Categories: Romans

Divers contes

Divers contes

d’ Alexandre Dumas

La chemise de la Sainte Vierge

Je n’ai jamais vu d’aspect plus original que celui de cette petite ville, placée entre l’étang de Berre et le canal de Bouc, et bâtie non pas au bord de la mer, mais dans lamer. Martigues est à Venise ce qu’est une charmante paysanne à une grande dame ; mais il n’eût fallu qu’un caprice de roi pour faire de la villageoise une reine.

Martigues fut, assure-t-on, bâtie par Marius.Le général romain, en l’honneur de la prophétesse Martha, qui le suivait, comme chacun sait, lui donna le nom qu’elle porte encore aujourd’hui. L’étymologie peut n’être point fort exacte ;mais, comme on le sait, l’étymologie est de toutes les serres chaudes celle qui fait éclore les plus étranges fleurs.

Ce qui frappe d’abord dans Martigues, c’est sa physionomie joyeuse ; ce sont ses rues, toutes coupées de canaux et jonchées de cyatis et d’algues aux senteurs marines ; ce sont ses carrefours, où il y a des barques comme autre part il y a des charrettes. Puis, de pas en pas, des squelettes de navires surgissent ; le goudron bout, les filets sèchent. C’est un vaste bateau où tout le monde pêche, les hommes au filet, les femmes à la ligne, les enfants à la main ; on pêche dans les rues, on pêche de dessus les ponts, on pêche par les fenêtres, et le poisson, toujours renouvelé et toujours stupide, se laisse prendre ainsi au même endroit et par les mêmes moyens depuisdeux mille ans.

Et cependant, ce qui est bien humiliant pourles poissons, c’est que la simplicité des habitants de Martiguesest telle que, dans le patois provençal, leur nom léMartigao est proverbial. Lé Martigao sont lesChampenois de la Provence ; et comme malheureusement il neleur est pas né le moindre La Fontaine, ils ont conservé leurréputation première dans toute sa pureté.

C’est un Martigao, ce paysan qui, voulantcouper une branche d’arbre, prend sa serpe, monte à l’arbre,s’assied sur la branche, et la coupe entre lui et le tronc.

C’est un Martigao qui, entrant dans une maisonde Marseille, voit pour la première fois un perroquet, s’approcheet lui parle familièrement comme on parle en général à unvolatile.

– S… cochon, répond le perroquet avec sagrosse voix de mousquetaire aviné.

– Mille pardons, monsieur, dit leMartigao en ôtant son bonnet ; je vous avais pris pour unoiseau.

Ce sont trois députés martigaos qui, envoyés àAix pour présenter une requête au Parlement, se font indiqueraussitôt leur arrivée la demeure du premier président et sontintroduits dans l’hôtel. Conduits par un huissier, ils traversentquelques pièces dont le luxe les émerveille ; l’huissier leslaisse dans le cabinet qui précède la salle d’audience, et étendantla main vers la porte, il leur dit : « Entrez » etse retire. Mais la porte que leur avait montrée l’huissier étaitfermée hermétiquement par une lourde tapisserie, ainsi que c’étaitla coutume de l’époque ; de sorte que les pauvres députés, nevoyant, entre les larges plis de la portière, ni clef, ni bouton,ni issue, s’arrêtèrent très embarrassés et ne sachant comment fairepour passer outre. Ils tinrent alors conseil, et au bout d’uninstant le plus avisé des trois dit :

« Attendons que quelqu’un entre ou sorte,et nous ferons comme il fera. » L’avis parut bon, fut adopté,et les députés attendirent.

Le premier qui vint fut le chien du président,qui passa sans façon par-dessous le rideau.

Les trois députés se mirent aussitôt à quatrepattes, passèrent à l’instar du chien, et comme leur requête leurfut accordée, leurs concitoyens ne doutèrent pas un instant que cene fût à la manière convenable dont ils l’avaient présentée, plusencore qu’à la justice de la demande, qu’ils devaient leur promptet entier succès.

Il y a encore une foule d’autres histoires nonmoins intéressantes que les précédentes ; par exemple, celled’un Martigao qui, après avoir longtemps étudié le mécanisme d’unepaire de mouchettes, afin de se rendre compte de l’utilité de cepetit ustensile, mouche la chandelle avec ses doigts et déposeproprement la mouchure sur le récipient ; mais je craindraisque quelques-unes de ces charmantes anecdotes ne perdissentbeaucoup de leur valeur par l’exportation.

Tant il y a que sur les lieux elles ont unevogue charmante, et que depuis l’époque de sa fondation, quiremonte, comme nous l’avons dit, à Marius, Martigues défrayed’histoires et de coqs-à-l’âne toutes les villes, libéralité dont,à ce que m’assurait notre aubergiste, elle commence tant soit peu àse lasser.

Martigues a pourtant fourni un saint aucalendrier ; ce saint est le bienheureux Gérard Tenque, de sonvivant épicier dans la ville de Marius. Étant allé pour soncommerce à Jérusalem, il fut indigné des mauvais traitements queles pèlerins éprouvaient dans les saints lieux ; dès lors ilrésolut de se dévouer au soulagement de ces pieux voyageurs, aprèsavoir fait à la chrétienté le sacrifice de sa boutique, qui, commeon le voit par le voyage que Gérard avait entrepris, devait avoirune certaine importance. En conséquence il céda son fonds, réalisason bien, puis, faisant de l’argent que lui rapporta cette doublevente une masse première, il se mit immédiatement en mesure dedoubler et de tripler cette masse en allant quêter pour lespauvres, le bourdon[1] à la main,auprès des négociants d’Alexandrie, du Caire, de Jaffa, de Beyrouthet de Damas, avec lesquels il était en relations d’affaires. Dieubénit son intention et permit qu’elle eût le saint résultat queGérard s’était proposé. En effet, sa quête ayant été plus abondantequ’il ne l’espérait lui-même, Gérard Tenque fit construire unhospice destiné à recueillir et à héberger tous les chrétiens queleur dévotion pour les saints lieux attirerait en Judée. Lapremière croisade le surprit au milieu de cette pieuse fondation, àlaquelle la conquête de Godefroi de Bouillon donna bientôt uneimmense importance, et dont les privilèges et les statuts,confirmés par lettres de Rome, devinrent ceux des chevaliers deSaint-Jean de Jérusalem. Ainsi cet ordre magnifique, quin’admettait dans ses rangs que les chevaliers de la plus hautenoblesse et du plus grand courage, avait eu pour fondateur unpauvre épicier.

Dans le partage des reliques qui s’était faitentre les chrétiens après la prise de Jérusalem, Gérard Tenqueavait obtenu pour sa part la chemise que portait la Sainte Viergele jour où l’ange Gabriel vint la saluer comme mère du Christ. Larelique était d’autant plus précieuse, que, comme preuved’authenticité, la chemise était marquée d’un M, d’un T et d’un L,ce qui voulait incontestablement dire : Marie de latribu de Lévy.

Après sa mort, Gérard Tenque futcanonisé ; aussi, lorsque l’île de Rhodes fut reprise par lesinfidèles, les chevaliers, qui ne voulaient pas laisser les saintsossements de leur fondateur entre les mains des infidèles,exhumèrent son cercueil et le transférèrent au château de Manosque,dont la seigneurie appartenait à l’ordre de Malte. Là, lecommandeur, qui, pour l’incrédulité, était une espèce de saintThomas, sachant que la chemise de la Vierge avait été enterrée avecle défunt, fit ouvrir le cercueil, afin de s’assurer de l’identitédes reliques qu’on lui donnait en garde : le corps étaitparfaitement conservé et la chemise était à sa place.

Alors le commandeur jugea avec beaucoup desagacité que, puisque le bienheureux Gérard était canonisé, iln’avait pas besoin d’une aussi importante relique que celle qu’ilavait accaparée, et qui, après avoir efficacement, sans doute,contribué à son salut, pouvait, non moins efficacement encore,contribuer au salut des autres. Or, comme charité bien ordonnée estde commencer par soi-même, le bon commandeur s’appropria lachemise, qu’il fit mettre dans une très belle châsse, et qu’iltransporta en son château de Calissane en Provence, où elle fitforce miracles. Au moment de mourir, à son tour, le commandeur, quinaturellement mourait sans postérité, ne voulut pas exposer une sisainte relique à tomber entre les mains de collatéraux, et la léguaà la principale église de la ville murée, la plus proche de sonchâteau attendu qu’un si précieux dépôt ne pouvait pas être confiéà une ville ouverte.

On comprend que, lorsque la teneur dutestament fut connue, il fit grand bruit dans les citésavoisinantes ; chaque ville envoya ses géomètres, quimesurèrent, la toise à la main, à quelle distance elle était duchâteau de Calissane. La ville de Berre fut reconnue être celle quiavait les droits les plus incontestables à la sainte relique, et lachemise miraculeuse lui fut adjugée par l’archevêque d’Arles, augrand désespoir de Martigues, qui avait perdu d’une demi-toise.

À partir de ce moment, c’est-à-dire de lamoitié du XVe siècle à peu près, la bienheureuse chemisefut exposée tous les ans, le jour de Sainte-Marie ; mais àl’époque de la Révolution elle disparut sans qu’on n’ait jamais pusavoir ce qu’elle était devenue.

La Tarasque

Le vieux château qui domine Beaucaire, et quia fait grand bruit au XIIe siècle avec ses machines deguerre et au XVIe avec ses canons, est bâtisur des substructions romaines ; ses différents ouvrages deguerre sont du XIe, du XIIIe etdu XIVe siècle. Du haut de ses remparts on aperçoit unmagnifique paysage, dont le premier plan est Tarascon et Beaucaire,séparés par le Rhône et liés par un pont, et le dernier Arles, laville romaine, Arles, l’Herculanum de la France, engloutie etrecouverte par la lave de la barbarie.

Nous descendîmes de notre vieux château, danslequel il ne reste de complet qu’une charmante cheminée du temps deLouis XIII ; nous traversâmes le pont suspendu, qui estlong de cinq cent cinquante pas, c’est-à-dire d’environ quinzecents pieds ; nous passâmes au pied de la forteresse, bâtiepar le roi René, et nous entrâmes dans l’église, édifiée auXIIe siècle, restaurée auXIVe.

Cette église est sous l’invocation de sainteMarthe, l’hôtesse du Christ. Toute une pieuse et sainte histoire serattache à son érection : la science la nie, mais la foi laconsacre, et dans cette lutte de l’âme qui croit et de l’esprit quidoute, c’est la science qui a été vaincue.

Marthe naquit à Jérusalem. Son père Syrus etsa mère Eucharie étaient de sang royal. Elle avait un frère aînéqui s’appelait Lazare ; elle avait une sœur cadette quis’appelait Madeleine.

Lazare était un beau cavalier, moitiéasiatique, moitié romain, qui, ne pouvant employer son temps à laguerre, puisque Octave avait fait la paix au monde, le passait enchasse et en plaisirs. Il avait de jeunes esclaves achetés enGrèce ; il avait de beaux chevaux amenés d’Arabie ; etplus d’une fois, dans un char à quatre roues orné d’ivoire etd’airain, précédé par un coureur à robe retroussée, il avait croiséle fils de Dieu marchant pieds nus au milieu de son cortège depauvres.

Madeleine était une belle courtisane, à lamanière de Julie, la fille de l’empereur ; elle avait de longscheveux blonds, qu’une esclave de Lesbos assemblait tous les matinssur sa tête en les nouant avec une chaîne de perles ; elleportait le manteau ouvert par-devant, qui laissait voir une gorgemerveilleuse, soutenue par un réseau d’or, et que les Latinsappelaient cæsicium, à cause des blessures qu’il faisaitau cœur des hommes. Elle avait des tuniques parsemées de grandesfleurs d’or et de pourpre, qu’on nommait à Rome patagiata,du nom d’une maladie nommée patagus, qui laissait destaches sur tout le corps ; et comme ses pieds délicats etparfumés, tout couverts de bagues et de pierreries, n’étaient pointfaits pour marcher, on lui amenait des litières avec des rideauxd’étoffes asiatiques, où elle se faisait porter comme une matroneromaine par des esclaves vêtus de panulæ, tandis qu’unesuivante, l’accompagnant à pied, étendait entre elle et le soleilun grand éventail recouvert de plumes de paon ; et lescoureurs africains, qui marchaient devant elle pour ouvrir lechemin, firent plus d’une fois ranger devant l’équipage de la richecourtisane cette pauvre Marie qui était la mère du Sauveur.

Marthe voyait toutes ces choses avec peine, etsouvent elle tenta de réformer l’existence dissipée de son frère etla vie dissolue de sa sœur ; car des premières elle avaitécouté et recueilli la parole du Christ ; mais toujours tousdeux avaient ri à ses discours. Enfin, elle leur proposa de venirrecueillir la manne sainte que le Sauveur laissait tomber de seslèvres. Madeleine et Lazare y consentirent ; ils y allèrentjoyeux, railleurs et incrédules ; ils écoutèrent la paraboledu trésor, de la perle et du filet ; ils entendirent laprédiction du dernier jugement ; ils virent Jésus marcher surles eaux, et ils revinrent pensifs[2].

Et le soir même, Lazare dit à Marthe : Masœur, vendez mes biens et distribuez-les aux pauvres.

Et le lendemain, tandis que le fils de Dieudînait chez Simon le pharisien, Madeleine entra, portant un vased’albâtre plein d’huile de parfum.

Et se tenant derrière le Sauveur, elles’agenouilla à ses pieds, et commença à les arroser de ses larmes,et elle les essuyait avec ses cheveux, les baisait et y répandaitce parfum.

Ce que voyant le pharisien qui l’avait invité,il dit en lui-même : Si cet homme était prophète, il sauraitqui est celle qui le touche, et que c’est une femme de mauvaisevie.

Alors Jésus, prenant la parole, lui dit :Simon, j’ai quelque chose à vous dire. – Il répondit : Maître,dites.

Un créancier avait deux débiteurs : l’unlui devait cinq cents deniers, et l’autre cinquante.

Mais comme ils n’avaient pas de quoi les luirendre, il leur remit à tous deux leur dette. Lequel des deuxl’aimera donc davantage ?

Simon répondit : Je crois que ce seracelui auquel il a le plus remis. – Jésus lui dit : Vous avezfort bien jugé.

Et se retournant vers la femme, il dit àSimon : Je suis entré dans votre maison, vous ne m’avez pointdonné d’eau pour me laver les pieds ; et elle, au contraire, aarrosé mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec sescheveux.

Vous me m’avez point donné de baiser ;mais elle, au contraire, depuis qu’elle est entrée, n’a cessé debaiser mes genoux.

Vous n’avez point répandu d’huile sur matête ; et elle a répandu ses parfums sur mes pieds.

C’est pourquoi je vous déclare que beaucoup depéchés lui seront remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Mais celuià qui on remet moins aime moins.

Alors il dit à cette femme : Vos péchésvous sont remis.

Et ceux qui étaient à table avec luicommencèrent à dire : Qui est celui qui remet même lespéchés ?

Et Jésus dit encore à cette femme : Votrefoi vous a sauvée ; allez en paix[3].

Et quelque temps après, Jésus, étant en cheminavec ses disciples, entra dans un bourg, et une femme nommée Marthele reçut dans sa maison.

Elle avait une sœur nommée Marie-Madeleine,qui, se tenant assise aux pieds du Seigneur, écoutait saparole.

Mais Marthe était fort occupée à préparer toutce qu’il fallait ; et s’arrêtant devant Jésus, elle luidit : Seigneur, ne considérez-vous point que ma sœur me laisseservir toute seule ? Dites-lui donc qu’elle m’aide.

Mais le Seigneur lui dit : Marthe,Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin debeaucoup de choses.

Cependant une seule est nécessaire ;Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pointôtée[4].

Or, vers le temps où Jésus, déclarant qu’ilétait la porte du bercail et le bon pasteur, prouvait sa mission etsa divinité par ses œuvres, un homme tomba malade, nommé Lazare,qui était du bourg de Béthanie[5], oùdemeuraient Marie et Marthe sa sœur.

Cette Marie était celle qui répandit sur leSeigneur une huile de parfums, et qui lui essuya les pieds avec sescheveux, et Lazare, qui était alors malade, était son frère.

Ses sœurs envoyèrent donc dire à Jésus :Seigneur, celui que vous aimez est malade.

Ce que Jésus ayant entendu, il dit :Cette maladie ne va point à la mort, mais elle n’est que pour lagloire de Dieu et afin que le fils de Dieu en soit glorifié.

Or, Jésus aimait Marthe, et Marie sa sœur, etLazare.

Ayant donc entendu qu’il était malade, ildemeura encore deux jours au lieu où il était.

Et il dit ensuite à ses disciples :Retournez en Judée ; notre ami Lazare dort, et je m’en vais leréveiller.

Ses disciples lui répondirent : Seigneur,s’il dort il sera guéri.

Jésus leur dit alors clairement : Lazareest mort.

Jésus étant arrivé trouva qu’il y avait déjàquatre jours que Lazare était dans le tombeau.

Et comme Béthanie n’était éloignée deJérusalem que d’environ quinze stades[6], il y avaitquantité de Juifs qui étaient venus voir Marthe et Marie pour lesconsoler de la mort de leur frère.

Marthe ayant donc appris que Jésus venait allaau-devant de lui, et Marie demeura dans la maison.

Alors Marthe dit à Jésus : Seigneur, sivous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort.

Mais je sais que présentement même Dieu vousaccordera tout ce que vous lui demanderez.

Jésus lui répondit : Votre frèreressuscitera.

Marthe lui répondit : Je sais qu’ilressuscitera en la résurrection qui se fera au dernier jour.

Jésus lui répondit : Je suis larésurrection et la vie ; celui qui croit en moi, quand ilserait mort, vivra.

Et quiconque vit et croit en moi ne mourrapoint à jamais, croyez-vous cela ?

Elle lui répondit : Oui, Seigneur, jecrois que vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant, qui êtesvenu dans ce monde.

Lorsqu’elle eut parlé ainsi, elle s’en alla etappela secrètement Marie, sa sœur, en lui disant : Le maîtreest venu, et il vous demande.

Ce qu’elle n’eut pas plus tôt entendu qu’ellese leva et vint le trouver.

Car Jésus n’était pas encore entré dans lebourg, mais il était au même lieu où Marthe l’avait rencontré.

Cependant les Juifs qui étaient avec Mariedans la maison et qui la consolaient, ayant vu qu’elle s’étaitlevée si promptement et qu’elle était sortie, la suivirent endisant : Elle s’en va au sépulcre pour y pleurer.

Lorsque Marie fut venue au lieu où étaitJésus, l’ayant vu, elle se jeta à ses pieds et lui dit :Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pointmort.

Jésus, voyant qu’elle pleurait et que lesJuifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en sonesprit et se troubla lui-même.

Et il leur dit : Où l’avez-vousmis ? – Ils lui répondirent : Seigneur, venez etvoyez.

Alors Jésus pleura.

Et les Juifs dirent entre eux : Voyezcomme il l’aimait.

Mais il y en eut aussi quelques-uns quidirent : Ne pouvait-il pas empêcher qu’il ne mourût, lui qui aouvert les yeux à un aveugle-né ?

Jésus, frémissant donc de nouveau en lui-même,vint au sépulcre : c’était une grotte, et on avait mis unepierre par-dessus.

Jésus dit : Ôtez la pierre. – Marthe, quiétait la sœur du mort, lui dit : Seigneur, il sent déjàmauvais ; car il y a quatre jours qu’il est là.

Jésus lui répondit : Ne vous ai-je pasdit que si vous croyez, vous verrez la gloire de Dieu ?

Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus, levantles yeux en haut, dit ces paroles : Mon père, je vous rendsgrâce de ce que vous m’avez exaucé.

Pour moi, je savais que vous m’exauceztoujours ; mais je dis ceci pour ce peuple qui m’environne,afin qu’il croie enfin que c’est vous qui m’avez envoyé.

Ayant dit ces mots, il cria d’une voixforte : Lazare, sortez dehors.

Et à l’heure même le mort sortit, ayant lespieds et les mains liés de bandes et le visage enveloppé d’unlinge. Alors Jésus leur dit : Déliez-le et le laissezaller.

Plusieurs donc d’entre les Juifs qui étaientvenus voir Marthe et Marie, et qui avaient vu ce que Jésus avaitfait, crurent en lui[7].

Or, la même année, six jours avant la Pâque,Jésus vint à Béthanie, où était mort Lazare, qu’il avaitressuscité.

On lui apprêta là à souper ; Martheservait, et Lazare était de ceux qui étaient à table avec lui.

Mais Marie ayant pris une livre d’huile deparfum de vrai nard, qui était de grand prix, elle le répandit surles pieds de Jésus, et, comme la première fois, elle les essuyaavec ses cheveux, et toute la maison fut remplie de l’odeur de ceparfum.

Alors un de ses disciples, à savoir JudasIscariote, qui devait le trahir, dit : Pourquoi n’a-t-on pasvendu ce parfum trois cents deniers, qu’on aurait donnés auxpauvres ?

Mais Jésus lui dit : Laissez-la faire,parce qu’elle a gardé ce parfum pour le jour de ma sépulture.

Car vous aurez toujours des pauvres parmivous, et moi vous ne m’aurez pas toujours.

Quelque temps après, accomplissant saprophétie, Jésus mourait, léguant sa mère à saint Jean, et le mondeà saint Pierre.

Le premier jour de la semaine, Marie-Madeleinevint dès le matin au sépulcre, lorsqu’il faisait encore obscur, etelle vit que la pierre avait été ôtée du sépulcre.

Et comme elle pleurait, s’étant baissée pourregarder dans le sépulcre, elle vit deux anges vêtus de blanc assisau lieu où avait été le corps de Jésus, l’un à la tête et l’autreaux pieds.

Ils lui dirent : Femme, pourquoipleurez-vous ? – Elle leur répondit : C’est qu’ils ontenlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils l’ont mis.

Ayant dit cela, elle se retourna, et vit Jésusdebout, sans savoir néanmoins que ce fût Jésus.

Alors Jésus lui dit : Femme, pourquoipleurez-vous ? qui cherchez-vous ? – Elle, pensant quec’était le jardinier, lui dit : Seigneur si c’est vous quil’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez mis, et jel’emporterai.

Jésus lui dit : Marie ! –Aussitôt elle se retourna et lui dit : Rabboni –c’est-à-dire : Mon maître.

Jésus lui répondit : Ne me touchez point,car je ne suis pas encore monté vers mon père ; mais alleztrouver mes frères, et dites-leur de ma part : « Je montevers mon père et votre père, vers mon Dieu et votre Dieu[8]. »

Ici s’arrête l’histoire écrite par les saintsapôtres eux-mêmes, et commence la tradition.

Les Juifs, pour punir Marthe, Madeleine,Lazare, Maximin et Marcelle, d’être restés fidèles au Christau-delà du tombeau, les forcèrent d’entrer dans une barque, et, unjour d’orage, lancèrent la barque à la mer. La barque était sansvoile, sans gouvernail et sans aviron ; mais elle avait la foipour pilote : aussi à peine les condamnés eurent-ils commencéde chanter les hymnes de grâce au Sauveur, que le vent s’abaissa,que les flots se calmèrent, que le ciel devint pur, et qu’un rayonde soleil vint entourer la barque d’une auréole de flamme. Tandisqu’une partie de ceux qui voyaient ce miracle blasphémait le Dieuqui l’avait fait, l’autre tombait à genoux pour l’adorer ; etcependant la barque, glissant comme poussée par une main divine,aborda aux côtes de Marseille, et les ouvriers de Dieu, les envoyésde sa parole, les apôtres de sa religion, se dispersèrent dans laprovince pour distribuer à ceux qui avaient faim la saintenourriture qu’ils apportaient de la Judée.

Tandis que Marthe était à Aix avec Madeleineet Maximin, qui fut le premier évêque de cette ville, les députésd’une ville voisine, attirés par le bruit de ses miracles,accoururent à elle : ils venaient la supplier de les délivrerd’un monstre qui ravageait leur pays. Marthe prit congé deMadeleine et de Maximin, et suivit ces hommes.

En arrivant aux portes de la ville, elle ytrouva tout le peuple qui était venu au-devant d’elle. À sonapproche il s’agenouilla, lui disant qu’il n’avait d’espoir qu’enelle, et elle répondit en demandant où était le monstre. Alors onlui montra un bois près de la ville, et elle s’achemina aussitôtseule et sans défense vers ce bois.

À peine y était-elle entrée qu’on entendit delongs rugissements, et chacun trembla, car tous pensèrent que c’enétait fait de la pauvre femme, qui avait entrepris une chose quenul n’osait entreprendre, et qui était allée sans armes où aucunhomme armé n’osait aller : mais bientôt les rugissementscessèrent, et Marthe reparut, tenant une petite croix de bois d’unemain, et de l’autre le monstre, attaché au bout d’un ruban quinouait la taille de sa robe.

Elle s’avança ainsi au milieu de la ville,glorifiant le nom du Sauveur, et amenant au peuple, pour lui servirde jouet, le dragon, encore tout sanglant de la dernière proiequ’il avait dévorée.

Voilà sur quelle légende repose la vénérationqu’ont vouée à sainte Marthe les habitants de Tarascon. Une fêteannuelle perpétue le souvenir de la victoire de la sainte sur laTarasque, car le monstre a pris le nom de la cité qu’il désolait.La veille de ce jour solennel le maire de la ville fait publier àson de trompe que, s’il arrive quelque accident le lendemain,personne n’en sera responsable ; qu’il prévient les blessésqu’ils n’auront aucun droit de se plaindre, et que qui aura lemal le gardera. Grâce à ce formidable avis qui devraitcloîtrer chacun chez soi, dès le point du jour toute la ville estdans la rue ; quant à la Tarasque, elle attend sous sonhangar.

C’est un animal d’un aspect tout à faitrébarbatif, et dont l’intention visible est de rappeler l’antiquedragon qu’il représente. Il peut avoir vingt pieds de long, unegrosse tête ronde, une gueule immense, qui s’ouvre et se ferme àvolonté ; des yeux remplis de poudre apprêtée enartifice ; un cou qui rentre et s’allonge ; un corpsgigantesque, destiné à renfermer les personnes qui le fontmouvoir ; enfin, une queue longue et raide comme une solive,vissée à l’échine d’une manière assez triomphante pour casser braset jambes à ceux qu’elle atteint.

Le second jour de la fête de la Pentecôte, àsix heures du matin, trente chevaliers de la Tarasque, vêtus detuniques et de manteaux, et institués par le roi René, viennentchercher l’animal sous son hangar ; douze portefaix luientrent dans le ventre. Une jeune fille vêtue en sainte Marthe luiattache un ruban bleu autour du cou ; et le monstre se met enmarche aux grands applaudissements de la multitude. Si quelquecurieux passe trop près de sa tête, la Tarasque allonge le cou etle happe par le fond de sa culotte, qui lui reste ordinairementdans la gueule.

Si quelque imprudent s’aventure derrière elle,la Tarasque prend sa belle, et d’un coup de queue elle le renverse.Enfin, si elle se sent trop pressée de tous côtés, la Tarasqueallume ses artifices, ses yeux jettent des flammes ; ellebondit, fait un tour sur elle-même, et tout ce qui se trouve à saportée, dans une circonférence de soixante-quinze pieds estimpitoyablement brûlé ou culbuté. Au contraire, si quelquepersonnage considérable de la ville se trouve sur son passage, elleva à lui, faisant mille gentillesses, caracolant en preuve de joie,ouvrant la gueule en signe de faim ; et l’individu, qui saitce que cela veut dire, lui jette dans la gueule une bourse qu’elledigère incontinent au profit des portefaix qu’elle a dans leventre.

En 93, les Arlésiens et les Tarasconnais étanten guerre, les Tarasconnais furent vaincus, et Tarascon fut prise.Alors les Arlésiens ne trouvèrent rien de mieux pour humilier leursennemis que de brûler la Tarasque sur la place publique. C’était unmonstre de la plus grande magnificence, d’un mécanisme aussicompliqué qu’ingénieux, et qui avait coûté vingt mille francs àconfectionner.

Depuis cette époque, les Tarasconnais n’ontjamais pu dignement remplacer l’ancienne Tarasque, qui est encorel’objet des regrets les plus vifs. On en a fait faire une, maismesquine et pauvre en comparaison de son aînée ; c’estcelle-là que nous visitâmes, et qui nous parut, malgré leslamentations de notre guide, d’un aspect encore trèsconfortable.

Maintenant, comme dans toute tradition il y aun côté qui tourne à l’histoire, et dans tout miracle un point quipeut s’expliquer, il est probable qu’un crocodile venu d’Égypte,comme celui qui fut tué dans le Rhône, et dont la peau futconservée jusqu’à la Révolution dans l’hôtel de ville de Lyon,avait établi son domicile dans les environs de Tarascon, et queMarthe, qui avait appris au bord du Nil comment on attaquait cetanimal, parvint à délivrer de ce monstre la ville où son souvenirest en si grand honneur.

Les onze mille vierges

Après le dôme de la cathédrale, les deuxéglises les plus visitées par les étrangers sont celles deSaint-Pierre et de Sainte-Ursule.

Saint-Pierre vu, nous nous rendîmes aussitôt àla ci-devant abbaye des Dames de Sainte-Ursule. Sans aucun doutenos lecteurs ont entendu parler des onze mille martyres anglaises,mais peut-être ne connaissent-ils pas leur histoire dans tous sesprincipaux détails. Les voici ; car il est impossible de nepas conter quelque chronique bien étrange quand on parle del’Allemagne.

C’était vers l’an 220 de Jésus-Christ :Dionest et Daria régnaient dans la Grande-Bretagne, et n’avaientpoint d’héritiers ; aussi priaient-ils ardemment le ciel deleur en envoyer un. Le ciel, l’on ne sait pourquoi, ne fit leschoses qu’à moitié ; il leur envoya une fille : il estvrai que cette fille devait être une sainte.

L’enfant si longtemps et si ardemment attenduereçut le nom d’Ursule. Dès sa jeunesse, trompant l’espérance de sesparents, qui, à défaut d’un fils, comptaient au moins sur unpetit-fils, Ursule promit au Seigneur de se vouer à son serviceexclusif. Cette promesse imprudente fit grand peine à Dionest et àDaria, mais ils étaient trop religieux tous deux pour forcer lasainte inclination de leur fille ; si bien que des députésétant venus de la part d’Agrippinus, prince germain, afin dedemander Ursule en mariage pour son fils, le prince Coman, Dionestrefusa d’abord cette union. Mais un ange descendit la nuit suivanteau chevet d’Ursule, la releva de son serment de la part de Dieu, etlui ordonna d’épouser le prince Coman.

Dionest et Daria n’étaient point gens àlaisser partir leur fille sans lui donner une suite digne d’elle.Ils choisirent parmi les meilleures familles de la Grande-Bretagneonze mille vierges, pour servir de cortège à Ursule, etl’accompagner d’abord à Rome, où, selon le désir de son père, ellesdevaient être baptisées une seconde fois et revenir avec elle dansle pays des Germains. Ursule partit avec ses onze mille demoisellesd’honneur, et, en arrivant sur le port, elle trouva le plus grandvaisseau du roi son père qui l’attendait avec ses matelots et soncapitaine. Elle renvoya tout l’équipage, s’assit au gouvernail,ordonna la manœuvre, et le vaisseau obéissant, s’éloigna de laterre, emportant vers les côtes bataves sa blanche volée decolombes.

Les ambassadeurs venaient derrière sur unautre bâtiment, et comme ils suivaient le sillage du premier, ilsétaient fort récréés par les cantiques que chantaient toutes lesbelles jeunes filles qui les précédaient.

À cette époque, le Rhin ne se perdait pointdans le sable ; il se jetait tout bonnement dans la mer, ainsique doit le faire tout fleuve qui a la conscience de la mission, desorte que les onze mille vierges, toujours guidées par Ursule,s’engagèrent dans le fleuve et le remontèrent jusqu’à Cologne.Aquilinus, préfet romain qui gouvernait alors la ville pour SeptimeSévère, empereur régnant, les reçut avec de grands honneurs ;mais comme l’intention d’Ursule était de pousser jusqu’à Rome poury recevoir un second baptême, elle ne fit que toucher terre àCologne et se rembarqua aussitôt avec toute sa suite pour Bâle. Là,elle quitta son vaisseau qui, si bien manœuvré qu’il fût, aurait eupeine à remonter la chute du Rhin, et accompagnée de Pantulus,autre préfet romain, qu’une si bonne société tentait, elle traversala Suisse et les Alpes à pied. Pantulus, qui était parti seulementpour faire quelques lieues avec elle, l’accompagna jusqu’àRome : ce fut une heureuse idée, qui lui valut plus tard leshonneurs de la canonisation.

Arrivées à Rome, les onze mille vierges firentleurs dévotions, furent baptisées par le pape Cyriaque, qui, touchéde la foi qu’il trouvait dans toutes ces saintes filles, résolut defaire ce qu’avait fait Pantulus ; en conséquence, il donna sadémission de pape, et quand elles quittèrent Rome, il lesaccompagna à son tour avec une grande partie de son clergé.

De retour à Bâle, les onze mille viergess’embarquèrent de nouveau sur le Rhin et descendirent jusqu’àMayence ; Ursule y trouva Coman, son fiancé. C’était un princepaïen, jusque-là même fort attaché à sa fausse religion ; maislorsqu’il vit sa belle fiancée, lorsqu’il entendit sa douce voix,il pensa que le Dieu qu’adorait un pareil ange devait être le vraiDieu, et il se convertit à la foi catholique. Le pape Cyriaque nelaissa pas refroidir son zèle, et le baptisa à l’instant même. Lesdeux fiancés descendirent ensuite vers Cologne, où devait secélébrer le mariage.

Mais à peine étaient-ils arrivés qu’uneinvasion de Goths fondit sur la ville. Les portes furent fermées,et les habitants, encouragés par Coman, firent la plus belledéfense. Pendant ce temps, les onze mille vierges étaient enprières ; mais, malgré les prières d’Ursule et le courage deComan, le ciel avait décidé que les Goths seraient vainqueurs.Donc, la ville fut prise et les onze mille vierges placées dansl’alternative d’épouser onze mille Goths ou d’être onze millemartyres. Leur choix ne fut pas douteux, elles choisirent lemartyre, et le supplice commença.

Toutes furent massacrées en un jour, avec desraffinements de cruauté dont les Goths étaient seulscapables ; une seule, nommée Cordula, parvint d’abord à sesauver, en se glissant dans un bateau et en restant cachée sous unbanc ; mais la nuit venue, ayant vu le ciel s’ouvrir etrecevoir ses dix mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf compagnes,elle eut une si grande honte de sa faiblesse qu’à l’instant mêmeelle alla se livrer aux bourreaux, et ayant été immédiatement miseà mort, arriva encore assez à temps pour entrer avec les autresavant que la porte des cieux se fût refermée.

Les os des saintes filles furent recueillisavec soin et portés dans une église. Les plus précieux manquaient,car quelques recherches qu’on eût faites on n’avait pu retrouver lecorps de sainte Ursule. Mais un jour que saint Cumbert disait lamesse, une colombe vint voler autour de sa tête ; or, le saintpensa bien que la messagère du Seigneur ne venait point ainsi à luisans une mission particulière ; il la suivit dans la campagne.Arrivée au pied d’un peuplier, la colombe se mit à gratter la terreavec ses petites pattes roses. On creusa en cet endroit et on ytrouva le corps de sainte Ursule.

Le rocher du Dragon

Au village de Rhungsdof, au bord du Rhin, noustrouvâmes plusieurs barques à l’affût des voyageurs ; enquelques minutes encore nous fûmes transportés à Kœnigswinter, jolipetit bourg situé sur l’autre rive. Nous nous informâmes de l’heureà laquelle passait le bateau à vapeur, on nous répondit qu’ilpassait à midi. Cela nous donnait une marge de près de cinqheures ; c’était plus de temps qu’il n’en fallait pour visiterles ruines du Drachenfelds.

Après trois quarts d’heure de montée à peuprès, par un joli sentier qui contourne la montagne, nous arrivâmesau premier sommet, où se trouvent une auberge et une pyramide.

De cette première plate-forme, un joli chemintournant et sablé comme celui d’un jardin anglais conduit au sommetdu Drachenfelds. On arrive d’abord à une première tour carrée, danslaquelle on pénètre assez difficilement par une crevasse ;puis à une tour ronde, qui, entièrement éventrée par le temps,offre un accès plus facile. Cette tour est située sur le rochermême du Dragon. Le Drachenfelds tire son nom d’une vieilletradition qui remonte au temps de Julien l’Apostat. Dans unecaverne que l’on montre encore, à moitié chemin de la montagne,s’était retiré un dragon énorme, si parfaitement réglé dans sesrepas que lorsqu’on oubliait de lui amener chaque jour unprisonnier ou un coupable, à l’endroit où il avait l’habitude de letrouver, il descendait dans la plaine et dévorait la premièrepersonne qu’il rencontrait. Il est bien entendu que le dragon étaitinvulnérable.

C’était, comme nous l’avons dit, au temps oùJulien l’Apostat vint avec ses légions camper sur les bords duRhin. Or, les soldats romains, qui n’avaient pas plus de vocationpour être dévorés que les naturels du pays, profitèrent de cequ’ils étaient en guerre avec quelques peuplades des environs pournourrir le monstre sans qu’il leur en coûtât rien. Parmi lesprisonniers, il se trouva une jeune fille si belle que deuxcenturions se la disputèrent, et qu’aucun des deux ne voulant lacéder à l’autre, ils étaient près de s’entrégorger, lorsque legénéral décida que, pour les mettre d’accord, la jeune fille seraitofferte au monstre. On admira fort la sagesse de ce jugement, quequelques-uns comparèrent à celui de Salomon, et l’on s’apprêta àjouir du spectacle.

Au jour dit, la jeune fille fut conduite,vêtue de blanc et couronnée de fleurs, au sommet duDrachenfelds : on la lia à l’arbre, comme Andromède à sonrocher ; seulement elle demanda qu’on lui laissât les mainslibres, et l’on ne crut pas devoir lui refuser une si petitefaveur.

Le monstre, nous l’avons dit, avait une vietrès régulière, il dînait comme on dîne encore en Allemagne, dedeux heures à deux heures et demie. Aussi, au moment où il étaitattendu, sortit-il de sa caverne et monta-t-il, moitié rampant,moitié volant, vers l’endroit où il savait trouver sa pâture. Ilavait l’air, ce jour-là, plus féroce et plus affamé que d’habitude.La veille, soit hasard, soit raffinement de cruauté, on lui avaitservi un vieux prisonnier barbare, fort dur et qui n’avait que lapeau sur les os ; de sorte que chacun se promit un doubleplaisir de ce redoublement d’appétit. Le monstre lui-même, envoyant quelle délicate victime on lui avait offerte, en rugit dejoie, fouetta l’air de sa queue écaillée et s’élança vers elle.

Mais lorsqu’il était prêt à l’atteindre, lajeune fille tira de sa poitrine un crucifix et le présenta aumonstre. Elle était chrétienne.

À la vue du Sauveur, le monstre restapétrifié ; puis, voyant qu’il n’y avait là rien à faire pourlui, il s’enfuit en sifflant dans sa caverne.

C’était la première fois que les populationsvoyaient fuir le dragon. Aussi, tandis que quelques-uns couraient àla jeune fille et la déliaient, le reste des habitants poursuivitle dragon, et encouragé par sa frayeur, introduisit dans la caverneforce fagots sur lesquels on versa du soufre et de la poix résine,puis on y mit le feu.

Pendant trois jours la montagne jeta desflammes comme un volcan ; pendant trois jours on entendit ledragon se débattre en sifflant dans son antre ; enfin lessifflements cessèrent : le monstre était rôti.

On voit encore aujourd’hui la trace desflammes et la voûte de pierre, calcinée par la chaleur, s’écraseren poussière aussitôt qu’on la touche.

On conçoit qu’un pareil miracle aida fort à lapropagation de la foi chrétienne. Dès la fin du IVesiècle, il y avait déjà force sectateurs du Christ sur les bords duRhin.

Comment saint Éloi fut guéri de lavanité

Annibal et Charlemagne, comme Bonaparte, ontfranchi les Alpes et à peu près conquis l’Italie ; maisderrière eux, effaçant les vestiges de leur passage, les défilésdes montagnes se sont refermés, les pics du mont Genèvre et dupetit Saint-Bernard se sont recouverts de neige, et les générationsqui ont succédé à celles de leurs enfants, ne retrouvant aucunetrace de la route qu’ils avaient suivie que dans la tradition deslocalités et dans la mémoire des populations, se sont prises àdouter de ses miracles, et ont presque nié les dieux qui lesavaient opérés. Bonaparte n’a pas voulu qu’il en fût ainsi pourlui, et afin que sa religion guerrière n’eût point à souffrir desravages de l’oubli et de l’atteinte du doute, il a lié l’Italie àla France comme une esclave à sa maîtresse ; il a étendu unechaîne à travers les montagnes ; il a mis le premier anneauaux mains de Genèvre, sa nouvelle fille, et le dernier au pied deMilan, notre vieille conquête : ce souvenir de notre descenteen Italie, cette chaîne dorée par le commerce, cette voie tracéepar le passage de nos armées et battue par la sandale d’un géant,c’est la route du Simplon.

Cette route, rivale de celle de Tiberius Nero,de Julius César et de Domitianus, à laquelle chaque jour troismille ouvriers ont travaillé pendant trois ans, qui grimpe auxflancs des montagnes, franchit les précipices et creuse lesrochers, commence à Glys, laisse Brigg à gauche, et s’élève par unepente visible à l’œil, mais presque insensible à la marche,jusqu’au col du Simplon, c’est-à-dire pendant six lieues :c’est aux faiseurs d’itinéraires et non à nous de dire combien deponts on passe, combien de galeries on traverse, combien d’aqueducson franchit ; nous y renonçons d’autant plus facilementqu’aucune description ne peut donner une idée du spectacle qu’on yrencontre à chaque pas, des oppositions et des harmonies queforment entre elles les vallées de Gauther et de la Saltine, et lachute des cascades s’y réfléchissant aux miroirs desglaciers : à mesure qu’on monte, la végétation et la viedisparaissent. Ces sommités n’avaient point été faites pour lecommun des hommes et des animaux ; là, le génie seul pouvaitatteindre, là, l’aigle seul pouvait vivre : aussi le villagedu Simplon, cette conquête artificielle de la vallée sur lesmontagnes s’étend-il misérablement, comme un serpent engourdi, surun plateau nu et sauvage : aucun arbre ne l’abrite, aucunefleur ne le décore, aucun troupeau ne l’anime ; il faut touttirer des bas lieux, et l’on ne voit l’existence renaître, lanature revivre, qu’en descendant ses deux versants : quant àson sommet, c’est le domaine des glaces et des neiges, c’est lepalais de l’hiver, c’est le royaume de la mort.

Presque en quittant le village du Simplon, oncommence à descendre, et, par un effet d’optique naturel, cettedescente paraît plus rapide que la montée ; d’ailleurs, elleest beaucoup plus tourmentée par les accidents de lamontagne : tantôt elle pivote sur des angles aigus, tantôtelle se roule par mille ondulations autour de la montagne aussiloin que l’œil peut atteindre, et semble le serpent fabuleux quiencercle la terre. D’abord on rencontre la galerie d’Algaby, laplus longue et la plus belle, qui traverse deux cent quinze piedsde granit pour s’ouvrir sur la vallée de Gondo, chef-d’œuvre divinde décoration terrible qu’aucun pinceau ne peut imiter, qu’aucuneplume ne peut décrire, qu’aucun récit ne peut rendre ; c’estun corridor de l’enfer, étroit et gigantesque ; à mille piedsau-dessous de la route, le torrent ; à deux mille piedsau-dessus de la tête, le ciel : la distance est si grande duchemin à la Doveria, qu’à peine l’entend-on mugir, quoiqu’on lavoie furieusement écumer sur les roches qui forment le fond de lavallée : tout à coup un pont léger, d’une architectureaérienne, se présente, jeté d’une montagne à une autre comme unarc-en-ciel de pierre : il conduit, au bout de quelques pas, àla galerie de Gondo, longue de sept cents pas, éclairée par deuxouvertures.

Bientôt la vallée s’élargit, l’air seréchauffe, la poitrine respire, quelques traces de végétationreparaissent, des échappées à travers les sinuosités de la montagnepermettent à l’œil de se reposer sur un plus doux horizon. Unvillage apparaît avec un doux nom : c’est Isella, lasentinelle avancée et presque perdue de la molle Italie. Aussiderrière elle la vallée se referme : les rochers nus etgigantesques se rapprochent ; l’imprudente fille de laLombardie a été prise au sortir d’un défilé qu’elle ne peut plusrepasser : sur la route par laquelle elle est venue, unegalerie s’est formée, c’est l’avant-dernière : elle repose surun pilier de granit colossal, dont la masse noire se détache à sasommité sur l’azur du ciel, à son milieu sur le tapis vert de lacolline, à sa base sur la mousse blanche des cascades. Celle-là, onse hâte de la traverser, et, soit illusion, soit véritablechangement atmosphérique à sa sortie, les tièdes bouffées du ventd’Italie viennent au-devant de vous : à droite et à gauche lesmontagnes s’écartent, des plateaux se forment, et sur ces plateaux,comme des cygnes qui se réchauffent au soleil, on commence àapercevoir des groupes de maisons blanches, aux toits plats :c’est l’Italie, la vieille reine, la coquette éternelle, l’Armideséculaire qui envoie au-devant de vous ses paysannes et ses fleurs.Encore une rivière à franchir, encore une galerie à traverser, etvous voilà à Crevola, suspendu entre le ciel et la terre, sur unpont magique ; sous vos pieds vous avez la ville et sonclocher, devant vous le Piémont. Puis, au loin, là-bas derrièrel’horizon, Florence, Rome, Naples, Venise, ces villes merveilleusesdont les poètes vous ont raconté tant de féeries, et dont aucunrempart ne vous sépare plus. Aussi la route, comme lassée de seslongs détours, heureuse de retrouver la plaine, s’élance-t-elled’un seul jet de deux lieues jusqu’à Domo-d’Ossola.

J’y tombai au milieu d’une procession toutitalienne : une corporation de maréchaux-ferrants fêtait saintÉloi. Dans mon ignorance, j’avais toujours cru ce bienheureux lepatron des orfèvres et l’ami du roi Dagobert, auquel il donnaitparfois sur sa toilette des conseils fort judicieux ; maisj’ignorais complètement qu’il eût jamais été maréchal. Leurbannière, sur laquelle il était représenté brisant son enseigne, neme laissait aucun doute à ce sujet : la seule chose qui merestât à éclaircir, c’était à quel moment de sa vie se rapportaitl’action qui avait inspiré l’artiste ; car cette viesanctifiée, je la connaissais à peu près, depuis son entrée chez lepréfet de la monnaie de Limoges jusqu’à sa nomination au siège deNoyon, et je ne voyais rien dans tout cela qui pût s’appliquer auspectacle que j’avais sous les yeux. En conséquence, je m’adressaiau maître de poste, pensant que, pour une tradition de fer àcheval, c’était le meilleur historien qui se pût trouver. Nouscommençâmes par faire prix pour la voiture qui devait me conduirede Domo-d’Ossola à Baveno ; puis, ce prix fait au double de cequ’il valait, tant j’étais pressé de revenir à ma procession,j’obtins sur le père d’Oculi les renseignements biographiquessuivants. Au reste, voici la tradition telle qu’elle me futtransmise dans sa naïveté primordiale et dans sa simplicitéprimitive : il est inutile de dire que nous n’en garantissonspoint l’authenticité.

Vers l’an 610, Éloi, qui était alors un jeunemaître de vingt-six à vingt-huit ans, habitait la ville de Limoges,située à deux lieues seulement de Cadillac, son pays natal :dès sa jeunesse, il avait manifesté une grande aptitude pour lesarts mécaniques ; mais, comme il n’était pas riche, il luiavait fallu demeurer simple maréchal. Il est vrai qu’il avait faitfaire à ce métier de tels progrès qu’entre ses mains il étaitpresque devenu un art : les fers qu’il forgeait, et qu’ilétait parvenu à confectionner en trois chaudes[9],s’arrondissaient d’une courbe merveilleusement élégante, etbrillaient comme de l’argent poli ; les clous par lesquels illes fixait aux pieds des chevaux étaient taillés en diamants, eteussent pu être enchâssés comme des chatons de bague dans unemonture d’or ; cette habileté d’exécution, qui étonnait toutle monde, finit par exalter l’ouvrier lui-même ; la vanité luitourna la tête, et oubliant que Dieu nous élève et nous abaisse àsa volonté, il fit faire une enseigne sur laquelle il étaitreprésenté ferrant un cheval, avec cette exergue, passablementinsolente pour ses confrères, et blessante pour l’humilitéreligieuse : Éloi, maître sur maître, maître surtous.

L’inscription fit grande rumeur dès sonapparition, et comme Éloi avait surtout à faire à une clientèle decommerçants, de chevaliers et de pèlerins, qui se croisaientincessamment devant sa boutique, l’orgueilleuse enseigne allabientôt éveiller la susceptibilité des autres maréchaux-ferrantsnon seulement de la France, mais encore de l’Europe. De tous côtéss’éleva alors contre l’orgueilleux maître une clameur si grandequ’elle monta jusqu’au paradis : le bon Dieu, ne sachant pasd’abord quelle cause l’occasionnait, s’en émut et regarda sur laterre ; ses yeux, qui par hasard étaient tournés vers Limoges,tombèrent sur la fameuse enseigne, et tout lui fut expliqué.

De tous les péchés mortels, celui qui atoujours le plus fâché le bon Dieu, c’est l’orgueil : ce futl’orgueil qui souleva Satan et Nabuchodonosor contre le Seigneur,et le Seigneur foudroya l’un et ôta la raison à l’autre ;aussi Dieu cherchait-il déjà quelle punition il pourrait appliquerau nouvel Aman lorsque Jésus-Christ, voyant son père préoccupé, luidemanda ce qu’il avait. Dieu lui répondit en lui montrantl’enseigne ; Jésus-Christ la lut.

– Oui, oui, mon père, dit-il, c’est vrai,l’inscription est violente : mais Éloi est véritablementhabile ; seulement, il a oublié que sa force lui vient d’enhaut ; mais, à part son orgueil, il est plein de bonsprincipes.

– J’en conviens, dit le bon Dieu, il ad’excellentes qualités ; mais son orgueil les dépasse toutesautant que le cèdre dépasse l’hysope[10], et illes fera mourir sous son ombre. Avez-vous lu : Éloi,maître sur maître, maître sur tous ? C’est un défi nonseulement porté à l’habileté humaine, mais encore à la puissancecéleste.

– Eh bien, mon père, que la puissancecéleste lui réponde par la bonté, et non par la rigueur : vousvoulez la conversion et non la mort du coupable, n’est-cepas ? eh bien, je me charge de le convertir.

– Hum ! fit le bon Dieu en secouantla tête, tu te charges là d’une mauvaise besogne.

– Y consentez-vous ? continuaJésus-Christ.

– Tu ne réussiras pas, dit le bonDieu.

– Laissez-moi toujours essayer.

– Et combien de temps medemandes-tu ?

– Vingt-quatre heures.

– Accordé, dit le Seigneur.

Jésus ne perdit pas de temps ; ildépouilla ses habits divins, revêtit le costume d’un compagnon dudevoir, se laissa glisser sur un rayon de soleil, et descendit auxportes de Limoges.

Il entra aussitôt dans la ville, le bâton à lamain, avec l’apparence d’un homme qui vient de faire une longueroute ; ensuite, il alla droit à la maison d’Éloi ; il letrouva forgeant : il en était à la troisième chaude.

– Dieu soit avec vous, maître ! ditJésus entrant dans la boutique.

– Amen ! répondit Éloi sans leregarder.

– Maître, continua Jésus, je viens defaire mon tour de France, et partout j’ai entendu parler de tascience de sorte que, pensant qu’il n’y avait que toi qui pouvaisme montrer quelque chose de nouveau…

– Ah ! ah ! fit Éloi en jetantun regard rapide sur lui et en continuant de battre son fer.

– Veux-tu de moi pour compagnon ?reprit humblement Jésus. Je viens t’offrir mes services.

– Et que sais-tu ? dit Éloi, lâchantnégligemment le fer auquel il venait de donner le dernier coup demarteau et jetant sa pince.

– Mais, continua Jésus, je sais forger etferrer aussi bien, je crois, que qui que ce soit au monde.

– Sans exception ? ditdédaigneusement Éloi.

– Sans exception, répondit tranquillementJésus.

Éloi se mit à rire.

– Que dis-tu de ce fer ? reprit Éloimontrant complaisamment à Jésus celui qu’il venait d’achever.

Jésus le regarda.

– Je dis que ce n’est pas mal ; maisje crois qu’on peut faire mieux.

Éloi se mordit les lèvres.

– Et en combien de chaudes ferais-tu unfer comme celui-là ?

– En une chaude, dit Jésus.

Éloi se mit à rire : comme nous l’avonsdit, il lui en fallait trois à lui, et cinq ou six auxautres ; il crut que le compagnon était fou.

– Et veux-tu me montrer comment tu t’yprends ? dit-il d’un air goguenard.

– Volontiers, maître, répondit Jésus enramassant tranquillement la pince, et en prenant auprès del’enclume un lingot de fer brut qu’il mit dans la forge.

Puis il fit un signe à Oculi, qui se mit àtirer la corde du soufflet.

Le feu, étouffé d’abord sous le charbon,s’élança en petits jets bleus ; des millions d’étincellespétillèrent ; bientôt la flamme rougissante embrasa l’alimentqui lui était offert : de temps en temps l’habile compagnonarrosait le foyer, qui, momentanément noirci, reprenait presqueaussitôt une nouvelle force et une teinte plus vive ; enfin,la braise sembla une matière fondue. Au bout d’un instant, cettelave pâlit, tant toute la partie combustible du charbon étaitdévorée ; alors Jésus tira du brasier son fer presque blanc,le posa sur l’enclume, et le tournant d’une main, tandis qu’il lefrappait et le façonnait de l’autre, en quelques coups de marteauil lui donna une forme et un fini desquels celui d’Éloi était loind’approcher. La chose avait été si vivement faite que le pauvremaître sur maître n’y avait vu que du feu.

– Voilà ! dit Jésus-Christ.

Éloi prit le fer, dans l’espoir d’y découvrirquelque paille ; mais rien n’y manquait : aussi, quoiquela mauvaise intention y fût, elle ne put trouver prise à en dire lemoindre mal.

– Oui, oui, dit-il en le tournant etretournant, oui, pas mal… allons, pour un simple ouvrier, pas mal.Mais, continua-t-il, espérant prendre Jésus en défaut, ce n’est pastout que de savoir confectionner un fer, il faut encore savoirl’appliquer au pied de l’animal. Tu m’as dit que tu savais ferrer,je crois ?

– Oui, maître, répondit tranquillementJésus-Christ.

– Mettez le cheval au travail[11] ! cria Éloi à ses garçons.

– Oh ! ce n’est pas la peine,interrompit Jésus ; j’ai une manière à moi qui épargnebeaucoup de peine, et abrège beaucoup de temps.

– Et quelle est ta manière ? ditÉloi étonné.

– Vous allez voir, répondit Jésus.

À ces mots, il tira un couteau de sa poche,alla au cheval, leva une de ses jambes de derrière, lui coupa lepied gauche à la première jointure, mit le pied dans l’étau, ycloua le fer avec la plus grande facilité, reporta le pied ferré,le rapprocha de la jambe, où il reprit aussitôt, coupa le pieddroit, répéta la même cérémonie avec le même succès, continua ainsipour les deux autres, et cela sans que l’animal parût s’inquiéterle moins du monde de ce que la manière du nouveau compagnon avaitd’étrange et d’inusité. Quant à Éloi, il regardait l’opérations’accomplir dans la stupéfaction la plus profonde.

– Voilà ! maître, dit Jésus-Christen recollant le quatrième pied.

– Je vois bien, dit saint Éloi, faisanttous ses efforts pour cacher son étonnement.

– Ne connaissez-vous point cettemanière ? continua négligemment Jésus-Christ.

– Si fait, si fait, reprit vivement Éloi,j’en ai entendu parler… mais j’ai toujours préféré l’autre.

– Vous avez tort, celle-ci est pluscommode et plus expéditive.

Éloi, comme on le pense bien, n’eut garde derenvoyer un si habile compagnon ; d’ailleurs il craignait,s’il ne traitait pas avec lui, qu’il ne s’établît dans lesenvirons, et il ne se dissimulait pas que c’était un concurrentredoutable : il fit donc ses conditions, qui furent acceptées,et Jésus fut installé dans la boutique comme premier garçon.

Le lendemain matin, Éloi envoya Jésus-Christfaire une tournée dans les villages environnants ; ils’agissait de quelques commissions qui avaient besoin d’êtreremplies par un messager intelligent. Jésus partit.

Il était à peine disparu au tournant de lagrande rue qu’Éloi se prit à songer sérieusement à cette nouvellemanière de ferrer les chevaux, qu’il ne connaissait pas. Il avaitsuivi l’opération avec le plus grand soin ; il avait remarquéà quelle jointure l’amputation avait été faite ; il nemanquait pas, comme nous l’avons dit, d’une grande confiance enlui-même, il résolut de profiter de la première occasion quis’offrirait, de mettre à profit la leçon qu’il avait prise.

Elle ne tarda pas à se présenter : aubout d’une heure, un cavalier armé de toutes pièces s’arrêta à laporte d’Éloi ; son cheval s’était déferré d’un pied dederrière à un quart de lieue de la ville, et, attiré par laréputation du maître, il avait piqué droit chez lui ; ilvenait d’Espagne et retournait en Angleterre, où il avait, à proposde l’Écosse, de grandes affaires à régler avec saint Dunstan ;il attacha son cheval à un des anneaux de fer de la boutique, entradans un cabaret et demanda un pot de bière, en recommandant à Éloide se hâter.

Éloi pensa que, puisque la pratique étaitpressée, c’était le moment de mettre à exécution la manièreexpéditive dont il avait vu faire la veille un essai qui avait sibien réussi. Il prit son couteau le mieux affilé, lui donna undernier coup sur sa pierre à rasoir, leva la jambe du cheval, et,prenant le joint avec une grande justesse, il lui coupa le piedau-dessus du sabot.

L’opération avait été si habilement faite quele pauvre animal, qui ne se doutait de rien, n’avait pas eu letemps de s’y opposer, et ne s’était aperçu de l’amputation que parla douleur même qu’elle lui avait causée ; mais alors ilpoussa un hennissement si plaintif et si douloureux que son maîtrese retourna et vit sa monture pouvant à peine se tenir debout surles trois pieds qui lui restaient, et secouant sa quatrième jambe,d’où s’échappaient des flots de sang : il s’élança du cabaret,se précipita dans la boutique, et trouva Éloi qui ferraittranquillement le quatrième pied dans son étau ; il crut quele maître était devenu fou. Éloi le rassura, lui disant que c’étaitune nouvelle manière qu’il avait adoptée, lui montra le ferparfaitement adhérent au sabot, et, sortant de sa boutique, se miten devoir d’aller recoller le pied au moignon de la jambe, comme ill’avait vu faire la veille à son compagnon.

Mais il en advint cette fois toutautrement ; le pauvre animal qui, depuis dix minutes, perdaittout son sang, était couché sans force et tout près demourir ; Éloi rapprocha le pied de la jambe ; mais, entreses mains, rien ne reprit, le pied était déjà mort, et le reste ducorps ne valait guère mieux.

Une sueur froide couvrit le front dumaître : il sentit qu’il était perdu, et, ne voulant passurvivre à sa réputation, il tira de sa trousse le couteau quiavait si bien rempli son office, et il allait se l’enfoncer dans lapoitrine, lorsqu’il sentit qu’on lui arrêtait le bras ; il seretourna : c’était Jésus-Christ. Le divin messager avaitachevé ses commissions avec la même promptitude et la même habiletéqu’il avait coutume de mettre à tout ce qu’il faisait, et il étaitde retour deux heures plus tôt que ne l’attendait Éloi.

– Que fais-tu, maître ? lui dit-ild’un ton sévère.

Éloi ne répondit pas, mais montra du doigt lecheval expirant.

– N’est-ce que cela ? dit leChrist.

Et il ramassa le pied et le rapprocha de lajambe et le sang cessa de couler, et le pied reprit, et le chevalse releva et hennit de bien-être ; de sorte que, moins laterre rougie, on eût juré qu’il n’était rien arrivé au pauvreanimal tout à l’heure si malade, et maintenant si vif et si bienportant.

Éloi le regarda un instant, confus etstupéfait, étendit le bras, prit dans sa boutique un marteau, et,brisant son enseigne, il alla à Jésus-Christ et lui dithumblement :

– C’est toi qui es le maître, et c’estmoi qui suis le compagnon.

– Heureux celui qui s’humilie, réponditle Christ d’une voix douce, car il sera élevé !

À cette voix si pure et si harmonieuse, Éloileva les yeux, et il vit que son compagnon avait le front ceintd’une auréole ; il reconnut Jésus, et il tomba à genoux.

– C’est bien, je te pardonne, dit leChrist, car je te crois guéri de ton orgueil ; restemaître sur maître ; mais souviens-toi que c’est moiseul qui suis maître sur tous.

À ces mots, il monta en croupe derrière lecavalier et disparut avec lui.

Le cavalier était saint Georges.

L’expiation du roi Rodrigue

Pendant une demi-heure ou trois quarts d’heurenous avons suivi une jetée étroite comme un ruban, avec la mer ànotre droite et les salines à gauche. C’est au bout de ce ruban,qui par une courbe se rattache à l’Europe, que Cadix semblenaviguer, comme un de ces petits bâtiments à voiles blanches queles enfants promènent avec un fil sur le bassin des Tuileries. À undemi-quart de lieue de la ville à peu près, une redoute coupe lajetée. Bientôt, au lieu de côtoyer la mer, nous lui tournâmes ledos, et nous nous enfonçâmes vers l’île de Léon. Nous avions alorsle Trocadéro à notre gauche, et les grandes plaines qu’arrose leGuadalète à notre droite.

C’est dans cette plaine, c’est sur les bordsde ce fleuve au doux nom que le roi Rodrigue livra cette bataillequi dura huit jours. Vous connaissez cette poétique tradition,n’est-ce pas, madame ? L’Espagne fut perdue comme Troie,perdue comme l’Italie, pour l’amour d’une femme. Seulement onconnaît Homère, le père de l’Iliade ; seulement onconnaît Tite-Live, le narrateur ou peut-être, même, l’inventeur dela tradition romaine ; tandis qu’on ne connaît pas l’auteur deces charmants romanceros qui ont popularisé même en France les nomsde Rodrigue, et de don Julien et de la Cava. Et cependant tous cesmalheurs qui lui arrivèrent avaient été prédits au malheureux roile jour où il ouvrit la tour d’Hercule. Oui, madame, cette tourd’Hercule, dont nous avons vu les ruines à Tolède, elle a étéouverte par le roi Rodrigue, onze cent trente-sept ans avantnous ; il croyait y trouver les trésors du dieu ; il n’ytrouva que ces paroles terribles écrites sur la muraille :« Roi, c’est pour ton malheur que tu as ouvert cettetour ; car le roi qui ouvrira cette tour doit mettre en feul’Espagne. »

Mais ces paroles n’arrêtèrent pointl’imprudent ; un pilier creux était fermé par une porte defer. Rodrigue brisa cette porte. Dans cette cavité était un coffre.Rodrigue ouvrit le coffre. Mais au lieu d’or, il n’y trouva que desbannières inconnues représentant des figures d’hommes à chevalemboîtés dans de grandes selles. Ces hommes étaient des Arabes. Ilsavaient des épées suspendues à leur cou, et des arbalètes toutarmées. Don Rodrigue, effrayé, sortit de la tour. Mais derrière luiun aigle s’abattit, qui semblait descendre du ciel. Il tenait untison dans sa serre, il le secoua sur la tour, et la tour futincendiée. Don Rodrigue se trompa au présage, il crut que Dieu luiordonnait d’aller combattre les Mores d’Afrique. Il leva vingt-cinqmille chevaliers, les mit sous les ordres du comte Julien, etl’envoya conquérir l’Afrique.

Mais l’expédition était condamnéed’avance ; le comte Julien perdit deux cents navires, centgalères à rames, et tous ses gens, excepté quatre mille. Le comteJulien avait une fille. Elle s’appelait doña Florinde. DoñaFlorinde était la plus belle du royaume. Le comte Julien la gardaitcomme un trésor. Jamais elle n’était sortie, jamais un autre hommeque son père ne lui avait vu le visage. Et en partant son père luiavait permis pour toute promenade un jardin ombragé de grandsarbres, dont le feuillage, quand il était immobile, interceptait lavue comme un rideau.

Donc, pendant que l’ouragan dispersait laflotte de son père, doña Florinde, qui le croyait abordé etvainqueur, doña Florinde descendit avec ses compagnes dans lejardin, et elle se coucha sur le gazon. Ses compagnes se couchèrentautour d’elle. Les folles jeunes filles se croyaient à l’abri detous les regards. Alors, doña Florinde leur proposa de se mesurerles jambes avec un ruban de soie jaune. Ses compagnes commencèrent,puis, quand chacune eut pris la mesure de sa jambe avec le ruban,doña Florinde prit le ruban à son tour, et à son tour mesura lasienne. Et il se trouva que doña Florinde avait parmi toutes lajambe la plus fine et la plus élégante. Toutes en convinrent.

Mais la fatalité voulut qu’une fenêtre dupalais des rois goths donnât sur un jardin du comte, et parfatalité encore qu’il fît du vent. De sorte que le vent écarta lesarbres, et que le regard ardent du roi Rodrigue passa à travers lefeuillage. Or, le roi n’avait jamais vu si joli visage ni si joliejambe. À peine l’eut-il vue qu’il sentit un grand feu qui luibrûlait le cœur. C’était le feu qui devait dévorer toute l’Espagne.Le même jour, il envoya chercher la fille du comte. Rodrigue étaitroi, et quand il ordonnait, il fallait obéir.

Doña Florinde obéit, et se rendit chez le roi.« Tu sauras, ma Florinde chérie, lui dit-il, que depuis que jet’ai vue, je m’en vais mourant : si tu veux me rendre à lavie, mon sceptre et ma couronne sont à toi. » On dit qued’abord Florinde ne répondit rien, et même on prétend qu’elle sefâcha. Mais à la fin de l’entrevue, ce que demandait le roi lui futaccordé ; et toute l’Espagne fut perdue, par le caprice deRodrigue et par la faiblesse de Florinde. Et si l’on demande à quides deux fut la faute, les hommes disent que c’est à la Cava, etles femmes à Rodrigue. Il faut pourtant croire que doña Florinde serepentit, car elle écrivit à son père pour lui avouer sa faute,qu’elle rejeta, bien entendu, sur le roi Rodrigue.

Quand le vieillard lut sa honte, il saisit sescheveux à deux mains, les arracha de son front, et les jeta auvent, qui les emporta, pareils à ces fils d’argent que l’automnearrache à la quenouille de la Vierge.

« Oh, s’écria-t-il, oh ! roi quit’es conduit comme un vilain ! Noble qui as commis une actionpar laquelle est détruite ma noblesse, qu’ils ne s’étonnent pointceux qui apprendront une chose qui n’eût pas dû se faire, car unroi perfide porte ses vassaux à la trahison. Vive le ciel !elle amènera la ruine de l’Espagne entière, cette lâcheté que leroi a commise sur mon sang : les innocents payeront pour lecoupable, les sujets pour le maître. Si j’eusse eu en mon pouvoirune autre vengeance moins terrible, c’est celle-là que j’eusseprise, mais je n’en avais pas d’autre. Malheur à toi, don Rodrigue,malheur à l’Espagne ! Que l’Africain entre donc ici parTarifa, qui est à moi. Qu’il saccage, pille et tue dans mon propredomaine, et sur mes propres terres. On ne dira pas que je me suisplus ménagé que les autres. Fatal ou propice, le sort en est jetémaintenant, le dé roule sur la table, et nul ne l’empêchera decourir. Vive Dieu ! l’infâme roi, quoi qu’il fasse, perdra àce coup, j’en réponds, l’honneur, le sceptre et la vie, et le ciel,qui est juste, ne pèsera la réparation qu’en même temps qu’ilpèsera l’outrage. »

Et aussitôt qu’il eut dit, le comte Julienappela un vieux More. Et il lui dicta en espagnol une lettre quecelui-ci écrivit en arabe. Puis, aussitôt qu’il eut achevé cettelettre, le comte Julien le tua, pour que nul ne sût ce qu’il avaitécrit. Oh ! c’était un message de douleur pour toute l’Espagneque cette lettre, car elle était adressée au roi more, et au roimore le comte Julien disait que s’il lui donnait le nécessaire,lui, comte Julien, lui donnerait l’Espagne. Oh ! pauvreEspagne, Espagne si renommée, et renommée à si juste titre !oh ! la meilleure, la plus belle, la plus aimable descontrées, Espagne si parfaite en beauté, si fertile en courage,voilà que, pour le crime de ton roi, tu vas passer sous ladomination des Mores ! Si ce n’est pourtant les Asturies. LesAsturies sont la terre des braves.

Mais le roi don Rodrigue ne savait pas encorel’arrêt du destin. Il rassembla tout ce qu’il put réunir dechevaliers et de vassaux, et marcha à la rencontre des Mores. Maisles Mores étaient nombreux : Tarek les commandait. La batailledura huit jours. Au huitième jour, les ennemis étaient vainqueurs,et les soldats de don Rodrigue fuyaient de tous côtés. Rodriguequitta le champ de bataille à son tour. Il allait seul, lemalheureux ! sans un seul ami qui l’accompagnât. Son chevalétait si las qu’à peine pouvait-il marcher. D’ailleurs son maîtrene le guidait plus et il allait où il voulait. Le roi, sans force,avait presque perdu le sentiment. Il allait, à demi mort de soif etde faim. C’était pitié que de le voir. Il était tellement rougi deson sang et du sang de ses ennemis qu’on eût dit une braiseardente. Son armure, resplendissante de pierreries avant labataille, était bosselée de toutes parts ; son épée pendait àsa main, ébréchée comme une scie. Son casque, enfoncé sur sa tête,cachait son visage gonflé de fatigue et de douleur. Il monta sur laplus haute colline, et de là il jeta les yeux sur sa belle armée.Sa belle armée s’enfuyait toute en déroute. Il jeta les yeux surses drapeaux et ses étendards. Ses drapeaux et ses étendardsétaient foulés aux pieds et couverts de poussière. Il cherche desyeux ses capitaines. Tous ses capitaines sont tués. Il regarde laplaine. La plaine est teinte de sang, et ce sang s’écoule enruisseaux qui vont se jeter dans le fleuve. Et triste et honteux devoir cela, il dit tout en pleurant :

« Hier j’étais roi de toutes lesEspagnes. Aujourd’hui je ne le suis plus d’une seule ville. Hierj’avais des forts et des châteaux par centaines. Aujourd’hui jen’en ai plus aucun. Aujourd’hui, aujourd’hui je n’ai plus même unetour crénelée que je puisse dire être à moi. Oh ! malheureuxfut le jour, oh ! malheureuse fut l’heure où je naquis,puisque ma naissance devait faire la honte de l’Espagne !Oh ! fatal fut le jour, fatale fut l’heure où j’héritai decette magnifique seigneurie, puisque je devais perdre cettemagnifique seigneurie en une seule bataille ! »

Puis, quand il eut dit cela, il frappa Oreliode l’éperon, et Orelio, retrouvant un reste de force, emporta sonmaître, qui fuyait la tête tournée encore vers le champ debataille. Un seul de ses capitaines, nommé Alcastras, le vit fuir.Il était couché à terre dans le sang de ses blessures ; il seleva, fit quelques pas vers son maître ; mais son maître,emporté par Orelio, disparut.

Alors Alcastras s’achemina vers Tolède, où lacour était restée, et se présentant chez la reine, quoiqu’il lui encoûtât d’apporter un si mauvais message : « Madame,dit-il en ouvrant la porte, vous n’êtes plus reine. Vous n’avezplus aucun pouvoir, car en huit jours de bataille vous avez perduvotre état, et le roi Rodrigue lui-même, je l’ai vu fuyant,cruellement blessé, et à cette heure il doit être mort oucaptif. »

La reine tomba évanouie sur son trône, et cene fut que quatre heures après qu’elle reprit ses sens. Alors elleordonna à Alcastras de lui conter la chose comme elle s’étaitpassée. Et Alcastras obéit sans rien omettre. Et la reinerépondit : « Ce doit être ainsi, et je n’ai plus dedoutes, car la nuit passée j’ai fait un mauvais songe. Je voyaisdon Rodrigue partant en hâte, le visage furieux et les yeuxsanglants, pour aller venger la mort du malheureux don Sanche, etil revenait ensanglanté et le corps couvert de blessures,s’avançait vers moi, me tirant par le bras, et me disant enpleurant très fort : “Adieu, adieu, ma reine, calme-toi. Jepars. Les Mores m’ont vaincu. Les Mores ont triomphé de moi. Neprends nul souci de pleurer ma mort, ne prends nul souci de tonroyaume ; songe seulement à te mettre à l’abri là-bas, auloin, le plus au loin possible. Va-t’en vite, va-t’en vers lesmontagnes de l’Asturie, car là seulement tu seras en sûreté. Toutle reste du royaume est aux Mores.” »

Et pendant ce temps-là l’Espagne se lamentait,disant : « Ô Rodrigue, Rodrigue, tourne les yeux sur moi,et vois comme ces infidèles maudits me pillent et me brûlent. Voisle sang que perdent tes soldats dans la bataille, tes soldats quisont mes enfants. Pauvre Espagne, perdue pour un caprice, perduepour la Cava ! Car je n’appelle plus Florinde Florinde, jel’appelle la Cava. Cette gloire de tes aïeux amassée pendant tantde siècles, elle n’est plus ; tu l’as sacrifiée à un moment deplaisir, à un moment de plaisir tu as sacrifié ton royaume, toncorps et ton âme. Ton bonheur est fini et tes malheurs commencent.Pauvre Espagne, perdue par un caprice pour laCava ! »

Cependant don Rodrigue fuyait toujours. Ils’enfonçait dans les montagnes les plus profondes, afin de n’êtrepoint trouvé par les Mores qui le poursuivaient. Il rencontra unberger qui faisait paître son troupeau, et il s’approcha de lui endisant : « Indique-moi, bonhomme, où je trouverai quelquehabitation ou métairie où je puisse me reposer, car je meurs defatigue. » Le berger lui répondit aussitôt : « Vouschercheriez vainement, seigneur, car il n’y a dans tout ce désertqu’un ermitage, où demeure un ermite qui mène une vie trèssainte. »

Le roi fut heureux d’apprendre cela, il pensaqu’il pourrait finir ses jours avec cet ermite, et il demanda auberger de lui donner à manger s’il avait quelque chose. Le bergertira une besace dans laquelle il mettait son pain, et il partageason pain avec don Rodrigue, ainsi qu’un morceau de viande fumée qued’aventure il avait. Le pain était noir et mauvais. Le roi serappela les mets qu’il mangeait en d’autres temps, et des larmescoulèrent de ses yeux sans qu’il les pût retenir. Puis, après qu’ileut mangé et qu’il se fut reposé, il s’informa de l’ermitage ;le berger lui enseigna le chemin qui y conduisait, et le roi luidonna sa chaîne et sa bague. C’étaient des joyaux de grand prix etque le roi estimait beaucoup.

Puis il se mit en route et arriva en vue del’ermitage comme le soleil se couchait. Aussitôt il s’agenouilla etfit sa prière. Puis, ayant aperçu l’ermite, il marcha droit à lui.L’ermite lui demanda qui il était, et comment il était venu là. Leroi lui répondit : « Hélas ! je suis don Rodrigue,qui fut roi d’Espagne. Dieu m’a ôté mon royaume en expiation de mespéchés. Je viens faire pénitence avec toi ; ne reçois pas dechagrin de ma présence, au nom de Dieu et de la viergeMarie. »

L’ermite lui répondit : « Certes,vous avez choisi le chemin qu’il fallait pour votre salut, et Dieuvous pardonnera. »

Et disant ces mots, l’ermite se mit à genoux,priant Dieu de lui indiquer la pénitence qu’il imposait au roi.Alors il lui fut révélé de la part de Dieu que Rodrigue eût às’enfermer dans un tombeau avec une couleuvre vivante, et queRodrigue eût à prendre cela en patience pour le mal qu’il avaitfait. L’ermite, fort joyeux, retourna vers don Rodrigue et lui ditce que Dieu ordonnait. Et don Rodrigue dit : « Que lavolonté de Dieu soit faite. »

Il se coucha donc dans un tombeau avec unecouleuvre près de lui. Et le troisième jour l’ermite alla le voir.« Comment vous trouvez-vous de votre compagne ?demanda-t-il au roi.

– Jusqu’à cette heure, elle ne m’a pointtouché, parce que Dieu, sans doute, ne l’a point voulu, ditRodrigue. Mais prie pour moi, saint homme, afin qu’elle me toucheet que j’achève bien ma vie. »

L’ermite pria, et trois jours après revintencore. « Eh bien ? dit-il. – Eh bien ! ditRodrigue, Dieu a eu pitié de moi, la couleuvre me mord. »L’ermite l’encouragea, et le roi Rodrigue mourut de la morsure dela couleuvre.

Ainsi finit le roi Rodrigue, qui, ayant expiéson crime sur la terre, s’en alla tout droit au ciel. Voilà,madame, le poème que chante encore l’habitant de ces belles plainesoù coule le Guadalète, où s’élève Xérès. Je doute que dans milleans la victoire des Français et la prise du Trocadéro aient laisséd’aussi poétiques souvenirs.

Roland, de retour de Roncevaux

Le pèlerinage du Rolandseck[12] ou des ruines de Roland estune nécessité pour les âmes tendres qui habitent non seulement lesdeux rives du Rhin, depuis Schaffouse jusqu’à Rotterdam ; maisencore à cinquante lieues dans l’intérieur des terres. S’il faut encroire la tradition, ce fut là que Roland, remontant le Rhin pourrépondre à l’appel de son oncle, prêt à partir pour combattre lesSarrasins d’Espagne, fut reçu par le vieux comte Raymond. Celui-ci,apprenant le nom de l’illustre paladin qu’il avait l’honneur derecevoir chez lui, voulut qu’il fût servi à table par sa fille, labelle Hildegonde. Peu importait à Roland par qui il serait servipourvu que le dîner fût copieux et que le vin fût bon. Il tenditdonc son verre : alors une porte s’ouvrit, et une belle jeunefille entra, un hanap[13] à lamain, et s’avança vers le chevalier. Mais, à moitié chemin, lesregards d’Hildegonde et de Roland se rencontrèrent, et, choseétrange ! tous deux commencèrent à trembler de telle façon quemoitié du vin tomba sur les dalles, tant par la faute du conviveque par celle de l’échanson.

Roland devait partir le lendemain ; maisle vieux comte Raymond insista pour qu’il passât huit jours auchâteau. Roland sentait bien que son devoir était àIngelheim[14] ; mais Hildegonde leva sur lui sesbeaux yeux, et il resta.

Au bout de ces huit jours, les deux amants nes’étaient point parlé de leur amour, et cependant, le soir duhuitième jour, Roland prit la main d’Hildegonde et la conduisitdans la chapelle. Arrivés devant l’autel, ils s’agenouillèrent tousdeux d’un même mouvement. Roland dit : « Je n’auraijamais d’autre femme qu’Hildegonde. » Hildegonde ajouta :« Mon Dieu ! recevez le serment que je fais d’être à voussi je ne suis à lui. »

Roland partit. Une année s’écoula. Roland fitdes merveilles, et le bruit de ses prouesses retentit des Pyrénéesaux bords du Rhin ; puis tout à coup on entendit vaguementparler d’une grande défaite, et le nom de Roncevaux futprononcé.

Un soir, un chevalier vint demanderl’hospitalité au château du comte Raymond ; il arrivaitd’Espagne où il avait suivi l’empereur. Hildegonde se hasarda àprononcer le nom de Roland, et alors le chevalier raconta comment,dans la gorge de Roncevaux, entouré de Sarrasins, et se voyant seulcontre cent, il avait sonné de son cor pour appeler l’empereur àson secours, et cela avec une telle force, que, quoiqu’il fût àplus d’une lieue et demie, l’empereur avait voulu retourner ;mais Ganelon l’en avait empêché, et le bruit du cor s’en était allémourant, car c’était le dernier effort du héros. Alors il l’avaitvu, pour que sa bonne épée Durandal ne tombât point entre les mainsdes infidèles, essayer de la briser sur les roches ; mais,habituée à fendre l’acier, Durandal avait fendu le granit, et ilavait fallu que Roland enfonçât la lame dans une gerçure, et labrisât en appuyant dessus. Puis, couvert de blessures, il étaittombé à côté des tronçons de son épée, en murmurant le nom d’unefemme qui s’appelait Hildegonde.

La fille du comte Raymond ne versa pas unelarme et ne jeta pas un cri ; seulement, elle se leva pâlecomme une morte, et, s’approchant du comte :

– Mon père, lui dit-elle, vous savez ceque Roland m’avait promis, et ce que, de mon côté, j’avais promis àRoland. Demain, avec votre permission, j’entrerai au couvent deNonenwerth[15].

Le père regarda la fille en secouanttristement la tête, car il se disait en lui-même : Rolandétait-il donc tout ? et moi, n’étais-je donc rien ? Puis,se rappelant qu’il était chrétien avant d’être père :

– La volonté de Dieu soit faite en toutechose ! répondit-il.

Et le lendemain Hildegonde entra dans lecouvent. Puis, comme elle avait hâte de prendre le voile, car illui semblait que plus elle serait séparée de la terre, plus elleserait rapprochée de Roland, elle obtint de l’évêque diocésain, quiétait son oncle, que le temps des épreuves fût réduit à trois moispour elle ; et, au bout de ces trois mois, elle prononça sesvœux.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés qu’unchevalier demande l’hospitalité au château du comte Raymond. Lecomte descend au-devant de lui ; le chevalier s’arrête et leregarde avec étonnement car, depuis trois mois qu’il était séparéde sa fille, le comte avait vieilli de plus de dix ans. Alors lechevalier lève la visière de son casque.

– Mon père, dit-il, j’ai tenu ma parole.Hildegonde m’a-t-elle gardé la sienne ?

Le vieillard jeta un cri de douleur. Cechevalier, c’était Roland. Les blessures qu’il avait reçues étaientprofondes ; mais elles n’étaient point mortelles. Après unelongue convalescence, il s’était mis en route pour venir rejoindresa fiancée.

Le vieillard s’appuya sur l’épaule deRoland ; puis, rappelant son courage, il le conduisit, sansrépondre une seule parole, à la chapelle, et là, lui faisant signede s’agenouiller et s’agenouillant près de lui :

– Prions, lui dit-il.

– Elle est morte ? murmuraRoland.

– Elle est morte pour toi et pour lemonde ! N’avait-elle pas promis de n’être qu’à toi ou àDieu ? Elle a tenu son serment.

Le lendemain matin, Roland sortit à pied,laissant son cheval et ses armes au château du vieux comte ;il s’enfonça dans la montagne, et vers le soir il arriva au sommetd’un des pics qui dominent le fleuve ; il vit à ses pieds, àl’extrémité de son île verdoyante, le couvent de Nonenwerth. En cemoment, les nonnes chantaient le salut, et au milieu de toutes cessaintes voix qui montaient au ciel, il y eut une voix qui vintdroit à son cœur.

Roland passa la nuit étendu sur lerocher ; le lendemain, au point du jour, les nonnes chantèrentmatines, et il entendit de nouveau cette voix qui faisait vibrertoutes les fibres de son âme. Alors il résolut de se bâtir unermitage au sommet de cette montagne, afin de ne point s’éloignerdu moins de celle qu’il aimait. Il se mit à l’œuvre.

Vers les onze heures, les nonnes sortirent etse répandirent dans leur île ; mais une d’elles s’éloigna deses compagnes et vint s’asseoir sous un saule au bord de l’eau.Elle était voilée ; elle portait le même costume que lesautres religieuses, et cependant Roland n’avait point douté uninstant que ce ne fût Hildegonde.

Pendant deux ans, soir et matin, Rolandentendit au milieu des voix religieuses cette voix qui lui était sichère ; pendant deux ans, tous les jours, à la même heure, lamême religieuse solitaire vint s’asseoir à la même place, quoiquechaque jour elle y vînt plus lentement. Enfin, un soir, la voixmanqua. Le lendemain au matin la voix manqua encore. Onze heuresvinrent, et Roland attendit inutilement. Les religieuses serépandirent, comme de coutume, dans le jardin, mais aucune d’ellesne vint s’asseoir sous le saule au bord de l’eau. Vers les quatreheures, quatre religieuses creusèrent, en se relayant, une fosse aupied du saule ; quand la fosse fut creusée, Roland entendit denouveau les chants auxquels la plus douce et la plus belle voixmanquait toujours, et la communauté tout entière sortit, escortantle cercueil dans lequel était couchée une vierge au front couronnéde fleurs et au visage pâle et découvert.

C’était la première fois depuis deux ansqu’Hildegonde levait son voile.

Trois jours après, un pâtre qui avait perdu sachèvre grimpa jusqu’au sommet de la montagne, et trouva Rolandassis, le dos appuyé contre la muraille de son ermitage, et la têteinclinée sur la poitrine. Il était mort.

Saint Goar le batelier

Saint Goar[16] est nonseulement un débarcadère, mais encore un pèlerinage. Autrefois unbeau château fortifié veillait sur la ville, mais en 1794 nous enavons fait sauter les murailles. Un aubergiste est entré par labrèche et y a bâti une auberge.

Quant au vieux saint qui avait donné son nom àla ville, il a bien perdu matériellement quelque chose aussi aupassage des Français ; mais moralement, il a conservé uneinfluence encore fort raisonnable pour le XIXesiècle.

Voici comment saint Goar a mérité cette granderéputation qui, de nos jours encore, s’étend depuis Strasbourgjusqu’à Nimègue.

Saint Goar était contemporain de Charlemagne,et par conséquent assistait à la lutte du grand empereur contre lesinfidèles. Pendant longtemps le saint regretta amèrement de nepouvoir aider le fils de Pépin autrement que par ses prières. SaintGoar était non seulement ermite, mais encore batelier. Il selivrait à ce regret tout en allant prendre sur la rive droite duRhin un voyageur qui lui avait fait signe de le venir chercher,lorsque tout à coup il lui vint une idée qui lui parut êtretellement une inspiration du ciel qu’il résolut de la mettre àl’instant même à exécution.

En effet, à peine saint Goar se trouva-t-ilavec le voyageur au milieu du Rhin, c’est-à-dire à l’endroit où lefleuve est le plus rapide et le plus profond, que, cessant tout àcoup de ramer, il demanda à son passager de quelle religion ilétait, et ayant appris qu’il avait affaire à un hérétique, ilquitta la rame, se jeta sur lui, le baptisa en un tour de main, aunom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et aussitôt, de peur qu’unbaptême ainsi administré perdît de sa vertu, il jeta le nouveauconverti dans le fleuve, qui l’emmena tout droit dans le paradis.La même nuit, l’âme du noyé apparut à saint Goar, et, au lieu delui faire des reproches sur la manière tant soit peu brutale dontil l’avait forcée de sortir de ce monde, elle le remercia de luiavoir procuré la félicité éternelle. Il n’en fallut pas davantageau saint, avec les dispositions naturelles qu’il avait, pour lelancer dans cette nouvelle voie convertissante ; aussi, àpartir de ce moment, y eut-il peu de jours qui ne fussent marquéspar une conversion nouvelle. Quand il avait affaire à un chrétien,au contraire, saint Goar ne se contentait pas de lui fairetraverser le Rhin, il le conduisait à son ermitage, et là ilpartageait avec lui les dons que la piété des fidèles y entassaitavec une prodigalité qui, en s’augmentant d’heure en heure,prouvait que la réputation du saint grandissait à vue d’œil.

Or il arriva que cette grande réputationparvint jusqu’à Charlemagne, qui, en sa qualité de connaisseur,appréciait le moyen de conversion adopté par saint Goar, et résolutde ne point laisser un si puissant auxiliaire sans récompense. Ilvint donc comme un simple étranger pour passer le Rhin, et ayantfait le signe accoutumé, il vit venir à lui le bon ermite ;mais son désir de passer le fleuve incognito fut sans résultat, carDieu avait empreint sur sa face une telle majesté, que saint Goarle reconnut avant même qu’il n’eût mis le pied dans la barque.

Un pareil hôte devait laisser trace de sonpassage ; aussi, arrivé à l’autre bord, et ayant bu d’un petitvin qui lui parut agréable, Charlemagne demanda des renseignementssur la terre qui le produisait, et, ayant appris qu’elle était àvendre, il l’acheta et en fit don à l’ermite, lui promettant de luienvoyer de plus un tonneau et un collier.

Effectivement, quelques semaines après lepassage de l’empereur, saint Goar reçut les deux objets promis.Tous deux étaient l’ouvrage de l’enchanteur Merlin, et avaientchacun une propriété particulière. Le tonneau, tout au contraire decelui des Danaïdes, était toujours plein, pourvu qu’on n’en tirâtle vin que par le robinet ; quant au collier c’était bienautre chose.

Dans l’épanchement du tête-à-tête, saint Goars’était plaint à Charlemagne de la mauvaise foi des infidèles, quimaintenant qu’ils savaient les habitudes de saint Goar, au lieud’avouer leur hérésie, répondaient tout bonnement qu’ils étaientchrétiens, traversaient le fleuve, protégés par ce titre, et, quandils étaient sur l’autre rive, buvaient son vin et s’en allaient enlui faisant des cornes. Il n’y avait pas de remède à cela, rien neressemblant à un chrétien comme un infidèle qui fait le signe de lacroix.

C’était à cet inconvénient que l’empereurCharles avait promis d’obvier, et c’était pour tenir sa promessequ’il envoyait le collier préparé par Merlin.

En effet, le collier avait une vertuparticulière. À peine avait-il touché la peau qu’il sentait à quiil avait affaire : si c’était à un chrétien, il restait dansson statu quo, et laissait tranquillement passer le vin dela bouche à l’estomac ; si c’était à un infidèle, il seresserrait immédiatement de moitié, de sorte que le buveur lâchaitle verre, tirait la langue et tournait de l’œil. Alors, saint Goar,qui se tenait près de lui avec une tasse pleine d’eau, le baptisaitlestement, et la chose revenait au même. C’étaient donc deuxcadeaux inappréciables et bien faits pour aller ensemble que celuidu tonneau et du collier.

Saint Goar sentit la valeur de ce don ;aussi, non seulement pendant toute sa vie en fit-il usage, maisencore ordonna-t-il aux moines, qui s’étaient réunis à l’entour delui, et qui de son vivant avaient fondé une abbaye dont il était lesupérieur, d’en faire usage après sa mort. Les moines n’ymanquèrent pas, et le collier et le tonneau miraculeux traversèrentles siècles en conservant leur puissance.

Malheureusement, en 1794, les Françaiss’emparèrent de Saint-Goar tellement à l’improviste que les moinesn’eurent point le temps de sauver leur tonneau. En entrant aucouvent, le premier soin des vainqueurs fut de descendre à la cave,et comme par un seul robinet le vin ne coulait pas à leur soif, ilsemployèrent l’expédient en usage en pareil cas, et lâchèrent troisou quatre coups de pistolet dans la bienheureuse futaille, sans sedonner la peine de boucher le trou des balles. Le soir, le régimentétait ivre, mais la tonne, dont le charme se trouvait rompu, étaità tout jamais vide.

Quant au carcan, le tambour-maître l’avaitpris pour en faire un collier à son caniche, et les amateursd’archéologie peuvent le voir tel qu’il était encore en 1809, dansle joli tableau d’Horace Vernet, intitulé le Chien durégiment.

Mais depuis 1812 on ne sait pas ce qu’il estdevenu, le pauvre caniche ayant été gelé avec son maître dans laretraite de Russie.

La sirène du Rhin

Au reste, saint Goar a pour sa réputation unterrible voisin, ou plutôt une terrible voisine, c’est la fée Lore,qui a donné son nom à un immense rocher à pic qu’on trouve à undemi-quart de lieue au-dessus des ruines de Katzenellen[17], et que, d’après elle, on appelle leLore-Lei.

Depuis Coblence, nous entendions parler decette partie du Rhin, à part la légende poétique qui s’y rattache,comme de la plus curieuse que le fleuve offre aux voyageurs duranttout son cours. En effet, pour traverser cet endroit, les passagersles plus indifférents étaient montés sur le pont, et il régnait surtout l’équipage une agitation traditionnelle qu’on remarque sur leRhône lorsqu’on s’approche du pont Saint-Esprit. C’estqu’effectivement, en cet endroit, le Rhin se resserre ets’assombrit ; son cours devient plus rapide ; car, dansun espace de cinq cents pas, ses eaux ont une pente de cinq pieds.Enfin, le Lore-Lei s’élève comme un sombre promontoire, et l’onvoit sortir du fleuve la pointe des rochers qui ont roulé de sesflancs et qui ont semé ce passage d’écueils. C’est au sommet decette montagne que se tenait la fée Lore.

C’était une belle jeune fille de dix-sept àdix-huit ans, si belle que les bateliers qui descendaient le Rhinoubliaient, pour la regarder, le soin de leurs bateaux, de sortequ’ils allaient se briser contre les rochers, et qu’il n’y avaitpas de jour où l’on n’eût à déplorer quelque nouveau malheur.

L’évêque qui habitait la ville de Lorchentendit parler de ces accidents, si souvent réitérés, qu’ilssemblaient l’effet d’une fatale influence, et les filles, lesfemmes et les mères de ceux qu’elle avait fait périr étant venues,avec des habits de deuil, accuser la belle Lore de magie, ill’assigna à comparaître devant lui.

La belle Lore promit de venir, mais, au jourqu’elle devait venir, elle l’oublia, de sorte que l’évêque envoyadeux hommes pour la prendre, et ces hommes la trouvèrent, selon sonhabitude, assise sur son rocher : elle chantait une vieilleballade comme en chantent les nourrices aux enfants qu’ellesbercent, et, sans faire aucune résistance, elle se leva et lessuivit.

Bientôt elle parut devant l’évêque, etl’évêque voulut l’interroger sévèrement ; mais à peinel’eut-il vue que, subissant le charme universel, il fixa ses yeuxsur les siens ; puis, avec un accent qui trahissait la pitiéqu’il éprouvait pour la jeune fille :

– Est-il vrai, belle Lore, lui dit-il,que vous soyez une magicienne ?

– Hélas ! hélas ! monseigneur,répondit la pauvre enfant, si j’étais une magicienne, j’aurais eudes charmes pour retenir mon amant, et mon amant ne serait pointparti ; et je ne passerais pas mes jours et mes nuits àl’attendre au sommet d’un rocher, en chantant la ballade qu’ilaimait.

Et en disant ces mots, la belle Lore se mit àchanter la ballade devant l’évêque, si bien que l’évêque vitqu’elle était folle.

Alors, au lieu de songer à la punir, ilcommença à la plaindre, et craignant en la voyant ainsi hors desens, qu’après avoir perdu son corps elle ne perdît son âme, ilordonna qu’elle fût conduite au monastère de Marienberg, et larecommanda par une bulle à la supérieure qui était sa parente.

La belle Lore partit, montée sur la plus doucehaquenée que l’on pût trouver, car l’évêque craignait qu’il ne luiarrivât malheur en route, et lui-même la suivit des yeux au milieude l’escorte qui l’accompagnait, jusqu’à ce que l’escorte et elleeussent disparu derrière le château de Nottingen ; et toutalla bien ainsi jusqu’à ce que l’on fût en vue des rochers où elleavait l’habitude de se tenir pour attendre son amant.

Mais lorsque l’on fut en vue de ces rochers,elle demanda à monter à leur sommet pour jeter un dernier coupd’œil sur le Rhin, et pour voir si celui qu’elle attendait depuissi longtemps ne revenait pas ; et comme l’évêque avaitcommandé qu’on ne la contrariât en rien, ses gardes l’aidèrent àdescendre de cheval, et deux d’entre eux la suivirent à quelquespas, afin de la rattraper si elle cherchait à fuir.

Mais à peine eut-elle posé le pied à terrequ’elle se mit à courir si légèrement, qu’elle semblait comme unehirondelle raser la terre, et qu’elle sautait de rocher en rocheravec tant de facilité, quels que fussent leur hauteur et leurescarpement, qu’on eût dit une ombre plutôt qu’une créature humaineappartenant encore à la terre des vivants.

Et ainsi, elle arriva au sommet de lamontagne, à l’endroit même où elle surplombait le fleuve : ets’avançant sur la dernière extrémité, elle ramassa la harpe qu’elley avait laissée la veille, et de cette voix triste qui ôtait laraison à ceux qui l’écoutaient, elle se mit à chanter sa balladeaccoutumée. Mais cette fois, quand la ballade fut finie, elle pritsa harpe contre sa poitrine, et les yeux au ciel, les cheveux auvent, elle se laissa lentement choir, non pas comme un corps quitombe, mais comme une colombe qui s’envole. Au même instant,l’escorte qui l’accompagnait jeta un grand cri ; la belle Loreavait disparu dans les flots.

L’escorte revint près de l’évêque et luiraconta ce qui s’était passé : alors l’évêque, tout ensecouant sa tête mitrée, ordonna que des messes fussent dites pourle repos de l’âme de la pauvre folle ; mais il avait lui-mêmepeu d’espérance car il savait que le crime que Dieu a le plus depeine à pardonner est le suicide.

En effet, quelques jours après, il appritqu’on avait de nouveau vu la belle Lore sur son rocher, et qu’à sadouce vue et à son doux chant des bateliers s’étaient perdus ;or, comme il savait à n’en point douter qu’elle s’était précipitéedans le fleuve, il pensa que pour cette fois il y avait réellementlà-dessous quelque enchantement, et fit venir un mathématicien trèssavant en affaire de magie.

Le savant consulta les astres, et dit àl’évêque qu’effectivement la belle Lore était morte, mais que,comme elle était morte en péché mortel, elle était condamnée àrevenir au même lieu où elle se tenait de son vivant, et qu’ellereviendrait ainsi jusqu’à ce qu’elle rencontrât un jeune chevalierqui lui fît oublier son premier amour.

L’évêque était trop pieux pour s’opposer enquelque chose que ce fût aux arrêts du ciel ; seulement il fitannoncer en tout lieu qu’on eût à se défier de la fée Lore, attenduqu’en punition de ses péchés la pauvre folle était devenue uneméchante enchanteresse ; et l’on n’eut point de peine à lecroire, car les chants si doux qu’elle faisait entendre autrefoisétaient devenus railleurs, et si quelque batelier échouait au piedde son rocher, elle répondait à son cri de mort par un grand éclatde rire, comme répondent la nuit les chats-huants aux cris desvoyageurs perdus dans les forêts.

Et cela dura pendant plus d’un siècle ;l’évêque mourut. La génération qui avait vu la pauvre Lore vivantedisparut en racontant son histoire à la génération qui devait lasuivre, et quatre autres générations passèrent ainsi en seracontant les unes aux autres comment était venue là cette méchantefée que l’on voyait ainsi comme un spectre sur son rocher, et donton entendait les éclats de rire chaque fois que quelque barqueégarée chavirait dans les ténèbres.

Cent ans et plus s’étaient écoulés ;l’empereur Maximilien régnait en Allemagne, et Roderic-LenzoliBorgia, de terrible mémoire, était pape à Rome, lorsqu’un soir unjeune chasseur, perdu dans la vallée de Ligrenkopf, parut tout àcoup à la sortie de cette vallée et se trouva en face du Rhin.

C’était par une de ces chaudes soirées d’été,où toute eau fraîche et limpide vous attire ; aussi, fatiguéde sa course, le jeune chasseur descendit aussitôt de cheval pourse baigner. Mais avant de descendre dans le fleuve, voulantindiquer à sa suite où il était, il sonna du cor ; aussitôtl’air qu’il venait de faire entendre fut répété si distinctementqu’il crut que quelque piqueur lui répondait ; il recommençaaussitôt une autre fanfare, qui fut reproduite si parfaitementencore, qu’il commença à douter ; enfin, à une troisièmeépreuve, il secoua la tête en disant : – C’est l’écho !et ayant posé son cor à terre, il se déshabilla et se jeta dans lefleuve.

Walter, c’était ainsi que se nommait le jeunenageur, était fils d’un comte palatin ; il avait dix-huit ansà peine, et c’était déjà non seulement le plus beau, mais encore leplus brave et le plus adroit des jeunes seigneurs qui, de Mayence àNimègue, habitaient les bords du Rhin.

Aussi, à la vue de ce bel enfant, dont elleavait commencé par se moquer, en lui renvoyant le son de son cor,et qui venait pour ainsi dire se livrer à elle, la fée Loreéprouva-t-elle tout à coup un sentiment que depuis longtemps ellecroyait mort dans son cœur ; mais, s’abusant elle-même, elleattribua son trouble à la pitié. La fée Lore se trompait :c’était de l’amour.

De son côté, le jeune homme l’avait aperçueassise sur son rocher, et s’était mis à nager vers elle ; lafée Lore le voyait s’approcher avec joie, et elle se mit à chantercette vieille ballade que tout autour d’elle avait oublié, exceptéelle ; et à cette voix, Walter redoubla d’efforts pour aborderau pied du rocher. Mais tout à coup la fée songea qu’entre le beaunageur et elle était l’abîme où tant de malheureux s’étaientengloutis ; aussitôt, elle interrompit son chant et disparut,si bien que tout rentra dans le silence et dans l’obscurité.

Alors Walter vit qu’il avait été le jouetd’une illusion, et comme il se sentait entraîné malgré lui, il sesouvint du gouffre ; heureusement il était temps encore, et lejeune homme, grâce à sa vigueur et à son adresse, parvint àregagner le rivage ; à peine y était-il qu’il vit venir sonvieil écuyer Blum. Blum avait entendu le triple appel du cor, etétait accouru.

Walter et le vieil écuyer rejoignirent bientôtleur suite ; puis, tous les chasseurs ensemble reprirent lechemin du château. Chacun revenait en parlant joyeusement desexploits de la journée ; Walter, seul, marchait pensif et latête inclinée sur sa poitrine ; il pensait à cette apparitiongracieuse qui n’avait duré qu’un instant, mais qui lui avait laisséune impression si profonde.

Et le lendemain et les jours suivants, lespêcheurs eurent beau regarder sur le Lei, ils ne virent point lafée. En échange, à partir de ce moment, tout ce qu’entreprenaitWalter lui réussissait ; on eût dit qu’un génie veillait prèsde lui, qui lui aplanissait toutes les difficultés.

En effet, le ciel était-il couvert de nuages,et la plus affreuse tempête menaçait-elle, il suffisait que Waltersortît pour que le ciel s’éclairât à l’instant même. Parlait-ondans les environs d’un cheval fougueux, Walter, selon seshabitudes, se le faisait amener, et à peine était-il en selle quele cheval devenait doux comme un mouton. Était-il altéré, unesource fraîche et limpide s’offrait à sa vue ; était-il las,un lit de fleurs…

De sorte que sur les bords du Rhin on neparlait plus que de son adresse et de son bonheur ; sa flècheatteignait le but partout où elle était lancée, que ce fût l’aigleplanant au plus haut des airs ou le daim fuyant au plus épais de laforêt : ses faucons étaient les plus audacieux, ses chiens lesplus fidèles.

Or, un jour que sa meute poursuivait unchevreuil, et que, pour la suivre dans les chemins escarpés où elles’était engagée, il avait quitté son cheval, le jeune chasseurs’égara, et quoiqu’il se trouvât dans une partie de la contrée quilui fût bien connue, il ne put retrouver son chemin ; car illui semblait que, par une magie dont il ne pouvait se rendrecompte, les objets avaient changé de forme.

Mais comme poussé par une puissance invisible,Walter avançait toujours. Bientôt, les sons d’une harpe parvinrentjusqu’à lui, et pensant qu’il devait être dans le voisinage dequelque château, il marcha vers l’endroit d’où lui semblait venirle son. Mais le son reculait à mesure qu’il avançait, demeuranttoujours assez près pour qu’il ne cessât point de l’entendre, troploin pour qu’il vît l’instrument que le rendait.

Il marcha ainsi depuis l’heure où l’ombreétait descendue jusqu’à l’heure de minuit. À minuit, il se trouvapresque au sommet d’une haute montagne qui dominait le Rhin, àdroite et à gauche le fleuve fuyait dans la vallée, comme un largeruban argenté. Walter gravit un dernier mamelon, et sur la pointela plus élevée du rocher, il vit une femme assise.

Cette femme tenait à la main la harpe dont lessons l’avaient guidé ; une douce lumière, pareille à celle del’aube, l’enveloppait comme si elle n’eût pu respirer que dans uneatmosphère différente de la nôtre, et elle souriait avec un simerveilleux sourire que ce sourire renfermait depuis le premieraveu de l’amour jusqu’aux dernières promesses de la volupté.

Walter reconnut à l’instant même l’êtremystérieux qu’il avait déjà entrevu pendant la nuit où il sebaignait dans le Rhin ; son premier mouvement fut d’aller àlui, mais à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’arrêta ensongeant à tout ce qu’on lui avait raconté de la Lore-Lei ;puis, comme c’était un cœur religieux, il fit dévotement le signede la croix, à l’instant même la lumière s’éteignit, et celle quila répandait jeta un cri et disparut comme une ombre.

Mais, disparue aux yeux de Walter, elle futdepuis ce moment présente à son esprit : sans cesse ilentendait retentir à ses oreilles la musique mélodieuse qui l’avaitguidé jusqu’au haut du rocher, et à peine fermait-il les yeux qu’ilrevoyait resplendissante de sa lumière étrange cette belle fée quil’avait accueilli avec un si gracieux sourire.

Et Walter tomba dans une profonde mélancoliecar, en face de cette image sans cesse présente à sa pensée, aucunefemme ne lui paraissait belle ; et comme il sentaitinstinctivement qu’il aspirait à quelque chose qui n’était point dela terre, chaque fois qu’on lui demandait la cause de la tristesse,il secouait la tête, soupirait, et montrait du doigt le ciel.

Enfin, un jour, le père de Walter lui annonçaqu’il eut à se préparer à partir pour Worms, où l’empereurMaximilien tenait sa cour : il était question de faire laguerre au roi de France, et l’empereur appelait à son aide ses plusbraves chevaliers. Les yeux de Walter brillèrent un instant de joieà l’idée de la gloire qu’il pouvait acquérir en cette guerre, et ilrépondit à son père qu’il était prêt à partir.

Cependant, dès le lendemain, il retomba danssa mélancolie habituelle. Sans cesse il semblait écouter des bruitsque nul n’entendait, sans cesse ses yeux semblaient suivre uneimage qui échappait à tous les yeux, et le vieil écuyer, voyantcette préoccupation éternelle, pressait tant qu’il pouvait lespréparatifs du départ, espérant tout d’un changement de lieux.

Mais, la veille de ce jour tant attendu par lepauvre Blum, Walter le fit appeler. L’écuyer se hâta de se rendreaux ordres de son jeune maître, et le trouva plus sombre et plusaccablé que jamais ; cependant, il tendit comme d’habitude lamain au vieil écuyer, lui dit qu’avant de quitter la contrée ilavait résolu de faire une dernière pêche sur le Rhin, et luidemanda s’il voulait l’accompagner.

Blum, qui avait bien souvent partagé ceplaisir avec son jeune maître, ne vit dans cette demande rien quede très simple ; il ordonna de porter les filets dans labarque, et Walter ordonna que la barque les attendît en face dupetit village d’Urbar[18].

C’était par une de ces belles soirées deprintemps où toute la nature, se réveillant de son sommeil, estharmonieuse comme si chaque chose de la création, de cette voix queDieu a donnée aux éléments comme aux hommes, chantait son hymne auSeigneur : le vent avait des mélodies étranges ; le soirdes parfums inconnus ; le fleuve réfléchissait le ciel commeun miroir, et les étoiles filantes, traversant l’azur, semblaient,au milieu du calme universel, pleuvoir silencieusement sur laterre.

Le vieux Blum jeta les filets ; maisWalter, au lieu de s’occuper de la pêche, regardait le ciel, desorte que la barque en dérive suivait le courant de l’eau. Tout àcoup une mélodie bien connue parvint jusqu’aux oreilles du jeunecomte ; il baissa les yeux, et, de sa place accoutumée, ilvit, sa harpe à la main, la fée Lore assise sur son rocher.

C’était la troisième fois qu’elle luiapparaissait ainsi, et cette fois, comme il l’était venu chercher,il ne songea point à s’éloigner d’elle ; mais au contraire, ilprit les avirons et se mit à ramer de son côté. À ce mouvementinattendu et qui dérangeait ses filets, Blum leva les yeux et vitque la barque se dirigeait droit vers le gouffre.

Alors il voulut arracher les rames des mainsde Walter ; mais il était trop tard, et quoiqu’il les lui eûtcédées sans résistance, le courant était si rapide, que, malgrétous les efforts du vieil écuyer, il emportait la barque versl’abîme. Déjà on entendait les mugissements du gouffre qui appelaitsa proie, Blum lâcha les avirons et se tourna vers Walter, espérantqu’en se jetant à l’eau avec lui ils pourraient encore tous deuxgagner le rivage ; mais Walter avait les bras tendus versl’apparition magique qui, de son côté, semblait glisser aux flancsde la montagne et se rapprocher de lui. Blum le conjura de ne pointse jeter ainsi au-devant de sa perte ; mais Walter était sourdet immobile. Le vieil écuyer voulut le prendre à bras-le-corps etse précipiter avec lui dans le fleuve, mais Walter le repoussa.Alors, le fidèle serviteur, voyant qu’il ne pouvait le sauver,résolut de mourir avec lui, et comme Walter ne songeait point àprier, il se mit à genoux au fond de la barque, et pria pour euxdeux.

Et la barque s’avançait toujours vers legouffre, et les mugissements de l’abîme devenaient de plus en plusforts ; on voyait dans la nuit sortir du fleuve la tête noiredes rochers, contre lesquels se brisait l’écume, et chacun d’euxsemblait au pauvre Blum un monstre informe monté à la surface del’eau pour le dévorer.

De son côté, la fée Lore, enveloppée de cettedouce lumière qu’elle semblait répandre, comme une statue d’albâtreau milieu de laquelle brûlerait une flamme, s’approchait avec sondoux sourire, et tendant les bras vers le jeune homme, comme lejeune homme les tendait vers elle : déjà elle était descenduedu rocher, et légère comme une vapeur, semblait glisser surl’eau ; enfin Blum sentit la barque trembler et frémir, commeun être animé qui s’approche de sa destruction. Il leva les yeux,il vit qu’ils étaient au milieu des rochers, à quelques pas dugouffre. Walter et la fée Lore allaient se rejoindre ; tout àcoup il sentit que la barque, attirée comme par la main d’un géant,s’abîmait dans les profondeurs du fleuve ; il n’eut que letemps de faire le signe de la croix et de recommander son âme àDieu ; car sa tête ayant porté contre un rocher, il sentitqu’il s’évanouissait, et crut qu’il allait mourir. Lorsqu’il revintà lui, il faisait grand jour, et il était couché sur le sable aupied du rocher.

Le pauvre écuyer chercha et appelaWalter ; l’écho moqueur du Lei lui répondit seul ; alorsil résolut de reprendre la route du château ; mais aux troisquarts du chemin, il rencontra le comte lui-même qui, inquiet del’absence de son fils, s’était mis à sa recherche. Blum se jeta àses pieds et se voila la tête avec son manteau en signe dedeuil.

Enfin, il lui fallut s’expliquer, et ilraconta tout au comte, comment deux fois son jeune maître avaitéchappé à la fée Lore ; mais comment, à la troisième fois, ill’était venu chercher lui-même. Le comte resta un instant immobileet comme écrasé par la douleur ; mais pas une larme ne tombade ses yeux, pas un soupir ne sortit de sa bouche. Enfin, après uninstant de silence :

– Celui, s’écria-t-il, qui me livreracette infernale fée, recevra une récompense royale.

– Oh ! s’il en est ainsi,monseigneur, s’écria Blum, permettez que ce soit moi qui tentel’entreprise ; car, par l’âme de mon jeune maître ! j’yréussirai ou j’y perdrai la vie.

Le comte fit signe de la tête qu’ilaccueillait la demande du vieil écuyer, et reprit le chemin duchâteau, où il s’enferma en rentrant ; et personne ne le vitplus de la journée, aucun serviteur ne fut appelé auprès delui ; seulement, à travers la porte de l’oratoire, onl’entendait pleurer à sanglots.

Le soir venu, Blum choisit parmi les hommesd’armes du comte ceux sur lesquels il croyait pouvoir compter pourmonter avec lui sur le rocher, tandis qu’il ferait envelopper sabase par les moins braves, afin que si la fée Lore cherchait às’échapper, elle fût prise entre eux et le fleuve. Puis, cesdispositions arrêtées, il monta hardiment au sommet.

La nuit était sombre et pareille à cette autrenuit où Walter avait fait la même ascension : Blum arriva à cepremier sommet où s’était arrêté le jeune comte ; puis, ayantde nouveau encouragé les soldats, il gravit la dernière cime.Arrivé au sommet de celle-ci, il aperçut la fée Lore, assise surson rocher et les yeux tendrement fixés sur le fleuve.

À cette vue, si peu faite qu’elle fût poureffrayer, les hommes d’armes, saisis de terreur, refusèrent d’allerplus loin ; mais le vieil écuyer, au lieu de partager leurépouvante, sentit redoubler sa colère contre l’enchanteresse quilui avait enlevé son jeune maître ; et voyant que quelqueinstance qu’il fît aux soldats pour l’aider à prendre la fée, ilsn’osaient faire un pas de plus, il s’avança seul vers elle encriant :

– Ô magicienne maudite ! tu vasenfin payer tout le mal que tu as fait.

À cette voix et à cette menace, la fée levadoucement la tête, et le regardant avec son doux sourire :

– Que veux-tu, vieillard, lui dit-elle,et qu’espères-tu me faire, à moi qui ne suis qu’uneombre ?

– Ce que je veux, répondit Blum, je veuxque tu me rendes le cadavre de mon jeune maître que tu as précipitéau fond du Rhin. Ce que j’espère, j’espère venger sur toi sa mortet celle de tant d’autres qui ont péri avant lui dans le gouffre oùil a disparu.

– Le jeune comte n’appartient plus à laterre, murmura la fée de sa voix mélodieuse ; le jeune comteest mon époux. Il est le roi du fleuve comme j’en suis lareine ; il a une couronne de corail ; il a un lit desable mêlé de perles ; il a un beau palais d’azur avec despiliers de cristal ; il est plus heureux qu’il n’aurait jamaisété sur la terre ; il est plus riche que s’il eût hérité del’héritage paternel, car il a toutes les richesses que le Rhin aenglouties depuis le jour de la création jusqu’à ce jour. Retournedonc vers son père, et dis-lui de ne pas pleurer !

– Tu mens, méchante fée, répondit Blum,et tu voudrais échapper à ma vengeance ; mais tu ne metromperas pas ainsi ; tu es en mon pouvoir, et ton heure estarrivée, à moins que je ne voie mon jeune maître lui-même, et quelui-même ne me confirme, soit de la voix, soit du geste, ce que tum’as dit. Ainsi donc, apprête-toi à me suivre.

Et il tira son épée et fit un pas pours’approcher de la fée ; mais d’une voix puissante, et enétendant le bras vers lui :

– Attends ! dit l’enchanteresse.

Et elle détacha son collier de son cou, et enprit deux perles qu’elle jeta dans le fleuve. Au même instant lefleuve bouillonna, et deux vagues énormes, ayant cette formeindécise et fantastique que l’on prête aux chevaux marins,montèrent le long des rochers jusqu’au sommet de la montagne, etsur l’une de ces deux vagues était un bel adolescent au visage pâleet aux longs cheveux pendants que le vieux Blum crut reconnaîtrepour le jeune comte, si bien qu’il resta immobile de stupeur.

Pendant ce temps, les deux vagues montaienttoujours jusqu’à ce qu’elles vinssent mouiller les pieds nus de lafée ; alors la belle Lore s’assit sur celle qui était vide,et, enlaçant ses bras à ceux du jeune homme, elle lui donna unbaiser. Puis les vagues commencèrent à redescendre, et, voyant quela fée lui échappait, Blum voulut la poursuivre. Alors le jeunehomme le regarda en souriant.

– Blum, lui dit-il, va dire à mon pèrequ’il ne pleure pas, et que je suis heureux.

À ces mots, il rendit à son épouse le baiserqu’elle lui avait donné, et tous les deux disparurent dans lefleuve.

Depuis ce jour, nul ne revit la Lore-Lei, etles bateliers n’eurent plus à craindre son chant de sirène. Tout cequi reste d’elle est un écho moqueur qui répète quatre ou cinq foisle son du cor, ou la Tyrolienne nationale que le pilote ne manquepas de chanter en passant devant le rocher de la Lore-Lei.

Les extrêmes se touchent. Après la pauvreLore-Lei victime de son amour, viennent les sept vierges victimesde leurs rigueurs, ces sept vierges sont autant de sœurs quis’amusaient à faire mourir les beaux jeunes gens d’amour. SaintNicolas, sans doute l’antique protecteur des garçons, les changeaen autant de roches qui sortent de l’eau, et qu’on ne manque pas demontrer en passant aux jeunes filles, pour les guérir de la mêmemaladie, si par hasard elles en étaient atteintes.

La maison de l’Ange

L’ingelheim, qui est le johannisberg[19] de la petite propriété, peut, malgrél’infériorité où les gourmets le tiennent, se vanter d’avoir uneorigine non moins aristocratique que son rival, car, s’il n’est pasvendu par un prince, il fut planté par un empereur. Ce futCharlemagne qui, ayant remarqué l’excellente exposition du terrain,y transporta les ceps du meilleur cru d’Orléans, et, selon sonespérance, la vigne gagna cent pour cent par la transplantation. Cefut une grande joie pour l’empereur d’avoir si bien réussi, attenduqu’après Aix-la-Chapelle sa résidence préférée était Ingelheim oula maison de l’Ange. Voici à quelle occasion ce château fut baptiséde ce poétique et céleste nom.

Vers l’année 868, Charlemagne avait résolu dese faire bâtir un palais qui commandât le Rhin, et en 874 ce palaisétait bâti. C’était un magnifique édifice, moitié forteresse,moitié château, qui était soutenu par cinquante colonnes de marbreet cinquante colonnes de granit. Ces colonnes de marbre lui avaientété envoyées de Rome et de Ravenne par le pape Étienne III, etles colonnes de granit avaient été tirées de l’Adenwald[20]. Si bien que, voyant sa nouvelledemeure impériale si heureusement achevée, il résolut d’y tenir unediète. En conséquence, les princes et les seigneurs environnantsfurent convoqués à cette grande solennité.

La nuit qui précéda le jour où la diète devaitavoir lieu, et comme l’empereur venait de s’endormir, un ange luiapparut et lui dit ces paroles : « Charles, lève-toiet vole. » Charlemagne se réveilla aussitôt et sentit unparfum céleste dans sa chambre. Mais comme les paroles que l’angelui avait dites lui paraissaient médiocrement en rapport avec lesCommandements de Dieu et de l’Église, il se figura avoir fait unrêve, et se rendormit.

Mais à peine l’empereur avait-il les yeuxfermés que la même vision lui apparut de nouveau, et qu’avec unvisage sévère comme celui d’un messager qui a droit de s’étonnerqu’on n’obéisse pas à ses ordres, l’ange répéta une seconde fois,d’une voix sévère, les paroles qu’il avait déjà dites et quel’empereur croyait avoir mal entendues. Il ouvrit aussitôt lesyeux, et vit la chambre pleine d’une lumière céleste, qui alla peuà peu s’affaiblissant et finit par s’éteindre tout à fait.

Cependant, l’ordre était si étrange queCharlemagne hésita encore d’y obéir, et reposant la tête surl’oreiller, se rendormit une troisième fois. À cette fois encore,le même ange lui apparut, mais avec un visage si menaçant, et illui réitéra le même ordre avec une voix si impérieuse, quel’empereur, qui cependant n’était point facile à effrayer, entressaillit de terreur, et se réveilla en sursaut. Cette fois, nonseulement la même céleste odeur était répandue et la même lumièreéclatante brillait, mais encore l’ange était debout près de sonlit, et ce ne fut que lorsqu’il eut été certain que l’empereur nepouvait pas douter de la réalité de sa présence qu’il étendit sesailes d’or et disparut. Cette fois, Charlemagne n’eut plus aucundoute que l’ordre ne lui vînt du ciel, car le messager était tropbeau pour être un envoyé de l’enfer.

Charlemagne n’hésita donc plus ; il seleva aussitôt, s’habilla à tâtons, tout en déplorant cecommandement du ciel qui lui ordonnait de commencer si tard unmétier si infâme. Mais l’empereur était, comme Abraham, décidé àtout sacrifier à Dieu, même son honneur. En conséquence, il revêtitsa cuirasse, ceignit son épée et prit son casque à sa main, commes’il allait commander une de ces expéditions guerrières pourlesquelles il avait autant de sympathie que pour celle-ci il avaitde répugnance ; enfin, il sortit de sa chambre, et s’arrêtantsur une galerie qui dominait tout le pays, il fit une pause pourdécider de quel côté il irait commettre ce vol qui l’embarrassaittant à accomplir.

La nuit, au reste, était sombre, et comme ilconvient à une telle expédition ; mais, si inspiratrice quefût l’obscurité, l’empereur était tellement novice dans le nouvelart qu’il lui fallait exercer que, quoiqu’il se promenât de long enlarge depuis près d’une heure, il ne lui était pas encore venu lamoindre bonne idée, lorsque, tout à coup, il s’aperçut qu’on venaitde lui voler son casque, qu’il avait posé sur la balustrade de lagalerie. L’empereur chercha bien de tous les côtés, regarda endedans et en dehors ; mais toute recherche fut inutile :le casque avait disparu.

Plus le vol était audacieux, plus le voleurétait adroit ; et, plus le voleur était adroit, plus, enpareille circonstance, il pouvait donner un bon conseil àl’empereur. Aussi, il lui parut que ce vol était une nouvellefaveur du ciel qui, voyant son embarras, en avait eu pitié. Enconséquence, élevant la voix :

– Que celui qui m’a volé mon casque,s’écria-t-il, se présente devant moi, et, sur ma parole royale, aulieu d’être puni, il recevra une récompense de cent ducats.

Aussitôt, un éclat de rire aigu retentit dansla galerie même, et, de dessous le tapis qui recouvrait une table,Charlemagne vit sortir son nain, qui s’approcha de lui et luitendit le casque afin qu’il y jetât la somme promise.

– Ah ! c’est toi, infâme voleur, ditCharlemagne ; j’aurais dû me douter qu’il n’y avait que toicapable de faire un pareil coup, et ordonner qu’on te donnât centcoups de verges, au lieu de te promettre aussi imprudemment que jel’ai fait cent ducats.

– Oui, maître, dit le nain, c’eût étéplus économique : c’est vrai ; mais un honnête homme n’aque sa parole. Voilà ton casque ; où sont les centducats ?

– Tu les auras tout à l’heure, quand tum’auras donné un bon conseil.

– Les cent ducats, dit le nain, ont étépromis pour le casque et non pour le conseil ; donne-moi lescent ducats pour le casque, et tu auras le conseil gratis.

Charlemagne étendit la main pour empoigner ledrôle qui lui parlait avec tant de hardiesse ; mais le nainvit le mouvement, et, rapide comme la pensée, il sauta sur labalustrade, et, avec l’adresse et l’agilité d’un singe, il se mit àgrimper le long d’une des colonnes, et ne s’arrêta que lorsqu’ilfut à cheval sur une des feuilles du chapiteau. Là il se mit àchanter une chanson dont il composait à la fois l’air et lesparoles. Cette chanson disait :

J’ai déjà un casque, un beau casque, uncasque surmonté d’une couronne royale : un casque qui me coûtecent ducats.

Et je vais tâcher d’avoir au même prix unecuirasse et une épée, et alors je me ferai armer chevalier parquelque empereur qui n’ait jamais manqué à sa parole.

Puis, quand je serai armé chevalier, quej’aurai une grande épée et une bonne lame, je m’en irai par montset par vaux faisant justice, car dans les pays de Germanie et deFrance justice a grand besoin d’être faite.

Mais, hélas ! où trouverai-je, pourm’armer chevalier, un empereur qui n’ait jamais manqué à saparole ?

Le bruit d’une bourse qui tombait sur lesdalles interrompit l’improvisation du chanteur ; le naincomprit que sa morale avait produit son effet, descendit de sacorniche et alla ramasser la bourse, un œil sur elle et un œil surl’empereur.

– Allons, viens ici, drôle, ditCharlemagne, et ne crains rien. J’ai besoin de toi.

– Oh ! alors, dit le nain, si tu asbesoin de moi, c’est autre chose, et je n’ai plus peur.

– Je voudrais voler, dit Charlemagne.

– Mauvais métier, dit le nain, surtoutlorsqu’on a affaire à des gens qui promettent et qui ne tiennentpas ; aussi, si tu m’en crois, puisque tu as le malheur d’êtrené honnête homme, reste honnête homme.

– Je te dis que je veux voler, ditCharlemagne d’un ton qui prouvait qu’il commençait à se lasser desréflexions philosophiques de son interlocuteur.

– Oh ! alors, dit le nain, si c’estune vocation décidée, il n’y a plus rien à dire. Que veux-tuvoler ?

– Ah ! voilà ce que je ne sais pas,dit Charlemagne. Mais je veux voler quelqu’un, et cela tout desuite, cette nuit.

– Diable ! dit le nain, ehbien ! volons.

– Mais qui voler ? demandaCharlemagne.

– Tiens, dit le nain en étendant la main,vois-tu cette pauvre cabane ?

– Oui, dit l’empereur.

– Eh bien ! il y a là un bon coup àfaire. Si pauvre qu’elle te paraisse, elle renferme aujourd’huicent florins : depuis près de dix ans le paysan qui l’habitetravaille tous les jours de cinq heures du matin à huit heures dusoir, de sorte qu’à force de remuer la terre il a mis de côté cettesomme. La porte ferme mal, le brave homme a le sommeil dur, tu voisqu’il est facile à voler.

– Misérable ! s’écria Charlemagne,tu veux que j’aille prendre à un malheureux le fruit de dix ans detravail, un argent tout trempé de sa sueur !

– Moi ! dit le nain, je ne veuxrien ; tu me demandes un conseil, je te le donne, et voilàtout.

– À un autre, à un autre ! s’écriaCharlemagne.

– Vois-tu cette maison de campagne ?dit le nain en étendant le doigt dans une autre direction.

– Je la vois, répondit l’empereur.

– C’est celle d’un richecommerçant ; celui-là, ce ne sont point des florins que tutrouveras chez lui, ce sont des ducats, et ce ne sera point parcentaines que tu les trouveras, ce sera par milliers.

– Et sans doute, dit Charlemagne, c’esten faisant l’usure et en vendant à faux poids qu’il a acquis unepareille fortune.

– Non, dit le nain, non. C’est, aucontraire, en faisant pour lui comme pour les autres des calculstellement exacts que sa probité est devenue un proverbe, et que parhasard, à celui-là, la probité a rapporté ce que rapporte auxautres la friponnerie.

– Comment ! gredin, dit l’empereur,et c’est justement un homme qui a fait fortune d’une manière sihonorable que tu veux que je ruine ?

– Je ne veux rien, dit le nain ;c’est toi au contraire qui veux voler. Je te dis quels sont ceuxqui ont de l’argent, voilà tout.

– Oui, sans doute, je veux voler, ditl’empereur, mais non pas le pauvre laboureur, non pas le commerçantindustrieux ; j’aimerais mieux voler quelque bon abbé,engraissé par le repos, enrichi par la dîme, qui n’ait jamais rienfait que dormir, manger et boire. Voilà qui je voudrais voler, situ veux le savoir.

– Peste ! pour un commençant, dit lenain, ce n’est pas mal raisonné ; mais en volant un tel homme,ce serait toujours les pauvres que tu volerais, car il saurait biense faire rendre le lendemain par le peuple le double de ce que tului aurais pris.

– Eh bien ! alors, dit l’empereur,je voudrais voler quelqu’un de ces mauvais chevaliers qui ne viventque de pillages et de roberies[21] ;qui trahissent ceux qu’ils devraient servir, et qui oppriment ceuxqu’ils devraient défendre.

– Oh ! alors, c’est autre chose, quene t’expliquais-tu tout de suite, dit le nain. J’ai ton affaire.Vois-tu ce château fort ?

– Oui, dit Charlemagne.

– Eh bien ! c’est au seigneurHarderic, le plus grand brigand que la terre ait porté après le roiAttila et le faux prophète Mahomet.

– Tant mieux, dit l’empereur.

– Mais là, ce ne sera pas chose facile.Il a le sommeil léger et la main lourde. Il y aura des coups àgagner.

– Tant mieux, tant mieux ! ditl’empereur.

– Eh bien ! alors, va-t’en mettreune autre cuirasse, une cuirasse sombre comme la nuit dans laquelleil faut que nous nous glissions. Va prendre un poignard court aulieu de cette longue épée. L’épée est une arme de jour pouratteindre de loin. La nuit on ne frappe que ce qu’on touche. On ales yeux à la main, et il ne faut pas que les yeux soient trop loinde la lame. Va et reviens, je t’attends ici, en comptant les ducatspour voir si mon compte y est.

L’empereur ne se le fit pas dire à deuxfois ; il rentra chez lui, et revint bientôt couvert d’unecotte de mailles d’acier bruni, qui lui prenait le corps comme unpourpoint, et lui emboîtait la tête comme un capuchon. Il avait deplus à sa ceinture un couteau, large, court et tranchant comme leglaive romain. Le nain l’examina des pieds à la tête et fit unsigne approbatif.

– Allons, dit Charlemagne, en route.

– En route, dit le nain.

Et tous deux sortirent du palais ; etdans la route la plus directe, c’est-à-dire à travers terre,s’avancèrent vers le château de Harderic.

Chemin faisant, Charlemagne, ayant rencontréune borne qui servait à marquer les limites d’un champ, l’arrachade terre et la mit sur son épaule.

– Que diable fais-tu là ? dit lenain.

– Crois-tu que nous trouverons la porteouverte ? demanda l’empereur.

– Non pas, répondit le nain.

– Eh bien ! j’emporte de quoil’enfoncer.

Le nain éclata de rire.

– C’est cela, dit-il, et au premier coupque tu frapperas, toute la garnison sera sur pied, et alors quetrouveras-tu à prendre ? quelque poule effarouchée qui se serasauvée dans les fossés. Je te croyais plus fort, maître.

– Comment faut-il donc faire ?demanda Charlemagne un peu confus de son inexpérience.

– Cela me regarde, dit le nain.

Charlemagne laissa tomber sa borne, etcontinua sa route sans dire une seule parole.

Arrivés à la porte, comme l’avait penséCharlemagne, ils trouvèrent la porte fermée. Alors il regarda sonnain comme pour lui demander ce qu’il fallait faire ; le nainlui fit signe de se tenir le plus près de la porte qu’il lui seraitpossible ; et s’élançant sur un figuier qui croissait dans lesfossés, et du figuier se cramponnant à la muraille, il monta,enfonça successivement ses mains et ses pieds dans les intervallesdes pierres jusqu’aux créneaux, et disparut. Un instant après,Charlemagne entendit une clef grincer dans la serrure : laporte s’ébranla lourdement, mais sans bruit, puis s’entrebâillajuste ce qu’il fallait pour laisser passer un homme. Charlemagnepassa ; le nain repoussa la porte avec les mêmes précautionsqu’il avait prises pour l’ouvrir, et les deux voleurs se trouvèrentdans la cour du château.

– Voilà votre chemin, dit le nain enmontrant à Charlemagne l’escalier qui conduisait aux appartementsdu château ; voilà le mien, continua-t-il en montrantl’écurie.

– Pourquoi ne viens-tu pas avecmoi ? demanda Charlemagne.

– Parce que j’ai aussi mon coup à faire,moi, dit le nain.

Et se mettant à courir à quatre pattes commeun chien, afin de ne pas être reconnu pour une créature humainedans le cas où il serait vu, il traversa le préau, et entra dansl’écurie.

Cette confiance du nain piqua d’honneurCharlemagne ; il monta l’escalier le plus doucement qu’il put,entra dans les appartements, et grâce à un rayon de la lune quijustement parut au ciel en ce moment, il parvint jusqu’à la chambrequi précédait celle où Harderic couchait avec sa femme. Arrivé là,il étendit la main pour voir s’il ne trouverait rien à prendre, etsa main tomba sur un coffre cerclé qui lui parut devoir contenir del’argent ou des bijoux. En ce moment le cheval du châtelain hennitsi violemment que Charlemagne en tressaillit.

– Holà ! dit Harderic en s’éveillanten sursaut, que se passe-t-il dans mon écurie ?

– Rien, répondit la voix de sa femme,c’est ton cheval qui hennit.

– Mon cheval n’a pas l’habitude de hennirainsi, dit Harderic, il faut que quelqu’un qu’il ne connaît pasessaie de le détacher.

– Et qui veux-tu qui essaie de détacherton cheval ?

– Qui, pardieu ! un voleur.

Et à ces mots, Charlemagne entendit Hardericdescendre de son lit et prendre son épée. Alors il se retira enarrière et, grâce au rayon de la lune, il le vit passer.Charlemagne demeura dans son coin, en maudissant le nain, et entenant à tout hasard sa main sur la garde de son épée.

Au bout d’un instant le châtelain rentra.

– Eh bien ! lui dit sa femme, qu’yavait-il dans l’écurie ?

– Il n’y avait rien, répondit Harderic,mais depuis trois ou quatre nuits je ne puis pas dormir.

– Et tu ne peux pas dormir parce que tumédites sans doute quelque chose.

– C’est vrai, dit le châtelain.

– Et que médites-tu ?

– Je puis te le dire maintenant, réponditHarderic, car le moment où notre projet doit s’accomplir estpresque arrivé ; demain, moi et onze autres comtes, barons etseigneurs, nous devons tuer le roi Charles, qui nous empêche d’êtreles maîtres chez nous, ce que nous sommes las de supporter, et ceque nous ne voulons plus souffrir.

– Ah ! ah ! fit tout basCharlemagne.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! ditla châtelaine désolée, et si votre complot échoue, vous êtes tousperdus.

– Impossible, dit le châtelain, noussommes liés entre nous par les serments les plus terribles ;demain, convoqués à la diète avec tous les autres, nous entrons aupalais sans exciter aucun soupçon ; nous serons bien armés, etil ne le sera pas, nous entourons son trône, nous le frappons, etil tombe.

– Et quels sont les conjurés ?

– C’est ce que je ne puis pas dire, mêmeà toi ; mais leur engagement signé de leur sang est ici dansla chambre à côté, enfermé dans la cassette qui se trouve sur latable.

Charlemagne allongea la main, la cassetteétait bien là où l’avait dit Harderic.

– Hélas ! dit la châtelaine, Dieuveuille que tout cela tourne bien !

– Amen, dit le châtelain.

Et il se remit à dormir : pendant quelquetemps encore on entendit les soupirs de la châtelaine, mais bientôtsa respiration douce et égale se mêla aux ronflements de sonmari : tous deux avaient repris leur sommeil interrompu.

Alors Charlemagne prit la cassette, la mitsous son bras, traversa les appartements, descendit l’escalier, etarriva dans la cour. Là, il vit son nain qui se débattait sur lecheval de guerre du châtelain qui hennissait et piaffait, commes’il jugeait indigne de lui d’obéir à un si misérable écuyer. Maisalors le bon empereur s’élança dessus, et à peine le cheval eut-ilsenti le poids d’un homme, et eut-il compris à quel cavalier exercéil avait affaire, qu’il devint doux comme un mouton. AlorsCharlemagne prit le nain par le collet de son habit, le mit encroupe, et partit au grand galop.

En arrivant au château, Charlemagne ouvrit lacassette qu’il avait volée, et y trouva les engagements des douzeconjurés signés de leur sang. Alors il fit éveiller ses gens etordonna qu’on dressât dans une des cours du palais onze potences detaille ordinaire, et une douzième plus élevée que les autres, et auhaut de chacune de ces onze potences, il fit clouer sur un écriteaule nom d’un des douze conjurés, et sur la potence la plus élevée lenom de leur chef Harderic.

Puis, comme il y avait deux entrées au palais,il ordonna de recevoir tous les autres barons convoqués par uneautre porte et dans une autre cour, et de ne recevoir que lesconjurés par la porte et dans la cour des potences.

Et il fut fait ainsi que Charlemagne l’avaitordonné, si bien que lorsqu’il vit tous les barons réunis, il leurraconta le complot tramé contre lui, leur montra l’engagement signédu sang des douze conjurés, et leur demanda quelle peine ilsavaient méritée : et tous les barons, d’une seule voix, direntqu’ils avaient mérité la mort.

Alors Charlemagne fit ouvrir les fenêtres quidonnaient sur la seconde cour, et les barons virent les douzeconjurés pendus aux douze poteaux.

Et en mémoire de l’apparition céleste àlaquelle il devait la vie, il nomma le palais où elle avait eu lieuIngelheim, ou la maison de l’Ange.

Histoire du démon familier du sire deCorasse

[22]Il y adix ans à peu près que j’avais devant le pape d’Avignon un grandprocès avec un clerc de Catalogne nommé Martin, lequel était trèsinstruit en fait de sciences occultes. C’était à propos de dîmesqu’il prétendait avoir le droit d’exiger sur mon domaine deCorasse, et qui pouvaient bien s’élever à la somme de cent florinspar an. Soit qu’effectivement il eût une charte en bon état, soitprédilection pour l’Église, le seigneur pape lui donna raison et lejugea en son droit. Le clerc leva copie de la sentence, etchevaucha tant et si bien qu’il arriva en Béarn afin de se mettreen possession. Mais j’étais prévenu, de sorte que je mis en armestous mes écuyers et valets, et que j’allai le recevoir avec une sibelle assemblée que jamais clerc n’en avait vu venir une pareilleau-devant de lui pour l’honorer. Bientôt je l’aperçus quiapprochait, la bulle du pape à la main. Mais bientôt je lui fissigne de ne pas aller plus loin, et, m’avançant vers lui :

– Maître Martin, lui dis-je, pensez-vousque vos lettres me fassent renoncer à un héritage qui m’a été léguépar mon père, et cela tant que je pourrai le défendre par monépée ? Si vous pensez ainsi, c’est grande erreur, Messire, et,si vous persévérez dans cette mauvaise entreprise, vous pourrezbien y laisser votre vie. Allez donc chercher ailleurs desbénéfices, car, de mon héritage, beau clerc, tant que j’aurai lecasque en tête et la cuirasse sur le dos, vous ne toucherez rien,et j’espère mourir et être enterré dans mon armure. Alerte, donc,et retirez-vous en Catalogne ou à Avignon, comme il vousplaira ; mais videz le pays de Béarn, je vous leconseille.

– C’est là votre dernier mot ? merépondit le clerc.

– Non, ce n’est quel’avant-dernier ; le dernier sera : assomme.

– Sire chevalier, reprit-il alors avecplus de courage que je n’en attendais d’un homme de robe, par forceet non par droit vous m’enlevez le revenu de mon église, et vousvous fiez sur ce que vous êtes fort dans le pays où vous êtes. Maissachez que, de retour au couvent, je vous en enverrai tel championque vous n’en aurez jamais vu de pareil.

– Allez au diable ! répondis-je, etenvoyez-moi qui vous voudrez.

Or, je crois qu’il y alla réellement comme jelui avais dit de le faire ; car, environ trois mois après, unenuit que je dormais tranquillement en mon lit, près de ma femme, ilcommença à se faire un grand bruit par tout le château. Alors, mafemme, qui s’était réveillée la première, me saisit par lebras.

– Qu’y a-t-il ? lui dis-je.

– Entends-tu ? me répondit-elle.

– Bah ! fis-je, c’est le vent.

– Non, Sire, ce n’est point ;écoutez. On dirait qu’on brise, qu’on ferraille… Mon bon Seigneurayez pitié de nous.

Et ma femme se mit à prier et à trembler.

En effet, c’était un bruit et un tempêtementcomme je n’en avais oncques entendu. On eût cru que le châteauallait se fendre depuis les greniers jusqu’aux caves ; puis,de temps en temps, on venait frapper à la porte de la chambre detels coups que ma pauvre femme en bondissait dans son lit. Je fusbien forcé d’avouer alors qu’il se passait quelque chosed’extraordinaire ; mais, comme si je faisais bruit, j’avaispeur que le lendemain mes chevaliers et valets ne me prissent pourun visionnaire, je me tins coi et sans sonner mot. Au premier coupde l’angélus le tapage cessa ; alors je m’endormis un tantsoit peu, et me levai à mon heure ordinaire.

Je trouvai un grand assemblement de mesécuyers et valets. Chacun avait entendu le bruit infernal qui avaiteu lieu toute la nuit, et partout on trouvait traces des tapageurs.Toute la vaisselle de faïence était brisée, toute celle d’étaintordue, toute celle d’argent était noircie, comme si elle eût passépar la flamme de Lucifer. Le reste du château était bouleversé demême manière ; les ustensiles de cuisine étaient dans lagrande salle d’honneur ; les meubles de la grande salled’honneur étaient dans les bûchers, et les bûches et fagots étaientpartout. Il y en eut pour toute la journée à remettre les choses enordre, et l’on n’avait pas encore fini la besogne, que la nuitétait venue.

Celle-ci fut pire encore que lapremière : on eût dit un tremblement de terre ; leschiens hurlaient dans les niches, les chevaux hennissaient dans lesécuries, les chouettes chantaient sur les arbres, les armuress’agitaient dans la salle d’armes, les meubles marchaient sur leursquatre pieds, les poêlons dansaient sur leur queue ; c’étaitun sabbat diabolique : ma femme pleurait, tremblait et priait,tout cela en même temps. Quant à moi, je sautai en bas de mon lit,et, tout en chemise et l’épée à la main, je m’élançai dans lecorridor.

– Qui est là ? criai-je ; quifait tout ce tapage ?

– Moi, répondit une voix.

– Qui es-tu, toi ?

– Je suis Orthon.

– Hé bien, Orthon, quit’envoie ?

– Un clerc de Catalogne, nomméMartin.

– Et pourquoi t’envoie-t-il ?

– Parce que tu as refusé de lui payer sadîme, malgré le jugement du seigneur pape Urbain V ; desorte que je ne te laisserai en paix que lorsque tu lui auras payéce qui lui est dû, et qu’étant content, il me donnera moncongé.

Je réfléchis un instant, puis me vint uneidée.

– Orthon ! lui dis-je.

– Hem ? fit la même voix.

– Écoute bien ce que je vais te dire.

– Dis.

– Le service d’un clerc est un pauvreservice pour un gaillard comme toi, qui me parais alerte, dispos etentreprenant ; il rapporte trop de mal et pas assez deprofit ; laisse-là ton clerc, et cherche un autre service.

– Je n’aime pas rester sans condition,répondit la voix.

– Hé bien, je t’en trouverai une,moi.

– Où donc ?

– Chez un brave chevalier qui a pourfenduplus d’ennemis que ton moine n’a de grains à son rosaire.

– Ce chevalier est-il riche ?

– Comme le roi.

– Bon chrétien ?

– Comme le pape.

– Hem ! fit Orthon, sa majesté leroi est en petite finance, et le pape est excommunié ; tu net’engages guère.

– Tu refuses ?

– C’est selon.

– Songe…

– Comment s’appelle lechevalier ?

– Raymond de Corasse.

– C’est donc toi ?

– C’est moi.

– Veux-tu sérieusement ce que tu medis ?

– Sérieusement ; à une condition,pourtant.

– Laquelle ?

– Tu ne feras de mal à personne, niau-dedans ni au-dehors.

– Je ne suis point un méchant esprit, ditOrthon, et je n’ai point faculté de faire le mal. Tout mon pouvoirse borne à te réveiller pendant ton sommeil, ainsi que me l’aordonné frère Martin.

– Hé bien, laisse-là ton méchantclerc.

– Je veux bien.

– Et tu seras mon serviteur.

– C’est dit.

Et depuis ce jour ou plutôt cette nuit, ce bonpetit esprit, sans exigence et rétribution aucune, s’enamouratellement de moi, qui l’avais tiré des mains de son méchant clerc,qu’il ne se passe pas de semaine sans qu’il me visite.

– Et comment vous visite-t-il ? ditle comte de Foix, qui accordait grande attention au récit de sireRaymond.

– Toujours nuitamment et lorsque je suiscouché. Or, comme je suis gisant au bord et ma femme dans laruelle, il entre dans ma chambre.

– Par où ? interrompit le comte.

– Je n’en sais rien, sur ma foi, réponditle chevalier.

– C’est merveilleux, dit le comte ;continuez.

– Puis, venant au chevet de mon lit, iltire doucement mon oreiller ; alors je me réveille endisant : Qui est là ? – C’est moi, Orthon, me répond-il.Et bien souvent dis-je : Laisse-moi dormir. – Non pas, maître,me répond-il, car j’ai nouvelles à t’apprendre, et je viens de loinpour te les dire. – D’où viens-tu ? – Je viens d’Angleterre,de Hongrie, de Palestine ou d’un autre pays quelconque. J’en suisparti il y a deux heures, et voici quels événements me sontadvenus. Alors, tandis que ma femme se cache sous la couverture,Orthon me raconte toutes nouvelles qu’il sait, et il les saittoutes, en quelque lieu du monde qu’elles arrivent. Par ainsi ai-jesu cette nuit la grande merveille de la batailled’Aljubarota[23], et, pensant que vous étiez engrande inquiétude de votre fils Yvain, je suis venu vous donneravis qu’il est encore de ce monde. Si, au contraire, il eûttrépassé, j’aurais fait dire des messes pour le salut de son âme,mais j’aurais laissé à la renommée le soin de venir vous apprendresa mort, et vous ne l’auriez sue que dans un temps, car il y a bienquinze jours de marche d’ici à la place où a été livrée labataille.

– Cela est merveilleux, dit le comte deFoix.

– Cela est ainsi, répondit sireRaymond.

– Et votre messager a-t-il plusieursmaîtres ?

– Pour cela, je ne sais.

– Et dans quelle langue vous raconte-t-ilses histoires ?

– Dans le plus pur gascon que l’on puisseparler.

– Vous êtes bien heureux d’avoir un telcourrier qui ne vous coûte rien à loger, à habiller ou à nourrir,et je désirerais fort en avoir un pareil ; mais, si jel’avais, je le voudrais voir. Avez-vous jamais vu Orthon ?

– Jamais.

– Et vous n’en avez pas eudésir ?

– Je n’y ai pas pensé.

– Or, il faut que vous le voyiez, sire deCorasse, et que vous me disiez comment il est, et s’il a forme dedragon, de quadrupède ou d’oiseau.

– Par ma foi, vous avez raison,Monseigneur, et voilà que l’envie m’en vient comme à vous.

– Vrai.

– Si vrai qu’à la première occasion je memettrai en peine de le voir et verrai, je vous promets, s’il aforme que les yeux d’un chrétien puissent distinguer.

Ces conventions faites, et comme il étaittrois heures du matin, les chevaliers se retirèrent chacun dans sachambre, et le lendemain, après le déjeuner, vers l’heure detierce, le sire Raymond prit congé du comte de Foix, et se mit enchemin pour regagner son château de Corasse.

Il y était depuis trois nuits, et dormaitcomme d’habitude en son lit, sa femme vers la ruelle et lui aubord, lorsqu’il sentit qu’on lui hochait son oreiller.

– Qui va là ? dit-il.

– Moi.

– Qui, toi ?

– Orthon.

– Que veux-tu ?

– Grande nouvelle te dire.

– Laquelle ?

– Le roi de Navarre est mort.

– Bah !

– C’est vrai.

– Il était encore jeune, cependant.

– Il avait cinquante-cinq ans, deux mois,vingt-deux jours, onze heures, dix-sept minutes.

– Et comment s’est faite lachose ?

– As-tu le temps de l’entendre ?

– Oui, certes.

– Or donc, je vais te le dire.

La femme de sire de Corasse se cacha sous lacouverture, et Orthon commença :

– Tu sauras donc que le roi de Navarre setenait en la cité de Pampelune, lorsqu’il lui vint en imaginationet volonté de mettre sur son royaume une taille de deux cent milleflorins ; il manda donc son conseil, lui exposa la demande etlui dit qu’il voulait que ce fût ainsi. Le conseil n’osa dire non.À donc furent aussitôt mandés à Pampelune les plus notables gensdes cités et bonnes villes de Navarre ; tous y vinrent, nuln’ayant courage de refuser.

« Quand ils furent tous venus en lacapitale, et qu’ils furent assemblés au palais du roi, celui-cileur exposa la cause pour laquelle il les avait convoqués, et leurdit qu’il lui convenait d’avoir à cette heure, et pour les besognespressées, la somme de deux cent mille florins ; qu’enconséquence il donnait ordre qu’une taille s’en fît, et que, pouracquitter cette taille, les grands paieraient dix livres, lesmoyens cinq livres et les petits une livre. Cette requête causagrand ébahissement parmi les notables, car, l’année précédente il yavait déjà eu une taille extraordinaire de cent mille florins, enraison du mariage de madame Jeanne fille du roi, avec le duc deBretagne, de sorte que la moitié de cette taille restait encore àpayer.

« Les députés demandèrent alors un délaipour tenir conseil et délibérer. Le roi leur donna quinzejours ; les notables retournèrent en leurs villes etcités.

« Alors le bruit de cette taille énormese répandit, et toute la Navarre en fut en grand émoi, car les plusriches étaient obérés des impôts merveilleux que décrétait à toutmoment leur souverain. Ceci n’empêcha point qu’au jour fixé lesquarante notables, revenus de toutes les parties du royaume, setrouvèrent de nouveau réunis dans la cité de Pampelune.

« Le roi les assembla dans un grandverger du palais tout enclos de hauts murs ; et, quand ilsfurent entrés, il monta sur un siège et s’assit afin d’entendre laréponse de ses bonnes villes. Elle était unanime ; lesnotables envoyés par elles répondirent tout d’un accord qu’iln’était pas possible d’imposer une taille nouvelle, vu que ladernière n’était pas encore payée, et que le retard tenait à lapauvreté du royaume. Le roi leur fit répéter leurs discours commes’il avait mal entendu, et, lorsqu’ils eurent fini : Vous êtesmal conseillés, leur dit-il, délibérez encore. Et il sortit en lesenfermant dans le verger, où il leur fit porter dans la journée dupain et de l’eau, juste ce qu’il leur en fallait pour les empêcherde mourir de soif et de faim ; ils demeurèrent ainsi sans abriau soleil pendant trois jours, et chaque matin on leur demandaits’ils avaient délibéré, et, comme ils répondaient que non, on enprenait un au hasard et on lui coupait la tête.

« Le soir du troisième jour, le roi avaitdonné à souper à une belle demoiselle et amie dans une aile de sonchâteau, et, comme il quittait la chambre de la dame pour rentrerdans la sienne, il fut pris de froid en passant dans un grandcorridor, si bien qu’il gagna son appartement tout frileux, et dità un de ses valets : Faites-moi tiédir mon lit, car je tremblede froid et me veux coucher et reposer. Le valet obéit, mais,quoiqu’il eût chauffé les draps avec une bassinoire d’airain, lefroid alla toujours en augmentant, de sorte que le roi, se sentantclaquer les dents et croyant qu’il allait trépasser par la glacequ’il sentait dans la moelle de ses os, tenta d’un remède que luiavait indiqué un médecin de ses amis, à savoir : de se faireenvelopper et coudre dans une couverture tout imbibée d’eau-de-vie.Il se roula dans le drap, que l’on trempa en tout point dans laliqueur, et un de ses valets se mit à le coudre. Lorsquel’opération fut finie, et comme le roi commençait à sentir grandbien de ce remède, le valet voulut rompre le fil de lacouture ; mais ce fil étant trop fort et trop dur pour êtrefacilement brisé, il en approcha la bougie de cire afin de lebrûler. Or, le fil était imbibé d’eau-de-vie, de sorte que le feu yprit que c’était merveille, et gagna le drap. En un instant le roide Navarre se trouva tout enflammé, et comme il avait les pieds etles bras pris dans son linceul, il ne put ni se sauver nis’éteindre. Ainsi fut-il brûlé, malgré ses cris, et trépassa cettenuit au milieu des malédictions.

– Ah ! fit le sire de Corasse, tu meracontes là une piteuse histoire.

– Elle est vraie, dit Orthon.

– Il faudra que j’en écrive demain matinau comte de Foix.

– N’as-tu pas autre chose à medire ?

– Si fait.

– Quoi donc ?

– J’ai à te demander comment tu fais pouraller si vite.

– C’est vrai, dit Orthon, je vais plusvite que le vent.

– As-tu donc des ailes ?

– Non point.

– Et comment fais-tu donc pour volerainsi ?

– Tu n’as que faire de le savoir.

– Orthon, dit le chevalier, je te verraisvolontiers pour savoir un peu de quelle façon tu es fait.

La femme de sire de Corasse se mit à tremblerplus fort que de coutume, et, ne pouvant résister à sa crainte,elle pinça son mari de telle manière que celui-ci se retourna etdit d’une voix qui n’admettait pas la discussion :

– Tenez-vous tranquille, chère dame, carje suis le maître et ferai selon ma volonté.

La dame obéit, et ne toucha plus sonmari ; mais on entendait ses dents claquer de la grandeterreur qui s’était emparée d’elle.

– As-tu entendu ? dit le chevalier àOrthon, voyant qu’il ne répondait pas à sa demande.

– Oui, certes, dit l’esprit ; maistu n’as que faire de me voir. Qu’il te suffise de m’entendre quandje t’apporte de grandes et vraies nouvelles.

– Pardieu ! reprit le sire, j’aipourtant grande envie de te voir.

– C’est chose inutile, réponditl’esprit ; donne-moi congé et que je m’en aille.

– Non, dit le chevalier insistant, car jet’aime bien, Orthon ; mais il me semble que je t’aimeraismieux encore si je t’avais vu.

– Hé bien, puisque tu le veux absolument,dit Orthon, la première chose que tu verras dans ta chambre demain,en sortant du lit, ce sera moi.

– Il suffit, dit le chevalier.

– Et maintenant me donnes-tucongé ?

– Je te le donne.

Et le chevalier se retourna vers sa femme, quitremblait toujours, la rassura et se rendormit.

Le lendemain matin le sire de Corasse commençade se lever ; mais quant à sa femme, qui n’avait pas dormi uneseconde, elle fit la malade et dit qu’elle resterait couchée toutce jour. Le chevalier insista, mais il n’y eut pas moyen de ladécider ; elle avait peur de voir Orthon. Quant à sireRaymond, comme c’était tout son désir, il s’assit sur son lit etregarda de tout côté, mais il n’aperçut rien. Alors il alla versles fenêtres et les ouvrit, espérant qu’au grand jour il seraitplus heureux ; mais il ne vit aucune chose qui pût lui fairedire : Ah ! voici Orthon. Il crut donc que son messagerlui avait manqué de parole, et il s’en alla à ses affaires. Safemme n’entendant aucun bruit et n’apercevant aucune apparition, sedécida à se lever, et la journée se passa tranquillement. Le soirvenu, le chevalier et la dame se couchèrent ; puis, à l’heurede minuit, le sire de Corasse sentit qu’on tirait son oreiller.

– Qu’est-ce ?

– C’est moi.

– Qui, toi ?

– Orthon.

– Hé bien, Orthon, laisse-moi dormirtranquille, car je n’ai plus confiance en toi, et tu es unbourdeur[24].

– Pourquoi cela ? dit l’esprit.

– Parce que tu devais te montrer à moi,et que tu ne l’as point fait malgré tes promesses.

– Si l’ai-je fait.

– Tu mens.

– Non point ; quand tu t’es assissur ton lit, ne vis-tu pas quelque chose ?

– Où cela ?

– Sur le plancher de ta chambre.

Le chevalier réfléchit un instant.

– Oui, dit-il, c’est vrai, en m’asseyantsur mon lit et en pensant à toi, je vis deux longs fétus de paillequi tournaient ensemble et s’agitaient comme des pattes de faucheuxarrachées du corps.

– C’était moi, dit Orthon.

– Vraiment ! fit le sire de Corasseétonné.

– Oui ; il m’avait plu de prendrecette forme.

– Hé bien, choisis-en une autre pourdemain, dit le chevalier ; car j’ai si grande envie de teconnaître, qu’il faut que je te voie.

– Tu seras si exigeant que tu me perdras,dit l’esprit.

– Non pas, répondit le chevalier ;quand je t’aurai vu une seule fois, tout sera dit.

– Tu le promets ?

– Je le jure.

– Hé bien, reprit Orthon, la premièrechose que tu verras en te levant et en entrant dans le corridor, cesera moi.

– C’est dit, répondit le chevalier.

– Et maintenant me donnes-tu moncongé ?

– Oui, et de grand cœur, car je veuxdormir.

Quand vint le lendemain, à l’heure de tierce,le sire de Corasse se leva, et, s’habillant rapidement, ouvrit laporte du corridor, mais il n’y vit rien qu’une hirondelle qui,ayant son nid à l’une des fenêtres, avait passé par une vitrecassée. Or, l’oiseau, en voyant le sire de Corasse, vint volerautour de lui. Comme il avait les hirondelles en haine, parce quedès l’aube elles le réveillaient par leurs gazouillements, ilvoulut la frapper avec une houssine[25] qu’iltenait à la main, mais il n’atteignit que le bout de son aile.L’oiseau poussa un petit cri plaintif et sortit par la même vitrequ’il était entré. Alors le sire de Corasse se promena plusieursfois d’un bout à l’autre de son corridor, mais il ne vit rien surle plancher, sur les murs ni au plafond qui pût être son messager.Il s’en courrouça grandement et se promit de le quereller à la nuitsuivante.

À l’heure mentionnée, le chevalier sentitqu’on lui tirait son oreiller ; cette fois il ne demanda pasqui venait, car il était d’une si grand’colère qu’il n’avait encorepu dormir ; aussi débuta-t-il en disant :

– Ah ! te voilà de retour, diseur demensonges.

– À qui en as-tu ? dit Orthon.

– À toi, méchant esprit, qui promets etqui ne tiens pas tes promesses.

– À moi, dit Orthon ; tu as tort, jen’ai rien promis que je n’aie tenu.

– Ne m’avais-tu pas promis que je devaiste voir en entrant dans le corridor ?

– Hé bien, tu m’as vu.

– Je n’ai rien vu qu’une méchantehirondelle dont je ferai jeter bas le nid.

– Cette hirondelle, c’était moi.

– Bah ! fit le chevalier, c’estimpossible !

– Si possible, que tu m’as donné un coupde houssine sur l’aile, dont j’ai encore le bras tout meurtri.

– C’est vrai, dit le chevalier ;pardonne-moi donc, mon pauvre Orthon, car je ne te veux pas demal.

– Je n’ai pas de rancune, réponditl’esprit.

– Hé bien, si cela est, indique-moicomment je pourrai te voir demain.

– Tu y tiens donc toujours ? dittristement la voix.

– Plus que jamais.

– Tu feras tant, sire chevalier, que tume bouteras hors de ton service, et que je ne viendrai plus tevisiter et te dire des nouvelles.

– Si fait, tu y viendras toujours, car tune m’en seras que plus ami et plus cher lorsque je t’aurai vu.

– Il faut faire tout ce que tu veux, ditOrthon.

– Oui, il le faut, répondit lechevalier.

– Hé bien, soit.

– Tu consens ?

– Oui ; la première chose que tuverras demain en ouvrant la fenêtre de la salle à manger, dans lacour, ce sera moi.

– Hé bien, va-t’en à tes affaires, dit lechevalier, car je n’ai pas dormi encore de chagrin de ne t’avoirpas vu, et j’ai sommeil.

Le chevalier se réveilla tard, car il s’étaitendormi à la mi-nuit passée. Il lui prit aussitôt la craintequ’Orthon n’eût pas la patience d’attendre et s’en fût allé. Ilsauta donc à bas de son lit, traversa le corridor, courut à lasalle à manger, ouvrit la fenêtre et fut fort émerveillé, car dansla cour il y avait, cherchant pâture parmi le fumier et les herbes,une grande laie de sanglier, plus grande qu’il n’en avait jamaisvu, avec des tettes pendantes comme si elle eût nourri trentemarcassins, et si maigre qu’elle n’avait que les os et la peau, etque son museau allongé comme une trompe était tout grognant et toutassumé.

Lorsque le sire de Corasse vit cela, il futfort ébahi ; car il ne put croire que ce fût son gentilmessager Orthon qui eût pris cette forme, mais bien pensa quec’était une truie sauvage qui s’était sauvée par famine de laforêt, et était venue chercher plus grasse pâture dans la cour duchâteau. Or donc, comme il ne voyait pas volontiers chez lui un sipiteux animal, il commanda ses gens et appela ses piqueurs,criant : Or tôt ! or tôt ! lâchez les chiens duchenil, et courez sus à cette laie, et qu’elle soit bravementpillée. Les piqueurs et les valets obéirent et lâchèrent la meute.À peine les chiens eurent-ils vu la truie, qu’ils s’élancèrent verselle à grand courage et la gueule ouverte ; mais ils nemordirent que le vent, car, lorsqu’ils furent près d’elle, elles’évanouit en fumée.

Jamais plus ne revit son gentil messagerOrthon, le sire de Corasse, qui mourut un an, jour pour jour, heurepour heure, minute pour minute, après l’aventure que nous venons deraconter.

Les chasses du comte de Foix

Le comte Gaston Phœbus avait tué son filsbien-aimé, le seul héritier de son nom et de sa fortune.

Voilà pourquoi, à l’époque où commence cettehistoire, il avait tant de cheveux blancs sur la tête et tant derides au front ; voilà pourquoi il avait un retrait toutrempli d’oraisons, où il se renfermait une heure par jour pour ydire les heures de Notre-Dame, les litanies des saints et lesvigiles des morts ; voilà pourquoi enfin il tressaillit sifortement lorsqu’on frappa à la porte du château d’Orthez, car touten écrivant le soixante-troisième chapitre de son ouvrage sur lachasse des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, il pensait à sonpauvre petit garçon, qui reposait à cette heure dans la chapelledes frères mineurs à Orthez, tandis que son frère bâtard, Yvain,guerroyait avec les Castillans contre le roiJean Ier de Portugal.

Or, six ans s’étaient écoulés depuis lesévénements que nous venons de raconter. Le comte de Foix, aprèsavoir fait comme d’habitude sa prière en son retrait, venait dedescendre en sa salle à manger, où l’attendait messire Yvain, quiétait devenu un grand et beau chevalier ; messire Ernantond’Espagne et messire Jehan Froissard[26] lechroniqueur, que le chevalier Espaires de Lyon avait rencontré àCarcassonne et avait amené en sa compagnie jusqu’au châteaud’Orthez, où il avait été merveilleusement reçu du comte deFoix.

On venait de se mettre à table, lorsqu’unvalet entra dans la salle, et, se tenant près de la porte, attenditque son maître lui adressât la parole, quoiqu’on vît que bienévidemment il avait une nouvelle à annoncer ; au bout dequelques instants qu’il fut là le comte l’aperçut.

– Ah ! ah ! fit-il, c’est toi,Ramonet ; et bien, quelle nouvelle ? tu viens de loin, ceme semble.

– Du bois de Sauve-Terre, sur le cheminde Pampelune, en Navarre, monseigneur.

– Quelle nouvelle enapportes-tu ?

– On y a vu la laie, monseigneur.

– Ah ! dit le comte en se retournantvivement, et crois-tu qu’elle y soit restée ?

– Oui, je le crois, monseigneur, car elley était depuis cinq jours, et si elle y reste cinq jours encore,vous aurez le temps d’y aller, de la joindre et de la pourchasser àloisir.

– Oui, certes, j’irai, dit le comte, etnous verrons cette fois si elle m’échappera encore.

– Qu’est-ce que cette laie ? ditFroissard.

– Messire clerc, lui répondit le comte deFoix, vous qui prenez grand plaisir aux aventures de guerre,d’amour et de chasse, peut-être trouverez-vous en celle-ci quelquechapitre merveilleux à ajouter à votre chronique ; pour leprésent, tout ce que je puis vous dire, c’est que je commence àcroire que cette laie est enchantée ; on la voit du jour aulendemain sur les points les plus opposés de mes comtés de Foix etde Béarn, et on a beau la pourchasser à outrance, jamais nul n’a pula joindre ; au moment où l’on croit l’atteindre, elledisparaît comme si la terre manquait sous elle ; quelques-unsdisent même l’avoir vue disparaître en fumée, et ce qu’il y a deplus étonnant, c’est que tous ceux qui l’ont vue et poursuivie sontmorts de malemort dans le courant de l’année.

– Vraiment ! s’écria Froissard, dontles yeux étincelaient de plaisir à l’idée d’une histoire denécromancie. L’avez-vous vue, monseigneur ?

– Oui, certes, il y aura de cela demainun an : c’était en la forêt de Carcassonne, mais je ne fus pasplus heureux que les autres, je l’ai chassée toute une journée sansavoir pu la joindre ; le soir arriva, et je la perdis.

– Et comment est-elle ? ditFroissard.

– Oh ! pour cela c’est la truie laplus maigre que j’aie vue de ma vie, tant qu’elle n’a que la peauet les os, et avec cela le poil hérissé et de grandes tettespendantes. Bref, j’ai bien chassé bêtes sauvages et carnassièresdepuis l’âge de quinze ans jusqu’à celui de cinquante-neuf où jesuis arrivé, mais je n’ai jamais vu animal qui puisse lui êtrecomparé.

– Croyez-moi, monseigneur et père, ditYvain en secouant la tête ; n’y allez pas.

– Et pourquoi cela, beau fils ?

– Rappelez-vous ce qui est arrivé àmonseigneur Pierre de Béarn, mon oncle, pour avoir chassé et mis àmort un ours.

– Et que lui est-il arrivé ? ditFroissard, toujours à l’affût des nouvelles.

– Folies que tous ces récits, interrompitGaston Phœbus, d’un accent dans lequel perçait cependant quelqueinquiétude.

– Il lui est arrivé, continua Yvain,laissant un intervalle de silence entre les paroles de son père etles siennes, et cela est chose sûre, monseigneur, car elle m’a étéracontée à moi-même en Espagne après la bataille d’Aljubarota parla comtesse Florence de Biscaïe, sa femme, laquelle était nièce dedon Pierre-le-Cruel ; il lui est arrivé qu’un jour un de sespiqueurs est venu lui dire, comme cet homme vient de le faire pourvous, qu’il y avait dans une forêt des Pyrénées un oursmerveilleusement grand, et qui, près d’être forcé, s’était retournéet avait parlé aux chasseurs, ce dont tout le pays avait eu sigrand effroi que nul n’osait plus le relancer ni le poursuivre.Alors Pierre, qui était, comme monseigneur, trop aventureux de sapersonne, attendu qu’il était du même sang paternel, dit :« Si personne ne le chasse, je le chasserai, moi. » Ettelle chose qu’on put lui dire ne se départit point de sarésolution. À donc il partit avec sa meute et ses piqueurs, etchevaucha tant qu’il arriva devers la forêt désignée, et qu’à peiney fût-il entré il y trouva l’ours. Aussitôt les piqueursdécouplèrent les chiens, et la chasse commença ; mais l’oursse lassa bientôt de faire cette course ; il s’accula contre unarbre et là joua si merveilleusement des pattes, qu’en moins d’uninstant il étouffa et blessa le tiers de la meute, ce dont mon beloncle entra dans une grande colère, et tirant une épée de Bordeauxqu’il portait ordinairement en bataille, car elle était de si finacier qu’elle ouvrait les cuirasses les plus fortes, il s’en vint àl’ours et l’attaqua corps à corps, comme il eût fait d’unbrigand : la lutte fut longue, car il avait recommandé à sesgens, sur leur âme, que pas un d’entre eux ne vînt à son aide, àmoins qu’ils ne le vissent renversé sur le dos comme un lutteurvaincu et au moment d’être occis par son terrible adversaire. Maisil fit tant et si bien que ce fut lui qui renversa et occitl’ours ; de sorte qu’il s’en revint triomphant à son château,ramenant en triomphe l’animal mort, qu’il faisait porter devantlui. Or, il advint qu’à la première couchée et comme les valets etles chambellans du comte dormaient dans la chambre et dansl’antichambre, ils le virent tout à coup se lever au milieu de lanuit, et, quoiqu’il eût les yeux fermés, aller droit à son épée,qui était sur un fauteuil ; puis, la tirant du fourreau,marcher contre une figure qui était peinte en la tapisserie, et làla poignarder avec fureur, comme s’il eût affaire à un Sarrasind’Égypte ou à un Maure d’Espagne ; et cependant tous leschambellans et les valets étaient tout tremblants craignant quecette fureur ne se tournât contre eux ; mais pour cette nuitils en furent quittes ainsi. Lorsqu’il eut poignardé sa tapisserie,messire Pierre de Béarn remit son épée au fourreau et s’en retournadevers son lit, où il se coucha et dormit le reste de la nuit commesi rien n’était arrivé.

« Le lendemain les serviteurs du comte,qui lui étaient fort attachés, ne sonnèrent mot de ce qui s’étaitpassé, espérant que l’événement qui venait d’arriver n’était rienautre chose qu’un rêve ou vapeur causée par l’agitation qu’avaitcausée à messire Pierre de Béarn son combat avec l’ours ; maisla nuit suivante ce fut bien pis : comme on était arrivé à uneautre couchée, et que cette fois il n’y avait pas de tapisserie àfigures dans la chambre, messire Pierre s’en prit à son chambellan,et il s’en allait l’occire malgré ses cris et ses prières, lorsquedeux écuyers vinrent à son aide, et s’emparant du dormeur, ledésarmèrent et le portèrent dans son lit, où ils le maintinrent deforce et malgré lui une partie de la nuit, et pendant tout cela ilparlait et agissait, les yeux fermés.

– Encore était-il bien heureux qu’il nefût pas de votre force, messire Ernanton, interrompit Gaston Phœbusen se retournant vers le chevalier qui portait ce nom, car il fautque je vous conte mon histoire aussi, messire Jehan Froissard.Pardon, Yvain, tu reprendras la tienne après.

– Faites, monseigneur.

– Or, je vous dirai donc qu’un jour deNoël, comme je tenais grande fête et assemblée nombreuse dechevaliers en ce même château où nous sommes, il arriva qu’ensortant de dîner, nous montâmes sur la galerie, dont l’escalier estlarge et où l’on arrive, comme vous avez pu voir, par vingt-cinqmarches : or dans cette galerie il y a une cheminée où l’onfait du feu quand je suis au château, mais jamais autrement. Doncce jour par hasard, quoique le Béarn soit un pays de bois, setrouvait la cheminée petitement chauffée, et m’en plaignis touthaut devant mes écuyers et pages, car il faisait grand froid ;par hasard en ce moment messire Ernanton regardait par une fenêtreune quantité d’ânes chargés de bûches : « Ah !ah ! dit-il, monseigneur, vous manquez de bois : eh bien,attendez un instant et vous allez en avoir. » Alors ildescendit et nous nous tournâmes tous vers la porte, car nous lesavions jovial et bon compagnon, et nous nous attendions qu’ilallait faire quelque jonglerie à sa manière. En effet, au bout d’uninstant, nous le vîmes portant un âne tout chargé sur ses épaules.« Tenez, monseigneur, dit-il, voilà la chose que vous avezdemandée ; seulement comme le bois était attaché sur l’âne,j’ai pris l’âne pour ne pas vous faire attendre. » Il ne fautpas demander si nous rîmes grandement et si nous nous émerveillâmesde sa force et comment tout seul il avait, chargé d’un si lourdfardeau, monté vingt-quatre degrés ; j’avais donc raison dedire, vous en conviendrez, messire Jehan, qu’il fut bien heureuxque les chambellans et valets eussent affaire à mon frère Pierre deBéarn, et non à messire Ernanton d’Espagne.

– Monseigneur, répondit Froissard,puisque c’est vous qui me racontez ce fait, c’est la vérité, et jele consignerai dans mes chroniques, quoiqu’il soit étrange etincroyable ; mais à cette heure ne pourrions-nous pas revenirà l’aventure de Pierre de Béarn et de son ours, dont je ne suis pasmoins curieux.

– Si fait, messire, et volontiers ;va donc, Yvain, je te donne congé de continuer.

– Donc, puisque vous le permettez,monseigneur et père, je vous dirai que le lendemain messire Pierrerentra dans son château, où l’attendait madame Florence de Biscaye,sa femme ; mais dès qu’elle vit l’ours elle s’évanouit etperdit la voix, car elle le reconnut pour être celui que son pèreavait chassé un jour dans le même bois où son mari avait tuécelui-ci. Or, se trouvant pressé par le comte de Biscaye, qui lepoursuivait seul, toute la chasse ayant tiré d’un autre côté,l’ours se retourna, et, prenant une voix humaine, il lui dit :« Tu me chasses, mais mal t’en arrivera, et tu mourras demauvaise mort. » En effet, un an, jour pour jour, après cettemenace, le comte de Biscaye étant tombé en la disgrâce de donPierre-le-Cruel, celui-ci le fit décoller[27], et celasans cause apparente, et comme pour accomplir seulement laprédiction de l’ours maudit. Or, elle raconta la chose à son mari,qui en rit d’abord et voulut faire clouer à sa porte la tête et lespattes de l’ours ; mais lorsque les chambellans et les valetseurent raconté à leur tour ce qui s’était passé pendant les deuxdernières nuits, et comment messire Pierre de Béarn avait ététourmenté par des rêves et visions, il commença à tenir moinsferme, et permit que l’on enterrât les pattes et la tête de l’oursau lieu de les clouer à sa porte, ce qui fut fait dans lajournée.

« Le soir, messire Pierre de Béarnordonna à ses chevaliers d’emporter son épée avec eux, et de nelaisser aucune arme dans sa chambre ; mais il n’en eut pasmeilleure chance. La nuit, ses chambellans furent éveillés par degrands cris ; messire Pierre de Béarn étouffait la comtesseentre ses bras, et ce ne fut qu’à grand-peine qu’ils la luiretirèrent. Le lendemain elle partit comme si elle allait enpèlerinage à Saint-Jacques en Galice, emmenant Pierre, son fils, etAdrienne, sa fille ; mais, au lieu de se rendre où elle avaitdit, elle s’achemina vers le roi de Castille pour lui demanderasile et protection, et ne revint plus ni en Biscaye ni enBéarn.

« Quant à messire Pierre, ses visionscontinuèrent ainsi chaque nuit, sans qu’il se souvînt jamais aumatin de ce qui s’était passé pendant son sommeil : on voulutcontinuer de lui retirer son épée, mais alors c’était bien pisencore, car n’ayant plus rien avec quoi frapper, et croyant sansdoute dans son rêve avoir besoin d’une arme pour se défendre, ilfaisait un tel sabbat que l’on eût cru que tous les diables d’enferétaient avec lui.

« Il y avait déjà un an que les chosesduraient ainsi lorsque messire Pierre, qui ne pouvait plus trouverni chambellans ni valets pour rester à son service, envoya quérirau couvent des frères mineurs à Pampelune un moine très renommé surle fait des possessions, et qui avait fait en exorcisme des chosestout à fait miraculeuses ; il se nommait frère Jean.

« Frère Jean se rendit à la requête demessire Pierre, et vint au château. Là il se fit raconter de pointen point la chose, et comment elle s’était passée, tant autrefoispour le comte de Biscaye que pour messire Pierre de Béarn ;puis il demanda ce qu’on avait fait de l’ours, et lui fut réponduqu’on en avait abandonné le corps aux chiens pour en fairecurée ; que, quant à la tête et aux pieds, messire Pierre lesavait rapportés triomphalement pour les faire clouer à la porte deson château ; mais que, sur les instances de sa femme, ilavait fini par les laisser enterrer au pied d’un arbre de la forêt.Frère Jean parut satisfait de ces explications, et ordonna àmessire Pierre de se mettre en neuvaine. En effet messire Pierre,pendant neuf jours, pria et jeûna comme s’il était en carême, nebuvant que de l’eau, ne mangeant que du pain, et disant chaque jourcinq Pater et cinq Ave pour le soulagement desâmes du purgatoire, et frère Jean jeûna et pria tout ce temps aveclui, se mortifiant comme si c’était lui qui avait commis lafaute ; enfin, la pénitence terminée, on fit venir l’homme quiavait enterré la tête et les pattes de l’ours, et on lui demandas’il se rappelait bien la place où il avait faitl’inhumation ; il répondit que oui certainement ; alorson commanda tout ce qu’il y avait de prêtres et de chapelains auchâteau et dans les environs ; puis, lorsque le cortège futprêt, on se mit en marche, guidé par le paysan. Derrière lui venaitmessire Pierre, en chemise, pieds nus, et portant un cierge à lamain. Arrivé à l’endroit désigné, on répéta en chœur les litaniesdes saints et les prières de la délivrance ; puis, les prièresfinies, frère Jean ordonna au paysan de creuser la terre, et, à laplace où il avait mis la tête et les pattes d’un ours, il retrouvala tête, les mains et les pieds d’un homme.

« Or, il n’y avait pas à s’y tromper,car, pendant le combat, messire Pierre avait presque ouvert la têtede son adversaire d’un grand coup d’épée, et l’on retrouva la mêmeblessure sur le crâne.

« Voyez bien, monseigneur et père,continua Yvain, que mieux serait, je crois, de laisser là cettelaie enchantée, et de profiter de l’exemple de votre frère messirePierre de Béarn.

– Que pensez-vous de cette histoire,notre hôte ? dit le comte de Foix à Froissard.

– Gentil comte, répondit Froissard, j’ycrois sincèrement, et j’en ai entendu raconter, et plus d’une, quiavait ressemblance avec elle. Nous trouvons en l’Écriturequ’anciennement les dieux et déesses changeaient à leur plaisir etselon leur volonté les hommes en bêtes et en oiseaux, et ainsifaisaient à des femmes. Il n’est point, monseigneur, que vous, quiêtes savant plus que clerc qui soit au monde, n’ayez entendu parlerde l’histoire du chevalier Actéon.

– Non pas, doux maître, répondit GastonPhœbus, contez-m’en le conte, je vous en prie.

– Volontiers, reprit Froissard ; etainsi ferai-je à l’instant, monseigneur, puisque tel est votre bonplaisir.

« Or, selon les anciennes écritures, noustrouvons écrit que le seigneur Actéon était un noble, brave etgentil chevalier de Grèce, qui, comme vous, monseigneur, aimaitavant tout le plaisir de la chasse. Donc il advint qu’une foisqu’il chassait dans les bois de la Thessalie, il se leva devant seschiens un cerf merveilleusement grand et beau qu’il chassa tout lejour. Piqueurs, écuyers et chiens l’avaient perdu, et lui seulsuivait encore la trace, lorsqu’il arriva à une clairière toutenclose de bois et environnée de grands arbres. Dans cetteclairière le chevalier Actéon, ayant entendu des cris et des voixde femmes, descendit de son cheval et entrouvrit doucement lesbuissons : il aperçut alors une grande fontaine dans laquellese baignait à la vesprée une dame merveilleusement belle etentourée de ses suivantes. Or, cette dame était Diane, la déesse dela chasteté, et ces femmes qui s’ébattaient à l’entour de leurreine, les nymphes et les naïades habitantes de la forêt oùchassait le gentil chevalier. Bien vous pensez, monseigneur,qu’Actéon, à cette vue, ne s’en retourna point en arrière. Il futtout à coup aperçu de la déesse Diane, qui tout aussitôt poussa uncri. À ce cri toutes les nymphes et naïades se retournèrent, et,voyant un homme qui les regardait ainsi, se pressèrent vergogneuseset rougissantes tout autour de leur maîtresse, cachant les beautésd’une seule avec toutes leurs beautés. Alors, au milieu de cegentil groupe, la déesse Diane éleva la tête et la voix,disant :

« – Actéon, celui qui t’a envoyé ici net’aime guère, car, attendu que je ne veux pas que la bouche d’unhomme se puisse vanter de m’avoir vue ainsi, moi et mes femmes, jeveux qu’à l’instant tu prennes la forme du cerf que tu as chasséaujourd’hui.

« Et aussitôt Actéon fut changé enl’animal qu’avait dit la déesse Diane, et se mit à courir par lesbois, où ses chiens, qui avaient perdu la chasse de l’autre cerf,le retrouvèrent, et depuis lors le chassent jour et nuit sansqu’ils parviennent à le joindre, ni que lui se puisse délivrer deleur poursuite. Or, monseigneur, sans doute l’animal que tuamessire Pierre de Béarn était quelque chevalier qui, ayantcourroucé, comme l’avait fait Actéon, un dieu ou une déesse de sonpays, avait été changé en ours, et accomplissait sa pénitencelorsqu’il fut tué. Voilà pourquoi le temps de sa pénitence étantfini, ou les prières du frère Jean ayant obtenu sa délivrance, ontrouva la tête, les mains et les pieds d’un homme, au lieu de latête et des pattes d’un ours.

– Messire, répondit le comte, votreexplication est bonne et valable ; mais, avec votre permissionet celle d’Yvain, cela ne nous empêchera pas de chasser demain lalaie, si Dieu nous donne vie d’ici là ; à donc nous partironsdemain ; par ainsi, que chacun se tienne prêt pour l’heure del’angélus.

Or, comme on savait que lorsque monseigneurGaston Phœbus avait pris une résolution, il ne s’en départait enaucune manière, chacun se trouva à l’heure dite au rendez-vousqu’il avait donné, moins messire Jehan Froissard, qui, se plaisantpeu au plaisir de la chasse, resta au château, afin d’écrire lesdifférentes histoires qu’on lui avait racontées, tant sur la routede Carcassonne à Pamiers que depuis qu’il était arrivé àOrthez.

La cavalcade se mit en route, suivie despiqueurs qui menaient la meute. La cavalcade se composait de toutela maison du comte : chevaliers, écuyers, chambellans etvalets ; la meute se montait à seize cents chiens, car lecomte était très luxueux sur l’article de la vénerie. À huit heuresdu matin on aperçut le bois de Sauve-Terre, qui était situé sur laroute de Pampelune. Arrivé à la lisière on fit halte ; alorsGaston Phœbus, voulant essayer les chiens que lui avait envoyés lecomte de Blois, ordonna à quatre piqueurs de prendre Tristan,Hector, Brux et Roland, et de se mettre en quête de la laie. Aubout d’un quart d’heure, Hector l’avait rencontrée. Les quatrepiqueurs se réunirent, tracèrent une enceinte et renvoyèrent l’und’eux annoncer au comte que la laie était détournée. À cette bonnenouvelle le comte ordonna aussitôt de se mettre en route ;arrivé à la place où la trace s’enfonçait dans le bois, on mit leschiens sur les fumées[28] :aussitôt toute la meute donna de la voix, et au bout d’un instantla laie déboucha furieuse et le poil hérissé. À sa vue le comte huaet sonna ; puis, mettant son cheval au galop, il s’emportaderrière les chiens, suivi de toute la chasse.

Pendant cinq heures tout alla au mieux, lalaie allait au souhait de ceux qui la poursuivaient, se faisantbattre merveilleusement et dans une circonférence de quatre ou cinqlieues ; mais vers Basse-Nonne elle prit un parti désespéré,cessant de ruser et piquant droit devant elle. Le comte, voyant quela chasse n’était point près de finir et que les chiens et leschevaux commençaient à se fatiguer, prit un cheval frais et ordonnade lâcher tous les autres jusqu’aux limiers qui avaient détourné.Les piqueurs obéirent, et la poursuite reprit à grand renfort devoix et de bruit de cors. Au bout de trois heures il ne restaitplus sur la voie qu’une centaine de chiens, parmi lesquels Brux,Tristan, Hector et Roland faisaient merveille ; et derrièreeux le comte Gaston Phœbus, suivi à grande peine des trois ouquatre chasseurs les mieux montés, parmi lesquels étaient messireYvain, tout le reste, chiens et cavaliers, avait perdu la voie ouétait demeuré en route par cause de fatigue.

Deux heures encore la chasse se continua avecla même vigueur. Pendant ces deux heures quatre-vingt-seize chiensfaillirent et deux chasseurs s’égarèrent, de sorte qu’il ne restaque les quatre limiers qu’avait amenés Froissard, et messire Yvainqui, ayant comme son père un cheval de rechange, avait pu lesuivre ; mais la compagnie ne fut pas longtemps sinombreuse ; au bout de deux heures de course le cheval demessire Yvain s’abattit et ne voulut plus se relever. Commençantalors à se douter qu’il y avait peut-être magie en cette vitesseinfernale, il cria à son père de ne pas aller plus loin et derevenir avec lui ; mais le comte était tellement emporté que,soit qu’il n’entendît pas les cris de son fils, soit que le ventemportât la réponse, messire Yvain n’entendit rien et le vitdisparaître au détour d’une route, ce dont il fut bien angoisseuxet bien dolent.

Quant au comte, il continua de poursuivre seulla laie maudite, que les chiens suivaient toujours à la mêmedistance, sans paraître se fatiguer plus qu’elle. Pour le cheval,il semblait doué d’un instinct merveilleux, si bien que la laieavait beau prendre à travers bois et fourrés, lui, par des cheminset des sentiers, coupait toujours au plus court, de sorte que dedix minutes en dix minutes, le comte la voyait traverser quelqueroute et quelque clairière, et se remettait à sonner et à huer pourprévenir le reste de la chasse ; mais tout était égaré,chevaliers, piqueurs et chiens, de sorte que personne ne répondait,et c’était une chose bien triste, je vous le dis, que ces chiensqui chassaient sans donner de la voix, et ces fanfares et ces crisqui mouraient dans les bois, sans que l’écho même leurrépondît.

Le crépuscule vint ; le comte était siacharné à la poursuite, que l’obscurité qui commençait à serépandre ne put l’arrêter ; d’ailleurs, les yeux de la laiebrillaient comme des flammes, de sorte que, malgré sa couleursombre, il la voyait passer dans la nuit, et derrière elle, pareilsà des ombres, les quatre limiers qui la suivaient toujours. Bientôtil n’en vit plus que trois, puis plus que deux, enfin plus qu’unseul. Tristan, Brux et Roland l’avaient abandonnée tour à tour.Restait Hector seulement, qui la suivait toujours à la mêmedistance, et le comte, que son cheval emportait incessamment d’uneégale ardeur.

Enfin la laie parut se fatiguer, si bienqu’Hector sembla gagner sur elle ; cela donna une nouvelleardeur au noble animal et un nouveau courage au comte, qui hua etcorna une dernière fois ; puis, laissant retomber son cor deses lèvres, reprit sa course fantastique au travers des bruyères etdes halliers ; enfin on arriva à une grande clairière aumilieu de laquelle poussait un arbre solitaire et isolé. Hectorgagnait toujours sur la laie, le cheval suivait toujours Hector, lecomte pressait toujours son cheval ; enfin la laie ne pouvantplus aller plus loin s’accula contre l’arbre. Hector se précipitacourageusement dessus ; mais au moment où il ouvrait la gueulepour faire sa prise la laie jeta un grand cri et s’évanouit enfumée ; en même temps le cheval du comte s’abattit pour neplus se relever : il était au bout de ses forces et de sa vie.Le comte se dégagea des étriers, tira son couteau de chasse etcourut vers l’endroit où s’était arrêtée la laie, ne pouvant croireà sa disparition ; mais, arrivé au pied de l’arbre, il cherchavainement et ne vit rien qu’Hector, qui, désappointé d’avoir perdula piste, levait la tête et hurlait piteusement.

Quel que fût son courage bien éprouvé, lecomte ne put s’empêcher de ressentir un mouvement de crainte ;un frisson courut par tout son corps, et comme Hector continuait dese plaindre, il lui imposa silence ; puis, regardant toutautour de lui pour chercher à s’orienter, et voyant qu’il setrouvait dans une partie de la forêt qui lui était entièrementinconnue, il monta sur l’arbre pour voir s’il n’apercevait pas auxenvirons quelque château, quelque maison ou quelque chaumière. Eneffet, arrivé au faîte, il vit parmi les arbres une lumière quibrillait comme une étoile ; cela lui fit grand plaisir, car ilavait craint d’abord de n’avoir que la terre pour lit et le cielpour dais. Ayant donc pris la direction de la lumière le plusexactement qu’il lui fut possible, il descendit de l’arbre ets’achemina vers elle, suivi d’Hector, qui, ayant perdu toute ardeurcette fois, n’allait plus devant, mais le suivait par-derrière, latête inclinée et la queue pendante.

Au bout de cent pas, le comte quitta laclairière et s’engagea de nouveau dans la forêt ; mais ilavait si bien pris sa mesure qu’il ne s’égara ni à droite ni àgauche, mais piqua directement vers la lumière. Après unedemi-heure de marche, il aperçut son étoile à travers le feuillagedes arbres : il en continua son chemin avec une nouvelleardeur, puis ayant fait cinq cents pas encore à peu près, il setrouva devant un château dont une seule fenêtre étaitéclairée : c’était tout ce qu’il fallait pour indiquer qu’ilétait habité, et le comte n’en demandait pas davantage, car partouten la marche d’Orthez où allait frapper monseigneur Gaston Phœbus,il était certain qu’à son nom la porte s’ouvrirait avec joie etavec honneur.

Néanmoins, une chose qui étonnait le comte,c’est que, quoique éloigné à peine de trente lieues d’Orthez, ensupposant même que la laie eût suivi une ligne droite, il neconnaissait point ce château, lequel cependant, autant qu’il enpouvait juger au clair de la lune qui commençait de se lever,paraissait parfaitement fort et merveilleusement beau. Il n’étaitpas non plus bâti si nouvellement que le comte n’eût point encoreeu le temps d’en entendre parler, car son architecture, qui dataitde la première partie du XIIe siècle, lui assignait aumoins cent soixante ans d’existence.

Cependant, quel que fût l’étonnement du comte,il n’allait pas jusqu’à l’irrésolution : aussi, sans chercherà approfondir plus longtemps ce mystère, comme le pont était levé,sonna-t-il de toute sa force, pour avertir le châtelain qu’unvoyageur demandait l’hospitalité. Le cor retentit tristement, maisn’en eut pas moins son effet. Le pont-levis s’abaissa sans que l’onvît quelles mains le faisaient mouvoir. Au reste, peu importait aucomte ; il était sûr d’un souper et d’un gîte, c’était tout cequ’il lui fallait.

Monseigneur Gaston Phœbus s’engagea donc surle pont. Arrivé de l’autre côté il s’aperçut que son chien nel’avait pas suivi ; il se retourna et l’aperçut de l’autrecôté du fossé assis et hésitant. Il le siffla alors deux fois sansqu’il vînt ; à la troisième cependant il se décida, ettraversa le pont à son tour.

Le comte ne vit à l’entrée ni serviteurs, nivalets, ni pages ; il écouta, mais n’entendit aucunbruit ; cependant, comme la porte était ouverte, il s’engageasous une galerie qu’éclairait à son extrémité une lampe dont lalumière venait jusqu’à lui, s’affaiblissant et tremblant le longdes murailles. Le comte s’engagea sous la voûte, remarquant avecétonnement que, contre l’habitude, ses pas n’avaient point d’écho,et qu’il marchait sans bruit comme l’eût fait une ombre. Toutétrange qu’était cette circonstance, elle ne l’arrêta point uninstant. Arrivé à la lampe, il vit qu’elle éclairait un grandescalier. Cet escalier conduisait à la chambre dont il avait aperçula lumière ; il espéra enfin y trouver quelqu’un et monta sanshésitation. Quant à Hector, il s’arrêta une seconde fois, mais uneseconde fois son maître l’appela à voix basse, et, quoiqu’il parûtcombattre entre une terreur instinctive et l’affection qu’ilportait au comte, le sentiment noble l’emporta, et il se mit à sontour à monter l’escalier, mais lentement et comme à regret.

Arrivé à la porte de la chambre, monseigneurGaston Phœbus vit un souper servi : cela lui annonça lesintentions hospitalières du châtelain, et écarta de son esprittoutes les craintes qu’il avait pu concevoir. Au reste, la salleétait immense, et comme elle n’était éclairée que par un lustresuspendu au-dessus de la table, toutes les profondeurs étaientplongées dans l’obscurité.

Quoique le comte s’étonnât encore quelque peude cette solitude continue, il n’en marcha pas moins vers le repas,qui paraissait d’autant mieux être préparé pour lui que, quoique leservice fût abondant, il n’y avait qu’un couvert à la table. Arrivéprès d’elle, il jeta un dernier regard autour de lui pour voir sipersonne ne s’approcherait enfin. Personne ne paraissant,monseigneur Gaston Phœbus s’assit, et, voyant que son chien nel’avait pas suivi et était demeuré à la porte, il lui fit signe devenir à lui, en frappant avec sa main sur son genou. L’animal,toujours dévoué, obéit et vint rejoindre le comte et se coucha àses pieds, mais cette fois avec tous les signes d’une répugnancemanifeste et en rampant comme une couleuvre.

Si résolu que fût monseigneur Gaston Phœbus,cette solitude et ce silence prolongé prenaient un caractère siétrange, qu’il ne put se défendre d’un frissonnement intérieur, etqu’il porta la main à la courte épée qui lui servait de couteau dechasse, pour s’assurer qu’elle était toujours à son côté ;mais, voyant que sa compagne fidèle ne l’avait point abandonné, etn’apercevant dans les dispositions faites pour le recevoir que despréparatifs amis, il se raffermit avec la rapidité du courage, et,s’apercevant qu’un sifflet d’argent avait été posé près de lui, ille prit résolument, et comme, dans les habitudes de cette époque,on ne commençait jamais de souper sans se laver les mains, il portale sifflet à sa bouche, et siffla pour appeler un écuyer, un valetou un page, qui lui apportât l’aiguière et le bassin.

Ce son pénétra si triste et si aigu dans lesprofondeurs de la salle, que le comte se retourna en tressaillantmalgré lui, et en désirant dans son cœur que personne ne l’entendîtet ne vînt, tant il lui semblait que ce bruit lugubre ne devaitappeler qu’un serviteur en harmonie avec lui. Ce fut sans doute ceque pensa Hector, car, lorsque l’on vit se soulever dans l’ombre latapisserie qui retombait devant la porte du fond, il hurladoucement avec un accent si triste que le comte mit le pied sur sondos pour lui imposer silence ; mais, pour cette fois, moinsobéissant que d’habitude, Hector n’en continua pas moins àgémir.

Cependant, du moment où le comte avait vu sesoulever la tapisserie, ses yeux n’avaient plus quitté le point dela chambre où les avait attirés ce mouvement : il vit d’abordune forme humaine s’agiter dans l’ombre ; mais, quoiqu’il fûtévident qu’elle marchait et s’avançait vers lui, il n’entendit surles dalles de pierre aucun retentissement pareil à celui que faitle bruit des pas ; en même temps Hector cessa de gémir, maisil sentit qu’il commençait à trembler.

Néanmoins, celui qu’avait attiré le bruit dusifflet s’avançait toujours ; il était facile pour le comte dereconnaître que c’était un jeune page vêtu avec élégance, portantun bassin et une aiguière d’argent et sur son bras la toile àessuyer ; cependant, à mesure qu’il approchait, un frissoninvolontaire s’emparait du comte : il lui semblait dans ladémarche et dans la tournure du page, reconnaître celles du pauvreenfant que, six ans auparavant, il avait tué et qu’il pleuraitencore. Bientôt le jeune homme entra dans le cercle de lumièreprojeté par le lustre, et, alors il n’y eut plus de doute, celuiqui s’approchait c’était Gaston.

Le comte resta les yeux fixés sur cetteapparition terrible, et sentant ses cheveux se dresser sur sonfront mouillé de sueur. L’enfant s’avançait toujours du même paslent et silencieux. Maintenant le comte pouvait distinguer sestraits tristes et pâles, ses yeux fixes et atones, et à son coucette petite blessure béante et livide par laquelle sa jeune âmes’était en allée. Enfin il fit le tour de la table, s’approcha demonseigneur Gaston Phœbus, et, sans dire une parole à celui qu’ilavait tant aimé, sans que ses yeux reprissent vie pour regarder sonpère, il souleva l’aiguière et tendit le bassin. Le comte, immobileet muet lui-même comme le spectre qu’il avait devant les yeux,étendit machinalement les deux mains. L’enfant souleva l’aiguière,le comte sentit une impression glacée et mortelle, voulut jeter uncri, mais sentant que sa voix mourait étouffée dans sa poitrine, ilse renversa en arrière et s’évanouit. L’enfant avait obtenu de Dieula grâce de venir laver son propre sang aux mains de son père.

Le lendemain, la chasse inquiète, et conduitepar Yvain, trouva monseigneur Gaston Phœbus mort au pied d’un arbrede la clairière, et près de lui Hector, qui lui léchait le visage.Quant au château, il avait disparu.

Dieu fasse miséricorde à tout pécheur quis’est repenti !

Le diable et la cathédrale deCologne

Ce fut l’archevêque Engelbert, surnommé lesaint, qui conçut vers 1225 l’idée de faire bâtir une cathédrale àCologne ; mais ce ne fut que son successeur, Conrad deHochsteden, qui ayant résolu vers 1247 de passer de l’idée àl’exécution fit venir le premier architecte de la ville, et luiordonna de bâtir un monument qui surpassât en architecturereligieuse tout ce qu’on avait fait de plus beau jusqu’alors. Ilmettait à sa disposition, pour arriver à ce but, le trésor duchapitre, l’un des plus riches du monde, et les carrières duDrakenfels[29], la plus haute des sept montagnes.

C’était là une de ces propositions qui rendentfou un artiste ; aussi celui auquel s’était adressé le digneprélat sortit de l’archevêché doutant encore qu’il fût chargé d’unesi glorieuse entreprise : néanmoins force lui fut de lecroire, car le même jour Conrad lui envoya un sac plein d’or pourles premiers frais.

L’architecte auquel s’était adressé legénéreux prélat était modeste comme un homme de génie ; aussirésolut-il de visiter les plus belles églises de l’Allemagne, de laFrance et de l’Angleterre, avant de commencer la sienne. Il alladonc trouver l’archevêque et lui demanda la permission de commenceren tournée. L’archevêque la lui accorda, à la condition que dansune année il serait de retour. L’artiste sollicita, mais en vain,quelques mois de plus ; ce fut tout le délai qu’il putobtenir, tant l’archevêque était désireux de voir mettre son projetà exécution.

Au bout d’une année l’architecte revint, plusindécis que jamais. Il était bien fixé sur la pensée mythique deson ouvrage : c’est-à-dire qu’il voulait que le monument eûtdeux tours pour rappeler que le chrétien doit lever ses deux brasau ciel ; qu’il eût douze chapelles en mémoire des douzeapôtres ; qu’il fût bâti sur la forme d’une croix, afin queles fidèles n’oubliassent pas un instant le signe de leurrédemption ; que le chœur fût un peu plus incliné à droitequ’à gauche, parce que Jésus-Christ inclina la tête sur l’épauledroite en mourant ; enfin que le tabernacle fût éclairé partrois fenêtres, parce que Dieu est triple et que toute lumièrevient de Dieu. Mais ce n’était là, si on peut le dire, que l’âme dumonument, restait encore son corps, sa forme, c’est-à-dire latraduction visible de cette pensée religieuse, si puissante auMoyen Âge, qu’elle fit éclore comme une sève toute une végétationde granit : c’était donc cette forme que l’architectecherchait le matin, le soir, à toute heure de la journée et partoutoù il se trouvait.

Or, un après-midi que l’architecte, toujoursrêvant à son plan, avait, sans s’en apercevoir, dépassé lesmurailles de la ville et était arrivé à un endroit de la promenadeappelé la Porte-des-Francs, il s’assit sur un banc, et du bout desa baguette commença de tracer sur le sable des façades et desprofils de cathédrale, les effaçant tous avant qu’ils ne fussentachevés, car tous lui paraissaient incomplets et mesquins, à côtédu riche monument que les anges bâtissaient dans sonimagination ; enfin, à force de tentatives différentes, ilvenait d’arriver à un ensemble plein de grandeur et de majestéqu’il regardait déjà avec une certaine satisfaction, lorsqu’ilentendit derrière lui une voix aigre qui disait :

– Bravo ! l’ami, voilà bien le dômede Strasbourg.

L’architecte se retourna, et vit deboutderrière lui, et la tête presque appuyée sur son épaule, un petitvieillard à la barbe taillée en pointe comme celle d’un juif, auxyeux creux et étincelants, et au sourire sardonique, vêtu d’unpourpoint noir qui lui collait tellement sur tous les membres,qu’on eût pu le prendre pour la peau d’un nègre, encore plus maigreque lui, et dont il se serait fait un vêtement. Tel qu’il seprésentait à notre architecte, le petit vieillard n’était point denature à lui inspirer une vive sympathie : cependant, commeson observation était juste, et comme l’artiste venait dereconnaître qu’en croyant inventer il s’était souvenu, au lieu dedéfendre son œuvre, il répondit en soupirant : « Cela estvrai. » Puis il effaça son œuvre presque achevée et enrecommença une autre. Mais à peine la baguette avait-elle gravé surla planche mobile les premières lignes d’un autre édifice, que lamême voix aigrelette, accompagnée du même sourire sardonique,s’écria :

– À merveille, et c’est bien là lacathédrale de Reims.

– Oui, oui, murmura l’artiste, etj’aurais mieux fait de rester ici et de ne rien voir, car il n’y ade véritable créateur que Dieu.

– Et Satan, murmura le petit vieillardd’une voix qui fit tressaillir l’architecte.

Mais comme une seule et éternelle penséel’absorbait, il effaça de nouveau les malheureuses lignes, sanss’inquiéter du timbre métallique de cette voix, et se remit denouveau à la besogne. Il y était depuis un quart d’heure, doucementbercé par les encouragements de son voisin, qui murmurait à sonoreille : « Bien, très bien, parfaitement ! »lorsqu’il en fut tiré par l’approbateur, qui lui dit tout àcoup :

– Vous avez beaucoup voyagé, à ce qu’ilparaît ?

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’après avoir traversé l’Alsaceet visité la France, vous êtes revenu par l’Angleterre.

– Qui vous dit cela ?

– Le dessin de cette église, qui estcelle de Cantorbéry.

L’artiste poussa un profond gémissement. Lacritique du petit vieillard était terrible, mais vraie. Il effaçadonc le monument avec son pied ; puis, cédant à un mouvementd’impatience, il se retourna vers le petit vieillard, et luiprésentant sa baguette :

– Pardieu, mon maître, lui dit-il, vousqui êtes un si bon critique, est-ce que vous ne pourriez pasjoindre un peu l’exemple au précepte, en me montrant à votre tource que vous savez faire ?

– Volontiers, dit le petit vieillard, enprenant la baguette avec son rire éternel.

L’architecte voulut lui donner sa place, maislui, faisant signe de la tête que non, il s’appuya d’un bras surl’épaule de l’artiste, et de l’autre, sans appui et à main levée,commença de tracer sur le sable de nouvelles lignes, à la fois sihardies, si élégantes et si correctes, que l’artiste s’écriaaussitôt :

– Ah ! je vois bien que nous sommesfrères.

– Dis, répondit en ricanant le petitvieillard, que tu es écolier et que je suis maître.

– Je suis tout prêt à l’avouer, réponditl’artiste avec la bonne foi du génie ; mais il faudrait que jevisse pour cela quelque chose de plus que des lignes isolées. Ledétail n’est rien, l’ensemble est tout.

– Tu as du bon, et l’on peut faire de toiquelque chose, dit le petit vieillard ; mais il ne me plaîtpas, à moi, d’en faire davantage.

– Pourquoi cela ? ditl’architecte.

– Parce que tu me prendrais mon plan.

– Vous avez donc aussi une cathédrale àbâtir, vous ?

– J’espère en avoir une.

– Laquelle ?

– Celle de Cologne.

– Comment, la mienne ?

– La tienne ?

– Sans doute, la mienne.

– Oui, si tu donnes un plan ?

– J’en donnerai un.

– Et moi aussi : monseigneur Conradchoisira entre les deux.

L’architecte pâlit.

– Ah ! ah ! s’écria l’inconnuen ricanant ; cela t’inquiète, confrère : tu as peurd’être obligé de rendre le sac d’or que t’a envoyé l’archevêque, etqu’à l’exception de cent écus tu as dépensé à faire inutilement tontour de France et d’Angleterre ?

L’architecte regarda autour de lui ; ilvit que le jour tombait et qu’il était seul avec le vieillard.

– Écoute, lui dit-il, je ne sais commenttu as appris qu’il me reste encore cent écus sur les arrhes que m’adonnées monseigneur Conrad ; mais, achève le dessin que tuavais commencé, ces cent écus sont à toi.

Le vieillard éclata de rire, et, tirant de sonpourpoint une petite bourse de cuir, il l’ouvrit et fit voir àl’artiste qu’elle était pleine de diamants dont le plus petitvalait au moins mille écus d’or.

L’architecte soupira profondément, car il vitqu’il n’y avait pas moyen de corrompre cet homme ; aussidemeura-t-il immobile et consterné, car il reconnaissait malgré luià l’architecte étranger une supériorité étrange et incontestabledans son art. Pendant ce temps, le petit vieillard avait ajouténégligemment au plan commencé quelques lignes nouvelles simerveilleusement hardies, que l’architecte vit bien qu’il étaitperdu s’il avait à lutter avec un pareil homme. Alors, éperdu, horsde lui, il résolut de prendre par la violence ce qu’il n’avait puobtenir par la corruption, et, comme l’autre s’arrêtait de nouveauet le regardait avec son rire goguenard, il le saisit par le bras,et, lui appuyant son poignard sur la poitrine :

– Vieillard ! lui dit-il, achève ceplan, ou tu mourras !

À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’ilse sentit saisi à bras-le-corps, qu’il se vit renversé en arrière,qu’un genou pesa sur sa poitrine, et que son propre poignardarraché de sa main brilla sur sa gorge.

– Ah ! ah ! dit alors levieillard en ricanant, corrupteur et meurtrier ! bien,bien ; il y a encore récolte d’âmes à faire en ce monde, à cequ’il me paraît.

– Tuez-moi ! dit l’artiste, mais neme raillez pas.

– Et si je ne veux pas te tuer,moi ?

– Alors, donnez-moi votre plan ?

– Je suis prêt, mais à une condition.

– Laquelle ?

– Relève-toi d’abord, dit le vieillard enlâchant son ennemi qu’il avait tenu jusque-là terrassé et en luirendant son poignard ; nous sommes mal ainsi pour causer,asseyons-nous.

Et l’étrange petit homme s’assit au bout dubanc, une jambe sur l’autre, et les deux mains croisées sur songenou, regardant le pauvre architecte qui, tout honteux, serelevait et, secouant la poussière attachée à ses habits, restait àla même place.

– Voyons, approche, lui dit levieillard ; tu vois bien que je suis sans rancune.

– Mais qui donc êtes-vous ? s’écrial’architecte.

– Qui je suis ? Eh bien ! jevais te le dire.

L’artiste se rapprocha d’un pas, sa curiositél’emportant sur sa terreur.

– Tu as entendu parler, lui dit levieillard, de la tour de Babel, des jardins de Sémiramis et duColysée ?

– Oui, lui répondit l’artiste ens’asseyant près de lui.

– Eh bien ! c’est moi qui les aibâtis.

– Alors, vous êtes Satan ? s’écriaen bondissant sur ses pieds le pauvre artiste.

– Pour vous servir, dit Satan avec sonricanement éternel.

– Vade retro ! ditl’architecte en faisant le signe de la croix.

Le rire commencé s’acheva dans un grincementde dents ; un éclair brilla, la terre s’ouvrit comme unetrappe, et le démon disparut.

Le père Clément

L’architecte rentra chez lui et trouva sapauvre vieille mère qui l’attendait pour souper. Mais il ne voulutpas se mettre à table, et, prenant un crayon et du papier, ilcommença, sans répondre à ses instances, à essayer de fixerquelques-unes de ces lignes fugitives qu’il avait vues éclore sousla baguette de Satan.

La bonne femme alla se coucher tout enpleurs ; depuis son retour de ses voyages, elle nereconnaissait plus son fils, tant il était inquiet et tourmenté, ettant cette inquiétude et ce tourment le changeaient à sonégard.

L’architecte passa la nuit tout entière àtirer des lignes et à les effacer. Il y avait, dans ce planmystérieux dont il avait entrevu un angle, un caractère dehardiesse fantastique à laquelle il ne pouvait atteindre. Au jour,accablé de lassitude, il se jeta sur son lit ; mais lesommeil, au lieu d’être pour lui un repos, lui fut un nouveausupplice. Il se réveilla à moitié fou, et courut à l’église deSaint-Géréon, auquel il avait une dévotion toute particulière.

Arrivé en face d’elle, il s’arrêta devant leportail. C’était une petite et lourde basilique romane duXIe siècle, construite par l’archevêqueAnnon, sur l’emplacement de l’ancien temple de Sainte-Hélène, etqui ressemblait bien plus à un tombeau qu’à une église. Alors il neput s’empêcher de songer à la différence qu’il y avait entre cestours élancées, ces flèches aiguës et ces colonnettes hardies qu’ilavait vues la veille éclore sous la baguette magique de Satan et lamassive bâtisse byzantine qu’il avait devant les yeux. Aussioublia-t-il complètement qu’il était venu pour prier, et s’enalla-t-il droit devant lui, sans savoir où il allait, préoccupé desa seule et éternelle pensée.

Il erra ainsi tout le jour ; puis lesoir, sans qu’il pût se souvenir des chemins qu’il avait pris, nise rendre compte comment il se trouvait là, il se retrouva endehors de la porte des Francs, sur la promenade et près du banc oùla veille il s’était assis. La nuit était tombée ; lapromenade était solitaire, et un seul homme, ainsi que lui, étaitresté hors des murs. C’était le petit vieillard. Au premier coupd’œil, l’artiste le reconnut et s’approcha de lui.

Il était debout devant le rempart et, avec uneverge d’acier, dessinait sur la muraille. Chacun de ses traitsétait une ligne de feu, qui s’effaçait petit à petit, de sorte qu’àmesure que le plan magnifique s’avançait, la partie la plusanciennement faite commençait par pâlir et finissait pars’éteindre. Si bien qu’il était impossible à l’œil de suivre lesnouvelles lignes, et à la mémoire de se rappeler lesanciennes ; l’architecte haletant vit ainsi passer devant lui,dans ses moindres détails, une cathédrale phosphorique qui, au boutd’un instant, se perdit dans l’obscurité, mais dont il lui eût étéimpossible de reproduire l’ensemble.

Il poussa un profond soupir.

– Ah ! ah ! c’est toi, ditSatan en se retournant. Je t’attendais.

– Me voilà, répondit l’architecte.

– Je savais que nous n’étions pasbrouillés, moi. Tiens, j’ai retouché le plan. Que dis-tu de ceportail ?

Et promenant de nouveau sa baguette sur lamuraille, il y fit éclore la triple porte d’une basilique defeu.

– Magnifique, dit l’architecte,n’essayant pas même de dissimuler son enthousiasme.

– Et de cette tour ? continua Satanen répétant le même jeu.

– Splendide !

– Et de cette nef ?

– Merveilleuse !

– Eh bien ! tout cela est à toi, situ veux.

– Et qu’exiges-tu en échange ?

– Ta signature.

– Et tu me donneras ton plan ?

– En toute propriété.

– Je ferai tout ce que tu voudras.

– À demain, minuit.

– À demain, minuit.

Satan disparut sans qu’on pût savoir de quelcôté il était parti, et l’architecte rentra dans la ville.

Sa vieille mère l’attendait comme laveille ; elle non plus, n’avait point mangé. L’architecte semit à table, et d’abord cette démonstration rassura quelque peu lapauvre femme ; mais bientôt elle s’aperçut que son filsobéissait purement et simplement à un besoin physique, mais que sonesprit était si loin de son corps, que l’un n’était pour rien dansce que l’autre faisait.

De plus en plus préoccupé, l’architecte seleva de table et se retira dans sa chambre ; sa mère n’osa l’ysuivre, mais elle s’assit sur le seuil, afin d’être à sa portées’il avait besoin de quelque chose.

Pendant quelque temps, elle l’entenditsoupirer et prier ; mais comme il n’y avait encore rien làd’inquiétant, elle se garda bien d’entrer. Puis il se coucha.Longtemps encore elle l’entendit se tourner et se retourner dansson lit ; puis il se fit un instant de repos, auquelsuccédèrent des plaintes et des gémissements. Enfin, il lui parutqu’on se disputait dans la chambre ; un bruit se fit entendre,pareil à celui d’une lutte ; cette lutte amena des crisétouffés. Il lui sembla que son fils appelait au secours. Alorselle entra, croyant le trouver aux prises avec quelque assassin. Ilétait seul et rêvait, criant de toute sa force :

– Non, non, Satan ! tu n’auras pasmon âme !

À ce nom redouté, la pauvre mère fit le signede la croix sur le front même du dormeur, ce qui parut quelque peule calmer ; puis elle se mit en prières, au pied du lit,devant une belle madone aux vives couleurs, qu’avait donnée à sonfils un pèlerin qui arrivait de Constantinople. À mesure que laprière avançait, le sommeil de l’architecte redevenait plustranquille ; enfin, quand elle fut finie, sa respiration étaitpure et douce comme celle d’un enfant.

Le lendemain il se leva assez calme, ets’étant mis à la fenêtre pour respirer l’air du matin, il vitsortir sa mère vêtue de deuil ; elle l’aperçut et vint àlui.

– Où allez-vous ainsi, ma mère ?demanda-t-il, et pourquoi êtes-vous tout en noir ?

– Parce que c’est aujourd’huil’anniversaire de la mort de ton père, et que je vais àSaint-Géréon demander au curé une messe pour les âmes dupurgatoire.

– Hélas ! hélas ! murmural’architecte, il n’y aura ni messe ni prière qui pourra tirer monâme de l’abîme où elle sera.

– Ne veux-tu pas venir avec moi ?demande la bonne femme.

– Non, ma mère ; seulement si vousrencontrez le vieux père Clément, envoyez-le-moi : c’est unsaint homme, et je serais bien aise de le consulter sur un cas deconscience qui me tourmente.

– Dieu te conserve dans ces saintesintentions, mon fils ; car, ou je me trompe bien, ou l’ennemides hommes tourne autour de toi.

– Allez, ma mère, dit l’architecte.

La bonne femme s’éloigna, et l’artiste restapensif à sa fenêtre. Au bout d’un instant, il vit le vieux pèreClément qui tournait le coin de la rue, et qui s’avançait vers lamaison. Il referma la fenêtre et l’attendit.

Le vieux moine entra : c’était, commel’avait dit l’architecte, non seulement un saint homme, mais encoreun savant homme qui avait tiré des griffes de Satan nombre d’âmesprêtes à se perdre. Mais comme il vivait dans un éternel étatd’innocence et de pureté, quelque envie qu’eût le diable de luirendre le mal qu’il lui faisait, la chose avait toujours étéimpossible ; et si violentes qu’eussent été les différentesluttes qu’il avait eu à soutenir avec lui, il en était toujourssorti vainqueur : de sorte que Satan s’était si souvent brûléles griffes à l’endroit du saint homme, que depuis longtemps il nes’y frottait plus, et lui laissait tranquillement gagner leparadis.

Aussi était-il si expert en ces sortes dematières, qu’à peine eut-il jeté les yeux sur l’architecte, qu’envoyant ses traits fatigués et défaits, il jugea de l’âme par levisage, et s’écria :

– Ô mon fils ! vous avez demauvaises pensées.

– Oui, oui, murmura l’architecte, oui, debien mauvaises pensées, mon père ; aussi vous ai-je faitappeler pour m’aider à les combattre.

– Contez-moi cela, mon fils, dit le moineen s’asseyant.

– Mon père, vous savez que je suis chargépar monseigneur l’archevêque Conrad de bâtir la cathédrale.

– Oui je le sais, et il ne pouvaits’adresser à un plus digne architecte.

– Voilà qui vous trompe, mon père,répondit l’artiste en baissant la voix comme s’il était honteux del’aveu humiliant que la vérité le forçait à faire ; j’aicomposé plans sur plans, et peut-être y en avait-il parmi tousquelques-uns qui eussent été dignes de quelques villes secondairescomme Vorms, Dusseldorf ou Coblentz ; mais celui qui a composéun plan digne de notre ville de Cologne, continua l’architecte avecun soupir, c’est un autre que moi, mon père.

– Ah ! ah ! fit le moine ;et n’y a-t-il donc pas moyen de le lui acheter pour del’or ?

– Je lui ai offert tout ce que j’enavais, et il m’a répondu en me montrant une bourse pleine dediamants.

– N’y a-t-il donc pas moyen de le luiprendre de force ? dit le moine qui, dans son désir de voirCologne devenir la reine du Rhin, se laissait malgré lui entraînerun peu au-delà des bornes de la charité chrétienne.

– J’ai voulu le lui prendre de force, monpère ; mais il m’a terrassé comme un enfant, et m’a mis monpropre poignard sur la poitrine.

– Alors il ne le veut céder à aucunecondition ?

– Si fait ; mais à une seule, monpère.

– Laquelle ?

– C’est que je lui engagerai mon âme.

– Mais cet autre architecte, c’est doncSatan ?

– C’est Satan.

– Et tu dis, répondit le moine sansparaître autrement effrayé du nom terrible que venait de prononcerl’artiste, que cette cathédrale ferait de Cologne la merveille del’Allemagne.

– Elle en ferait la reine du monde, monpère.

– Jésus ! s’écria le saint hommeenjoignant les mains et en levant les yeux au ciel.

Puis se retournant du côté del’architecte :

– Est-ce que tu tiens beaucoup à tonâme ? lui demanda-t-il.

L’architecte regarda le moine sans étonnement,car il comprenait, lui qui était prêt à vendre son éternité,combien l’éternité d’un autre devait être peu de chose aux yeuxd’un homme qui voyait, au prix de cette éternité, sa ville devenirla plus belle de la terre.

– Mon père, lui dit-il, sans doute j’ytiens comme à un don qui vient de Dieu et que j’aurais voulu rendreà Dieu ; mais cependant je suis prêt à la sacrifier, si cesacrifice peut faire de moi le premier architecte du monde.

– J’aimerais mieux, dit le moine, te voirfaire ce sacrifice à Dieu qu’à toi-même. Mais, quel que soit lemotif qui te pousse, comme c’est la religion qui doit en profiter,je viendrai à ton aide. Cependant prends garde à l’orgueil, carc’est l’orgueil qui te perdra.

– Eh quoi ! s’écria l’architecte, jepourrais avoir le plan sans être damné ?

– Peut-être.

– Comment cela, mon père ? ditesvite.

– Tu as essayé de la corruption et de laforce : il te reste la ruse.

– La ruse, mon père. Oubliez-vous quel’Écriture appelle Satan le Rusé ?

– Oh ! oh ! si fin qu’il soit,dit le moine, ce n’est pas la première fois qu’avec l’aide de Dieu,un pauvre moine l’emportera sur lui. Saint Antoine, qui a eu toutesa vie affaire à lui, n’a-t-il pas fini par en triompher ?Saint Barnabé ne lui a-t-il pas pris le nez avec des pincettesrouges ? Enfin, les magistrats d’Aix-la-Chapelle ne luiont-ils pas donné l’âme d’un loup au lieu de celle d’unhomme ?

– C’est vrai, dit l’architecte.

– Eh bien ! dit le moine, viens teconfesser et communier dans l’église de Saint-Géréon, et, quand tuseras en état de grâce, je te dirai ce que tu as à faire.

L’architecte suivit le père Clément, seconfessa et communia. Puis, après qu’il eut reçu le corps de notreSeigneur Jésus-Christ, le moine, l’emmenant dans sa cellule, luiremit une relique dont la sainteté et la puissance lui avaient étédémontrées par une quantité d’expériences qu’il avait faites avecelle.

– Tenez, mon fils, lui dit-il, prenezcette relique, et ce soir, quand Satan vous montrera le plandiabolique, prenez-le d’une main comme pour l’examiner à votreaise, tandis que lui le tiendra de l’autre : alors touchez-luila main avec cette relique, et, quelque envie qu’il ait de leretenir, je vous réponds qu’il le lâchera. Alors, ne vous effrayezde rien, il hurlera, il menacera, il tournera autour de vous,faites-lui toujours face avec la relique, et ne craignez rien. Dieuest plus fort que Satan, et Satan se lassera le premier.

– Mais, mon père, dit l’architecte, quandje n’aurai plus la relique, n’y a-t-il point de danger que Satanrevienne, et me torde le cou ?

– Non, tant que vous serez en état degrâce ; mais gare au péché mortel.

– Alors, s’écria l’architecte, je suissauvé, mon père, car je ne suis ni gourmand, ni envieux, ni avare,ni paresseux, ni colère, ni luxurieux.

– Vous avez oublié l’orgueil, monfils ; prenez garde à l’orgueil : c’est celui-là qui aperdu le plus beau des anges, et il peut vous perdre à votretour.

– Je veillerai sur moi, ditl’architecte ; d’ailleurs, j’aurai recours à vous, monpère.

– Que le Seigneur te conduise, monenfant ! murmura le vieillard en lui donnant sabénédiction.

– Amen ! dit l’architecte,et il se retira chez lui, où il passa le reste de la journée enprières.

À l’heure convenue, il se rendit à l’endroitindiqué par le diable : mais la promenade étaitsolitaire ; il n’y avait nulle part ni vieillard, ni homme, nienfant. L’artiste se promena un instant seul, craignant que lediable ne manquât à sa parole. Sur ces entrefaites, minuit sonna.Au dernier coup du battant de la cloche :

– Me voilà, dit une voix pleine et fortequi parlait derrière l’architecte.

Celui-ci se retourna en tressaillant, car ilne reconnaissait point là la voix qui lui était familière. Eneffet, non seulement Satan avait changé de voix, mais encore deforme. Ce n’était plus le petit vieillard aux yeux ardents, à labarbe pointue et au pourpoint noir ; c’était un beau jeunehomme de vingt à vingt-cinq ans, aux formes merveilleuses, à lafigure hautaine, au front large et pâle, tout sillonné encore de lafoudre du ciel. Il tenait d’une main le plan et de l’autre lepacte. L’artiste recula d’un pas, ébloui qu’il était de cetteinfernale beauté.

– Ah ! cette fois, je te reconnais,lui dit-il, et tu n’as pas besoin de me dire ton nom : tu esle démon de l’orgueil.

– Eh bien ! lui dit Satan, tu voisque je ne t’ai pas trompé ; es-tu prêt ?

– Oui, dit l’architecte ; mais,avant de signer, montre-moi le plan ; je te paie assez cherpour savoir ce que j’achète.

– C’est juste, dit Satan, regarde.

Et, déroulant le plan, il le lui présenta sansle lâcher.

L’architecte fit alors ce que le moine luiavait dit de faire. Sous prétexte de le voir de plus près, il pritle parchemin par le bas de la feuille, tandis que Satan le tenaitpar en haut ; et, pendant qu’au clair de la lune, il ledévorait du regard, il glissa son autre bras en dessous, et touchaavec la relique sainte la main dont le diable tenait le plan.

Celui-ci, brûlé jusqu’aux os, fit un bond enarrière en jetant un grand cri, laissant le précieux papier auxmains de l’architecte.

– Au nom du Père, et du Fils et duSaint-Esprit, s’écria l’artiste en faisant le signe de la croixavec la relique, retire-toi, Satan.

Celui-ci poussa un rugissement terrible.

– C’est un prêtre qui t’aconseillé ; c’est une ruse d’Église, c’est encore quelquenouveau tour de ce misérable moine.

– Au nom du Père, et du Fils et duSaint-Esprit, continua l’architecte en redoublant ses signes decroix.

– Attends, attends, dit le démon, toutn’est pas fini.

Au même instant l’architecte vit devant lui unlion énorme qui se battait les flancs avec sa queue, et qui, lagueule béante et les dents découvertes, s’apprêtait à ledévorer.

Mais il ne se laissa point intimider par lelion ; l’animal furieux eut beau secouer sa crinière, tournerautour de lui et bondir, il lui présenta sans cesse la sainterelique ; de sorte que, constamment repoussé, le lion finitpar reculer. L’architecte profita de ce moment pour faire le signede la croix. Le monstre poussa un rugissement et disparut.

Au même moment l’architecte entendit un grandbruit d’ailes au-dessus de sa tête. Un aigle immense fondait surlui des profondeurs du ciel, et la lune était voilée par sapuissante envergure ; mais il se douta bien que c’était Satanqui venait l’attaquer sous une nouvelle arme, et serrant toujoursson plan d’une main sur sa poitrine, de l’autre il présenta au roide l’air la relique bénie.

Alors il en fut de l’aigle comme du lion.Après avoir volé tout autour de lui, avoir essayé de l’assommer àcoups d’ailes, de l’étreindre dans ses serres, de le déchirer avecson bec, Satan comprit qu’il n’y avait rien encore à faire souscette nouvelle forme. L’oiseau gigantesque poussa un cri etdisparut.

L’architecte croyait être quitte enfin de sonennemi, lorsqu’il vit une masse qui se mouvait dans l’ombre :c’était un serpent colossal qui déroulait ses mille anneaux ets’approchait en sifflant ; trois fois il s’enroula surlui-même autour de l’architecte, l’enfermant dans un triple cercled’écailles, tandis que, dressant sa tête vacillante, il cherchaitde ses yeux ardents la place où plonger la flamme bisaiguë qui luisortait de la gueule ; mais ses combats précédents avaientdéjà familiarisé l’artiste avec ces luttes fantastiques, et letalisman sacré, après l’avoir préservé du lion et de l’aigle, lepréserva du serpent, qui poussa un long sifflement et disparut àson tour.

Alors Satan se retrouva devant l’architectesous sa première forme.

– C’est bien, lui dit-il, je suis vaincu,et tu triomphes, grâce à ton Dieu, à tes prêtres et à tesreligieux. Mais cette église que tu m’as volée ne s’achèvera pas,et ton nom, que tu veux rendre immortel, sera oublié et inconnu.Adieu, prends garde que je te surprenne en péché mortel.

À ces mots, Satan bondit de l’endroit où ilétait jusque dans le Rhin, où il s’enfonça et disparut avec unfrémissement pareil à celui qu’eût produit un fer rougi.

L’architecte, tout joyeux, rentra dans laville et regagna sa maison, où il trouva sa mère et le père Clémenten prières. Il leur raconta tout ce qui s’était passé. La pauvrefemme pleurait et faisait le signe de la croix ; le bon moinese frottait les mains et applaudissait à sa ruse. L’artiste lui ditquels avaient été les adieux de Satan.

– Eh bien ! dit le moine, le diableest encore plus loyal que je ne croyais, puisqu’il t’aprévenu ; maintenant, c’est à toi de te tenir sur tes gardes,et d’écarter de toi tout péché mortel. Une dernière fois, défie-toide l’orgueil.

L’architecte promit qu’il veillerait sur lui,et le moine sortit pour regagner son couvent, le laissant l’hommele plus heureux de la terre. La mère se retira à son tour, necomprenant qu’à demi tout ce qui s’était passé, mais heureuse parceque son fils était heureux.

Resté seul, l’artiste, sans quitter le planqu’il avait failli payer au prix de son âme, s’agenouilla, et fitune longue prière pour remercier Dieu de l’aide qu’il lui avaitdonnée ; puis il se coucha après avoir roulé le plan sous sonoreiller, s’endormit, et vit sa cathédrale en rêve.

Les sept péchés capitaux

Le lendemain, dès le matin, il alla chezl’archevêque, qui commençait à s’impatienter de tant de lenteur, etlui montra le plan, Monseigneur Conrad avoua qu’il n’avait rienperdu pour attendre, et, ouvrant les trésors du chapitre, ilautorisa l’artiste à y fouiller à pleines mains.

Le même jour, l’architecte jeta les fondationsde sa cathédrale ; et comme depuis longtemps un monded’ouvriers creusait les flancs du Drakenfels, la matière ne luimanqua point ; aussi la vit-on bientôt sortir de terre commeune immense végétation de pierre pressée de s’épanouir ausoleil.

Trois mois s’étaient déjà passés, et chaquesemaine le monument montait d’une assise, lorsqu’un vendredi quel’architecte, emporté par son travail, était resté jusqu’au soirsans manger et revenait chez lui affamé, il rencontra lebourguemestre, bon vivant, connu pour les merveilleux repas qu’ildonnait. Il venait justement de chez l’architecte, afin del’inviter à souper avec le bourguemestre de Mayence et celuid’Aix-la-Chapelle, qui passaient tous deux, de leur côté, pour dejoyeux convives ; et, ne l’ayant pas trouvé, il se dirigeaitvers le lieu où on était sûr de le trouver toujours. L’architectevoulut refuser, disant que sa mère n’était point prévenue ;mais le bourguemestre ne voulut entendre à rien, disant que c’étaitchose faite, puisqu’il lui avait parlé à elle-même, si bien que, sifort qu’il s’en défendît, il fallut que l’architecte suivît lebourguemestre, qui l’introduisit dans une salle à manger au milieude laquelle s’élevait une table splendidement chargée des mets lesplus délicats, tant en volaille qu’en venaison.

L’architecte, comme nous l’avons dit, mouraitde faim ; aussi commença-t-il, en voyant une si richecollation, à se féliciter d’avoir suivi le bourguemestre ;mais, en se mettant à table, il se rappela qu’on était justement auvendredi, saint jour d’abstinence, où il était moins permis quedans tout autre de se livrer au péché de la gourmandise. Aussi,lorsqu’il eut fait sa prière, ne voulut-il rien prendre autre chosequ’un morceau de pain et un verre d’eau, refusant les viandes lesplus délicates et les vins les plus exquis ; car, ainsi qu’ill’avait dit, il n’était pas gourmand.

Quant aux trois bourguemestres, ils mangèrentde toutes ces viandes sans crainte de Dieu ni du diable, raillantpendant tout le repas le pauvre architecte de la maigre chère qu’ilfaisait.

Le lendemain, l’architecte se remit à sonœuvre, et comme ni l’argent ni les hommes ne manquaient, on vitchaque jour la cathédrale s’élever davantage. De temps en temps,l’artiste pensait bien aux menaces du diable ; mais, à chaquefois qu’il y pensait, il puisait dans la crainte même une nouvelleforce pour résister à la tentation, et comme la cathédrale marchaitson train, il espérait que les prédictions infernales nes’accompliraient pas.

Vers ce temps-là, le pape Innocent IV,qui était génois, voulut faire bâtir à un de ses neveux un palais àRome, et comme la ville de Cologne était réputée pour l’habileté deses constructeurs, il fit demander à monseigneur Conrad unarchitecte. Monseigneur Conrad désigna à sa sainteté un fort habilehomme, qu’il avait eu un instant l’intention de charger du soin debâtir sa cathédrale, croyant faire grand-peine à l’architecte dudôme, avec lequel il avait eu, quelques jours auparavant, unelégère discussion ; mais celui-ci, tout entier à son travail,se félicita de ce que ce choix n’était pas tombé sur lui et aumoment du départ il embrassa son rival et lui souhaita un bonvoyage, car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était point envieux.

La cathédrale continua de gagner à cettesérénité d’esprit. L’artiste ne vivait que pour le monument ;tout son temps se passait au milieu des pierres, sculptant lui-mêmeles parties qui avaient besoin de délicatesse et de fini. De soncôté, l’archevêque, tout froid qu’il était avec son architecte, lepayait royalement, de sorte que l’artiste, tout en rêvant unegrande gloire pour son nom, amassait une jolie fortune pour sonexistence : il en résulta qu’au bout de dix-huit mois, ilavait déjà près de 6 000 florins à lui, ce qui, pour cetteépoque, était une fort jolie somme.

Mais un soir, en rentrant, sa mère lui remitune lettre cachetée de noir : elle était de sa sœur, et luiannonçait qu’elle venait de perdre son mari, qui, en mourant, lalaissait sans fortune avec trois petits enfants. La pauvre femmeterminait sa lettre en le priant de lui envoyer quelques secourspour l’aider à élever sa famille.

L’artiste lui envoya ses 6 000florins ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était pointavare.

La cathédrale marchait toujours ;l’architecte semblait en avoir fait sa demeure réelle : dès lepoint du jour il y était, et souvent la nuit était venue qu’il nel’avait pas encore quittée. Cependant il avait sous ses ordresplusieurs ouvriers assez habiles pour qu’il pût se reposer sur euxde certains travaux importants ; aussi, après en avoir fait undessin très détaillé, avait-il confié à l’un d’eux une portelatérale, pleine de merveilleuses arabesques, et où pendait, commeà une treille, une vigne toute chargée de raisins. L’ouvrier quidevait mener à bout ce travail s’était enfermé dans une espèced’atelier de planche afin de n’être pas dérangé. L’architecterespectait sa solitude, et, confiant dans son habileté, attendaitque le voile tombât. Ce grand jour vint. L’ouvrier enleva sonéchafaudage ; mais alors l’espoir de l’architecte futtrompé ; quelques parties de la porte étaient loin d’êtredignes du reste de l’édifice ; de sorte qu’il résolut derefaire cette porte lui-même, quoiqu’il y eût au moins pour sixmois de travail ; et cette résolution ne lui coûta point àprendre ; car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’était pointparesseux.

Depuis que le monument était commencé, et il yavait déjà près de quatre ans, jamais l’artiste n’avait manqué unseul jour de surveiller lui-même ses ouvriers et de juger par sespropres yeux si chaque détail de son plan était scrupuleusementsuivi : de sorte qu’il lui semblait qu’il lui eût étéimpossible de vivre autre part qu’au milieu de ses colonnades et deses ogives. Or, il arriva qu’une nuit, des voleurs qui ignoraientque, grâce à la paie des ouvriers qui avait eu lieu la veille, ilne restait plus un sou dans sa maison, s’étant introduits chez luiet n’ayant point trouvé l’argent qu’ils cherchaient, sedédommagèrent sur sa garde-robe de ce que son coffre était vide, etlui emportèrent jusqu’à l’habit qu’il venait de quitter et quiétait sur une chaise au pied de son lit ; de sorte que lelendemain il s’aperçut qu’il ne pouvait se lever faute devêtements. Il fit aussitôt venir son tailleur qui lui promit unhabillement complet pour le soir même, et qui ne le lui apportaqu’au bout de trois jours ; de sorte que le malheureuxarchitecte fut obligé de rester soixante-douze heures dans son lit.Aussi, lorsque après l’avoir fait attendre ainsi, le tailleur luiapporta l’habillement tant désiré, lui fit-il forcereproches ; mais cependant d’un ton modéré et ainsi qu’ilconvient à un homme calme et modéré ; car, ainsi qu’il l’avaitdit, il n’était point colère.

Cependant le bruit qu’une nouvelle merveilleallait enrichir le monde commençait à se répandre ; car ilétait déjà facile de voir, d’après ce qui existait, ce que seraitl’édifice une fois achevé ; de sorte que l’on venait déjàcomme en pèlerinage, de France, d’Allemagne et de Flandre. Souvent,tous ces pèlerins, après avoir visité l’édifice, étaient curieux devoir l’architecte ; de sorte que, lorsqu’il revenait de lacathédrale chez lui, il n’était pas rare qu’il rencontrât desgroupes d’étrangers qui l’attendaient, afin de voir quel hommeétait celui-là qui avait eu assez de hardiesse et de génie pourespérer mener à bonne fin une pareille entreprise. Or, parmi cespèlerins, il y avait bien aussi quelques pèlerines ; et ilarriva que l’une d’entre elles se prit d’une si grande passion pournotre architecte, qu’elle loua une maison dans la rue quiconduisait de chez lui à la cathédrale, si bien que, lorsqu’ilpassait, soit qu’il allât, soit qu’il revînt, il la voyait toujoursà sa fenêtre, le sourire à la bouche et le suivant des yeux tantqu’elle le pouvait voir. Cela durait depuis trois semaines,lorsqu’un soir qu’il revenait elle laissa tomber, de sa fenêtre àses pieds, le bouquet qu’elle tenait à la main. L’artiste leramassa, et, sans penser à mal, entra dans la maison pour leremettre à quelque serviteur ; mais, par hasard, tous lesvalets étaient sortis, de sorte qu’il fut obligé de monter lui-mêmeà l’appartement de la belle inconnue, qui le reçut dans une chambretout embaumée des plus doux parfums et éclairée de ce demi-jour sidangereux pour un cœur qui n’est pas sûr de lui. Une fois arrivélà, il était impossible à l’architecte de se retirer aussitôt. Ilaccepta donc l’invitation que lui fit la belle pèlerine des’asseoir un instant auprès d’elle. Mais à peine y était-il qu’ellelui avoua que c’était la cathédrale qu’elle était venue voir, maisque c’était l’architecte qui la retenait ainsi depuis un mois àCologne ; et, tout en lui disant de douces choses pareilles àcelles-ci, elle lui jeta un de ses beaux bras autour du cou et,appuyant sa bouche sur la sienne, elle lui donna un de ces longs etbrûlants baisers qui se glissent des lèvres au cœur. Maisl’architecte se leva aussitôt, modeste et rougissant, et lui fit unlong et éloquent sermon sur la nécessité de contenir les tentationsde la chair, et, ce sermon achevé, il se retira, malgré sesinstances et ses larmes ; car, ainsi qu’il l’avait dit, iln’était point luxurieux.

Six mois à peu près s’étaient passés depuiscet événement : l’affluence des curieux augmentait tous lesjours, car le portail était entièrement achevé ainsi quel’abside ; et quoique l’une des tours n’eût encore atteint quela hauteur de vingt et un pieds, l’autre en avait déjà plus de centquarante, et faisait bien voir ce qu’elle serait lorsqu’elle auraitatteint sa dimension entière qui devait être de cinq centspieds ; mais, plus sa cathédrale s’avançait, plus l’idéequ’elle ne serait jamais terminée et que son nom demeurerait oubliéet inconnu tourmentait l’artiste ; aussi résolut-il d’allerau-devant de cette dernière crainte, en faisant des lettres mêmesde son nom la balustrade qui devait entourer la plate-forme de latour : de cette façon, ce nom frapperait tous les yeux tantque durerait le monument ; ce nom vivrait avec lui. Cetterésolution prise, l’artiste fut plus tranquille et résolut de lamettre à exécution dès le lendemain.

Au moment où il venait de s’arrêter à ceprojet, l’archevêque l’envoya chercher pour lui montrer, disait-il,différentes reliques qu’il venait de recevoir ; l’architectedescendit de sa tour, et se rendit à l’archevêché, où il trouvamonseigneur Conrad tout joyeux, car il venait de recevoir de Milanles têtes des trois mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, avec descouronnes précieuses d’or, ornées de diamants et de perles.L’architecte s’agenouilla dévotement devant ces saintes reliques,fit sa prière, et, s’étant relevé, félicita fort l’évêque d’avoirreçu un si riche et si miraculeux présent.

– Eh bien ! dit l’évêque, je viensde recevoir quelque chose de plus précieux encore que tout cela, del’empereur de Constantinople.

– Vraiment ! demandal’architecte ; serait-ce un morceau de la vraie croix retrouvépar l’impératrice Hélène ?

– Mieux que cela.

– Serait-ce la couronne d’épines mise engage par l’empereur Baudoin ?

– Au-dessus encore.

– Qu’est-ce donc ?

– Le plan du plus bel édifice qui aitjamais été construit.

– Ah ! ah ! fit l’architecte ensouriant avec dédain.

– Un plan qui laisse aussi loin derrièrelui les autres plans, que le soleil laisse derrière lui lesétoiles, puisque tous les autres plans sont l’ouvrage des hommes,et que celui-là est l’ouvrage de Dieu lui-même qui l’a envoyé parun de ses anges au roi Salomon.

– Vous avez le plan du temple deJérusalem ? s’écria l’architecte.

– Oui.

– Je serais curieux de le voir.

– Levez ce rideau, dit l’évêque enindiquant du doigt une tapisserie qui recouvrait un cadre.

L’architecte obéit avec empressement, et setrouva en face du plan céleste que d’un seul regard il embrassadans tous ses détails.

– Eh bien ! dit l’évêque, quedites-vous de ce plan ?

– Peuh ! fit l’architecte enallongeant les lèvres ; j’aime mieux le mien.

En ce moment un éclat de rire infernalretentit aux oreilles de l’architecte : il reconnut le rire deSatan ; après avoir échappé aux six autres péchés, il venaitde tomber dans le péché d’orgueil.

L’architecte ne fit qu’un bond de l’archevêchéà l’église de Saint-Géréon, où il espérait trouver le pèreClément ; mais le père Clément était mort pendant la nuitd’une apoplexie foudroyante. Au moment où on lui annonça cettenouvelle, il entendit une seconde fois bruire à ses oreillesl’éclat de rire satanique qui l’avait déjà épouvanté, et un frissonqui lui courut par tous les membres pénétra jusqu’à son cœur et leglaça.

Cependant il rappela toute sa résolution, et,comme il n’éprouvait aucune douleur physique, il reprit peu à peucourage et résolut de retourner à sa cathédrale, espérant que cetenthousiasme qu’il retrouvait toutes les fois qu’il se revoyait enface de son œuvre, chasserait le reste de crainte qui frissonnaitau fond de son cœur.

L’artiste essaya de se perdre dans lesprofondeurs de sa cathédrale ; mais il sentit bientôt quel’air commençait à y manquer et qu’il y étouffait comme dans untombeau ; en conséquence, il prit l’escalier qui conduisait àla plate-forme. Arrivé là, il continua de monter par leséchafaudages ; au haut des échafaudages était une échelle quiconduisait au sommet de la tour. Ce sommet de la tour était lepoint le plus avancé de l’ouvrage, et c’était de là quel’architecte dominait ordinairement tout l’ensemble de sestravaux.

Rien ne paraissait changé, chacun était à sabesogne et y resta assidûment jusqu’à l’heure de la retraite ;enfin cette heure sonna comme le jour commençait à tomber.L’architecte entendit les ouvriers se retirer en chantant, contentsqu’ils étaient de leur journée. Alors il resta seul comme il enavait l’habitude, car jamais, ainsi que nous l’avons dit, il nerevenait que le dernier.

Le soleil se couchait majestueux comme un roi,n’éclairant déjà plus que les toits les plus élevés. Bientôt lefleuve et la ville furent entièrement plongés dans l’ombre ;mais quelque temps encore le sommet de la tour, qui n’avaitcependant encore atteint que le tiers de sa hauteur, demeuraéclairé, et l’artiste, noyé dans la lumière, songeaorgueilleusement que, lorsque la tour aurait atteint toute sahauteur, elle semblerait un phare allumé dans la nuit. Enfin lesoleil abandonna lentement la montagne de pierre, et l’architectesongea qu’il était temps de descendre.

Mais lorsqu’il chercha l’échelle, ce futvainement, l’échelle n’y était plus.

Cet événement n’avait rien d’extraordinaire,car un des ouvriers, croyant que l’architecte était parti, pouvaitavoir enlevé l’échelle ; cependant, dans les circonstances oùl’architecte se trouvait, il en conçut quelque inquiétude ;d’abord, selon sa coutume, il avait déjeuné fort légèrement, etayant été rappelé chez l’archevêque, vers les deux heures, il avaitcomplètement oublié de dîner. Il en résultait que la faimcommençait à le gagner ; d’ailleurs on était au mois d’octobreet les nuits devenaient froides : il tenta donc tous lesmoyens de descendre ; mais si adroit qu’il fût, il y avaitimpossibilité complète. Alors il essaya d’appeler ; maiscomme, avant de recourir à ce moyen, il avait usé plus d’une heureen tentatives inutiles, les rues étaient déjà désertes, et sa voix,sans qu’il s’en rendît compte lui-même, avait pris un tel caractèred’angoisse, que le peu de passants attardés qui l’entendirent, aulieu de s’arrêter pour lui répondre, pressèrent leur marche,épouvantés qu’ils étaient de ces cris nocturnes et inconnus.

Force fut à l’architecte de se résigner ;mais il fallait pour cela une certaine résolution. Le sommet de latour présentait une surface nue et n’offrait aucun abri. Pourcomble de malheur, vers les onze heures, un orage terrible s’amassaau ciel. Il n’y avait pas moyen de dormir, aussi l’artiste setenait-il assis, car il passait de temps en temps de telles rafalesde vent que s’il eût été debout, comme il n’y avait point deparapet, il eût sans doute été emporté ; cependant l’oragecroissait toujours.

À onze heures et demie, il s’arrêta surCologne, et l’on entendit gronder les premiers coups de tonnerre.De temps en temps un éclair, qui semblait ouvrir jusqu’auxdernières profondeurs du ciel, entrouvrait cette mer de nuages, etéclairait pour un instant la ville et le fleuve d’une lueurfantastique. Il semblait alors à l’architecte que la ville avait laforme d’un lion, le nuage celle d’un aigle, et le fleuve celle d’unserpent.

À minuit moins un quart, tout cet océan devapeur poussé par le vent contre la cathédrale, s’arrêta à sonsommet, comme font parfois les nuages à la cime des montagnes.Alors l’architecte se trouva être au centre de la tempête. Letonnerre grondait à son oreille, l’éclair serpentait autour delui.

À minuit sonnant, il se fit un bruit étrangeet inconnu ; une insupportable odeur de soufre serépandit ; et, comme le battant de l’horloge des saintsapôtres frappait le dernier coup, cet éclat de rire, qui lui étaitsi bien connu, retentit derrière l’architecte. Il se retourna et setrouva en face de Satan.

Cette fois, c’était lui qui, à son tour, étaiten puissance de son ennemi.

L’architecte comprit qu’il était perdu :car il n’y avait pas à fuir. Cependant, comme Satan étendait lamain vers lui, il fit un pas en arrière, ce qui lui donna le tempsde prononcer un acte de contrition. Alors Satan vit que son âmeallait lui échapper pour la seconde fois, il fit un bond vers luiet, le touchant du doigt, le précipita du sommet de la tour.

Mais, si rapide qu’eût été ce mouvement, laprière avait eu le temps de monter jusqu’au trône de Dieu, etlorsque Satan s’élança après sa victime pour l’entraîner avec luien enfer, il la trouva entre les bras de deux anges quil’emportaient au ciel.

Satan demeura un instant stupéfait ;puis, s’élançant après les messagers célestes, il passa près d’eux,rapide comme un tourbillon, en jetant encore une fois à la pauvreâme ce mot qui avait tant tourmenté son corps : Inconnu !inconnu !

En effet, la prédiction de Satan s’estaccomplie ; la cathédrale interrompue resta dans l’état oùelle était lorsqu’arriva cette nuit fatale, car, lorsqu’on voulutla continuer, on ne put retrouver le plan sur lequel elle avait étécommencée, et, quelques recherches que depuis cette époque aientfaites les savants, on n’a jamais découvert le nom del’architecte.

La pauvre âme sait au ciel qu’elle est oubliéesur la terre ; et c’est la punition de son orgueil.

La ruelle des lutins

Nous rentrâmes à Aix-la-Chapelle par la portede Cologne, et comme je le lui avais recommandé, mon cocherm’arrêta devant la ruelle des Lutins ; c’est encore unevieille tradition qui a donné à cette petite rue le nom deHinzen Geeschen.

C’est qu’il y avait autrefois dans le pays duLimbourg, à l’endroit même où s’élèvent aujourd’hui les ruines dece château d’Emmaburch, que, grâce à la tyrannie deFrédéric-Guillaume, je n’avais pu voir qu’en me démanchant le cou,d’immenses souterrains dont personne n’avait jamais trouvél’extrémité : ces souterrains, déserts en apparence le jour,devenaient la nuit la demeure de ces bons lutins de la famille desTrilby, dont Nodier nous a écrit l’histoire[30] ; là, ces gracieux enfants de laTerre, aux malices innocentes et aux folles joies, se réunissaientdès que le soleil était couché, et restaient jusqu’à une heure dumatin rangés autour de longues tables, chantant des chansons dansune langue inconnue, et trinquant dans de petites coupes d’or, dontle choc imitait si bien le tintement d’une clochette qu’un jour unberger, qui avait perdu sa génisse, croyant qu’elle s’étaitenfoncée dans les souterrains, y descendit guidé par le son, et vittout ce monde joyeux et souterrain buvant ses vins exquis etchantant ses folles chansons. Alors il comprit que ce bruit, qu’ilavait pris pour celui de la clochette de sa génisse, était celuides petites timbales d’or, et il se retira aussitôt, sans que leslutins, qui cependant l’avaient vu, lui eussent fait le moindremal.

Mais le berger ne leur garda point le secretqu’ils espéraient de lui, et sa première démarche, en sortant dusouterrain, fut pour aller dénoncer à son confesseur les petitsdémons qui faisaient si bonne chère : le confesseur était unmoine sévère qui n’aimait point les fêtes clandestines, et quivoulait qu’on ne s’amusât que les jours autorisés par lecalendrier. Il fit une quête, rassembla une somme considérable,bâtit une église à l’endroit même où le berger était entré dans lesouterrain, plaça une croix sur sa coupole, et vint en toute pompeet suivi du clergé dans la chapelle y dire une messe, et y procéderaux exorcismes indiqués par le rituel.

Mais il n’y avait pas besoin de tant decérémonies : au premier coup de cloche, les pauvres petitsdiables de lutins avaient été forcés de déguerpir.

Cependant les exilés, privés de leur antiquelogement, avaient choisi un autre domicile ; et tandis qu’enpunition de son indiscrétion le berger s’en allait mourant d’unemaladie de langueur, ils s’étaient installés dans les souterrainsd’une tour située entre les portes de Cologne et de Sand-Kaul. Maishélas ! les pauvres petits diables n’avaient point eu letemps, en quittant leur domicile, d’en emporter le mobilier qui legarnissait ; de sorte qu’ils n’avaient plus ni plats d’argentni timbales d’or ; de sorte qu’il leur fallait, chaque foisqu’ils avaient à célébrer quelque fête, emprunter des chaudières,des casseroles et des verres aux habitants des rues voisines ;ce qu’ils faisaient en entrant dans les maisons par les cheminées,et en emportant avec grand bruit les ustensiles dont ils avaientbesoin, et que les habitants retrouvaient le lendemainsoigneusement rapportés à leurs portes. Ils comprirent donc qu’ilvalait mieux, lorsque certains signes, comme le pétillement du feu,comme le hennissement des chevaux, comme le frémissement de labatterie de cuisine, leur annonçaient que c’était jour de fête chezles lutins, mettre d’eux-mêmes à la porte de leur maison lesustensiles que les visiteurs nocturnes avaient l’habitude de leuremprunter, et ainsi en agirent-ils. Les lutins, reconnaissants, nefirent plus aucun bruit, et les habitants des rues avoisinant latour purent enfin dormir.

Mais il arriva qu’un soir deux braves soldatsqui étaient logés à l’hôtel du Sauvage, justement situé dans la ruequ’on appelle aujourd’hui la ruelle des Lutins, virent l’hôtelierqui récurait les casseroles avec un soin tout particulier, et qui,lorsqu’elles étaient brillantes comme de l’argent, les mettait surle pas de sa porte. Ils lui demandèrent alors dans quel but il sedonnait tant de peine, et ayant appris que c’était à l’intentiondes lutins, ils se mirent à rire, et comme c’étaient des hommes quin’avaient peur de rien, et ne croyaient ni en Dieu ni en diables,ils lui dirent : « C’est bien, rentrez vos casseroles, etnous allons nous mettre sur la porte, de sorte que quand les lutinsviendront, au lieu de toute votre batterie de cuisine, ilstrouveront deux épées bien affilées. » L’hôtelier fit tout cequ’il put pour les empêcher de commettre cette imprudence ;mais les deux soldats relevèrent leurs moustaches en jurant le nomdu Seigneur ; de sorte que l’aubergiste leur tira sarévérence, et les laissa faire à leur volonté.

Lorsque la nuit fut venue, les deux soldats semirent en effet sur le seuil de la porte, que l’aubergiste refermaderrière eux ; pendant quelque temps il les entendit causeramicalement, puis lorsque vinrent les dix heures du soir, il lesentendit hausser la voix, puis se disputer, puis croiser lefer ; pendant quelque temps il put suivre le cliquetis desépées ; il cessa tout à coup, et un profond silence luisuccéda.

Le lendemain, au point du jour, l’aubergistesortit et trouva les deux soldats ; ils s’étaient battus etenferrés l’un l’autre.

On ne douta point que ce ne fût une vengeancedes lutins ; aussi, le bruit de cette aventure étant venu auxoreilles du moine, il résolut de les chasser de la ville comme illes avait déjà chassés de l’Emmaburch : en conséquence, arméd’un bénitier et d’un goupillon, il descendit dans les souterrainsde la tour, et les aspergea entièrement d’eau bénite, enaccompagnant chaque aspersion des paroles puissantes qui déjà unefois les avaient chassés.

Depuis ce temps les lutins ont quittéAix-la-Chapelle, et nul ne sait ce qu’ils sont devenus ; maisen mémoire du séjour qu’ils ont fait dans les souterrains de latour, la rue où l’on trouva les deux soldats morts s’appelle encoreaujourd’hui Hinzen-Geeschen, ou la ruelle des Lutins.

Comme nous n’avions plus rien à voir àAix-la-Chapelle, nous rentrâmes vertueusement dans l’hôtel duGrand-Monarque, avec l’intention bien arrêtée de partir lelendemain matin, et d’aller coucher à Cologne.

Or, comme aucun lutin ne vint contrecarrer ceprojet, le lendemain, à six heures du matin, nous mîmes, enquittant Aix-la-Chapelle, sa première partie à exécution.

La fée des eaux

Vers les trois heures, nous nous remîmes enroute et descendîmes d’Eberstein par Stauffenberg ; là étaitaussi autrefois un magnifique château dont on voit encore quelquesrestes. Mais après la mort du dernier comte, personne n’osant plusl’habiter, parce qu’il était hanté, disait-on, par des fantômes, lechâteau tomba en ruines. Voici l’aventure qui donna lieu à cettecroyance, encore si vivante aujourd’hui, qu’après une certaineheure les habitants de la vallée de la Murg[31]aiment mieux faire un détour d’une demi-lieue que de passer près deses ruines.

Pierre de Stauffenberg était le dernier descomtes de ce nom, mais quoique le dernier, la race ne promettaitpas de s’éteindre en lui, car c’était un beau jeune homme, plein dejeunesse et de force, et l’un des plus braves chevaliers de tout leRhingaw.

Mais comme pour le moment tout étaittranquille dans les terres de l’empire, Pierre avait déposé lecasque et la cuirasse, et ne pouvant faire la guerre aux hommes illa faisait aux sangliers et aux daims de la vallée de la Murg,lorsqu’un soir, après une chasse longue et fatigante, accablé dechaleur et de soif, il se souvint d’une charmante fontaine àlaquelle plusieurs fois il s’était désaltéré ; la fontaine nedevant pas être éloignée de l’endroit où il se trouvait, il mit soncheval au galop, et bientôt entendant le murmure de l’eau, il sautaà bas de son cheval, et l’attachant à un arbre de la route il entraà pied dans la forêt.

À peine eut-il fait quelques pas qu’il aperçutla fontaine qu’il cherchait, plus fraîche et plus délicieuse encorequ’il ne l’avait jamais vue, car c’était à cette heure charmante dusoir où la rosée tombe sur la terre, et où la vapeur monte auciel.

Mais cette fois, la fontaine n’était passolitaire comme d’habitude : une charmante jeune fille, quiparaissait avoir quinze ou seize ans au plus, était couchée sur sarive, le bout de ses petits pieds pendant dans la source, soutenantavec sa main sa tête couronnée de nymphéas, et regardantmélancoliquement couler l’eau. Au premier coup d’œil, Pierre deStauffenberg s’arrêta, croyant que c’était une vision qu’il avaitdevant les yeux, car il n’avait jamais rien rencontré de pareil surla terre.

Mais au bruit qu’il fit, la jeune fille levales yeux, et prenant près d’elle un coquillage qui semblait pétrid’argent et d’azur, elle le remplit d’eau et le présenta auchevalier, qui, en la regardant, avait tout oublié, chaleur,fatigue et soif. Le chevalier en buvant leva la tête, maislorsqu’il baissa les yeux et les reporta vers l’endroit où était lajeune fille, il ne vit plus rien. À la place même où elle était,l’herbe ne paraissait pas foulée, et les fleurs les plus frêlesétaient debout sur leurs tiges pleines de fraîcheur et tout humidesde rosée ; il lui sembla seulement voir l’eau agitée se calmerpeu à peu, comme si la belle inconnue s’était laissée glisser dansla fontaine ; mais lorsque l’eau fut calmée, il ne resta plusaucune trace de sa présence, et n’était le beau coquillage d’azuret d’argent qu’il tenait à la main, le chevalier aurait cru qu’ilavait fait un songe.

Peut-être serait-il resté là toute la nuit,espérant qu’elle reviendrait, s’il n’eût entendu le cor de sespiqueurs, et si son cheval en hennissant ne les eût guidés versl’endroit où il était ; mais craignant qu’une si grande suiten’effrayât la jeune fille et ne l’empêchât de revenir, nonseulement ce soir-là, mais les autres jours, il sortit vivement dela forêt, ordonna que personne n’allât boire à la fontaine, etreprit avec toute sa suite le chemin de son château.

Le lendemain, le comte ne voulut boire quedans sa belle coupe de nacre ; mais quoique son vin fût desmeilleurs crus du Rhin et de la Moselle, il était loin de luiparaître aussi bon que cette eau pure de la source que lui avaitprésentée la belle inconnue.

Aussi le soir, à la même heure, Pierre deStauffenberg sortit seul de son château et s’achemina vers lafontaine : à la même place il vit la jeune fille couchée, qui,en l’apercevant, le salua d’un doux sourire. Sa joie fut grande,car la veille elle était disparue sans lui donner aucune espérancede retour. L’inconnue lui fit signe de s’asseoir près d’elle, commesi elle l’eût attendu ; alors le comte lui demanda quel étaitson nom et sa demeure.

– Je m’appelle Ondine, répondit la jeunefille, et je demeure près d’ici ; souvent je vous ai vu venirvous désaltérer à cette fontaine, et voilà comment je vousconnais.

Ils causaient ainsi depuis une demi-heure,lorsqu’un chevreuil, qui sans doute venait pour se désaltérer à sasource favorite, fit quelque bruit ; le chevalier, craignantque ce ne fût quelque indiscret, se tourna du côté où était venu lebruit ; mais lorsque rassuré sur sa cause il voulut reprendresa conversation avec Ondine, Ondine avait disparu, et comme laveille l’eau bouillonnante lui indiqua que c’était de ce côtéqu’elle avait fui.

Comme la veille, le chevalier resta encorelongtemps à attendre, mais rien ne reparut, et, comme la veille, aubout d’un certain temps, il fut forcé de s’en aller ;cependant il ne voulut pas quitter la fontaine sans boire uneseconde fois de cette eau qui lui avait paru si savoureuse lapremière, et comme il n’avait point là sa belle coupe, il se couchasur la rive et approcha sa tête de la surface de l’eau ; maisau lieu de voir son portrait répété dans le miroir de la fontaine,il lui sembla que c’était l’image d’Ondine qui venait au-devant delui, et lorsque sa bouche toucha à l’eau, au lieu du contact humidequ’il attendait, il sentit l’impression frémissante de deuxlèvres ; Pierre de Stauffenberg poussa un soupird’amour ; un soupir d’amour qui semblait sortir du fond de lasource répondit au sien ; les amants avaient échangé leurpremier baiser.

Pierre de Stauffenberg revint au châteaupresque fou de bonheur. De toute la nuit il ne put dormir ; ilavait sans cesse sur les lèvres l’impression de cet ardent baiser,et il se reprochait de n’avoir pas poursuivi Ondine jusqu’au fondde sa retraite ; puis pour le soir il faisait mille projetsplus insensés les uns que les autres : à chaque instant ilregardait le soleil, car le soir n’arrivait pas.

Le soir vint enfin. Mais bien avant l’heure oùil avait l’habitude de rencontrer Ondine, Pierre de Stauffenbergétait auprès de la fontaine ; mais la fontaine étaitsolitaire, et le pauvre chevalier se désespérait, lorsque tout àcoup il crut entendre un doux chant qui sortait du fond de l’eau,et parmi les nymphéas qui couvraient le cours du ruisseau, il vitapparaître la blonde tête d’Ondine ; il fit un mouvement pourse précipiter vers elle, mais la jeune fille l’arrêta d’un signe,et marchant sur les larges feuilles des plantes aquatiques que lepoids de son corps ne faisait pas fléchir, elle arriva au bord,chose étrange, sans que l’eau, qui roulait sur elle en grossesgouttes pareilles à des perles, parût mouiller ni ses cheveux nises vêtements. Arrivée près du chevalier, elle s’assit comme elleavait fait la veille ; Pierre se mit à genoux devant elle, luiprit les mains, et la regarda si tendrement qu’il n’y avait point àse tromper aux sentiments qu’elle lui inspirait. Ondine sourit,puis après un moment de silence pendant lequel elle le regarda avecla même tendresse :

– Oui, vous m’aimez, lui dit-elle, carquoique vous gardiez le silence, je lis dans votre cœur : etmoi aussi je vous aime ; une fille des hommes vous eût faitattendre cet aveu, et peut-être eussé-je bien fait d’agir comme unefille des hommes, mais, vous l’avez vu, je suis d’une autre natureque la vôtre, et, transparente comme le palais de cristal quej’habite, je ne sais rien cacher.

– Oh ! que je suis heureux, s’écriale chevalier, car moi je vous aime plus que je ne puis dire, etcela depuis le premier jour que je vous ai vue, et cela pourtoujours.

– Pour toujours ? murmura Ondine,faites attention à ce que vous dites, car nous autres fées deseaux, nous n’accordons notre amour qu’avec notre main, et notremain qu’avec notre amour ; et comme nous sommes immortelles,le serment que nous faisons nous lie pour l’éternité ; ensera-t-il de même de vous ?

– Je ne puis m’engager que pour ma vie,répondit le chevalier ; mais tant que durera ma vie, je vousaimerai.

– Êtes-vous sûr de ce que vousdites ? demanda Ondine ; ne faites point d’imprudentespromesses, ou n’engagez pas votre foi, ou que votre foi soit purecomme le cristal de cette eau, ferme comme l’acier de votreépée ; songez que la peine que vous me feriez ne serait pointune peine momentanée comme les peines de la terre, mais une douleuréternelle comme les douleurs de l’enfer.

Alors le chevalier étendit la main sur lacroix de son épée.

– Aussi vrai, lui dit-il, qu’il m’estimpossible de vivre sans vous ; aussi vrai il m’est impossiblede vous être infidèle. Je puis mourir, mais cesser de vous aimer,jamais !

– Alors, je suis à vous, réponditOndine ; fixez vous-même le jour de nos noces, et demain voustrouverez en vous réveillant la dot de votre fiancée.

– Oh ! demain, demain, s’écria lechevalier, pourquoi retarder d’un jour le jour où nous seronsheureux ?

– Demain, dit Ondine, car j’ai autant dedésir d’être à vous que vous d’être à moi. Songez seulement cettenuit à l’engagement que vous avez pris, demain matin il sera tempsencore de dégager votre parole ; demain soir nous serons unispour toujours.

– Oh ! que ne suis-je déjà à demainsoir ! s’écria le chevalier en serrant Ondine sur sapoitrine ; mais elle, se dégageant de ses bras, se releva toutdebout, puis, s’inclinant comme une fleur que le vent courbe, elledéposa sur les lèvres du chevalier un baiser mille fois plus douxque celui de la veille ; et, marchant de nouveau sur leslarges feuilles des nymphéas, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée àl’endroit où la source était la plus profonde, elle s’enfonçalentement, en saluant le chevalier du sourire et de la main, etdisparut sous les eaux.

Le lendemain, en s’éveillant, le chevaliertrouva sur la table qui était au milieu de la chambre à couchertrois corbeilles : l’une pleine d’ambre, l’autre pleine decorail, la troisième pleine de perles : Ondine avait accomplisa promesse ; c’était la dot de l’épouse. Mais nul ne put direqui les avait apportées là.

Le chevalier sauta en bas de son lit ets’habilla à la hâte. À peine avait-il achevé sa toilette qu’on luiannonça qu’un cortège de jeunes filles s’avançait vers le château.Il courut à sa fenêtre, et reconnut Ondine qui s’approchait avecune suite de reines. C’étaient les nymphes des eaux qui lui étaientsoumises depuis le Necker jusqu’au Kensig ; elles étaienttoutes vêtues comme elle, couronnées des mêmes fleursqu’elle ; et cependant au premier coup d’œil on reconnaissaitla reine des esclaves. Pierre de Stauffenberg courut au-devantd’elle ; et comme la veille au soir il avait prévenu lechapelain, il voulait la conduire droit à l’église, mais Ondinedemanda à lui parler une dernière fois encore auparavant, et lechevalier la conduisit dans un cabinet ; là, se voyant seul àseul avec lui, Ondine le regarda fixement, et lisant dans ses yeuxles mêmes promesses d’amour :

– Avez-vous bien réfléchi ? luidit-elle.

– Je ne sais si j’ai réfléchi, réponditle chevalier, je sais que je n’ai pensé qu’à vous, que je n’aimeque vous, que je n’aimerai que vous.

– Songez encore une fois à ce que vousvenez de promettre et à ce que vous allez faire ; car sijamais votre cœur se refroidit pour moi, ou s’échauffe pour uneautre, si d’une façon ou d’autre enfin vous deveniez infidèle, siloin que vous seriez du lieu où je serais, vous seriez perdu, etvous auriez un signe de votre mort prochaine. Ce signe seraitl’apparition de ce pied que voilà ; c’est la seule et dernièrepartie que vous verriez de celle à qui vous avez promis de l’aimertoujours.

Le chevalier tomba à genoux, et baisant cepied, si joli qu’il était impossible de croire qu’il devînt jamaisun signe sinistre, il renouvela le serment d’aimer Ondine jusqu’àla mort. Ondine ne demandait pas mieux que de croire ; ellefut donc facilement persuadée, et le même jour l’aumônier duchâteau unit les deux amants.

Leur bonheur fut grand, et pendant un an cebonheur, au lieu de diminuer, ne fit que s’accroître, car au boutde neuf mois Ondine accoucha d’un fils beau comme sa mère ;mais cette année écoulée, Louis de Bavière, qui, à la sollicitationd’Édouard III d’Angleterre, avait déclaré la guerre à Philippede Valois, fit un appel à tous les chevaliers qui relevaient delui, et comme Pierre de Stauffenberg était un des plus puissants,et surtout un des plus braves, on devine qu’il fut compris dans cetappel.

Ondine vit venir le moment d’une séparationavec terreur, et cependant elle était trop jalouse de la gloire deson mari pour le retenir auprès d’elle ; aussi fut-elle lapremière à lui inspirer le courage qui lui manquait. Seulement, enson nom et au nom de son fils, elle lui rappela son serment et lesrisques qu’il y avait pour lui à y manquer. Tout ce que le cœurpeut inventer de tendres promesses, Pierre de Stauffenberg lesfit : si bien qu’Ondine le vit partir, sinon consolée, dumoins confiante.

Une seconde année s’écoula pendant laquellePierre de Stauffenberg fit force beaux faits d’armes, et pendantlaquelle le duc de Brabant donna de magnifiques fêtes à toute lacour d’Angleterre qui était venue à Bruxelles. Le duc de Brabantn’avait point de fils, mais seulement une fille, de sorte que, pourassurer son duché dans sa famille, il lui fallait un gendrevaillant de cœur et fort d’esprit. À son courage, il avaitdistingué Pierre de Stauffenberg, de sorte qu’un jour ayant faitvenir le jeune chevalier, il s’ouvrit franchement à lui, et luioffrit la main de sa fille et la survivance de son duché. Pierre leremercia du grand honneur qu’il voulait bien lui faire, mais ilavoua qu’il était marié, et lui raconta à qui et comment. Le vieuxduc alors secoua la tête, non pas qu’il doutât de la chose, ilsavait qu’un homme comme Pierre était incapable de mentir, maisparce que la chose lui paraissait tant soit peu diabolique ;puis, après un instant de silence pendant lequel cette croyance nefit que s’affermir dans son esprit :

– Croyez-moi, mon jeune ami, lui dit-il,vous n’êtes point tenu par une pareille promesse, et il y a quelquemagie là-dessous.

Deux ans auparavant, Pierre de Stauffenbergeût répondu que la seule magie qui existât était l’amour ;mais deux ans s’étaient écoulés depuis son mariage, un an depossession, un an d’absence : il lui sembla que le vieux ducpourrait bien avoir raison. Cependant il répondit au duc de Brabantqu’au fond du cœur il partageait ses doutes, mais qu’il ne s’encroyait pas moins engagé par le serment qu’il avait fait. Alors leduc lui proposa de recourir aux lumières de monseigneurl’archevêque de Cologne, Walrame de Juliers, qui était un grandclerc en matière pareille, et Pierre de Stauffenberg, chez lequelsa nouvelle ambition grandissait d’heure en heure aux dépens de sonancien amour, consentit à accepter son arbitrage, et promit de s’enrapporter à lui.

Comme on le pense bien, monseigneur Walrame deJuliers fut de l’avis du duc de Brabant, et il ajouta même que depareilles alliances étaient réprouvées par l’Église, et que c’étaitfaire une œuvre méritoire que de la rompre. En face de pareillesautorités, Pierre de Stauffenberg, déjà poussé par son secretdésir, ne trouva plus d’objections à faire : les fiançaillesfurent célébrées, et le mariage fixé à huitaine.

La veille du jour où le mariage devait avoirlieu, un des vassaux de Pierre de Stauffenberg demanda à parler àson maître. Il venait lui annoncer que sept jours auparavant safemme avait disparu emportant son enfant. Le chevalier calcula lesdates ; le moment de la disparition d’Ondine correspondait,minute par minute, à l’heure des fiançailles de Pierre. Pierre n’endemeura que plus convaincu que son premier mariage n’était qu’uneœuvre magique, et qu’il avait été le jouet de quelque démon quiavait pris la ressemblance d’une femme pour le faire tomber dans lepiège. Le peu de remords qu’il ressentait au fond du cœur s’eneffaça, et il se prépara joyeusement à la cérémonie dulendemain.

Le grand jour arriva enfin : labénédiction nuptiale fut donnée aux nouveaux époux par monseigneurWalrame, puis l’on revint à une campagne voisine, où le dîner étaitpréparé. Après le dîner, les nouveaux époux devaient se rendre à unmagnifique château, situé entre Louvain et Malines, et qui était undon que le duc de Brabant faisait aux nouveaux époux.

On était au dessert, les meilleurs vins duRhin circulaient dans les plus grandes coupes qu’on eût pu trouver.Tout le monde était joyeux et content : Pierre de Stauffenbergsemblait partager la gaieté générale, lorsque tout à coup ses yeuxse fixèrent sur la portion de la muraille qui était en face delui : un pied, si joli et si mignon que ce ne pouvait êtrequ’un pied de femme, sortait de la paroi, sans qu’on pût voiraucune autre partie du corps de celle à qui il appartenait. Pierrese rappela la prédiction d’Ondine et la menace qui s’yrattachait : si brave qu’il fût, ses cheveux se dressèrent sursa tête, et une sueur froide lui tomba du front, car le danger dontil était menacé était un danger inconnu et invisible, un dangerauquel il ne pouvait faire face, et par conséquent qui devaitl’intimider, si brave qu’il fût.

La vision dura quelques minutes, pendantlesquelles les yeux de Stauffenberg demeurèrent constamment fixéssur la muraille, puis elle disparut.

Mais quelle que fût l’impression moraleproduite sur le chevalier, il avait assez de puissance sur lui-mêmepour la dérober à tous les yeux ; personne ne s’aperçut doncdu souci où son esprit était tombé. On plaisanta seulement sur cequ’il cessait de manger et de boire, mais il répondit avec tant d’àpropos et de gaieté que personne n’y fit plus attention.

L’heure de quitter la table arriva. Le châteauoù devaient se rendre les nouveaux époux était situé à deux lieuesà peu près de la maison de campagne où avait eu lieu le dîner. Versles onze heures, chacun se leva de table, et les convives, montantà cheval, résolurent de conduire les deux jeunes gens jusqu’à leurdemeure.

Le cortège se mit en route : la nuitétait sombre, et à peine y voyait-on assez clair pour suivre lechemin mal tracé qui conduisait au château, lorsqu’en passant prèsd’une ruine quelque chose comme une ombre se dressa devant lecheval de Pierre de Stauffenberg, qui, effrayé de cette apparition,fit un écart et s’emporta. Mais comme on savait le jeune comteexcellent cavalier, chacun ne fit que rire du caprice de samonture, et on continua d’avancer, certain qu’il ne tarderait pas àrejoindre le cortège après avoir mis son cheval à la raison.

Mais il n’en fut pas ainsi, il semblait que lecheval du comte avait un démon dans le corps ; aussi ne fut-cequ’après une demi-heure qu’il s’arrêta. Le chevalier alors essayade s’orienter, ce n’était pas chose facile, car, ainsi que nousl’avons dit, il faisait nuit obscure ; mais au bout d’uninstant, il vit tout à coup à l’horizon s’illuminer les fenêtresd’un château, et il ne douta point que ce ne fût celui où il devaitse rendre, et où, sans doute, s’était rendu avant lui le reste dela noce. Il prit aussitôt son chemin à travers terres, et à mesurequ’il approcha, il reconnut qu’il avait deviné juste ; il n’enétait plus qu’à quelques centaines de pas lorsqu’il se trouva surles bords d’une petite rivière.

Le chevalier tourna les yeux de tous côtéspour chercher un pont ; il remonta et descendit même la rivependant l’espace d’un quart de lieue à peu près, mais voyant qu’ilne trouvait point ce qu’il cherchait, il en augura que la rivièreétait guéable, et y poussa son cheval.

Mais à peine Pierre de Stauffenberg fut-il aumilieu du courant que la même ombre qui avait déjà effrayé soncheval sortit de l’eau, et se dressa de nouveau devant lui. À cettevue, le cheval se cabra, renversa son maître dans la rivière, gagnale rivage, et s’élança vers le château en hennissant defrayeur.

Et ce qui arriva du chevalier, nul n’en sutrien ; car, quoique le lendemain la trace des pieds du chevalconduisît directement à l’endroit où il était tombé, et que cetendroit eût été connu jusqu’alors pour n’avoir que deux ou troispieds de profondeur, il s’y était tout à coup creusé un gouffre,dont encore aujourd’hui il est impossible de trouver le fond.

Quant au château de Stauffenberg, comme il neput jamais être prouvé que le comte était mort, puisqu’on n’avaitpoint retrouvé son cadavre, l’empereur ne jugea pas qu’il pût endisposer, si bien qu’à partir de ce moment le château tomba enruines.

Ce sont ces ruines qui, aux dires des paysans,sont hantées par Ondine et par son fils.

Le nain du lac et la dame Noire

Derrière Achern et Salzbach s’élève lamontagne Dettonik-Gross, l’une des plus hautes de la chaîne àlaquelle elle appartient, et au sommet de laquelle se trouve leMummelsée[32], lac dont on n’a jamais pu trouver lefond, ce qui, comme on le pense bien, dans un pays aussi poétiqueque l’est le Rhingaw, a donné lieu à une foule de traditions plusfantastiques les unes que les autres.

D’abord, si l’on noue dans un linge des pois,des balles ou des cailloux, en nombre impair, et qu’on les suspendeau-dessus du lac, le nombre devient pair ; si on les suspendpair, le nombre devient impair, ce qui, comme on le voit, est déjàun assez joli tour de passe-passe.

Passons à autre chose.

Un jour, un pâtre gardait son troupeau sur lesbords du lac : tout à coup il vit sortir de l’eau un taureaubrun qui avait les pieds palmés, et qui vint se mêler à sesbœufs ; un instant après un nain sortit à son tour de l’eau,courut après le taureau brun, le ramena vers le lac, le força des’y replonger, et s’y replongea après lui, tout en grommelant de cequ’il n’avait pas de chien pour garder son troupeau. L’hiversuivant le lac était gelé : un paysan passa dessus avec deuxbœufs traînant des troncs d’arbres, et il ne lui arriva rien,malgré le poids énorme qu’il charriait ; derrière lui venaitson chien, la glace se rompit sous les pieds du chien, et le chiendisparut. Dès lors personne ne douta plus que le nain du lac n’eûtpris le chien du paysan pour garder son troupeau marin.

Un autre jour, un chasseur de chamois vit, enpassant au bord du lac, un petit homme qui était assis sur la rive,les jambes pendantes dans l’eau : il tenait entre ses mainsune foule de perles et des morceaux d’ambre et de corail, qu’ilcomptait en les cachant dans sa chemise, ouverte sur sa poitrine.Le chasseur eut alors la mauvaise pensée de s’approprier toutes cesrichesses, et le mit en joue ; mais au moment où il appuyaitle doigt sur la détente, le petit homme plongea et disparut ;un moment après il revint à la surface et dit auchasseur :

– Si tu m’avais demandé ces perles, cetambre et ce corail, je te les aurais donnés, et tu fusses devenuriche à jamais ; mais tu as voulu me les prendre avec ma vie,sois maudit.

Et le chasseur demeura toujours pauvre, lui etsa postérité.

Deux ou trois fois encore le nain du lacapparut ainsi : on fit des recherches pour savoir vers quelleépoque il était venu dans le pays. Un paysan raconta alors qu’ilavait entendu raconter à son père que son aïeul lui avait dit que,lorsqu’il était jeune homme, un nain était venu demander, le soir,l’hospitalité à son père : son père, qui était unchenevier[33], lui avait alors donné la moitié de sonsouper, mais après son souper, comme il n’avait pas de lit pourlui-même, il lui avait offert, ou de rester avec lui dans lachambre où ils étaient, ou d’aller se coucher dans la grange, où iltrouverait du bon foin pour s’étendre dessus. Le petit nain luiavait dit alors de ne pas s’inquiéter de lui, qu’il trouverait bienoù se loger, et était sorti. Le paysan l’avait accompagné jusqu’auseuil de sa chaumière, et l’avait vu s’éloigner dans la directiond’une fontaine du milieu de laquelle sortaient des joncsgigantesques. Comme il faisait un peu clair de lune, il le vitdescendre dans la fontaine et disparaître dans les joncs, mais ilpensa qu’il avait mal vu, ne pouvant croire qu’une créature humainechoisît de préférence une couche d’eau glacée à un bon lit de foin.Cependant, comme ce qu’il avait vu lui paraissait fortextraordinaire, il se leva avec le jour pour voir ce qu’étaitdevenu le petit homme, et alors, en arrivant sur le seuil de saporte, il le vit sortir des joncs où il était entré la veille ausoir ; mais, chose étrange, pas un fil de son habit n’étaitmouillé, et il était aussi sec de la tête aux pieds que s’il eûtpassé la nuit dans le four du poêle.

Alors le paysan lui exprima sa surprise de cequ’il voyait, mais le petit homme se mit à rire, et lui réponditqu’il n’y avait rien là d’étonnant, puisqu’il était un homme deseaux. Le paysan lui demanda, s’il en était ainsi, ce qu’il venaitfaire sur la terre. Le nain raconta alors au paysan qu’il était nédans un lac, au fond d’un pays qui touche le pôle et qu’on appellele Groenland. Qu’il avait épousé là une ondine qu’il aimaitfort ; mais que, comme cette ondine était très frileuse etaimait beaucoup à se jouer dans les herbes des prairies et àcueillir des fleurs sur les bords du lac, plaisirs dont elle étaitprivée là-bas pendant neuf mois de l’année, attendu que pendantneuf mois la terre est couverte de neige, elle l’avait souventtourmenté pour chercher une contrée plus douce et plus proche dusoleil, lui disant que s’il la forçait de rester dans cet affreuxGroenland, elle se sauverait un jour et irait chercher, pour enfaire sa demeure, quelque beau lac limpide, au ciel bleu et auxrives riantes. Mais ce Groenland que détestait l’ondine était lapatrie du pauvre nain. Il l’aimait comme on aime sa patrie, et ilrépondit qu’il ne voulait pas la quitter. Il en résulta qu’un jouroù il venait de chercher du corail pour en faire un collier à sonondine, il la trouva disparue ; l’ondine avait accompli samenace, elle s’était enfuie. Depuis ce temps, il s’était mis à sarecherche et avait visité tous les lacs de la terre, depuis le lacOntario, en Amérique, jusqu’au lac de Génésareth, en Syrie. Maisnulle part il n’avait retrouvé sa femme ; il ne lui restaitplus que le Mummelsée, et si l’ondine n’était pas là, elle étaitperdue. Il se rendait donc au Mummelsée lorsque, la veille, ilavait demandé l’hospitalité au paysan auquel il venait de raconterson histoire.

Alors le paysan, qui avait pris une grandepart aux tribulations du pauvre petit homme des eaux, lui offrit dele faire conduire jusqu’au lac par son fils, ce que le nain acceptaavec une grande reconnaissance, attendu que sur la terre ilmarchait mal et n’y voyait pas très bien, tandis qu’une fois dansl’eau il nageait comme un brochet, et voyait briller une perle àmille pieds au-dessous de lui. Alors le jeune homme et le nain semirent en route, et tout en marchant, le nain raconta au jeunehomme comment l’eau était plus peuplée que la terre ; commentle fond des lacs était tapissé de grands pâturages au milieudesquels paissaient des troupeaux de bœufs et de veaux marins, plusnombreux que ceux qui couvrent les plus grasses montagnes de laSuisse. Comment enfin il y avait, dans les plaines liquides commedans les plaines des hommes, de riches moissons. Seulement cesmoissons étaient des champs de perles, d’ambre et de corail, dontune seule récolte enrichirait pour toute sa vie le moissonneur quila ferait.

Et tout en discourant ainsi, le jeune homme etle nain arrivèrent au bord du lac ; alors le nain remercia lejeune homme, et lui dit de l’attendre au bord de l’eau unedemi-heure, et qu’au bout d’une demi-heure, s’il ne revenait paslui-même, c’est qu’il aurait retrouvé sa femme, et qu’en ce cas ilverrait remonter à la surface de l’eau un petit sac de peau qu’illui montra ; qu’alors il pourrait prendre ce sac de peau, etque ce qu’il renfermerait serait pour lui.

À ces mots, le petit nain plongea dans le lacet disparut.

Au bout d’une demi-heure, le jeune homme vitremonter le sac de peau à la surface du lac, il l’attira à lui avecle crochet de son bâton de montagne, et l’ouvrit : le petitsac était plein de perles, de branches de corail et de morceauxd’ambre, que son père alla vendre à Strasbourg, et avec le prix ilacheta de magnifiques prairies, qui, depuis cette époque, sont danssa famille.

C’était le paiement de l’hospitalité que lepauvre chenevier avait donnée au petit homme des eaux, qui ayant, àce qu’il paraît, retrouvé sa femme dans le Mummelsée, n’a plusdepuis ce moment quitté le lac, qu’il habite toujours, mais sur lesrives duquel il se montre par malheur plus rarement aujourd’huiqu’autrefois.

J’avais grande envie de le voir, mais commemon conducteur me dit, en secouant la tête, que ce serait unechance si je le rencontrais, je continuai mon chemin, d’autantplus qu’à son défaut il me restait à visiter les ruines d’un vieuxchâteau que je voyais s’élever à ma gauche, et que mon conducteurse contenta de me désigner sous le nom des ruines de l’Érable.Voici la légende qui a donné lieu à ce nom.

Il y avait déjà deux cents ans que le châteaun’était plus qu’un monceau de pierres écroulées, et au milieu deces pierres avait poussé un magnifique érable que plusieurs foisles paysans des environs voulurent abattre sans pouvoir y réussir,tant son bois était dur et noueux. Enfin, un jeune homme, nomméWilhelm, vint à son tour pour tenter l’aventure ; comme lesautres, et après avoir jeté bas son habit, saisissant une hachequ’il avait fait affiler tout exprès, il frappa le tronc de l’arbrede toute sa force, mais l’arbre repoussa le fer comme s’il eût étéd’acier. Wilhelm ne se rebuta point et frappa un second coup, lahache fut repoussée de nouveau ; enfin, il leva le bras et,rassemblant toutes ses forces, il frappa un troisième coup, mais àce troisième coup, ayant entendu comme un soupir, il leva les yeuxet aperçut devant lui une femme de vingt-huit à trente ans, vêtuede noir, et qui eût été parfaitement belle si sa pâleur n’eût donnéà toute sa personne un aspect cadavéreux qui indiquait que depuislongtemps cette femme n’appartenait plus à ce monde.

– Que veux-tu faire de cet arbre ?demanda la dame Noire.

– Madame, dit Wilhelm en la regardantavec étonnement, car il ne l’avait pas vue venir, et il ne pouvaitdeviner d’où elle sortait ; madame, j’en veux faire une tableet des chaises, car je me marie à la Saint-Martin prochain avecRoschen, ma fiancée, que j’aime depuis trois ans.

– Promets-moi d’en faire un berceau pourton premier-né, répondit la dame Noire, et je lèverai le charme quidéfend cet arbre contre la hache du bûcheron.

– Je vous le promets, madame, ditWilhelm.

– Eh bien ! frappe ! réponditla dame.

Wilhelm leva sa hache, et du premier coup ilfit dans le tronc une entaille profonde ; au second coup,l’arbre trembla depuis son faîte jusqu’à ses racines ; autroisième, il tomba entièrement détaché de sa base et roula sur lesol. Alors Wilhelm leva la tête pour remercier la dame Noire, maisla dame Noire avait disparu.

Wilhelm n’en tint pas moins la promesse qu’illui avait faite, et quoiqu’on le plaisantât fort de ce qu’ilfaisait le berceau de son premier-né avant que le mariage ne fûtaccompli, il ne s’en mit pas moins à l’ouvrage avec tant d’ardeuret d’adresse, qu’avant que huit jours se fussent écoulés, il avaitachevé un charmant berceau.

Le lendemain il épousa Roschen, et neuf moisaprès, jour pour jour, Roschen accoucha d’un beau garçon, que l’ondéposa dans son berceau d’érable.

La même nuit, comme l’enfant pleurait et quesa mère, de son lit, le berçait dans son berceau, la porte de lachambre s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil, tenant à lamain un rameau d’érable desséché ; Roschen voulut crier, maisla dame Noire mit un doigt sur sa bouche, et Roschen, craignantd’irriter l’apparition, resta muette et immobile, les yeux fixéssur elle. La dame Noire alors s’approcha du lit d’un pas lent etqui n’avait aucun écho.

Arrivée à l’enfant, elle joignit les mains,pria un instant tout bas, puis, après l’avoir embrassé aufront :

– Roschen, dit-elle à la pauvre mère touteffrayée, prends cette branche sèche et qui vient de l’érable mêmedont est fait le berceau de ton fils, garde-la avec soin, et dèsque ton enfant aura atteint sa seizième année, mets-la dans l’eaupure, puis, quand sur cette branche auront repoussé les feuilles etles fleurs, donne-la à ton fils, et qu’il aille avec elle toucherla porte de la tour du côté de l’Orient, ce sera pour son bonheuret pour ma délivrance.

Puis, à ces mots, laissant la branche sècheaux mains de Roschen, la dame Noire disparut.

L’enfant grandit et devint un beau jeunehomme ; en tout ce qu’il faisait, un bon génie semblait legarder ; de temps en temps Roschen jetait les yeux sur labranche d’érable qu’elle avait mise au-dessous du crucifix, avecles buis bénis des dimanches des Rameaux. Et comme la branche sedesséchait de plus en plus, elle secouait la tête, en doutant qu’unrameau si desséché pût jamais porter ni feuilles ni fleurs.

Cependant, le jour même où son fils eut seizeans, elle n’en obéit pas moins aux injonctions de la dame Noire, etprenant la branche au-dessous du crucifix, elle alla la planter aumilieu d’une source d’eau vive qui coulait dans le jardin.

Le lendemain, elle alla visiter le rameau, etil lui sembla que la sève commençait à se glisser sousl’écorce ; le surlendemain, elle vit poindre les bourgeons, lejour d’après les bourgeons s’ouvrirent, puis les feuillesgrandirent, les fleurs parurent, et au bout de huit jours que labranche était dans la source, on eût dit qu’on venait de lacueillir à l’érable voisin.

Alors Roschen prit son fils, le conduisit à lasource, et lui raconta ce qui s’était passé le jour de sanaissance. Le jeune homme, aventureux comme un chevalier errant,prit aussitôt la branche, et s’inclinant devant sa mère, il luidemanda sa bénédiction, car il voulait tenter l’aventure àl’instant même. Roschen le bénit, et le jeune homme s’acheminaaussitôt vers les ruines.

C’était au moment de la journée où le soleilen s’abaissant à l’horizon fait monter l’ombre des endroitsprofonds aux endroits élevés. Le jeune homme, tout brave qu’ilétait, n’était point exempt de cette inquiétude qu’éprouve l’hommele plus courageux au moment où il va au-devant d’un événementsurnaturel et inattendu ; en mettant le pied dans les ruines,son cœur battait si fort qu’il s’arrêta un instant pour respirer.Le soleil alors était caché tout à fait, et l’obscurité commençaità atteindre le pied des murailles, dont les derniers rayons du jourdoraient encore le sommet.

Le jeune homme s’avança, son rameau d’érable àla main, vers la tour de l’Orient, et à l’orient de la tour iltrouva une porte ; il y frappa trois coups, et au troisièmecoup la porte s’ouvrit, et la dame Noire parut sur le seuil. Lejeune homme fit malgré lui un pas en arrière, mais l’apparitionétendit la main vers lui, et d’une voix douce et avec un visagesouriant :

– N’aie point peur, jeune homme, luidit-elle, car ce jour est un jour heureux pour toi et pour moi.

– Mais qui êtes-vous, madame, et nepuis-je savoir quel est le service que je vous ai rendu ?

– Je suis la dame de ce château, repritle fantôme, et comme tu le vois, notre sort est le même ; iln’est plus qu’une ruine et je ne suis plus qu’une ombre. Jeune, jefus fiancée au jeune comte de Windeck, qui demeurait à quelqueslieues d’ici, dans le château dont les débris portent encore sonnom. Après m’avoir dit qu’il m’aimait, après s’être assuré que jepartageais son amour, il m’abandonna pour une autre femme dont ildevint l’époux ; mais leur bonheur ne fut pas de longue durée.Le comte de Windeck était ambitieux ; il entra dans la liguecontre l’empereur, et il fut tué dans un combat où son parti futvaincu ; alors les impériaux se répandirent dans lesmontagnes, pillant, brûlant les châteaux de leurs ennemis. Lechâteau de Windeck fut pillé et brûlé comme les autres, et la jeunecomtesse se sauva, son enfant dans les bras ; mais bientôtépuisée de fatigue, elle cueillit une branche d’érable poursoutenir sa marche. Elle avait vu de loin les tours du château quej’habitais, et comme elle ignorait ce qui s’était passé entre moiet son mari, elle venait me demander l’hospitalité ; mais sielle ne me connaissait pas, je la connaissais, moi ; jel’avais vue passer dans une chasse, enivrée d’amour, ardente auplaisir, suivie au loin de beaux jeunes gens, qui, échos de moningrat amant, lui disaient qu’elle était belle. À sa vue, au lieude prendre pitié d’elle comme devait le faire une chrétienne, toutema haine se réveilla. Je la vis avec joie écrasée sous le poids deson fardeau maternel, monter les pieds nus et déchirés à travers lesentier rocailleux qui conduisait à la porte de mon château. Maisbientôt elle s’arrêta sur le plateau qui domine cette pièce d’eausombre que tu vois ; par un dernier effort, enfonçant sonbâton en terre pour s’appuyer dessus, elle tendit vers moi ses deuxbras chargés de son fils, et mourante, se laissa tomber sans forceet serrant encore son pauvre enfant sur sa poitrine. Alors, oui, jele sais bien, j’aurais dû descendre de mon balcon, j’aurais dûaller à elle, la relever dans mes bras, la soutenir sur mon épaule,la conduire en ce château et en faire ma sœur. C’eût été beau etcharitable devant Dieu ; oui, je le sais, mais j’étais jalousedu comte, même après sa mort. Je voulus me venger sur sa pauvrefemme innocente de ce que j’avais souffert. J’appelai mes valets,et je leur ordonnai de la chasser comme une bohémienne.Hélas ! ils m’obéirent : je les vis s’approcher d’elle,l’insulter, lui dénier jusqu’à cette couche de terre où ellereposait un instant ses membres fatigués. Alors, elle se relevafolle, insensée, et prenant son enfant dans ses bras, je la viscourir tout échevelée vers le rocher qui domine le lac, monterjusqu’à son sommet, puis jetant une malédiction terrible sur moi,se précipiter dans l’eau, elle et son enfant. Je poussai un cri. Ence moment je me repentis, mais il était trop tard. La malédictionde ma victime était montée jusqu’au trône de Dieu. Elle avait criévengeance, et vengeance devait être faite.

« Le lendemain, un pêcheur en jetant sesfilets dans le lac en tira la mère et l’enfant qui se tenaientencore embrassés. Comme selon le rapport de mes valets elle avaitattenté elle-même à sa vie, le chapelain du château refusa del’enterrer en terre sainte, et elle fut déposée à l’endroit même oùelle avait enfoncé son bâton d’érable ; bientôt ce bâton, quiétait vert encore, prit racine, et, au printemps suivant, ilportait des fruits et des fleurs.

« Quant à moi, dévorée de repentir, sanstranquillité pendant mes jours, sans repos pendant mes nuits, jepassais mon temps à prier, agenouillée dans la chapelle, ou à errerautour du château. Peu à peu je sentis ma santé s’affaiblir, etj’eus la conscience que j’étais atteinte d’une maladie mortelle.Bientôt une langueur insurmontable s’empara de moi et me força degarder le lit. On fit venir les meilleurs médecins de l’Allemagne,mais tous secouaient la tête en me regardant, et disaient :Nous n’y pouvons rien, la main de Dieu est sur elle. Ils avaientraison, j’étais condamnée. Et le jour anniversaire de la troisièmeannée où était morte la comtesse, je mourus à mon tour. On merevêtit de ma robe noire, que je portais toujours, afin, comme jel’avais recommandé, de porter même après ma mort le deuil de moncrime ; et comme, toute coupable que j’étais, on m’avait vuemourir en sainte, on me déposa dans la chapelle funéraire de mafamille, et l’on scella sur moi la pierre de ma tombe.

« La nuit même du jour où je m’y étaiscouchée, il me sembla, au milieu de mon sommeil mortel, entendresonner l’heure à l’horloge de la chapelle. Je comptai les coups dubattant, et je l’entendis frapper douze fois.

« Au dernier coup, il me sembla qu’unevoix me disait à l’oreille :

« – Femme, lève-toi.

« Je reconnus la voix de Dieu et jem’écriai :

« – Seigneur ! Seigneur ! nesuis-je donc pas morte, et quand je croyais être à jamais endormiedans votre miséricorde, allez-vous me rendre à la vie ?

« – Non, dit la même voix, ne crainsrien, on ne vit qu’une fois ; oui, tu es bien morte, maisavant d’implorer ma miséricorde, il faut que tu satisfasses à majustice.

« – Mon Dieu, Seigneur ! m’écriai-jetout en frissonnant, qu’allez-vous ordonner de moi ?

« – Tu erreras, pauvre âme en peine,répondit la voix, jusqu’à ce que l’érable qui ombrage la tombe dela comtesse soit assez gros pour fournir les planches du berceau del’enfant qui doit te délivrer. Lève-toi donc de la tombe etaccomplis ton jugement.

« Alors, du bout de mon doigt je levai lapierre de mon sépulcre, et je descendis pâle, froide, inanimée, etj’errai ainsi autour de mon château jusqu’à ce que se fît entendrele premier chant du coq ; aussitôt, de moi-même, et commepoussée par un bras irrésistible, je rentrai dans cette tour dontla porte s’ouvrit toute seule devant moi, et je me couchai dans montombeau, dont le couvercle se referma de lui-même. La seconde nuitce fut la même chose, et toutes les nuits qui suivirent la secondenuit, il en fut ainsi.

« Cela dura près de trois siècles. Je vischaque année tomber une à une toutes les pierres du château, etpousser une à une toutes les branches de l’érable. Enfin, dubâtiment et des quatre tours, il ne resta que celle-ci ;enfin, l’arbre grandit et grossit au point que je vis l’heure de madélivrance approcher.

« Un jour ton père vint une hache à lamain. L’érable, qui jusque-là avait résisté à l’acier le plustranchant, amolli par moi, céda au fer de sa cognée ; à maprière, il fit du tronc un berceau où tu fus couché le jour de tanaissance.

« Le Seigneur m’a tenu parole, leSeigneur soit béni, car il est puissant et miséricordieux.

Le jeune homme se signa.

– Et maintenant, dit-il, ne me reste-t-ilrien à faire ?

– Si fait, répondit la dame Noire, sifait, jeune homme, il vous reste à achever votre œuvre.

– Ordonnez, madame, dit le jeune homme,et j’obéirai.

– Creusez au pied de l’érable, et voustrouverez les ossements de la comtesse de Windeck et de sonfils ; faites enterrer ces ossements en terre sainte, et quandils seront enterrés, levez la pierre de mon tombeau, mettez-moi unrameau de buis béni de la dernière Pâque dans la main, et faitessceller hardiment le couvercle, car je ne le soulèverai plus qu’aujour du jugement dernier.

– Mais comment reconnaîtrai-je votretombeau ?

– C’est le troisième à droite enentrant ; d’ailleurs, ajouta la dame Noire en étendant vers lejeune homme une main qui eût été parfaite sans son extrême pâleur,regardez cette bague, vous la reconnaîtrez à mon doigt.

Le jeune homme regarda et vit uneescarboucle[34] si pure qu’elle éclairait non seulementla main de la dame, mais encore son beau et mélancolique visage,auquel, comme à la main, on ne pouvait reprocher qu’une trop grandeblancheur.

– Il sera fait comme vous le désirez, ditle jeune homme en couvrant ses yeux avec sa main, ébloui qu’ilétait par les feux que jetait l’escarboucle, et cela dès demainmatin.

– Ainsi soit-il ! répondit la dameNoire.

Et elle disparut comme si elle s’était abîméedans la terre.

Le jeune homme sentit bien qu’il venait de sepasser quelque chose d’étrange, il retira sa main de devant sesyeux et regarda autour de lui, mais il était seul au milieu desruines, son rameau d’érable à la main, en face de la porte de latour de l’Orient, et cette porte était fermée.

Le jeune homme revint chez lui, et racontatout à son père et à sa mère, qui reconnurent la main de Dieu danstout cela ; le lendemain, on prévint le curé d’Achern, qui serendit à l’endroit indiqué par le jeune homme, chantant leMagnificat, tandis que deux fossoyeurs creusaient au piedde l’érable. À cinq ou six pieds de profondeur, comme l’avait ditla dame Noire, on trouva les deux squelettes, les os des bras de lamère serraient encore l’enfant contre les os de sa poitrine.

Le même jour, la comtesse et son fils furentinhumés en terre sainte.

Puis, en sortant de l’église, le jeune hommeprit au-dessous du crucifix un rameau béni à la dernière Pâque, etappelant deux de ses amis dont l’un était maçon et l’autreserrurier, il les emmena avec lui vers la tour de l’Orient. Quandils virent où on les conduisait, les deux compagnons hésitèrent,mais le jeune homme leur dit avec une telle confiance qu’en luiobéissant ils obéissaient à Dieu lui-même, qu’ils n’hésitèrent pluset le suivirent.

En arrivant à la porte de la tour, le jeunehomme s’aperçut qu’il avait oublié le rameau d’érable avec lequelil l’avait touchée la veille, mais il pensa que son rameau béniaurait sans doute la même puissance ; il ne se trompait pas. Àpeine du bout de la branche sèche eut-il effleuré la porte massivequ’elle tourna sur ses gonds, comme si un géant l’eût poussée, etque l’escalier s’offrit à lui et à ses deux compagnons.

Alors ils allumèrent chacun une torche dontils s’étaient munis à l’avance, et descendirent : à lavingtième marche, ils se trouvèrent dans le caveau.

Le jeune homme marcha droit au troisièmetombeau, et appela ses deux compagnons pour qu’ils l’aidassent à ensoulever le couvercle ; encore une fois ils hésitèrent, maisleur camarade leur assura que ce qu’ils allaient faire, au lieud’être une profanation, était une piété, ils réunirent donc leursefforts aux siens et découvrirent la tombe.

Elle renfermait un squelette décharné danslequel le jeune homme hésita d’abord à reconnaître cette bellefemme qui lui avait parlé la veille, et à laquelle, comme nousl’avons dit, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande pâleur.Mais à l’os de son doigt, il vit briller cette escarboucle simagnifique qu’il n’y en avait pas deux pareilles au monde ; illui mit donc à la main le rameau béni et, refermant la pierre de latombe, il invita ses deux amis à la sceller le plus solidementqu’il leur était possible. Les deux compagnons obéirent.

C’est dans cette tombe que l’on montre encoreaux voyageurs assez courageux pour se hasarder sous les voûtescroulantes de la chapelle souterraine que repose la dame Noire,dans l’attente du dernier jugement.

Et comme nous l’avons dit, quoiqu’il ne resteaucune trace de l’arbre qui leur a donné son nom, ces ruines, quel’on voit à gauche de la route en sortant d’Achern, sont encoreappelées les ruines de l’Érable.

Le pont du Diable

Nous étions arrivés à un des endroits les pluscurieux de la route du Saint-Gothard à Altorf[35] : c’est un défilé formé par leGalenstok et le Crispalt, rempli entièrement par les eaux de laReuss, que j’avais vue naître la veille au sommet de la Furca, etqui, cinq lieues plus loin, mérite déjà, par l’accroissementqu’elle a pris, le nom de Géante, qu’on lui a donné. La route,arrivée à cet endroit, s’est donc heurtée contre la base granitiquedu Crispalt, et il a fallu creuser le roc pour qu’elle pût passerd’une vallée à l’autre. Cette galerie souterraine, longue de centquatre-vingts pieds, et éclairée par des ouvertures qui donnent surla Reuss, est vulgairement appelée le trou d’Uri.

Après avoir fait quelques pas de l’autre côtéde la galerie, je me trouvai en face du pont du Diable : jedevrais dire des ponts du Diable[36] ;car il y en a effectivement deux : il est vrai qu’un seul estpratiqué, le nouveau ayant fait abandonner l’ancien.

Je laissai ma voiture prendre le pont neuf, etje me mis en devoir de gagner, en m’aidant des piedset des mains, le véritable pont du Diable, auquel le nouveau favoriest venu voler non seulement ses passagers, mais encore sonnom.

Les ponts sont tous deux jetés hardiment d’unerive à l’autre de la Reuss, qu’ils franchissent d’une seuleenjambée, et qui coule sous une seule arche : celle du pontmoderne a soixante pieds de haut et vingt-cinq de large ;celle du vieux pont n’en a que quarante-cinq sur vingt-deux. Cen’en est pas moins le plus effrayant à traverser, vu l’absence desparapets.

La tradition à laquelle il doit son nom estpeut-être une des plus curieuses de toute la Suisse : la voicidans toute sa pureté.

La Reuss, qui coule dans un lit creusé àsoixante pieds de profondeur entre des rochers coupés à pic,interceptait toute communication entre les habitants du val Corneraet ceux de la vallée de Goschenen, c’est-à-dire entre les Grisonset les gens d’Uri. Cette solution de continuité causait un teldommage aux deux cantons limitrophes, qu’ils rassemblèrent leursplus habiles architectes, qu’à frais communs plusieurs ponts furentbâtis d’une rive à l’autre, mais jamais assez solides pour qu’ilsrésistassent plus d’un an à la tempête, à la crue des eaux ou à lachute des avalanches. Une dernière tentative de ce genre avait étéfaite vers la fin du XIVe siècle, etl’hiver, presque fini, donnait l’espoir que, cette fois, le pontrésisterait à toutes ces attaques, lorsqu’un matin on vint dire aubailli de Goschenen que le passage était de nouveau intercepté.

– Il n’y a que le diable, s’écria lebailli, qui puisse nous en bâtir un.

Il n’avait pas achevé ces paroles qu’undomestique annonça messire Satan.

– Faites entrer, fit le bailli.

Le domestique se retira et fit place à unhomme de trente-cinq à trente-six ans, vêtu à la manière allemande,portant un pantalon collant de couleur rouge, un justaucorps noirfendu aux articulations des bras, dont les crevés laissaient voirune doublure couleur de feu. Sa tête était couverte d’une toquenoire, coiffure à laquelle une grande plume rouge donnait par sesondulations une grâce toute particulière. Quant à ses souliers,anticipant sur la mode, ils étaient arrondis du bout, comme ils lefurent cent ans plus tard, vers le milieu du règne deLouis XII, et un grand ergot, pareil à celui d’un coq, et quiadhérait visiblement à sa jambe, paraissait destiné à lui servird’éperon lorsque son bon plaisir était de voyager à cheval.

Après les compliments d’usage, le baillis’assit dans un fauteuil, et le diable dans un autre ; lebailli mit ses pieds sur les chenets, le diable posa tout bonnementles siens sur la braise.

– Eh bien, mon brave ami, dit Satan, vousavez donc besoin de moi ?

– J’avoue, monseigneur, répondit lebailli, que votre aide ne nous serait pas inutile.

– Pour ce maudit pont, n’est-cepas ?

– Eh bien ?

– Il vous est donc biennécessaire ?

– Nous ne pouvons nous en passer.

– Ah ! ah ! fit Satan.

– Tenez, soyez bon diable, reprit lebailli après un moment de silence, faites-nous-en un.

– Je venais vous le proposer.

– Eh bien, il ne s’agit donc que des’entendre… sur…

Le bailli hésita.

– Sur le prix, continua Satan enregardant son interlocuteur avec une singulière expression demalice.

– Oui, répondit le bailli, sentant quec’était là que l’affaire allait s’embrouiller.

– Oh ! d’abord, continua Satan en sebalançant sur les pieds de derrière de sa chaise et en affilant sesgriffes avec le canif du bailli, je serai de bonne composition surce point.

– Eh bien, cela me rassure, dit lebailli ; le dernier nous a coûté soixante marcs d’or ;nous doublerons cette somme pour le nouveau, mais c’est tout ce quenous pouvons faire.

– Eh ! quel besoin ai-je de votreor ? reprit Satan ; j’en fais quand je veux. Tenez.

Il prit un charbon tout rouge au milieu dufeu, comme il eût pris une praline dans une bonbonnière.

– Tendez la main, dit-il au bailli.

Le bailli hésitait.

– N’ayez pas peur, continua Satan.

Et il lui mit entre les doigts un lingot d’orle plus pur, et aussi froid que s’il fût sorti de la mine.

Le bailli le tourna et le retourna en toussens ; puis il voulut le lui rendre.

– Non, non, gardez, reprit Satan enpassant d’un air suffisant une de ses jambes sur l’autre ;c’est un cadeau que je vous fais.

– Je comprends, dit le bailli en mettantle lingot dans son escarcelle, que, si l’or ne vous coûte pas plusde peine à faire, vous aimiez autant qu’on vous paye avec une autremonnaie ; mais, comme je ne sais pas celle qui peut vous êtreagréable, je vous prierai de faire vos conditions vous-même.

Satan réfléchit un instant.

– Je désire que l’âme du premier individuqui passera sur ce pont m’appartienne, répondit-il.

– Soit, dit le bailli.

– Rédigeons l’acte, continua Satan.

– Dictez vous-même.

Le bailli prit une plume, de l’encre et dupapier, et se prépara à écrire.

Cinq minutes après, un sous-seing en bonneforme, fait double et de bonne foi, était signé par Satanen son propre nom, et par le bailli au nom et comme fondé depouvoir de ses paroissiens. Le diable s’engageait formellement, parcet acte, à bâtir dans la nuit un pont assez solide pour durercinq cents ans ; et le magistrat, de son côté,concédait, en paiement de ce pont, l’âme du premier individu que lehasard ou la nécessité forcerait de traverser la Reuss sur lepassage diabolique que Satan devait improviser.

Le lendemain, au point du jour, le pont étaitbâti.

Bientôt le bailli parut sur le chemin deGoschenen ; il venait vérifier si le diable avait accompli sapromesse. Il vit le pont, qu’il trouva fort convenable, et, àl’extrémité opposée à celle par laquelle il s’avançait, il aperçutSatan, assis sur une borne et attendant le prix de son travailnocturne.

– Vous voyez que je suis homme de parole,dit Satan.

– Et moi aussi, répondit le bailli.

– Comment, mon cher Curtius, reprit lediable stupéfait, vous dévoueriez-vous pour le salut de vosadministrés ?

– Pas précisément, continua le bailli endéposant à l’entrée du pont un sac qu’il avait apporté sur sonépaule, et dont il se mit incontinent à dénouer les cordons.

– Qu’est-ce ? dit Satan, essayant dedeviner ce qui allait se passer.

– Prrrrrooooou ! dit le bailli.

Et un chien, traînant une poêle à sa queue,sortit tout épouvanté du sac, et, traversant le pont, alla passeren hurlant aux pieds de Satan.

– Eh ! dit le bailli, voilà votreâme qui se sauve ; courez donc après, monseigneur.

Satan était furieux ; il avait compté surl’âme d’un homme, et il était forcé de se contenter de celle d’unchien. Il y aurait eu de quoi se damner, si la chose n’eût pas étéfaite. Cependant, comme il était de bonne compagnie, il eut l’airde trouver le tour très drôle, et fit semblant de rire tant que lebailli fut là ; mais à peine le magistrat eut-il le dos tournéque Satan commença à s’escrimer des pieds et des mains pour démolirle pont qu’il avait bâti ; il avait fait la chose tellement enconscience qu’il se retourna les ongles et se déchaussa les dentsavant d’en avoir pu arracher le plus petit caillou.

– J’étais un bien grand sot, ditSatan.

Puis, cette réflexion faite, il mit les mainsdans ses poches et descendit les rives de la Reuss, regardant àdroite et à gauche, comment aurait pu le faire un amant de la bellenature. Cependant, il n’avait pas renoncé à son projet devengeance. Ce qu’il cherchait des yeux, c’était un rocher d’uneforme et d’un poids convenables, afin de le transporter sur lamontagne qui domine la vallée, et de le laisser tomber de cinqcents pieds de haut sur le pont que lui avait escamoté le bailli deGoschenen.

Il n’avait pas fait trois lieues qu’il avaittrouvé son affaire.

C’était un joli rocher, gros comme une destours de Notre-Dame : Satan l’arracha de terre avec autant defacilité qu’un enfant aurait fait d’une rave, le chargea sur sonépaule, et, prenant le sentier qui conduisait au haut de lamontagne, il se mit en route, tirant la langue en signe de joie etjouissant d’avance de la désolation du bailli quand il trouveraitle lendemain son pont effondré.

Lorsqu’il eut fait une lieue, Satan crutdistinguer sur le pont un grand concours de populace ; il posason rocher par terre, grimpa dessus, et, arrivé au sommet, aperçutdistinctement le clergé de Goschenen, croix en tête et bannièredéployée, qui venait de bénir l’œuvre satanique et de consacrer àDieu le pont du Diable. Satan vit bien qu’il n’y avait rien de bonà faire pour lui ; il descendit tristement, et, rencontrantune pauvre vache qui n’en pouvait mais, il la tira par la queue etla fit tomber dans un précipice.

Quant au bailli de Goschenen, il n’entenditjamais reparler de l’architecte infernal ; seulement, lapremière fois qu’il fouilla à son escarcelle, il se brûlavigoureusement les doigts : c’était le lingot qui étaitredevenu charbon.

Le pont subsista cinq cents ans, comme l’avaitpromis le diable.

Les deux chemises

En sortant de Kouppenheim[37],notre guide nous montra le village de Rothenfeltz, et, sur la rochedont la couleur sanglante a donné son nom au village, les ruinesd’un vieux château.

Voici ce qu’on raconte du dernier seigneur quil’habita :

C’était un homme sombre et sévère, qui avaiteu successivement trois femmes, qui avaient disparu on ne savaitcomment, seulement on disait que lorsqu’au bout de trois ans demariage avec la première, il avait vu qu’elle ne lui donnait pasd’enfant, il l’avait empoisonnée pour en épouser une seconde. Maisau bout de trois ans cette seconde étant demeurée stérile, ils’était arrangé de façon à pouvoir en épouser une troisième, donttrois ans après il s’était défait comme des deux autres.

Il vivait donc isolé dans son château, sanshéritiers, sans parent et sans amis, faisant retomber sa colère surses pauvres paysans, qu’il forçait de travailler d’une manière siterrible, que plusieurs en moururent de fatigue ; et au nombrede ces derniers était un bon vieillard nommé Gottfried. On leplaignit beaucoup dans le village, d’abord parce qu’il était fortaimé, ensuite parce qu’il laissait une pauvre petite orpheline âgéede sept ans.

Aussi les paysans se cotisèrent-ils entre eux,et il fut résolu qu’on élèverait la petite Claire à frais communs.Heureusement, ce n’était pas une grande dépense, car les vassaux ducomte de Rothenfeltz étaient si pauvres, qu’ils n’eussent pas pu ysatisfaire. Il s’agissait tout bonnement d’un morceau de pain tousles jours et d’une robe tous les ans. Quant au reste de sesvêtements, la petite fille, qui filait à merveille, les filaitelle-même, et le tisserand du village les lui tissait gratis.

Sept ans se passèrent pendant lesquels Clairegrandit, et devint une belle jeune fille. Beaucoupl’aimèrent ; mais celui qu’elle préféra à tous était lejardinier du château. Comme, par les fonctions qu’il remplissait,il avait occasion de voir quelquefois son maître, il lui demandaplusieurs fois la permission de se marier ; mais toujours lecomte la lui avait refusée. Enfin, une fois qu’il se hasardait àlui faire une nouvelle demande :

– Et avec qui veux-tu te marier ?lui demanda le comte.

– Sauf votre permission, monseigneur,c’est avec la petite Claire.

– Qu’est-ce que la petiteClaire ?

– Monseigneur, répondit le jardinier avecquelque embarras, c’est la fille du pauvre Gottfried.

– Ah ! oui, je sais, répondit lecomte ; c’est celle qu’on appelle l’orpheline, n’est-cepas ?

Le jardinier fit signe que oui.

– Eh bien envoie-la-moi. On dit qu’ellefile à merveille ?

– Ni plus ni moins que la sainte Vierge,monseigneur. C’est la vieille du Roken qui lui a appris.

– Raison de plus ! j’ai de l’ouvrageà lui donner. Si j’en suis content, eh bien ! nousverrons.

Et il accompagna ces paroles d’un sourire siétrange, que le pauvre jardinier, au lieu de se réjouir de l’espècede promesse que lui avait faite le comte, trembla de tous sesmembres qu’il n’eût quelques mauvais desseins sur la pauvreClaire : mais il était trop tard, il fallait faire ce que lecomte avait ordonné. Claire fut donc prévenue par son amant qu’illui fallait se rendre au château dans la journée du lendemain.

Claire obéit. Elle trouva le comte assis prèsd’une fenêtre qui plongeait sur le cimetière du village. Elles’approcha de lui toute tremblante.

– Vous avez désiré me voir,monseigneur ? balbutia la pauvre enfant.

– Oui, répondit le comte.

– Me voici, monseigneur.

– Écoute, dit le comte, on dit qu’aprèsla vieille du Roken, tu es la meilleure fileuse de la vallée de laMurg.

– Monseigneur, je ne file pas mieuxqu’une autre, seulement, au lieu de chanter je prie en filant, desorte que Dieu bénit mon ouvrage.

– En ce cas, viens ici, dit le comte.

La jeune fille obéit.

– Regarde par cette fenêtre.

La jeune fille obéit encore. La fenêtre, commenous l’avons dit, donnait sur le cimetière.

– Vois-tu cette fosse là-bas ?continua le comte.

– Hélas ! répondit la jeune fille,c’est celle de mon père.

– Elle est toute couverte d’orties, commetu vois.

– Les orties poussent bien sur lestombes, murmura en soupirant la jeune fille.

– Eh bien ! reprit le comte, j’aientendu dire par ma nourrice que les orties faisaient du fil plusfin que la soie la plus fine. File-moi une pièce de deux chemisesavec ces orties ; l’une sera ta chemise de noces, l’autre serama chemise de mort. Quand tu me les apporteras toutes deux, jedonnerai mon consentement à ton mariage.

– Hélas ! monseigneur, répondit lajeune Claire, je n’ai jamais entendu dire qu’on fît du fil avec desorties, et je ne sais pas comment cela peut se faire.

– Informe-t’en. Ton mariage est à cettecondition.

– Mais, monseigneur !

– J’ai dit. Va-t’en, et ne rentre iciqu’avec les deux chemises.

La pauvre Claire sortit en pleurant. À moitiéchemin du village, elle rencontra le jardinier qui l’attendait.Elle lui raconta ce qui s’était passé, et lui demanda s’il avaitjamais entendu dire que l’on fît du fil avec des orties ?

– Hélas ! oui, répondit le pauvregarçon, mais du fil si fin, qu’il te faudrait plus de vingt ans àtoi, et plus de quinze ans à la vieille du Roken pour filer cesdeux chemises. Ainsi, c’est comme s’il nous avait refusé.

– Il ne faut pas encore nous désespérer,répondit la jeune fille. J’irai ce soir sur la tombe de mon père,et je prierai tant que peut-être Dieu aura pitié de nous et viendraà notre secours.

Mais son amant secoua la tête, et comme il vitque le comte regardait par la fenêtre, il craignit d’être punid’avoir abandonné pour un instant son ouvrage, et rentra dans lejardin. Quant à Claire, elle descendit vers le village, et quand lesoir fut venu, elle s’en alla au cimetière, et s’agenouilla sur latombe de ses parents ; et là, elle pria si fort et siprofondément, qu’elle ne vit pas que la vieille du Roken étaitentrée après elle, et se tenait debout à ses côtés, attendantqu’elle eût fini sa prière. Mais comme la pauvre enfant priaittoujours :

– Claire, lui dit la bonne vieille, quevous est-il donc arrivé que vous pleurez ainsi, et que vous pleurezen priant ?

Et Claire poussa un grand cri de joie, carelle avait reconnu la voix de la vieille du Roken, même avant de lavoir elle-même, et comme on disait tout bas dans le village quec’était une bonne fée, elle pensa que le secours qu’elle attendaitdu ciel était venu. Aussi se jeta-t-elle dans ses bras en luiracontant tout ce qui s’était passé entre elle et le châtelain.

– N’est-ce que cela, ma bonneClairette ? dit la vieille en riant. En ce cas, la chose sepeut arranger, et dans trois mois vous aurez vos deux chemises.

Et à ces mots elle se mit à arracher lesorties qui poussaient sur la tombe du père Gottfried, et en ayantempli son tablier, elle sortit du cimetière en répétant àl’orpheline de ne s’inquiéter de rien, et Claire, qui avait unegrande confiance dans les paroles de la vieille, rentra chez elleplus tranquille.

Six semaines s’étaient écoulées depuis cejour, et le comte, qui n’avait pas revu Claire, ne pensait plus àelle, lorsqu’en chassant dans la montagne, il se laissa emporter àla poursuite d’un lièvre, et, en passant devant une grotte, vit unepetite vieille qui filait au fuseau, mais cela si vite, mais celasi habilement, et un si beau chanvre, qui, sous ses doigts devenaitun si beau fil, qu’il s’arrêta, et s’approchant d’elle :

– Bonjour, bonne vieille, lui dit-il,vous filez sans doute votre chemise de noces ?

– Chemise de noces, chemise demort ; à votre service, monseigneur, murmura la vieille.

Le comte se sentit frissonner malgré lui. Maisse remettant aussitôt :

– Voilà de bien beau lin, lui dit-il, oùl’as-tu volé ?

– Je ne l’ai pas volé, monseigneur,répondit la vieille : c’est tout bonnement du cru de la tombedu bonhomme Gottfried, c’est du chanvre d’orties. Votre Seigneurien’a-t-elle pas entendu dire par sa nourrice que les ortiesfaisaient du fil plus fin que la soie la plus fine ?

– Oui, oui, j’ai entendu dire cela,répondit le comte de plus en plus ému. Mais je croyais que c’étaitun conte de bonne femme.

– Ce n’était pas un conte, dit lavieille.

– Et pour qui filez-vous ainsi ?

– Pour ma bonne petite Clairette, lafiancée du jardinier du château, à laquelle le châtelain deRothenfeltz a commandé deux chemises. Si vous connaissez lechâtelain de Rothenfeltz, mon seigneur, dites-lui que dans sixsemaines ses deux chemises seront faites.

Le châtelain se sentit défaillir malgré lui,et honteux de sa faiblesse, il mit son cheval au galop sansrépondre ; quant à la vieille, elle continua de filer enchantant une de ces vieilles chansons comme on en chante auxveillées d’hiver.

Trois mois, heure pour heure, après celle oùil avait commandé les chemises à Claire, le sire de Rothenfeltz vitentrer la jeune fille ; elle tenait une chemise sous chaquebras.

– Monseigneur, dit-elle, voici les deuxchemises que vous m’avez commandées ; elles sont filées avecles orties qui couvraient la tombe de mon pauvre père. J’aifidèlement suivi vos ordres, j’espère que vous accomplirezfidèlement votre promesse.

En effet, le seigneur de Rothenfeltz, comme ill’avait promis, ordonna pour le lendemain les noces de Claire et dugarçon jardinier, et comme l’aumônier du château venait de lesbénir, on l’envoya chercher en toute hâte de la part du châtelain.Il avait eu un coup de sang et se mourait.

Et le soir, au même moment où deux jeunesfilles passaient à Claire sa chemise de noces, deux vieilles femmesensevelissaient le châtelain dans sa chemise de mort.

Le dragon des chevaliers deSaint-Jean

Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem,qui, comme on le sait, avaient été fondés par Gérard Tenque,gentilhomme provençal, dont nous retrouverons plus tard le berceauaux Martigues, habitaient au XIVe sièclel’île de Rhodes, dont ils portaient aussi le nom. Or, Rhodes vientdu mot phénicien Rod, qui veut dire serpent. Ce nom, commeon le pense bien, avait une cause, et cette cause, c’était laquantité innombrable de reptiles que de temps immémorial la patriedu colosse renfermait.

Il est juste de dire cependant que lesserpents avaient fort diminué depuis deux cents ans que les moinesguerriers s’étaient établis dans l’île, attendu que, dans leursmoments perdus, et pour s’entretenir la main, les chevaliers leurfaisaient une rude chasse. Il résulta de cette activité que lacommanderie se croyait à peu près délivrée de ses ennemis,lorsqu’un jour un dragon apparut, d’une grandeur si gigantesque etd’une forme si monstrueuse, que près de lui le fameux serpent deRégulus[38] n’était qu’une couleuvre.

Les chevaliers furent fidèles à leurstraditions, si dangereux qu’il fût de les suivre. Plusieurs seprésentèrent pour combattre le monstre, et sortirent tour à tour deRhodes pour l’aller relancer dans la vallée où il avait sa caverne.Mais de tous ceux qui sortirent, pas un ne revint ; et en cecas comme toujours, la perte tomba sur les plus vaillants. Le grandmaître, Hélion de Villeneuve, fut si désespéré du résultat despremières tentatives, qu’il défendit, sous peine de dégradation,qu’aucun des chevaliers qui étaient sous ses ordres combattît leserpent, disant qu’un pareil fléau ne pouvait être suscité que parDieu, et que par conséquent c’était avec les armes spirituelles, etnon avec les armes temporelles, qu’il le fallait combattre. Leschevaliers cessèrent donc leurs entreprises, au granddésappointement du monstre, qui commençait à s’habituer à la chairhumaine, et qui fut forcé d’en revenir tout bonnement à celle desbœufs et des moutons.

Sur ces entrefaites arriva à Rhodes unchevalier de la Camargue, nommé Dieudonné de Gozon : c’était àla fois un chevalier d’une grande bravoure et d’une grandeprudence, mais qui ne s’était jamais battu qu’en Occident ; desorte qu’il résolut, à l’endroit du serpent, de donner à sescompagnons un échantillon de ce qu’il savait faire ; maiscomme, ainsi que nous l’avons dit, c’était un homme aussi sage quebrave, il résolut de ne pas risquer imprudemment sa vie, commeavaient fait de la leur ceux qui avaient entrepris l’aventure avantlui ; et, avant de combattre, il voulut bien savoir à quelennemi il avait à faire.

En conséquence, Dieudonné de Gozon prit sur lemonstre les renseignements les plus exacts qu’il put se procurer,et il apprit qu’il habitait un marais à deux lieues de la ville.Vers les onze heures du matin, c’est-à-dire au moment le plus chaudde la journée, il sortait de sa caverne et venait dérouler ausoleil ses immenses anneaux, restait jusqu’à quatre heures àl’affût de sa proie, puis, cette heure arrivée, rentrait dans sacaverne pour n’en sortir que le lendemain.

Ce n’était point assez, Gozon voulut voir leserpent de ses propres yeux. En conséquence, il sortit un matin deRhodes, et s’achemina vers le marais, muni, au lieu d’armes, d’uncrayon et d’une feuille de papier. Arrivé à un millier de pas de lacaverne, il chercha un lieu sûr, d’où il pût tout voir sans êtrevu, et l’ayant trouvé, il attendit, son crayon et son papier à lamain, qu’il plût au serpent de venir prendre l’air. Le serpentétait très exact dans ses habitudes ; à son heure ordinaire,il sortit, se jeta sur un bœuf qui s’était aventuré dans sesdomaines, l’engloutit tout entier dans son vaste estomac, et,satisfait de sa journée, s’en vint digérer au soleil, à cinq centspas de l’endroit où Gozon était caché.

Gozon eut donc tout le temps de faire sonportrait : le serpent posait comme un modèle ; aussireproduisit-il avec une fidélité scrupuleuse les moindres détailsde sa personne, puis, le dessin terminé, le chevalier se retiraavec la même précaution et s’en revint à Rhodes.

Ses camarades lui demandèrent s’il avait vu leserpent. Gozon leur montra son dessin, et ceux qui n’avaient faitmême que l’entrevoir reconnurent qu’il était de la plus grandeexactitude.

Le lendemain, Gozon sortit de nouveau deRhodes, et retourna à sa cachette. Le soir, il revint à la mêmeheure que la veille. Les autres chevaliers lui demandèrent ce qu’ilavait fait, et il répondit qu’il avait fait quelques corrections àson dessin de la veille. Les chevaliers se mirent à rire.

Le surlendemain, mêmes sorties, mêmesprécautions, et au retour même réponse. Les chevaliers crurent leurcamarade fou, et ne s’en occupèrent plus.

Ce manège dura trois semaines : au boutde trois semaines, le jeune chevalier savait son serpent par cœur.Alors il demanda au grand maître un congé de six mois, et l’ayantobtenu, il s’en revint en son château de Gozon, qui était situé surle Petit-Rhône, en Camargue.

À son retour, chacun lui fit grande fête, etsurtout deux magnifiques dogues qu’il avait : c’étaient deschiens de la plus grande race, habitués à tenir les taureaux enarrêt, tandis que l’intendant de Gozon les marquait avec un ferrouge. Gozon, de son côté, leur fit grande fête, car il avait sesvues sur eux, et comme il craignait qu’ils n’eussent dégénéré enson absence, il les lança sur deux ou trois taureaux qu’ilscoiffèrent à la minute.

Le même jour, Gozon, sûr d’avoir en eux deuxauxiliaires comme il les lui fallait, se mit à l’œuvre.

Grâce au dessin qu’il avait pris sur leslieux, et enluminé d’après nature, Gozon fit un serpent siparfaitement exact, que c’était la même taille, les mêmes couleurs,le même aspect ; alors, à l’aide d’un mécanisme intérieur, illui donna les mêmes mouvements ; puis, son automate achevé, ilcommença l’éducation de son cheval et de ses chiens.

La première fois qu’ils virent le monstre,tout artificiel qu’il était, le cheval se cabra et les chienss’enfuirent. Le lendemain, chevaux et chiens furent moinseffrayés ; mais cependant ni les uns ni les autres nevoulurent approcher de l’animal. Le surlendemain, le cheval vint àla distance de cinquante pas du monstre, et les chiens luimontrèrent les dents. Huit jours après, le cheval foulait leserpent sous ses pieds, et les deux dogues donnaient dessus commesur le taureau.

Cependant Gozon les exerça deux mois encore,habituant ses chiens à faire leurs prises sous le ventre, car ilavait remarqué que sous le ventre le serpent n’avait pasd’écailles. À cet effet, il mettait de la chair fraîche dansl’estomac de son automate, et les chiens, qui savaient que leurdéjeuner les attendait là, allaient le chercher jusqu’au fond deses entrailles. Au bout de deux mois, il n’avait plus rien à leurapprendre : d’ailleurs, si bien raccommodé qu’il fût tous lesjours, le monstre commençait à s’en aller en morceaux.

Le chevalier partit pour Rhodes, où, après unetraversée d’un mois, il aborda heureusement. Il y avait un peumoins de six mois qu’il en était parti.

En mettant le pied dans le port, il demandades nouvelles du monstre. Le monstre se portait à merveille ;seulement comme de jour en jour les troupeaux et le gibierdevenaient plus rares, il étendait maintenant ses excursions jusquesous les murs de la ville. Le grand maître Hélion de Villeneuveavait ordonné des prières de quarante heures. Mais les prières dequarante heures n’y faisaient pas plus que si elles eussent été desimples Ave Maria de sorte que l’île de Rhodes était dansla désolation la plus profonde.

Le chevalier, monté sur son cheval et suivi deses deux dogues, s’en alla droit à l’église, où il fit sesdévotions, et où il resta en prières depuis sept heures du matinjusqu’à midi, laissant ses chiens sans manger, et donnant aucontraire force avoine à son cheval ; puis à midi,c’est-à-dire à l’heure où le monstre avait l’habitude de faire sasieste, il sortit de la ville et se dirigea vers le marais suivi deses chiens, qui hurlaient lamentablement, tant ils enrageaient defaim.

Mais, comme je l’ai dit, le monstre s’étaitfort rapproché de la ville ; de sorte que le chevalier eut àpeine fait un mille hors des portes qu’il le vit bâillant au soleilet attendant une proie quelconque. Aussi, à peine de son côté lemonstre eut-il vu le chevalier, qu’il releva la tête en sifflant,battit des ailes et s’avança rapidement contre lui.

Mais la proie sur laquelle il comptait étaitde difficile digestion, car à peine les deux dogues l’eurent-ils vuqu’ils crurent que c’était leur serpent de carton, et que, sesouvenant qu’il avait leur déjeuner dans le ventre, au lieu defuir, ils se jetèrent sur lui et l’attaquèrent avec acharnement. Deleur côté, le cheval et le chevalier faisaient de leur mieux, l’unruant des quatre pieds, l’autre frappant des deux mains ; desorte que le malheureux serpent, qui ne s’était jamais trouvé àpareille fête, voulut fuir vers sa caverne ; mais il étaitcondamné ; un coup d’estoc du chevalier le jeta sur le flanc,en même temps qu’un coup de pied du cheval lui brisait l’aile, etque les deux dogues lui fouillaient l’un l’estomac pour lui mangerle cœur, et l’autre les entrailles pour lui manger le foie. En mêmetemps, les habitants de la ville, qui étaient montés sur lesremparts, et qui, d’où ils étaient, voyaient le combat, battirentdes mains à l’agonie du monstre. Les applaudissements encouragèrentle chevalier, qui sauta à terre, coupa la tête du serpent, etl’ayant attachée en signe de trophée à l’arçon de son cheval,rentra dans la ville de Rhodes, triomphant comme le jeune David, etfut reconduit au palais des chevaliers, accompagné de toute lapopulation. Ses deux chiens le suivaient en se léchant lemuseau.

Mais arrivé à la commanderie, il trouva legrand maître Hélion de Villeneuve qui l’attendait, et qui, au lieude le féliciter sur son courage, lui rappela l’ordonnance qu’ilavait rendue, et qui défendait à aucun chevalier de Saint-Jean dese mesurer contre le monstre ; puis, en vertu de cetteordonnance à laquelle le chevalier avait si heureusementcontrevenu, il l’envoya en prison en disant que mieux valait quetous les troupeaux et la moitié des habitants de l’île soientmangés qu’un seul chevalier de l’ordre manquât à la discipline. Enconséquence de cet axiome, dont les Rhodiens contestaient lavérité, mais dont le chevalier fut obligé de subir l’application,le grand maître envoya Gozon au cachot, assembla le conseil, qui,séance tenante, condamna le vainqueur à la dégradation ; mais,comme on le comprend bien, à peine le jugement fut-il rendu que lagrâce ne se fit point attendre. Gozon fut réhabilité, réintégrédans son titre et comblé d’honneurs ; puis quelques moisaprès, Hélion de Villeneuve étant mort, il fut élu grand maître àsa place. Ce fut à compter de ce moment que Gozon prit pour armesun dragon, armes qui furent conservées par sa famille jusqu’aucommencement du XVIIe siècle, époque à laquelle cettefamille s’éteignit.

Quant au cheval et aux deux dogues, ils furentnourris tout le temps de leur vie aux frais de la commune de Rhodeset empaillés après leur mort.

Ponce Pilate chez les Suisses

– Savez-vous comment on appelle cettegrande montagne rouge et décharnée, qui a trois sommets, ensouvenir des trois croix du Calvaire ?

– On l’appelle le Pilate.

– Et d’où l’appelle-t-on commecela ?

– Du mot latin, pileatus, quiveut dire coiffé, parce que, ayant toujours des nuages à sa cime,il a l’air d’avoir la tête couverte ; d’ailleurs, c’est bienprouvé par le proverbe que je vous ai entendu dire à vous ce matin,lorsque je vous ai demandé quel temps nous aurions :

Quand Pilate aura mis sonchapeau.

Le temps sera serein et beau.

– Vous n’y êtes pas, dit le batelier.

– Et d’où lui vient ce nomalors ?

– De ce qu’il sert de tombe à celui quicondamna le Christ.

– À Ponce Pilate ?

– Oui, oui.

– Allons donc ; le père Brottier ditqu’il est enterré à Vienne, et Flavien, qu’il a été jeté dans leTibre.

– Tout cela est vrai.

– Il y a donc trois Ponce Pilate,alors ?

– Non, non, il n’y en a qu’un seul,toujours le même ; seulement, il voyage.

– Diable ! cela me semble assezcurieux : et peut-on savoir cette histoire ?

– Oh ! pardieu ! ce n’est pasun mystère, et le dernier paysan vous la racontera.

– La savez-vous ?

– On m’a bercé avec ; mais ceshistoires-là, voyez-vous, c’est bon pour nous, qui sommes desimbéciles ; mais vous autres, vous n’y croyez pas.

– La preuve que j’y crois, c’est qu’il yaura cinq francs de trinkgeldt[39] si vousme la racontez.

– Vrai ?

– Les voilà.

– Qu’est-ce que vous en faites donc, deshistoires, que vous les payez ce prix-là ?

– Que vous importe ?

– Ah ! au fait, ça ne me regardepas. Pour lors, comme vous le savez, le bourreau de Notre-Seigneuravait été appelé de Jérusalem à Rome par l’empereur Tibère.

– Non, je ne savais pas cela.

– Eh bien, je vous l’apprends. Donc,voyant qu’il allait être condamné à mort pour son crime, il sependit aux barreaux de sa prison. De sorte que, lorsqu’on vint pourl’exécuter, on le trouva mort. Mécontent de voir sa besogne faite,le bourreau lui mit une pierre au cou et jeta le cadavre dans leTibre. Mais à peine y fut-il que le Tibre cessa de couler vers lamer, et que, refluant à sa source, il couvrit les campagnes etinonda Rome. En même temps, des tempêtes affreuses vinrent éclatersur la ville, la pluie et la grêle battirent les maisons, la foudretomba et tua un esclave qui portait la litière de l’empereurAuguste[40], lequel eut une telle peur qu’il fitvœu de bâtir un temple à Jupiter Tonnant. Si vous allez à Rome,vous le verrez, il y est encore. Mais, comme ce vœu n’arrêtait pasle carillon, on consulta l’oracle : l’oracle répondit que,tant qu’on n’aurait pas repêché le corps de Ponce Pilate, ladésolation de l’abomination continuerait. Il n’y avait rien à dire.On convoqua les bateliers, et on les mit en réquisition ; maispas un ne se souciait de plonger pour aller chercher le farceur quifaisait un pareil sabbat au fond de l’eau. Enfin on fut obligéd’offrir la vie à un condamné à mort, s’il réussissait dansl’entreprise. Le condamné accepta : on lui mit une cordeautour du corps ; il plongea deux fois dans le Tibre, maisinutilement ; à la troisième, voyant qu’il ne remontait pas,on tira la corde, alors il remonta à la surface de l’eau, tenantPonce Pilate par la barbe. Le plongeur était mort ; mais, dansson agonie, ses doigts crispés n’avaient point lâché le maudit. Onsépara les deux cadavres l’un de l’autre ; on enterramagnifiquement le condamné, et l’on décida qu’on emporteraitl’ex-proconsul de Judée à Naples, et qu’on le jetterait dans leVésuve. Ce qui fut dit fut fait ; mais à peine le corps fut-ildans le cratère que toute la montagne mugit, que la terretrembla : les cendres jaillirent, des laves coulèrent ;Naples fut renversée, Herculanum ensevelie et Pompéï détruite.Enfin comme on se douta que tous ces bouleversements venaientencore du fait de Ponce Pilate, on proposa une grande récompense àcelui qui le tirerait de sa nouvelle tombe. Un citoyen dévoué seprésenta, et, un jour que la montagne était un peu plus calme, ilprit congé de ses amis et partit pour tenter l’entreprise,défendant que personne ne le suivît, afin de n’exposer que luiseul. La nuit qui suivit son départ, tout le monde veilla ;mais nul bruit ne se fit entendre : le ciel resta pur, et lesoleil se leva magnifique ; et, comme on ne l’avait pas vudepuis longtemps, alors on alla en procession sur la montagne, etl’on trouva le corps de Pilate au bord du cratère ; mais decelui qui l’en avait tiré, jamais, au grand jamais, on n’enentendit reparler.

« Alors, comme on n’osait plus jeterPilate dans le Tibre à cause des inondations, comme on ne pouvaitle pousser dans le Vésuve à cause des tremblements de terre, on lemit dans une barque, que l’on conduisit hors du port de Naples, etqu’on abandonna au milieu de la mer, afin qu’il s’en allât,puisqu’il était si difficile, choisir lui-même la sépulture qui luiconviendrait. Le vent venait de l’orient, la barque marcha doncvers l’occident ; mais, après huit ou dix jours, il changea,et, comme il tourna au midi, la barque navigua vers le nord. Enfinelle entra dans le golfe de Lyon, trouva une des bouches du Rhône,remonta le fleuve jusqu’à ce que, rencontrant près de Vienne, enDauphiné, l’arche d’un ancien pont cachée par l’eau, l’embarcationchavirât.

« Alors, les mêmes prodigesrecommencèrent ; le Rhône s’émut, le fleuve se gonfla, etl’eau couvrit les terres basses ; la grêle coupa les moissonset les vignes des terres hautes, et le tonnerre tomba sur leshabitations des hommes. Les Viennois, qui ne savaient à quoiattribuer ce changement dans l’atmosphère, bâtirent des temples,firent des pèlerinages, s’adressèrent aux plus savants devins deFrance et d’Italie ; mais nul ne put dire la cause de tous lesmalheurs qui affligèrent la contrée. Enfin la désolation dura ainsiprès de deux cents ans. Au bout de ce temps, on entendit dire quele Juif errant allait passer par la ville, et, comme c’était unhomme fort savant, attendu que, ne pouvant mourir, il avait toutela science des temps passés, les bourgeois résolurent de guetterson passage et de le consulter sur les désastres dont ilsignoraient la cause. Or, il est connu que le Juif errant est passéà Vienne…

– Ah ! pardieu ! dis-jeinterrompant mon batelier, vous me tirez là une fameuse épine dupied ; certainement que le Juif errant est passé à Vienne…

– Ah ! voyez-vous ! dit monhomme tout radieux.

– Et la preuve, continuai-je, c’est qu’ona fait une complainte avec une gravure représentant son vraiportrait, dans laquelle il y a ce couplet :

En passant par la ville

De Vienne en Dauphiné,

Des bourgeois fort dociles

Voulurent lui parler.

– Oui, dit le batelier, on les voit dansle fond, le chapeau à la main…

– Eh bien, nous avons passé une nuit etun jour à chercher, Méry et moi, ce que les bourgeois de Viennepouvaient avoir à dire au Juif errant ; c’est tout simple, ilsavaient à lui demander ce que signifiaient le tonnerre, la pluie etla grêle…

– Justement.

– Ah bien, mon ami, je vous suis bienreconnaissant ; voilà un fameux point historiqueéclairci ; allez, allez, allez.

– Donc ils prièrent le Juif errant de lesdébarrasser de cette peste : le Juif errant y consentit, lesbourgeois le remercièrent et voulurent lui donner à dîner ;mais, comme vous savez, il ne pouvait pas s’arrêter plus de cinqminutes au même endroit, et, comme il y en avait déjà quatre qu’ilcausait avec les bourgeois de Vienne, il descendit vers le Rhône,s’y jeta tout habillé, et reparut au bout d’un instant portantPonce Pilate sur ses épaules ; les bourgeois le suivirentquelque temps en le comblant de bénédictions. Mais, comme ilmarchait trop vite, ils l’abandonnèrent à deux lieues de la ville,en lui disant que, si jamais ses cinq sous venaient à lui manquer,ils lui en feraient la rente viagère. Le Juif errant les remerciaet continua son chemin, assez embarrassé de ce qu’il allait fairede son ancienne connaissance Ponce Pilate.

« Il fit ainsi le tour du monde, tout enpensant où il pourrait le mettre, et cela, sans jamais trouver uneplace convenable, car partout il pouvait renouveler les malheursqu’il avait déjà causés ; enfin, en traversant la montagne quevous voyez, qui, à cette époque, s’appelait Fracmont[41], il crut avoir trouvé sonaffaire : en effet, presque à sa cime, au milieu d’un déserthorrible, et sur un lit de rochers, s’étend un petit lac qui nenourrit aucune créature vivante, ses bords sont sans roseaux et sesrivages sans arbres. Le Juif errant monta sur le sommet de l’Esel,que vous voyez, d’ici, le plus pointu des trois pics, et d’où l’ondécouvre, par le beau temps, la cathédrale de Strasbourg, et de làjeta Ponce Pilate dans le lac.

« À peine y fut-il qu’on entendit àLucerne un carillon auquel on n’était pas habitué. On eût dit quetous les lions d’Afrique, tous les ours de la Sibérie et tous lesloups de la Forêt-Noire rugissaient dans la montagne. À compter dece jour-là, les nuages, qui ordinairement passaient au-dessus de satête, s’y arrêtèrent ; ils arrivaient de tous les côtés duciel comme s’ils s’y étaient donné rendez-vous ; cela faisait,au reste, que toutes les tempêtes éclataient sur le Fracmont etlaissaient assez tranquille le reste du pays. De là vient leproverbe que vous disiez :

Quand Pilate a mis un chapeau, etc., etc.

– Oui ! oui ! c’estclair ; d’ailleurs, ça ne le serait pas, que j’aime beaucoupmieux cette histoire-ci que l’autre.

– Oh ! mais c’est qu’elle est vraie,l’histoire !

– Mais je vous dis que je lacrois !

– C’est que vous avez l’air…

– Non, je n’ai pas l’air…

– À la bonne heure, parce qu’alors ceserait inutile de continuer.

– Un instant, un instant ; je vousdis que j’y crois, parole d’honneur ; allez, je vousécoute.

– Ça dura comme ça mille ans à peuprès ; Ponce Pilate faisait toujours les cent dix-neufcoups ; mais, comme la montagne est à trois ou quatre lieuesde la ville, il n’y avait pas grand inconvénient, et on le laissaitfaire. Seulement, toutes les fois qu’un paysan ou qu’une paysannese hasardaient dans la montagne sans être en état de grâce, c’étaitautant de flambé ; Ponce Pilate leur mettait la main dessus,et bonsoir.

« Enfin, un jour, c’était au commencementde la réforme, en 1525 ou 1530, je ne sais plus bien l’année, unfrère rose-croix, espagnol de nation, qui venait de visiter laTerre sainte, et qui cherchait des aventures, entendit parler dePonce Pilate, et vint à Lucerne dans l’intention de mettre le païenà la raison. Il demanda à l’avoyer[42] de luilaisser tenter l’entreprise, et, comme la proposition étaitagréable à tout le monde, on l’accepta avec reconnaissance. Laveille du jour fixé pour l’expédition, le frère rose-croixcommunia, passa la nuit en prières, et, le premier vendredi du moisde mai 1531, je me le rappelle maintenant, il se mit en route pourla montagne, accompagné jusqu’à Steinbach, ce petit village, ànotre droite, que nous venons de passer, par toute la ville ;quelques-uns, plus hardis, s’avancèrent même jusqu’àNergiswil ; mais là le chevalier fut abandonné de tout lemonde, et continua sa route ayant son épée pour toute arme.

« À peine fut-il dans la montagne qu’iltrouva un torrent furieux qui lui barrait le chemin ; il lesonda avec une branche d’arbre ; mais il vit qu’il était tropprofond pour être traversé à gué ; il chercha de tous côtés unpassage et n’en put trouver ; enfin, se confiant à Dieu, ilfit sa prière, résolu de le franchir quelque chose qui pût arriver,et, lorsque sa prière fut finie, il releva la tête et reporta lesyeux sur l’obstacle qui l’avait arrêté. Un pont magnifique étaitjeté d’un bord à l’autre ; le chevalier vit bien que c’étaitla main du Seigneur qui l’avait bâti, et s’y engagea hardiment. Àpeine avait-il fait quelques pas sur l’autre rive qu’il se retournapour voir encore une fois l’ouvrage miraculeux ; mais le pontavait disparu.

« Une lieue plus avant, et comme ilvenait de s’engager dans une gorge étroite et rapide, quiconduisait au plateau de la montagne où se trouve le lac, ilentendit un bruit effroyable au-dessus de sa tête ; au mêmemoment, la masse de granit sembla chanceler sur sa base, et il vitvenir à lui une avalanche qui, se précipitant pareille à la foudre,remplissait toute la gorge et roulait bondissante comme un fleuvede neige ; le rose-croix n’eut que le temps de mettre un genouen terre et de dire : « Mon Dieu ! Seigneur !ayez pitié de moi ! » mais à peine avait-il prononcé cesparoles que le flot immense se partagea devant lui, passant à sescôtés avec un fracas affreux, et, le laissant isolé comme sur uneîle, alla s’engloutir dans les abîmes de la montagne.

« Enfin, comme il mettait le pied sur laplate-forme, un dernier obstacle, et le plus terrible de tous, vints’opposer à sa marche. C’était Pilate lui-même, en tenue de guerre,et tenant pour arme à la main un pin dégarni de ses branches, dontil s’était fait une massue.

« La rencontre fut terrible : et, sivous montiez sur la montagne, vous pourriez voir encore l’endroitoù les deux adversaires se joignirent. Tout un jour et toute unenuit ils combattirent et luttèrent ; et le rocher a conservél’empreinte de leurs pieds. Enfin le champion de Dieu futvainqueur, et, généreux dans sa victoire, il offrit à Pilate unecapitulation qui fut acceptée : le vaincu s’engagea à restersix jours tranquille dans son lac, à la condition que le septième,qui serait un vendredi, il lui serait permis d’en faire trois foisle tour en robe de juge ; et, comme ce traité fut juré sur unmorceau de la vraie croix, Pilate fut forcé de l’exécuter de pointen point. Quant au vainqueur, il redescendit de la montagne, et neretrouva plus ni l’avalanche ni le torrent, qui étaient des œuvresdu démon, et qui avaient disparu avec sa puissance.

« Alors le conseil de Lucerne prit unedécision, ce fut d’interdire l’ascension du Pilate levendredi ; car, ce jour, la montagne appartenait au maudit, etle rose-croix avait prévu que ceux qui le rencontreraientmourraient dans l’année. Pendant trois cents ans, cette coutume futobservée : aucun étranger ne pouvait gravir le Pilate sanspermission ; ces permissions étaient accordées par l’avoyerpour tous les jours de la semaine, excepté le vendredi ; etchaque semaine, les pâtres prêtaient serment de n’y conduirepersonne pendant l’interdiction ; cette coutume dura jusqu’àla guerre des Français, en 99. Depuis ce temps, va qui veut etquand il veut au Pilate. Mais il y a eu plusieurs exemples que lebourreau du Christ n’a pas renoncé à ses droits.

Les deux bossus

Une voiture, que j’avais louée pour faire unecourse dans les environs d’Aix-la-Chapelle, m’attendait à la portede l’église. Je montai dedans, et j’ordonnai au cocher de meconduire au marché aux poissons ; c’est que le marché auxpoissons est célèbre non seulement par ses anguilles de la Meuse etses carpes du Rhin, mais encore par une vieille tradition quiremonte au jour de la Saint-Mathieu, de l’an de Notre-Seigneur1549.

Donc, ce jour de la Saint-Mathieu, de l’an1549, un pauvre musicien bossu, qui venait de faire danser une nocedans un village, rentrait avec les trois florins qu’il avait gagnésdans sa poche, lorsqu’en arrivant au parvis il fut tout étonné devoir la place aux poissons parfaitement éclairée. Minuit venait desonner à la cathédrale, ce n’était point l’heure du marché, aussile pauvre musicien, croyant qu’il y avait cette nuit à Aix quelquefête particulière dont son calendrier ne l’avait pas prévenu,s’avança vers les lumières, espérant que si, comme il le croyait,on se réjouissait là, son violon n’y serait pas plus déplacéqu’ailleurs.

En effet, il y avait joyeuse assemblée sur laplace ; tous les étalages des marchands de poissons étaientilluminés avec une telle profusion que le musicien se demandaitcomment on avait pu trouver tant de bougies dans la ville. Des metstout fumants étaient servis dans des plats d’or ; les vins lesplus exquis brillaient dans des carafes de cristal, qu’ilsfaisaient de topaze ou de rubis ; enfin, grand nombre dejeunes dames des plus élégantes et de cavaliers des mieux vêtusfaisaient honneur au repas, qui tirait à sa fin. À cette vue, lemusicien, ne doutant point qu’il fût tombé au milieu de quelquesabat, voulut fuir ; mais, en se retournant, il trouvaderrière lui des pages et des valets qui lui barrèrent le chemin,et lui ordonnèrent, au nom de leur maître et de leur maîtresse, demonter sur une table et de leur jouer du violon.

Jamais le pauvre musicien qui, même en état dequiétude, avait grand-peine à jouer juste, n’avait été disposé àjouer plus faux, lorsqu’à son grand étonnement, au premier coupd’archet qu’il donna, ses doigts se mirent à courir sur les cordesavec une rapidité et une justesse qui eussent fait honneur àPaganini ou à Bériot. En même temps, des sons, d’une suavité sigrande que le pauvre diable ne pouvait croire qu’ils émanassent delui, se répandirent dans l’air, et chaque cavalier ayant choisi sadanseuse, une valse effrénée, une de ces valses comme en a vu Faustet comme les peint Boulanger, commença, s’enlaçant, s’enroulant, setordant comme les mille replis d’un immense serpent, et tout celaavec des cris de joie, des rires, des contorsions si étranges, quele vertige gagna le musicien sur sa table, et que, ne pouvantrester en place, il sauta à bas de son trône improvisé, s’élançad’un seul bond au milieu du cercle, et là, sautant sur un pied,sautant sur l’autre, marquant ainsi la mesure de plus en plusrapide, il finit à son tour par crier, rire et trépigner de toutesa force, si bien qu’à la fin de la danse il était aussi fatiguéque les valseurs.

Alors une belle dame s’approcha de lui, tenantsur un plateau d’argent une coupe d’or pleine de vin délicieux, quele musicien avala jusqu’à la dernière goutte ; pendant cetemps, deux pages lui ôtaient son habit, et la dame, lui appliquantle plateau sur sa bosse, prit un fin couteau à lame d’or, et, sansla moindre douleur, lui enleva l’excroissance qu’il avait jusque-làpatiemment portée entre ses deux épaules. Enfin, un beau seigneur,fouillant à son escarcelle, versa dans la coupe vide une poignée deflorins d’or pour remplacer le vin qu’il avait bu : le pauvremusicien, voyant que jusque-là on ne lui voulait que du bien,laissait faire les beaux messieurs et les belles dames, tout en seconfondant en excuses sur la peine qu’il leur donnait, lorsque toutà coup un coq chanta dans les environs ; à l’instant même,bougies, souper, vins, dames, chevaliers, pages, tout disparutcomme si la bouche même du néant avait soufflé dessus, et il seretrouva seul dans la nuit, sans bosse, tenant son violon et sonarchet d’une main, et sa coupe pleine d’or de l’autre.

Il resta un moment tout étourdi et comme s’ilvenait de faire un rêve, mais s’étant peu à peu rassuré, il vitqu’il était bien éveillé en se parlant à lui-même et en sefélicitant tout haut sur le bonheur qui lui était arrivé. Il repritle chemin de sa maison, frappa à la porte et appela. Sa femme seleva aussitôt et vint lui ouvrir ; mais à l’aspect de cethomme parfaitement droit, à la place où elle s’attendait à voir unbossu, elle referma vivement la porte, croyant que c’était unvoleur qui, pour pénétrer chez elle, avait imité la voix de sonmari. Si bien que le pauvre diable eut beau faire et beau dire,force lui fut de passer la nuit sur le banc de pierre qui étaitprès du seuil de sa maison.

Le lendemain au matin, le pauvre musicien fitune nouvelle tentative, et, plus heureux que dans la nuit, finitpar être reconnu par sa moitié. Il est vrai que la bonne dame,voyant un homme droit et riche à la place d’un homme pauvre etbossu, donna peut-être quelque chose au hasard en voyant qu’elle neperdait pas au change. Le musicien lui raconta alors tout ce quis’était passé, et sa femme qui, comme on a déjà pu s’en apercevoir,était une femme de sens, lui conseilla de donner en aumônes lequart de son or, et comme avec le reste ils avaient encore de quoivivre tranquillement et honorablement, de suspendre, en manièred’ex-voto, le violon miraculeux au-dessous de l’image deson patron. C’était un bon conseil ; aussi fut-il de point enpoint suivi par l’ex-bossu.

L’aventure, comme on le pense bien, fit grandbruit à Aix-la-Chapelle ; les uns en furent contents, etc’était le plus grand nombre, car le pauvre musicien étaitgénéralement fort aimé ; d’autres en furent affligés, etceux-là c’étaient les envieux.

Or, parmi ces derniers, il y avait un musicienbossu par-devant, qui, à cause de cette infirmité, ne pouvant jouerdu violon comme son confrère qui était bossu par-derrière, jouaitde la clarinette, et qui, à cause de l’infériorité de l’instrumentqu’il avait été forcé d’adopter, avait voué de longue main unegrande haine au pauvre violoniste. Il avait donc naturellement étéon ne peut plus affligé du bonheur qui lui était arrivé, etcependant il était venu des premiers avec un visage joyeux leféliciter sur sa bonne fortune, tout en trouvant cependant qu’ilétait mieux quand il avait sa bosse, et il s’était fait raconterl’histoire dans ses moindres détails. Alors, quand il avait étébien renseigné, il était parti, et d’après ce qu’il avait appris,il avait fait son plan.

Malheureusement, un an devait s’écouler avantqu’il ne le mît à exécution, et pour le pauvre bossu cette annéefut un siècle. Enfin, le jour ou plutôt la nuit de la Saint-Mathieuarriva : le musicien prit son instrument, s’en alla fairedanser dans le village où un an auparavant avait fait danser sonconfrère, puis à minuit sonnant revint par la même porte, de sortequ’il se trouva à minuit et quelques minutes sur la place du marchéaux poissons ; et arrivé là, sa joie fut grande, car elleétait illuminée comme un an auparavant ; les mêmes dames etles mêmes cavaliers étaient attablés à un banquet pareil, maisautant l’autre était joyeux, autant celui-là paraissait triste. Lemusicien n’en porta pas moins sa clarinette à sa bouche, et malgréles signes réitérés qu’on lui fit de se taire, il commença unevalse, qu’accompagnèrent aussitôt les chouettes et les hiboux,perchés sur les saints de pierre de la vieille cathédrale :alors les fantômes se prirent par la main, et, au lieu de cettejoie folle avec laquelle ils avaient dansé un an auparavant, ilscommencèrent un grave et triste menuet, qui finit par desrévérences roides et empesées, comme doivent en faire les statuesde marbre couchées sur les tombeaux. Néanmoins la dame qui, un anauparavant, avait donné au bon violon la récompense qu’ambitionnaitsi fort l’envieuse clarinette, s’approcha du musicien, et lorsqueles deux pages lui eurent ouvert son pourpoint, opération qu’illaissa faire avec une patience remarquable, elle lui appliqua dansle dos le plat d’argent. Or, comme c’était le plat où avait étésoigneusement conservée la bosse de son confrère, et quel’application se faisait juste à la même place, la bosse reprit debouture à l’instant même, de sorte que, sur ces entrefaites, le coqayant chanté, tout disparut, et que la clarinette se trouva bossuepar-derrière et par-devant.

Chaque musicien avait été récompensé selon sesmérites.

Le chemin du diable

Malgré le nom ambitieux qu’elles portent, lesruines de Kœnigsfelden ne sont l’objet d’aucune tradition du MoyenÂge ; tout ce que l’histoire en dit, c’est que le dernierrejeton de ses comtes étant mort en 1581, cette forteresse devintla bastille de l’archevêque de Mayence, qui mettait là sesprisonniers.

L’envie nous prit de déjeuner au milieu decette ruine de notre façon.

De notre salle à manger, que nous avionsétablie sur la plate-forme de Koenigsfelden[43],nous avions une vue magnifique. À notre gauche, l’Alt-Kœnig, laseule montagne du Taunus que le vautour des Alpes juge digne de sonnid ; le grand Felberg, où une ancienne tradition dit que seretira la reine Brunehaut, et où l’on montre encore son ermitagecreusé dans le rocher ; enfin, en face de nous, Falkenstein oula Pierre-aux-Faucons, dont les ruines conservent la vieilletradition du chevalier Cuno de Sagen et d’Ermangarde.

C’étaient deux beaux jeunes gens quis’aimaient ; ils étaient jeunes, riches et nobles tous deux,et chacun avait à offrir autant qu’il donnait. Ils ne virent donc àleur bonheur d’autre empêchement que l’humeur fantasque du vieuxcomte de Falkenstein. Au moment où le chevalier de Sagen fit sademande, le père d’Ermangarde était sans doute dans de mauvaisesdispositions d’estomac ; car, conduisant celui qui désiraitêtre son gendre sur un balcon, d’où l’on dominait toute la montagnesur laquelle était situé le château appelé la Pierre-aux-Faucons,parce qu’il fallait, en quelque sorte, les ailes de cet oiseau poury parvenir :

– Vous me demandez ma fille ? luidit-il. Eh bien ! elle est à vous, mais à une condition :faites tailler dans la montagne un chemin par lequel on puissemonter à cheval jusque dans la cour du château, car je commence àme faire vieux, et monter à pied me fatigue.

– La chose est difficile, ditSagen ; mais n’importe ! mes mineurs sont les meilleursde tout le Taunus, et je l’entreprendrai. Combien de temps medonnez-vous pour cela ?

– Je vous donne jusqu’à demain matin, àsix heures.

Sagen crut avoir mal entendu.

– Jusqu’à demain matin !reprit-il.

– Pas une heure de plus, pas une heure demoins ; venez demain matin me demander à cheval la main de mafille, et cela par un chemin où je puisse la conduire à cheval àl’église, et Ermangarde est à vous.

– Mais c’est impossible ! s’écriaSagen.

– Rien n’est impossible à l’amour,répondit le vieillard en riant. Ainsi, à demain, mon gendre.

Et il ferma la porte au nez du pauvrechevalier.

Sagen descendit tout pensif le sentiermaudit ; à peine si, à pied et avec de grandes précautions, onne courait pas le risque de se rompre le cou. Tout le long duchemin il frappait la montagne du taillant de son épée. C’était unevéritable malédiction. La montagne était composée de la roche laplus dure, du véritable granit de première formation.

Aussi ne fut-ce que pour l’acquit de saconscience et pour n’avoir rien à se reprocher qu’il s’acheminavers ses mines. Arrivé à l’ouverture, il fit appeler le chef de sesmineurs.

– Wigfrid, lui dit-il, tu t’es toujoursvanté à moi d’être le plus habile de tes confrères.

– Et je m’en vante encore, monseigneur,répondit Wigfrid.

– Eh bien ! combien te faudrait-ilde temps, en rassemblant tous tes ouvriers, pour tailler, depuis lebas jusqu’au haut du Falkenstein, un chemin par lequel on pûtmonter au château à cheval ?

– Mais, dit le mineur, à tout autre ilfaudrait dix-huit mois, moi je ferai le travail en un an.

Le chevalier poussa un soupir et ne réponditmême pas. Puis, faisant signe au vieux mineur qu’il pouvaitretourner à sa besogne, il s’assit pensif à l’entrée de lagalerie.

Il tomba dans une si profonde rêverie qu’il nes’aperçut pas que, l’heure du repos étant arrivée, tous lesouvriers avaient quitté la mine.

Bientôt le soir arriva, et avec lui ce momentqui n’est déjà plus le jour et pas encore la nuit, où les vapeurss’élevant de la terre montent au ciel en nuages pour en retomber enrosée ; mais le chevalier ne voyait qu’une chose, c’était,perdu dans la brume fantastique des prairies, le châteauinaccessible de Falkenstein.

Tout à coup il entendit qu’on l’appelait parson nom ; il se retourna. Au haut de l’échelle qui conduisaitde la galerie inférieure au jour, et sur le dernier échelon, setenait debout un petit vieux bonhomme, haut d’une coudée à peine,dont les cheveux et la barbe étaient blanchis par l’âge, et dontcependant les yeux brillaient comme ceux d’un jeune homme.

– Chevalier de Sagen ! dit encoreune fois le nain.

– Eh bien ! que me veux-tu ?demanda le chevalier en regardant avec étonnement cette étrangeapparition.

– Je veux t’offrir mes services ;j’ai entendu ce que tu demandais au vieux mineur.

– Après ?

– J’ai entendu aussi ce qu’il t’arépondu.

Le chevalier poussa un soupir.

– C’est un brave garçon qui sait bien sonmétier, continua le nain, mais moi je le sais encore mieux quelui.

– Et combien te faudrait-il de temps, àtoi, pour faire ce chemin ?

– Avec l’aide de mes compagnons, bienentendu ?

– Avec l’aide de tes compagnons.

– À moi, il me faudrait une heure.

Le chevalier poussa un cri de joie.

– Une heure ! Et qui es-tudonc ?

– Je suis le chef des lutins qui habitentles profondeurs de la montagne.

Le chevalier se signa.

– Oh ! ne crains rien, dit le nain,nous ne sommes ni ennemis des hommes ni maudits de Dieu ; noussommes un des anneaux invisibles qui unissent la terre au ciel,seulement, autant au-dessus des hommes que les hommes sontau-dessus de la bête, nous avons mille moyens qui sont inconnus detes pareils.

– Et parmi ces moyens, tu auras celui defaire le chemin en une heure ?

– Oui, mais tu sais, rien pour rien.

– Que veux-tu dire ? demanda lechevalier avec inquiétude.

– Je te parle la langue des hommes,cependant.

– Eh bien ! demande ce que tuvoudras, et tout ce qui est au pouvoir de l’homme, tout ce qui necompromettra pas le salut de mon âme, je te l’accorderai.

– Fais cesser aujourd’hui même la mine deSainte-Marguerite, qui est déjà si près de mon palais souterrainque j’entends de mon lit les coups de marteau de tes ouvriers. Jene te demande pas un grand sacrifice, car tu dois remarquer que lefilon s’épuise et que le minerai devient rare.

– N’est-ce que cela ? s’écria lechevalier.

– Pas davantage, dit le nain, et encoreje te donnerai un dédommagement. À gauche de la mine, à l’endroitoù tu trouveras la tête d’un cheval, creuse, et tu trouveras deuxfilons abondants à enrichir un roi.

– Cent fois merci ! dit lechevalier. À compter de demain, tu dormiras tranquille.

– Ta parole ?

– Foi de chevalier ! Latienne ?

– Foi de lutin !

– Et qu’y a-t-il à fairemaintenant ?

– Rien, va te coucher, rêve à ta belle,et demain à cinq heures, monte à cheval, tu trouveras la routefaite.

Et, à ces mots, le petit vieux disparut commesi l’échelon eût manqué sous ses pieds et qu’il se fût abîmé dansun puits.

Le chevalier rentra chez lui, fit appelerWigfrid, lui donna ordre de changer dès le lendemain la directiondes travaux, puis il attendit avec impatience.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée, ils’avança vers son balcon qui donnait sur Falkenstein, et comme ilen était éloigné d’une demi-lieue à peu près, il n’entendit rien,mais il vit une multitude de lueurs qui montaient et quidescendaient aux flancs de la montagne, si nombreuses qu’on eût ditun essaim de lucioles.

Le vieux comte de Falkenstein entendit, aucontraire, un grand bruit et courut à sa fenêtre, mais ne vitrien ; il lui semblait que des milliers de mineurs sapaient lamontagne par sa base ; il entendait le marteau retentir, ilentendait la pioche mordre, il entendait les roches rouler, et ilse dit :

« C’est mon gendre qui est à la besogne.Demain, il fera jour, nous verrons où il en sera. »

Et il se recoucha bien tranquille, attendantle jour.

À six heures du matin, il fut réveillé par lehennissement d’un cheval, et en même temps sa fille entra toutejoyeuse dans sa chambre, criant :

– Mon père, mon père, le chemin est fait,et voilà le chevalier Cuno de Sagen qui vient vous faire visite,monté sur son bon cheval de bataille.

Mais le vieux comte ne voulut pas croire ceque lui dit sa fille, et il se mit à rire en haussant les épaules.Cependant, ayant entendu une seconde fois les hennissements d’uncoursier, il se leva et alla à sa fenêtre.

Le chevalier était dans la cour, caracolantsur le plus beau et le plus fringant de ses palefrois. En ce momentsix heures sonnèrent à l’horloge du château.

– Comte, dit le chevalier en saluant levieux seigneur, j’espère que vous serez aussi fidèle à votrepromesse que j’ai été exact au rendez-vous, et qu’aujourd’hui mêmevous essaierez, en venant à l’église, le chemin que je vous ai faitfaire cette nuit.

– Un gentilhomme n’a que sa parole, et maparole est donnée, répondit le vieux comte ; si le chemin esttel que vous le dites, ma fille est à vous.

Le même jour, une cavalcade descendit duchâteau de Falkenstein, se dirigeant vers l’église de Kronberg, parle chemin taillé dans le roc qui existe encore aujourd’hui, etqu’aujourd’hui encore on appelle le chemin du diable.

Le cigare de don Juan

En revenant à l’hôtel, nous passâmes parl’hospice de la Charité[44] ;c’est dans l’église de cet hospice que sont renfermés les deuxchefs-d’œuvre de Murillo : le Moïse frappant lerocher et la Multiplication des pains. Vousconnaissez ces deux tableaux par la gravure, et nous avons au muséedes Murillo qui peuvent vous donner une idée du coloris. Mais ceque vous ne connaissez pas, ce sont les tableaux de Valdès qui setrouvent dans la même église. Young, qui a fait ces tristesNuits que vous savez, et Orcagna, ce grand peintre poètequi a esquissé sur les murs du Campo Santo[45] sonTriomphe de la Mort, étaient deux farceurs en comparaisonde Juan Valdès. Je n’essayerai pas de vous faire connaître lestableaux de Juan Valdès. J’ai peu de goût pour tous ces mystèresd’outre-tombe qu’il nous révèle ; et toute cette population devers, de chenilles, d’escargots et de limaces, qui a ses germesdans notre pauvre poussière humaine, et qui éclot en nous après lamort, me semble trop bien où elle est d’ordinaire, c’est-à-direrecouverte par six pieds de terre, pour que je fasse pénétrerjusqu’à elle le moindre rayon de soleil.

Par qui cette église et ce couvent ont-ils étéfondés ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille,je vous le donne en dix mille, madame, comme dit l’illustremarquise, cousine de Bussy-Rabutin. Par don Juan de Marana. Oui,madame, par ce don Juan que vous connaissez ; celui que j’aitraduit à la barre de la Porte-Saint-Martin, et qui y a fait sibonne figure sous les traits de Bocage. Voici à quelle occasioncette fondation eut lieu.

Une nuit, don Juan sortait (je serais fortembarrassé de vous dire d’où sortait don Juan, madame, si, à proposde Cordoue, je ne vous avais point parlé de la maison de Sénèque enparticulier et des caravansérails en général), don Juan sortaitd’un fort méchant lieu, lorsqu’il rencontra un convoi se rendant àl’église de Saint-Isidore. Don Juan était fort curieux, surtoutlorsqu’il était ivre, et ce soir-là don Juan avait voulu comparerles vins d’Italie aux vins d’Espagne ; et, après une longuebalance, il avait fini par déclarer, en buvant d’un seul trait unebouteille de Chypre, que les vins grecs étaient les rois des vins.Don Juan, dont la curiosité était exaltée ce soir-là, demanda doncaux porteurs comment de son vivant s’appelait le pécheur qu’ilsallaient mener en terre. « Il s’appelait le seigneur don Juande Marana », répondirent ceux-ci. Vous comprenez, madame, quela réponse frappa notre hidalgo, qui se croyait réel et bienvivant, et qui avait toutes sortes de raisons pour cela. Aussi nese laissa-t-il point convaincre par cette réponse ; il arrêtale convoi et demanda à voir le mort. C’était chose facile enEspagne, comme en Italie encore aujourd’hui : on enterrait àcette époque les morts à visage découvert. Les porteurs obéirent,déposèrent leur fardeau ; don Juan se pencha vers le visage ducadavre, et se reconnut parfaitement. La chose le dégrisa. Don Juanvit dans cet événement un avertissement du ciel plus sérieuxqu’aucun de ceux qu’il avait encore reçus. Il suivit le cadavre àl’église, qu’il trouva illuminée a giorno et desservie parune foule de moines d’une pâleur étrange, qui ne faisaient aucunbruit en marchant, et dont les voix chantaient le Dies irae,dies illa avec un accent qui n’avait rien d’humain. Don Juancommença à chanter avec eux ; mais peu à peu sa voix s’arrêtadans son gosier. Il tomba sur un genou, puis sur deux, puis enfinla face contre terre, et le lendemain on le retrouva évanoui sur ladalle.

Quinze jours après, don Juan prit l’habitmonacal, et fonda l’hospice de la Charité, auquel il légua tous sesbiens. Il est vrai que don Juan avait déjà l’esprit frappé par uneaventure non moins étonnante que celle-ci. Un soir qu’il revenaitsur le quai où s’élève la Tour d’or, et que son cigare s’étaitéteint (don Juan avait tous les défauts, madame, et par conséquentétait un fumeur enragé), un soir donc que son cigare s’étaitéteint, il aperçut de l’autre côté de la rivière, large en cetendroit comme la Seine à Rouen, il aperçut un individu dont lecigare flamboyant étincelait à chaque aspiration comme une étoile.Don Juan, qui ne doutait de rien, et qui, grâce à la terreur qu’ilavait inspirée, avait l’habitude de voir tout le monde obéir à sescaprices, don Juan interpella le fumeur, et lui ordonna de passerle Guadalquivir et de lui apporter du feu. Mais celui-ci, sans sedonner tant de peine, allongea le bras du côté de don Juan etl’allongea si bien que le bras traversa le Guadalquivir comme unpont, et vint apporter à don Juan, pour y rallumer le sien, uncigare qui sentait le soufre à faire frémir. Mais don Juan nefrémit point, ou du moins fit semblant de ne pas frémir. Il allumason cigare à celui du fumeur et continua son chemin en chantantLos Toros de la puerta. Ce fumeur, c’était le diable enpersonne, qui avait parié avec Pluton qu’il ferait peur à don Juan,et qui revint en enfer furieux d’avoir perdu.

Le tailleur de Catanzaro

Rien n’est plus promptement visité qu’uneville de Calabre ; excepté les éternels temples de Pestum quirestent obstinément debout à l’entrée de cette province, il n’y apas un seul monument à voir de la pointe de Palinure au cap deSpartinento ; les hommes ont bien essayé, comme partoutailleurs, d’y enraciner la pierre, mais Dieu ne l’a jamaissouffert. De temps en temps il prend la Calabre à deux mains, etcomme un vanneur fait avec du blé, il secoue rochers, villes etvillages. Cela dure plus ou moins longtemps ; puis, lorsqu’ils’arrête, tout est changé d’aspect sur une surface de soixante-dixlieues de long et de trente ou quarante de large. Où il y avait desmontagnes il y a des lacs, où il y avait des lacs il y a desmontagnes, et où il y avait des villes il n’y a généralement plusrien du tout. Alors, ce qui reste de la population, pareil à unefourmilière dont un voyageur en passant a détruit l’édifice, seremet à l’œuvre ; chacun charrie son moellon, chacun traîne sapoutre ; puis, tant bien que mal et autant que possible, à laplace où était l’ancienne ville, on bâtit une ville nouvelle qui,comme chacune des villes qui l’ont précédée, durera ce qu’ellepourra. On comprend qu’avec cette éternelle éventualité dedestruction, on s’occupe peu de bâtir selon les règles de l’un dessix ordres reconnus par les architectes. Vous pouvez donc, à moinsque vous n’ayez quelque recherche historique, géologique oubotanique à faire, arriver le soir dans une ville quelconque de laCalabre, et en partir le lendemain matin : vous n’aurez rienlaissé derrière vous qui mérite la peine d’être vu. Mais, ce quiest digne d’attention dans un pareil voyage, c’est l’aspect sauvagedu pays, les costumes pittoresques de ses habitants, la vigueur deses forêts, l’âpreté de ses rochers, et les mille accidents de seschemins. Or, tout cela se voit dans le jour, tout cela se rencontresur les routes ; et un voyageur qui, avec une tente et desmulets, irait de Pestum à Reggio sans entrer dans une seule ville,aurait mieux vu la Calabre que celui qui, en suivant la granderoute par étapes de trois lieues, aurait séjourné dans chaque villeet dans chaque village.

Nous ne cherchâmes donc aucunement à voir lescuriosités de Palma, mais bien à nous assurer la meilleure chambreet les draps les plus blancs de l’auberge de l’Aigle d’Or,où, pour se venger de nous sans doute, nous conduisit notreguide ; puis, les premières précautions prises, nous fîmes uneespèce de toilette pour aller porter à son adresse une lettre quenous avait prié de remettre en passant et en mains propres notrebrave capitaine. Cette lettre était destinée à monsieur Piglia,l’un des plus riches négociants en huile de la Calabre.

Nous trouvâmes dans monsieur Piglia nonseulement le négociant pas fier dont nous avait parléPietro, mais encore un homme fort distingué. Il nous reçut commeeût pu le faire un de ses aïeux de la Grande-Grèce, c’est-à-dire enmettant à notre disposition sa maison et sa table. À cetteproposition courtoise, ma tentation d’accepter l’une et l’autre futgrande, je l’avoue : j’avais presque oublié les auberges de laSicile, et je n’étais pas encore familiarisé avec celles deCalabre, de sorte que la vue de la nôtre m’avait un peuterrifié ; nous n’en refusâmes pas moins le gîte, retenus parune fausse honte ; mais heureusement il n’y eut pas moyen d’enfaire autant du déjeuner offert pour le lendemain. Nous objectâmesbien à la vérité la difficulté d’arriver le lendemain soir àMonteleone si nous partions trop tard à Palma, mais monsieur Pigliadétruisit à l’instant même l’objection en nous disant de fairepartir le lendemain, dès le matin, le muletier et les mules pourGioja, et en se chargeant de nous conduire jusqu’à cette ville envoiture, de manière à ce que, trouvant les hommes et les bêtes bienreposés, nous puissions repartir à l’instant même. La grâce aveclaquelle nous était faite l’invitation, plus encore que la logiquedu raisonnement, nous décida à accepter, et il fut convenu que lelendemain, à neuf heures du matin, nous nous mettrions à table, etqu’à dix heures nous monterions en voiture.

Une nouvelle surprise nous attendait enrentrant à l’hôtel : outre toutes les chances que nos chambrespar elles-mêmes nous offraient de ne pas dormir, il y avait un balde noces dans l’établissement. Cela me rappela notre fête de laveille si singulièrement interrompue, notre chorégraphe Agnolo, etla danse du Tailleur. L’idée me vint alors, puisque j’étais forcéde veiller, vu le bruit infernal qui se faisait dans la maison,d’utiliser au moins ma veille. Je fis monter le maître de l’hôtel,et je lui demandai si lui ou quelqu’un de sa connaissance savait,dans tous ses détails, l’histoire du maître de Térence le tailleur.Mon hôte me répondit qu’il la savait à merveille, mais qu’il avaitquelque chose à m’offrir de mieux qu’un récit verbal : c’étaitla complainte imprimée qui racontait cette lamentable aventure. Lacomplainte était une trouvaille : aussi déclarai-je que j’endonnerais la somme exorbitante d’un carlin si l’on pouvait me laprocurer à l’instant même ; cinq minutes après j’étaispossesseur du précieux imprimé. Il est orné d’une gravure coloriéereprésentant le diable jouant du violon, et maître Térence dansantsur son établi.

Voici l’anecdote :

C’était par un beau soir d’automne ;maître Térence, tailleur à Catanzaro, s’était pris de dispute avecla signora Judith sa femme, à propos d’un macaroni que, depuisquinze ans que les deux conjoints étaient unis, elle tenait à faired’une certaine façon, tandis que maître Térence préférait le voirfaire d’une autre. Or, depuis quinze ans, tous les soirs à la mêmeheure la même dispute se renouvelait à propos de la même cause.

Mais cette fois la dispute avait été si loin,qu’au moment où maître Térence s’accroupissait sur son établi pourtravailler encore deux petites heures, tandis que sa femme aucontraire employait ces deux heures à prendre un à-compte sur sanuit, qu’elle dormait d’habitude fort grassement : or, dis-je,la dispute avait été si loin, qu’en se retirant dans sa chambre,Judith avait, par manière d’adieu, lancé à son mari une pelotetoute garnie d’épingles, et que le projectile, dirigé par une mainaussi sûre que celle d’Hippolyte, avait atteint le pauvre tailleurentre les deux sourcils. Il en était résulté une douleur subite,accompagnée d’un rapide dégorgement de la glande lacrymale ;ce qui avait porté l’exaspération du pauvre homme au point des’écrier :

– Oh ! que je donnerais de choses audiable pour qu’il me débarrassât de toi !

– Eh ! que lui donnerais-tu bien,ivrogne ? s’écria en rouvrant la porte la signora Judith, quiavait entendu l’apostrophe.

– Je lui donnerais, s’écria le pauvretailleur, je lui donnerais cette paire de culottes que je fais pourdon Girolamo, curé de Simmari !

– Malheureux ! répondit Judith enfaisant un nouveau geste de menace qui fit que, autant parsentiment de la douleur passée que par crainte de la douleur àvenir, le pauvre diable ferma les yeux et porta les deux mains àson visage ; malheureux ! tu ferais bien mieux deglorifier le nom du Seigneur, qui t’a donné une femme qui est lapatience même, que d’invoquer le nom de Satan.

Et, soit qu’elle fût intimidée du souhait deson mari, soit que, généreuse dans sa victoire, elle ne voulûtpoint battre un homme à terre, elle referma la porte de sa chambreassez brusquement pour que maître Térence ne doutât point qu’il yeût maintenant un pouce de bois entre lui et son ennemie.

Cela n’empêcha point que maître Térence, qui,à défaut du courage du lion, avait la prudence du serpent, nerestât un instant immobile et la figure couverte des deux mains queDieu lui avait données comme armes offensives, et que par unedisposition naturelle de la douceur de son caractère, il avaitconverties en armes défensives. Cependant, au bout de quelquessecondes, n’entendant aucun bruit et n’éprouvant aucun choc, il sehasarda à regarder entre ses doigts d’abord, et puis à ôter unemain, puis l’autre, puis enfin à porter la vue sur les différentesparties de l’appartement. Judith était bien entrée dans sa chambre,et le pauvre tailleur respira en pensant que, jusqu’au lendemainmatin, il était au moins débarrassé.

Mais son étonnement fut grand lorsqu’enramenant ses yeux sur les culottes de don Girolamo, qui reposaientsur ses genoux, déjà à moitié exécutées, il aperçut en face de lui,assis au pied de son établi, un petit vieillard de bonne mine,habillé tout de noir, et qui le regardait d’un air goguenard, lesdeux coudes appuyés sur l’établi et le menton dans ses deuxmains.

Le petit vieillard et maître Térence seregardèrent un instant face à face ; puis maître Térencerompant le premier le silence :

– Pardon, Votre Excellence, lui dit-il,mais puis-je savoir ce que vous attendez là ?

– Ce que j’attends ! demanda lepetit vieillard ; tu dois bien t’en douter.

– Non, le diable m’emporte !répondit Térence.

À ce mot : le diable m’emporte, il eûtfallu voir la joie du petit vieillard ; ses yeux brillèrentcomme braise, sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles, et l’onentendit derrière lui quelque chose qui allait et venait enbalayant le plancher.

– Ce que j’attends, dit-il, ce quej’attends.

– Oui, reprit Térence.

– Eh bien ! j’attends mesculottes.

– Comment, vos culottes ?

– Sans doute.

– Mais vous ne m’avez pas commandé deculottes, vous.

– Non ; mais tu m’en as offert, etje les accepte.

– Moi ! s’écria Térencestupéfait ; moi, je vous ai offert des culottes ?lesquelles ?

– Celles-là, dit le vieillard en montrantdu doigt celles auxquelles le tailleur travaillait.

– Celles-là ? reprit maître Térencede plus en plus étonné ; mais celles-là appartiennent à donGirolamo, curé de Simmari.

– C’est-à-dire qu’elles appartenaient àdon Girolamo il y a un quart d’heure, mais maintenant elles sont àmoi.

– À vous ? reprit maître Térence deplus en plus ébahi.

– Sans doute ; n’as-tu pas dit, il ya dix minutes, que tu donnerais bien ces culottes pour êtredébarrassé de ta femme ?

– Je l’ai dit, je l’ai dit, et je lerépète.

– Eh bien ! j’accepte lemarché ; moyennant ces culottes, je te débarrasse de tafemme.

– Vraiment ?

– Parole d’honneur !

– Et quand cela ?

– Aussitôt que je les aurai entre lesjambes.

– Oh ! mon gentilhomme, s’écriaTérence en pressant le vieillard sur son cœur, permettez-moi devous embrasser.

– Volontiers, dit le vieillard en serrantà son tour si fortement le tailleur dans ses bras, que celui-cifaillit tomber à la renverse étouffé, et fut un instant à seremettre. Eh bien ! qu’as-tu donc ? demanda levieillard.

– Que Votre Excellence m’excuse, dit letailleur qui n’osait se plaindre, mais je crois que c’est la joie.J’ai failli me trouver mal.

– Un petit verre de cette liqueur, celate remettra, dit le vieillard en tirant de sa poche une bouteilleet deux verres.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda Térence la bouche ouverte et les yeux étincelant dejoie.

– Goûtez toujours, dit le vieillard.

– C’est de confiance, reprit Térence.

Et il porta le verre à sa bouche, avala laliqueur d’un trait, et fit claquer sa langue en amateursatisfait.

– Diable ! dit-il.

Soit satisfaction de voir sa liqueurappréciée, soit que l’exclamation par laquelle le tailleur luiavait rendu justice plût au petit vieillard, ses yeux brillèrent denouveau, sa bouche se fendit derechef, et l’on entendit, comme lapremière fois, ce petit frôlement qui était évidemment chez lui unemarque de satisfaction. Quant à maître Térence, il semblait qu’ilvenait de boire un verre de l’élixir de longue vie, tant il sesentait gai, alerte, dispos et valeureux.

– Ainsi vous êtes venu pour cela, ô dignegentilhomme que vous êtes ! et vous vous contenterez d’unepaire de culottes ! C’est pour rien ; et aussitôtqu’elles seront faites vous emmènerez ma femme, vraiment ?

– Eh bien ! que fais-tu ? ditle vieillard ; tu te reposes ?

– Eh non ! vous le voyez bien,j’enfile mon aiguille. Tenez, c’est ce qui retardera la livraisonde vos culottes ; rien qu’à enfiler son aiguille un tailleurperd deux heures par jour. Ah ! la voilà enfin.

Et maître Térence se mit à coudre avec unetelle ardeur qu’on ne voyait pas aller la main, si bien quel’ouvrage avançait avec une rapidité miraculeuse ; mais cequ’il y avait de plus étonnant dans tout cela, ce qui de temps entemps faisait pousser une exclamation de surprise à maître Térence,c’est que, quoique les points se succédassent avec une rapidité àlaquelle lui-même ne comprenait rien, le fil restait toujours de lamême longueur ; si bien qu’avec ce fil, il pouvait, sans avoirbesoin de renfiler son aiguille, achever, non seulement lesculottes du vieillard, mais encore coudre toutes les culottes duroyaume des Deux-Siciles. Ce phénomène lui donna à penser, et pourla première fois il lui vint à l’idée que le petit vieillard quiétait devant lui pourrait bien ne pas être ce qu’il paraissait.

– Diable ! diable ! fit-il touten tirant son aiguille plus rapidement qu’il n’avait faitencore.

Mais cette fois, probablement, le vieillardsaisit la nuance de doute qui se trouvait dans la voix de maîtreTérence, et aussitôt, empoignant la bouteille au collet :

– Encore une goutte de cet élixir, monmaître, dit-il en remplissant le verre de Térence.

– Volontiers, répondit le tailleur, quiavait trouvé la liqueur trop superfine pour ne pas y revenir avecplaisir ; et il avala le second verre avec la même sensualitéque le premier. Voilà de fameux rosolio, dit-il ; où diable sefait-il ?

Comme ces paroles avaient été dites avec untout autre accent que celles qui avaient inquiété le vieillard, sesyeux se remirent à briller, sa bouche se refendit, et l’on entenditde nouveau ce singulier frôlement qu’avait déjà remarqué letailleur.

Mais cette fois maître Térence était loin des’en inquiéter ; l’effet de la liqueur avait été plussouverain encore que la première fois, et l’étranger qu’il avaitsous les yeux lui paraissait, quel qu’il fût, venu dans l’intentionde lui rendre un trop grand service pour qu’il le chicanât surl’endroit d’où il venait.

– Où l’on fait cette liqueur ? ditl’étranger.

– Où ? demanda Térence.

– Eh bien ! dans l’endroit même oùje compte emmener ta femme.

Térence cligna de l’œil et regarda levieillard d’un air qui voulait dire : Bon ! je comprends.Et il se remit à l’ouvrage ; mais au bout d’un instant levieillard étendit la main.

– Eh bien ! eh bien ! luidit-il, que fais-tu ?

– Ce que je fais ?

– Oui, tu fermes le fond de mesculottes.

– Sans doute, je le ferme.

– Alors, par où passerai-je maqueue ?

– Comment, votre queue ?

– Certainement, ma queue.

– Ah ! c’est donc votre queue quifait sous la table ce petit frôlement ?

– Juste : c’est une mauvaisehabitude qu’elle a prise de s’agiter ainsi d’elle-même quand jesuis content.

– En ce cas, dit le tailleur en riant detoute son âme, au lieu de s’effrayer comme il l’aurait dû d’une sisingulière réponse ; en ce cas, je sais qui vous êtes ;et, du moment que vous avez une queue, je ne serais pas étonné quevous eussiez aussi le pied fourchu, hein ?

– Sans doute, dit le petit vieillard,regarde plutôt.

Et levant la jambe, il la passa à traversl’établi comme s’il n’eût eu à percer qu’un simple papier, etmontra un pied aussi fourchu que celui d’un bouc.

– Bon ! dit le tailleur, bon !Judith n’a qu’à bien se tenir.

Et il continua de travailler avec une tellepromptitude, qu’au bout d’un instant les culottes se trouvèrentfaites.

– Où vas-tu ? demanda levieillard.

– Je vais rallumer le feu afin dechauffer mon fer à presser, et de donner un dernier coup auxcoutures de vos culottes.

– Oh ! Si c’est pour cela ce n’estpas la peine de te déranger.

Et il tira de la même poche dont il avait déjàtiré les verres et la bouteille un éclair qui s’en alla enserpentant allumer un fagot posé sur les chenets, et qui,s’enlevant par la cheminée, illumina pendant quelques secondes tousles environs. Le feu se mit à pétiller, et en une seconde le ferrougit.

– Eh ! eh ! s’écria letailleur, que faites-vous donc ? vous allez faire brûler vosculottes.

– Il n’y a pas de danger, dit levieillard ; comme je savais d’avance qu’elles mereviendraient, j’ai fait faire l’étoffe en laine d’amiante.

– Alors c’est autre chose, dit Térence enlaissant glisser ses jambes le long de l’établi.

– Où vas-tu ? demanda levieillard.

– Chercher mon fer.

– Attends.

– Comment, que j’attende ?

– Sans doute ; est-ce qu’un homme deton mérite est fait pour se déranger pour un fer !

– Mais il faut bien que j’aille à lui,puisqu’il ne peut venir à moi.

– Bah ! dit le vieillard ;parce que tu ne sais pas le faire venir.

Alors il tira de sa poche un violon et unarchet, et fit entendre quelques accords.

À la première note, le fer s’agita en cadenceet vint en dansant jusqu’au pied de l’établi ; arrivé là, levieillard tira de l’instrument un accord plus aigu, et le fer sautasur l’établi.

– Diable ! fit Térence, voilà uninstrument au son duquel on doit bien danser.

– Achève mes culottes, dit le vieillard,et je t’en jouerai un air après.

Le tailleur saisit le fer avec une poignée,retourna les culottes, étendit les coutures sur un rouleau de bois,et les aplatit avec tant d’ardeur qu’elles avaient disparu, et queles culottes semblaient d’une seule pièce. Puis lorsqu’il eutfini :

– Tenez, dit-il au vieillard, vous pouvezvous vanter d’avoir là une paire de culottes comme aucun tailleurde la Calabre n’est capable de vous en faire. Il est vrai aussi,ajouta-t-il à demi-voix, que, si vous êtes homme de parole, vousallez me rendre un service que vous seul pouvez me rendre.

Le diable prit les culottes, les examina d’unair de satisfaction qui ne laissait rien à désirer à l’amour-proprede maître Térence. Puis, après avoir eu la précaution de passer saqueue par le trou ménagé à cet effet, il les fit glisser du bout deses pieds à leur place naturelle, sans avoir eu la peine d’ôter lesanciennes, attendu que, comptant sans doute sur celles-là, ils’était contenté de passer simplement un habit et un gilet ;puis il serra la boucle de la ceinture, boutonna les jarretières,et se regarda avec satisfaction dans le miroir cassé que maîtreTérence mettait à la disposition de ses pratiques pour qu’ellesjugeassent incontinent du talent de leur honorable habilleur. Lesculottes allaient comme si, au lieu de prendre mesure sur donGirolamo, on l’avait prise sur le vieillard lui-même.

– Maintenant, dit le vieillard aprèsavoir fait trois ou quatre pliés à la manière des maîtres de danse,pour assouplir le vêtement au moule qu’il recouvrait ;maintenant tu as tenu ta parole, à mon tour de tenir lamienne : et, prenant son violon et son archet, il se mit àjouer un cotillon si vif et si dansant, qu’au premier accord maîtreTérence se trouva debout sur son établi, comme si la main de l’angequi portait Habacuc[46] l’avaitsoulevé par les cheveux, et qu’aussitôt il se mit à sauter avec unefrénésie dont, même à l’époque où il passait pour un beau danseur,il n’avait jamais eu l’idée. Mais ce ne fut pas tout, ce délirechorégraphique fut aussitôt partagé par tous les objets qui setrouvaient dans la chambre, la pelle donna la main aux pincettes etles tabourets aux chaises ; les ciseaux ouvrirent leursjambes, les épingles et les aiguilles se dressèrent sur leurspointes, et un ballet général commença, dont maître Térence étaitle principal acteur, et dont tous les objets environnants étaientles accessoires. Pendant ce temps, le vieillard se tenait au milieude la chambre, battant la mesure de son pied fourchu, et indiquantd’une voix grêle les figures les plus fantastiques, qui étaient àl’instant même exécutées par le tailleur et ses acolytes, etpressant toujours la mesure de façon que non seulement maîtreTérence paraissait hors de lui-même, mais encore que la pelle etles pincettes étaient rouges comme si elles sortaient du feu, queles chaises et les tabourets s’échevelaient, et que l’eau coulaitle long des ciseaux, des épingles et des aiguilles, comme s’ilsétaient en nage ; enfin, à un dernier accord plus violent queles autres, la tête de maître Térence alla frapper le plafond avecune telle violence, que toute la maison en fut ébranlée, et que laporte de la chambre à coucher s’ouvrant, la signora Judith parutsur le seuil.

Soit que le terme du ballet fût arrivé, soitque cette apparition stupéfiât le vieillard lui-même, à la vue dela digne femme la musique cessa. Aussitôt maître Térence retombaassis sur son établi, la pelle et les pincettes se couchèrent àcôté l’une de l’autre, les tabourets et les chaises se raffermirentsur leurs quatre pieds, les ciseaux rapprochèrent leurs jambes, lesépingles se renfoncèrent dans leur pelote, et les aiguillesrentrèrent dans leur étui.

Un silence de mort succéda à l’horriblebrouhaha qui depuis un quart d’heure se faisait entendre.

Quant à Judith, la pauvre femme, comme on lecomprend bien, était stupéfaite de colère en voyant que son mariprofitait de son sommeil pour donner bal chez lui. Mais ellen’était pas femme à contenir sa rage et à rester figée en face d’unpareil outrage : elle sauta sur les pincettes afin d’étrillervigoureusement son mari ; mais, comme de son côté maîtreTérence était familiarisé avec son caractère, en même temps qu’ellesaisissait l’arme avec laquelle elle comptait corriger ledélinquant, il sautait, lui, à bas de son établi, et, saisissant lediable par sa longue queue, il se fit un rempart de son allié.Malheureusement Judith n’était pas femme à compter ses ennemis, et,comme dans certains moments il fallait qu’elle frappât n’importesur qui, elle alla droit au vieillard qui la regardait faire de sonair goguenard, et, levant sur lui la pincette, elle lui en donna detoute sa force un coup sur le front ; mais ce coup, au grandétonnement de Judith, n’eut d’autre résultat que de faire jaillirde l’endroit frappé une longue corne noire. Judith redoubla etfrappa de l’autre côté, ce qui fit à l’instant même jaillir uneseconde corne de la même dimension et de la même couleur. À cettedouble apparition, Judith commença de comprendre à qui elle avaitaffaire, voulut faire retraite dans sa chambre ; mais, aumoment où elle allait en franchir le seuil, le vieillard porta sonviolon à son épaule, posa l’archet sur les cordes et commença unair de valse, mais si jovial, si entraînant, si fascinateur, que,si peu que le cœur de la pauvre Judith fût disposé à la danse, soncorps, forcé d’obéir, sauta du seuil de la porte au milieu de lachambre, et se mit à valser frénétiquement, bien qu’elle jetât leshauts cris et s’arrachât les cheveux de désespoir ; tandis queTérence, sans lâcher la queue du diable, tournait sur lui-même, etque les pelles, les pincettes, les chaises, les tabourets, lesciseaux, les épingles et les aiguilles reprenaient part au balletdiabolique. Cela dura dix minutes ainsi, pendant lesquelles levieux gentilhomme eut l’air de fort s’amuser des cris et descontorsions de Judith, qui, à la dernière mesure, finit, commeavait fait Térence, par tomber haletante sur le carreau, en mêmetemps que tous les autres meubles, auxquels la tête tournait,roulaient pêle-mêle dans la chambre.

– Maintenant, dit le musicien avec unepetite pause, comme tout cela n’est qu’un prélude et que je suishomme de parole, vous allez, mon cher Térence, ouvrir laporte ; je vais jouer un petit air pour Judith toute seule, etnous allons nous en aller danser ensemble en plein air.

Judith poussa un cri terrible en entendant cesparoles et essaya de fuir ; mais au même instant un airnouveau retentit, et Judith, entraînée par une puissancesurnaturelle, se remit à sauter avec une vigueur nouvelle, tout ensuppliant maître Térence, par tout ce qu’il avait de plus sacré aumonde, de ne point souffrir que le corps et l’âme de sa pauvrefemme suivissent un pareil guide ; mais le tailleur, sourd auxcris de Judith, comme si souvent Judith avait été sourde aux siens,ouvrit la porte comme le lui avait commandé le gentilhommecornu ; aussitôt le vieillard s’en alla, sautillant sur sespieds fourchus, et tirant une langue rouge comme flamme, suivi parJudith, qui se tordait les bras de désespoir tandis que ses jambesbattaient les entrechats les plus immodérés et les bourrées lesplus frénétiques. Le tailleur les suivit quelque temps pour voir oùils allaient comme cela, et il les vit d’abord traverser en dansantun petit jardin, puis s’enfoncer dans une ruelle qui donnait sur lamer, puis enfin disparaître dans l’obscurité. Quelque temps encoreil entendit le son strident du violon, le rire aigre du vieillardet les cris désespérés de Judith ; mais tout à coup, musique,rires, gémissements cessèrent ; un bruit, comme celui d’uneenclume rougie qu’on plongerait dans l’eau, leur succéda ; unéclair rapide et bleuâtre sillonna le ciel, répandant uneeffroyable odeur de soufre par toute la contrée, puis tout rentradans le silence et dans l’obscurité.

Térence rentra chez lui, referma la porte àdouble tour, remit pelles, pincettes, tabourets, chaises, ciseaux,épingles et aiguilles en place, et alla se coucher en bénissant àla fois Dieu et le diable de ce qui venait de lui arriver.

Le lendemain, et après avoir dormi comme celane lui était pas arrivé depuis dix ans, Térence se leva, et, pourse rendre compte du chemin qu’avait pris sa femme, il suivit lestraces du vieux gentilhomme, ce qui était on ne peut plus facile,son pied fourchu ayant laissé son empreinte d’abord dans le jardin,ensuite dans la petite ruelle, et enfin sur le sable du rivage, oùil s’était perdu dans la frange d’écume qui bordait la mer.

Depuis ce moment, Térence le tailleur estl’homme le plus heureux de la terre, et n’a pas manqué, un seuljour, à ce qu’il assure, de prier soir et matin pour le dignegentilhomme qui est si généreusement venu à son aide dans sonaffliction.

Je ne sais si ce fut Dieu ou le diable quis’en mêla, mais je fus loin d’avoir une nuit aussi tranquille quecelle dont avait joui le bonhomme Térence la nuit du départ de safemme ; aussi à sept heures du matin étais-je dans les rues dePalma. Comme je l’avais présumé, il n’y avait absolument rien àvoir ; toutes les maisons étaient de la veille, et les deux outrois églises où nous entrâmes datent d’une vingtained’années ; il est vrai qu’en échange on a du rivage de la mer,réunie dans un seul panorama, la vue de toutes les îlesIoniennes.

Le moine de Sant’Antimo

[47]La nationnapolitaine, toute proportion gardée et en raison de l’étatpolitique de l’Italie actuelle, n’est ni une nation militaire commela Prusse ni une nation guerrière comme la France : c’est unenation passionnée. Le Napolitain insulté dans son honneur, exaltépar son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec uncourage admirable. À Naples, un duel est aussi vite et aussibravement accepté que partout ailleurs : et s’il varie sur lespréliminaires qui appartiennent à des habitudes de localités, ledénouement en est toujours mené à bout aussi vigoureusement qu’àParis, à Saint-Pétersbourg ou à Londres. Citons quelques faits.

Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges deNaples, se prend de querelle avec un colonel ; le rendez-vousest indiqué à Castellamare, l’arme choisie est le sabre. Le colonelfrançais se rend sur le terrain à cheval ; Rocca Romana prendun fiacre, arrive au lieu désigné où l’attend son adversaire ;le colonel rappelle à Rocca Romana qu’une des conditions du duelest qu’il aura lieu à cheval. – C’est vrai, répond Rocca Romana, jel’avais oublié ; mais qu’à cela ne tienne, l’oubli est facileà réparer. Aussitôt il dételle un des chevaux de son fiacre, sautesur le dos de l’animal, combat sans selle et sans bride et tue sonadversaire.

À l’époque de la Restauration, c’est-à-direvers 1815, Ferdinand, grand-père du roi actuel, de retour à Naples,qu’il avait quitté depuis dix ou douze ans, voulut rétablir lesgardes du corps. En conséquence, on recruta cette troupeprivilégiée dans les premières familles des deux royaumes, et onles divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deuxsiciliennes.

J’ai dit dans le Spéronare, et àl’article de Palerme, quelle est l’antipathie profonde qui sépareles deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et lesNapolitains ne se trouvèrent pas plutôt en contact, surtout à cetteépoque où les haines politiques étaient encore toutes chaudes, queles querelles commencèrent d’éclater. Quelques duels sansconséquence eurent lieu d’abord, mais bientôt on résolut de confieren quelque sorte la cause des deux peuples à deux champions choisisparmi leurs enfants. On y voulait voir non seulement une haineaccomplie, mais une superstitieuse révélation de l’avenir. Le choixtomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le princeMirelli, Napolitain. Ce choix fait, et accepté par les adversaires,on décida qu’ils se battraient au pistolet à vingt pas, et jusqu’àblessure grave de l’un ou de l’autre champion.

Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allonsnous occuper particulièrement.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ouvingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte deConza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere,Dudone di Conza, dont parle le Tasse. Il était riche, il étaitbeau, il était poète ; il avait par conséquent reçu du cieltoutes les chances d’une vie heureuse ; mais un mauvaisprésage avait attristé son entrée dans la vie. Mirelli était né auvillage de Sant’Antimo, fief de sa famille. À peine eût-on su quesa mère était accouchée d’un fils, que l’ordre fut envoyé à lachapelle d’un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncercet heureux événement à toute la population. Le sacristain étaitabsent ; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile à cetexercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et au plushaut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, illâcha son point d’appui, tomba dans le chœur et se brisa les deuxcuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pasmoins du chœur à la porte, où il appela au secours ; on vint àson aide, on le transporta dans sa cellule ; mais quelque soinqu’on prît de lui, il expira le lendemain.

Cet événement avait fait une grande sensationdans la famille, et cette histoire, souvent racontée au jeuneMirelli, s’était profondément gravée dans son esprit. Cependant ilen parlait rarement.

Voilà l’homme que les Napolitains avaientchoisi pour leur champion.

Quant au marquis Crescimani, c’était un hommedigne en tout point d’être opposé à Mirelli, quoique les qualitésqu’il avait reçues du ciel fussent peut-être moins brillantes quecelles de son jeune adversaire.

Au jour et à l’heure dits, les deux championsse trouvèrent en présence : ni l’un ni l’autre n’était animéd’aucune haine personnelle, et ils avaient vécu jusque-là aucontraire plutôt en amis qu’en ennemis.

En arrivant au rendez-vous, ils marchèrentl’un à l’autre en souriant, se serrèrent la main et se mirent àcauser de choses indifférentes, tandis que les témoins réglaientles conditions du combat.

Le moment arrivé, ils s’éloignèrent de vingtpas, reçurent leurs armes toutes chargées, se saluèrent ensouriant, puis, au signal donné, tirèrent tous les deux l’un surl’autre : aucun des deux coups ne porta.

Pendant qu’on rechargeait les armes, Mirelliet Crescimani échangèrent quelques paroles sur leur maladressemutuelle, mais sans quitter leur place. On leur remit les pistoletschargés de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cettefois, comme l’autre, ils se manquèrent tous deux.

Enfin, à la troisième décharge Mirellitomba.

Une balle l’avait percé à jour au-dessus desdeux hanches ; on le crut mort, mais lorsqu’on s’approcha delui, on vit qu’il n’était que blessé. Il est vrai que la blessureétait terrible ; la balle lui avait traversé tout le corps, etavait en passant ouvert le tube intestinal.

On fit approcher une voiture pour transporterle blessé chez lui ; on voulut le soutenir pour l’aider à ymonter ; mais il écarta de la main ceux qui lui offraient leursecours, et, se relevant vivement par un effort incroyable surlui-même, il s’élança dans la voiture en disant :

– Allons donc ! il ne sera pas ditque j’aie eu besoin d’être soutenu pour monter, fût-ce dans moncorbillard !

À peine fut-il entré dans la voiture que ladouleur reprit le dessus, et il s’évanouit. Arrivé chez lui, ilvoulut descendre comme il était monté ; mais on ne le souffritpoint. Deux amis le prirent à bras et le portèrent sur son lit.

On envoya chercher le meilleur chirurgien deNaples, le docteur Penza ; c’était un homme qui s’était faitdans la science un nom européen. Le docteur sonda la blessure etdit qu’il ne répondait de rien, mais qu’en tout cas la cure seraitlongue et horriblement douloureuse.

– Faites ce que vous voudrez, docteur,dit Mirelli. Marius n’a pas jeté un cri pendant qu’on luidisséquait la jambe, je serai muet comme Marius.

– Oui, dit le docteur ; mais lorsquele chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulutjamais lui donner la gauche. N’allez pas me laisser entreprendreune opération et m’arrêter au milieu.

– Vous irez jusqu’au bout, docteur, soyeztranquille, répondit Mirelli ; mon corps vous appartient, etvous pouvez l’anatomiser tout à votre aise.

Sur cette assurance le docteur commença.

Mirelli tint sa parole ; mais à mesureque la nuit s’approcha, il parut plus agité, plus inquiet, il avaitune fièvre terrible. Sa mère le gardait avec deux de ses amis. Versles onze heures, il s’endormit, mais au premier coup de minuit ilse réveilla. Alors sans paraître voir ceux qui étaient là, ils’appuya sur son coude et parut écouter. Il était pâle comme unmort, mais ses yeux étaient ardents de délire. Peu à peu sesregards se fixèrent sur une porte qui donnait dans un grand salon.Sa mère se leva et lui demanda s’il avait besoin de quelquechose.

– Non, rien, répondit Mirelli, c’est luiqui vient.

– Qui, lui ? demanda sa mère avecinquiétude.

– Entendez-vous le traînement de sa robedans le salon ? s’écria le malade. L’entendez-vous ?Tenez, il vient, il s’approche ; voyez ; la portes’ouvre… sans que personne la pousse… Le voilà… le voilà !… ilentre… il se traîne sur ses cuisses brisées… il vient droit à monlit. Lève ton froc, moine, lève ton froc, que je voie ton visage.Que veux-tu ?… parle… voyons !… viens-tu pour mechercher ?… d’où sors-tu ?… de la terre… Tenez,voyez-vous ?… il lève les deux mains ; il les frappel’une contre l’autre ; elles rendent un son creux, comme sielles n’avaient plus de chair… Eh bien ! oui, je t’écoute,parle !

Et Mirelli, au lieu de chercher à fuir laterrible vision, s’approchait au bord de son lit comme pourentendre ses paroles ; mais au bout de quelques secondesd’attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d’un hommequi écoute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit enmurmurant :

– Le moine de Sant’Antimo !

C’est alors qu’on se rappela seulement cetévénement arrivé le jour de sa naissance, c’est-à-dire vingt-cinqans auparavant, et qui, conservé toujours vivant dans la pensée dujeune homme, prenait corps au milieu de son délire.

Le lendemain, soit que Mirelli eût oubliél’apparition, soit qu’il ne voulût donner aucun détail, il répondità toutes les questions qui lui furent faites qu’il ignoraitcomplètement ce qu’on voulait lui dire.

Pendant trois mois, l’apparition infernale serenouvela chaque nuit, détruisant ainsi en quelques minutes lesprogrès que le reste du temps le blessé faisait vers la guérison.Mirelli ressemblait à un spectre lui-même. Enfin une nuit ildemanda instamment à rester seul, avec tant d’insistance que samère et ses amis ne purent s’opposer à sa volonté. À neuf heures,tout le monde ayant quitté sa chambre, il mit son épée sous lechevet de son lit et attendit. Sans qu’il le sût, un de ses amisétait caché dans une chambre voisine, voyant par une porte vitréeet prêt à porter secours au malade s’il en avait besoin. À dixheures il s’endormit comme d’habitude, mais au premier coup deminuit il s’éveilla. Aussitôt on le vit se soulever sur son lit etregarder la porte de son regard fixe et ardent ; un instantaprès il essuya son front, d’où la sueur ruisselait ; sescheveux se dressèrent sur sa tête, un sourire passa sur seslèvres : puis, saisissant son épée, il la tira hors dufourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s’il eûtvoulu poignarder quelqu’un avec la pointe de sa lame, et, jetant uncri, il tomba évanoui sur le plancher.

L’ami qui était en sentinelle accourut etporta Mirelli sur son lit ; celui-ci serrait si fortement lagarde de son épée qu’on ne put la lui arracher de la main.

Le lendemain, il fit venir le supérieur deSant’Antimo et lui demanda, dans le cas où il mourrait des suitesde sa blessure, à être enterré dans le cloître du couvent,réclamant la faveur, en supposant qu’il en échappât cette fois,pour l’époque où sa mort arriverait, quelle que fût cette époque eten quelque lieu qu’il expirât. Puis il raconta à ses amis qu’ilavait résolu la veille de se débarrasser du fantôme en luttantcorps à corps, mais qu’ayant été vaincu, il lui avait promis enfinde se faire enterrer dans son couvent ; promesse qu’il n’avaitpas voulu lui accorder jusque-là, tant il lui répugnait de paraîtrecéder à une crainte, même religieuse et surnaturelle.

À partir de ce moment, la vision disparut, etneuf mois après Mirelli était complètement guéri.

Histoire d’un chien

– Mettez-vous là, me dit le vieillard enapprochant une chaise du couvert qui m’était destiné. C’était laplace de mon pauvre François.

– Écoutez, père, lui dis-je, si vousn’étiez pas une âme puissante, un cœur plein de religion, un hommeselon Dieu, je ne vous demanderais ni ce qu’était votre fils, nicomment il est mort ; mais vous croyez, et, par conséquent,vous espérez. Comment François vous a-t-il donc quitté ici-bas pouraller vous attendre au ciel ?

– Vous avez raison, répondit levieillard, et vous me faites du bien en me parlant de monfils ; quand nous ne sommes que nous trois, Fidèle, ma filleet moi, peut-être l’oublions-nous parfois, ou avons-nous l’air del’oublier, pour ne pas nous affliger les uns les autres ;mais, dès qu’un étranger entre, qui nous rappelle son âge, dèsqu’il dépose son bâton où François déposait sa carabine, dès qu’ilprend au foyer ou à table la place que prenait habituellement celuiqui nous a quittés, alors nous nous regardons tous les trois, etnous voyons bien que la blessure n’est pas cicatrisée encore etdemande à saigner des larmes : n’est-ce pas, Marianne,n’est-ce pas, mon pauvre Fidèle ?

La veuve et le chien s’approchèrent en mêmetemps du vieillard : l’une lui tendit la main, l’autre luiposa sa tête sur le genou. Quelques larmes silencieuses coulèrentsur les joues du père et de la femme ; le chien poussa ungémissement plaintif.

– Oui, continua le vieillard, un jour ilrentra, venant de Speringen, qui est à cinq lieues d’ici, du côtéd’Altorf[48] ; il tenait sur son bras celui-ci– le vieillard étendit la main et la posa sur la tête de Fidèle –,qui n’était pas plus gros que le poing. Il l’avait trouvé sur unfumier où on l’avait jeté avec deux autres de ses frères ;mais les autres étaient tombés sur un pavé et s’étaient tués. Onlui fit chauffer du lait, et on commença de le nourrir comme unenfant, avec une cuiller : ce n’était pas commode ; maisenfin la pauvre petite bête était là, on ne pouvait pas la laissermourir de faim.

« Le lendemain, Marianne, en ouvrant laporte, trouva une belle chienne sur le seuil de la maison ;elle entra comme si elle était chez elle, alla droit à la corbeilleoù était Fidèle, et lui donna à téter ; c’était sa mère ;elle avait fait, par la montagne, et conduite par son instinct, lamême route que François ; la chose finie, et lorsque le petiteut bu, elle sortit et reprit la route de Speringen. À cinq heures,elle revint pour remplir le même office, repartit ensuite de lamême manière qu’elle avait déjà fait, et le lendemain, en ouvrantla porte, on la retrouva de nouveau sur le seuil.

« Elle fit de cette manière, pendant sixsemaines, et deux fois par jour, le chemin de Speringen en aller etretour, c’est-à-dire vingt lieues ; car son maître lui avaitlaissé un chien à Sissigen, et François avait apporté l’autreici ; de sorte qu’elle se partageait entre ses deuxpetits : dans tous les animaux de la création, depuis le chienjusqu’à la femme, le cœur d’une mère est toujours une chosesublime. Au bout de ce temps, on ne la vit plus que tous les deuxjours. Car Fidèle commençait à pouvoir manger ; puis elle nevint plus que toutes les semaines, puis enfin on ne l’aperçut plusqu’à des espaces éloignés et à la manière d’une voisine de campagnequi fait sa visite.

« François était un hardi chasseur demontagnes ; il était rare que la carabine que vous voyez làsuspendue au-dessus de la cheminée envoyât une balle qui seperdît ; presque tous les jours nous le voyions descendre dela montagne avec un chamois sur les épaules ; sur quatre, nousen gardions un et nous en vendions trois : c’était un revenude plus de cent louis par an. Nous eussions mieux aimé que Françoisne gagnât que la moitié de cette somme à un autre métier ;mais François était encore plus chasseur par goût que par état, etvous savez ce que c’est que cette passion dans nos montagnes.

« Un jour, un Anglais passa chez nous.François venait de tuer un superbe lammer-geyer[49] ; l’oiseau avait seize piedsd’envergure ; l’Anglais demanda si l’on ne pourrait pas enavoir un pareil vivant ; François répondit qu’il fallait leprendre dans l’aire, et que cela se pouvait seulement au mois demai, époque de la pondaison des aigles. L’Anglais offrit douzelouis de deux aiglons, tira l’adresse d’un négociant de Genève quiétait en correspondance avec lui, et qui se chargerait de les luifaire passer, donna à François deux louis d’arrhes, et lui dit queson correspondant lui remettrait le reste de la somme contre lesdeux aiglons.

« Nous avions oublié, Marianne et moi, lavisite de l’Anglais, lorsqu’au printemps d’ensuite François nousdit un soir en rentrant :

« – À propos, j’ai trouvé un nidd’aigle.

« Nous tressaillîmes tous deux, Marianneet moi, et cependant c’était une chose bien simple qu’il nousdisait, et il nous l’avait déjà dite bien souvent.

« – Où cela ? lui demandai-je.

« – Dans le Frohn-Alp.

Le vieillard étendit le bras vers lafenêtre.

– C’est, dit-il, cette grande montagne àla tête neigeuse que vous apercevez d’ici.

Je fis de la tête signe que je la voyais.

– Trois jours après, François sortitcomme d’habitude avec sa carabine. Je l’accompagnai pendant unecentaine de pas ; car j’allais moi-même à Zug, et je ne devaisrevenir que le lendemain. Marianne nous regardait aller tous lesdeux ; François l’aperçut sur le pas de la porte, lui fit dela main un signe d’adieu, lui cria à ce soir et s’enfonça dans lebois de sapins, jusqu’à la lisière duquel nous avons étéaujourd’hui.

« Le soir vint sans que Françoisreparût ; mais cela n’inquiéta pas trop Marianne, parce qu’ilarrivait souvent que François couchât dans la montagne.

– Pardon, mon père, pardon, vous voustrompez, interrompit la veuve, chaque fois que François tardait,j’étais fort tourmentée, et ce soir-là, comme si j’avais eu despressentiments, j’étais plus tourmentée encore que d’habitude.D’ailleurs, j’étais seule, vous n’étiez pas là pour merassurer ; Fidèle, que François n’avait point emmené, étaitparti dans la journée pour rejoindre son maître ; il étaittombé de la neige vers la brune, le vent était froid ettriste ; je regardais dans le foyer des flammes bleuâtrespareilles à ces feux follets qui courent dans les cimetières. Jefrissonnais à chaque instant, j’avais peur, et je ne savais dequoi. Les bœufs étaient tourmentés dans l’étable, et mugissaienttristement comme lorsqu’il y a un loup qui rôde dans lamontagne ; tout à coup j’entendis quelque chose éclaterderrière moi ; c’était cette petite glace que vous nous aviezdonnée le jour de notre mariage, et qui se brisait toute seulecomme vous la voyez encore aujourd’hui. Je me levai et j’allai memettre à genoux devant le crucifix ; j’avais commencé de prierà peine, que je crus entendre dans la montagne le hurlement d’unchien qui se lamentait ; je me levai toute droite ; jesentis courir un frisson par tout mon corps. En ce moment, lechrist, mal attaché, tomba et brisa un de ses bras d’ivoire ;je me baissai pour le ramasser, mais j’entendis un second hurlementplus rapproché ; je laissai le christ à terre, et ce fut unsacrilège, sans doute, mais j’avais cru reconnaître la voix deFidèle. Je courus à la porte, la main sur la clef, n’osant pasouvrir, les yeux fixés sur cette croix de bois noir, où il nerestait plus que la tête de mort et les deux os ; ce n’étaitplus un signe d’espérance, c’était un symbole de mort. J’étaisainsi, tremblante et glacée, lorsqu’un violent coup de vent ouvritla fenêtre et éteignit la lampe. Je fis un pas pour aller fermercette fenêtre et rallumer cette lampe ; mais au même instantun troisième hurlement retentit à la porte même ; jem’élançai, je l’ouvris ; c’était Fidèle tout seul. Il sautaaprès moi comme d’habitude ; mais au lieu de me caresser, ilme prit par ma robe et me tira. Je devinai qu’il y avait pourFrançois danger de mort, toute ma force me revint ; je nefermai ni porte ni fenêtre. Je m’élançai dehors ; Fidèlemarcha devant moi, je suivis.

« Au bout d’une heure, je n’avais plus desouliers, mes vêtements étaient en lambeaux, le sang coulait de mafigure et de mes mains, je marchais pieds nus sur la neige, sur lesépines, sur les cailloux ; je ne sentais rien. De temps entemps j’avais envie de crier à François que j’arrivais à sonsecours, mais je ne pouvais pas, ou plutôt je n’osais pas.

« Partout où Fidèle passa, jepassai ; vous dire où et comment, je n’en sais rien. Uneavalanche tomba de la montagne, j’entendis un bruit pareil à celuidu tonnerre, je sentis tout vaciller comme dans un tremblement deterre ; je me cramponnai à un arbre, l’avalanche passa. Je fusentraînée par un torrent, je me sentis rouler quelque temps, puisj’allai me heurter contre un roc auquel je me retins, et, sanssavoir comment, je me retrouvai sur mes pieds et hors de l’eau. Jevis briller les yeux d’un loup dans un buisson qui se trouvait surma route ; je marchai droit au buisson, sentant quej’étranglerais l’animal s’il osait m’attaquer ; le loup eutpeur et prit la fuite. Enfin, au point du jour, toujours guidée parFidèle, j’arrivai au bord d’un précipice au-dessus duquel planaitun aigle ; je vis quelque chose au fond, comme un hommecouché ; je me laissai couler sur un rocher en pente, et jetombai près du cadavre de François.

« Le premier moment fut tout à ladouleur : je ne cherchai pas comment il s’était tué ; jeme couchai sur lui, je tâtai son cœur, ses mains, sa figure, toutétait froid, tout était mort ; je crus que j’allais mouriraussi, mais je pus pleurer.

« Je ne sais combien de temps je restaiainsi ; enfin je levai la tête et je regardai autour demoi.

« Près de François était une femelled’aigle étranglée ; sur la pointe d’un roc, un petit aiglonvivant, triste et immobile comme un oiseau sculpté, et dans l’airle mâle décrivant des cercles éternels et faisant entendre de tempsen temps un cri aigu et plaintif ; quant à Fidèle, haletant etmourant lui-même, il était couché près de son maître et léchait sonvisage couvert de sang.

« François avait été surpris par le pèreet la mère : attaqué par eux au moment, sans doute, où ilvenait de s’emparer de leur petit, et forcé de détacher ses mainsdu roc à pic contre lequel il gravissait, il était tombé étranglantcelui des deux aigles qui s’était abattu sur lui, et dont lesserres étaient encore marquées sur son épaule.

– Voilà pourquoi nous aimons tant Fidèle,voyez-vous, continua le vieillard ; sans lui le corps deFrançois aurait été dévoré par les loups et par les vautours,tandis que, grâce à lui, il est tranquillement couché dans unetombe chrétienne, sur laquelle, de temps en temps, lorsque larésignation nous manque, nous pouvons aller prier…

Je compris que Jacques et Marianne avaientbesoin de rester seuls, et au lieu de me mettre à table, jesortis.

Share