DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Mrs Packington fut sur le point de répondre qu’il ne s’agissait pas de jalousie mais se tut. En somme, cette idée ne lui était pas désagréable.

Le jeune homme fit l’éloge des clubs de danse et ils convinrent de se retrouver le lendemain soir au Petit Archange.

Mrs Packington éprouvait quelque embarras à la pensée d’en parler à George, de crainte qu’il ne s’étonnât et ne la jugeât ridicule ; mais elle fut dispensée de ce souci. Le matin, elle n’avait rien osé dire et, dès le début de l’après-midi, le téléphone lui apprit que son mari dînait en ville.

La soirée fut charmante. Dans sa jeunesse, Mrs Packington avait été une excellente danseuse et, grâce à l’habileté de Luttrell, elle ne tarda pas à exécuter les pas à la mode. Il lui fit compliment de sa robe et de sa coiffure. (Elle était allée à son rendez-vous le matin chez le coiffeur en vogue.) En lui disant au revoir, Claude lui baisa la main. Mrs Packington n’avait pas passé un aussi agréable moment depuis des années.

Dix jours remarquables suivirent. Mrs Packington déjeuna, prit le thé, dîna, dansa, soupa avec Luttrell qui lui raconta sa triste enfance ; elle apprit comment son père avait perdu sa fortune, comment sa fiancée l’avait abandonné et pourquoi il se méfiait des femmes en général.

Le onzième jour, ils étaient à L’Amiral rouge : Mrs Packington fut la première à voir son mari qui dansait avec sa dactylo.

— Salut, George ! lui dit-elle gaiement quand leurs regards se croisèrent.

Elle constata avec un certain amusement qu’il rougissait et que sa stupeur se teintait d’embarras. Elle se sentit maîtresse de la situation. Pauvre vieux George ! Une fois assise, elle ne le perdit pas de vue. Qu’il était gros et chauve et comme il sautillait – à la manière en honneur vingt ans auparavant ! Il tentait désespérément de paraître jeune et la pauvre fille qu’il accompagnait voulait avoir l’air de s’amuser… mais comme elle semblait excédée !

Mrs Packington pensa que sa situation était beaucoup plus enviable ! Elle regarda Claude qui, plein de tact, se taisait, et qui la comprenait si bien ! Leurs yeux se rencontrèrent : ceux du jeune homme, si mélancoliques, se posaient tendrement sur les siens.

— Voulez-vous encore danser ? murmura-t-il.

Ils s’enlacèrent ; c’était divin ! Mrs Packington se rendait compte que son mari la suivait d’un regard injecté de sang ; elle se souvint que Mr Parker Pyne voulait exciter la jalousie de George… à présent, elle n’y tenait plus. Pourquoi peiner le pauvre homme alors qu’elle était si heureuse !

Packington était rentré depuis une heure quand sa femme arriva. Il était déconcerté et ne savait que dire.

— Hum ! murmura-t-il. Te voilà !

Elle laissa tomber la luxueuse cape de soirée acquise le matin même et répondit en souriant :

— Oui, me voilà.

George toussota.

— Euh !… j’ai été surpris de te rencontrer.

— N’est-ce pas ?

— Je… j’avais pensé que ce serait gentil d’emmener cette petite s’amuser… Elle vient d’avoir beaucoup d’ennuis dans sa famille. J’ai eu l’idée… bref, j’ai agi par charité.

Mrs Packington fit un signe d’approbation. Pauvre vieux George !

— Quel est donc ce type qui t’accompagnait ? Je ne crois pas le connaître.

— Il s’appelle Luttrell, Claude Luttrell.

— Comment le connais-tu ?

— Quelqu’un me l’a présenté, répondit Mrs Packington sans insister.

— C’est curieux que tu ailles danser… à ton âge. Il ne faut pas te rendre ridicule, ma chère.

Sa femme sourit ; elle se sentait bien trop indulgente envers l’humanité pour répondre du tac au tac et se contenta de dire doucement :

— Les distractions sont toujours les bienvenues.

— Sois prudente ; il y a beaucoup de gigolos et de femmes d’un certain âge qui perdent la tête. Je te préviens simplement car je ne voudrais pas que tu agisses inconsidérément.

— Je trouve la danse excellente pour la santé.

— Hum !… peut-être.

— Je suppose qu’il en est de même pour toi. Il faut surtout être heureux. Je me souviens que tu le disais, il y a une dizaine de jours, au petit déjeuner.

Son mari la dévisagea, mais elle ne semblait pas ironique. Elle bâilla.

— Il faut que je me couche… À propos, George, j’ai été très dépensière récemment et tu vas recevoir de grosses notes. Cela ne t’ennuie pas ?

— Des notes ?

— Oui. Des robes, des massages, des soins capillaires… J’ai vraiment été prodigue… mais je sais que tu ne m’en voudras pas.

Elle s’engagea dans l’escalier, laissant son mari interdit. Elle s’était montrée tout à fait gentille au sujet de leur rencontre au dancing et n’avait pas paru froissée… mais quel dommage que Maria, ce modèle d’économie, se soit mise à tant dépenser !

— Ah ! les femmes !

George Packington hocha la tête. Les frères de la jeune Nancy avaient fait des bêtises… Il avait été content de l’aider… Toutefois… et juste en ce moment, la Bourse était mauvaise.

Packington soupira et monta lentement.

Il arrive parfois qu’une phrase oubliée revienne à la mémoire. Ce ne fut pas avant le lendemain matin que certains mots de son mari frappèrent Mrs Packington : « Gigolos. Femmes d’un certain âge qui perdent la tête… »

Elle était courageuse et envisagea nettement son cas. Claude était-il un gigolo ? Peut-être… cependant, les gigolos se faisaient payer tandis que Luttrell acquittait toutes leurs dépenses… Sans doute, mais c’était Parker Pyne qui lui fournissait l’argent… sur les deux cents guinées qu’elle lui avait remises.

N’était-elle donc qu’une vieille sotte, et Luttrell se moquait-il d’elle derrière son dos ? Mrs Packington rougit à cette idée !

Et après ? N’aurait-elle pas dû lui faire un cadeau ? Un étui à cigarettes en or, par exemple… Poussée par un sentiment étrange, elle se rendit tout droit chez un grand bijoutier, choisit et paya l’étui.

Elle devait retrouver Claude au Claridge pour déjeuner. Pendant qu’ils prenaient le café, elle sortit le paquet de son sac et murmura :

— Voici un petit cadeau.

Luttrell leva la tête, fronça les sourcils et demanda :

— Pour moi ?

— Oui… j’espère qu’il vous plaira.

Il referma la main sur le paquet et le fit glisser rapidement sur la table en disant :

— Pourquoi me donnez-vous cela ? Je n’en veux pas ! Reprenez-le tout de suite !

Il était furieux et ses yeux noirs étincelaient. Elle murmura : « Je suis désolée… » et remit l’étui clans son sac.

Mais l’atmosphère demeura tendue.

Le lendemain matin, Luttrell téléphona à Mrs Packington :

— Il faut que je vous parle. Puis-je venir chez vous dans l’après-midi ?

Elle lui répondit qu’elle l’attendrait à 3 heures.

Quand il arriva, il était pâle et tendu ; ils échangèrent quelques mots, mais tous deux étaient très mal à l’aise. Soudain, Luttrell se dressa et fit face à Mrs Packington :

— Pour qui me prenez-vous ? Je suis venu vous le demander. Nous avons été bons amis… mais cependant, vous me considérez comme un gigolo, un individu qui vit des femmes. N’est-il pas vrai ?

— Non, non.

Il écarta sa dénégation d’un geste.

— Vous le croyez ? C’est exact et je suis ici pour vous l’avouer. J’avais reçu des ordres : vous faire sortir, vous distraire, vous faire la cour, vous détacher de votre mari ! Tel était mon travail. Pas très honorable, n’est-ce pas ?

— Pourquoi m’en parlez-vous ?

— Parce que j’en ai assez ! Je ne puis continuer avec vous. Vous ne ressemblez pas aux autres. Je pourrais avoir confiance en une femme telle que vous et l’adorer… Vous allez penser que je joue toujours mon rôle… Je vais vous prouver que non : je vais partir… à cause de vous… devenir un homme au lieu d’un être méprisable. (Il la prit dans ses bras, la serra, puis s’écarta 🙂 Adieu. J’ai toujours été fainéant ; mais je jure que je vais changer. Vous souvenez-vous m’avoir dit un jour que vous aimiez lire les petites annonces personnelles ? Chaque année à la même date qu’aujourd’hui, vous y trouverez un message de moi, vous assurant que je me souviens et que je réussis. Vous comprendrez alors ce que vous avez été à mes yeux. Encore un mot : je n’ai rien accepté de vous, mais je veux vous laisser un objet qui m’ait appartenu… (Il ôta de son doigt une chevalière en or et ajouta 🙂 Elle était à ma mère et il me plairait que vous la gardiez. Au revoir.

Il sortit, laissant Mrs Packington stupéfaite, la bague au creux de la main.

George Packington rentra de bonne heure ; il trouva sa femme assise près du feu, le regard lointain. Elle lui parla aimablement mais d’un air préoccupé.

— Écoute, Maria, lui dit-il tout à coup, au sujet de cette jeune fille…

— Quoi donc, mon ami ?

— Je… je n’ai jamais eu l’intention de te peiner… il n’y a là rien de sérieux.

— J’en suis sûre et j’ai été sotte. Emmène-la danser tant que tu voudras si cela te distrait.

Ces mots eussent dû enchanter Packington. Bien au contraire, il en fut vexé. Comment se réjouir de sortir avec une femme quand l’épouse légitime vous y pousse ? Vraiment, ce n’était pas convenable ! Le sentiment d’être un homme affranchi, qui jouait avec le feu, disparut comme par enchantement… George éprouva une grande lassitude et se souvint d’avoir trop dépensé d’argent : cette gamine était vraiment intéressée… Il proposa timidement :

— Nous pourrions peut-être faire un petit voyage, Maria ?

— Oh ! je n’y pense guère ; je suis parfaitement heureuse.

— Pourtant, j’aimerais t’emmener… Nous pourrions aller sur la Côte d’Azur.

Mrs Packington sourit. Pauvre vieux George ! Elle l’aimait bien et le trouvait attendrissant, car sa vie n’était pas, comme la sienne, embellie par le souvenir d’un sacrifice secret ! Son sourire devint plus affectueux.

— Ce serait délicieux, mon ami.

Mr Parker Pyne causait avec miss Lemon.

— À combien se montent les frais dans cette affaire ?

— Cent deux livres, quatorze shillings et six pence.

La porte du bureau s’ouvrit, et Claude Luttrell parut, l’air triste.

— Bonjour, Claude, lui dit Parker. Tout s’est-il bien passé ?

— Je le crois.

— Quel nom avez-vous fait graver sur la bague ?

— « Mathilde-1899. »

— Bon… et quel est le texte de l’annonce ?

— « Je réussis et me souviens, Claude. »

— Prenez-en note, miss Lemon. Rubrique personnelle, 3 novembre. Voyons, nous avons dépensé cent deux livres, quatorze shillings, six pence ; l’annonce devra paraître pendant dix ans. Il nous reste un profit de quatre-vingt-deux livres, deux shillings et quatre pence. C’est parfait.

La secrétaire sortit et Luttrell s’écria :

— C’est affreux et cela me dégoûte !

— Que signifie ?…

— Oui, c’est ignoble ! Cette femme est bonne et honnête ! Lui avoir menti, raconté des blagues me rend malade !

Mr Parker Pyne ajusta ses lunettes et dévisagea Claude gravement.

— Juste ciel ! répliqua-t-il. Je n’ai pas le souvenir que votre conscience vous ait tourmenté au cours de votre… retentissante carrière ! Vos exploits sur la Côte d’Azur ont été particulièrement éhontés et la manière dont vous avez exploité Mrs Haltie West, la femme du roi des concombres californiens, s’est notamment signalée par l’âpreté de vos instincts mercenaires.

— Sans doute, mais je ne suis plus le même, murmura Luttrell. Ce jeu est infâme !

Parker Pyne répondit du ton d’un maître d’école qui gronde son élève favori :

— Vous venez, mon cher enfant, d’accomplir une action méritoire ; vous avez donné à une femme découragée ce dont toutes les femmes ont besoin : une aventure sentimentale. Elles maudissent une passion et n’en gardent qu’un mauvais souvenir ; tandis qu’une idylle exhale pendant des années un parfum subtil. Je connais la nature humaine et je puis vous assurer qu’une femme se nourrit longtemps d’un incident de ce genre… Nous avons fort bien rempli notre devoir envers Mrs Packington.

— Possible, grommela Claude, mais cela ne me plaît pas.

Il sortit. Mr Parker Pyne prit une fiche neuve dans son tiroir et inscrivit :

Intéressante apparition de la conscience dans l’esprit d’un gigolo endurci. En étudier le développement.

(Traduction de Miriam Dou)

Le vase bleu

(The mystery of the blue jar)

Jack Harington regarda tristement son parcours de golf et, debout auprès de sa balle, mesura la distance tandis que son visage reflétait le dégoût. Il soupira, prit un club, décapita tour à tour une fleur de chicorée sauvage et une touffe d’herbe, puis attaqua vigoureusement la balle.

Il est pénible, quand on a vingt-quatre ans et pour ambition unique d’améliorer son classement au golf, d’être obligé de consacrer du temps et de l’attention au problème de la vie matérielle. Sur les sept jours de la semaine, Jack était enfermé pendant cinq jours et demi dans un bureau de la Cité qui ressemblait à un mausolée. Le samedi après-midi et le dimanche étaient religieusement consacrés au véritable but de sa vie et, mû par un excès de zèle, il avait loué une chambre dans un petit hôtel proche du terrain de golf de Stourton Heath et se levait à 6 heures du matin afin de pouvoir s’entraîner pendant une heure, avant de prendre, à 8 h 46. le train de Londres.

Le seul inconvénient du système résidait dans le fait qu’il paraissait incapable d’actionner une balle à cette heure matinale.

Jack soupira, saisit son club et se répéta les mots magiques : « Le bras gauche en avant sans lever les yeux. » Il balança le bras puis s’arrêta, pétrifié, tandis qu’un cri aigu déchirait le silence de cette matinée printanière :

— À l’assassin !… Au secours !…

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