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de Maurice Leblanc

Partie 1
La double vie d’Arsène Lupin

Chapitre 1Le massacre
1.
M. Kesselbach s’arrêta net au seuil du salon, prit le bras de son secrétaire, et murmura d’une voix inquiète :

– Chapman, on a encore pénétré ici.

– Voyons, voyons, monsieur, protesta le secrétaire, vous venez vous-même d’ouvrir la porte de l’antichambre, et, pendant que nous déjeunions au restaurant, la clef n’a pas quitté votre poche.

– Chapman, on a encore pénétré ici, répéta M. Kesselbach. Il montra un sac de voyage qui se trouvait sur la cheminée.

– Tenez, la preuve est faite. Ce sac était fermé. Il ne l’est plus.

Chapman objecta :

– Êtes-vous bien sûr de l’avoir fermé, monsieur ?D’ailleurs, ce sac ne contient que des bibelots sans valeur, des objets de toilette…

– Il ne contient que cela parce que j’en ai retiré monportefeuille avant de sortir, par précaution, sans quoi… Non, jevous le dis, Chapman, on a pénétré ici pendant que nousdéjeunions.

Au mur, il y avait un appareil téléphonique. Il décrocha lerécepteur.

– Allô ! C’est pour M. Kesselbach, l’appartement 415. C’estcela Mademoiselle, veuillez demander la Préfecture de police,Service de la Sûreté… Vous n’avez pas besoin du numéro, n’est-cepas ? Bien, merci… J’attends à l’appareil.

Une minute après, il reprenait :

– Allô ? allô ? Je voudrais dire quelques mots à M.Lenormand, le chef de la Sûreté. C’est de la part de M. Kesselbach…Allô ? Mais oui, M. le chef de la Sûreté sait de quoi ils’agit. C’est avec son autorisation que je téléphone… Ah ! iln’est pas là… À qui ai-je l’honneur de parler ? M. Gourel,inspecteur de police… Mais il me semble, monsieur Gourel, que vousassistiez, hier, à mon entrevue avec M. Lenormand… Eh bien !monsieur, le même fait s’est reproduit aujourd’hui. On a pénétrédans l’appartement que j’occupe. Et si vous veniez dès maintenant,vous pourriez peut-être découvrir, d’après les indices… D’ici uneheure ou deux ? Parfaitement. Vous n’aurez qu’à vous faireindiquer l’appartement 415. Encore une fois, merci !

De passage à Paris, Rudolf Kesselbach, le roi du diamant, commeon l’appelait – ou, selon son autre surnom, le Maître du Cap -, lemultimillionnaire Rudolf Kesselbach (on estimait sa fortune à plusde cent millions), occupait depuis une semaine, au quatrième étagedu Palace-Hôtel, l’appartement 415, composé de trois pièces, dontles deux plus grandes à droite, le salon et la chambre principale,avaient vue sur l’avenue, et dont l’autre, à gauche, qui servait ausecrétaire Chapman, prenait jour sur la rue de Judée.

À la suite de cette chambre, cinq pièces étaient retenues pourMme Kesselbach, qui devait quitter Monte-Carlo, où elle se trouvaitactuellement, et rejoindre son mari au premier signal decelui-ci.

Durant quelques minutes, Rudolf Kesselbach se promena d’un airsoucieux. C’était un homme de haute taille, coloré de visage, jeuneencore, auquel des yeux rêveurs, dont on apercevait le bleu tendreà travers des lunettes d’or, donnaient une expression de douceur etde timidité, qui contrastait avec l’énergie du front carré et de lamâchoire osseuse.

Il alla vers la fenêtre : elle était fermée. Du reste, commentaurait-on pu s’introduire par là ? Le balcon particulier quientourait l’appartement s’interrompait à droite ; et, àgauche, il était séparé par un refend de pierre des balcons de larue de Judée.

Il passa dans sa chambre : elle n’avait aucune communicationavec les pièces voisines. Il passa dans la chambre de sonsecrétaire : la porte qui s’ouvrait sur les cinq pièces réservées àMme Kesselbach était close, et le verrou poussé.

– Je n’y comprends rien, Chapman, voilà plusieurs fois que jeconstate ici des choses… des choses étranges, vous l’avouerez.Hier, c’était ma canne qu’on a dérangée… Avant-hier, on acertainement touché à mes papiers, et cependant comment serait-ilpossible ?

– C’est impossible, monsieur, s’écria Chapman, dont la placidefigure d’honnête homme ne s’animait d’aucune inquiétude. Voussupposez, voilà tout… vous n’avez aucune preuve, rien que desimpressions… Et puis quoi ! on ne peut pénétrer dans cetappartement que par l’antichambre. Or, vous avez fait faire uneclef spéciale le jour de votre arrivée, et il n’y a que votredomestique Edwards qui en possède le double. Vous avez confiance enlui ?

– Parbleu ! depuis dix ans qu’il est à mon service MaisEdwards déjeune en même temps que nous, et c’est un tort. Àl’avenir, il ne devra descendre qu’après notre retour.

Chapman haussa légèrement les épaules. Décidément, le Maître duCap devenait quelque peu bizarre avec ses craintes inexpliquées.Quel risque court-on dans un hôtel, alors surtout qu’on ne gardesur soi ou près de soi aucune valeur, aucune somme d’argentimportante ?

Ils entendirent la porte du vestibule qui s’ouvrait. C’étaitEdwards.

M. Kesselbach l’appela.

– Vous êtes en livrée, Edwards ? Ah ! bien ! Jen’attends pas de visite aujourd’hui, Edwards ou plutôt si, unevisite, celle de M. Gourel. D’ici là, restez dans le vestibule etsurveillez la porte. Nous avons à travailler sérieusement, M.Chapman et moi.

Le travail sérieux dura quelques instants pendant lesquels M.Kesselbach examina son courrier, parcourut trois ou quatre lettreset indiqua les réponses qu’il fallait faire. Mais soudain Chapman,qui attendait, la plume levée, s’aperçut que M. Kesselbach pensaità autre chose qu’à son courrier. Il tenait entre ses doigts, etregardait attentivement, une épingle noire recourbée en formed’hameçon.

– Chapman, fit-il, voyez ce que j’ai trouvé sur la table. Il estévident que cela signifie quelque chose, cette épingle recourbée.Voilà une preuve, une pièce à conviction. Et vous ne pouvez plusprétendre qu’on n’ait pas pénétré dans ce salon. Car enfin, cetteépingle n’est pas venue là toute seule.

– Certes non, répondit le secrétaire, elle y est venue grâce àmoi.

– Comment ?

– Oui, c’est une épingle qui fixait ma cravate à mon col. Jel’ai retirée hier soir tandis que vous lisiez, et l’ai torduemachinalement.

M. Kesselbach se leva, très vexé, fit quelques pas, ets’arrêtant :

– Vous riez sans doute, Chapman, et vous avez raison… Je ne leconteste pas, je suis plutôt excentrique, depuis mon dernier voyageau Cap. C’est que voilà… vous ne savez pas ce qu’il y a de nouveaudans ma vie… un projet formidable… une chose énorme que je ne voisencore que dans les brouillards de l’avenir, mais qui se dessinepourtant et qui sera colossale Ah ! Chapman, vous ne pouvezpas imaginer. L’argent, je m’en moque, j’en ai… j’en ai trop… Maiscela, c’est davantage, c’est la puissance, la force, l’autorité. Sila réalité est conforme à ce que je pressens, je ne serai plusseulement le Maître du Cap, mais le maître aussi d’autres royaumes…Rudolf Kesselbach, le fils du chaudronnier d’Augsbourg, marchera depair avec bien des gens qui, jusqu’ici, le traitaient de haut Ilaura même le pas sur eux, Chapman, il aura le pas sur eux, soyez-encertain et si jamais…

Il s’interrompit, regarda Chapman comme s’il regrettait d’enavoir trop dit, et cependant, entraîné par son élan, il conclut:

– Vous comprenez, Chapman, les raisons de mon inquiétude… Il y alà, dans le cerveau, une idée qui vaut cher et cette idée, on lasoupçonne peut-être et l’on m’épie j’en ai la conviction…

Une sonnerie retentit.

– Le téléphone, dit Chapman.

– Est-ce que, par hasard, murmura M. Kesselbach, ce serait…

Il prit l’appareil.

– Allô ? De la part de qui ? Le Colonel ?Ah ! Eh bien ! oui, c’est moi Il y a du nouveau ?Parfait Alors je vous attends Vous viendrez avec vos hommes ?Parfait… Allô ! Non, nous ne serons pas dérangés, je vaisdonner les ordres nécessaires… C’est donc si grave ? Je vousrépète que la consigne sera formelle, mon secrétaire et mondomestique garderont la porte, et personne n’entrera. Vousconnaissez le chemin, n’est-ce pas ? Par conséquent, ne perdezpas une minute.

Il raccrocha le récepteur, et aussitôt :

– Chapman, deux messieurs vont venir Oui, deux messieurs…Edwards les introduira…

– Mais M. Gourel le brigadier…

– Il arrivera plus tard, dans une heure Et puis, quand même, ilspeuvent se rencontrer. Donc, dites à Edwards d’aller dès maintenantau bureau et de prévenir. Je n’y suis pour personne sauf pour deuxmessieurs, le Colonel et son ami, et pour M. Gourel. Qu’on inscriveles noms.

Chapman exécuta l’ordre. Quand il revint, il trouva M.Kesselbach qui tenait à la main une enveloppe, ou plutôt une petitepochette de maroquin noir, vide sans doute, à en juger parl’apparence. Il semblait hésiter, comme s’il ne savait qu’en faire.Allait-il la mettre dans sa poche ou la déposer ailleurs ?Enfin, il s’approcha de la cheminée et jeta l’enveloppe de cuirdans son sac de voyage.

– Finissons le courrier, Chapman. Nous avons dix minutes.Ah ! une lettre de Mme Kesselbach. Comment se fait-il que vousne me l’ayez pas signalée, Chapman ? Vous n’aviez donc pasreconnu l’écriture ?

Il ne cachait pas l’émotion qu’il éprouvait à toucher et àcontempler cette feuille de papier que sa femme avait tenue entreses doigts, et où elle avait mis un peu de sa pensée secrète. Il enrespira le parfum, et, l’ayant décachetée, lentement il la lut, àmi-voix, par bribes que Chapman entendait :

– Un peu lasse, je ne quitte pas la chambre… je m’ennuie, quandpourrai-je vous rejoindre ? Votre télégramme sera lebienvenu…

– Vous avez télégraphié ce matin, Chapman ? Ainsi donc MmeKesselbach sera ici demain mercredi.

Il paraissait tout joyeux, comme si le poids de ses affaires setrouvait subitement allégé, et qu’il fût délivré de touteinquiétude. Il se frotta les mains et respira largement, en hommefort, certain de réussir, en homme heureux, qui possédait lebonheur et qui était de taille à se défendre.

– On sonne, Chapman, on a sonné au vestibule. Allez voir.

Mais Edwards entra et dit :

– Deux messieurs demandent monsieur. Ce sont les personnes…

– Je sais. Elles sont là, dans l’antichambre ?

– Oui, monsieur.

– Refermez la porte de l’antichambre, et n’ouvrez plus sauf à M.Gourel, brigadier de la Sûreté. Vous, Chapman, allez chercher cesmessieurs, et dites-leur que je voudrais d’abord parler au Colonel,au Colonel seul.

Edwards et Chapman sortirent, en ramenant sur eux la porte dusalon.

Rudolf Kesselbach se dirigea vers la fenêtre et appuya son frontcontre la vitre. Dehors, tout au-dessous de lui, les voitures etles automobiles roulaient dans les sillons parallèles, que marquaitla double ligne de refuges. Un clair soleil de printemps faisaitétinceler les cuivres et les vernis. Aux arbres un peu de verdures’épanouissait, et les bourgeons des marronniers commençaient àdéplier leurs petites feuilles naissantes.

– Que diable fait Chapman ? murmura Kesselbach Depuis letemps qu’il parlemente !

Il prit une cigarette sur la table puis, l’ayant allumée, iltira quelques bouffées. Un léger cri lui échappa. Près de lui,debout, se tenait un homme qu’il ne connaissait point.

Il recula d’un pas.

– Qui êtes-vous ?

L’homme – c’était un individu correctement habillé, plutôtélégant, noir de cheveux et de moustache, les yeux durs –, l’hommericana :

– Qui je suis ? Mais, le Colonel

– Mais non, mais non, celui que j’appelle ainsi, celui quim’écrit sous cette signature de convention ce n’est pas vous.

– Si, si l’autre n’était que… Mais, voyez-vous, mon chermonsieur, tout cela n’a aucune importance. L’essentiel c’est quemoi, je sois moi. Et je vous jure que je le suis.

– Mais enfin, monsieur, votre nom ?

– Le Colonel jusqu’à nouvel ordre. Une peur croissanteenvahissait M. Kesselbach. Qui était cet homme ? Que luivoulait-il ? Il appela :

– Chapman !

– Quelle drôle d’idée d’appeler ! Ma société ne vous suffitpas ?

– Chapman ! répéta M. Kesselbach. Chapman !Edwards !

– Chapman ! Edwards ! dit à son tour l’inconnu. Quefaites-vous donc, mes amis ? On vous réclame.

– Monsieur, je vous prie, je vous ordonne de me laisserpasser.

– Mais, mon cher monsieur, qui vous en empêche ?

Il s’effaça poliment. M. Kesselbach s’avança vers la porte,l’ouvrit, et brusquement sauta en arrière. Devant cette porte il yavait un autre homme, le pistolet au poing. Il balbutia :

– Edwards Chap…

Il n’acheva pas. Il avait aperçu dans un coin de l’antichambre,étendus l’un près de l’autre, bâillonnés et ficelés, son secrétaireet son domestique.

M. Kesselbach, malgré sa nature inquiète, impressionnable, étaitbrave, et le sentiment d’un danger précis, au lieu de l’abattre,lui rendait tout son ressort et toute son énergie.

Doucement, tout en simulant l’effroi, la stupeur, il recula versla cheminée et s’appuya contre le mur. Son doigt cherchait lasonnerie électrique. Il trouva et pressa le bouton longuement.

– Et après ? fit l’inconnu.

Sans répondre, M. Kesselbach continua d’appuyer.

– Et après ? Vous espérez qu’on va venir, que tout l’hôtelest en rumeur parce que vous pressez ce bouton ? Mais, monpauvre monsieur, retournez-vous donc, et vous verrez que le fil estcoupé.

M. Kesselbach se retourna vivement, comme s’il voulait se rendrecompte, mais, d’un geste rapide, il s’empara du sac de voyage,plongea la main, saisit un revolver, le braqua sur l’homme ettira.

– Bigre ! fit celui-ci, vous chargez donc vos armes avec del’air et du silence ?

Une seconde fois le chien claqua, puis une troisième. Aucunedétonation ne se produisit.

– Encore trois coups, roi du Cap. Je ne serai content que quandj’aurai six balles dans la peau. Comment ! vous yrenoncez ? Dommage le carton s’annonçait bien.

Il agrippa une chaise par le dossier, la fit tournoyer, s’assità califourchon, et montrant un fauteuil à M. Kesselbach :

– Prenez donc la peine de vous asseoir, cher monsieur, et faitesici comme chez vous. Une cigarette ? Pour moi, non. Je préfèreles cigares.

Il y avait une boîte sur la table. Il choisit un Upman blond etbien façonné, l’alluma et, s’inclinant :

– Je vous remercie. Ce cigare est délicieux. Et maintenant,causons, voulez-vous ?

Rudolf Kesselbach écoutait avec stupéfaction. Quel était cetétrange personnage ? À le voir si paisible cependant, et siloquace, il se rassurait peu à peu et commençait à croire que lasituation pourrait se dénouer sans violence ni brutalité. Il tirade sa poche un portefeuille, le déplia, exhiba un paquetrespectable de bank-notes et demanda :

– Combien ?

L’autre le regarda d’un air ahuri, comme s’il avait de la peineà comprendre. Puis au bout d’un instant, appela :

– Marco !

L’homme au revolver s’avança.

– Marco, monsieur a la gentillesse de t’offrir ces quelqueschiffons pour ta bonne amie. Accepte, Marco.

Tout en braquant son revolver de la main droite, Marco tendit lamain gauche, reçut les billets et se retira.

– Cette question réglée selon votre désir, reprit l’inconnu,venons au but de ma visite. Je serai bref et précis. Je veux deuxchoses. D’abord une petite enveloppe en maroquin noir, que vousportez généralement sur vous. Ensuite, une cassette d’ébène qui,hier encore, se trouvait dans le sac de voyage. Procédons parordre. L’enveloppe de maroquin ?

– Brûlée.

L’inconnu fronça le sourcil. Il dut avoir la vision des bonnesépoques où il y avait des moyens péremptoires de faire parler ceuxqui s’y refusent.

– Soit. Nous verrons ça. Et la cassette d’ébène ?

– Brûlée.

– Ah ! gronda-t-il, vous vous payez ma tête mon bravehomme.

Il lui tordit le bras d’une façon implacable.

– Hier, Rudolf Kesselbach, hier, vous êtes entré au CréditLyonnais, sur le boulevard des Italiens, en dissimulant un paquetsous votre pardessus. Vous avez loué un coffre-fort Précisons : lecoffre numéro 16, travée 9. Après avoir signé et payé, vous êtesdescendu dans les sous-sols, et, quand vous êtes remonté, vousn’aviez plus votre paquet. Est-ce exact ?

– Absolument.

– Donc, la cassette et l’enveloppe sont au Crédit Lyonnais.

– Non.

– Donnez-moi la clef de votre coffre.

– Non.

– Marco !

Marco accourut.

– Vas-y, Marco. Le quadruple nœud.

Avant même qu’il eût le temps de se mettre sur la défensive,Rudolf Kesselbach fut enserré dans un jeu de cordes qui luimeurtrirent les chairs dès qu’il voulut se débattre. Ses brasfurent immobilisés derrière son dos, son buste attaché au fauteuilet ses jambes entourées de bandelettes comme les jambes d’unemomie.

– Fouille, Marco.

Marco fouilla. Deux minutes après, il remettait à son chef unepetite clef plate, nickelée, qui portait les numéros 16 et 9.

– Parfait. Pas d’enveloppe de maroquin ?

– Non, patron.

– Elle est dans le coffre. Monsieur Kesselbach, veuillez me direle chiffre secret.

– Non.

– Vous refusez ?

– Oui.

– Marco ?

– Patron ?

– Applique le canon de ton revolver sur la tempe demonsieur.

– Ça y est.

– Appuie ton doigt sur la détente.

– Voilà.

– Eh bien ! mon vieux Kesselbach, es-tu décidé àparler ?

– Non.

– Tu as dix secondes, pas une de plus. Marco ?

– Patron ?

– Dans dix secondes tu feras sauter la cervelle de monsieur.

– Entendu.

– Kesselbach, je compte : une, deux, trois, quatre, cinq,six…

Rudolf Kesselbach fit un signe :

– Tu veux parler ?

– Oui.

– Il était temps. Alors, le chiffre, le mot de laserrure ?

– Dolor.

– Dolor… Douleur… Mme Kesselbach ne s’appelle-t-ellepas Dolorès ? Chéri, va… Marco, tu vas faire ce qui estconvenu… Pas d’erreur, hein ? Je répète… Tu vas rejoindreJérôme au bureau où tu sais, tu lui remettras le clef et tu luidiras le mot d’ordre : Dolor. Vous irez ensemble au CréditLyonnais. Jérôme entrera seul, signera le registre d’identité,descendra dans les caves, et emportera tout ce qui se trouve dansle coffre-fort. Compris ?

– Oui, patron. Mais si par hasard le coffre n’ouvre pas, si lemot « Dolor »…

– Silence, Marco. Au sortir du Crédit Lyonnais, tu lâcherasJérôme, tu rentreras chez toi, et tu me téléphoneras le résultat del’opération. Si par hasard le mot « Dolor » n’ouvre pas le coffre,nous aurons, mon ami Kesselbach et moi, un petit entretien suprême.Kesselbach, tu es sûr de ne t’être point trompé ?

– Oui.

– C’est qu’alors tu escomptes la nullité de la perquisition.Nous verrons ça. File, Marco.

– Mais vous, patron ?

– Moi, je reste. Oh ! ne crains rien. Je n’ai jamais couruaussi peu de danger. N’est-ce pas, Kesselbach, la consigne estformelle ?

– Oui.

– Diable, tu me dis ça d’un air bien empressé. Est-ce que tuaurais cherché à gagner du temps ? Alors je serais pris aupiège, comme un idiot ?

Il réfléchit, regarda son prisonnier et conclut :

– Non ce n’est pas possible, nous ne serons pas dérangés Iln’avait pas achevé ce mot que la sonnerie du vestibule retentit.Violemment il appliqua sa main sur la bouche de RudolfKesselbach.

– Ah ! vieux renard, tu attendais quelqu’un !

Les yeux du captif brillaient d’espoir. On l’entendit ricaner,sous la main qui l’étouffait. L’homme tressaillit de rage.

– Tais-toi sinon, je t’étrangle. Tiens, Marco, bâillonne-le.Fais vite… Bien.

On sonna de nouveau. Il cria, comme s’il était, lui, RudolfKesselbach, et qu’Edwards fût encore là :

– Ouvrez donc, Edwards.

Puis il passa doucement dans le vestibule, et, à voix basse,désignant le secrétaire et le domestique :

– Marco, aide-moi à pousser ça dans la chambre là, de manièrequ’on ne puisse les voir. Il enleva le secrétaire, Marco emporta ledomestique.

– Bien, maintenant retourne au salon. Il le suivit, et aussitôt,repassant une seconde fois dans le vestibule, il prononça très hautd’un air étonné :

– Mais votre domestique n’est pas là, monsieur Kesselbach non,ne vous dérangez pas finissez votre lettre J’y vais moi-même. Et,tranquillement, il ouvrit la porte d’entrée.

– M. Kesselbach ? lui demanda-t-on.

Il se trouvait en face d’une sorte de colosse, à la large figureréjouie, aux yeux vifs, qui se dandinait d’une jambe sur l’autre ettortillait entre ses mains les rebords de son chapeau. Il répondit:

– Parfaitement, c’est ici. Qui dois-je annoncer ?

– M. Kesselbach a téléphoné… il m’attend…

– Ah ! c’est vous… je vais prévenir… voulez-vous patienterune minute ? M. Kesselbach va vous parler.

Il eut l’audace de laisser le visiteur sur le seuil del’antichambre, à un endroit d’où l’on pouvait apercevoir, par laporte ouverte, une partie du salon. Et lentement, sans même seretourner, il rentra, rejoignit son complice auprès de M.Kesselbach, et lui dit :

– Nous sommes fichus. C’est Gourel, de la Sûreté L’autreempoigna son couteau. Il lui saisit le bras :

– Pas de bêtises, hein ! J’ai une idée. Mais, pour Dieu,comprends-moi bien, Marco, et parle à ton tour Parle comme si tuétais Kesselbach Tu entends, Marco, tu es Kesselbach.

Il s’exprimait avec un tel sang-froid et une autorité siviolente que Marco comprit, sans plus d’explication, qu’il devaitjouer le rôle de Kesselbach, et prononça, de façon à être entendu:

– Vous m’excuserez, mon cher. Dites à M. Gourel que je suisdésolé, mais que j’ai à faire par-dessus la tête Je le recevraidemain matin à neuf heures, oui, à neuf heures exactement.

– Bien, souffla l’autre, ne bouge plus.

Il revint dans l’antichambre, Gourel attendait. Il lui dit :

– M. Kesselbach s’excuse. Il achève un travail important. Vousest-il possible de venir demain matin, à neuf heures ?

Il y eut un silence. Gourel semblait surpris et vaguementinquiet. Au fond de sa poche, le poing de l’homme se crispa. Ungeste équivoque, et il frappait.

Enfin, Gourel dit :

– Soit… À demain neuf heures mais tout de même… Eh bien !oui, neuf heures, je serai là

Et, remettant son chapeau, il s’éloigna par les couloirs del’hôtel. Marco, dans le salon, éclata de rire.

– Rudement fort, le patron. Ah ! ce que vous l’avezroulé !

– Débrouille-toi, Marco, tu vas le filer. S’il sort de l’hôtel,lâche-le, retrouve Jérôme, comme c’est convenu et téléphone.

Marco s’en alla rapidement.

Alors l’homme saisit une carafe sur la cheminée, se versa ungrand verre d’eau qu’il avala d’un trait, mouilla son mouchoir,baigna son front que la sueur couvrait, puis s’assit auprès de sonprisonnier, et lui dit avec une affectation de politesse :

– Il faut pourtant bien, monsieur Kesselbach, que j’aiel’honneur de me présenter à vous. Et, tirant une carte de sa poche,il prononça :

– Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur.

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