DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

— C’est donc cela ! Il y a un bon moment, déjà, que cela va mal pour Hobson, Jekyll & Lucas. J’ai été chargé d’enquêter sur l’affaire. À vrai dire, je soupçonnais un sous-fifre quelconque. Je n’avais pas songé à regarder du côté de la tête.

Théo resta muette. Vincent la regarda avec curiosité.

— Pour toi, cela ne fait aucune différence ? demanda-t-il. Le fait que ton mari soit… un escroc, pour parler en termes clairs ?

Elle secoua la tête.

— Cela me dépasse, dit Vincent. (Puis il se hâta d’ajouter 🙂 Attends deux minutes, je vais chercher les papiers.

Théo s’assit. Il passa dans la pièce voisine, puis revint et lui présenta un petit paquet.

— Merci, dit Théo. Tu as une allumette ?

Prenant les allumettes qu’il lui offrait, elle s’accroupit devant la cheminée. Quand les papiers furent réduits à un tas de cendres, elle se releva.

— Merci, dit-elle de nouveau.

— Il n’y a pas de quoi, répondit-il d’un ton compassé. Je vais t’appeler un taxi.

Il l’aida à monter en voiture, regarda le taxi s’éloigner. Quelle étrange entrevue, étrange et conventionnelle… Le premier instant passé, ils n’avaient même pas osé se dévisager. C’en était fait. C’était terminé. Il s’en irait, très loin, et s’efforcerait d’oublier.

Passant la tête par la fenêtre, Théo s’adressa au chauffeur de taxi. Elle se sentait incapable de retourner directement à la maison, à Chelsea. Il fallait qu’elle respire le grand air. Le fait de revoir Vincent l’avait bouleversée. Si seulement… si seulement… Mais non. Elle se ressaisit. Si elle n’éprouvait aucun amour pour son mari, elle se devait néanmoins d’agir correctement à son égard. Il avait des difficultés, il fallait qu’elle l’épaule. En dépit de tout ce qu’il avait pu faire par ailleurs, il l’aimait. Le forfait qu’il avait commis était un crime contre la société. Pas contre elle.

Le taxi suivait les larges méandres des rues de Hampstead. Il déboucha bientôt dans le Heath et une bouffée d’air frais, revigorant, frappa Théo au visage. Elle se sentait de nouveau maîtresse d’elle-même, à présent. Le taxi reprit à vive allure le chemin de Chelsea.

Richard sortit dans le hall, à sa rencontre.

— Eh bien ! dit-il, cela a duré longtemps !

— Vraiment ?

— Mais oui, très longtemps. C’est… c’est arrangé ?

Il lui emboîta le pas, les mains tremblantes et le front sournois.

— Alors, c’est… en ordre ? insista-t-il.

— Je les ai brûlés de mes propres mains.

— Oh !

Elle entra dans le bureau, s’effondra dans un fauteuil. Son visage était livide et son corps, recru de fatigue. « Si seulement je pouvais m’endormir et ne plus jamais, jamais me réveiller ! » se dit-elle.

Richard l’observait. Son regard, gêné et furtif, ne cessait d’aller et venir. Elle ne remarquait rien. Elle n’était plus à même de remarquer quoi que ce fût.

— Donc, tout s’est bien passé, hein ?

— Je viens de te le dire.

— Tu es sûre que c’étaient bien les documents en question ? Tu as regardé ?

— Non.

— Mais dans ce cas…

— Je te dis que j’en suis certaine. Ne me harcèle pas, Richard. Je suis à bout de forces.

— Oui, oui, je m’en rends compte, dit Richard en remuant nerveusement.

Il ne tenait pas en place. Au bout d’un moment, il s’approcha d’elle, lui posa la main sur l’épaule. Elle se dégagea.

— Ne me touche pas. (Puis, s’efforçant de rire 🙂 Excuse-moi, Richard. J’ai les nerfs à fleur de peau. Je ne supporte pas le moindre contact.

— Je vois. Je comprends.

Et il se remit à arpenter la pièce.

— Théo, dit-il brusquement, je te demande pardon.

— Quoi ? dit-elle, levant les yeux d’un air vaguement surpris.

— Je n’aurais pas dû te laisser aller là-bas à cette heure de la nuit. Je n’imaginais pas que tu aurais à subir des… désagréments.

— Des désagréments ? (Elle éclata de rire. Le mot paraissait l’amuser.) Tu ne peux pas savoir ! Oh ! Richard, tu ne peux pas savoir !

— Je ne peux pas savoir quoi ?

Elle répondit très gravement, en regardant droit devant elle :

— Ce que cette soirée m’a coûté.

— Mon Dieu ! Théo !… Je n’aurais jamais pensé… Tu… tu as fait cela, pour moi ? Le porc ! Théo… Théo… Je ne pouvais pas savoir… Je ne pouvais pas deviner… Mon Dieu !

Il s’était agenouillé devant elle, balbutiant, l’entourant de ses bras. Elle finit par se tourner vers lui et le considéra avec un peu de surprise, comme si ses paroles venaient seulement de pénétrer jusqu’à sa conscience.

— Je… je n’avais pas l’intention…

— L’intention de faire quoi, Richard ? (Son intonation le fit sursauter.) Dis-moi. Quelle est cette intention que tu n’as pas eue ?

— Théo, n’en parlons pas. Je ne veux pas savoir. Je ne veux plus jamais y penser.

Elle le regardait en face, à présent, tout à fait réveillée et maîtresse de toutes ses facultés. Et c’est d’une voix claire et distincte qu’elle poursuivit :

— Tu n’as pas eu l’intention de… Mais que crois-tu qu’il soit arrivé ?

— Ce n’est pas arrivé, Théo. Disons que ce n’est pas arrivé.

Elle scrutait toujours son visage, et la vérité finit par lui apparaître.

— Tu penses que ?…

— Je préfère ne…

Elle l’interrompit :

— Tu te dis que Vincent Easton ne m’a pas donné ces lettres pour rien ? Tu te dis que je l’ai payé le prix qu’il souhaitait ?

— Je… Jamais je n’aurais cru qu’il était homme à faire cela, dit faiblement Richard, sans aucune conviction.

— Vraiment, tu ne l’aurais jamais cru ?

Elle plongea dans ses yeux un regard inquisiteur qu’il ne put soutenir. Il baissa les yeux.

— Pourquoi m’as-tu demandé de mettre cette robe, ce soir ? Pourquoi m’as-tu envoyée chez lui toute seule, à une heure aussi tardive ? Tu avais deviné qu’il… était attiré par moi. Tu as voulu sauver ta peau. La sauver à n’importe quel prix. Fût-ce au prix de mon honneur. (Elle se leva.) Je comprends, à présent. Tu as pensé à cela depuis le début. Ou, du moins, tu as entrevu cette possibilité et cela ne t’a pas fait hésiter.

— Théo !

— Tu ne peux pas dire le contraire, Richard. Voilà des années que je croyais savoir presque tout ce qu’il y a à savoir à ton sujet. J’avais très vite compris que tu n’étais pas droit vis-à-vis du monde. Mais je m’imaginais que tu étais correct envers moi.

— Théo…

— Peux-tu contester tout ce que je viens de dire ?

Il demeura muet.

— Écoute-moi, Richard. J’ai quelque chose à te dire. Il y a trois jours, quand cette affaire a éclaté, les domestiques t’ont dit que j’étais partie, que j’avais quitté la ville. Ce n’était que la moitié de la vérité. J’étais partie avec Vincent Easton.

Richard émit un son inarticulé. Elle leva la main pour l’interrompre.

— Attends. Nous nous trouvions à Douvres. J’ai vu un journal, j’ai compris ce qui s’était passé. Et, comme tu le sais, je suis revenue.

Elle se tut.

Richard la saisit par le poignet et, la transperçant d’un regard enflammé :

— Tu es revenue… à temps ?

Elle fit entendre un bref éclat de rire amer.

— Oui, je suis revenue « à temps », comme tu dis, Richard.

Il lâcha son bras. Puis, debout près de la cheminée, il rejeta la tête en arrière, en une attitude assez belle – presque noble.

— En ce cas, dit-il, je peux te pardonner.

— Pas moi.

Ces deux mots claquèrent comme deux coups de fouet. Dans le silence de la pièce, ils produisirent l’effet d’une bombe. Richard fit un pas en avant, l’œil fixe, la bouche ouverte, l’air presque comique.

— Tu… euh !… Qu’as-tu dit, Théo ?

— J’ai dit que moi, je ne pouvais pas pardonner. En te quittant pour un autre homme, j’ai mal agi – pas de manière effective, sans doute, mais en intention, ce qui revient au même. Mais si j’ai fauté, au moins était-ce par amour. Toi non plus, tu ne m’as pas toujours été fidèle, depuis que nous sommes mariés. Si, si, je le sais bien. J’ai toujours pardonné parce que je croyais réellement à ton amour pour moi. Mais ce que tu as fait ce soir, c’est tout autre chose. C’est une ignoble action, Richard, qu’aucune femme ne devrait jamais pardonner. Tu m’as vendue, moi, ta propre femme, en échange de ta sécurité !

Elle empoigna son étole et se dirigea vers la porte.

— Théo, articula-t-il, où vas-tu ?

Elle le regarda par-dessus son épaule.

— Dans la vie, Richard, nous devons tous payer. Pour prix de ma faute, je suis condamnée à la solitude. Pour la tienne…, eh bien ! tu as joué la femme que tu aimes – et tu as perdu.

— Tu t’en vas ?

Elle respira profondément.

— Vers la liberté. Rien ne me retient ici.

Il entendit la porte se fermer. Des siècles s’écoulèrent… ou n’était-ce que quelques minutes ? Quelque chose voleta derrière la fenêtre. Le dernier pétale de magnolia. Doux, parfumé…

(Traduction de Dominique Mols)

Jane cherche une situation

(Jane in search of a job)

Jane Cleveland feuilleta les pages du Daily Leader et soupira profondément. Elle jeta un regard de dégoût au guéridon de marbre, à l’œuf poché, au toast et au petit pot de thé. Non qu’elle fût sans appétit. Elle mourait de faim et se sentait de taille à avaler une livre et demie de bifteck avec des pommes de terre frites et des haricots verts. Le tout arrosé d’une boisson plus enivrante que du thé.

Mais les jeunes personnes dont les finances sont au plus bas n’ont pas le choix. Jane s’estimait heureuse de pouvoir s’offrir un œuf poché. Le pourrait-elle encore demain ? C’était bien improbable…

Elle reporta de nouveau son attention sur la page des petites annonces du Daily Leader. Jane était sans emploi et sa situation devenait embarrassante. Déjà, l’aimable dame qui présidait aux destinées de l’humble pension de famille où elle avait élu domicile commençait à la regarder de travers.

« Et pourtant, se dit-elle, avançant le menton d’un air indigné – ce qui était une habitude chez elle –, je suis intelligente, jolie et bien élevée. Que veut-on de plus ? »

À en croire le journal, on désirait surtout des dactylos de grande expérience, des directeurs commerciaux disposant de capitaux, des dames désireuses de partager les bénéfices produits par l’élevage de volailles (moyennant également un certain capital) et d’innombrables cuisinières, bonnes à tout faire et femmes de chambre.

« Je ne verrais aucun inconvénient à devenir femme de chambre. Mais, là encore, on ne m’acceptera pas sans expérience. Quant aux jeunes-filles-de-bonne-volonté, on ne les paye pas ! »

Elle poussa un nouveau soupir, abandonna le journal et attaqua son œuf avec toute la vigueur de la saine jeunesse.

La dernière bouchée avalée, elle reprit le Daily Leader et se plongea dans la colonne réservée aux messages de détresse.

Deux mille livres, et tout aurait été si simple ! Elle trouva au moins sept occasions exceptionnelles assurant chacune au moins trois mille livres par an de revenu.

« Si je les avais, je ne m’en déferais pas facilement », songea la jeune fille.

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