissait errer son regarddans l’obscurité ; ses tempes battaient, un lourd soupirs’échappait par moments de son sein oppressé.

Chapitre 5

 

Le lendemain matin Roudine, à peine habillé, vit apparaître undomestique qui l’invita, de la part de Daria Michaëlowna, à passerdans son boudoir pour y prendre le thé. Roudine trouva la maîtressede la maison seule. Daria Michaëlowna lui souhaita le bonjour d’unair fort aimable, s’informa s’il avait bien passé la nuit, luiversa, de ses propres mains, une tasse de thé qu’elle sucraelle-même, lui offrit après une cigarette, et répéta encore qu’elleétait bien étonnée de n’avoir pas fait sa connaissance plus tôt.Roudine s’était assis un peu à l’écart mais Daria Michaëlowna luimontra un petit siège à côté de son fauteuil, et le questionna sursa famille et sur ses projets. Daria Michaëlowna parlaitnégligemment et écoutait d’une manière distraite ; maisRoudine comprenait très bien qu’elle cherchait à lui plaire et leflattait presque. Ce n’était pas non plus sans raison qu’elle avaitarrangé cette entrevue matinale et qu’elle s’était habillée aveccette simplicité de bon goût.

Cependant, elle cessa bientôt de questionner son hôte et se mità parler d’elle-même, de sa jeunesse, des personnes qu’elle avaitconnues.

Roudine écoutait avec intérêt. Dans les récits de DariaMichaëlowna, c’était toujours sa personnalité qui dominait eteffaçait tout le reste, et Roudine connut bientôt tout ce qu’elleavait dit à tel personnage important ou obtenu de lui, et soninfluence auprès de tel écrivain renommé. À en juger par laconversation de Daria Michaëlowna, toutes les célébritéscontemporaines n’avaient pensé qu’à se rapprocher d’elle et àmériter sa bienveillance.

Elle en parlait simplement, sans enthousiasme ; elle lesvantait comme des choses à elle, en traitant quelques-uns d’entreeux d’originaux. Elle en parlait comme d’une riche monture quirehausse la beauté d’une pierre précieuse. Leurs noms formaientcomme une constellation brillante autour du nom principal : celuide Daria Michaëlowna.

Roudine écoutait, fumait sa cigarette et se taisait. Iln’interrompait que rarement et par de légères remarques lebavardage de la dame. Quoiqu’il fût naturellement éloquent et qu’ilaimât à parler, il savait écouter, et ceux que sa rapiditéd’élocution n’intimidait pas devenaient facilement expansifs en saprésence, tant il mettait de bienveillance à suivre le fil dudiscours d’autrui. Il avait ce grand fonds de bonhomie indifférenteque possèdent ceux qui se sentent supérieurs aux autres. Mais dansles discussions il laissait rarement le dernier mot à sonadversaire et l’écrasait de sa dialectique impétueuse etpassionnée. Daria Michaëlowna parlait russe et paraissait fière desa parfaite connaissance de sa langue maternelle ; ellelaissait pourtant souvent échapper des gallicismes et des motsfrançais. Elle cherchait à employer des locutions simples etpopulaires, mais n’y réussissait pas toujours. L’oreille de Roudinene s’offensait guère de la bigarrure du langage qui coulait deslèvres de Daria Michaëlowna. Celle-ci se lassa enfin et, appuyantsa tête sur le coussin du fauteuil, elle laissa errer son regardvers Roudine.

– Je comprends, commença celui-ci d’une voix lente, je comprendspourquoi vous passez tous vos étés à la campagne. Ce repos vous estnécessaire, après la vie agitée de la ville. Le calme des champsvous rafraîchit et vous donne de nouvelles forces. Je suis sûr quevous sympathisez profondément avec les beautés de la nature.

Daria lui jeta un regard à la dérobée.

– La nature… oui, oui, certainement. Je l’aime beaucoup, maissavez-vous, Dimitri Nicolaïtch, qu’un peu de société est nécessaireà la campagne. Ici je n’ai presque personne. Pigassoff est l’hommele plus spirituel de l’endroit.

– Ce monsieur d’hier qui s’est mis en colère ? demandaRoudine.

– Celui-là même. À la campagne, du reste, il n’est pas àdédaigner. Il fait rire quelquefois.

– Il n’est pas bête, répondit Roudine, mais il est dans unemauvaise voie. Je ne sais si vous êtes de mon avis, DariaMichaëlowna ; mais selon moi, dans la négation complète etgénérale, il n’y a pas de salut. Niez tout et vous passerezfacilement pour un homme d’esprit ; c’est un procédé connu.Les gens simples seront aussitôt disposés à en conclure que vousvalez mieux que ce que vous niez ; mais c’est souvent faux.D’abord, on peut trouver des taches partout, et ensuite, quand mêmevous parleriez sensément, tant pis pour vous… Votre esprit, tournéexclusivement vers la négation, s’appauvrit et se dessèche. Voussatisferez votre amour-propre, mais vous vous priverez desvéritables jouissances du cœur et de l’âme. La vie et tout ce quila compose échappent à votre observation superficielle etbilieuse ; vous arrivez à l’hypocondrie, au marasme, etfinissez par faire rire, tout en inspirant la pitié. Celui-là seulqui sait aimer a le droit de censurer et de réprimander.

– Voilà M. Pigassoff enterré, dit Daria Michaëlowna. Vous êtesvraiment passé maître dans l’art de définir les hommes. Du reste,Pigassoff ne pourrait probablement pas vous comprendre. Il n’aimeque sa propre personne.

– Il la gourmande pour avoir le droit d’injurier les autres,répliqua Roudine. Daria Michaëlowna se mit à rire.

– Pour passer du malade au bien portant, dit-elle en estropiantle proverbe, que pensez-vous du baron ?

– Du baron ? C’est un excellent homme, il a un bon cœur etbeaucoup de savoir ; mais il n’a pas de caractère, et resteratoute sa vie un demi-savant et un mondain, ce qui veut dire undilettante ou, pour parler sans détours, une nullité… C’estdommage.

– Je suis de votre avis, répondit Daria Michaëlowna. J’ai lul’article… entre nous… cela a assez peu de fond.

– Qui voyez-vous encore ici ? demanda Roudine après unmoment de silence.

Daria Michaëlowna fit tomber la cendre de sa cigarette avec sonpetit doigt.

– Il n’y a presque plus personne. Alexandra Pawlowna Lipina, quevous avez vue hier ; elle est très gentille, mais voilà tout.Son frère… est très bien ; c’est un parfait honnête homme.Quant au prince Garine, vous le connaissez. C’est tout. Il y aencore deux ou trois voisins, mais qui n’ont aucune espèce devaleur. Ou ils se donnent des airs importants et affichent desprétentions énormes, ou ils sont tour à tour trop timides et tropaudacieux. Ils n’ont aucune mesure. Pour les dames, vous savez queje ne les vois pas. Nous avons encore un voisin qu’on dit trèscivilisé et même savant, mais c’est un terrible original.Alexandrine le connaît ; il paraît qu’elle n’est pasindifférente à son égard. Vous auriez dû vous occuper d’elle,Dimitri Nicolaïtch, Alexandrine est une charmante créature : ilfaut seulement la développer un peu… oui, il faut absolument ladévelopper.

– Elle est très sympathique, remarqua Roudine.

– C’est tout à fait une enfant, Dimitri Nicolaïtch, unevéritable enfant. Elle a été mariée mais c’est tout comme. Sij’étais homme, je ne serais amoureux que de femmes pareilles.

– Vraiment ?

– Sans doute ; ces femmes-là ont au moins la fraîcheur,chose qu’il n’y a pas moyen de contrefaire.

– Et le reste, on peut donc le contrefaire ? demandaRoudine en se mettant à rire, ce qui lui arrivait assez rarement.Quand il riait, son visage prenait une expression étrange qui luidonnait presque l’air d’un vieillard : ses yeux se ridaient, sonnez se plissait… Et quel est cet original dont vous parlez et pourlequel madame Lipina n’est pas indifférente ?demanda-t-il.

– Un certain Lejnieff, Michaëlowitch, un propriétaire desenvirons. Roudine fit un geste de surprise.

– Lejnieff, Michaël Michaëlowitch, demanda-t-il, est un de nosvoisins ?

– Oui. Est-ce que vous le connaissez ?

Roudine ne répondit pas tout de suite.

– Je l’ai connu autrefois… il y a longtemps de cela. Il paraîtqu’il est riche ? continua-t-il en jouant avec la frange dufauteuil.

– Il est riche, quoiqu’il s’habille horriblement mal et se served’un drochki de course, comme un intendant. J’ai désiré l’attirerchez moi. On dit qu’il a de l’esprit. Je suis en pourparlers aveclui pour une affaire d’arpentage… Vous savez que je gère mes biensmoi-même.

Roudine inclina la tête. – Oui, moi-même, continua DariaMichaëlowna. Je ne donne pas dans les folies étrangères ; jem’en tiens à notre usage russe ; et vous voyez que les chosesn’en vont pas plus mal, ajouta-t-elle en étendant la main vers lesobjets qui l’entouraient.

– J’ai toujours été convaincu de l’extrême erreur de ceux quirefusent l’esprit pratique à la femme, fit galamment observerRoudine.

Daria Michaëlowna sourit agréablement.

– Vous êtes fort indulgent, répondit-elle ; mais quevoulais-je donc dire ? De quoi parlions-nous ? Oui, deLejnieff. J’ai une affaire d’arpentage avec lui. Je l’ai invitéplusieurs fois à venir chez moi et je l’attends aujourd’hui même,mais Dieu sait s’il viendra… C’est un si grand original !

Le rideau qui cachait la porte se souleva doucement pour livrerpassage au maître d’hôtel. C’était un homme de haute taille, griset chauve. Il portait un habit noir, une cravate blanche et ungilet blanc.

– Qu’est-ce que tu veux ? demanda Daria Michaëlowna ;puis, se retournant légèrement vers Roudine, elle ajouta àdemi-voix : n’est-ce pas qu’il ressemble à Canning ?

– Michaël Michaëlowitch Lejnieff est arrivé, dit le maîtred’hôtel : faut-il le recevoir ?

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Daria Michaëlowna ;comme il est prompt à l’appel ! Faites-le entrer. Le maîtred’hôtel sortit.

– Voici enfin cet original qui est venu, et encore mal à propos,dit Daria. Il interrompt notre conversation.

Roudine allait se retirer mais Daria Michaëlowna le retint.

– Où allez-vous ? Nous pouvons nous expliquer en votreprésence et je désire que vous le définissiez comme vous avezdéfini Pigassoff. Ce que vous dites est comme gravé avec un burin.Restez.

Roudine voulut dire quelque chose, mais il réfléchit etresta.

Michaël Michaëlowitch, que le lecteur connaît déjà, venaitd’entrer dans le boudoir. Il portait le même paletot gris et tenaitla même vieille casquette dans ses mains hâlées. Il saluatranquillement Daria Michaëlowna et s’approcha de la table àthé.

– Vous avez enfin daigné venir chez moi, monsieur Lejnieff, ditDaria Michaëlowna. Asseyez-vous, je vous prie. J’ai entendu direque vous connaissiez Monsieur, continua-t-elle en montrantRoudine.

Lejnieff jeta un regard à ce dernier et sourit d’un air tantsoit peu singulier.

– Je connais M. Roudine, dit-il en s’inclinant légèrement.

– Nous avons été à l’université ensemble, observa Roudine àdemi-voix et en baissant les yeux.

– Nous nous sommes rencontrés plus tard, dit froidementLejnieff.

Daria Michaëlowna les regarda tous les deux avec quelqueétonnement et pria Lejnieff de s’asseoir.

– Vous avez désiré me voir au sujet de l’arpentage ? luidit-il.

– Oui, au sujet de l’arpentage, et aussi pour le plaisir de vousvoir. Nous sommes proches voisins et presque parents.

– Je vous suis très reconnaissant, répondit Lejnieff. Pour cequi regarde l’arpentage, nous avons complètement terminé l’affaireavec votre intendant ; je consens à tout ce qu’il propose.

– Je le savais.

– Mais il m’a dit que nous ne pourrions pas signer les actesavant que j’eusse une entrevue personnelle avec vous.

– Oui ; c’est dans mes habitudes. À propos, permettez-moide vous demander s’il est vrai que tous vos paysans soient à laredevance.

– C’est vrai.

– Et vous prenez la peine de vous occuper del’arpentage ?

C’est très beau. Lejnieff resta un instant sans répondre.

– Vous voyez que je suis venu pour l’entrevue personnelle,reprit-il. Daria Michaëlowna sourit.

– Je vois que vous êtes venu. Vous dites cela d’un ton ! Ilparaît que vous n’aviez pas grande envie de venir chezmoi !

– Je ne vais nulle part, répliqua flegmatiquement Lejnieff.

– Nulle part ? Mais vous allez chez Alexandra Pawlowna.

– Il y a si longtemps que je connais son frère.

– Son frère ! Du reste, je ne force personne… Maisexcusez-moi, Michaël Michaëlowitch, je suis plus âgée que vous etj’ai le droit de vous gronder : pourquoi donc vivez-vous comme unsauvage ? Est-ce ma maison en particulier qui vous déplaît, oubien vous suis-je désagréable ?

– Je ne vous connais point, Daria Michaëlowna, vous ne pouvezpas m’être désagréable. Votre maison est charmante, mais je vousavoue franchement que je n’aime pas à me gêner. Je n’ai pas d’habitconvenable, pas de gants ; je n’appartiens pas à votrecercle.

– Par la naissance, par l’éducation, vous nous appartenez,Michaël Michaëlowitch. Vous êtes des nôtres.

– Laissons de côté la naissance et l’éducation, DariaMichaëlowna, il ne s’agit pas de cela.

– L’homme doit vivre avec ses semblables, Michaël Michaëlowitch.Quel plaisir avez-vous à vivre comme Diogène dans sontonneau ?

– D’abord, il y était fort bien ; ensuite, commentpouvez-vous savoir que je ne vis pas parmi les hommes ? DariaMichaëlowna se pinça les lèvres.

– C’est différent, dit-elle. Il ne me reste qu’à regretter de nepas avoir eu l’avantage d’être admise au nombre des personnes quevous fréquentez.

– Il me semble, interrompit Roudine, que M. Lejnieff portebeaucoup d’exagération dans ce sentiment louable en lui-même :l’amour de la liberté !

Lejnieff ne répondit pas et se contenta de jeter un regard àRoudine. Il y eut un moment de silence.

– Je puis donc, reprit Lejnieff en se levant, considérer notreaffaire comme terminée et dire à votre intendant de m’apporter lespièces.

– Vous le pouvez… mais il faut avouer que vous n’êtes guèreaimable… J’aurais dû vous refuser.

– Mais cet arpentage vous est beaucoup plus avantageux qu’àmoi ! Daria Michaëlowna haussa les épaules.

– Vous ne voulez pas même déjeuner avec nous ?demanda-t-elle.

– Mille remerciements, je ne déjeune jamais et je suis pressé derentrer. Daria Michaëlowna se leva.

– Je ne vous retiens plus, dit-elle en s’approchant de lafenêtre, je n’ose pas vous retenir. Lejnieff se mit en devoir desaluer.

– Adieu, monsieur Lejnieff, pardonnez-moi de vous avoirdérangé.

– Vous ne m’avez pas dérangé, répondit Lejnieff en sortant.

– Qu’en pensez-vous ? demanda Daria Michaëlowna à Roudine.J’ai entendu dire que c’était un original, mais cela dépasse lesbornes.

– Il souffre de la même maladie que Pigassoff, répondit Roudine: le désir d’être original. L’un se pose en Méphistophélès, l’autreen cynique. Il y a dans tout cela beaucoup d’égoïsme, beaucoupd’amour-propre, peu de vérité et peu d’amour. C’est aussi dans unautre genre une espèce de calcul. On prend le masque del’indifférence et de la paresse pour faire dire aux autres : «Voilà un homme qui a bien des talents qu’il cache en lui !Mais regardez-y bien, il ne possède aucun talent. »

– Et de deux ! dit Daria Michaëlowna, vous êtes un hommeterrible pour la définition. On ne peut vous échapper.

– Vous croyez ? répliqua Roudine. Du reste, continua-t-il,pour être juste, je ne devrais plus parler de Lejnieff. Je l’aiaimé !… aimé comme un ami… Puis, à l’occasion de différentsmalentendus…

– Vous vous êtes brouillés ?

– Non, nous ne nous sommes pas brouillés ; nous nous sommesquittés et, selon toute apparence, quittés à jamais.

– C’est pour cela que j’ai remarqué que vous n’étiez pas à votreaise pendant sa visite… Je vous suis pourtant très reconnaissantede la matinée d’aujourd’hui. Le temps s’est passé fort agréablementpour moi. Mais il faut savoir ne pas abuser. Je vous congédiejusqu’au déjeuner et je vais à mes affaires. Il est probable quemon secrétaire – vous l’avez vu, c’est Konstantin qui est monsecrétaire – m’attend déjà. Je vous le recommande. C’est unexcellent jeune homme, très serviable et tout à fait enthousiasméde vous. Au revoir, cher Dimitri Nicolaïtch. Que je remercie lebaron de m’avoir fait faire votre connaissance !

Daria Michaëlowna tendit la main à Roudine. Il commença par laserrer, puis la porta à ses lèvres et passa dans la salle à manger,et de là sur la terrasse. Il y rencontra Natalie.

Chapitre 6

 

Au premier abord, la fille de Daria Michaëlowna pouvait ne pasplaire. Maigre et brune, elle n’avait pas encore atteint son entierdéveloppement et se tenait un peu courbée. Mais ses traits, quoiquetrop accentués pour une jeune fille de dix-sept ans, étaient nobleset réguliers. Son front pur et uni avait une beauté touteparticulière, que faisait encore ressortir la finesse de sessourcils légèrement arqués. Elle parlait peu, écoutait bien etregardait attentivement, presque fixement, comme si elle eût vouluse rendre compte de tout. Elle demeurait souvent immobile, laissantretomber ses bras et s’abandonnant à ses réflexions ; sonvisage exprimait alors le travail intérieur de sa pensée. Unsourire imperceptible apparaissait sur ses lèvres et s’évanouissaitaussitôt, ses grands yeux sombres se levaient doucement.

– Qu’avez-vous ? lui demandait mademoiselle Boncourt, quirecommençait à la gronder sous prétexte qu’il n’est pas convenablequ’une jeune fille soit pensive et se donne des airs distraits.

Mais Natalie n’était pas distraite, elle étudiait au contraireavec zèle, lisait et travaillait volontiers, quoique rien ne luiréussit du premier coup. Elle sentait profondément et fortement,mais en secret ; elle avait rarement pleuré dans sonenfance ; maintenant elle ne soupirait même presque plus et nefaisait que pâlir faiblement lorsqu’elle éprouvait un chagrin. Samère la regardait comme une jeune fille sage et raisonnable, etl’appelait en plaisantant : mon honnête homme de fille, mais ellen’avait pas une haute opinion de ses facultés intellectuelles.

« Par bonheur, ma Natalie est froide, disait-elle ; cen’est pas comme moi… tant mieux ! Elle sera heureuse ». DariaMichaëlowna se trompait. Du reste, il est rare qu’une mèrecomprenne bien sa fille. Natalie aimait Daria Michaëlowna, maisn’avait pas une entière confiance en elle.

– Tu n’as rien à me cacher, lui dit un jour sa mère ; maissi cela était, tu me ferais des mystères. Tu as bien ta petitetête… Natalie regarda sa mère et se dit : « Pourquoi doncn’aurais-je pas ma tête ? »

Lorsque Roudine la rencontra sur la terrasse, elle allait danssa chambre avec mademoiselle Boncourt pour mettre son chapeau etdescendre au jardin. On avait cessé de traiter Natalie enenfant ; mademoiselle Boncourt ne lui donnait plus depuislongtemps ni leçons de mythologie, ni leçons de géographie, maiselle lui faisait lire chaque matin soit un chapitre d’histoire,soit un récit de voyage ou quelque autre livre instructif. DariaMichaëlowna choisissait ces lectures comme si elle avait suivi unplan quelconque. Le fait est qu’elle lui donnait simplement tout ceque lui envoyait son libraire français de Saint-Pétersbourg, àl’exception des romans d’Alexandre Dumas et Cie, qu’elle seréservait pour elle-même. Lorsque Natalie lisait des ouvrageshistoriques, le regard de mademoiselle Boncourt devenaitparticulièrement aigre et sévère derrière ses lunettes ; lavieille Française prétendait que l’histoire n’était remplie que dechoses dangereuses à connaître.

Mais Natalie lisait aussi des ouvrages dont mademoiselleBoncourt ne soupçonnait pas l’existence ; elle savait toutPouchkine par cœur.

Natalie rougit légèrement en rencontrant Roudine.

– Vous allez vous promener ? lui demanda-t-il.

– Oui, nous allons au jardin.

– M’est-il permis de vous accompagner ?

Natalie jeta un regard à mademoiselle Boncourt et répondit :

– Certainement, monsieur, avec plaisir.

Roudine prit son chapeau et suivit ces dames.

Natalie était d’abord un peu intimidée en marchant à côté deRoudine, mais elle se remit facilement. Il commença à l’interrogersur ses occupations et sur les objets qui lui plaisaient à lacampagne. Natalie répondit, non pas sans quelque embarras, mais dumoins sans cette timidité inquiète que l’on prend si souvent pourde la modestie.

– Vous ne vous ennuyez pas à la campagne ? demanda Roudineen lui jetant un regard de côté.

– Comment peut-on s’ennuyer à la campagne ? Je suis trèscontente d’être ici… J’y suis fort heureuse…

– Vous êtes heureuse. Voilà un grand mot ! Du reste, celase comprend, vous êtes jeune…

Roudine prononça cette dernière parole d’une manière un peuétrange ; on ne savait trop s’il enviait Natalie ou s’il laplaignait.

– Oui, la jeunesse ! continua-t-il. Tout le but de lascience est de nous donner, à force de travail, ce que la jeunessenous accorde gratuitement.

Natalie regardait Roudine avec attention : elle ne le comprenaitpas.

– J’ai causé durant une partie de la matinée avec votre mère,poursuivit-il ; ce n’est pas une femme ordinaire. Je comprendspourquoi tous les poètes ont recherché son amitié. Et vous,aimez-vous les vers ? continua-t-il après un moment desilence.

Il m’examine, pensa Natalie, et elle répondit :

– Oui, je les aime beaucoup.

– La poésie, langue des dieux ! Moi aussi, j’aime les vers.Mais ce n’est pas là seulement qu’est la poésie ; elle planesur toutes choses, elle est tout autour de nous. Jetez un regardsur ces arbres, vers ce ciel, partout règnent la beauté et lavie ; la poésie est avec eux. Asseyons-nous sur ce banc,continua-t-il. Bien, comme cela. Je ne sais pourquoi il me sembleque, lorsque vous serez habituée à moi (et il la regarda dans lesyeux en souriant), nous serons bons amis. Qu’enpensez-vous ?

– Il me traite en enfant, se dit de nouveau Natalie ; et,ne sachant que répondre, elle demanda à Roudine s’il avaitl’intention de rester longtemps à la campagne.

– Tout l’été, l’automne et peut-être même l’hiver. Vous savezque je ne suis pas riche ; de plus, je commence à m’ennuyer dece déplacement continuel. Il est temps que je me repose.

Natalie fit un geste d’étonnement.

– Trouvez-vous réellement qu’il soit temps de vousreposer ? demanda-t-elle timidement. Roudine fixa son regardsur Natalie.

– Que voulez-vous dire par là ?

– Je veux dire, répondit-elle avec quelque embarras, qued’autres peuvent se reposer, mais que vous… vous devez travailleret essayer de vous rendre utile. Qui donc le ferait, si ce n’estvous ?…

– Je vous remercie d’une si flatteuse opinion, interrompitRoudine. Être utile est facile à dire !… (il passa la main surson visage) être utile ! répéta-t-il. Quand j’aurais laconviction de pouvoir être utile, quand même j’aurais foi dans mespropres forces, où trouver des âmes sincères etsympathiques ?

Et Roudine fit un geste si désespéré et baissa si tristement latête que Natalie se demanda involontairement si c’était bien làl’homme qui, la veille encore, avait tenu ces discoursenthousiastes et si pleins de confiance.

– Du reste, non, ajouta Roudine en secouant subitement sacrinière de lion ; c’est une folie et vous avez raison. Jevous remercie, Natalie Alexéiewna, je vous remercie sincèrement(Natalie ne savait pourquoi il la remerciait). Votre seule parolem’a rappelé mon devoir, m’a montré ma voie… Oui, je dois êtreactif. Si j’ai des talents, je n’ai plus le droit de les enfouir.Je ne dois pas dépenser mes forces en stériles bavardages, enparoles.

Et ses paroles coulèrent comme de source. Il parlaadmirablement, chaleureusement, contre la lâcheté et la paresse, etsur la nécessité d’agir. Il s’accabla de reproches, se prouva àlui-même que discuter d’avance ce qu’on voulait faire était aussipernicieux que piquer avec une épingle un fruit sur le point demûrir. N’était-ce pas dans les deux cas une dépense superflue desève et de force ? Il affirma qu’une noble pensée ne manquaitjamais d’éveiller la sympathie ; que ceux-là seuls restaientincompris qui ne savaient pas eux-mêmes ce qu’ils voulaient, ou quiméritaient de l’être. Il parla longtemps et termina en remerciantencore Natalie et, lui serrant brusquement la main, il ajouta :

– Vous êtes une charmante et noble créature ! Une pareilleliberté frappa mademoiselle Boncourt.

Malgré les quarante années de son séjour en Russie, elle necomprenait qu’imparfaitement le russe, elle se contentait d’admirerla brillante rapidité des discours de Roudine. Il n’étaitd’ailleurs à ses yeux qu’une espèce de virtuose ou d’artiste, et onne pouvait exiger de pareilles gens l’observation stricte desconvenances.

Elle se leva, arrangea vivement les plis de sa jupe et notifia àNatalie qu’il était temps de rentrer, d’autant plus que M.Volinzoff devait venir déjeuner avec elles.

– Le voici qui arrive, ajouta-t-elle en jetant un regard versune des allées qui menaient à la maison.

Volinzoff se montrait en effet assez près d’eux. Il avançaitd’un pas irrésolu et saluait tout le monde de loin. Il se tournavers Natalie, le visage empreint d’une expression maladive, et luidit :

– Vous faites votre promenade ?

– Oui, répondit Natalie ; nous étions au moment derentrer.

– Ah ! dit Volinzoff, eh bien, allons. Et ils se dirigèrenttous vers la maison.

– Comment se porte votre sœur ? demanda Roudine à Volinzoffd’une voix particulièrement caressante. La veille déjà il avait étéfort aimable pour lui.

– Je vous remercie infiniment ; elle va bien. Peut-êtreviendra-t-elle aujourd’hui. Il me semble que vous causiez lorsqueje suis arrivé.

– Oui, je causais avec Natalie Alexéiewna ; elle m’a ditune parole qui m’a fortement impressionné.

Volinzoff ne demanda pas quelle était cette parole, et ce fut aumilieu du plus profond silence que l’on se dirigea vers la demeurede Daria Michaëlowna.

Il y eut encore salon avant le dîner ; mais Pigassoff nevint pas. Roudine n’était pas en train et suppliait toujoursPandalewski de jouer quelque chose de Beethoven. Volinzoff setaisait en regardant le plancher. Natalie ne bougeait d’auprès desa mère et demeurait pensive, occupée de son ouvrage. Bassistoff nequittait pas Roudine des yeux et s’attendait toujours à quelquechose de spirituel de sa part. Trois heures s’écoulèrent ainsid’une façon monotone. Alexandra Pawlowna n’était pas venue dîner.Dès qu’on se fut levé de table Volinzoff fit atteler sa voiture etdisparut sans prendre congé de personne.

Volinzoff aimait depuis longtemps Natalie, mais sans avoirjamais osé lui déclarer sa passion, et cet état anxieux le faisaitcruellement souffrir. Il ne pouvait se tromper sur le caractère dusentiment qu’il inspirait lui-même ; c’était celui d’unebienveillance affectueuse sans doute, mais froide et réservée.Volinzoff n’en espérait pas d’autre. Il comptait sur l’influence dutemps et de l’habitude pour rapprocher de lui Natalie. Mais quiavait pu agiter à ce point aujourd’hui Volinzoff ? Quelchangement avait-il surpris pendant ces deux journées ?Natalie s’était conduite cependant vis-à-vis de lui comme par lepassé.

Son âme avait-elle été frappée de l’idée qu’il ne connaissaitpeut-être pas bien le caractère de Natalie, et qu’elle était pluséloignée de lui qu’il ne l’avait cru ? La jalousies’était-elle éveillée en lui ? Pressentait-il confusémentquelque malheur ?…

En rentrant chez sa sœur il y trouva Lejnieff.

– Pourquoi reviens-tu si tôt ? lui demanda AlexandraPawlowna.

– Je ne sais, je m’ennuyais un peu.

– Roudine y était-il ?

– Il y était.

Volinzoff jeta sa casquette et s’assit.

Alexandra Pawlowna se tourna vivement vers lui.

– Je t’en prie, Serge, aide-moi à convaincre cet entêté (elledésignait Lejnieff) que Roudine est un homme d’un esprit et d’uneéloquence extraordinaires.

Volinzoff murmura quelques mots qu’on n’entendit pas.

– Mais je ne doute nullement de l’esprit ni de l’éloquence de M.Roudine, répondit Lejnieff, je dis seulement qu’il ne me plaîtpas.

– L’as-tu vu ? demanda Volinzoff.

– Je l’ai vu ce matin chez Daria Michaëlowna, répondit Lejnieff.C’est lui qui est maintenant le grand vizir. Il viendra un temps oùils se brouilleront. Il n’y a que Pandalewski qu’elle n’abandonnerajamais ; mais c’est Roudine qui règne pour le quart d’heure.Si je l’ai vu ? Comment donc ! Il y est établi. Elle luifaisait les honneurs de ma personne, comme si elle lui disait :Voyez donc, mon ami, quelles espèces d’originaux prospèrent cheznous ! Je ne suis pas un cheval de race qu’on montre auxamateurs, moi, j’ai quitté la place.

– Et pourquoi as-tu été chez elle ?

– Pour l’arpentage ; mais c’était un prétexte ; ellevoulait simplement voir ma figure.

– La supériorité de Roudine vous offense, voilà pourquoi vous nel’aimez pas, dit Alexandra Pawlowna avec feu, voilà ce que vous nepouvez lui pardonner. Et je suis persuadée que l’étendue de sonesprit ne nuit pas à la bonté de son cœur. Regardez ses yeuxlorsqu’il…

– Lorsqu’il parle du parfait honneur… interrompit Lejnieff encitant un vers de Griboiédoff[9]. – Vous mefâcherez et je me mettrai à pleurer. Je regrette du fond de l’âmede n’être pas allée chez Daria Michaëlowna au lieu de rester avecvous. Vous n’en valez pas la peine. Cessez donc de me contrarier,continua-t-elle d’une voix plaintive. Vous feriez mieux de meraconter quelque chose de sa jeunesse. – De la jeunesse deRoudine ? – Eh bien, oui. Vous m’avez dit le bien connaître etdepuis longtemps. Lejnieff se leva et fit un tour dans la chambre.– Oui, commença-t-il, je le connais bien. Vous voulez que je vousraconte sa jeunesse ? Eh bien, soit. Ses parents étaient depauvres propriétaires. Il est né à T… Son père mourut de bonneheure et le laissa seul avec sa mère. C’était une excellente femme,dont l’âme entière était absorbée par l’amour qu’elle avait pourson fils. Elle ne vivait que de pain afin d’employer tout sonargent pour lui. L’éducation de Roudine s’est faite à Moscou.C’était d’abord un de ses oncles qui en payait les frais ;plus tard, lorsque Roudine eut grandi et qu’il se fut paré detoutes ses plumes… – Allons, excusez-moi, je ne le ferai plus. – Cefut un certain prince fort riche, dont il devint l’ami ; puisRoudine entra à l’Université. C’est là que j’ai fait saconnaissance et que je me suis lié intimement avec lui. Je vousparlerai un jour de notre manière de vivre d’alors ; je nepuis le faire à présent. Roudine alla bientôt voyager. Lejnieffcontinuait d’arpenter la chambre. Alexandra Pawlowna le suivait desyeux. – Une fois parti, continua-t-il, Roudine n’écrivait que bienrarement à sa mère. Il ne vint la voir qu’une fois, et celaseulement pour deux jours. Ce fut entourée d’étrangers que lapauvre femme mourut, loin de lui, mais sans quitter son portrait duregard jusqu’à sa fin. C’était une femme excellente, trèshospitalière. J’allais chez elle quand elle demeurait à T***, etelle ne manquait jamais de me régaler de confitures aux cerises.Elle aimait son fils à la folie. Les messieurs de l’école dePetchorine[10] vous diront que nous sommes toujoursportés à aimer ceux qui sont le moins disposés à latendresse ; mais il me semble à moi que toutes les mèresaiment leurs enfants, surtout ceux qui sont absents. Plus tard,j’ai rencontré Roudine à l’étranger. Il vivait avec une de nosdames russes qui s’était attachée à lui, une espèce de bas-bleu quin’était ni plus jeune, ni plus belle qu’il ne convient à unbas-bleu. Il se traîna assez longtemps avec elle et l’abandonnaenfin… ou plutôt non : c’est elle qui ne voulut plus de lui. Jel’ai perdu de vue depuis. Lejnieff se tut, passa la main sur sonfront et s’affaissa dans un fauteuil comme s’il était épuisé defatigue. – Mais savez-vous bien, Michaël Michaëlowitch, ditAlexandra Pawlowna, que vous êtes un méchant homme ? Je croisvraiment que vous ne valez guère mieux que Pigassoff. Je suisconvaincue que ce que vous me dites est exact, que vous n’ajoutezrien, et cependant, sous quel jour défavorable avez-vous présentétout cela ? Sa mère, cette pauvre vieille, son dévouement, samort solitaire… À quoi bon tout cela ? Savez-vous qu’on peutraconter la vie du meilleur des hommes avec des couleurs telles –et sans y rien ajouter, remarquez-le – que chacun en aurapeur ? C’est là aussi une espèce de calomnie. Lejnieff se levaet se promena de nouveau dans la chambre. – Je n’ai nullement enviede vous tromper, Alexandra Pawlowna, répliqua-t-il enfin. Je nesuis pas un calomniateur. Au reste, continua-t-il après un momentde réflexion, il y a réellement une ombre de vérité dans ce quevous dites. Je ne calomnie pas Roudine, mais qui sait ?Peut-être a-t-il changé depuis ce temps-là. Peut-être suis-jeinjuste envers lui. – Alors, promettez-moi de renouvelerconnaissance avec lui, d’apprendre à le bien connaître et de medire ensuite votre opinion définitive sur son compte. – Fort bien…Mais pourquoi te tais-tu ainsi, Serge Pawlitch ? Volinzofffrissonna et releva la tête comme si on venait de le réveiller. –Que voulez-vous que je dise ? je ne le connais pas. De plus,je suis indisposé aujourd’hui. – Il est vrai que tu es un peu pâle,observa Alexandra Pawlowna. – Je souffre, répondit Volinzoff. Et ilsortit. Alexandra Pawlowna et Lejnieff le suivirent des yeux, etéchangèrent un regard sans rien dire. Ce qui se passait dans lecœur de Volinzoff n’était plus un secret ni pour elle ni pourlui.

Chapitre 7

 

Plus de deux mois s’étaient écoulés pendant lesquels Roudinen’avait presque pas quitté Daria Michaëlowna. Elle ne pouvait plusse passer de lui. Elle éprouvait le besoin de lui parlerd’elle-même et d’écouter ses discours. Il avait voulu partir unjour sous prétexte que ses ressources pécuniaires étaient épuisées,mais Daria s’était empressée de lui donner 500 roubles, ce quin’avait pas empêché Roudine d’en emprunter encore 200 à Volinzoff.Les visites de Pigassoff étaient devenues plus rares qu’auparavant.La présence de Roudine dans cette maison le suffoquait et iln’était pas le seul à ressentir cette impression pénible.

– Je n’aime pas, disait-il, ce personnage suffisant ; ilparle d’une manière affectée comme les héros de nos romansrusses ; il dit « MOI » et s’arrête avec admiration. Ilemploie des mots sentencieux et ses phrases n’en finissent pas. Sij’éternue, il se mettra aussitôt à m’expliquer pourquoi j’éternueau lieu de tousser. S’il adresse des louanges à quelqu’un, c’estcomme s’il le faisait monter d’un rang dans l’échelle sociale. Si,au contraire, il se retourne contre lui-même et commence às’injurier amèrement, il finit par se traîner dans la boue. Allons,se dit-on, voilà qu’il ne va plus oser se montrer au grand jour. Ehbien, non ! il n’en devient que plus gai, comme s’il avaitpris un petit verre d’absinthe.

Quant à Pandalewski, il avait assez peur de Roudine et ne luifaisait sa cour qu’avec mille précautions.

Volinzoff se trouvait dans une singulière position vis-à-vis dunouveau venu. Roudine le comparait à un chevalier et le portait auxnues, qu’il fût présent ou non ; mais ses compliments les plusflatteurs n’inspiraient à Volinzoff que de l’impatience et dudépit. « Il se moque à coup sûr de moi », se disait-il, et à cettepensée il sentait dans son cœur un mouvement de haine. Volinzoffavait beau essayer de se vaincre, il était jaloux de Roudine.Celui-ci, tout en le louant hautement, tout en l’appelant chevalieret en lui empruntant son argent, n’était guère mieux disposé pourlui. Il eût été difficile de déterminer exactement ce queressentaient ces deux hommes lorsqu’ils se serraient amicalement lamain et que leurs regards se croisaient.

Bassistoff continuait de révérer Roudine et de saisir au volchacune de ses paroles. Roudine lui accordait d’ailleurs assez peud’attention. Une fois, pourtant, il avait passé toute une matinée àdiscuter avec Bassistoff sur les questions les plus graves, lesplus sérieuses ; mais dès qu’il avait vu son interlocuteurplongé dans un naïf enthousiasme, il l’avait laissé de côté.

Ce n’était apparemment qu’en paroles qu’il recherchait les âmesjeunes et dévouées. Lejnieff avait commencé à fréquenter le salonde Daria, mais Roudine n’entrait même pas en discussion avec lui etsemblait l’éviter. Lejnieff, de son côté, gardait une extrêmeréserve avec son ancien ami et n’exprimait pas encore d’opiniondéfinitive sur son compte, ce qui troublait beaucoup AlexandraPawlowna. Elle s’humiliait devant Roudine, mais elle avait foi enLejnieff. Chacun, chez Daria Michaëlowna, cédait aux caprices deRoudine, ses moindres désirs s’accomplissaient, et lui seuldécidait de l’emploi de la journée. On n’organisait pas une partiede plaisir sans son assentiment. Il n’était pas, du reste, grandamateur des excursions et des projets improvisés ; il n’yprenait part qu’avec cette bienveillance de bon goût et légèrementennuyée qu’une personne raisonnable apporte aux jeux des enfants.En revanche il se mêlait de tout, discutait avec Daria surl’administration des terres, sur l’éducation des enfants, sur leménage, sur toutes les affaires en général. Il écoutait ses projetsd’avenir, ne se fatiguait même pas des minuties, et proposait deschangements et des innovations.

Daria s’extasiait, à la vérité, en paroles ; mais c’étaitlà tout. Pour ce qui regardait la maison, elle s’en tenait auxconseils de son intendant, petit vieillard borgne et sans scrupule,aussi adroit que doucereux. « Ce qui est vieux est gras, et ce quiest neuf est maigre », disait-il en souriant d’un air calme et enclignant de l’œil.

Daria exceptée, c’était avec Natalie que Roudine causait le plussouvent et le plus longuement. Il lui donnait des livres en secret,lui confiait ses plans, lui lisait les premières pages des articlesou des compositions qu’il projetait. Elle n’en saisissait pastoujours le sens, mais Roudine paraissait se soucier assez peud’être compris, pourvu qu’on l’écoutât. Son intimité avec Natalien’était pas tout à fait du goût de Daria, mais elle se disait : «Laissons-les causer ensemble à la campagne ; comme jeune filleelle l’amuse, le mal n’est pas grand, et son esprit y gagnera… J’ymettrai ordre lorsque nous retournerons à Pétersbourg ». Daria setrompait. Roudine ne causait pas avec Natalie comme on causeordinairement avec une jeune fille. Elle, de son côté, écoutaitavidement ses discours, essayait d’en pénétrer le sens,l’interrogeait sur ses propres idées et lui soumettait ses doutes.Il était son initiateur, son guide. Pour le moment c’était sa têteseule qui bouillonnait ; mais une jeune tête ne bouillonne paslongtemps sans que le cœur s’en mêle. Qu’ils étaient doux à Natalieles instants écoulés sur le banc du jardin, à l’ombre légère ettransparente des frênes, lorsque Roudine se mettait à lui lire leFaust de Gœthe, les Lettres de Bettina ou de Novalis, et qu’ils’arrêtait complaisamment pour lui expliquer ce qu’elle trouvaitobscur ! Comme la plupart de nos jeunes personnes russes,Natalie parlait assez mal l’allemand, mais elle le comprenait fortbien. Quant à Roudine, il se plongeait dans le monde romantique etphilosophique de l’Allemagne, et entraînait Natalie avec lui dansces régions idéales. C’était un monde inconnu et sublime quis’ouvrait aux regards attentifs de la jeune fille. Des pages quelisait Roudine s’échappaient de merveilleuses images ou grandiosesou touchantes, des pensées neuves et lumineuses qui pénétraientl’âme de Natalie comme des flots d’une musique enchanteresse,tandis que la sainte étincelle de l’enthousiasme brûlait lentementson cœur ému.

– Dites-moi donc, Dimitri Nicolaïtch, lui demanda-t-elle un jourqu’elle était assise à la fenêtre devant son métier à broder, sivous comptez aller cet hiver à Pétersbourg.

– Je n’en sais rien, répondit Roudine en laissant retomber surses genoux le livre qu’il avait à la main ; j’irai si j’entrouve les moyens.

Il parlait avec nonchalance ; toute la matinée il avaitparu fatigué et mélancolique.

– Il me semble que vous en trouverez les moyens.

Roudine hocha la tête.

– Le croyez-vous ?

Et il jeta de côté un regard significatif.

Natalie voulut dire quelque chose, mais elle s’arrêta.

– Regardez, reprit Roudine en étendant la main vers la fenêtre,voyez-vous ce pommier ? Il s’est brisé sous le poids et laquantité de ses fruits. Véritable emblème du génie !

– Il s’est brisé parce qu’il n’a pas de soutien, réponditNatalie.

– Je vous comprends, Natalie ; mais, songez-y, il n’est pasaussi facile à l’homme de trouver son soutien qu’il l’eût été à cetarbre, aujourd’hui renversé.

– Je pensais que la sympathie des autres… dans tous les casd’isolement… – Natalie s’embarrassait visiblement et rougissait –Et que ferez-vous à la campagne l’hiver ? ajouta-t-ellevivement.

– Ce que je ferai ? Je terminerai mon grand article, voussavez, sur le tragique dans la vie et dans l’art. Je vous en aisoumis le plan avant-hier ; je vous l’enverrai.

– Et vous le publierez ?

– Non.

– Comment, non ? Pourquoi vous donnez-vous tant de peine,alors ?

– Quand ce ne serait que pour vous, le motif ne serait-il passuffisant ?

Natalie baissa les yeux.

– Je n’en suis pas digne, Dimitri Nicolaïtch.

– Oserais-je m’informer du sujet de l’article ? demandamodestement Bassistoff, qui était assis non loin d’eux.

– Du tragique dans la vie et dans l’art, répondit Roudine. VoilàM. Bassistoff qui le lira aussi. Du reste, je ne suis pas tout àfait fixé sur la pensée fondamentale. Jusqu’à présent, je ne mesuis pas encore assez rendu compte de la signification tragique del’amour.

Roudine parlait souvent et volontiers de l’amour. Dans lescommencements, mademoiselle Boncourt tressaillait et dressaitl’oreille au mot « amour » comme un vieux cheval de bataille au sonde la trompette, puis elle s’y était habituée, et maintenant ellepinçait seulement ses lèvres et prenait du tabac, lentement et parintervalles, dès qu’elle entendait le mot sacramentel.

– Il me semble, reprit timidement Natalie, que le tragique dansl’amour ne peut être représenté que par l’amour malheureux.

– Nullement, répliqua Roudine, ce serait plutôt le côté comiquede l’amour… Mais il faut poser cette question d’une manière tout àfait différente… Il faut creuser plus profondément ce grave sujet…L’amour ! continua-t-il, tout y est mystère : la manière dontil se manifeste, dont il se développe et dont il disparaît. Tantôtil se montre tout à coup joyeux et éclatant comme le jour, tantôtil couve longuement, comme le feu sous la cendre, pour remplir lecœur de flammes soudaines, tantôt il se glisse dans l’âme comme unserpent pour s’en échapper aussitôt… Oui, oui, c’est une biengrande question. D’ailleurs, qui est-ce qui aime de notretemps ? Qui sait aimer ?

Roudine devint pensif et rêveur.

– Pourquoi y a-t-il si longtemps qu’on n’a vu SergePawlitch ? demanda-t-il sans transition. Natalie rougit etbaissa les yeux sur son métier.

– Je ne sais, répondit-elle à demi-voix.

– Quel noble et excellent jeune homme ! continua Roudine ense levant. C’est un des meilleurs types du gentilhomme russeactuel.

Les petits yeux de mademoiselle Boncourt lui lancèrent un regardde travers. Roudine se mit à parcourir la chambre avecagitation.

– Avez-vous remarqué, dit-il en se retournant brusquement surses talons, que sur le chêne – et le chêne est un arbre vigoureux –les anciennes feuilles ne tombent que lorsque les jeunes poussescommencent à percer ?

– Oui, répondit lentement Natalie, je l’ai remarqué.

– Il en est de même d’un ancien amour dans un cœur vaillant. Ilest déjà mort et pourtant il se survit à lui-même ; il n’y aqu’un nouvel amour qui puisse le chasser complètement.

Natalie ne répondit rien.

– Que veut-il dire ? pensa-t-elle. Roudine resta un instantimmobile, puis il secoua sa longue chevelure et s’éloigna.

Natalie se retira dans sa chambre, où elle resta longtemps enproie à l’incertitude, assise sur son petit lit. Longtemps elleréfléchit aux dernières paroles de Roudine puis, tout à coup, ellejoignit ses mains et fondit en larmes.

Pourquoi pleurait-elle ? Dieu seul le sait, car elle-mêmene savait pas pourquoi ses larmes coulaient avec tant d’abondance.Elle les essuyait mais les pleurs recommençaient à jaillir de sesyeux, comme l’eau d’une source qu’un obstacle a longtempsretenue.

Alexandra avait eu ce jour-là même une longue conversation avecLejnieff à propos de Roudine. Lejnieff avait commencé par se tenirsur la réserve ; mais son interlocutrice, quoi qu’il fît,était résolue à en arriver à ses fins.

– Je vois que Roudine vous déplaît toujours autant, dit-elle.Jusqu’à présent, je me suis abstenue de vous questionner sur lui,mais vous avez eu le temps de vous assurer s’il était ou nonchangé, et je voudrais bien que vous me disiez aujourd’hui pourquoiil ne vous plaît pas davantage.

– Volontiers, puisque vous semblez perdre patience, réponditLejnieff avec son flegme habituel ; seulement, réfléchissez àce que vous demandez et, quelle que soit ma réponse, ne vous fâchezpas.

– Eh bien ! commencez, commencez.

– Vous me laisserez aller jusqu’au bout ?

– Sans doute ; mais commencez donc !

– Voyons ! dit Lejnieff en se laissant lentement tomber surle divan. Je vous disais en effet que Roudine ne me plaît pas.C’est un homme d’esprit.

– Je le crois bien !

– C’est un homme d’un esprit remarquable, en apparence, quoiquepeu sérieux au fond.

– C’est facile à dire !

– Quoique peu sérieux au fond, répéta Lejnieff. Mais ce n’estpas là qu’est le mal ; nous sommes tous plus ou moins futiles.Je ne lui reproche même pas d’être despote dans l’âme, paresseux,sans instruction solide…

Alexandra joignit ses mains.

– Roudine peu instruit ! s’écria-t-elle.

– Peu instruit, répéta Lejnieff du même ton. Il aime à vivre auxdépens des autres, à jouer un rôle, à jeter de la poudre aux yeux,en un mot… Tout cela est dans l’ordre des choses… Mais ce quidevient plus grave, c’est qu’il est froid comme glace.

– Lui, froid ! cette âme brûlante ! interrompitAlexandra.

– Oui, froid comme la glace ; il le sait et il s’ingénie àjouer la passion. Le mal, continua Lejnieff en s’échauffant pardegrés, c’est que ce rôle auquel il s’essaye est fort dangereux,non pour lui, qui n’y risque ni sa fortune ni sa santé, mais pourd’autres, plus sincères, qui peuvent y perdre leur âme.

– De qui, de quoi parlez-vous ? Je ne vous comprends pas,dit Alexandra.

– Ce que je lui reproche, c’est son manque d’honnêteté.Puisqu’il est homme d’esprit, il doit connaître le peu de valeur deses paroles, et il les prononce pourtant comme si elles sortaientdu fond de son cœur… Je ne nie pas son éloquence, mais sonéloquence n’est pas russe. D’ailleurs, si l’on pardonne à unadolescent de faire le beau parleur, n’est-il pas honteux qu’àl’âge de Roudine on se délecte au bruit de ses propresphrases ? N’est-il pas honteux de jouer ainsi lacomédie !

– Il me semble, Michaël Michaëlowitch, que, pour ceux quiécoutent, il importe peu qu’il pose ou non.

– Pardonnez-moi, Alexandra, il importe beaucoup. L’un me diraune parole et je serai tout ému ; un autre me dira cette mêmeparole ou une parole plus éloquente encore et je ne secouerai passeulement mes oreilles. Pourquoi cela ?

– Vous ne les secouerez pas, mais un autre ? réponditAlexandra.

– C’est possible, répliqua Lejnieff, quoique je les aie longues,voulez-vous dire. Le fait est que les paroles de Roudine ne sont etne seront jamais que des paroles, et ne deviendront en aucun casdes actions ; mais cela n’empêche pas que ces mêmes paroles nepuissent troubler et perdre un jeune cœur.

– Mais de qui, dites, de qui parlez-vous donc, MichaëlMichaëlowitch ? Lejnieff s’arrêta.

– Vous désirez savoir de qui je parle ? De NatalieAlexéiewna.

Alexandra se troubla un instant, puis se mit aussitôt àsourire.

– Bon Dieu ! dit-elle, il faut avouer que vous aveztoujours d’étranges pensées ! Natalie n’est encore qu’uneenfant ; et puis, d’ailleurs, sa mère n’est-elle paslà ?

– Daria est avant tout une égoïste qui ne vit que pourelle-même. D’un autre côté, elle est si pleine de confiance dansl’intelligente éducation qu’elle donne à ses enfants qu’il ne luiviendrait pas à l’esprit de s’inquiéter d’eux. Fi donc !quelle crainte pourrait-elle avoir ? Un seul signe, un seulregard majestueux ne lui suffirait-il pas pour tout remettre dansl’ordre ? Voilà ce que pense cette femme qui s’imagine êtreune Mécène, une personne sensée et Dieu sait quoi encore, et quin’est en réalité qu’une vieille folle mondaine. Quant à Natalie, cen’est plus une enfant, croyez-le bien ; elle réfléchit plussouvent et plus profondément que vous et moi réunis ensemble.Faut-il qu’une nature aussi honnête, sincèrement tendre etpassionnée, tombe dans les pièges d’un pareil acteur, d’un pareilfat ? Au reste, c’est dans la nature des choses.

– Un fat ! Vous le traitez de fat, lui !

– Certainement, lui… Eh bien, je vous le demande à vous-même,Alexandra Pawlowna, quel est son rôle chez Daria Michaëlowna ?Être l’idole, l’oracle de la maison, se mêler de toutes lesaffaires, des caquets et des plus infimes niaiseries de la famille…Ne voilà-t-il pas un rôle bien digne d’un homme !

Alexandra jeta un regard étonné à Lejnieff.

– Je ne vous reconnais pas, Michaël Michaëlowitch, dit-elle. Lesang vous monte au visage, vous vous agitez… Je suis sûre qu’il y adans tout ceci quelque secret que vous me taisez.

– Je devais m’attendre à ce soupçon. Racontez à une femme unfait quelconque en le lui présentant selon votre conscience et ellen’aura de cesse qu’elle n’ait inventé quelque motif mesquin etétranger qui lui explique pourquoi vous parlez justement comme vousparlez, et non pas autrement.

Alexandra commençait à se fâcher.

– Bravo, monsieur Lejnieff ! vous attaquez maintenant lesfemmes presque aussi bien que peut le faire M. Pigassofflui-même ; mais quelque perspicace que vous soyez et quoi quevous en disiez, il me semble difficile de croire que vous ayez pu,en si peu de temps, comprendre tant de choses et connaître les gensà fond. Il me semble que vous vous trompez. Selon vous donc,Roudine est une espèce de Tartufe ?

– Pas même un Tartufe – celui-là savait du moins où il envoulait venir, tandis que le nôtre, avec tout son esprit… Lejnieffse tut.

– Que voulez-vous dire ? Terminez votre phrase, hommeinjuste et malveillant ! Lejnieff s’était levé.

– Écoutez, Alexandra, reprit-il : c’est vous qui êtes injuste,et non moi. Vous m’en voulez de juger Roudine d’une manière aussiabsolue, et cependant, croyez-moi, j’en ai le droit. Il serait mêmepossible que j’eusse acheté ce droit un peu cher. Je connais bienl’homme en question. J’ai longtemps habité avec lui. Vous vousrappelez que je vous ai promis de vous donner un jour des détailssur notre vie commune à Moscou. Voici le moment de m’exécuter :mais aurez-vous la patience de m’écouter jusqu’au bout ?

– Parlez, parlez. J’y consens volontiers.

Lejnieff s’était mis à marcher à pas comptés dans lachambre ; il s’arrêtait de temps en temps et baissait latête.

– Vous savez peut-être, dit-il, que je suis resté orphelin debonne heure et qu’à seize ans je ne reconnaissais d’autre autoritéque la mienne. Je demeurais alors à Moscou, chez une de mes tantes,et je suivais tous mes caprices. J’étais un garçon passablementfutile et vaniteux ; j’aimais à produire de l’effet. Une foisentré à l’université, je me conduisis en véritable écolier et metrouvai bientôt mêlé à une aventure assez désagréable. Je ne vousla raconterai pas, elle n’en vaut pas la peine. Il suffit que voussachiez que j’en vins à mentir, mais à mentir d’une façon assez peuhonorable… Toute l’histoire finit par transpirer au dehors et jefus couvert de honte… Je perdis la tête et pleurai comme un enfantque j’étais, en réalité. Ce petit épisode de ma vie de jeune hommes’était passé dans le logement d’une de mes connaissances et devantun grand nombre de mes camarades. Ils se moquèrent de moi tous, àl’exception d’un seul qui, remarquez-le bien, s’était montré leplus sévère à mon égard tant que je m’étais refusé à convenir demon mensonge. Je ne sais s’il eut pitié de moi, mais il me prit lebras et m’emmena chez lui.

– Est-ce Roudine ? demanda Alexandra.

– Non, ce n’était pas Roudine ; c’était un homme… peuordinaire. Il est mort aujourd’hui. On l’appelait Pokorsky. Je neme sens pas capable de le décrire en peu de mots, et si je commenceà parler de lui, je ne pourrai plus parler d’autre chose. C’étaitune âme grande et pure, un esprit comme je n’en ai plus rencontrédans le cours de mon existence. Pokorsky habitait une petitechambre basse dans le pavillon isolé d’une vieille maison en bois.Il était très pauvre et vivait tant bien que mal du produit de sesleçons. Il n’avait pas même les moyens d’offrir une tasse de thé àses hôtes d’une soirée, et son unique divan s’était tellementaffaissé par suite d’un trop long usage qu’il ressemblait à unevéritable nacelle. Malgré l’aspect misérable de son intérieur,beaucoup de monde allait chez lui. Chacun l’aimait, il attiraittous les cœurs. Vous ne sauriez croire combien il était doux etagréable de passer auprès de lui quelques instants dans sachambrette. C’est chez lui que je fis la connaissance de Roudine,qui avait déjà quitté son prince.

– Qu’y avait-il donc de si remarquable dans ce Pokorsky ?demanda Alexandra.

– Comment vous le dire ? La Poésie et la vérité, voilà cequi attirait tout le monde vers lui. Avec un esprit lucide etétendu, il était bon et amusant comme un enfant. Son rire joyeuxretentit encore à mes oreilles, et de plus…

« Il éclairait comme la lampe nocturne qui brûle devant lesanctuaire du Bien… »

C’est ainsi que s’exprimait sur son compte un brave poète, àmoitié fou, qui faisait partie de notre cercle.

– Et comment parlait-il ? demanda de nouveau Alexandra.

– Il parlait bien quand l’inspiration lui venait, mais non d’unemanière surprenante. Roudine était déjà alors vingt fois pluséloquent que lui.

Lejnieff s’arrêta et se croisa les bras, puis il reprit :

– Pokorsky et Roudine ne se ressemblaient guère. Roudine avaitbeaucoup plus de brio et d’éclat, plus de phrases à sa dispositionet, si vous le voulez, plus d’enthousiasme. Il semblait beaucoupmieux doué que Pokorsky, mais de fait c’était un bien pauvre sireen comparaison de ce dernier. Roudine développait admirablement lapremière idée venue et discutait à merveille, mais ses idées nenaissaient pas dans son propre cerveau, il les prenait à tout lemonde et particulièrement à Pokorsky. À en juger sur lesapparences, Pokorsky était flegmatique, sans énergie, faible même.Il adorait les femmes à la folie, il aimait le plaisir, mais iln’eût enduré aucune insulte de personne. Roudine paraissait pleinde feu, de hardiesse et de vie, mais au fond il était froid et mêmetimide dans toutes les questions qui ne touchaient pas à sonamour-propre ; sa vanité venait-elle à être en jeu, il eûtpassé à travers le feu. Il mettait tous ses efforts à dominer lesautres ; il les subjuguait avec de beaux mots sonores etexerçait réellement une immense influence sur beaucoup d’entrenous. Il est vrai qu’on ne l’aimait pas ; j’ai peut-être étéle seul à m’attacher à lui. On supportait son joug mais on selivrait de soi-même à Pokorsky. En revanche, Roudine ne refusaitjamais de discuter et de disserter avec le premier venu… C’est làun grand avantage sinon une qualité. Il n’avait pas beaucoup lu, ilest vrai, mais il avait lu plus que Pokorsky et que pas un de nous.Il avait d’ailleurs un esprit systématique et une mémoiremerveilleuse ; ces talents secondaires entraînent les jeunesgens. Ce qui frappe, à l’âge que nous avions tous, ce sont dessolutions nettes et rapides ; ce qu’on recherche, ce sont dessolutions, fussent-elles même inexactes. Un homme parfaitementconsciencieux ne se prononce point ainsi, d’une façon dogmatique,et ne trouve point réponse à tout. Essayez de dire à la jeunesseque vous ne pouvez lui donner la vérité tout entière parce que vousne la possédez pas vous-même, la jeunesse ne voudra plus vousécouter. Mais on ne peut pas la tromper non plus. Pour laconvaincre, il faut être soi-même au moins à demi convaincu. Voilàpourquoi Roudine agissait si fortement sur nos esprits. Je vous aidit tout à l’heure qu’il avait peu lu ; cependant ilconnaissait des livres philosophiques et son cerveau était organiséde manière à extraire immédiatement le sens général de seslectures. Il saisissait l’idée première d’un sujet, et se livraitensuite à des développements lumineux et méthodiques qu’ilprésentait avec une profonde habileté, inventant des arguments aufur et à mesure des besoins de la cause. Pour parler en conscience,il faut dire que notre cercle se composait alors de très jeunesgens peu instruits. La philosophie, l’art, la science, la vie même,n’étaient pour nous que des mots, des notions vagues. Ellesévoquaient devant nous de nobles et belles figures, mais sans liensentre elles. Nous ne connaissions, nous ne pressentions même pasles rapports généraux de ces notions entrevues par nous, ni la loicommune du monde. Nous n’en discutions pourtant pas moins surtoutes choses et nous nous efforcions de tout expliquer d’une façondéfinitive… En entendant Roudine, il nous sembla pour la premièrefois que nous avions saisi ce lien universel qui nous échappait etque le rideau se levait enfin. J’avoue qu’il ne nous donnait qu’unescience de seconde main : mais qu’importe ? un ordre réguliers’établissait dans toutes nos connaissances, tout ce qui étaitresté fragmentaire se combinait soudain, se coordonnait, surgissaitdevant nous comme un vaste édifice. La lumière était partout ;de tous côtés soufflait l’esprit. Il ne restait plus riend’incompréhensible ni d’accidentel. Pour nous, la beauté, lanécessité intelligente apparaissait dans la création entière. Toutrecevait une signification claire et mystérieuse à la fois. Chaquemanifestation séparée de la vie devenait à nos yeux l’accord isoléd’un immense concert et, le cœur ému d’un doux tressaillement,l’âme saisie de la sainte terreur qu’inspire une profondevénération, nous nous comparions aux vases vivants de l’éternellevérité et nous nous regardions comme des instruments prédestinés,appelés à quelque chose de grand. Tout cela ne vous fait-il pasrire ?

– Pas du tout, répondit lentement Alexandra. Je ne vouscomprends pas tout à fait, mais je n’ai nulle envie de rire.

– Depuis lors, continua Lejnieff, nous avons eu le temps dedevenir raisonnables, et il se peut que tout cela nous sembleaujourd’hui de l’enfantillage. Mais, je le répète, nous devionsalors beaucoup à Roudine. Pokorsky lui était incomparablementsupérieur, il nous animait tous de son feu et de sa force, puis ils’affaissait tout à coup sur lui-même et se taisait. C’était unhomme nerveux et maladif ; mais ses ailes une fois étendues,jusqu’où son vol ne l’emportait-il pas ? Il ne s’arrêtait pasdevant l’infini et il planait jusque dans l’azur du ciel !Quant à Roudine, ce jeune homme si beau et si brillant, il avaitbeaucoup de petitesses ; il avait la passion de se mêler detout, de vouloir tout définir et tout éclaircir. Son activitéinquiète ne connaissait pas le repos. Je parle de lui tel que je lejugeais alors. Du reste, à trente-cinq ans, il n’a malheureusementpas changé. Aucun de nous n’en pourrait dire autant de soi.

– Asseyez-vous, dit Alexandra. Pourquoi allez-vous d’un bout àl’autre de la chambre avec le mouvement régulier d’unbalancier ?

– Cela m’est plus commode, répondit Lejnieff. Dès que j’euspénétré dans ce cercle d’amis, je me sentis complètement renaître.Je m’apaisais, j’interrogeais, j’étudiais, j’étais heureux, et jeressentais une sorte de respect comme si je fusse entré dans untemple. En effet, quand je me rappelle nos réunions… Ah ! jevous le jure, il y régnait une certaine grandeur et même quelquechose de touchant. Transportez-vous dans une assemblée de cinq àsix jeunes gens ; une seule bougie les éclaire ; on sertdu thé éventé et des gâteaux rassis ; mais jetez un regard surtous nos visages, écoutez nos discours. L’enthousiasme brille danstous les yeux, les figures s’enflamment, les cœurs palpitent. Nousparlons de Dieu, de la vérité, de l’avenir, de l’humanité, de lapoésie. Plus d’une opinion naïve ou hasardée se fait jour ;plus d’une folie, plus d’une erreur, excitent l’enthousiasme ;mais où est le mal ? Rappelez-vous la triste et sombre époqueoù cela se passait.

« Pokorsky est assis les pieds ramenés sous sa chaise, sa jouepâle est appuyée sur sa main, mais comme ses yeuxétincellent ! Roudine est au milieu de la chambre ; ilparle admirablement, juste comme le jeune Démosthènes en face de lamer mugissante ; le poète Soubotine, les cheveux hérissés,laisse échapper, de temps en temps et comme en un songe, desexclamations entrecoupées. Le fils d’un pasteur allemand, Scheller,écolier de quarante ans qui, grâce à son éternel silence que rienne peut lui faire interrompre, passe parmi nous pour un penseurprofond, reste plongé dans sa taciturnité solennelle. Le joyeuxSchitoff même, l’Aristophane de notre assemblée, se recueille et secontente de sourire. Deux ou trois novices écoutent avec une sorted’extase enchantée… Et la nuit étend ses ailes et suit son cours,tranquille et rapide. Voilà déjà le jour qui blanchit les vitres dela fenêtre et nous nous séparons joyeux, avec une certainelassitude et du contentement plein nos cœurs… Je m’en souviensencore : nous marchions, tous émus, par les rues désertes,regardant même les étoiles avec plus de confiance. On eût ditqu’elles s’étaient rapprochées de nous et que nous les comprenionsmieux… Ah ! c’était un beau temps alors, et je ne veux pascroire qu’il n’ait laissé aucune trace durable. Non, ce temps n’apas été perdu, pas même pour ceux que la vie a rabaissés, désunis…Il m’est plus d’une fois arrivé de rencontrer un de nos ancienscamarades. On aurait pu le croire transformé en véritable brute,mais il suffisait de prononcer devant lui le nom de Pokorsky pourque tout ce qui lui restait encore de noblesse se réveillât au fondde son cœur. C’était comme si on avait débouché dans quelque réduitobscur et désert un flacon de parfums depuis longtemps oublié…

Lejnieff se tut ; son pâle visage était empreint d’une viveémotion.

– Mais pourquoi vous êtes-vous alors brouillé avecRoudine ? demanda Alexandra Pawlowna en le considérantattentivement.

– Je ne me suis pas brouillé avec lui. Je l’ai quitté quand j’aiappris à le connaître définitivement en pays étranger. J’aurais pume séparer de lui à Moscou, car à cette époque il s’était déjà malconduit avec moi.

– De quelle façon ?

– Vous allez en juger. J’ai toujours été… comment vous ledirai-je ?… cela ne répond guère à ma figure… j’ai toujoursété très disposé à devenir amoureux.

– Vous ?

– Oui, moi… C’est singulier, n’est-ce pas ? Il en estpourtant ainsi… Eh bien, dans ce temps-là, je m’étais épris d’unecharmante jeune fille… Pourquoi me regardez-vous de cettefaçon ? Je pourrais vous dire une chose qui vous étonneraitbien davantage.

– Et quoi donc ? vous excitez ma curiosité.

– Écoutez-moi alors. Pendant ce séjour à Moscou, j’avais desrendez-vous nocturnes… Devinez avec qui ? avec un jeunetilleul, au fond de mon jardin. Quand j’enlaçais sa tige fine etélancée, il me semblait que j’étreignais la création entière ;mon cœur se dilatait et tressaillait comme si toute la nature y eûtpénétré !… Voilà ce que j’étais… Croyez-vous aussi par hasardque je ne faisais pas de vers à cette époque ? Vous voustromperiez étrangement. J’ai même composé tout un drame imité duManfred de Byron. Parmi mes personnages se trouvait un spectre : desa poitrine ouverte sortait un flot de sang, et ce sang,remarquez-le bien, n’était pas le sien propre, mais celui del’humanité entière !… Oui, oui, veuillez ne pas vousétonner !… C’était ainsi ! J’ai bien changé, n’est-cepas ? Mais j’avais commencé à vous faire le récit de monroman. Je fis la connaissance d’une jeune fille…

– Et vous avez cessé vos entrevues avec le tilleul ?

– Je les ai cessées. La jeune fille était d’une grande bonté, cequi ne l’empêchait pas d’être très jolie. Ses yeux étaient joyeuxet limpides, sa voix avait un son argentin.

– Vous faites fort bien le portrait, dit Alexandra ensouriant.

– Vous n’êtes pas indulgente, répondit Lejnieff. Cette jeunefille demeurait avec son vieux père… Du reste, mon intention n’estpas d’entrer dans de longs détails. Je vous dirai seulement qu’elleétait douée de cette bonté expansive qui porte à donner une tassede thé entière à celui qui n’en réclame qu’une demie… Trois joursaprès notre première rencontre, j’étais déjà tout flamme pour elle,et le septième jour je ne pus m’empêcher de confier mon amour àRoudine. Il faut absolument que les amoureux racontent leur secret.Je mis donc Roudine au courant de ma passion. J’étais alorscomplètement dominé par son influence, et cette influence m’étaitindubitablement salutaire sous bien des rapports. Il fut le premierqui ne se détourna pas de moi et il tenta de polir un peu manature. J’aimais passionnément Pokorsky, mais la pureté de son âmem’inspirait une sorte de crainte, je me sentais plus rapproché deRoudine. Initié à mon amour, il tomba aussitôt dans un enthousiasmeinexprimable ; il me félicita, m’embrassa, se mit à me prêcheret à m’expliquer la gravité de ma nouvelle situation. Dieu saitcomme je l’écoutais !… Vous connaissez vous-même le charme deses discours ! Je me pris tout à coup d’une grande estime pourmoi-même, j’affectai un air sérieux et cessai de rire. Je merappelle que j’avais même commencé à marcher avec précaution ;on eût dit que je portais sur ma tête un vase plein d’un liquideprécieux que je craignais de répandre… J’étais très heureux,d’autant plus heureux qu’on était visiblement bien disposé pourmoi. Roudine avait désiré faire la connaissance de celle quej’aimais, je crois même que c’est moi qui le poussai à se faireprésenter…

– Ah ! je vois maintenant ce que vous avez contrelui ! s’écria Alexandra. Roudine vous a enlevé le cœur decette jeune fille et vous ne pouvez pas lui pardonner son succès.Je parierais que je ne me trompe pas.

– Et vous perdriez votre pari, Alexandra. Vous vous trompez.Roudine ne m’enleva pas l’affection de cette jeune fille, il n’eutmême pas l’intention de me l’enlever, et pourtant il troubla monbonheur, bien qu’à l’heure présente et en jugeant les événements desang-froid, je dusse peut-être l’en remercier. Mais alors jefaillis en devenir fou. Roudine n’avait aucune envie de me nuire,au contraire, mais par suite de cette maudite habitude dedisséquer, à l’aide de la parole, chaque manifestation de sa viepropre et de celle des autres, de la fixer d’un mot, comme on fixeun papillon sur du papier avec une épingle, il se mit à nousdévoiler nos sentiments à nous-mêmes, à définir nos rapports, notreconduite, à nous forcer despotiquement à nous rendre compte de nosimpressions et de nos pensées, et, passant de la louange auxréprimandes, il alla même, cela est à peine croyable, jusqu’àvouloir se mettre en tiers dans nos correspondances… Bref, il nousfit entièrement perdre la tête. Je ne pensais pas alors à épouserma belle, mais nous aurions pu du moins passer ensemble quelquesheureux instants, jouir de la vie nouvelle de nos cœurs. Desmalentendus survinrent qui amenèrent des complications ridicules.Une démarche de Roudine termina mon roman. Il se persuada un beaujour qu’il avait à s’imposer, comme ami, le devoir sacré deprévenir le père de tout ce qui se passait, et il le fit.

– Est-ce possible ? s’écria Alexandra Pawlowna.

– Oui, et notez qu’il le fit avec mon consentement. N’est-ce pasle plus étonnant de l’affaire ? Je me rappelle encore àprésent le chaos où se débattaient alors mes idées ; tout ytournait et s’y déplaçait comme dans une lanterne magique, le blancme semblait noir, le noir me paraissait blanc ; le mensonge,la vérité, la fantaisie et le devoir, je confondais tout ensemble.J’en ai encore honte aujourd’hui quand je m’en souviens. Roudine,lui, ne se laissait pas décourager ; loin de là, il planaitau-dessus des imbroglios et des malentendus comme une hirondelleau-dessus d’un étang.

– C’est ainsi que vous vous êtes séparé de cette jeunefille ? demanda Alexandra en inclinant naïvement sa tête decôté et en relevant ses sourcils.

– Je m’en suis séparé et je m’en suis mal séparé. Je l’ai faitd’une manière offensante et maladroite en soulevant un scandale, etun scandale bien inutile… Je pleurais, elle pleurait aussi, lediable sait ce qui se passa… Le nœud gordien s’était resserré, il afallu le trancher, mais ce fut douloureux ! Du reste, toutfinit par s’arranger pour le mieux en ce monde. Elle a épousé unhomme excellent et se trouve parfaitement heureuse.

– Avouez cependant que vous n’avez pas encore pardonné àRoudine ? dit Alexandra Pawlowna.

– Vous êtes dans l’erreur, répondit Lejnieff. J’ai pleuré commeun enfant quand il partit pour l’étranger. Pourtant, à vrai dire,le germe de mon opinion sur lui était déjà déposé dans mon âme.Quand je le rencontrai plus tard, alors j’avais déjà vieilli,Roudine se montra à moi sous son vrai jour.

– Qu’avez-vous donc réellement découvert en lui ?

– Ce que je vous explique depuis une heure. En voilà d’ailleursassez sur son compte. Tout se terminera peut-être bien. J’aiseulement voulu vous prouver que si je le jugeais sévèrement,c’était parce que je le connaissais à fond. Pour ce qui regardeNatalie Alexéiewna, à quoi bon dépenser des paroles inutiles ?Mais observez attentivement votre frère.

– Mon frère ! et pourquoi ?

– Regardez-le. Est-il possible que vous ne remarquiez rien enlui ? Alexandra baissa les yeux.

– Vous avez raison, dit-elle ; certainement, mon frère… jene le reconnais plus depuis quelque temps… Maispensez-vous ?..

– Silence ! il me semble que le voilà, dit Lejnieff àdemi-voix. Croyez-moi, Natalie n’est pas une enfant, quoiqu’ellen’ait aucune expérience. Vous verrez qu’elle nous étonneratous.

– Et comment cela ?

– Ne vous fiez pas à son air tranquille. Ne savez-vous pas quece sont justement les jeunes filles de cette espèce qui se noient,qui s’empoisonnent et ainsi de suite ? Ses passions sontfortes et son caractère aussi.

– Mais on dirait que vous tombez dans la poésie lyrique. Auxyeux d’un flegmatique comme vous, je deviendrai bientôt moi-même unvolcan.

– Oh ! non, vous n’êtes pas un volcan, répliqua Lejnieffavec un sourire ; et quant à du caractère, vous n’en avez pas,vous, Dieu merci !

– Quelle nouvelle impertinence me dites-vous là ?

– Cette impertinence, croyez-le, est un très grandcompliment.

Volinzoff était entré et regardait sa sœur et Lejnieff d’un airsoupçonneux. Il avait maigri depuis quelques semaines. Alexandra etLejnieff voulurent causer avec lui mais il répondait à peine par unsourire à leurs plaisanteries. Il avait la mine d’un « lièvremélancolique », comme le dit un soir Pigassoff en parlant de lui.Volinzoff sentait que Natalie lui échappait et il lui semblait enmême temps que la terre fuyait sous ses pieds.

Chapitre 8

 

Le lendemain, qui était un dimanche, Natalie se leva un peutard. Elle avait été très silencieuse la veille ; ses larmeslui faisaient secrètement honte et elle avait mal dormi. Assise àdemi vêtue devant son petit piano, elle resta longtemps immobile,effleurant parfois les touches de l’instrument, mais assezdoucement pour ne pas réveiller mademoiselle Boncourt ; oubien, appuyant son front sur l’ivoire glacé du clavier, elle selivrait tout entière à sa rêverie, ne songeant pas tant à Roudinelui-même qu’à certaines paroles qu’il avait prononcées. Volinzoffse présentait parfois à son souvenir. Elle s’avouait qu’ill’aimait ; mais elle l’éloignait aussitôt de sa pensée. Ellese sentait prise d’une agitation étrange. Elle s’habilla à la hâte,descendit pour souhaiter le bonjour à sa mère et profita du loisirqui lui restait pour aller seule au jardin.

La journée était chaude, claire et radieuse malgré la pluie quitombait par intervalles. Les nuages bas et vaporeux passaientlégèrement dans le ciel bleu sans pourtant obscurcir lesoleil ; de brusques et passagères ondées ruisselaient sur leschamps. De grosses gouttes brillantes se succédaient rapidementavec un bruit sec, comme le ferait une averse de diamants ; lesoleil se jouait à travers leurs réseaux étincelants et l’herbe,que le vent faisait ondoyer un instant auparavant, avait cessé defrissonner pour aspirer avidement l’humidité ; les arbreschargés de pluie frémissaient avec langueur de toutes leursfeuilles ; les oiseaux poursuivaient leurs chansons, et leursgazouillements babillards se mêlaient au bruit sourd et au murmurefrais de l’averse qui s’éloignait. Les routes couvertes depoussière laissaient échapper une légère vapeur et les gouttesd’eau rapprochées les bigarraient de capricieux dessins. Puis, dansun moment, le nuage se dissipe, un petit vent s’élève, l’herbecommence à se nuancer d’or et d’émeraude en se courbant au soufflede l’air. Les feuilles collées par l’humidité deviennent de plus enplus transparentes. Une senteur pénétrante s’échappe de toutesparts…

Le ciel était presque éclairci quand Natalie entra dans lejardin. La fraîcheur et le calme y régnaient, ce calme paisible etheureux auquel le cœur de l’homme répond par la douce langueurd’une sympathie mystérieuse et par de vagues désirs.

Au moment où Natalie traversait une longue allée de peupliersargentés qui bordaient l’étang, elle vit apparaître Roudine devantelle comme s’il sortait tout à coup de la terre. Elle se troubla.Il fixa ses yeux sur ceux de la jeune fille et lui dit :

– Vous êtes seule ?

– Oui, je suis seule, répondit Natalie. Je ne suis du restesortie que pour une minute ; il est temps que je rentre.

– Je vous accompagnerai.

Et il se mit à marcher à ses côtés.

– Vous me semblez triste, ajouta-t-il après un courtsilence.

– Moi… Cela est singulier ! J’allais vous adresser la mêmequestion. Je vous trouve un air mélancolique.

– C’est possible… Cela m’arrive. Mais on le comprend mieux chezmoi que chez vous, Natalie.

– Pourquoi cela ? Pensez-vous que je n’aie aucune raisond’être triste ?

– À votre âge on doit jouir de la vie.

Natalie fit quelques pas en silence.

– Dimitri Nicolaïtch ! dit-elle.

– Que me voulez-vous ?

– Vous rappelez-vous la comparaison que vous avez faite hier àpropos d’un chêne ?

– Oui, je me la rappelle. Mais pourquoi cette question ?Natalie lui jeta un regard à la dérobée.

– Pourquoi avez-vous… Que vouliez-vous dire par cettecomparaison ? Roudine baissa la tête et laissa errer sesregards au loin.

– Natalie Alexéiewna, commença-t-il avec cette expressioncontenue et significative qui lui était habituelle et qui faisaittoujours croire à son auditeur qu’il ne livrait que la dixièmepartie de ce qui oppressait son âme, Natalie Alexéiewna, vous avezremarqué que je parle fort peu de mon passé. Il y a certainescordes que je n’aime point à faire vibrer. Mon cœur… qui donc abesoin de savoir ce qui s’y passe ? L’exposer à des regardsindifférents m’a toujours semblé un sacrilège. Mais avec vous jesuis sincère, vous avez éveillé ma confiance… Je ne veux pas vouscacher que j’ai aimé et souffert comme tout le monde… Quand etcomment ? Peu importe ! mais mon cœur a éprouvé degrandes joies et de grandes douleurs.

Roudine s’arrêta un instant.

– Ce que je vous ai dit hier, continua-t-il, peut, dans masituation actuelle, se rapporter à moi jusqu’à un certain point.Mais, encore une fois, ce n’est pas la peine d’en parler. Ce côtéde la vie a déjà disparu pour moi. Il ne me reste plus à présentqu’à me traîner, de relais en relais, sur des chemins déserts etcouverts de poussière, dans une méchante téléga[11] quicahote. Où arriverai-je, si jamais j’arrive ? Dieu le sait…Parlons plutôt de vous. – Il n’est pas possible, DimitriNicolaïtch, interrompit Natalie, que vous n’attendiez plus rien dela vie. – Vous avez raison, et j’en attends en effet beaucoup, maisnon pour moi… Je ne renoncerai jamais à l’activité, au bonheurd’agir, mais je renonce à la jouissance. Mes espérances et mespropres joies n’ont plus rien de commun. L’amour… (à ce mot ilhaussa les épaules), l’amour n’est pas fait pour moi ; je nele mérite pas ; la femme qui aime a le droit d’exiger quecelui qu’elle choisit soit à elle tout entier et je ne peux plus medonner sans réserve. De plus, plaire appartient à la jeunesse et jesuis trop vieux. Est-ce bien à moi de faire tourner destêtes ? Dieu veuille que je garde la mienne sur mesépaules ! – Je comprends que celui qui marche vers un butélevé n’ait pas le loisir de penser à lui-même, réponditNatalie ; mais les femmes ne sont-elles pas capablesd’apprécier de pareils hommes ? Il me semble, au contraire,qu’elles se détournent vite de l’égoïste… Les jeunes gens, selonvous, sont tous des égoïstes ; ils ne pensent qu’à eux seuls,même lorsqu’ils aiment. La femme, croyez-moi, n’a pas seulement lafaculté de comprendre les sacrifices : elle sait aussi se sacrifierelle-même. Les joues de Natalie s’étaient légèrement empourprées,ses yeux brillaient. Avant d’avoir fait la connaissance de Roudine,elle n’aurait jamais pu prononcer un aussi long discours ni parleravec tant de feu. – Vous avez plus d’une fois entendu mon avis surle rôle des femmes, répliqua Roudine avec un sourire indulgent.Vous savez que, selon moi, Jeanne d’Arc seule pouvait sauver laFrance… Mais il ne s’agit pas de cela. Vous vous trouvez sur leseuil de la vie… Il est doux de raisonner sur votre avenir, et cene sera peut-être pas sans fruit. Écoutez-moi, je suis votre ami,vous le savez ; je vous porte un intérêt plus vif que sij’étais simplement votre parent… C’est pourquoi j’espère que vousne jugerez pas ma question indiscrète. Dites-le moi, votre cœura-t-il toujours été complètement calme ? Natalie rougitjusqu’au blanc des yeux et ne répondit pas. Roudine s’arrêta etelle en fit autant. – Est-ce que vous vous fâchez contre moi ?lui demanda-t-il. – Non, mais je ne m’attendais pas du tout… –D’ailleurs, continua Roudine, vous pouvez ne pas répondre. Jeconnais votre secret. Natalie le regarda d’un air presqueépouvanté. – Oui… oui, je sais celui qui vous plaît – et, je doisle dire – vous ne pouviez faire un meilleur choix. C’est un hommeexcellent ; il saura vous apprécier ; il n’a pas ététrahi par la vie… c’est une âme simple et sereine… Il fera votrebonheur. – De qui parlez-vous, Dimitri Nicolaïtch ? – Ne lesavez-vous pas ? De Volinzoff, bien entendu. Comment ? Meserais-je trompé ? Natalie s’était un peu détournée deRoudine. Elle était tout éperdue. – Ne vous aimerait-il pas ?Allons donc, il ne vous quitte pas des yeux, il suit chacun de vosmouvements. Et puis, est-il possible de cacher l’amour ?Vous-même, n’êtes-vous pas bien disposée pour lui ? Autant quej’ai pu le remarquer, il plaît aussi à votre mère… Votre choix… –Dimitri Nicolaïtch ! interrompit Natalie toute troublée, enétendant la main vers un buisson voisin, il m’est vraiment péniblede traiter ce sujet, mais je vous assure que vous vous trompez. –Je me trompe ! répéta Roudine, oh ! je ne le pense pas.Il n’y a pas longtemps que j’ai fait votre connaissance, mais jevous connais fort bien. Que signifie ce changement que je vois envous, que je vois clairement ? Pourriez-vous dire que vousêtes telle que je vous ai trouvée il y a six semaines ?… Non,Natalie, votre cœur n’est plus aussi tranquille. – C’estpossible ! répondit la jeune fille d’une voix à peineintelligible, et pourtant vous vous trompez. – Comment cela ?demanda Roudine. – Laissez-moi, ne me questionnez pas… repritNatalie en se dirigeant vers la maison d’un pas rapide. Elle étaitterrifiée elle-même du sentiment qui s’était tout à coup éveillédans son cœur. Roudine la rejoignit et l’arrêta. – Natalie !dit-il, cette conversation ne peut se terminer ainsi ; elleest trop importante pour moi… Comment dois-je vouscomprendre ? – Laissez-moi, répéta Natalie. – Natalie, pourl’amour de Dieu ! Le visage de Roudine exprimait l’émotion laplus vive ; la pâleur couvrait son front. – Vous qui compreneztout, vous devez aussi me comprendre, dit Natalie, et elle retirasa main et s’éloigna sans regarder derrière elle. – Un seul mot,lui cria Roudine. Elle s’arrêta, mais ne se retourna pas. – Vousm’avez demandé ce que je voulais dire par la comparaison d’hier.Sachez-le donc, je ne veux pas vous tromper. Je parlais demoi-même, de mon passé et de vous. – Comment… de moi ? – Oui,de vous ; je le répète, je ne veux pas vous tromper… Voussavez maintenant à quel sentiment nouveau je faisais allusion… Jene me suis jamais hasardé avant ce jour… Natalie avait subitementcouvert son visage de ses mains et s’était enfuie vers la maison.Elle était si saisie du dénouement inattendu de sa conversationavec Roudine quelle ne remarqua pas Volinzoff près duquel elleavait passé en courant. Il était immobile, le dos appuyé contre unarbre. Arrivé depuis un quart d’heure chez Daria Michaëlowna, ill’avait trouvée au salon, lui avait dit deux mots, puis s’étaitesquivé sans qu’elle s’en aperçut et s’était mis à la recherche deNatalie. Avec l’instinct particulier aux amoureux, il était allédroit au jardin où il avait aperçu Roudine et Natalie au momentmême où celle-ci lui retirait sa main. Volinzoff fut pris d’unvertige. Suivant Natalie du regard, il quitta son arbre et fitquelques pas, sans savoir où il allait, ni ce qu’il voulait.Roudine l’avait vu et s’était approché de lui. Ils se regardèrentfixement, se saluèrent et se séparèrent en silence. « Cela ne peutse terminer ainsi », avaient-ils pensé tous les deux. Volinzoffs’enfonça dans les profondeurs du jardin. Il était à la foisdésespéré et morne. Il y avait comme du plomb sur son cœur et puis,tout à coup, une violente colère faisait bouillonner le sang dansses veines. La pluie recommençait à tomber. Roudine était retournédans sa chambre. Il n’était pas tranquille non plus : ses penséess’agitaient comme dans un tourbillon. Quel homme ne serait pastroublé, en effet, par le contact inattendu et confiant d’une jeuneâme honnête ? Les choses allèrent assez mal pendant le dîner :Natalie était très pâle ; elle se tenait à peine sur sa chaiseet ne levait pas les yeux. Volinzoff était assis à côté d’elle,comme d’habitude, et s’efforçait par moments de causer. Il setrouva que Pigassoff dînait ce jour-là chez Daria Michaëlowna etqu’il parlait plus que tous les autres. Il se mit à démontrer,entre autres choses, qu’on pouvait partager les hommes en deuxcatégories comme les chiens : les hommes à oreilles courtes et leshommes à oreilles longues. Les hommes ont les oreilles courtes,disait-il, soit de naissance, soit par leur propre faute. Dans lesdeux cas, ils sont à plaindre, car rien ne leur réussit. Ils n’ontpas confiance en eux-mêmes. Mais celui qui possède des oreilleslongues et bien fournies est un homme heureux. Il peut être plusmauvais ou plus faible qu’un homme à oreilles courtes, mais il aconfiance en lui-même. Il dresse les oreilles, tous l’admirent.Moi, continua-t-il avec un soupir, j’appartiens à la catégorie desoreilles courtes et, ce qu’il y a de plus irritant, c’est que je meles suis coupées moi-même. – Ceci, interrompit négligemmentRoudine, revient à dire une chose qui, du reste, a été dite enmoins de mots par La Rochefoucauld longtemps avant vous : « Aieconfiance en toi-même et les autres croiront en toi ». Je necomprends pas la nécessité de faire intervenir les oreilles danstout cela. – Permettez à chacun, riposta Volinzoff d’un ton incisifet les yeux injectés de sang, permettez à chacun de s’exprimercomme il l’entend. On discute sur le despotisme… Rien n’est plusodieux, selon moi, que le despotisme des soi-disant gens d’esprit.Que le diable les emporte ! Cette sortie de Volinzoff étonnatout le monde ; personne ne dit mot. Roudine lui jeta un coupd’œil à la dérobée, mais sans soutenir le regard de sonrival ; il se détourna, sourit et n’ouvrit plus la bouche. –Eh ! eh ! toi aussi tu as les oreilles courtes, pensaPigassoff. Natalie se sentait défaillir de peur. Daria regardalongtemps Volinzoff d’un air surpris et fut la première à reprendrela conversation. Elle entama un récit à propos d’un chienextraordinaire qui appartenait à son ami le ministre N*** N***.Volinzoff se retira peu de temps après le dîner. En saluantNatalie, il ne put s’empêcher de lui dire : – Pourquoi avez-vous lacontenance troublée d’un coupable ? Vous ne pouvez êtrecoupable vis-à-vis de personne… Natalie n’avait rien compris etl’avait seulement suivi des yeux. Roudine s’approcha d’elle avantle thé et, se penchant sur la table comme s’il parcourait lejournal, lui dit à demi-voix : – Tout cela ressemble à un rêve,n’est-ce pas ? Il est indispensable que je vous voie seule… nefût-ce que pour un instant. Il se retourna vers mademoiselleBoncourt : Voici le feuilleton que vous cherchiez, lui dit-il.Puis, se penchant de nouveau vers Natalie, il continua toujours àvoix basse : Tâchez d’être vers dix heures auprès de la terrasse…dans le bosquet de lilas. Je vous y attendrai… Pigassoff fut lehéros de la soirée. Roudine lui avait abandonné le champ debataille. Il commença d’abord à parler d’un de ses voisins etdivertit beaucoup Daria en lui racontant que ce voisin s’étaittellement efféminé en vivant trente ans sous les cotillons de safemme, qu’un jour, au moment de traverser une mare, lui, Pigassoff,l’avait vu porter sa main par derrière et retrousser les pans deson habit, comme les femmes retroussent leurs jupes. Après cela, iltomba sur un autre propriétaire qui avait été d’abord franc-maçon,puis misanthrope, et qui voulait maintenant se faire banquier. Maisc’est lorsque Pigassoff se mit à disserter sur l’amour quel’hilarité de Daria Michaëlowna fut excitée au plus haut point. Ilassura qu’on avait aussi soupiré pour lui et qu’une Allemande àpassions ardentes l’avait appelé son petit Africain appétissant etlangoureux. Daria Michaëlowna se mit à rire. Pigassoff pourtant nementait pas, il avait réellement le droit de se vanter de sessuccès. Il affirma que rien n’était plus facile que de se faireaimer de la première femme venue ; on n’avait qu’à lui répéterpendant dix jours de suite que le paradis était sur ses lèvres etla béatitude dans ses yeux, et qu’auprès d’elle toutes les autresfemmes n’étaient que de vrais laiderons, pour qu’elle se ditelle-même, le onzième jour, que le paradis était sur ses lèvres etla béatitude dans ses yeux, et qu’elle s’éprit de celui qui avaitdécouvert en elle tant de jolies choses. Tout arrive en cemonde ; Pigassoff avait peut-être raison. Qui le sait ?Roudine était dans le bosquet à neuf heures et demie. Les étoilesvenaient seulement d’apparaître dans les pâles et lointainesprofondeurs du ciel ; il y avait encore des traces de feu àl’occident, et l’horizon s’y dessinait plus net et plus pur. Lecroissant de la lune brillait comme de l’or à travers le réseaunoir des bouleaux touffus. Les arbres environnants s’élevaientcomme de mornes géants avec mille éclaircies pareilles à des yeux,ou bien ils se confondaient en une masse sombre et serrée. Pas unefeuille ne s’agitait ; les hautes branches de lilas et desacacias s’allongeaient dans l’air tiède comme si elles prêtaientl’oreille à quelque voix secrète. La maison projetait son ombre surle sol et ses longues fenêtres éclairées tranchaient sur le fondobscur en taches rougeâtres. La soirée était paisible etsilencieuse ; on eût dit qu’une aspiration contenue etpassionnée s’exhalait mystérieusement de ce silence même. Roudineétait debout, les bras croisés sur sa poitrine ; il écoutaitavec une attention extrême. Son cœur battait avec force et ilretenait involontairement son haleine. Des pas légers et rapides sefirent enfin entendre et Natalie entra dans le bosquet. Roudine seprécipita au-devant d’elle et lui prit les deux mains. Ellesétaient aussi froides que la glace. – Natalie Alexéiewna, dit-ild’une voix sourde et émue, j’ai voulu vous voir… je ne pouvais pasattendre jusqu’à demain. Il faut que je vous dise ce que je nesoupçonnais pas, ce dont je ne me doutais même pas ce matin : jevous aime ! Les mains de Natalie avaient faiblement tressaillidans les siennes. – Je vous aime ! répéta-t-il. Je ne saiscomment j’ai pu me tromper aussi longtemps… comment je n’ai pasdeviné plus tôt que je vous aimais… Et vous ?… Natalie,répondez-moi… Et vous ? Natalie respirait à peine. – Vousvoyez que je suis venue, dit-elle enfin. – Dites, dites,m’aimez-vous ? – Il me semble que… oui… murmura-t-elle.Roudine lui serra encore les mains avec plus de force et voulutl’attirer à lui… Natalie jeta rapidement un coup d’œil autourd’elle. – Laissez-moi, j’ai peur, il me semble que quelqu’un nousécoute… Soyez prudent, pour l’amour de Dieu… Volinzoff se doute… –Que Dieu le bénisse ! vous voyez bien que je ne lui ai mêmepas répondu aujourd’hui… Ah ! Natalie, que je suisheureux ! Maintenant rien ne pourra plus nous séparer !Natalie leva ses yeux vers le ciel. – Laissez-moi, murmurait-elle,il est temps… – Un instant encore ! – Non, laissez,laissez-moi… – Est-ce que je vous fais peur ? – Non, mais jene dois pas rester. – Répétez au moins encore une fois… – Vousdites que vous êtes heureux ? demanda Natalie. – Oui, je suisl’homme le plus heureux du monde. Pouvez-vous en douter ?Natalie avait relevé la tête. Son pâle visage, si jeune, si nobleet si ému, était bien beau à voir ainsi à la faible clarté quitombait du ciel nocturne à travers les ténèbres mystérieuses dubosquet. – Sachez-le donc, dit-elle : Je serai votre femme. – ÔDieu ! s’écria Roudine. Mais Natalie avait déjà fui. Roudines’arrêta un instant puis il quitta lentement le bosquet. La lunedonnait en plein sur son visage ; un sourire plissait seslèvres. – Je suis heureux, dit-il à demi-voix. Oui, je suisheureux, répéta-t-il, comme s’il désirait se le persuader àlui-même. Il s’était redressé, avait rejeté ses cheveux en arrièreet s’était mis à marcher rapidement en agitant joyeusement sesbras. À ce moment les branches s’entrouvraient dans le bosquet delilas et Pandalewski se montrait. Il regarda avec précaution autourde lui, hocha la tête, pinça ses lèvres et dit d’une manièresignificative : « Oh ! c’est ainsi ! Il faut en prévenirDaria ». Et il disparut.

Chapitre 9

 

Volinzoff était rentré chez lui si sombre et si abattu, il avaitrépondu de si mauvaise grâce aux questions de sa sœur et s’était sibrusquement enfermé dans sa chambre, qu’Alexandra résolut d’envoyerun exprès à Lejnieff. C’était à lui qu’elle s’adressait dans toutesles circonstances difficiles. Lejnieff lui fit répondre qu’ilarriverait le lendemain.

Le matin suivant, Volinzoff n’était pas plus calme que laveille. Après le déjeuner, il avait voulu d’abord aller surveillerles travaux, puis il s’était ravisé, s’était étendu sur le divan etavait pris un livre, chose qui ne lui arrivait que fort rarement.Volinzoff ne ressentait qu’un goût fort modéré pour la littérature: les vers surtout lui inspiraient une véritable terreur.

– Rien n’est plus incompréhensible que la poésie, avait-ill’habitude de dire, et pour confirmer la justesse de cette remarqueil récitait les lignes suivantes du poète Aïboulat :

Jusqu’à la fin de mes tristes jours,

Ni la fière expérience ni le raisonnement

Ne sauront flétrir de leurs mains

Les myosotis sanglants de la vie.

Alexandra jetait des regards inquiets sur son frère mais nevoulait pas l’obséder de questions. Une voiture s’arrêta au bas duperron.

– Allons ! que Dieu soit loué, pensa-t-elle, voilàLejnieff !

Un domestique entra et annonça Roudine.

Volinzoff avait jeté son livre et relevé la tête.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– Roudine Dimitri Nicolaïtch, répéta le domestique. Volinzoff seleva.

– Fais-le entrer, et toi, sœur, laisse-nous, continua-t-il en setournant vers Alexandra.

– Mais pourquoi donc ? dit-elle.

– Cela ne regarde que moi ! poursuivit-il avec emportement.Je t’en prie.

Roudine entra. Volinzoff le salua froidement, demeura debout aumilieu de la chambre et ne lui tendit pas la main.

– Vous ne m’attendiez pas, avouez-le, dit Roudine en posant sonchapeau sur le rebord de la fenêtre.

Ses lèvres tremblaient un peu mais il s’efforçait de cacher sontrouble.

– Je ne vous attendais certainement pas, répondit Volinzoff. Jeme serais plutôt attendu à voir quelqu’un venant de votre part,après la journée d’hier.

– Je comprends ce que vous voulez dire, reprit Roudine ens’asseyant. Je suis très heureux de votre franchise. Il vaut mieuxqu’il en soit ainsi. Je suis venu à vous comme à un hommed’honneur…

– Ne pourrait-on pas faire trêve aux compliments ?interrompit Volinzoff.

– Je désire vous expliquer ma présence ici.

– Nous nous connaissons. Pourquoi ne viendriez-vous pas chezmoi ? Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que vous mefaites l’honneur de votre visite.

– Je suis venu à vous comme un homme d’honneur à un autre hommed’honneur, répéta Roudine. Je veux maintenant soumettre à votrepropre jugement… J’ai pleine confiance en vous…

– Voyons, de quoi s’agit-il ? dit Volinzoff, qui étaitresté debout et jetait des regards sombres à Roudine en frisant detemps en temps sa moustache.

– Permettez… Je suis venu pour m’expliquer, mais cela ne peut sefaire en deux mots.

– Pourquoi cela ?

– Une troisième personne s’y trouve mêlée.

– Quelle troisième personne ?

– Serge Pawlitch, vous me comprenez.

– Dimitri Nicolaïtch, je ne vous comprends pas du tout.

– Il vous plaît…

– Il me plaît que vous parliez sans détours ! interrompitVolinzoff. Il commençait à n’être plus maître de sa colère. Roudinefronça les sourcils.

– Volontiers… nous sommes seuls… Je dois vous dire – du reste,vous vous en doutez probablement déjà (Volinzoff haussaimpatiemment les épaules) –, je dois vous dire que j’aime NatalieAlexéiewna et que j’ai le droit de supposer que je suis aiméd’elle.

Volinzoff ne répondit rien, mais il avait pâli ; ildétourna son visage et se dirigea du côté de la fenêtre.

– Vous comprenez, Serge Pawlitch, continua Roudine, que si jen’étais convaincu…

– De grâce, répliqua vivement Volinzoff, je ne doute nullement…Eh bien ! tant mieux pour vous ! Je me demande seulementpourquoi diable vous avez eu l’idée de venir m’apprendre cettenouvelle… En quoi me regarde-t-elle ? Qu’ai-je donc besoin desavoir, moi, qui vous aime ou qui vous aimez ? Je ne comprendsréellement pas…

Volinzoff continuait à regarder par la fenêtre. Sa voix étaitsourde. Roudine s’était levé.

– Serge Pawlitch, je vais vous dire pourquoi je me suis décidé àme présenter personnellement chez vous et pourquoi je ne me suispas cru le droit de vous cacher notre… notre situation mutuelle. Jevous estime profondément, voilà pourquoi je suis ici ; je n’aipas voulu… ni l’un ni l’autre nous n’avons voulu jouer un rôle envotre présence. Je connaissais vos sentiments pour Natalie… Je saisvous apprécier, croyez-le. Je sais combien je suis indigne de vousremplacer dans son cœur ; mais, puisque le sort en a décidéainsi, ne vaut-il pas mieux agir avec franchise et loyauté ?Ne vaut-il pas mieux éviter les malentendus et les occasions descènes pareilles à celles qui se sont passées hier à dîner ?Serge Pawlitch, je vous le demande à vous-même ?

Volinzoff avait croisé les bras sur sa poitrine comme s’ilvoulait contenir en lui-même son émotion.

– Serge Pawlitch, continua Roudine, je sens que je vous aioffensé… mais veuillez me comprendre ; veuillez penser quenous n’avions d’autre moyen que cette démarche pour vous prouvernotre estime, pour vous prouver que nous savons apprécier votrenoblesse et votre droiture. Avec une autre personne, cettefranchise, cette complète franchise serait déplacée, mais elledevient un devoir vis-à-vis de vous. Il nous est doux de penser quenotre secret est entre vos mains…

Volinzoff se mit à rire avec un effort visible.

– Grand merci pour la confiance ! s’écria-t-il ; maisremarquez, je vous prie, que je ne désire ni connaître votresecret, ni vous confier le mien. Vous en disposez comme d’un bienpropre et vous parlez comme si vous en aviez reçu la mission d’uneautre personne. Cela me porte à supposer que Natalie est prévenuede cette visite et de son but.

Roudine se troubla légèrement à ces dernières paroles.

– Non je n’ai pas communiqué mon dessein à Natalie Alexéiewna,mais je sais qu’elle partage ma manière de voir.

– Tout cela est fort bien, répondit Volinzoff après un instantde silence pendant lequel il s’était mis à tambouriner sur lesvitres. J’avoue pourtant que j’aimerais mieux être moins estimé devous. À vrai dire, je tiens fort peu à votre estime. Voyons, que mevoulez-vous à présent ?

– Je ne veux rien… ou pourtant, si ! je veux quelque chose.Je veux que vous ne me teniez pas pour un homme rusé etastucieux ; je veux que vous me compreniez… J’espèremaintenant que vous ne pourrez plus douter de ma sincérité… Jeveux, Serge Pawlitch, que nous nous séparions en amis… que vous metendiez la main comme autrefois.

Et Roudine se rapprochait de Volinzoff.

– Excusez-moi, monsieur, répondit celui-ci en se retournant eten faisant un pas en arrière, je suis prêt à donner pleine créanceà vos intentions ; admettons que tout ceci soit beau, mêmegrand ; mais nous sommes dans ma famille des gens simples etnullement en état de suivre l’essor d’esprits aussi profonds que levôtre… Ce qui vous paraît sincère nous semble impudent… ce que voustrouvez simple et clair, nous le trouvons embrouillé et obscur…Vous vous vantez de ce que nous cachons ; commentpourrions-nous nous comprendre ? Excusez-moi, je ne puis nivous compter au nombre de mes amis, ni vous tendre la main… Il estpossible que ma conduite soit mesquine ; qu’y faire ? Jesuis mesquin moi-même.

Roudine avait pris son chapeau.

– Serge Pawlitch ! dit-il tristement, adieu ! j’ai ététrompé dans mon attente. Ma visite est étrange, en effet, maisj’avais espéré que vous (Volinzoff fit un geste d’impatience)…Pardonnez-moi, je ne parlerai plus de cela. À tout prendre, jecrois que vous avez certainement raison et que vous ne pouviez agirautrement. Adieu ! et permettez, au moins, que je vous assureencore une fois, que je vous assure pour la dernière fois de lapureté de mes intentions… Du reste, je suis convaincu de votrediscrétion.

– C’est trop fort ! s’écria Volinzoff tremblant de colère :je ne vous ai jamais demandé votre confiance, et par conséquentvous n’avez aucun droit de compter sur ma discrétion.

Roudine voulait dire quelque chose mais il se contenta de faireun geste de la main, de saluer, puis de sortir. Volinzoff se jetasur un divan en tournant son visage du côté du mur.

– Peut-on entrer ? dit à la porte Alexandra.

Volinzoff ne répondit pas immédiatement et passa à la dérobée samain sur son visage.

– Non, Sacha, dit-il d’une voix légèrement altérée, attendsencore un peu. Une demi-heure après, Alexandra était de nouveau àla porte de la chambre de son frère.

– Michaël Michaëlowitch est arrivé, dit-elle, veux-tu levoir ?

– Oui, répondit-il. Prie-le d’entrer.

Lejnieff se montra.

– Eh bien ! qu’as-tu ? Es-tu malade ? luidemanda-t-il en s’asseyant sur un fauteuil auprès du divan.

Volinzoff s’était soulevé pour s’appuyer sur le coude. Ilregarda longtemps son ami avec une étrange fixité, puis il se mit àlui répéter mot pour mot toute la conversation qu’il venait d’avoiravec Roudine. Il n’avait jamais jusqu’à ce jour fait allusiondevant Lejnieff à ses sentiments pour Natalie, quoiqu’il eûttoujours supposé que ce dernier ne les ignorait pas.

– Eh bien ! sais-tu que tu m’étonnes ? répliquaLejnieff dès que Volinzoff eut terminé son récit ; jem’attendais à bien des singularités de sa part, mais celle-ci estun peu trop forte… Du reste, je le reconnais encore là.

– Au fait, sa démarche est purement et simplement une insolence,reprit Volinzoff vivement ému. J’ai bien manqué de le jeter par lafenêtre. Veut-il se vanter devant moi, ou a-t-il peur ?Voyons, pour quel motif secret ?… Comment prendre sur soid’aller chez un homme ?…

Volinzoff pressa sa tête de ses deux mains et s’arrêta.

– Mon ami, tu es dans l’erreur, répondit tranquillementLejnieff ; tu refuseras de me croire et pourtant je suis sûrqu’il a fait tout cela dans une bonne intention. Oui vraiment… toutcela est si noble, si loyal ! Puis, comment aurait-il faitpour perdre une si belle occasion de parler et de montrer sonéloquence ? Il a besoin de cela ; pourrait-il vivre sansjouer la comédie ?… Ah ! ah ! c’est son ennemi quesa langue !… d’un autre côté, elle lui rend de bien grandsservices.

– Tu ne peux t’imaginer de quel air solennel il est entré ets’est mis à discourir !

– Je le crois bien, tout est solennel avec lui. Il boutonne saredingote comme s’il remplissait un devoir sacré ; j’auraisvoulu pour quelques jours le reléguer dans une île déserte et voirà la dérobée comment il s’y prendrait pour poser seul en face delui-même. Et il ose parler de simplicité !

– Mais, pour l’amour de Dieu, dis-moi donc, frère, ce quesignifie sa conduite ? Est-ce de la philosophie ?

– Comment te répondre ? La philosophie y entre biencertainement pour quelque chose, mais elle n’y entre pas pour tout.Il ne faut pas mettre toutes les sottises sur le compte de laphilosophie.

Volinzoff lui jeta un regard de côté.

– Mais ne mentirait-il pas ? Qu’en penses-tu ?

– Non mon ami, il ne ment pas. D’ailleurs, en voilà assez sur cepersonnage. Viens au jardin fumer un cigare, et prions Alexandra dese joindre à nous. Quant elle est présente, il est plus facile decauser et plus facile aussi de se taire. Elle nous donnera duthé.

– Volontiers, répondit Volinzoff.

– Sacha, s’écria-t-il, viens donc ici !

Alexandra entra. Il lui serra la main et y posa tendrement seslèvres.

Roudine était retourné chez lui dans une disposition d’espritassez pénible. Il s’adressait de vifs reproches et accusaitamèrement son impardonnable précipitation et son enfantillage. Cen’est pas sans raison qu’on a dit qu’il n’y avait rien de pluslourd à porter que la conviction d’avoir fait une sottise.

Roudine était rongé de remords.

– C’est le diable, en effet, murmurait-il entre ses dents, quim’a suggéré l’idée d’aller chez cet homme. Voilà une bellepensée ! Elle ne m’a attiré que des insolences !

Quelque chose d’inusité se passait chez Daria. La maîtresse dela maison elle-même ne s’était pas montrée de toute la matinée etne descendit qu’à l’heure du dîner. Pandalewski, le seul qui eûtété admis en sa présence, assurait qu’elle souffrait d’un violentmal de tête. Roudine avait vu à peine Natalie, qui resta dans sachambre avec mademoiselle Boncourt. En se trouvant à table en facede lui, elle l’avait regardé d’un air si navré, que le cœur deDimitri Nicolaïtch en tressaillit. Les traits de la jeune filleétaient altérés comme si un malheur avait fondu sur elle depuis laveille.

Une vague tristesse, comme un pressentiment sinistre, commençaità troubler Roudine.

Pour se distraire, il s’était occupé de Bassistoff. En causantavec lui d’une façon un peu suivie, il trouva dans soninterlocuteur un jeune homme vif et ardent, aux espérancesenthousiastes, aux croyances encore vierges. Vers le soir, Dariaapparut au salon. Elle fut aimable pour Roudine, tout en se tenantun peu sur la réserve. Tantôt elle souriait, tantôt elle fronçaitle sourcil et parlait sourdement en lançant d’inquiétantesallusions… La femme du monde avait reparu complètement. Depuisquelques jours, elle avait manifesté une certaine froideur àl’égard de Roudine. Quelle est cette énigme ? pensait celui-cien jetant furtivement un regard sur la tête penchée de Daria.

La solution de cette énigme ne se fit pas attendre. Traversantvers minuit un corridor sombre qui menait dans son appartement,Roudine sentit tout à coup que quelqu’un lui glissait un billetdans la main. Il regarda autour de lui et vit fuir une jeune fillequ’il reconnut pour la femme de chambre de Natalie. Il rentra chezlui, renvoya son domestique, ouvrit le billet et lut les lignessuivantes tracées par la main de Natalie :

« Soyez demain matin à sept heures à l’étang d’Avdioukine,derrière le bois de chênes. Il m’est impossible de vous donner uneautre heure.

« Ce sera notre dernière entrevue et tout sera fini, à moinsque… Venez. Il faut prendre une décision. »

« P.S. – Si je ne venais pas ; c’est que nous ne devrionsplus nous revoir jamais. Alors je vous le ferais savoir. »

Roudine devint pensif, retourna le billet dans ses doigts, lemit sous son oreiller, se déshabilla et se coucha, mais ne puttrouver le repos qu’il cherchait. Il dormit d’un sommeil léger ets’éveilla avant cinq heures.

Chapitre 10

 

Il ne restait, depuis longtemps, que de faibles traces de cetétang d’Avdioukine auprès duquel Natalie donnait rendez-vous àRoudine. La digue s’était rompue depuis plus de trente ans et avaitlaissé les eaux s’écouler. On apercevait maintenant le fond plat etuni de ce ravin jadis recouvert d’un gras limon, et les débris dela digue rappelaient seuls l’existence de l’étang. Là s’étaitélevée autrefois une maison seigneuriale. De l’épais bouquetd’arbres qui entouraient la propriété disparue, on ne retrouvaitplus que deux énormes pins au maigre et lugubre feuillage, quimurmuraient éternellement au souffle des vents.

La légende populaire rapportait qu’un crime épouvantable avaitété commis au pied même de ces pins ; on disait encore quechaque arbre, en tombant, devait entraîner la mort d’un homme.Ainsi il y avait eu autrefois un troisième pin ; déraciné parl’orage, il avait dans sa chute écrasé une petite fille. Toutl’entourage du vieil étang passait pour un endroit hanté. Désert,nu, aride et sombre, même en plein jour, il empruntait uneapparence encore plus désolée au voisinage d’un ancien bois dechênes depuis longtemps morts et desséchés. Au-dessus des buissonson voyait s’élever, à de rares intervalles, d’immenses troncs grispareils à des fantômes. On frissonnait rien qu’à lesregarder ; ils ressemblaient à de sinistres vieillards réunisen conciliabule secret dans le but de machiner quelque mauvaiseaction. Un étroit sentier, à peine frayé, longeait sur le côté cetriste ravin. Personne ne passait devant l’étang d’Avdioukine sansy être forcé par une nécessité absolue : aussi était-ce avecintention que Natalie avait choisi ce lieu solitaire, situé à unedemi-verste de la maison de sa mère.

Le soleil se levait à peine lorsque Roudine arriva à l’étang. Lamatinée était sombre. Des nuages amoncelés et d’une couleurlaiteuse couvraient le ciel ; le vent les poussait avec unaigre sifflement. Roudine allait et venait sur la digue touterecouverte de bardanes épaisses et d’orties desséchées. Il n’étaitnullement rassuré. Ces rendez-vous mystérieux, les sensationsnouvelles qu’il ressentait l’agitaient violemment, surtout depuisle billet de la veille. Il sentait que le dénouement était proche.Une inquiétude profonde envahissait son âme, quoique personne nes’en fût douté à le voir croiser ses bras sur sa poitrine avec unerésolution concentrée et promener ses regards autour de lui. Cen’était pas sans vérité que Pigassoff avait dit une fois en parlantde Roudine qu’il rappelait ces magots chinois qui sont toujoursemportés par le poids de leur tête. Mais lorsque la tête seulegouverne un homme, il lui devient difficile, quelque puissant quesoit son esprit, d’analyser certains sentiments et de comprendremême bien nettement ce qui se passe dans son cœur… Roudine, lespirituel, le pénétrant Roudine n’était pas en état de dire aveccertitude s’il aimait Natalie, s’il souffrait, s’il devait souffriren se séparant d’elle. Pourquoi donc, sans même s’essayer au rôlede Lovelace – il faut lui rendre cette justice –, avait-il exaltél’imagination de cette jeune fille ? Pourquoi l’attendait-ilavec un mystérieux tressaillement ? À cela il n’y a qu’uneréponse : c’est que ceux qui ne connaissent point la passion vraiesont précisément ceux qui se laissent le plus facilement entraînerpar ses apparences. Il se promenait sur la digue tandis que Natalieaccourait rapidement au rendez-vous en marchant à travers champssur l’herbe humide.

– Mademoiselle, mademoiselle, vous allez vous mouiller lespieds, lui criait sa femme de chambre Macha, qui avait peine à lasuivre.

Natalie ne l’écoutait pas et courait sans regarder enarrière.

– Ah ! pourvu qu’on ne nous ait pas aperçues, répétaitMacha. C’est déjà étonnant qu’on ne nous ait pas entendues lorsquenous sommes sorties de la maison. Pourvu que mademoiselle Boncourtne se réveille pas !… Ce n’est pas loin, heureusement. Voilàdéjà Monsieur qui attend, ajouta-t-elle en voyant subitement lataille élancée de Roudine qui faisait saillie sur la digue. Mais ila tort de se tenir ainsi en vue ; il aurait mieux fait dedescendre dans le ravin.

Natalie s’était arrêtée.

– Attends ici près des pins, Macha, lui dit-elle en se dirigeantvers l’étang.

Roudine vint à sa rencontre et s’arrêta tout surpris. Il ne luiavait jamais vu une expression pareille. Ses sourcils s’étaientrapprochés, ses lèvres se serraient, ses yeux avaient un regardfixe et presque dur.

– Dimitri Nicolaïtch, commença-t-elle, nous n’avons pas de tempsà perdre. Les minutes sont comptées ; ma mère sait tout. M.Pandalewski nous a épiés l’autre jour et lui a parlé de notreentrevue. Il a toujours été l’espion de maman. Elle m’a appeléehier chez elle.

– Mon Dieu ! s’écria Roudine, c’est affreux !Qu’a-t-elle dit ?

– Elle ne s’est pas fâchée ; elle ne m’a pas grondée, ellem’a seulement reproché ma légèreté.

– Seulement ?

– Oui, mais elle m’a déclaré qu’elle aimerait mieux me savoirmorte que votre femme.

– Elle a dit cela ! Est-ce possible ?

– Oui, et elle a encore ajouté que vous-même ne désirieznullement m’épouser, que vous ne m’aviez fait la cour que pardésœuvrement et qu’elle ne se serait pas attendue à cet abus deconfiance de votre part ; que, du reste, elle avait, elleaussi, plus d’un reproche à s’adresser. « Pourquoi, a-t-elle dit,lui ai-je permis de te voir aussi souvent ? » Et elle a ajoutéqu’elle avait compté sur ma raison, et que ma conduite irréfléchiel’avait fort étonnée… Je ne me rappelle déjà plus tout ce qu’ellem’a dit.

Natalie avait raconté cette scène d’une voix égale et presqueéteinte.

– Et vous, Natalie, que lui avez-vous répondu ? demandaRoudine.

– Ce que je lui ai répondu ? répéta Natalie ; mais,auparavant, dites-moi ce que vous avez l’intention de faire.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit Roudine, c’estcruel ! Si tôt !… quel coup soudain !… Et votremère, est-elle si complètement irritée ?

– Oui, oui ; elle ne veut pas entendre parler de vous.

– C’est affreux ! Il n’y a donc plus aucunespoir ?

– Aucun.

– Le malheur semble nous poursuivre avec un acharnement inouï.Ce Pandalewski est un misérable. Vous me demandez ce que j’ail’intention de faire, Natalie ? Ma tête se perd… je ne puisrien combiner… je ne puis que déplorer mon sort maudit… Je suissurpris que vous puissiez conserver votre sang-froid…

– Croyez-vous donc que cela me soit aisé ? réponditNatalie.

Roudine se mit à marcher sur la digue. Natalie ne le quittaitpas des yeux.

– Votre mère ne vous a-t-elle pas fait de questions ?demanda-t-il enfin.

– Elle m’a demandé si je vous aimais.

– Eh bien ! qu’avez-vous répondu ?

Natalie se tut un instant.

– Je n’ai pas menti, reprit-elle enfin.

Roudine lui saisit la main.

– Toujours noble et grande ! Quel or pur que ce cœur dejeune fille ! Mais est-il possible que votre mère ait aussirésolument déclaré sa volonté au sujet de notre mariage ?

– C’est la vérité. Je vous ai déjà dit, du reste, qu’elle necroyait pas que vous eussiez vous-même l’intention dem’épouser.

– Elle me prend donc pour un fourbe et un séducteur ! Enquoi ai-je mérité un aussi cruel soupçon ? Roudine plongea satête dans ses mains.

– Dimitri Nicolaïtch, dit Natalie, nous perdons inutilementnotre temps. Rappelez-vous que c’est la dernière fois que je vousvois. Je ne suis pas venue ici pour pleurer ni pour me plaindre.Vous le voyez, mes yeux sont secs. Je suis venue vous demanderconseil.

– Quel conseil puis-je donc vous donner, NatalieAlexéiewna ?

– Quel conseil ? Vous êtes un homme : je me suis habituée àavoir confiance en vous ; je garderai ma foi en vous jusqu’aubout. Dites-moi quelles sont vos intentions.

– Mes intentions ! Votre mère me fera probablement fermersa porte.

– C’est possible. Elle m’a déjà déclaré hier qu’elle renonceraità vous voir… Mais vous ne répondez pas à ma question.

– À quelle question ?

– Que pensez-vous que nous ayons à faire à présent ?

– Ce que nous avons à faire ? répéta Roudine. Il fautnaturellement se soumettre.

– Se soumettre ! répéta lentement Natalie, tandis que seslèvres devenaient toutes blanches.

– Se soumettre à la destinée, continua Roudine. Quepourrions-nous faire ? Je sais fort bien que cette résignationsera bien amère et que ce coup est lourd à supporter ; maisdécidez vous-même, Natalie. Je suis pauvre… je pourrais travailler,il est vrai ; mais quand même je serais riche, auriez-vous lecourage d’accepter une rupture inévitable avec votre famille, debraver la colère de votre mère ?… Non, Natalie, il ne fautmême pas y penser. Il est évident que nous ne sommes pas destinés àvivre ensemble et que ce bonheur idéal que j’ai rêvé n’est pas faitpour un malheureux comme moi.

Natalie couvrit tout à coup son visage de ses mains et éclata ensanglots.

Roudine s’approcha d’elle.

– Natalie, chère Natalie, dit-il avec chaleur, ne pleurez pas,pour l’amour de Dieu ! Ne me déchirez pas ainsi le cœur ;calmez-vous.

Natalie leva la tête.

– Vous me dites de me calmer ! répliqua-t-elle, tandis queses yeux humides brillaient d’un éclat extraordinaire. Mes pleursn’ont pas le motif que vous leur supposez ; non, ma souffrancea une autre cause. M’être trompée sur vous, voilà ce qui faitcouler mes larmes ! Comment ! Je viens auprès de vouschercher un conseil, un appui, et dans quel moment ! et votrepremière parole est celle-ci : se soumettre ! Est-ce doncainsi que vous mettez en action vos théories sur la liberté, sur lesacrifice ?

Sa voix se brisa.

– Mais, Natalie, reprit Roudine fort troublé, rappelez-vous queje ne m’écarte pas de mes principes… seulement…

– Vous me demandez, interrompit-elle avec une nouvelle force, ceque j’ai répondu à ma mère quand elle m’a déclaré qu’elleconsentirait plutôt à ma mort qu’à mon mariage avec vous ? Jelui ai répondu que j’aimerais mieux mourir que d’en épouser unautre que vous… Et vous parlez de se soumettre ! Je commence àcroire qu’elle avait raison et que vous ne vous êtes amusé à mefaire la cour que par oisiveté, pour tuer le temps…

– Je vous jure, Natalie… je vous jure, répéta Roudine… MaisNatalie ne l’écoutait pas.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas arrêtée dès le commencement ?dit-elle avec énergie. Ou bien pourquoi n’avez-vous pas prévu cesobstacles ? Je suis honteuse de parler ainsi… Mais tout estfini maintenant.

– Il faut vous calmer, Natalie, reprit Roudine ; il fautque nous recherchions ensemble quelles mesures…

– Vous avez bien souvent parlé de sacrifice, d’abnégation,interrompit-elle ; mais savez-vous que si vous m’aviez ditaujourd’hui, tout à l’heure : « Je t’aime, mais je ne puis memarier ; je ne réponds pas de l’avenir, donne-moi ta main etsuis-moi », savez-vous que je vous aurais suivi, que j’étaisdécidée à tout ! Mais la distance est plus grande que je necroyais de la parole à l’action, et vous avez peur maintenant,comme vous avez eu peur de Volinzoff l’autre jour pendant ledîner.

La rougeur monta au front de Roudine. L’exaltation inattendue deNatalie l’avait frappé, mais ses dernières paroles blessaient auvif son amour-propre.

– Vous êtes trop agitée en ce moment, Natalie ; vous nepouvez comprendre à quel point vous m’avez cruellement offensé.J’espère que vous me rendrez justice… un jour ; vouscomprendrez alors combien il m’en aura coûté de renoncer à unbonheur qui, selon votre propre aveu, ne m’imposait aucuneobligation. Votre tranquillité m’est plus précieuse que tout aumonde, je serais un grand misérable si je me décidais àprofiter…

– Peut-être, murmura Natalie, peut-être avez-vous raison, je nesais plus ce que je dis… mais jusqu’à ce moment j’avais cru envous, j’avais eu foi dans chacune de vos paroles… Dorénavant,pesez-les mieux, de grâce, ne les jetez plus ainsi au vent. Lorsqueje vous ai dit que je vous aimais, je savais à quoi ce motm’engageait ; j’étais prête à tout… Il ne me reste plusmaintenant qu’à vous remercier pour la leçon que je viens derecevoir de vous et à vous dire adieu.

– Arrêtez, pour l’amour de Dieu ! Je vous en conjure,Natalie, je n’ai pas mérité votre mépris, je vous le jure !Mettez-vous à ma place. Je réponds pour vous et pour moi. Si je nevous aimais pas de l’amour le plus dévoué, qui aurait pu m’empêcherde vous proposer sur l’heure de fuir avec moi ?… Tôt ou tard,votre mère vous aurait pardonné… et alors… Mais avant de penser àmon propre bonheur…

Il se tut. Le regard de Natalie, nettement fixé sur le sien, letroublait.

– Vous vous efforcez de me prouver que vous êtes un honnêtehomme, Dimitri Nicolaïtch, lui dit-elle ; je n’en doute pas.Vous n’êtes pas capable d’agir par calcul : mais avais-je doncbesoin d’être persuadée de cela ? Était-ce pour cela que jevenais ici ?

– Je ne m’attendais pas, Natalie…

– Ah ! vous vous trahissez malgré vous ! Non vous nevous attendiez pas à ma réponse ; vous ne me connaissiez pas.Mais soyez sans inquiétude : vous ne m’aimez pas et je ne m’imposeà personne.

– Je vous aime ! s’écria Roudine.

Natalie se redressa.

– Soit ! Mais comment m’aimez-vous ? Je me rappelletoutes vos paroles, Dimitri Nicolaïtch. Vous souvenez-vous dem’avoir dit un jour qu’il n’y a pas d’amour sans égalité complèteentre ceux qui aiment ?… Vous êtes trop élevé pour moi, nousne sommes pas égaux… Je suis punie comme je le mérite. Desoccupations plus dignes de votre génie vous attendent. Jen’oublierai jamais ce jour… Adieu !

– Natalie ! vous partez ? Est-ce possible que nousnous séparions ainsi ?

Il lui tendit la main. Elle s’arrêta. On aurait dit que cettevoix suppliante la faisait hésiter.

– Non ! s’écria-t-elle enfin, je sens que quelque choses’est brisé en moi… Je suis venue ici, je vous ai parlé comme unepersonne en délire ; il faut que je rentre en possession demoi-même. Cela ne doit pas être ; vous l’avez dit vous-même,cela ne sera pas. Hélas ! j’avais fait en pensée mes adieux àma famille quand je suis accourue en ce lieu. Et pourtant, quiai-je rencontré ici ? un homme sans courage… D’où savez-vousque je suis incapable de supporter une séparation avec mafamille ? « Votre mère ne consentirait pas… C’estaffreux !… » Voilà tout ce que vous avez trouvé à merépondre ! Était-ce vous, était-ce bien vous, Roudine ?Non ! Adieu… Ah ! si vous m’aviez aimée, je le sentiraismaintenant… Non, non ; adieu !…

Elle se détourna rapidement et courut vers Macha qui étaitdepuis longtemps dans l’inquiétude et la rappelait par dessignes.

– C’est vous qui avez peur, et non moi ! s’écria Roudine enla voyant partir. Mais elle ne faisait plus attention à lui et sehâtait de regagner la maison à travers les champs.

Elle rentra heureusement dans sa chambre ; mais à peine eneut-elle franchi le seuil que ses forces l’abandonnèrent et qu’elletomba évanouie dans les bras de Macha.

Roudine resta encore longtemps sur la digue. Tout à coup ilsecoua sa torpeur. Il reprit à pas lents le sentier qu’il avaitsuivi une heure auparavant. Il était fort honteux… et chagrin.

« Quelle jeune fille est-ce là ? pensait-il… À dix-huitans !… Non, je ne la connaissais pas, en effet… C’est unepersonne remarquable. Quelle force de volonté !… Elle araison, elle est digne d’un amour autre que celui que je ressentaispour elle… L’ai-je jamais aimée ? se demanda-t-il. Est-cepossible que je ne l’aime plus ? Voilà donc comment tout celadevait finir ! Que je suis nul, que je me fais pitié encomparaison d’elle ! »

Le roulement léger d’un drochki de course força Roudine à leverla tête. C’était Lejnieff qui venait du côté opposé avec sonéternel trotteur. Roudine le salua en silence ; puis, commefrappé d’une idée subite, il changea de route et prit rapidement lechemin de la maison de Daria.

Lejnieff l’avait laissé passer en le suivant du regard ;mais, après un instant de réflexion, il avait tourné son cheval ets’était rendu chez Volinzoff.

Il trouva son ami endormi, défendit au domestique de leréveiller et alla s’installer sur le balcon pour y fumer un cigareen attendant le déjeuner.

Chapitre 11

 

Volinzoff se leva à dix heures. Ayant appris à son grandétonnement que Lejnieff était assis sur son balcon, il le fitappeler chez lui.

– Qu’est-il donc arrivé ? lui demanda-t-il. Tu voulaisretourner chez toi ?

– C’est vrai ; mais j’ai rencontré Roudine… Il était seulet marchait par les champs comme un effaré. Alors je suisrevenu.

– Tu es revenu parce que tu as rencontré Roudine ?

– C’est-à-dire, pour parler franchement, je ne sais pas moi-mêmepourquoi je suis revenu. C’est probablement parce que j’ai pensé àtoi. J’ai voulu te tenir compagnie ; j’aurai tout le temps derentrer chez moi.

Volinzoff sourit amèrement.

– C’est cela ! on ne peut plus maintenant penser à Roudinesans penser à moi en même temps… Qu’on serve le thé, cria-t-il audomestique.

Les amis s’étaient mis à déjeuner. Lejnieff parlait del’administration des biens et d’un nouveau procédé pour couvrir lesgranges avec du carton bitumé.

Tout à coup Volinzoff sauta sur sa chaise et frappa la tableavec tant de violence qu’il fit entrechoquer les tasses et lessoucoupes.

– Non, s’écria-t-il, je n’ai pas la force de supporter ceci pluslongtemps. Je provoquerai ce prodige ; il me tuera, ou bienj’arriverai à loger une balle dans son front savant.

– De grâce ! qu’as-tu, qu’as-tu donc ? grondaLejnieff. Comment peux-tu crier de la sorte ? J’en ai laissétomber mon cigare… Qu’est-ce qui te prend ?

– Il me prend que je ne puis plus entendre prononcer son nom desang-froid ; tout bouillonne en moi.

– Assez, frère, assez ! N’as-tu pas honte ? réponditLejnieff en ramassant son cigare. Laisse-le donctranquille ?

– Il m’a offensé, continua Volinzoff en arpentant la chambre…Oui, il m’a profondément offensé. Tu dois en convenir toi-même.Dans le premier moment je ne m’en rendais pas compte, j’étais tropsurpris, et, au fait, qui donc se serait attendu à cela ? Jevais lui prouver qu’il ne fait pas bon plaisanter avec moi. Cemaudit philosophe, je le tuerai comme une perdrix.

– Tu gagneras grand-chose à ce jeu-là ! Je ne parle pasmême de ta sœur ; dominé par la passion comme tu l’es, commentpenserais-tu à elle ? Mais, relativement à une autre personne,crois-tu avancer beaucoup les affaires en tuant le philosophe, pourparler à ta façon ?

Volinzoff se jeta dans un fauteuil.

– Je veux aller quelque part alors, car ici j’ai le cœurtellement serré par la tristesse que je ne puis trouver derepos.

– T’en aller ?.. c’est une autre question. Je suis de tonavis cette fois. Et sais-tu ce que je te propose ? Partonsensemble, rendons-nous au Caucase ou simplement dans la petiteRussie. Tu as une bonne idée, frère.

– Oui, mais avec qui laisserons-nous ma sœur ?

– Et pourquoi Alexandra ne viendrait-elle pas avec nous ?Cela se peut parfaitement, vrai Dieu ! Je prends sur moid’avoir soin d’elle. Rien ne lui manquera ; elle n’a qu’àparler et je lui organise chaque soir une sérénade sous safenêtre ; je parfume les postillons à l’eau de Cologne, jefais planter des fleurs le long de la route. Pour ce qui est denous, frère, ce sera tout bonnement une régénération ; noustrouverons dans ce voyage tant de jouissances et nous reviendronsavec de si gros ventres, que l’amour ne s’attaquera plus ànous.

– Tu plaisantes toujours, Michaël.

– Je ne plaisante pas du tout. C’est une pensée brillante qui ajailli de mon cerveau !

– N’en parlons plus ! s’écria de nouveau Volinzoff ;je veux me battre, me battre avec lui.

– Encore ! voyons, frère, tu es fou aujourd’hui. Undomestique entra avec une lettre.

– De qui ? demanda Lejnieff.

– De Roudine Dimitri Nicolaïtch. C’est le domestique de madameLassounska qui l’a apportée.

– De Roudine ! reprit Volinzoff. Pour qui ?

– Pour vous, monsieur.

– Pour moi ! donne donc. Volinzoff saisit la lettre, ladécacheta rapidement et se mit à lire. Lejnieff suivait tous sesmouvements des yeux avec attention. Une expression d’étonnementétrange et presque joyeux se répandait sur les traits de Volinzoff.Il avait laissé retomber ses mains.

– De quoi s’agit-il ? lui demanda Lejnieff.

– Lis, répondit Volinzoff à demi-voix en lui tendant la lettre.Lejnieff commença à lire. Voici ce qu’écrivait Roudine :

« Monsieur,

« Je quitte aujourd’hui la maison de Daria Michaëlowna, et jepars pour toujours : cela vous étonnera probablement, surtout aprèsnotre entrevue d’hier. Je ne puis vous expliquer ce qui m’a forcé àagir ainsi, mais il me semble que je dois vous prévenir de mondépart. Vous ne m’aimez pas et me tenez même pour un méchant homme.Je n’ai pas l’intention de me justifier. Le temps le fera pour moi.Il est inutile, et indigne d’un homme, de chercher à convaincre del’injustice de sa prévention une personne prévenue contre lui.Celui qui voudra me comprendre m’excusera ; quant à celui quine veut ni ne peut me comprendre, son accusation ne me touche pas.Je me suis trompé sur votre compte. À mes yeux, vous sereztoujours, comme autrefois, un homme noble et honorable. Mon tortest d’avoir supposé que vous sauriez vous dégager du milieu danslequel vous avez vécu. Je me suis trompé : qu’y faire ? Cen’est ni la première ni la dernière fois que cela m’arrivera. Jevous le répète, je m’en vais ; je vous souhaite tout lebonheur possible. Avouez que ce souhait est complètementdésintéressé. J’espère que vous serez heureux désormais. Peut-êtrele temps changera-t-il votre opinion sur mon compte. Je ne sais sinous nous reverrons jamais ; mais, dans tous les cas, croyez àla sincérité de mon estime.

« D. ROUDINE. » « P.-S. Je vous enverrai les deux cents roublesque je vous dois aussitôt que je serai arrivé chez moi dans legouvernement de T***. Je vous prie de ne pas parler de cette lettreà Daria. « P.-S. Encore une dernière et importante prière. Puisqueje pars immédiatement, j’espère que vous ne ferez pas allusion à mavisite chez vous en présence de Natalie. »

– Eh bien, qu’en dis-tu ? demanda Volinzoff aussitôt queLejnieff eut fini la lettre.

– Qu’est-ce qu’on peut dire ? répondit Lejnieff. Tout cequi reste à faire, c’est de crier, à la façon d’un musulman : «Allah ! Allah ! » et de mettre son doigt dans sa boucheen signe d’étonnement. Il s’en va… Soit ! Que le chemin sedéroule comme une nappe sous ses pieds ! Mais le plus curieux,c’est que le devoir seul l’a poussé à t’écrire cette lettre ;c’est aussi par sentiment du devoir qu’il a apparu chez toi… Cesmessieurs trouvent un devoir à remplir à chaque pas, tout estdevoir pour eux… Ou dette[12],continua Lejnieff avec un sourire en montrant le post-scriptum. –Quel faiseur de phrases ! s’écria Volinzoff. Il s’est trompésur mon compte : il s’attendait à me voir supérieur au milieu…Quelles absurdités, bon Dieu ! Lejnieff ne répondit pas. Sesyeux seuls souriaient. Volinzoff s’était levé. – J’ai envie d’allerchez Daria, dit-il, je veux savoir ce que signifie tout cela. – Nete presse pas, frère, laisse-lui le temps de partir. À quoi bonaller de nouveau te heurter contre lui ? Tu vois qu’il s’enva. Que peux-tu désirer de plus ? Il vaudrait mieux aller tecoucher et dormir ; tu as passé toute la nuit à te retournerdans ton lit. Maintenant tes affaires s’arrangent… – D’où tires-tucette conviction ? – C’est mon idée ; allons, va tecoucher, moi j’irai chez ta sœur, je veux lui tenir compagnie. – Jen’ai nulle envie de dormir. À quel propos veux-tu que j’aille mecoucher ?… J’aime mieux m’en aller voir les champs, ajoutaVolinzoff en secouant les pans de son paletot. – C’est bon !va voir les champs, ami, va. Et Lejnieff se dirigea vers la chambred’Alexandra Pawlowna. Il la trouva au salon ; ellel’accueillit d’un air aimable car la vue de Michaël lui faisaittoujours plaisir, mais ses traits restèrent empreints de tristesse.Elle était demeurée soucieuse depuis la visite que Roudine avaitfaite la veille à son frère. – Venez-vous de chez mon frère ?demanda-t-elle à Lejnieff ; comment se trouve-t-ilaujourd’hui ? – Mais il est fort bien ; il est allévisiter les champs. Alexandra se tut. – Dites-moi, de grâce,reprit-elle en examinant avec attention la bordure de son mouchoirde poche, ne savez-vous pas pourquoi… – Pourquoi Roudine estvenu ? interrompit Lejnieff. Je le sais : il est venu direadieu. – Comment ! dire adieu ! – Oui, ne le saviez-vouspoint ? Il quitte la maison de Daria. – Il s’en va ? –Pour toujours, c’est au moins ce qu’il dit. – Mais commentcomprendre cela après… – Ah ! c’est une autre question. Il nes’agit pas de comprendre, mais les choses sont ainsi. Il faut qu’unévénement soit survenu là-bas ; il a sans doute trop tendu lacorde et elle s’est rompue. – Michaël ! répliqua Alexandra, jem’y perds absolument, il me semble que vous vous moquez demoi ? – Je vous jure que non… je vous l’ai dit, il s’en va, ilen a même informé ses amis par écrit. Si vous voulez, à un certainpoint de vue, c’est un grand bien, mais ce départ va mettreobstacle à la réalisation d’un projet des plus surprenants que nousdébattions justement, votre frère et moi. – Quel projet ? –J’avais proposé à votre frère de voyager pour se distraire et devous emmener avec nous. Je prenais sur moi d’avoir soin de vous. –Voilà qui est charmant ! s’écria Alexandra. Je prévois dequelle façon vous auriez soin de moi. Vous me laisseriez mourir defaim. – Vous parlez ainsi, Alexandra, parce que vous ne meconnaissez point. Vous me prenez pour un lourdaud, un parfaitlourdaud, une espèce d’homme des bois ; mais si vous saviezque je suis en état de fondre comme du sucre et de passer desjournées à genoux ! – J’avoue que je voudrais voir cela !Lejnieff se leva subitement. – Eh bien ! Alexandra,épousez-moi et vous en verrez bien d’autres. Alexandra rougitjusqu’au blanc des yeux. – Comment avez-vous dit cela,Michaël ? reprit-elle toute troublée. – Je dis, continuaLejnieff, ce qui m’est venu depuis longtemps dans l’esprit, ce quiest venu plus de mille fois sur le bout de ma langue. J’ai parlé,enfin, et vous n’avez qu’à agir comme bon vous semblera. Jem’éloigne à présent pour ne pas vous gêner. Oui, je m’en vais… sivous consentez à être ma femme… si cela ne vous est pasdésagréable, vous n’avez qu’à me faire rappeler, je sauraicomprendre. Alexandra avait voulu retenir Lejnieff, mais il étaitrapidement sorti et s’était dirigé tête nue vers le jardin, où ils’appuya contre une petite porte en laissant errer ses regards dansle vague. – Monsieur, dit derrière lui la voix de la femme dechambre, rentrez auprès de Madame, s’il vous plaît. Elle m’aordonné de vous appeler. Lejnieff se retourna, saisit entre sesmains la tête de la femme de chambre, l’embrassa avec effusion surle front, au grand étonnement de l’innocente messagère, et retournachez Alexandra.

Chapitre 12

 

Le rapport de Pandalewski avait fortement impressionné Daria.Tout son orgueil s’était réveillé en recevant cette révélation.Roudine, le pauvre Roudine, cet homme inconnu et sans positionsociale, avait osé donner un rendez-vous à sa fille, à la fille deDaria Michaëlowna Lassounska !

– Admettons qu’il soit un homme d’esprit, un homme de géniemême, s’était-elle écriée : qu’est-ce que cela prouve ? À cecompte, le premier venu, sans nom, sans fortune, pourrait doncaspirer à l’honneur de devenir mon gendre ?

– Pendant longtemps je ne pouvais en croire mes yeux, répondaitPandalewski. Je suis étonné qu’il ait de la sorte oublié saposition et la vôtre.

Daria Michaëlowna s’était laissée aller à sa mauvaise humeur etNatalie avait eu beaucoup à souffrir du dépit de sa mère.

Quant à Roudine, il était rentré à la maison aussitôt après sarencontre avec Lejnieff et s’était enfermé dans sa chambre pourécrire deux lettres.

La première, dont le lecteur a déjà pris connaissance, étaitadressée à Volinzoff, l’autre à Natalie. Roudine avait employé plusd’une heure à composer cette seconde lettre ; après y avoirfait bien des ratures et bien des changements, il la recopiasoigneusement sur un papier extrêmement fin, la plia ensuite en luidonnant le plus petit format possible, et la mit dans sa poche. Cetravail terminé, il s’était promené dans sa chambre, de long enlarge, le visage empreint de tristesse, puis s’était enfin assisdans un fauteuil auprès de la fenêtre, la joue appuyée sur la main: une larme perlait aux bords de ses paupières. Tout à coup, etcomme s’il venait de prendre une résolution suprême, il se leva,boutonna son habit jusqu’au menton, appela son domestique et fitdemander à Daria Michaëlowna si elle pouvait le recevoir. Ledomestique revint en annonçant que sa maîtresse l’attendait.Roudine suivit immédiatement le messager. Daria reçut son hôte dansson boudoir, comme le jour de sa première apparition chez elle, ily avait deux mois, avec cette différence toutefois qu’elle n’étaitpas seule : Pandalewski, toujours aussi modeste, aussi frais, aussipropre, aussi humble, se tenait auprès d’elle.

Daria fit un gracieux accueil à Roudine et celui-ci, de soncôté, la salua avec une aisance apparente ; mais, au premierregard jeté sur leurs visages souriants, tout homme connaissant unpeu le monde aurait discerné à travers leurs manières polies etamicales une gêne et une froideur véritables. Roudine savait queDaria avait contre lui de sérieux griefs et celle-ci se doutait queRoudine connaissait ses nouvelles dispositions.

Dès qu’elle eut rendu son salut à Roudine, elle l’engagea às’asseoir. Il s’assit aussitôt, mais non plus comme il s’asseyaitautrefois, quand il était à peu près maître au logis. Pas mêmecomme s’assoit une simple connaissance qu’on reçoit avec plaisir.Il ressemblait plutôt à un étranger faisant, avec contrainte, unevisite de cérémonie.

Un instant avait suffi pour changer la situation ; mais iln’en faut pas davantage pour qu’une eau limpide se transforme en unbloc de glace épais.

Roudine parla le premier.

– Je suis venu vous trouver, dit-il, pour vous remercier devotre hospitalité. J’ai reçu des nouvelles importantes et je dois,dès aujourd’hui, me rendre dans ma petite propriété.

Daria fixa son regard sur Roudine. « Il me devance, il se douteprobablement de ce qui le menace, pensa-t-elle, et il veut éviterune explication embarrassante. Tant mieux ! Vivent les gensd’esprit ! »

– Est-ce possible ? répondit-elle à haute voix. Cela estvraiment bien désagréable. Mais enfin, puisqu’il le faut… J’espèrevous revoir cet hiver à Moscou. Nous y retournerons bientôt.

– Je ne sais pas encore quand je pourrai aller à Moscou, DariaMichaëlowna ; mais si j’en trouve les moyens, je me ferai undevoir de me présenter chez vous.

– Ah ! ah ! frère ! pensait Pandalewski dans sonfor intérieur ; il n’y a pas longtemps que tu agissais enseigneur et maître ici, et maintenant voilà comme tu es obligé det’exprimer !

– Les nouvelles que vous avez reçues tout à coup de votre terresont sans doute peu satisfaisantes ? demanda-t-il avec sonaffectation habituelle.

– Oui, répondit sèchement Roudine.

– Une mauvaise récolte peut-être ?

– Non… autre chose… Croyez bien, madame, continua Roudine, queje n’oublierai jamais le temps que j’ai passé dans votremaison.

– Et moi, ajouta Daria, je me souviendrai toujours avec plaisirdu jour où j’ai fait votre connaissance… Quandpartez-vous ?

– Aujourd’hui, après le dîner.

– Si tôt… Eh bien, je vous souhaite un heureux voyage. Du reste,si vos affaires ne vous retiennent pas longtemps, peut-être noustrouverez-vous encore ici.

– J’ose à peine l’espérer, répondit Roudine ; et il seleva. Excusez-moi, continua-t-il, si je ne puis en ce momentacquitter la dette que j’ai contractée envers vous ; maisaussitôt que je serai arrivé chez moi…

– Laissons cela ! interrompit Daria ; vousm’affligeriez en insistant.

– Quelle heure est-il ? demanda-t-elle.

Pandalewski tira de la poche de son gilet une petite montreémaillée et, inclinant prudemment sa joue rose sur son col blanc etempesé :

– Deux heures trente-trois minutes, dit-il.

– Il est temps d’aller s’habiller, répondit Daria. Au revoir,Dimitri Nicolaïtch.

Toute cette conversation entre Daria et Roudine avait eu uncachet tout particulier. Il en doit être ainsi quand les acteursrépètent leurs rôles et que les diplomates échangent entre eux desphrases combinées d’avance.

Roudine était sorti. Il savait maintenant par expérience que lesgens du monde ne rejettent pas celui qui leur est devenu inutile ougênant, mais qu’ils le laissent simplement tomber de lui-même commetombent des gants après le bal, quand ils ne sont plus retenus, oules billets non gagnants d’une loterie. Sa malle fut bientôtfaite ; il ressentait une sorte d’impatience en attendant lemoment du départ. Toutes les personnes de la maison paraissaientétonnées en apprenant son brusque dessein ; les domestiqueslui jetaient des regards surpris et le naïf Bassistoff ne cherchaitpas à cacher sa douleur. Quant à Natalie, elle se dérobait le pluspossible et évitait même les yeux de Roudine. Il avait pourtantréussi à lui glisser sa lettre dans la main.

Pendant le dîner, Daria répéta plusieurs fois à Roudine qu’elleespérait le revoir encore avant son départ pour Moscou. Maiscelui-ci ne fit aucune réponse. Cette apparente politesse ne letrompait pas.

Pandalewski fut celui qui causa le plus avec lui, et Roudineéprouva plusieurs fois le désir violent de saisir à la gorge cedésagréable personnage et de souffleter son visage frais et rose.Mademoiselle Boncourt portait souvent ses yeux sur Roudine aveccette expression étrange et rusée qu’on peut quelquefois observerdans les regards des vieux chiens d’arrêt très sagaces.

– Eh ! eh ! semblait-elle se dire à part soi : voilàdonc comment on te traite aujourd’hui !

Six heures sonnèrent enfin et on entendit venir le tarantass deRoudine. Il se leva vivement et fit ses adieux à tout le monde. Ilétait intérieurement fort mal à son aise. Il ne s’était pas attenduà sortir de la maison de cette façon ; en réalité, ne l’enchassait-on pas ? « Au reste, tout doit avoir une fin »,pensait-il en s’inclinant à droite et à gauche avec un sourireforcé. Il jeta un dernier regard à Natalie et sentit son cœur seserrer ; les yeux de la jeune fille étaient fixés sur lui etleur dernier regard contenait un dernier reproche..

Il franchit rapidement l’escalier et se précipita dans letarantass. Bassistoff s’était offert à l’accompagner jusqu’à lapremière station et avait pris place à côté de lui.

– Vous rappelez-vous, s’écria Roudine aussitôt que le tarantassfut sorti de la cour pour rouler sur une large chaussée bordée desapins, vous rappelez-vous ce que disait don Quichotte à sonécuyer, au moment de quitter la maison de la duchesse ? « Monami Sancho, lui disait-il, la liberté est un des biens les plusprécieux de l’homme. Heureux celui auquel le ciel donne son painquotidien, afin qu’il n’en soit redevable à personne ! »J’éprouve maintenant ce que don Quichotte éprouvait alors… Dieufasse, mon cher Bassistoff, que vous ne connaissiez jamais lesentiment dont je veux parler !

Bassistoff serra la main de Roudine et le cœur de l’honnêtejeune homme battit fortement dans sa poitrine généreuse. Roudineparla jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la station ; ilparla de la dignité de l’homme, des conditions de la vraie liberté.Il fut plein de chaleur, de noblesse, de vérité, et quand, aumoment de la séparation, Bassistoff ne put s’empêcher de se jeter àson cou en pleurant, Roudine versa aussi quelques larmes, mais ilne pleurait pas parce qu’il quittait Bassistoff. Ses larmes étaientdes larmes d’amour-propre.

Natalie était rentrée chez elle pour lire la lettre deRoudine.

« Chère Natalie, lui écrivait-il, je me suis décidé à partir. Ilne reste pas d’autre issue à notre situation.

« Je me suis décidé à partir avant qu’on en vienne à me direclairement qu’il faut que je m’éloigne… mon départ fera cesser tousles malentendus et personne ne me regrettera. À quoi bon hésiterencore ?… Tout cela est vrai, penserez-vous, mais alorspourquoi vous écrire ?

« Il est probable que je vous quitte pour toujours, et je vousécris parce qu’il m’est trop amer de penser que je vous laisseraiun souvenir plus mauvais que ma conduite ne le mérite. Je ne veuxni me justifier, ni accuser qui que ce soit ; je veuxseulement m’expliquer autant que cela m’est possible… Lesévénements des derniers jours ont été si inattendus, si subits…

« L’entrevue d’aujourd’hui restera pour moi comme une leçonmémorable. Oui, vous avez raison : je croyais vous connaître et jene vous connaissais pas. Dans le cours de mon existence, je me suistrouvé dans l’intimité de bien des femmes et de bien des jeunesfilles, mais c’est en vous que j’ai trouvé, pour la première fois,une âme complètement honnête et droite. Je n’ai pas connu des âmescomme la vôtre et je n’ai pas su vous apprécier. Dès le premierjour de notre connaissance je me suis senti attiré vers vous ;vous avez pu vous en apercevoir. J’ai passé bien des heures avecvous et je n’ai pas appris à vous connaître, et pourtant j’ai pum’imaginer que je vous aimais ! C’est à présent que je portela peine de ma faute et de mon ignorance.

« Il m’est arrivé autrefois d’aimer une femme et d’être payé deretour… Mon sentiment pour elle était complexe comme l’était lesien pour moi. Pouvait-il en être autrement, puisqu’elle-mêmen’était pas une nature simple ? La vérité alors ne s’était pasencore manifestée à moi, et le jour où elle s’est présentée devantmes yeux je n’ai pas su la reconnaître… Je la reconnais enfin, maistrop tard… Le passé ne se recommence pas… Nos existences auraientpu se confondre – et elles sont séparées maintenant pour toujours.Comment vous persuader que j’aurais pu vous aimer d’un amourvéritable – d’un amour de cœur et non d’imagination – quand je nesais pas moi-même si je suis capable d’un pareil amour ?

« La nature m’a beaucoup accordé – je le sais et ne veux pasqu’une fausse honte m’entraîne à faire de la modestie avec vous,surtout dans cet instant, un des plus amers et des plus humiliantsde ma vie… Oui, la nature m’a beaucoup donné, mais je mourrai sansavoir rien fait qui soit digne de mes talents, je mourrai sanslaisser de mon passage ici-bas la moindre trace bienfaisante.

« Toute ma richesse aura été prodiguée en vain. Je ne verrai pasles résultats de mes efforts. Il me manque… je ne puis diremoi-même au juste ce qui me manque… Je suis probablement privé dece don sans lequel il est aussi impossible de remuer le cœur deshommes que de s’emparer du cœur des femmes ; et la dominationsur les intelligences seules est aussi peu durable qu’inutile. Madestinée est étrange, presque risible. Je voudrais me donnerabsolument, sans réserve, tout entier, et pourtant je ne puis medonner. Je finirai par me sacrifier pour quelque folie à laquelleje ne croirai même pas… Je ne me suis jamais ainsi dévoilé devantpersonne. – Ceci est ma confession.

« Mais en voilà bien assez sur moi. Je veux vous parler de vouset vous donner quelques conseils. Je ne suis plus bon à autrechose… Vous êtes jeune, mais dussiez-vous vivre longtemps, nemanquez jamais de suivre les impulsions de votre cœur ;gardez-vous surtout de vous assujettir à votre esprit ou à celuides autres. Croyez-moi, plus le cercle dans lequel se meut notrevie est étroit et monotone, plus il suffit à notre bonheur ;il ne s’agit pas de chercher de nouvelles voies dans l’existence,mais de faire en sorte que toutes les phases de la vies’accomplissent à leur moment. « Heureux celui qui est jeune autemps de sa jeunesse !… » Mais je m’aperçois que ces conseilss’adressent bien plus à moi qu’à vous… Je vous avouerai, Natalie,que j’ai le cœur bien serré. Je ne me suis jamais mépris sur lanature du sentiment que j’inspire à Daria Michaëlowna ; mais,du moins, j’avais espéré trouver chez elle un refugemomentané ; maintenant je m’en vais de nouveau errer au hasardà travers le monde. Qu’est-ce qui remplacera pour moi votre doucevoix, votre présence, votre regard attentif et intelligent ?La faute en est à moi ; mais convenez aussi que le sort asemblé se jouer à dessein de nous. Il n’y a de cela qu’une semaine,je soupçonnais à peine que je vous aimais. L’autre jour, le soirdans le jardin, vous m’avez dit pour la première fois… Mais à quoibon rappeler ce que vous m’avez dit alors ? L’autrejour ! et je pars déjà… je pars honteux, humilié, après unecruelle explication, sans emporter le plus faible espoir… Vous nesavez pas encore pourtant à quel point je suis coupable vis-à-visde vous… Il y a en moi une si sotte franchise, un tel penchant aubavardage… Mais pourquoi revenir là-dessus ? Je pars pourtoujours. »

(Roudine voulut ici raconter sa visite à Volinzoff ; mais,après un instant de réflexion, il biffa tout ce passage. C’estalors qu’il ajouta le second post-scriptum à la lettre deVolinzoff.)

« Je reste sur la terre uniquement pour me livrer à d’autresoccupations, à des occupations plus dignes de moi, ainsi que vousl’avez dit ce matin avec un cruel sourire. Hélas ! pourrai-jeréellement m’adonner à ces occupations, pourrai-je surmonter maparesse ?… Mais non ! je serai toute ma vie cet êtreincomplet que j’ai été jusqu’à présent… Devant le premier obstacleje tomberai en poussière. Ce qui s’est passé entre nous l’a déjàprouvé. Si, du moins, j’avais sacrifié mon amour à mon activitéfuture, à ma vocation ; mais non, je n’ai reculé que devant laresponsabilité qui me menaçait et devant la certitude de n’être pasdigne de vous. Je ne vaux pas la peine que vous sortiez pour moi devotre sphère où, tôt ou tard, le bonheur vous attend… D’ailleurs,tout ce qui est arrivé est sans doute pour le mieux. Cette épreuveme laissera peut-être plus pur et plus fort.

« Je vous souhaite le bonheur le plus constant. Adieu !souvenez-vous quelquefois de moi. J’espère que vous entendrezencore parler de « ROUDINE. »

Natalie laissa tomber la lettre de Roudine sur ses genoux etresta longtemps immobile, les yeux fixés à terre. Cette lettre luiprouvait plus clairement que tous les témoignages possibles combienelle avait eu raison le matin, lorsqu’en quittant Roudine elles’était involontairement écriée qu’il ne l’aimait pas. Mais cetteconviction ne soulageait pas son cœur. Elle restait sansmouvement ; il lui semblait que des vagues sombres s’étaientrejointes sans bruit sur sa tête et qu’elle disparaissait, froideet engourdie, au fond d’un abîme. Pour tout le monde, la premièredésillusion est lourde à supporter mais elle devient presqueécrasante pour une âme sincère, exempte de toute légèreté, de touteexagération, et peu désireuse de se tromper elle-même.

Natalie se rappelait son enfance et songeait à ses anciennespromenades du soir. Elle se dirigeait toujours de préférence versla partie lumineuse du ciel, là où le couchant étincelait encore àl’horizon, et elle détournait instinctivement ses regards du levantdéjà ténébreux. À l’heure présente, au contraire, l’avenirs’assombrissait devant elle ; il lui semblait qu’elle avaittourné le dos à la lumière… Les yeux de Natalie se remplissaient depleurs. Les larmes n’ont pas toujours une action bienfaisante.Elles sont douces et salutaires lorsqu’après s’être longtempsamassées dans le cœur elles s’en échappent enfin, d’abord brûlanteset amères, puis abondantes et faciles. C’est ainsi qu’ellessoulagent le muet accablement de la douleur… Mais il y a des larmesfroides, des larmes répandues une à une. C’est la souffrance sansissue qui les arrache goutte à goutte de l’âme oppressée par sonpesant et persistant fardeau. Celles-ci n’apportent point deconsolation, elles ne procurent pas de bien-être. Ce sont leslarmes que verse le désespoir, et nul ne peut se dire malheureuxqui ne les a senties couler de ses paupières. Natalie apprit à lesconnaître en ce jour.

Deux heures s’étaient passées. Natalie avait rassemblé sesesprits, elle s’était levée, avait essuyé ses yeux et allumé unebougie, à la flamme de laquelle elle se mit à brûler la lettre deRoudine. Lorsque le papier fut complètement consumé, elle en jetales cendres par la fenêtre. Puis elle ouvrit au hasard un volume depoésies de Pouchkine et lut les premières lignes qui lui tombèrentsous les yeux (elle avait souvent consulté ainsi ce livre auhasard) :

Celui que la passion a une fois maîtrisé

Est sans cesse poursuivi par le fantôme

Des jours irrévocablement passés…

Pour lui la vie a perdu son charme,

Il est rongé par le remords et par le serpent du souvenir.

Elle resta un instant debout, se regarda au miroir avec unsourire glacé, inclina lentement la tête de haut en bas et rentradans le salon.

Aussitôt que Daria l’eut aperçue, elle l’appela dans sonboudoir, la fit asseoir à côté d’elle, lui caressa tendrement lajoue et la regarda dans le blanc des yeux tout en l’observant avecattention, presque avec curiosité. Daria ressentait une secrèteperplexité. Pour la première fois de sa vie, elle était frappée del’idée qu’elle ne connaissait pas la nature de sa fille. Instruitepar Pandalewski de son entrevue avec Roudine, elle ne s’était passeulement fâchée, mais étonnée de ce que la sage Natalie se fûtdécidée à une démarche pareille. Pourtant, quand elle l’eut appeléeet qu’elle eut commencé à la gronder, non avec le ton d’une femmeélevée dans les idées de l’Europe vraiment civilisée, mais d’unevoix criarde et vulgaire, Daria fut toute troublée et presqueeffrayée par la fermeté des réponses et la résolution du regard etde la tenue de sa fille. Le départ subit de Roudine, dont elle nes’expliquait pas tout à fait la cause, lui avait ôté un grand poidsdu cœur, mais elle s’était attendue à des larmes, à des attaques denerfs… L’apparente tranquillité de Natalie la rejetait dans denouvelles suppositions.

– Eh bien ! enfant, lui demanda Daria, comment te sens-tuaujourd’hui ? Natalie regarda sa mère. Le voilà parti… cemonsieur. Ne sais-tu pas pourquoi il s’est enfui si vite ?

– Maman, répondit Natalie d’une voix calme, si vous ne m’enparlez pas vous-même, je vous donne ma parole que son nom nesortira jamais de ma bouche.

– Il paraît que tu conviens enfin de tes torts envers moi.Natalie baissa la tête et répéta :

– Vous ne m’entendrez jamais parler de lui.

– C’est bien, répliqua Daria en souriant, je te crois. Mais terappelles-tu comme l’autre jour… Allons n’en parlons plus. C’estfini. Le voilà bien mort et enterré… n’est-ce pas ? Je tereconnais, du moins. J’étais toute déconcertée. Eh bien !embrasse-moi, sage et chère enfant.

Natalie porta la main de Daria à ses lèvres et Daria embrassa lefront incliné de sa fille.

– Écoute toujours mes avis, n’oublie pas que tu es uneLassounska… et ma fille, ajouta-t-elle. Sois heureuse. Tu peux teretirer maintenant.

Natalie sortit en silence. Daria la suivit des yeux en se disant: « Elle me ressemble, elle aussi souffrira par le cœur, mais ellesera moins expansive que moi. » Et Daria se plongea dans desréminiscences du passé… d’un passé fort lointain… Puis elle fitappeler mademoiselle Boncourt et resta longtemps enfermée avecelle. L’ayant renvoyée, elle demanda Pandalewski. Elle voulaitabsolument savoir la véritable raison du départ de Roudine. Il vasans dire que Pandalewski la tranquillisa complètement. C’étaitdans son rôle. Le lendemain Volinzoff et sa sœur allèrent dînerchez Daria. Elle avait été toujours fort aimable pour eux, mais cejour-là elle leur fit un accueil particulièrement bienveillant.Natalie se sentait prise d’une tristesse immense. ToutefoisVolinzoff se montrait si respectueux envers la jeune fille, ilentrait si timidement en conversation avec elle, qu’elle ne puts’empêcher de lui en être reconnaissante au fond du cœur. Lajournée avait été calme, même ennuyeuse ; mais, en seséparant, tout le monde comprit qu’on était retombé dans l’ancienneornière, et ce n’est pas peu de chose.

Oui, l’ancienne existence recommençait pour tous, y comprisNatalie elle-même. Demeurée enfin seule, elle se traîna péniblementjusqu’à son lit et, fatiguée, brisée, elle laissa tomber sa têtesur son oreiller.

Vivre lui semblait une chose si amère, si rebutante, sivulgaire ; elle était si honteuse, vis-à-vis d’elle-même, deson amour, de ses tristesses, qu’en ce moment elle auraitprobablement consenti à mourir. Elle avait encore devant elle biendes journées accablantes, bien des nuits sans sommeil, bien desagitations pénibles ; mais elle était jeune ! sa viecommençait à peine et, tôt ou tard, l’existence, avec son activitéet les distractions inévitables qu’elle apporte, prend le dessusquel que soit le coup dont on est frappé. Quel que soit le coup quifrappe un être humain, il ne peut s’empêcher – lecteur, pardonnezla brutalité de l’expression – de manger le jour même ou le joursuivant, et voilà déjà une première consolation. Natalie souffraitcruellement pour la première fois ; mais ni la premièresouffrance ni le premier amour ne se renouvellent, et nous devonsen remercier Dieu.

Chapitre 13

 

Deux ans environ se sont écoulés. On est aux premiers jours dumois de mai. Alexandra Pawlowna, non plus Lipina, mais désormaismadame Lejnieff, est assise sur son balcon. Il y a déjà plus d’unan qu’elle a épousé Michaël Michaëlowitch. Elle est toujours aussicharmante qu’autrefois ; seulement elle a pris un peud’embonpoint. Le balcon communique par quelques marches avec lejardin, où une nourrice promène dans ses bras un petit enfant auxjoues vermeilles, revêtu d’un manteau blanc et coiffé d’un chapeauorné d’un pompon de même couleur. Alexandra ne le quitte point desyeux. L’enfant ne crie pas, il suce son pouce gravement et regardeautour de lui d’un air tranquille. Tout en lui dénote déjà le filsde Michaël Michaëlowitch.

Notre ancienne connaissance Pigassoff est assis sur le balcon àcôté d’Alexandra.

Il a beaucoup maigri et grisonné depuis que nous l’avons perdude vue. Son dos s’est voûté et il siffle en parlant, à cause de laperte d’une de ses dents tombée depuis peu. Ce sifflement ajouteencore à l’âcreté de ses discours. L’extrême irritabilité de soncaractère n’a pas diminué avec les années, mais son esprit s’estémoussé et le misanthrope se répète plus souvent qu’autrefois.Michaël n’est pas à la maison, on l’attend pour prendre le thé. Lesoleil est déjà couché. Il a laissé en disparaissant une raiecouleur d’or pâle qui s’étend tout le long de l’occident, tandisque le côté opposé du ciel se borde de deux lignes de nuancesdiverses : l’une, la plus basse, tirant sur le bleu ; l’autre,la plus élevée, d’un rouge violacé. Des nuages légers se confondentdans les hauteurs du ciel. Tout semble annoncer un tempsmagnifique.

Pigassoff se mit subitement à rire.

– Qu’est-ce qui vous prend donc, Africain Siméonowitch ?demanda Alexandra.

– Moins que rien. J’ai entendu hier un paysan dire à sa femmequi jasait à perdre haleine : « Allons, cesse de grincer. » Cetteexpression de « grincer » m’a beaucoup plu. Et, de fait, une femmeest-elle capable de raisonner ! Vous savez que j’exceptetoujours les personnes présentes. Nos pères étaient plus sages quenous. Dans leurs contes, la jeune fille est représentée assise sousune fenêtre ; elle a une étoile au front mais sa langue estmuette. Cela devrait être encore ainsi. Jugez-en vous-même.Avant-hier la femme de notre maréchal du gouvernement vient melancer à la tête (je m’y attendais aussi peu qu’à une décharge depistolet) que mes tendances ne lui plaisent pas. Mestendances ! Ne vaudrait-il pas mieux, je vous le demande,qu’une disposition bienveillante de la nature eût privé cette dame,et toutes ses sœurs, de l’usage pernicieux de leurlangue ?

– Vous ne changerez jamais, Africain ; vous frappeztoujours sur nous autres, pauvres femmes. Je suis presque tentée devous plaindre de cette fâcheuse idée fixe comme je vous plaindraisd’un malheur.

– Malheur ! que dites-vous donc ? D’abord je neconnais dans le monde que trois malheurs : vivre l’hiver dans unechambre froide, porter en été des bottes trop étroites, et passerla nuit avec un enfant qui crie et auquel on n’aurait pas le droitde donner le fouet. D’ailleurs ne suis-je pas devenu un des hommesles plus paisibles du globe ? On peut me proposer en exempleaux autres humains, tant est grande la moralité de ma conduite.

– Ah ! vraiment, vous vous conduisez bien ! comment sefait-il alors que, pas plus tard qu’hier, Hélène Antonowna estvenue se plaindre de vous ?

– Vous m’étonnez ! Je voudrais bien savoir ce qu’elle a puvous dire.

– Elle m’a dit que pendant toute une matinée vous vous étiezobstiné à ne répondre à ses questions que par le mot : Quoi ?quoi ? et cela encore de la voix la plus glapissante.

Pigassoff se mit à rire.

– L’idée était bonne, convenez-en, madame.

– Admirable, tout à fait ! Comment pouvez-vous être aussiimpertinent vis-à-vis d’une femme ?

– Une femme !… Selon vous, Hélène Antonowna est unefemme ?

– Qu’est-elle donc à vos yeux ?

– Un tambour tout simplement, un véritable tambour sur lequel onfrappe avec des baguettes.

– Ah ! mon ami, s’écria brusquement Alexandra, désireuse dechanger le sujet de la conversation, il paraît qu’on peut vousféliciter ?

– À quel propos ?

– À propos de la fin du procès. Les prés de Glinowa vousrestent.

– Ils me restent ! répondit Pigassoff d’un air sombre.

– Voilà des années que vous courez après ce but et maintenant ondirait que vous n’êtes pas satisfait.

– J’ai l’honneur de vous faire observer, répliqua lentementPigassoff, que rien n’est plus désagréable en ce bas monde qu’unbonheur qui vous arrive tard. Un pareil bonheur, loin de vouscauser du plaisir, vous prive seulement du plus précieux de tousles droits : celui de se fâcher et de maudire le sort. Oui, madame,je le répète, un bonheur tardif n’est qu’une plaisanterieoffensante et amère !

Alexandra, sans lui répondre, haussa imperceptiblement lesépaules.

– Nourrice, cria-t-elle, il me semble qu’il est temps de coucherMicha. Apporte-le moi.

Alexandra s’occupa de son fils et Pigassoff se retira engrommelant à l’autre extrémité du balcon.

Tout à coup, le drochki de Michaël Michaëlowitch apparut au boutde la route qui longeait le jardin. Deux énormes chiens debasse-cour, l’un gris, l’autre jaune, couraient au-devant ducheval. Lejnieff venait d’acheter ces deux chiens qui avaientrésolu le problème de vivre dans une inaltérable amitié, tout en sedéchirant à coups de dents du matin au soir. Une vieille chienne degarde quitta aussitôt la cour pour aller à leur rencontre ;elle ouvrit la gueule comme si elle se disposait à aboyer, maiselle se contenta de bâiller et se retira en remuant amicalement laqueue.

– Sacha, devine un peu qui je t’amène ? s’écria Lejnieff duplus loin qu’il la vit en s’adressant à sa femme.

Alexandra n’avait pu reconnaître au premier abord l’homme quiétait assis derrière son mari.

– Ah ! monsieur Bassistoff ! dit-elle enfin.

– Lui-même, répondit Lejnieff, et il apporte une bonnenouvelle ; tu la sauras dans un instant, ajouta-t-il ensautant à bas de la voiture avec son compagnon. Quelques minutesaprès, il était sur le balcon avec Bassistoff.

– Hourra ! cria-t-il en embrassant sa femme. Voilà Sergequi se marie !

– Avec qui ? demanda Alexandra tout émue.

– Avec Natalie, bien entendu… Notre ami nous apporte cettenouvelle de Moscou ; il a une lettre pour toi… Tu entends,petit Micha, continua-t-il en pressant son fils dans ses bras, tononcle se marie ! Quel flegme imperturbable ! C’est àpeine si ce grave événement le fait cligner des yeux.

– Il a envie de dormir, répondit en riant la nourrice.

– Rien n’est plus vrai, dit Bassistoff en s’approchantd’Alexandra. J’arrive aujourd’hui même de Moscou. Daria m’a chargéde vérifier les comptes de la propriété. Mais voici la lettre deVolinzoff.

Alexandra décacheta précipitamment la lettre de son frère. Ellene contenait que quelques lignes écrites dans le premier élan de sajoie. Volinzoff informait sa sœur qu’il avait fait sa demande àNatalie, qu’il avait son consentement et celui de sa mère. Ilpromettait d’en écrire plus long par le prochain courrier et, enattendant, il saluait et embrassait toute la colonie. Le décousu desa lettre annonçait bien évidemment la joie la plus profonde,l’émotion la plus vive.

Bassistoff s’assit et on apporta le thé. Les questions tombaientsur lui comme de la grêle. Pigassoff même prenait part à la joieque causait la nouvelle dont le jeune homme était porteur.

– Donnez-moi, je vous prie, demanda Lejnieff entre autreschoses, quelques détails sur un certain Karchagine dont le nom estparvenu jusqu’ici. Les bruits qui ont couru à son sujet étaiententièrement faux, n’est-il pas vrai ?

Ce Karchagine, dont nous n’avons pas encore eu le temps de nousoccuper, était un beau jeune homme, un dandy, fort satisfait de sonindividu et plein de son importance. Il se donnait de grands airs,qu’il croyait pleins de majesté. Il avait l’air de sa propre statueérigée par souscription nationale.

– Ces bruits avaient un fondement réel, répliqua Bassistoff ensouriant. Daria a été fort engouée de ce monsieur, mais Natalie nevoulait pas en entendre parler.

– Mais je le connais ! interrompit Pigassoff ; c’estun imbécile fieffé, un fat des pieds à la tête. Miséricorde !si tout le monde lui ressemblait, on prendrait cher pour consentirà vivre.

– Je ne dis pas non, reprit Bassistoff, quoique dans le monde iljoue un rôle assez brillant.

– Enfin, c’est égal, s’écria Alexandra. Laissons-le enpaix ! Ah ! que je suis joyeuse pour mon frère !… EtNatalie… est-elle contente, heureuse ?

– Oui, madame. Elle paraît calme comme d’ordinaire – vous laconnaissez –, mais elle a l’air satisfait. La soirée se passa enconversations intimes et animées. On servit le souper.

– À propos, demanda Lejnieff à Bassistoff en lui versant unverre de bordeaux-laffitte, savez-vous où est Roudine ?

– Je n’en sais rien pour le moment. L’hiver dernier, il est venupasser quelques jours à Moscou, puis il est reparti pour Simbirskavec une famille. Nous avons été en correspondance lui et moipendant quelque temps. Sa dernière lettre m’annonçait qu’il allaitquitter Simbirsk, sans toutefois préciser le lieu où il se rendait.Depuis lors, je n’ai plus reçu de ses nouvelles.

– Il ne se perdra pas ! dit Pigassoff. Il doit être dansquelque endroit en train de prêcher. Ce monsieur se procuretoujours deux ou trois admirateurs qui l’écoutent bouche béante, etauxquels il emprunte de l’argent. Il finira, croyez-moi, par mourirn’importe où, soit en prison, soit en exil, mais à coup sûr dansles bras d’une vieille fille en perruque qui le tiendra pour un desplus grands génies de ce monde.

– Vous avez une manière fort tranchante de le juger, fitobserver Bassistoff à demi-voix et d’un air contrarié.

– Tranchante, nullement, répliqua Pigassoff, mais parfaitementjuste. Selon moi, c’est tout simplement ce qu’on appelle unpique-assiette. J’avais oublié de vous dire, continua-t-il en setournant vers Lejnieff, que j’ai fait la connaissance de ceTerlasoff avec lequel Roudine a été à l’étranger. Ah ! certes,vous ne pourrez jamais vous imaginer ce qu’il m’a dit sur soncompte, il y a de quoi vraiment en mourir de rire. Il est àremarquer que tous les amis et disciples de Roudine deviennent unjour ou l’autre ses ennemis.

– Je vous prie de ne pas me compter dans le nombre de cesamis-là ! s’écria Bassistoff avec feu.

– Oh ! vous… c’est autre chose ! aussi n’est-il pasquestion de vous.

– Et que vous a donc raconté Terlasoff ? demandaAlexandra.

– Il m’a raconté une foule d’histoires. Je ne puis me lesrappeler toutes ; mais voici une de ses meilleures anecdotes àpropos de Roudine.

– Il paraît, continua Pigassoff, que de raisonnement enraisonnement, Roudine en était arrivé un beau jour à se convaincrequ’il devait se rendre amoureux. Il se met donc en quête d’un objetdigne de justifier cette charmante conclusion. La fortune luisourit enfin. Il fait la connaissance d’une Française délicieuse…et modiste. Notez que la chose se passe en Allemagne, sur les bordsdu Rhin. Il commence par lui faire quelques visites, puis lui prêtedifférents livres et lui parle enfin de la nature et de Hegel. Vousfigurez-vous la position de cette malheureuse modiste ? Ellele prend pour un astronome. Son extérieur frappe agréablement,comme vous le savez ; de plus, c’est un étranger – un Russe :comment le cœur de la belle n’eût-il pas été touché ? Aprèsdes hésitations sans fin, il se décide à lui donner un rendez-vous,mais un rendez-vous poétique : il lui propose une promenade engondole sur le Rhin. La Française y consent ; elle met sa plusséduisante toilette, et les voilà tous deux en nacelle. Ilsnaviguent ainsi pendant trois heures. Je vous le demande, à quoipensez-vous que Roudine employa tout ce temps ? Mais vous nedevineriez jamais ! Il caressa les cheveux de son Alice,contempla le ciel en rêvant et répéta à plusieurs reprises qu’ilressentait pour sa bien-aimée une tendresse toute paternelle !La Française, qui ne s’attendait point à cette idylle prolongée,rentra chez elle furieuse. C’est elle-même qui, plus tard, a toutraconté à Terlasoff. Voilà ce qu’est Roudine.

Et Pigassoff éclata de rire.

– Vous êtes un affreux libertin ! s’écria Alexandra avecdépit, mais moi, je suis de plus en plus convaincue que ceux mêmesqui veulent injurier Roudine ne trouvent rien de déshonorant à diresur son compte.

– Rien de déshonorant ? Miséricorde ! et sa vieéternellement aux frais d’autrui, et ses emprunts… Je parieraisqu’il vous a aussi emprunté de l’argent, MichaëlMichaëlowitch ?

– Écoutez, monsieur, commença Lejnieff, tandis que son visageprenait une expression sérieuse : vous savez, et ma femme saitaussi, que je ne ressentais pas dans les derniers temps uneinclination particulière pour Roudine ; bien souvent, aucontraire, je me suis élevé contre lui. Malgré cela (Lejnieff versadu vin de Champagne dans un verre), voici ce que je vous propose :nous venons de boire à la santé de notre frère aimé et de safiancée : eh bien ! buvons maintenant à la santé de DimitriRoudine !

Alexandra et Pigassoff regardèrent Lejnieff d’un air surpris,mais Bassistoff rougit de plaisir et ouvrit de grands yeux.

– Je le connais bien, continua Lejnieff, et je ne connais quetrop tous ses défauts. Ils sont d’autant plus grands chez lui, queRoudine n’est pas lui-même un petit homme.

– Oh ! s’écria Bassistoff, c’est une nature pleine degénie.

– Il peut avoir du génie, je ne m’y oppose pas, quant à sanature, c’est par là qu’il pèche. Ce qui lui manque c’est lavolonté, c’est le nerf, la force. Mais il ne s’agit pas de cela. Jeveux parler à présent de ce qu’il a de bon et de rare. Il a del’enthousiasme et vous pouvez me croire, moi qui suis un hommeflegmatique, quand je vous dis que c’est une des qualités les plusprécieuses à une époque comme la nôtre. Nous sommes tousinsupportablement réfléchis, indifférents et apathiques ; noussommes endormis et glacés : voilà pourquoi il faut rendre grâce àcelui qui nous réchauffe et nous anime, ne fût-ce que pour uninstant, car nous avons bien besoin de cette féconde surexcitation.Tu te rappelles, Sacha, que j’ai une fois parlé de Roudine enl’accusant de froideur. J’étais alors juste et injuste en mêmetemps. Sa froideur à lui est dans son sang – il n’y peut rien –,mais non dans sa tête. J’ai eu tort de le traiter d’acteur, iln’est ni habile ni fripon, et s’il vit aux frais des autres, c’estcomme un enfant, non comme un intrigant. Oui, il se peut fort bienqu’il meure dans l’isolement et la misère : mais faut-il pour celalui jeter la pierre ? Il ne fera jamais rien par lui-même,justement parce qu’il n’y a en lui ni un sang énergique ni unevolonté puissante : mais qui donc a le droit d’affirmer d’avancequ’il n’a jamais rendu ou qu’il ne rendra jamais un service ?Qui donc a le droit d’affirmer que ses paroles n’auront pas faitgermer de nobles pensées dans plus d’une jeune âme à laquelle lanature n’a pas refusé, comme à lui, la source féconde de l’activiténécessaire à l’exécution des projets conçus par une imaginationexaltée, quoique impuissante ? Moi qui vous parle, moi tout lepremier, j’ai subi auprès de lui cette heureuse influence. Sachasait bien ce que Roudine a été pour moi dans ma jeunesse. J’aisoutenu, je m’en souviens, que les paroles de Roudine ne pouvaientagir sur ses semblables, mais je parlais alors d’hommes parvenuscomme moi à un âge où la vie a déjà émoussé la sensibilité, où laraison est devenue plus difficile à satisfaire. Il vient un tempsoù une seule fausse note suffit pour détruire à notre oreille toutel’harmonie du plus beau morceau de musique, mais, par bonheur pourla jeunesse, elle a l’ouïe moins délicate et surtout moins blasée.Si l’idée qu’on lui présente lui paraît noble, peu lui importe leton. C’est en elle-même que la jeunesse trouve ce ton.

– Bravo ! bravo ! s’écria Bassistoff. Voilà ce quis’appelle parler avec justice ! Quant à l’influence deRoudine, cet homme, je vous le jure, n’a pas seulement la puissancede vous émouvoir, il vous pousse en avant, il vous empêche de vousarrêter, il vous retourne de fond en comble, il vous incendie.

– Vous entendez, continua Lejnieff en se tournant versPigassoff, qu’avez-vous encore besoin de preuves ? Vousattaquez la philosophie, vous ne pouvez trouver assez de parolespour la flétrir. Moi-même je l’apprécie peu et la comprendspeut-être encore moins, mais ce n’est pas de la philosophie queviennent nos plus grandes infortunes. Ses subtilités n’aurontjamais de prise sur nos âmes. Nous avons, Dieu merci ! nousautres Russes, trop de bon sens pour cela. Cependant, il ne fautpas non plus se servir du prétexte de la philosophie pour tombersur chaque honnête aspiration vers la science et la vérité. Ce quifait le malheur de Roudine, c’est qu’il ne connaît pas la Russie,et certes ce malheur est grand pour lui. La Russie peut se passerde chacun de nous, mais aucun de nous ne peut se passer de laRussie. Malheur à celui qui ne le comprend pas, deux fois malheur àcelui qui oublie réellement les mœurs et les idées de sapatrie ! Le cosmopolitisme est une sottise et un zéro, niarts, ni vérité, ni vie possible : il n’y a que l’impuissance et lenéant. Toute figure idéale doit représenter un type, sous peine dedevenir à l’instant insignifiante et vulgaire. Mais, je le répèteencore, Roudine reste plus innocent de sa destinée qu’on ne lecroit. Cette destinée est déjà bien assez amère et pesante, sansque nous en fassions retomber sur lui la responsabilité entière.Maintenant, pourquoi cette race à laquelle appartient Roudineapparaît-elle fréquemment en Russie ? C’est ce que je ne veuxpas examiner, de peur de me laisser entraîner trop loin.Contentons-nous d’être reconnaissants pour ce qu’il a de bon. Celavaudra mieux que l’injustice, et nous étions injustes envers lui.Nous n’avons pas la mission de le punir de son insuffisance, etcette punition n’est même pas nécessaire, croyez-moi : il se puniralui-même bien plus cruellement qu’il ne le mérite. Dieu veuille quele malheur le dépouille de tout ce qui est mauvais en lui et ne luilaisse que ses belles qualités ! Je bois à la santé deRoudine ! je bois à la santé du camarade de mes meilleuresannées, je bois à la jeunesse, à ses espérances, à ses aspirations,à sa naïve confiance, à son honnêteté, en un mot, à tout ce quifaisait battre nos cœurs de vingt ans ! Nous ne connaissons etnous ne connaîtrons jamais rien de meilleur dans la vie. Je bois àtoi, temps doré ; je bois à la santé de Roudine !

Tout le monde trinqua avec Lejnieff. Bassistoff y mit tantd’ardeur qu’il fut sur le point de renverser son verre ; il levida néanmoins d’un trait, tandis qu’Alexandra serrait la main deson mari.

– Je ne vous savais pas aussi éloquent, monsieur Lejnieff,murmura Pigassoff. Vous êtes de la force de monsieur Roudine.J’avoue que j’en suis moi-même tout ému.

– Je ne suis nullement éloquent, répliqua Lejnieff avec quelquedépit. Quant à vous émouvoir, je crois que c’est fort difficile.D’ailleurs en voilà assez sur Roudine. Parlons d’autre chose.Est-ce que… comment s’appelle-t-il donc ? est-ce quePandalewski demeure toujours chez Daria ? continua-t-il ens’adressant à Bassistoff.

– Certainement ! elle lui a même procuré une placeavantageuse. Lejnieff hocha la tête.

– En voilà un qui ne mourra pas dans la misère, c’est un pariqu’on peut faire à coup sûr. Le souper tirait à sa fin. Lesconvives se séparèrent.

Restée seule avec son mari, Alexandra le regarda dans les yeuxen souriant.

– Que tu as été gentil aujourd’hui, Michaël ! dit-elle enlui passant la main sur le front : comme tu as parlé avec esprit,avec noblesse ! Mais avoue que tu t’es laissé entraîner àdéfendre Roudine avec un peu d’exagération, de même que tul’attaquais autrefois avec trop de cruauté.

– On ne frappe pas un ennemi à terre… et puis, dans ce temps-là,je pouvais craindre qu’il ne te tournât la tête, ajouta-t-il ensouriant à son tour.

– Tu te trompais, répondit Alexandra avec bonhomie. Il m’atoujours semblé trop savant pour être dangereux ; j’avais peurde lui tout simplement, et sa présence me rendait interdite. Maisconviens que Pigassoff s’est assez méchamment moqué de lui cesoir.

– Pigassoff ? répondit Lejnieff. C’est précisément parceque Pigassoff était là que j’ai pris si chaleureusement le parti deRoudine. Il osait traiter Roudine de pique-assiette ! Il luisied bien de parler ainsi des autres ! Sa conduite, à luiPigassoff, n’est-elle pas cent fois plus blâmable ? Il a uneposition indépendante, il déverse le mépris sur chacun ; etpourtant, malgré toute sa prétendue misanthropie, il sait fort biense cramponner après quiconque est riche ou considéré. Sais-tu quece Pigassoff, qui injurie ses semblables avec tant d’acrimonie etqui déchire à si belles dents la philosophie et les femmes, sais-tubien que ce même Pigassoff, lorsqu’il était au service, recevaitvolontiers des pots-de-vin et trempait dans des tripotages assezpeu honorables ?

– Est-ce possible ! s’écria Alexandra ; je ne meserais jamais attendue à cela !… Écoute, Micha,continua-t-elle après un moment de silence, il faut que jet’adresse une question.

– Laquelle ?

– Penses-tu que mon frère sera heureux avec Natalie ?

– Comment te répondre ? Du reste, toutes les probabilitéssont pour son bonheur, c’est elle qui le mènera. Entre nous soitdit, elle a plus d’esprit que lui ; mais Volinzoff est unexcellent homme et il l’aime de tout son cœur. Que faut-il deplus ? Nous nous aimons et nous sommes heureux.

Alexandra serra la main de Michaël.

Ce jour-là même, tandis que tout ce que nous venons de raconterse passait chez Alexandra, une misérable kibitka[13],recouverte en lattes et attelée de trois chevaux de paysans,roulait péniblement sur la grande route d’un des gouvernementséloignés de la Russie. Un paysan à cheveux gris et enarmiak[14] troué la conduisait, perché sur labanquette du devant. Il était assis de côté, les jambes appuyéessur le palonnier, et ne faisait que tirailler ses rênes fabriquéesavec des cordages et brandir son fouet. Un homme de haute taille,assis sur une méchante valise, occupait le fond de la kibitka. Ilportait une casquette ; son habit était usé et couvert depoussière. Il baissait la tête et avait enfoncé la visière de sacoiffure jusque sur ses yeux. Les cahots irréguliers de la voiturele jetaient de côté et d’autre ; mais il semblait insensible àces désagréments, on aurait dit qu’il sommeillait. Enfin il seredressa : c’était Roudine. – Quand arriverons-nous donc aurelais ? demanda-t-il au paysan qui était juché sur le siège.– Nous y voici bientôt, petit père, répondit le paysan en tirantles rênes avec plus de force ; une fois que nous aurons gravijusqu’au haut de la montée, il ne nous restera plus que deuxverstes… Allons, toi, s’écria-t-il en apostrophant un des chevaux,est-ce que tu rêves ? Je t’en donnerai des rêves,continua-t-il d’une voix glapissante en frappant à tour de bras surle cheval de droite. – Il me semble que tu vas bien mal, fitobserver Roudine. Voilà toute une matinée que nous roulons sansavancer. Si, du moins, tu me chantais quelque refrain. – Et quepuis-je y faire, petit père ? Vous voyez bien que les chevauxsont exténués. La chaleur est affreuse. Pourquoi voulez-vous que jechante ? Est-ce que je suis un postillon, moi ?…Ohé ! s’écria-t-il tout à coup en s’adressant à un passanthabillé d’une espèce de souquenille brune et chaussé de vieuxsouliers en écorce de bouleau, fais donc place, mon bonhomme !– Voilà un fameux cocher ! grommela le passant qui s’étaitarrêté. Chétif Moscovite ! continua-t-il d’une voix grossed’injures, en hochant la tête et en reprenant sa marche. – Oùvas-tu donc encore ? cria le paysan en tirant par saccades lesrênes du cheval de brancard. Ah ! la méchante bête quevoilà ! Les petits chevaux harassés arrivèrent enfin,clopin-clopant, dans la cour de la maison de poste. Roudine sortitde la kibitka, paya son conducteur, qui ne le salua pas mais enrevanche fit longtemps sauter l’argent dans la paume de sa main –le pourboire ne lui semblait sans doute pas suffisant –, tandis quele voyageur portait lui-même sa valise dans la salle d’attente. Unde mes amis qui a parcouru la Russie dans tous les sens m’a faitremarquer que, si les murs de la salle des voyageurs étaient ornésde tableaux représentant un prisonnier du Caucase ou des générauxrusses, on pouvait espérer y trouver facilement des chevaux ;mais que si les tableaux étaient tirés de la vie du fameux joueurGeorges de Germany, il y avait peu de chances de pouvoir partirpromptement de l’hôtellerie. En pareil cas, le malheureux voyageura le loisir d’admirer tout à son aise le toupet poudré, le giletblanc à revers, les pantalons fabuleusement étroits et courts queportait le joueur au temps de sa jeunesse, et d’étudier son visageen délire, au moment où, déjà parvenu à la vieillesse et demeurantdans une chaumière délabrée, il tue son propre fils en l’assommantavec une chaise. Roudine était entré dans une chambre quedécoraient justement les tableaux en question ; touss’efforçaient de représenter les principales scènes de Trente ans,ou la vie d’un joueur. Les cris de Dimitri firent apparaître unmaître de poste tout endormi – avez-vous jamais vu un maître deposte qui ne fût pas endormi ? – Sans avoir même attendu laquestion de Roudine, il lui dit d’une voix traînante qu’il n’avaitpas de chevaux. – Comment pouvez-vous me dire qu’il n’y a pas dechevaux sans même savoir où je vais ? répliqua Roudine. Jesuis arrivé avec un attelage de paysan. – Nous n’avons un seulcheval, reprit le maître de poste. Où allez-vous ? – A…sk. –Il n’y a pas de chevaux, répéta le maître de poste en quittant lachambre. Roudine s’approcha de la fenêtre avec dépit et jeta sacasquette sur la table. Sans avoir beaucoup changé, il avaitcependant vieilli depuis deux ans ; quelques fils argentésbrillaient dans sa chevelure bouclée ; ses yeux étaienttoujours beaux, mais leur flamme s’était presque éteinte ; depetites rides, suite de l’inquiétude et du chagrin, plissaient lescoins de sa bouche et de ses yeux, et sillonnaient ses tempes. Seshabits étaient vieux et usés, et l’on devinait trop qu’il n’avaitpas de linge. Les beaux jours étaient évidemment passés pour lui :il montait en graine, comme disent les jardiniers. Roudine se mit àlire les inscriptions qui émaillaient les murs – distractionhabituelle des voyageurs ennuyés… Tout à coup la porte grinça surses gonds et le maître de poste entra. – Il n’y a pas de chevauxpour …sk, dit-il, et il n’y en aura pas de longtemps ; mais envoilà qui retournent à …off. – à …off ! répondit Roudine. Cen’est pas du tout mon chemin ; je vais à Penza et il me sembleque …off est dans la direction de Tamboff. – Eh bien, quoi ?Vous pouvez y aller de Tamboff, ou bien vous trouverez quelqueautre route. Roudine réfléchit. – Soit ! dit-il enfin. Faitesatteler les chevaux. Au fond, cela m’est égal ; j’irai àTamboff. Les chevaux furent bientôt prêts. Roudine prit sa valise,entra dans sa kibitka et s’assit dans la même posture affaissée quenous lui avons vue déjà avant son arrivée à la maison de poste. Ily avait quelque chose de bien abandonné, de bien tristement résignédans cette pose inclinée. Les trois chevaux prirent lentement lepetit trot en faisant résonner leurs clochettes.

Chapitre 14

 

Plusieurs années avaient encore passé.

Par une froide journée d’automne, une voiture de voyage s’arrêtadevant le perron du plus bel hôtel du chef-lieu du gouvernement deC***. Un monsieur d’un certain âge en descendit en s’étirant lesbras avec force soupirs. Il n’était pas encore vieux, mais il avaitatteint déjà cette obésité modérée qu’on est convenu d’appelerrespectable. Le voyageur franchit assez rapidement l’escalierjusqu’au second étage et s’arrêta à l’entrée d’un large corridor.Ne voyant personne autour de lui, il éleva la voix pour demanderune chambre. Une porte s’ouvrit aussitôt et un garçon efflanqué,sortant de l’ombre d’un paravent, se mit en devoir de lui montrerson chemin. Il se glissait respectueusement le long d’un mur enfaisant reluire de temps à autre, malgré la demi-obscurité, son dosrâpé et ses manches retroussées.

Entré dans sa chambre, l’étranger se débarrassa de son manteauet de son cache-nez, s’assit sur le divan, appuya ses poings surses genoux, regarda un instant autour de lui comme s’il sortaitd’un rêve, et ordonna au garçon de faire monter le domestique qu’ilavait laissé auprès de la voiture.

Le garçon s’inclina humblement et sortit.

Ce voyageur n’était autre que Lejnieff.

L’enrôlement des recrues l’avait forcé de quitter sa campagnepour venir à C***.

Le domestique de Lejnieff apparut. C’était un jeune garçon àcheveux frisés et fort en couleur, habillé d’un manteau gris serréà la taille par une ceinture bleue. Il était, de plus, chaussé debottes en feutre.

– Eh bien, mon garçon, nous voilà arrivés, malgré la peur que tuavais de voir éclater la jante d’une des roues.

– Oui, oui, répondit le jeune serviteur en s’efforçant desourire derrière le collet relevé de son manteau. Mais comment lajante tient-elle encore ?

– N’y a-t-il donc personne ici ? cria une voix dans lecorridor. Lejnieff tressaillit ; il se mit à écouter.

– Ohé ! quelqu’un ! répéta la voix.

Lejnieff s’était levé. Il alla à la porte et l’ouvritvivement.

Un homme de haute taille se tenait devant lui. Il était voûté etses cheveux paraissaient presque complètement gris. Il portait unevieille redingote en velours de coton garnie de boutons en bronze.Lejnieff le reconnut aussitôt.

– Roudine ! s’écria-t-il d’une voix émue.

Roudine se retourna. Il ne pouvait distinguer les traits deLejnieff car celui-ci était placé de façon à tourner le dos à lalumière. Il lui jeta un regard interrogateur.

– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda Lejnieff.

– Michaël Michaëlowitch ! s’écria Roudine en lui tendant lamain. Mais il se ravisa aussitôt et laissa retomber son bras.Lejnieff saisit vivement sa main entre les deux siennes.

– Venez, entrez chez moi, dit-il à Roudine en l’emmenant dans sachambre.

– Comme vous avez changé ! reprit Lejnieff après un instantde silence et en baissant involontairement la voix.

– On le dit, répondit Roudine en parcourant la chambre d’unregard morne. Que voulez-vous ! ce sont les années… Quant àvous, toujours le même. Comment se porte Alexandra… je veux direvotre femme ?

– Merci mille fois, elle va fort bien. Mais par quel hasardêtes-vous ici ?

– Moi ? Ce serait long à raconter. Au fait, c’est bien lehasard qui m’a conduit en ce lieu. Je suis à la recherche d’une demes connaissances. Du reste, je me félicite fort de ce hasard.

– Où dînez-vous ?

– Moi, je n’en sais rien : dans une auberge quelconque. Je suisobligé de partir aujourd’hui.

– Obligé ?

Roudine sourit d’une manière significative.

– Obligé, oui. On m’envoie à la campagne avec l’ordre d’yrésider désormais.

– Dînez avec moi.

Pour la première fois, Roudine regarda Lejnieff bien enface.

– Vous me proposez de dîner avec vous ? murmura-t-il.

– Oui, Roudine, à l’ancienne façon, comme du temps de notreintimité. Acceptez-vous ? Je ne m’attendais pas à vousrencontrer et Dieu sait si nous nous retrouverons jamais. Je nevoudrais pas vous quitter ainsi.

– Eh bien ! volontiers ; j’accepte.

Lejnieff pressa la main de Roudine. Il sonna le garçon pourcommander le dîner et lui ordonna de faire frapper une bouteille devin de Champagne.

Comme s’ils se fussent donné le mot, Lejnieff et Roudine necausèrent pendant le dîner que de leur vie d’étudiants. Ilsévoquèrent de nombreux souvenirs et parlèrent de beaucoup de leursamis, morts et vivants. Au commencement, Roudine se montra peucommunicatif ; mais il but quelques gouttes de vin qui luidélièrent bientôt la langue et réchauffèrent son sang. Dès que legarçon eut emporté le dernier plat, Lejnieff se leva, ferma laporte et revint s’asseoir droit en face de Roudine en appuyantdoucement son menton dans ses deux mains.

– Voyons, dit-il, racontez-moi maintenant tout ce qui vous estarrivé depuis que nous nous sommes vus. Roudine jeta un regard àLejnieff.

– Mon Dieu ! se dit encore celui-ci, comme il a changé, lemalheureux !

Ce n’étaient pas tant les traits eux-mêmes de Roudine quiavaient changé que leur expression. En effet, depuis le jour oùnous l’avons rencontré dans une salle d’hôtellerie demandant deschevaux pour continuer son voyage, ses traits ne s’étaient passensiblement modifiés, quoiqu’une inspection un peu attentive y eûtfait découvrir déjà les premières traces d’une vieillesse précoce.Ses yeux avaient un regard différent ; ses mouvements, tantôtlents, tantôt d’une brusquerie inexplicable, sa parole sans accentet comme brisée, tout son être, en un mot, témoignait d’unelassitude définitive, d’une tristesse secrète et désormais sanslutte. Combien cette tristesse profonde était éloignée de lamélancolie à demi feinte dont il se parait autrefois, à la façon debeaucoup de jeunes gens qui n’en sont pas moins pleins d’espoir etde vanité confiante !

– Vous dire tout ce qui m’est arrivé, répondit-il, ce seraitimpossible, et du reste, cela n’en vaut guère la peine. J’ai eu denombreux chagrins et ce n’est pas seulement mon corps qui s’est uséen vaines courses à travers le monde, c’est mon âme aussi. De qui,de quoi n’ai-je pas été désenchanté, mon Dieu ! Avec quin’ai-je pas eu des rapports intimes !… Oui, avec qui ?répéta Roudine en voyant que Lejnieff le suivait des yeux d’un airde compassion toute particulière. Que de fois mes paroles m’ontsoulevé le cœur de dégoût ; que de fois j’ai ressenti la mêmeimpression pénible en retrouvant dans la bouche des autres mespropres idées et mes propres opinions ! Que de fois j’ai passéde l’impatience, de l’irritabilité même d’un enfant, àl’insensibilité stupide du cheval qui reste morne sous les coupssanglants de son brutal conducteur ! Que de fois j’ai espéré,puis haï ! Que de fois je me suis réjoui, puis humilié envain ! Que de fois je me suis envolé au haut des airs comme unfaucon pour retomber sur la terre, ridicule et rampant comme lelimaçon dont on a brisé la coquille !… Où n’ai-je pasété ? par quels chemins n’ai-je point passé ? Et il y ades chemins qui sont sales, ajouta Roudine en se détournant un peu.Vous savez, continua-t-il…

– Attendez, interrompit Lejnieff, nous nous tutoyions autrefois…Reprenons notre ancienne manière, le veux-tu ?… Buvons à tasanté !

Roudine frissonna, se redressa, et de ses yeux jaillit uneflamme fugitive qu’aucune parole ne saurait décrire.

– Buvons, dit-il. Merci à toi, frère ! buvons.

Lejnieff et Roudine burent chacun un verre de vin deChampagne.

– Tu le sais, reprit Roudine avec un sourire, en appuyant sur letu, je porte en moi un ver rongeur qui me dévore et qui ne melaissera de repos qu’à l’heure dernière. Il me pousse à vouloirdominer mes semblables. Je commence d’abord par les soumettre à moninfluence, et puis…

Roudine fit un geste de la main.

– Depuis que je me suis séparé de vous… de toi, j’ai beaucoupappris, j’ai beaucoup vu… Vingt fois j’ai recommencé à vivre, vingtfois j’ai remis la main à une nouvelle œuvre : et voilà pourtant oùj’en suis, ajouta-t-il en passant la main sur son front.

– Tu n’as pas de persévérance, murmura Lejnieff comme se parlantà lui-même.

– Tu le dis, je n’ai pas eu de persévérance. Je n’ai jamais rienédifié, et il est difficile, en effet, de pouvoir édifier quoi quece soit lorsque le sol manque sous vos pieds. Je ne veux pas teconter toutes mes aventures ou pour mieux dire toutes mesdéconfitures. Je te citerai seulement deux ou trois incidents de mavie où le succès allait me sourire, c’est-à-dire où je me mettais àespérer le succès, ce qui ne revient pas tout à fait au même.

Roudine rejeta en arrière ses cheveux gris et déjà rares avec cemême mouvement de la main dont il repoussait jadis ses bouclesnoires et épaisses.

– Eh bien, écoute, reprit-il. Je me liai à Moscou avec unmonsieur assez original. Il était très riche et possédaitd’immenses propriétés. Sa principale, sa seule passion étaitl’amour de la science, de la science en général. Je ne puiscomprendre jusqu’à présent comment cette passion s’était emparée delui. Elle lui allait comme une selle à un bœuf. Il employait toutesses forces à se tenir à la hauteur de ce qu’on nomme le niveauintellectuel, quoiqu’il sût à peine s’exprimer et qu’il dût secontenter de remuer les yeux avec expression en secouant la têted’un air significatif chaque fois qu’on énonçait une idée devantlui. Je n’ai jamais rencontré de nature plus pauvre et plus nulleque la sienne. Elle rappelait ces terrains si nombreux dans legouvernement de Smolensk, où l’on ne trouve que du sable, encore dusable, et à peine un brin d’herbe, que du reste aucun animal ne sesoucie de brouter. Rien ne prospérait entre ses mains, toutsemblait tourner contre lui. Il avait la manie de rendre péniblesles choses les plus faciles et un singulier talent pour compliquerles questions les plus simples. Si cela n’avait dépendu que de lui,il aurait trouvé moyen, sois-en sûr, de vous faire manger avec lespieds. Il travaillait, écrivait et lisait sans fin comme sansprofit. Il s’adonnait à l’étude avec une certaine persévéranceopiniâtre, avec une patience effrayante ; son amour-propreétait sans bornes et son caractère était de fer. Il vivait seul etpassait pour un original. Je fis sa connaissance et je lui plus.J’avoue que je le devinai bien vite, mais son zèle me touchait.Puis il possédait de si grandes ressources, on pouvait faire tantde bien par lui, rendre de si réels services… Bref, je m’établischez lui et le suivis plus tard dans ses terres. Mes projetsétaient immenses, mon ami ; je rêvais des perfectionnements,des innovations…

– Comme chez les Lassounski, t’en souvient-il ? interrompitLejnieff avec un sourire bienveillant.

– Nullement. Je savais alors en conscience que mes parolesn’aboutiraient à rien ; mais ici… ici c’était un tout autrechamp qui s’ouvrait devant mes spéculations… J’amassais des livressur l’agronomie… j’avoue que je n’en lus pas un seul jusqu’au bout.Mais enfin je m’étais mis à l’œuvre. D’abord cela n’alla pas commeje m’y étais attendu, puis enfin cela sembla prendre une meilleuretournure. Mon nouvel ami se taisait toujours ; il ne faisaitque regarder et ne me gênait en rien, ou plutôt n’apportaitd’obstacle matériel à aucune de mes entreprises, un peu hasardées,je dois en convenir. Il adoptait mes plans et les mettait enaction, mais avec entêtement et roideur, avec une secrète méfiancesurtout, et en cherchant à y fourrer du sien sans m’en prévenir. Ilavait la plus grande estime pour la moindre de ses idées et s’ycramponnait avec mille efforts, comme ces bêtes du bon Dieu qui,montées sur le faîte du plus petit brin d’herbe, s’y accrochent,toujours prêtes à déployer leurs ailes et à prendre leuressor ; puis, tout à coup, il retombait pour essayer degrimper encore. Ne sois pas surpris de toutes ces comparaisons :alors déjà elles naissaient dans mon cerveau. Voilà quelles furentmes occupations pendant deux ans. Malgré tous mes soins, lesrésultats ne répondaient guère à mes rêves. Je commençais à melasser, mon ami m’ennuyait et me pesait comme du plomb. Je devinsaigre et maussade. Sa méfiance se convertit en une irritationsourde ; une malveillance mutuelle s’empara de nos cœurs etnous en vînmes à ne plus pouvoir parler tranquillement sur lemoindre sujet : il cherchait toujours à me prouver par desallusions transparentes qu’il n’était pas soumis à moninfluence ; tantôt il changeait mes dispositions, tantôt illes mettait complètement de côté… Je finis par m’apercevoir que jeremplissais chez M. le propriétaire les fonctions du parasitepayant en bons mots l’hospitalité qu’il reçoit. Il m’était péniblede prodiguer en vain mon temps et mes forces, plus pénible encorede voir toutes mes espérances sans cesse déçues. Je comprenais fortbien ce que je perdais en m’éloignant, mais je ne pouvais mevaincre. Un beau jour, à la suite d’une scène brutale à laquellej’assistai et qui me montra mon ami sous des couleurs peuavantageuses, je me brouillai définitivement avec lui. Je partis,abandonnant mon gentillâtre pédant, singulier mélange de rudessecosaque et de sensiblerie allemande…

– Cela veut dire que tu avais jeté ton morceau de painquotidien, s’écria Lejnieff en posant ses deux mains sur lesépaules de Roudine.

– C’est vrai ! Je me retrouvai encore une fois nu et légerdans l’espace. Allons, buvons !

– À ta santé ! dit Lejnieff en se soulevant pour serrerRoudine dans ses bras. À ta santé ! à la mémoire dePokorsky !… Lui aussi a su rester pauvre.

– Voilà ma première aventure, reprit Roudine après un moment desilence. Faut-il continuer ?

– Continue, je t’en prie.

– C’est que je n’ai pas envie de parler, j’en suis bien las, monami… Enfin, puisque tu le veux… Roulant encore par voies et parchemins, je résolus de devenir, enfin… allons, ne ris pas, je t’enconjure… de devenir un homme actif et pratique. L’occasion la plusfavorable s’en présentait : je tombai sur un certain… Peut-êtreas-tu entendu parler de lui ?… sur un certain Kourbéeff. Tu nele connais pas ?

– Pas le moins du monde. Mais pour l’amour de Dieu, Roudine,comment, avec ton intelligence, n’as-tu pas compris que ce n’étaitpas ton affaire de devenir un homme d’affaires ? Pardonne-moice jeu de mots.

– Je sais fort bien, ami, que je ne valais rien pour cela ;mais si tu avais vu Kourbéeff ! Ne va pas te figurerd’ailleurs que ce fût un bavard superficiel comme tant d’autres. Ona dit autrefois que j’étais éloquent, et pourtant, comparé à lui,je semblais à peine bégayer : c’est un homme d’une scienceextraordinaire, au fait de tout, un véritable créateur pour ce quiregarde l’industrie et le commerce. Les projets les plus hardis,les plus inattendus, naissaient d’eux-mêmes dans son cerveau. Unefois réunis, nous résolûmes de faire servir nos talents à uneentreprise d’utilité publique…

– Je suis curieux de savoir laquelle.

Roudine baissa les yeux.

– Tu vas te moquer !

– Pourquoi cela ? Non, je ne ris pas…

– Il s’agissait de rendre navigable une des rivières dugouvernement de K***, répondit Roudine avec un sourirecontraint.

– Rien que cela ! ce Kourbéeff était sans doutecapitaliste ?

– Il était aussi pauvre que moi, répliqua Roudine en inclinantlégèrement sa tête grise.

Lejnieff éclata de rire ; mais il s’arrêta court et pritles mains de Roudine.

– Ne m’en veux pas, frère, je te prie, mais c’est que je nem’attendais pas à celle-là. Eh bien ! votre entreprise estrestée sur le papier, n’est-ce pas ?

– Pas exactement. Son exécution fut commencée. Nous avionsengagé des ouvriers, l’œuvre était en train ; mais alors sontsurvenus des obstacles. D’abord, de la part du propriétaire d’unmoulin, qui ne veut pas nous comprendre ; mais, ce qui est pisencore, nous découvrons que l’eau ne peut pas être dirigée sansmachines. Où prendre l’argent pour ces machines ? Nous avonscouché dans des huttes pendant six mois. Kourbéeff ne senourrissait que de pain, et je ne faisais pas meilleure chère quelui. Du reste, je ne m’en plains pas car la nature est très belledans ces parages. Nous faisions des efforts surhumains, cherchant àentraîner des marchands, écrivant des lettres, des circulaires.Cela aboutit à me faire dépenser mon dernier kopek pour ceprojet.

– Allons, je crois que ton dernier kopek ne fut pas difficile àdépenser, fit observer Lejnieff.

– Eh ! mon Dieu, non !

Roudine se mit à regarder par la fenêtre.

– Je te jure pourtant que l’entreprise n’était pas mauvaise. Lesprofits auraient pu être immenses.

– Où s’est réfugié ce Kourbéeff ? demanda Lejnieff.

– Lui ! il est en Sibérie. À présent, il cherche de l’or.Mais, sois-en certain, il fera fortune un jour ou l’autre.

– Je le veux bien ; mais ce qui est également certain,c’est que toi, tu resteras pauvre.

– Moi ! que veux-tu ? D’ailleurs, je sais que j’aitoujours passé à tes yeux pour un homme nul.

– Toi ! quelle folie ! frère ! Il y eut un temps,il est vrai, où les mauvais côtés de ta nature seuls me sautaientaux yeux ; mais maintenant, crois-moi, je commence à savoirt’apprécier avec plus de justice. Tu n’es pas capable de fairefortune… Eh bien ! je t’aime à cause de cela.

Roudine sourit faiblement.

– Oui, vraiment, je t’en estime davantage, répétaLejnieff ; me comprends-tu ? Ils restèrent silencieuxtous les deux.

– Voyons, passons-nous au numéro 3 ? demanda Roudine.

– Fais-moi ce plaisir.

– Volontiers. Troisième et dernière aventure… Mais est-ce que jene t’ennuie pas ?

– Raconte, raconte.

– Eh bien ! reprit Roudine, voilà qu’en un jour de loisir(j’ai toujours eu beaucoup de loisirs) il me vient une idée. J’aiassez de savoir, me dis-je, et j’ai le désir du bien ; tu neme contesteras pas, je l’espère, ce désir du bien ?

– Loin de là.

– Tous mes autres projets n’avaient pas réussi. Un jour donc jeme demandai pourquoi, au lieu de vivre dans une glorieuse oisiveté,je n’essaierais pas de me faire professeur.

Roudine s’arrêta et soupira.

– Pourquoi vivre sans rien faire ? continua-t-il. Nevalait-il pas mieux essayer d’enseigner ce que je savais auxautres ? Peut-être en tireraient-ils quelque avantage. Mesfacultés ne sont pas ordinaires, puis je possède ma langue… Je merésolus donc à embrasser cette nouvelle carrière. J’eus une peineinfinie à trouver une place de professeur dans le gymnase de cetteville.

– Professeur de quoi ? demanda Lejnieff.

– Professeur de belles-lettres russes. Je te dirai que je nem’étais jamais mis à rien avec tant d’ardeur. L’idée d’agir sur lajeunesse me transportait. Je passai trois semaines à préparer mapremière leçon.

– Ne l’as-tu pas sur toi ? demanda Lejnieff.

– Non : je l’ai perdue, je ne sais plus où. Elle réussit assezbien, elle plut même beaucoup. Je vois encore à présent les visagesde mes auditeurs, visages bons, jeunes, avec une expressiond’attention naïve, d’intérêt, de dévouement même. Je monte enchaire, brûlé par la fièvre, et je lis ma leçon ; j’avaispensé qu’elle durerait plus d’une heure, mais je ne mis que cinqminutes à la terminer. L’inspecteur, vieillard sec avec seslunettes d’argent et une perruque écourtée, penchait de temps entemps la tête de mon côté. Quand j’eus fini et que j’eus quitté monfauteuil, il me dit : « Bien, monsieur, mais un peu transcendantal,un peu obscur : le sujet est à peine effleuré. » En revanche, lesétudiants me suivaient des yeux avec admiration. L’enthousiasme,voilà ce qui est précieux dans la jeunesse. J’apporte des notespour la seconde leçon, pour la troisième aussi… puis je me mets àimproviser.

– Avec succès ? demanda Lejnieff.

– Grand succès. Les auditeurs m’arrivaient en foule. Je leurlivrai tout ce que j’avais dans l’âme. Il y avait parmi eux deux outrois jeunes gens d’un mérite réel ; le reste me comprenaitmal et, il faut que je l’avoue, ceux mêmes qui me comprenaient metroublaient quelquefois par leurs questions. Quant à leuraffection, je l’avais conquise du premier coup ; ilsm’adoraient tous, et aux examens je leur donnais toujours de bonnesnotes. Mais on avait déjà commencé à intriguer contre moi. Dureste, était-il nécessaire d’intriguer pour me perdre ? Jen’étais pas dans ma sphère, voici la vérité. Je gênais les autres,les autres me pesaient et m’étouffaient. Je faisais à ces élèves dugymnase des cours comme n’en entendent que rarement les étudiantsde l’université ; mes auditeurs en tiraient pourtant peu deprofit car, tu le sais, mon érudition est assez mince et je suisplutôt un vulgarisateur qu’un savant proprement dit. D’un autrecôté, je ne pouvais me contenter du cercle étroit où tournait monactivité. Tu n’ignores pas que ce tort a toujours été le mien. Jevoulais une transformation radicale dans mon gymnase, et je te jureque cette transformation était réalisable, facile même. J’espéraisy parvenir par l’entremise du directeur, honnête et excellenthomme, sur lequel j’avais commencé à prendre de l’influence. Safemme me venait en aide. Ami, j’ai rarement rencontré une femme quilui ressemblât. Elle avait déjà près de quarante ans, mais ellecroyait au bien, elle aimait le beau avec toute l’ardeur d’unejeune fille de quinze ans, et elle était assez courageuse poursoutenir ses convictions devant l’univers entier. Je n’oublieraijamais son noble enthousiasme, sa pureté. Je traçai un plan d’aprèsses conseils. C’est alors qu’on travailla à me diminuer et à menoircir dans son esprit. Le professeur de mathématiques se montramon plus cruel ennemi. Figure-toi un petit homme mordant etbilieux, sans croyance aucune, un homme dans le genre de Pigassoff,seulement bien plus distingué que lui… À propos, Pigassoff vit-ilencore ?

– Oui, et imagine-toi qu’il a épousé une bourgeoise qui le bat,dit-on.

– Il ne méritait pas mieux ! et Natalie Alexéiewna seporte-t-elle bien ?

– Oui.

– Est-elle heureuse ?

– Oui. Roudine demeura un instant silencieux.

– De quoi parlais-je donc ?… Ah oui ! du professeur demathématiques. Il se prit de haine contre moi ; il comparaitmes leçons à un feu d’artifice, saisissait au vol chaque expressionqui n’était pas d’une clarté rigoureuse, et alla même une foisjusqu’à me pousser au pied du mur à propos de je ne sais plus queldocument du seizième siècle que je ne connaissais pas. Toutes mesintentions lui étaient suspectes ; la dernière de messéduisantes bulles de savon vint crever sur lui comme sur uneépingle. L’inspecteur, avec lequel je m’étais trouvé plus d’unefois en désaccord, excita le directeur contre moi ; ils’ensuivit une scène où je ne voulus pas céder. Je m’emportai.L’affaire fut déférée aux autorités ; je me vis obligé dequitter le service. Je ne me tins pas pour battu ; je voulusmontrer qu’on ne pouvait pas agir de la sorte avec moi… Mais,hélas ! on peut agir avec moi comme on le veut… Maintenant ilfaut que je m’en aille d’ici.

Il y eut encore un moment de silence. Les deux amis gardaient latête baissée. Roudine fut le premier à reprendre la parole.

– Oui, frère, poursuivit-il, j’en suis venu à dire avec Kolzoff: « Où donc m’as-tu conduit, ô ma jeunesse ? Je n’ai plus oùreposer ma tête… » Et pourtant, est-ce possible que je ne sois plusbon à rien ? Est-ce possible qu’il n’y ait rien à faireici-bas pour moi ? Je me suis souvent posé cette question, etquels que soient les efforts que je fasse pour m’humilier à mespropres yeux, je ne puis m’empêcher de me sentir animé d’une forcepeu commune. Pourquoi donc cette force reste-t-elleimpuissante ? Il y a un fait qui m’étonne. Te rappelles-tu nosvoyages ensemble à l’étranger ? J’étais alors présomptueux etmenteur. Alors, certainement, je ne me rendais pas bien compte dece que je voulais, je m’enivrais du son de mes propres paroles, jepoursuivais des chimères. À l’heure qu’il est, au contraire, jepuis dire hautement devant le monde entier quels sont mes désirs.Je n’ai décidément plus rien à cacher ; je suis complètement,et dans la véritable acception du mot, un homme bienintentionné ; j’ai rabaissé mes prétentions, je veux meconformer aux circonstances, j’ai restreint mes vœux, je tends aubut le plus rapproché, je me tiens au plus petit service à rendre,et cependant rien ne me réussit. Quelle est la raison de cetinsuccès persistant ? Qu’est-ce qui m’empêche de vivre etd’agir comme les autres ? À peine ai-je le temps de me faireune position définie, à peine puis-je m’arrêter sur un point donné,que le sort semble me précipiter hors de la voie commune. Pourquoitout cela ? donne-moi la solution de cette énigme !

– Énigme ! répéta Lejnieff, oui, tu as raison. Tu astoujours été une énigme pour moi. Déjà, au temps de notre jeunesse,lorsque je te voyais alternativement mal agir et bien parler, etrecommencer toujours ainsi (tu sais ce que je veux dire), mêmealors je ne te comprenais pas nettement ; c’est pour cela quej’ai cessé de t’aimer… Tu as tant de feu, ton entraînement versl’idéal est si infatigable.

– Des paroles, toujours des paroles ! jamais d’actes,interrompit Roudine.

– Que veux-tu dire ?

– Ce que je veux dire ! c’est bien simple. Quand on neferait qu’entretenir par son travail une vieille grand-mère aveugleet toute sa famille, comme le faisait Pragenzoff, ne serait-ce paslà une action ?

– Oui certes, mais une bonne parole est aussi une action.Roudine regarda Lejnieff en silence et secoua tristement latête.

Lejnieff fit un mouvement comme s’il allait parler, mais il seretint et passa seulement sa main sur son visage.

– Vas-tu vraiment à la campagne ? demanda-t-il enfin.

– Oui, je vais à la campagne.

– Il te reste donc une campagne ?

– J’ai encore quelque chose dans ce genre. Deux âmes et demie.J’ai un trou où je puis mourir. En m’écoutant, tu te dis sans doute: « À présent même il ne peut se passer de phrases ! » Ce sontcertainement les phrases qui m’ont perdu ; elles m’ont dévoré…Mais ce que je viens de dire n’est pas une phrase ; ce ne sontpas des phrases, frère, que ces cheveux blancs, ces rides ;ces coudes déchirés ne sont pas des phrases. Tu as toujours étésévère pour moi et tu as eu raison : mais à quoi bon la sévérité àcette heure, lorsque tout est fini, qu’il n’y a plus d’huile dansla lampe, que la lampe elle-même est brisée et que voilà déjà lamèche presque consumée ? Frère, la mort doit pourtant toutréconcilier.

Lejnieff fit un bond sur sa chaise.

– Roudine ! s’écria-t-il, pourquoi me parles-tu de lasorte ? En quoi ai-je mérité ces durs reproches ? Quelhomme serais-je donc si le mot phrase pouvait me venir en tête à lavue de tes rides et de tes joues creuses ? Tu désires savoirce que je pense de toi ? Volontiers ! Je pense : voici unhomme… avec ses facultés, à quoi ne pouvait-il pas atteindre ?Quels avantages terrestres ne pouvait-il pas posséder, s’il avaitsu vouloir ? Pourtant il est aujourd’hui nu et sansasile !

– J’excite donc ta pitié ? dit soudainement Roudine.

– Non, tu te trompes : c’est de l’estime et de la sympathie quetu m’inspires ! Telle est la vérité. Qu’est-ce qui t’empêchaitde passer toute une suite d’années chez ton ami lepropriétaire ? J’en suis convaincu, il aurait assuré tonavenir si tu avais voulu seulement t’accommoder à sa volonté.Pourquoi n’as-tu pas pu vivre au gymnase ? Pourquoi, singulierhomme, quand tu entreprenais une affaire, l’abandonnais-tu, ensacrifiant tes intérêts propres et sans prendre racine dans aucuneterre, si fertile qu’elle fût ?

– Je suis perecali-pote[15] denaissance, répondit Roudine avec un humble sourire. Je ne puis pasm’arrêter. – C’est vrai, mais ce qui n’est pas vrai, c’est ce quetu as dit tout à l’heure en affirmant que tu portais en toi un verrongeur qui t’empêchait de te fixer… Ce n’est pas un ver que tuportes en toi, ce n’est pas l’esprit d’une agitation oisive. Le feuqui te consume est celui de l’amour de la vérité et, malgré toutestes faiblesses, il est clair qu’il brûle plus fortement en toi quechez bien des hommes qui ne se tiennent pas pour des égoïstes etqui osent t’appeler, toi, un intrigant. Oui, à ta place, moi lepremier, j’aurais déjà depuis longtemps détruit ce ver dont tuparles, pour me réconcilier avec la réalité ; mais toi, rienne te change. As-tu même, après tant de douloureuses déceptions,plus de fiel et d’amertume ? Je suis sûr qu’aujourd’huiencore, qu’à cette heure même, tu entreprendrais un nouveau travailavec toute l’ardeur d’un jeune homme. – Non, frère, à présent jesuis las, répondit Roudine, oh ! bien las ! – Las !à la bonne heure ! mais un autre serait mort depuis longtemps.Tu dis que la mort réconcilie ; crois-tu donc que la vie neréconcilie pas ? Celui que la vie ne rend pas plus indulgentpour les autres ne mérite aucune indulgence pour lui-même. Et quipeut dire qu’il n’a pas besoin d’indulgence ? Tu as fait ceque tu as pu faire, tu as lutté autant que l’as pu… Que faut-il deplus ? Nos chemins se sont séparés… – Toi, frère, tu es untout autre homme que moi, interrompit Roudine avec un soupir. – Noschemins se sont séparés, reprit Lejnieff, peut-être est-cejustement parce que, grâce à ma fortune, à mon sang-froid et àd’autres circonstances favorables, rien ne m’empêchait de resterles mains croisées en spectateur oisif, tandis que toi tu as dûdescendre dans l’arène, retrousser tes manches, te fatiguer etlutter. Nos chemins se sont séparés… et pourtant vois comme noussommes près l’un de l’autre. Vois, nous parlons presque la mêmelangue, nous nous comprenons à demi mot, nous avons grandi avec lesmêmes sentiments. Il ne reste plus que peu d’entre nous,frère ; nous sommes à nous deux les derniers desMohicans ! Nous pouvions nous séparer, nous haïr autrefois, ily a bien des années, lorsque la vie paraissait encore longue devantnous ; mais maintenant que les rangs s’éclaircissent dansnotre bataillon, que de nouvelles générations nous dépassent enpoursuivant des buts qui ne sont pas les nôtres, il faut tenirfermement l’un à l’autre. Trinquons, frère, et chante-moi, commedans le bon temps : Gaudeamus igitur ! Les amis trinquèrentet, d’une voix de fausset, d’une vraie voix russe, ils se mirent àchanter avec émotion cet ancien lied des étudiants allemands. – Tuvas donc décidément à la campagne ? reprit encore Lejnieff. Jene pense pas que tu y restes longtemps, et je ne puis m’imagineravec qui, où et comment tu finiras ta vie… mais rappelle-toi, quoiqu’il t’arrive, que tu as toujours un refuge, un nid pour t’abriter: c’est ma maison, entends-tu, vieux camarade ? La pensée aaussi ses invalides : et ceux-là qui l’ont servie doivent égalementtrouver un asile. – Merci, frère, dit-il, merci ! Jen’oublierai jamais ton offre. Mais j’en suis indigne. J’ai gâté mavie, je n’ai pas servi la pensée comme on le doit… – Tais-toi,interrompit Lejnieff. Chacun reste comme l’a fait la Providence, eton ne peut exiger davantage ! Tu t’es appelé le Juif errant.Peut-être, après tout, le sort te condamnait-il à erreréternellement ; peut-être remplis-tu par là une destinationsupérieure et que tu ignores toi-même. La sagesse du peuple nedit-elle pas que nous marchons tous où nous pousse la main de Dieu.Marche donc où cette main te conduit, continua Lejnieff en voyantque Roudine cherchait son chapeau. Ne veux-tu pas passer la nuitici ? – Je m’en vais ! Adieu ! Merci… Et pourtant jefinirai mal, j’en ai le sinistre pressentiment. – Dieu seul lesait…. Tu t’en vas décidément ? – Oui. Adieu ! Ne meconserve pas un mauvais souvenir. – Mais alors, de ton côté,garde-moi un bon souvenir… et n’oublie pas ce que je t’ai dit.Adieu donc ! Les amis s’embrassèrent, Roudine sortitrapidement. Lejnieff arpenta longtemps la chambre de long en large,s’arrêta devant la fenêtre, se mit à réfléchir, soupira à demi-voixle mot « infortuné ! » et s’assit enfin devant la table pourécrire à sa femme. Le vent s’était élevé au dehors et poussait delugubres hurlements en faisant résonner les vitres sous ses rafalesprécipitées et furieuses. C’était le prélude d’une longue nuitd’automne. Heureux celui qu’une nuit pareille trouve à l’abri dutoit domestique, près du foyer de la famille où rayonne une doucechaleur… Et que le Seigneur vienne en aide à tous les malheureuxsans asile ! C’était le 21 juin 1848. L’insurrection desateliers nationaux était à peu près étouffée ; l’armée et lagarde nationale triomphaient sur tous les points de Paris. Dans unedes rues étroites du faubourg Saint-Antoine quelques ouvriersretranchés derrière une barricade échangeaient encore de temps entemps un coup de fusil avec les soldats ; mais ils sedisposaient à cesser une résistance désormais inutile, quand unhomme de haute taille, aux longs cheveux flottants et presqueblancs, apparut tout à coup sur le sommet de la barricade. Il étaitvêtu d’une mauvaise redingote et portait une large écharpe rougeautour des reins. Il se mit à crier d’une voix qu’il s’efforçait derendre perçante, tout en agitant au-dessus de sa tête un lambeaud’étoffe rouge attaché au bout d’un bâton. Cinq ou six coups defusil partirent aussitôt des rangs des soldats, et l’homme tombalentement et lourdement, la face en avant, comme s’il saluaitquelqu’un jusqu’à terre. Il avait été tué roide. « Tiens ! diten ce moment un des derniers défenseurs de la barricade à soncompagnon : Voilà qu’on nous a tué le Polonais. » – Diable !répondit l’autre, sauvons-nous ! et tous les deux se jetèrentdans la porte entrebâillée d’une maison voisine. Ce Polonais étaitDimitri Roudine.

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