LE MAJOR PARLAIT TROP… Agathie Christie

AGATHA CHRISTIE LE MAJOR PARLAIT TROP…

(1964)

CHAPITRE PREMIER

— … Quand il est question du Kenya – enchaîna le major Palgrave – vous trouvez des tas de types prêts à en discourir sans y avoir jamais mis les pieds ! Pour moi, j’y ai passé quatorze années de ma vie, les plus belles…

Son interlocutrice, la vieille Miss Marple, hocha la tête dans un mouvement de courtoise attention. En réalité, pendant que le major égrenait les souvenirs sans intérêt d’une existence banale, Miss Marple suivait paisiblement le cours de ses pensées… Une habitude devenue sienne depuis longtemps. Elle était fatiguée d’entendre toujours les mêmes histoires dont seuls les décors changeaient. Autrefois on ne parlait que de l’Inde, de l’Armée des Indes avec ses majors, ses colonels, ses lieutenants généraux, et des mots aux sonorités étranges comme Simla, Bearers, Tigres ; Chota-Azri, Tiffin, Khitmagars, étaient familiers à tout le monde. Aujourd’hui, le major Palgrave discourait sur le Kenya et usait de vocables non moins curieux que ses prédécesseurs : Safari, Kikuyu, Éléphant, Swahili… Cela commençait partout de façon identique : un homme déjà d’un certain âge éprouvait le besoin d’avoir un auditoire pour tenter de revivre par le souvenir les jours heureux d’un passé qu’il avait traversé la tête haute, l’œil aigu et l’oreille fine. Si certains de ces conteurs se présentaient sous les traits de beaux vieillards ayant gardé une allure martiale, d’autres étaient tristement laids. Le major Palgrave appartenait à cette dernière catégorie, avec son visage congestionné le faisant ressembler à une grenouille portant monocle.

Envers tous ces bavards, Miss Marple témoignait de la même charité courtoise. Assise, faussement attentive, inclinant de temps à autre la tête en signe d’approbation, elle regardait en réalité ce qui se passait autour d’elle, attardant son regard sur ce qui lui plaisait : pour l’heure, le bleu profond de la mer des Antilles.

… C’était vraiment si gentil de la part de Raymond, se disait-elle, émue et reconnaissante. Pourquoi ce garçon se souciait-il tant de sa vieille tante ? Par devoir peut-être ? Ou bien, plus simplement, par sentiment de la famille ? Ou plus simplement encore, parce qu’il éprouvait de l’affection à son égard ? De l’affection, il lui en avait toujours témoigné, mais nuancée d’une légère exaspération, d’un rien de mépris. Il s’efforçait continuellement de la « mettre à la page », en lui envoyant des romans modernes mais tellement compliqués ! Les auteurs n’y faisaient vivre que des gens impossibles, perdus dans des aventures médiocres ne semblant même pas les intéresser. Dans la jeunesse de Miss Marple, on n’aurait guère osé prononcer ou écrire le mot « sexe ». Cela n’empêchait nullement les hommes et les femmes d’obtenir de leurs passions plus de satisfactions que leurs cadets qui en parlaient tout le temps.

Le regard de la rêveuse demoiselle glissa sur le livre ouvert sur ses genoux à la page 23 qu’elle n’avait pu dépasser :

— Alors vous prétendez être encore pure, s’enquit le garçon, à dix-neuf ans ? Ce n’est pas normal !

La fille dont les cheveux gras et raides masquaient en partie le visage, hocha la tête et murmura tristement :

— Je sais…

Il la contemplait vêtue d’un vieux chandail taché, exhibant des pieds nus et sales, répandant une odeur de rance, et se demandait pour quelles raisons il la trouvait si attirante.

Miss Marple se le demandait aussi.

— Ma chère tante Jane, disait Raymond, pourquoi vous obstinez-vous à vivre la tête sous l’aile ? Vous êtes murée dans votre existence étriquée de provinciale idéaliste ! Ce qui compte, c’est la vie et la vie seule !

Pourtant l’existence à la campagne était loin du tableau idyllique que son neveu et les ignorants de sa sorte imaginaient. En remplissant ses obligations de bonne paroissienne, Miss Marple avait acquis une expérience profonde des dessous de la vie aux champs. Elle n’éprouvait pas l’envie d’en parler, encore moins d’en écrire, mais elle ne les ignorait pas : beaucoup d’histoires sentimentales légales ou illégales, viols, incestes, perversions de toutes sortes, quelques-unes même inconnues des austères et savants jeunes gens d’Oxford qui écrivent sur ce sujet.

Miss Marple revint à la mer des Antilles et au monologue que poursuivait impitoyablement le major Palgrave.

— Vous possédez vraiment une expérience peu banale et passionnante…

— Je pourrais vous en dire bien davantage mais certains détails ne sont pas faits pour l’oreille d’une personne comme vous.

Avec l’aisance que donne une longue pratique, Miss Marple baissa pudiquement les paupières tandis que le major continuait sa description expurgée des coutumes tribales. La vieille demoiselle en profita pour retourner à son neveu si affectueux.

Raymond West était un romancier à succès gagnant beaucoup d’argent. Gentiment, il s’efforçait d’embellir l’existence de sa tante. L’hiver précédent, elle avait souffert d’une grave pneumonie et le médecin lui avait conseillé d’aller se remettre au soleil. Noblement, Raymond suggéra alors un voyage aux Antilles. Miss Marple feignit aussitôt de reculer devant les dépenses, l’éloignement, les fatigues du voyage et l’abandon de sa chère maison de St. Mary Mead. Le neveu résolut tous ces problèmes. Un confrère qui cherchait un coin tranquille pour écrire un roman, occuperait la maison de sa tante et comme il s’agissait d’un homme aux mœurs efféminées, la vieille demoiselle pouvait être certaine que sa demeure serait bien tenue. Il surmonta aussi toutes les autres difficultés. Voyager ne posait plus de problème à l’heure actuelle, et l’avion serait le moyen de locomotion le plus pratique. Une autre collègue de Raymond, Diana Horrocks, accompagnerait tante Jane jusqu’à Trinidad et veillerait sur elle. À St. Honoré, elle descendrait à l’hôtel Golden Palm tenu par les Sanderson, un des couples les plus charmants qui soient au monde. Ils s’occuperaient d’elle avec sollicitude. Raymond se chargeait de leur écrire immédiatement pour les prévenir.

Il se trouva que les Sanderson étaient rentrés en Angleterre, mais leurs successeurs, les Kendal, répondirent pour assurer Raymond qu’il n’avait pas lieu de s’inquiéter pour sa tante. Un très bon docteur se trouvait sur l’île en cas d’urgence, et eux-mêmes entoureraient la vieille demoiselle des soins les plus attentifs.

Ils se montrèrent d’ailleurs aussi empressés qu’ils l’avaient promis. Molly Kendal, une blonde d’une vingtaine d’années, d’humeur toujours égale, accueillit Miss Marple chaleureusement et fit tout son possible pour lui rendre le séjour agréable. Tim Kendal, son mari, un garçon de trente ans, grand, mince et brun, se montra lui aussi très aimable.

Et me voilà, pensait Miss Marple, loin du rigoureux climat anglais, avec un adorable petit bungalow pour moi seule, de charmantes jeunes filles indiennes à mon service, un Tim Kendal m’attendant toujours dans la salle à manger pour placer une plaisanterie en me conseillant sur le menu du jour. Elle aimait le petit chemin allant de son bungalow à la plage où elle pouvait se reposer dans une chaise confortable en regardant les baigneurs. Pour lui tenir compagnie, il y avait même des hôtes : ses contemporains : le vieux Mr Rafiel, le docteur Graham, le chanoine Prescott et sa sœur, avec, en plus, son chevalier servant, le major Palgrave. Que pouvait désirer de plus une dame de son âge ?

Bien que ce fût profondément regrettable – et Miss Marple éprouvait un sentiment de culpabilité en se l’avouant – elle ne goûtait pas la satisfaction qu’elle aurait dû goûter.

Un climat doux et chaud certainement – et tellement indiqué pour ses rhumatismes – un décor magnifique, bien qu’un tantinet monotone peut-être ? Tant de palmiers… Mais tous les jours se ressemblaient. Aucun imprévu n’intervenait jamais pour en changer le cours. Rien de comparable avec St. Mary Mead où il se passait toujours quelque chose. Son neveu avait comparé un jour la vie à St. Mary Mead à de l’écume sur la surface d’un étang. Elle avait protesté avec indignation qu’une parcelle de cette écume, observée au microscope, pourrait révéler bien des secrets. Oui, en vérité, il se passait toujours quelque chose à St. Mary Mead. Des tas d’événements anciens se bousculaient dans la mémoire de Miss Marple : l’erreur dans la préparation du sirop contre la toux de la vieille Mrs Linnett, et l’étrange attitude du jeune Polgate, et la fois où la mère de Georgy Wood rendit visite à son fils (mais était-ce bien sa mère ?) et la véritable cause de la querelle entre Joe Arden et sa femme. Tant de problèmes humains passionnants qui vous offraient le plaisir d’interminables méditations. Si seulement, il y avait quelque chose ici dans quoi elle puisse mordre à belles dents !

Sursautant, Miss Marple réalisa que le major Palgrave, ayant abandonné le Kenya pour la frontière nord-ouest (Province de la Frontière Nord-Ouest. Au temps de l’Empire des Indes, région qui touche l’Afghanistan), relatait ses expériences en tant qu’officier subalterne. Malheureusement, il s’enquérait auprès de son interlocutrice inattentive :

— N’êtes-vous pas de mon avis ?

Une longue pratique avait permis à la vieille demoiselle de se montrer habile à éviter ce genre de piège.

— Je ne pense pas posséder assez de connaissances pour avoir une opinion. J’ai bien peur de n’avoir toujours mené qu’une vie très retirée.

— C’est tout à votre honneur, chère mademoiselle, tout à votre honneur, remarqua d’une voix puissante le galant major Palgrave.

— Vous avez connu une existence tellement agitée, continua Miss Marple, déterminée à faire amende honorable pour son agréable inattention.

— Pas mal agitée, en effet, convint le major avec satisfaction. Il jeta autour de lui un regard appréciateur :

— Quel endroit charmant !

— Oui, vraiment, admit son interlocutrice qui ne put s’empêcher d’ajouter : Se passe-t-il jamais quelque chose ici ?

— Bien sûr. Beaucoup de scandales ! Par exemple je pourrais vous raconter…

Mais les scandales n’intéressaient pas Miss Marple. Elle ne pouvait y mettre son nez. Il ne s’agissait toujours que d’hommes et de femmes changeant de partenaires et attirant l’attention sur leurs exploits, au lieu d’en étouffer les échos honteux.

— Il y a même eu un meurtre commis ici, il y a deux ans. Un nommé Harry Western. Cela a fait l’effet d’une bombe dans les journaux. Vous vous en souvenez sans doute ?

La demoiselle acquiesça sans enthousiasme. Ce n’était pas le genre de meurtre qui la passionnait, et si l’histoire avait eu un tel retentissement, c’est que les gens qu’elle concernait étaient très riches. Il semblait qu’Harry Western avait tué le comte Ferrari amant de sa femme. Il apparaissait que son alibi, si méticuleusement mis au point, avait été fabriqué et bien payé. Tous les protagonistes de ce drame, ivres, auraient même poussé le raffinement jusqu’à se droguer.

En somme, des gens peu intéressants, bien que sans aucun doute, très en vue et curieux à regarder vivre. Mais ce crime ne relevait pas du genre d’affaires que l’héroïne de St. Mary Mead aimait à débrouiller.

— … Et si vous voulez le savoir, ce ne fut pas le seul meurtre survenu à cette époque. (Le major hocha la tête et cligna de l’œil.) J’ai eu quelques idées là-dessus…

La pelote de laine de la tricoteuse roula à terre et le vieil officier se pencha pour la ramasser tout en poursuivant :

— À propos de meurtres, j’ai connu un cas curieux. Je ne veux pas dire que j’en aie été témoin.

Miss Marple lui adressa un sourire encourageant.

— Un jour, des membres de mon club bavardaient – vous savez, ce genre de conversations qui en entraînent d’autres – lorsque l’un d’entre eux, un docteur, commença à raconter une histoire. Il s’agissait d’un de ses malades. Une nuit, un jeune homme se présenta chez lui : sa femme venait de se pendre, et n’ayant pas le téléphone, après l’avoir détachée et allongée sur le lit, il était parti à la recherche d’un médecin. La femme fut sauvée mais de justesse. Son mari semblait être en adoration devant elle. Il pleura comme un enfant. Il avait remarqué que depuis quelque temps elle paraissait bizarre, avec des accès de dépression. Enfin, tout rentra dans l’ordre. Mais un mois plus tard, cette même femme absorba une trop forte dose de somnifères et en mourut… Un bien triste cas…

Le major se tut et secoua la tête plusieurs fois. Devinant que de toute évidence l’histoire ne s’arrêtait pas là, Miss Marple attendit la suite.

— L’histoire est finie, pensez-vous ? Rien de suspect dans tout cela. Une femme névrosée, comme il y en a tant. Mais environ un an plus tard, ce docteur conversait avec un confrère, qui, à un moment donné, lui raconta le cas d’une femme qui avait essayé de se noyer. Son mari, l’ayant repêchée, amena un médecin à son chevet, et la désespérée fut remise sur pied. Or, quelques semaines plus tard, cette malheureuse s’asphyxiait au gaz. Alors mon docteur remarqua :

« — J’ai eu un cas semblable. Un certain Jones (ou quelque chose comme ça). Quel est le nom de votre client ?

« — Je ne m’en souviens plus. Robinson, je crois. Certainement pas Jones.

« Les deux médecins se regardèrent et convinrent de l’étrangeté de la coïncidence. Sur ce, mon docteur sortit de son portefeuille une photographie qu’il présenta à son confrère :

« — Voilà le type en question. Je m’étais rendu chez lui le lendemain pour les constatations d’usage, et je notai la présence d’un magnifique hibiscus juste devant sa porte d’entrée, une variété que je n’avais jamais vue auparavant dans ce pays. Mon appareil photo se trouvant dans ma voiture, je pris un cliché. Au moment où j’appuyais sur l’obturateur, le mari entra dans mon champ de vision ce qui explique sa présence sur le cliché. Je ne pense pas qu’il s’en soit rendu compte.

« Après avoir examiné la photo, le confrère de mon ami s’exclama :

« — Bien que ce soit un peu flou, je suis prêt à jurer qu’il s’agit de mon client.

« Je ne sais pas s’ils entreprirent des recherches, mais s’ils le firent elles n’auront abouti à rien. Je suppose que Mr Jones ou Robinson sut parfaitement effacer ses traces. Une drôle d’histoire, n’est-ce pas ? On ne croirait jamais que ce genre de chose puisse arriver. »

— Oh ! si ! je le crois, remarqua tranquillement Miss Marple, je dirai même qu’elles se passent tous les jours.

— Oh ! voyons, n’exagérez-vous pas ?

— Si un homme met au point un plan qui réussit, vous pouvez être sûr qu’il ne s’arrêtera pas.

— Du genre : les mariées noyées dans leur baignoire, hein ?

— En quelque sorte, oui.

— Le docteur me donna cette photo en tant que curiosité…

Le major Palgrave se mit à fourrager dans son portefeuille trop bourré, tout en murmurant :

— Un tas de paperasses là-dedans… je me demande pourquoi je garde tout ça…

La vieille demoiselle le savait : elles représentaient une partie de son bagage ambulant, illustrant son répertoire d’anecdotes. L’événement qu’il venait de lui relater n’avait pas dû se passer exactement ainsi. Elle soupçonnait le major de l’avoir, à son insu, beaucoup enjolivé au fur et à mesure qu’il le racontait.

Palgrave bouleversait toujours ses trésors en marmottant :

— J’avais complètement oublié ça. Une très jolie femme… vous n’auriez jamais pensé que… Voyons, où… Ah ! cela me ramène en arrière… quelles fameuses défenses d’éléphant ! Il faut que je vous montre…

Il s’interrompit, exhiba une petite photo qu’il examina.

— Cela vous intéresserait-il de voir le portrait du meurtrier ?

Il allait passer le cliché à sa compagne, lorsqu’il suspendit brusquement son geste. Ressemblant plus que jamais à une grenouille empaillée, le major parut regarder fixement par-dessus l’épaule de son interlocutrice. On entendait un bruit de pas mêlé à l’écho de conversations animées.

— Je veux être damné si… – je veux dire…

Il fourra précipitamment tous ses papiers dans le portefeuille, qu’il enfouit dans sa poche. Son visage congestionné prit une teinte encore plus violacée, tandis qu’il s’exclamait d’un ton inattendu :

— Comme je vous disais – j’aurais aimé pouvoir vous montrer ces défenses d’éléphant… Le plus grand éléphant que j’aie jamais tiré… Ah ! hello ! (Sa voix prit une sorte de fausse cordialité.) Regardez qui nous arrive ! Le parfait quatuor : la Faune et la Flore. Qu’avez-vous découvert aujourd’hui ?

Quatre des hôtes de l’hôtel s’approchaient. Ils formaient deux couples, et bien que la vieille demoiselle ne fût pas encore familiarisée avec leurs patronymes, elle savait que l’homme fort, avec une touffe de cheveux gris sur le crâne, répondait au nom de « Greg », que la blonde, sa femme, se prénommait « Lucky », et que l’autre ménage – un grand homme mince et une belle femme un peu trop hâlée – s’appelaient Edward et Evelyn. Des botanistes, mais s’intéressant aussi aux oiseaux.

— Rien découvert du tout, répondit Greg. Du moins nous n’avons pas trouvé ce que nous cherchions.

Le major se leva.

— J’ignore si vous connaissez Miss Marple ? Le colonel et Mrs Hillingdon, Greg et Lucky Dyson.

Ils la saluèrent courtoisement, puis Lucky remarqua à voix haute qu’elle mourrait si elle ne buvait quelque chose immédiatement. Greg fit un signe à Tim Kendal, assis un peu plus loin en compagnie de sa femme et occupé à vérifier des livres de comptes.

— Tim ! Apportez-nous à boire (Il se tourna vers les autres.) Punch du Planteur ?

Ils acquiescèrent.

— La même chose pour vous, Miss Marple ?

L’interpellée remercia mais dit qu’elle préférait un citron pressé.

— Un citron pressé et cinq Punchs du Planteur ?

— Joignez-vous à nous, Tim !

— Je le voudrais bien ! Mais il faut que je termine ces comptes. Je ne peux pas laisser Molly se charger de toutes les corvées. À propos, il y aura bal ce soir.

— Voilà qui est bien ! s’exclama Lucky ; malheureusement je suis couverte d’épines. Edward m’a délibérément poussée dans un buisson !

— Un très joli buisson de fleurs roses, remarqua Hillingdon.

— Avec de très jolies épines acérées, aussi ! Vous êtes une brute sadique, n’est-ce pas, Edward ?

— Il n’est pas comme moi, dit Greg en souriant, qui suis doux comme un agneau.

Evelyn Hillingdon s’assit près de Miss Marple et lui parla de façon fort aimable.

La vieille demoiselle posa son tricot sur ses genoux. Lentement et avec difficulté à cause d’un rhumatisme dans le cou, elle tourna la tête et regarda par-dessus son épaule droite. Non loin de là, s’élevait le grand bungalow occupé par le riche Mr Rafiel. Mais aucun signe de vie ne l’animait.

Elle répondit avec à-propos aux remarques d’Evelyn (vraiment comme les gens se montraient charmants à son égard) mais ses yeux scrutaient pensivement le visage des deux hommes.

Edward Hillingdon paraissait fin, calme, et dégageait un certain charme. Quant à Greg, fort impétueux, ce devait être un heureux caractère. Lui et Lucky semblaient être Canadiens ou Américains.

Elle regarda le major Palgrave, se comportant toujours avec une bonhomie un peu forcée.

Intéressant, tout ce monde…

CHAPITRE II

Une joyeuse animation régnait ce soir-là dans le Golden Palm Hôtel. Assise à sa table dans un coin discret, Miss Marple regardait autour d’elle avec curiosité. La grande salle à manger s’ouvrait de trois côtés sur le souffle tiède et parfumé de la mer des Antilles. Des petites lampes individuelles posées sur chaque table, répandaient une lumière tamisée. La plupart des femmes étaient en tenue de soirée : tissus colorés de coton imprimé, desquels émergeaient des épaules et des bras bronzés. Miss Marple se remémora la manière délicate dont Joan, la femme de son neveu, l’avait pressée d’accepter un petit chèque « parce que, tante Jane, le climat sera plutôt chaud là-bas, et je ne pense pas que vous ayez les vêtements légers appropriés ». Jane Marple l’avait remerciée et accepté le chèque. Elle atteignait l’âge où il s’avère naturel d’aider les jeunes mais aussi de se laisser dorloter par ceux qui réussissent dans la vie. Elle ne pouvait cependant se décider à acheter une toilette trop mince, car elle ne ressentait jamais autre chose qu’une agréable sensation de chaleur, même sous le climat le plus excessif, et la température de St. Honoré ne pouvait être appelée « chaleur tropicale ». Pour l’heure, elle était parée de dentelle grise, selon la meilleure tradition des dames de la bonne société provinciale anglaise. Non que Miss Marple fût la seule personne d’un certain âge présente. On voyait dans la salle des spécimens de toute sorte : vieux taïcoun (aussi « shogoun », chef militaire qui régna réellement sur le Japon pendant toute la période féodale. Dans le texte : hommes d’affaires retraités), accompagnés de leur troisième ou quatrième femme, couples venus du nord de l’Angleterre, une famille exubérante débarquée de Caracas, au complet, avec les enfants. Les différentes contrées de l’Amérique du Sud étaient bien représentées. Un peu partout on parlait espagnol et portugais. Derrière tout cela, un solide fond britannique composé de deux ecclésiastiques, d’un docteur et d’un juge retraité. Il y avait même une famille chinoise. Le service était en majorité assuré par des femmes, de grandes filles noires au port de tête majestueux, vêtues de tenues blanches empesées, mais le maître d’hôtel expérimenté se révélait Italien, le sommelier Français, et surveillant l’ensemble, l’œil attentif de Tim Kendal, qui allait d’une table à l’autre pour échanger des remarques aimables avec ses hôtes. Sa femme, une belle fille aux cheveux d’un blond naturel, à la bouche un peu grande mais qui riait facilement, le secondait. Molly Kendal ne se montrait pas souvent de mauvaise humeur. Son personnel la servait avec entrain et elle s’adaptait complaisamment aux exigences des divers pensionnaires, riant et flirtant avec les hommes mûrs et complimentant les jeunes femmes sur leur toilette.

— Oh ! quelle merveilleuse robe vous portez ce soir, Mrs Dyson.

Mais de l’avis de Miss Marple, elle était très bien elle-même dans un fourreau blanc complété d’une écharpe de dentelle vert pâle posée sur les épaules et que Lucky palpa au passage.

— La jolie couleur ! J’aimerais en avoir une pareille !

— Vous pouvez en trouver ici au magasin, lui répondit Molly qui continua sa tournée.

Elle ne s’arrêta pas à la table de Miss Marple ; elle laissait à son mari le soin de s’occuper des dames âgées. « Les chères vieilles choses préfèrent de beaucoup avoir affaire à un homme », avait-elle l’habitude de dire. Tim Kendal s’approchait justement et s’inclinait devant Miss Marple.

— Ne désirez-vous rien de particulier ? Parce que vous n’auriez qu’à me le demander et je vous le ferais préparer. La nourriture d’hôtel et les spécialités semi-tropicales ne sont pas exactement ce à quoi vous étiez habituée en Angleterre, je pense ?

La vieille demoiselle sourit et affirma que c’était là un des plaisirs que l’on trouvait en se rendant à l’étranger.

— Alors, c’est très bien. Mais s’il y a quelque chose…

— Que suggérez-vous ?

— Eh bien… un bread and butter pudding peut-être ?…

— Pour le moment j’estime n’avoir nul besoin d’un bread and butter pudding.

Elle prit sa cuiller et commença à déguster en gourmet son passion fruit sundea.

À ce moment l’orchestre typique commença à jouer. Il était une des principales attractions des îles. À la vérité, Miss Marple s’en serait fort bien passé. Cela faisait un bruit affreux, assourdissant. Le plaisir que tous les autres convives prenaient à l’écouter apparaissait pourtant indéniable, et avec sa jeunesse d’esprit, Jeanne Marple décida que puisque cet orchestre existait, elle devait trouver le moyen, tant bien que mal, d’apprendre à l’apprécier. Elle ne pouvait exiger de Tim Kendal qu’il fît renaître d’un coup de baguette magique les accords harmonieux du Beau Danube Bleu (tellement gracieuse la valse !). Vraiment curieuse la façon dont les gens dansaient aujourd’hui : gesticulant, semblant être en transes au point d’en apparaître difformes. Ma foi, il faut bien que les jeunes s’amusent… Elle interrompit le cours de ses pensées pour noter qu’en réalité il y avait très peu de jeunes parmi tous ces gens. La danse, des lumières tamisées, un orchestre et tout cela semblait fait pour les jeunes. Où donc se trouvait la jeunesse ? En train d’étudier dans les universités – ou bien travaillant, avec quinze jours de vacances par an. Un endroit comme celui-ci était trop éloigné et trop coûteux. Seuls les gens de trente ou quarante ans pouvaient s’offrir cette existence joyeuse et oisive, ainsi que les vieux messieurs qui essayaient de suivre (ou de restreindre) le train de vie de leurs jeunes femmes. Dommage, en un certain sens…

Elle chercha vainement à découvrir des jeunes. Il y avait bien Mrs Kendal qui ne comptait probablement pas plus de vingt-deux ou vingt-trois ans, et qui semblait s’amuser – mais elle accomplissait là une tâche.

À une table voisine, le chanoine Prescott et sa sœur firent signe à Miss Marple de se joindre à eux pour le café. Elle accepta. Miss Prescott était une femme mince, d’allure sévère, et le chanoine un homme rond et sanguin, respirant la cordialité.

Le café apporté, on écarta un peu les chaises des tables, et Miss Prescott ouvrant son sac, en sortit un de ces affreux tapis de table qu’elle se mit à ourler tout en racontant les événements de la journée. Dans la matinée son frère et elle avaient visité une nouvelle école de filles, après la sieste de l’après-midi, ils avaient traversé une plantation de cannes pour aller prendre le thé dans une pension où séjournaient des amis.

Les Prescott connaissant l’hôtel Golden Palm depuis bien plus longtemps que Miss Marple, ils pouvaient l’éclairer sur certains des autres pensionnaires. Par exemple, ce très vieil homme – Mr Rafiel – venait ici tous les ans. Incroyablement riche, il possédait une chaîne de supermarchés dans le nord de l’Angleterre. La jeune femme à ses côtés, Esther Walters – une veuve – était sa secrétaire. Rien que de très convenable dans leurs relations. D’ailleurs, Mr Rafiel comptait près de quatre-vingts ans.

Miss Marple accueillit cette remarque avec un hochement de tête approbatif. De son côté le chanoine insista :

— Une bien charmante jeune femme ! Je crois que sa mère, veuve également, vit à Chichester.

— Mr Rafiel a aussi un valet avec lui, ou plutôt une sorte de garde-malade – on dit qu’il est masseur de son métier. Il s’appelle Jackson. Le pauvre Mr Rafiel est pratiquement paralysé. C’est triste, n’est-ce pas ? Avec tout l’argent qu’il possède. Son frère approuva :

— Il est très bon et pratique la charité.

Les dîneurs se regroupaient, certains s’éloignant de l’orchestre, d’autres s’en rapprochant. Le major Palgrave s’était joint au quatuor Hillingdon-Dyson.

— À propos de ces gens…, chuchota Miss Prescott, inutilement puisque la musique couvrait sa voix.

— J’allais justement vous interroger à leur sujet…

— Ils se trouvaient là, la saison dernière. Ils passent trois mois chaque année dans la mer des Antilles, allant d’île en île. L’homme grand et mince est le colonel Hillingdon et la brune sa femme – botanistes tous les deux. Les autres, Mr et Mrs Gregory Dyson – sont des Américains. Je crois que lui étudie particulièrement les papillons mais, tous quatre s’intéressent aux oiseaux.

— C’est tellement agréable pour les gens d’avoir une distraction de plein air ! souligna le chanoine avec enjouement.

— Je ne pense pas qu’ils aimeraient vous entendre appeler cela distraction, Jeremy. Ils publient des articles dans le National Géographie et dans le Royal Horticultural Journal. Ils se prennent très au sérieux.

À ce moment un puissant éclat de rire s’éleva de la table occupée par le quatuor et domina le tumulte de l’orchestre. Gregory Dyson, le dos appuyé à sa chaise, martelait la table de son poing tandis que sa femme protestait et que le major Palgrave, vidant son verre, approuvait. Ils n’apparaissaient pas pour l’heure comme des gens se prenant tellement au sérieux.

Miss Prescott susurra d’un ton acide :

— Avec sa tension le major ne devrait pas tant boire.

Une nouvelle tournée de Punch du Planteur fut apportée à la table des Hillingdon-Dyson.

— C’est amusant d’assortir les couples, reprit Miss Marple, cet après-midi je ne devinais pas qui était marié avec qui.

Après une toux légère, Miss Prescott déclara :

— Sur ce point…

— Sur ce point, Joan, il vaut mieux ne pas insister, avertit le chanoine.

— Mais, Jeremy, je n’ai pas l’intention d’insister, simplement je voulais rappeler que l’année dernière, pour je ne sais quelle raison, nous nous étions figuré que Mrs Dyson était Mrs Hillingdon jusqu’à ce que nous soyons détrompés.

— C’est curieux les impressions que l’on a, n’est-ce pas ? suggéra innocemment la douce Miss Marple.

Son regard rencontra celui de Miss Prescott et il y eut entre elles un de ces éclairs de compréhension dont les femmes ont le secret. Un homme plus susceptible que le chanoine Prescott se serait senti « de trop », alors que ses deux compagnes échangeaient un nouveau signe d’intelligence signifiant : « Attendons une autre occasion… » Miss Marple s’enquit :

— Mr Dyson appelle sa femme « Lucky ». Est-ce son vrai nom ou un surnom ?

— On ne conçoit guère que ce puisse être là un prénom.

— Je l’ai demandé un jour à Mr Dyson, intervint le chanoine. Il m’a confié l’appeler ainsi parce qu’elle est sa mascotte. Il prétend que s’il la perdait, sa chance l’abandonnerait. C’est joliment dit, ma foi.

— Ce Mr Dyson aime à plaisanter, renchérit Miss Prescott.

Le chanoine examina sa sœur d’un air interrogateur.

L’orchestre éclata en une cacophonie de sons sauvages, et un groupe de danseurs s’élancèrent vers la piste. Le chanoine et les deux demoiselles tournèrent leurs chaises pour suivre la danse que Miss Marple appréciait plus que la musique. Elle aimait le glissement des pas et le balancement rythmique des corps, qui représentaient à ses yeux la Vie, exerçant sur les spectateurs une sorte d’envoûtement.

Ce soir, mêlée à son nouvel entourage, elle commença pour la première fois à se sentir un peu chez elle… Jusqu’à présent elle n’avait pas découvert ce que d’ordinaire elle trouvait si facilement : des points communs entre ceux qu’elle côtoyait et d’autres gens qu’elle connaissait intimement. Peut-être, jusqu’ici, avait-elle été éblouie par les riches toilettes et les couleurs exotiques, mais elle avait la conviction que bientôt, elle pourrait établir des comparaisons intéressantes. Molly Kendal, par exemple, ressemblait à cette charmante jeune fille dont elle ne parvenait pas à se rappeler le nom, une receveuse de l’autobus du marché vous aidant toujours au moment où vous montiez, et ne tirant la sonnette qu’après s’être assurée que vous étiez bien assis. Tim Kendal lui rappelait le maître d’hôtel du Royal George à Medchester. Sûr de lui et en même temps inquiet Quant au major Palgrave, impossible de le différencier du général Leroy, du capitaine Flemming, de l’amiral Wicklow et du commandant Richardson. Par contre, avec Greg les ressemblances s’avéraient plus difficiles à établir du fait de sa nationalité américaine. Un peu de sir George Trollope, si plein d’humour aux réunions de la Défense Civile ? Ou de Mr Murdoch le boucher ? Mr Murdoch qui jouissait d’une assez mauvaise réputation (certains disaient qu’il ne s’agissait là que de ragots, mais Mr Murdoch lui-même aimait à encourager ces rumeurs). Pour Lucky c’était plus facile : Marlène des « Trois Couronnes ». Evelyn Hillingdon ? On la voyait très bien tenir les rôles nécessitant de grandes femmes minces et hâlées : lady Caroline Wolfe, la première épouse de Peter Wolfe qui se suicida, ou bien Leslie James, si calme et qui montrait rarement ce qu’elle pensait. Un jour, elle vendit sa maison et disparut sans jamais donner de ses nouvelles. Le colonel Hillingdon ? Au premier abord rien de particulier. Il faudrait qu’elle fît plus amplement connaissance avec lui. Un de ces hommes calmes aux belles manières, dont on ne savait jamais ce qu’ils avaient dans la tête. Quelquefois ils vous surprenaient. Le major Harper, se souvint-elle, s’était tranquillement ouvert la gorge un matin. Personne ne devina jamais pourquoi, sauf Miss Marple – mais était-ce autre chose qu’une intuition ? Les yeux de la vieille demoiselle se dirigèrent vers la table de Mr Rafiel ressemblant à un oiseau de proie déplumé. Ses vêtements flottaient autour de son corps décharné. Avait-il soixante-dix, quatre-vingts, voire quatre-vingt-dix ans ? Avec son regard dur, il lui arrivait souvent d’être insolent, mais les gens ne s’en offensaient guère non seulement parce qu’il était très riche mais encore parce qu’il possédait une personnalité si écrasante qu’il vous hypnotisait au point de vous faire admettre son droit d’être insolent si bon lui semblait.

Près de lui se tenait sa secrétaire, Mrs Walters, aux cheveux de la couleur des blés mûrs et au visage avenant. Mr Rafiel la rudoyait souvent mais elle ne paraissait pas s’en formaliser. Elle lui servait surtout de dame de compagnie et se conduisait comme une infirmière accomplie. Peut-être avait-elle été infirmière ?

Un jeune homme, grand et bien proportionné, vêtu d’une veste blanche, vint se placer près de la chaise de Mr Rafiel. Le vieil homme leva les yeux, acquiesça et l’invita d’un geste à s’asseoir. Le garçon obéit. « Voilà, Mr Jackson, pensa Miss Marple, son valet de chambre », et elle examina le nouveau venu avec attention.

Dans le bar désert, Molly Kendal s’étira et enleva ses chaussures. Tim arrivant de la terrasse, la rejoignit. À cette heure-là, le bar leur appartenait.

— Fatiguée, chérie ?

— Un peu. J’ai mal aux pieds ce soir.

— Ça ne vous dépasse pas un peu tout ça ? C’est un travail pénible.

Il la regarda anxieusement et elle lui sourit.

— Oh ! Tim, ne soyez pas ridicule. J’adore être ici. Je vis le genre de rêve que j’ai toujours souhaité vivre.

— Oui, ce ne serait pas mal si nous étions seulement des hôtes comme les autres. Mais tout diriger… quelle responsabilité !

— Que voulez-vous, on ne peut rien avoir sans effort, n’est-ce pas ?

— Vous pensez qu’on se débrouille bien et qu’on finira par gagner la partie.

— Mais bien sûr, voyons !

— Vous ne croyez pas que les gens se disent : « Ce n’est pas la même chose que du temps des Sanderson ? »

— Quelques-uns, sans doute, comme toujours, des grincheux… Mais je suis sûre que nous réussirons mieux que les Sanderson. D’ailleurs, nous sommes plus jeunes. Vous, Tim, vous savez sourire avec à-propos aux vieilles chattes et vous arranger pour faire un brin de cour aux désespérées de quarante ou cinquante ans. De mon côté, j’agis de même avec les vieux gentlemen en leur donnant l’impression qu’ils sont encore très attirants – ou bien je joue le rôle de la douce petite fille sentimentale que certains d’entre eux auraient aimé avoir pour fille. En vérité, nous nous adaptons à nos hôtes de façon formidable.

— Si vous le dites… Parfois j’ai peur. Nous avons tout risqué pour essayer de faire quelque chose de cet endroit. J’ai abandonné mon métier…

— Et vous avez eu raison, coupa rapidement Molly. Ce travail vous détruisait moralement.

Il sourit et l’embrassa sur le bout du nez.

— Je vous assure, Tim, que nous marchons vers le succès. Pourquoi tous ces soucis ?

— C’est malgré moi. Je pense toujours : et si quelque chose allait de travers…

— Quelle sorte de chose ?

— Oh ! je ne sais pas ! Quelqu’un peut se noyer, par exemple ?

— Oh ! non ! Nous avons une des plages les plus sûres et aussi ce gros lourdeau de Suédois qui veille tout le temps.

— Je suis fou, conclut Tim. Après une hésitation, il ajouta :

— Et vos rêves étranges les avez-vous encore ?

— Oh ! ne vous préoccupez pas de ces bêtises. Et elle lui sourit.

CHAPITRE III

Comme à l’accoutumée on servait à Miss Marple son petit déjeuner au lit. Du thé, un œuf à la coque et une tranche de Paw Paw.

Les fruits sur l’île, jugea la vieille demoiselle, avaient tous le même goût. Elle aurait tellement aimé savourer une belle pomme… mais les pommes semblaient être inconnues ici.

Arrivée au terme de sa première semaine de séjour, Miss Marple avait perdu l’habitude de demander des nouvelles du temps, car ici il ne changeait jamais – toujours au beau fixe ! Oh ! les multiples variations du climat tout au long d’une journée anglaise, soupirait-elle. Bien sûr, il y avait des ouragans ou autres phénomènes de cette sorte. Mais les ouragans n’entraient pas dans le temps au sens qu’elle lui donnait. Ils relevaient plutôt de la volonté divine.

Une pluie violente arrivait sans crier gare, durait cinq minutes et s’arrêtait brusquement. Choses et gens ruisselaient d’eau pour se retrouver secs quelques instants plus tard.

La jeune servante antillaise souhaita une bonne journée à Miss Marple en lui posant le plateau sur les genoux. Avec son joli sourire, elle paraissait si heureuse de vivre. De charmantes natures toutes ces filles. Quel dommage qu’elles soient si peu disposées à se marier. Cela tourmentait le chanoine Prescott. Beaucoup de baptêmes, disait-il pour se consoler, mais pas de mariages.

Tout en déjeunant, Miss Marple songea à la manière dont elle passerait sa journée. À la vérité cela ne demandait pas beaucoup de réflexion. Elle se lèverait quand bon lui semblerait, ne se hâtant pas à cause de la chaleur et de ses doigts devenus malhabiles. Puis, elle se reposerait environ dix minutes, prendrait son tricot et se rendrait sans se presser à l’hôtel où elle choisirait l’endroit où elle s’installerait, sur la terrasse face à la mer, ou sur la plage d’où elle pourrait contempler les nageurs et les enfants. D’ordinaire, elle optait pour la plage. Dans l’après-midi, après sa sieste, peut-être irait-elle faire un tour en voiture. En bref, aujourd’hui serait un jour comme les autres.

Miss Marple exécutant le programme prévu, s’avançait à petits pas le long du chemin qui conduisait à l’hôtel, lorsqu’elle rencontra Molly Kendal. Pour une fois, la jeune femme toujours radieuse, ne souriait pas. Son air de détresse lui ressemblait si peu que la promeneuse lui demanda :

— Ma chère, que se passe-t-il donc ? Molly secouant la tête, hésita, puis se décida :

— Il faudra bien que vous l’appreniez, comme tout le monde d’ailleurs. Le major Palgrave est mort.

— Mort ?

— Dans la nuit.

— Mon Dieu, je suis désolée !

— C’est épouvantable que ce soit arrivé ici. Tout le monde va se sentir déprimé. Évidemment… il était assez âgé.

— Hier encore il semblait pourtant en forme et joyeux, déclara Miss Marple légèrement froissée par la remarque sous-entendant que toute personne d’un âge avancé était susceptible de mourir d’un instant à l’autre.

— Il avait beaucoup de tension.

— Mais à l’heure actuelle on soigne ce genre de maladie. La science fait tant de merveilles.

— D’accord, mais peut-être négligeait-il de suivre les prescriptions de son médecin ? À moins qu’il n’ait trop absorbé de ces pilules dangereuses comme celles d’insuline.

Jeanne Marple ne pensait pas que le diabète et la tension se traitaient de la même manière.

— Qu’en dit le docteur ?

— Oh ! le docteur Graham, qui vit dans l’hôtel et est à la retraite, a examiné le corps superficiellement. Les autorités locales sont venues pour délivrer le permis d’inhumer. Tout semble très normal. C’est le genre de chose à laquelle il faut s’attendre lorsqu’une personne a de la tension particulièrement si on abuse un peu trop de l’alcool, et le major Palgrave ne se montrait vraiment pas raisonnable de ce côté-là. Par exemple, la nuit dernière.

— Oui, j’ai remarqué.

— Il n’a pas eu de chance – mais que voulez-vous, on ne peut pas vivre une éternité, n’est-ce pas ? En tout cas, c’est bien embêtant – pour Tim et pour moi, je veux dire. On va peut-être insinuer que la nourriture n’était pas de bonne qualité.

— Mais voyons, les symptômes d’un accident dû à une nourriture avariée sont complètement différents de ceux que procure une trop forte tension.

— Bien sûr. Mais les gens médisent si volontiers. Imaginez qu’ils déclarent que ce décès est dû aux aliments ? Qu’ils quittent la maison et s’en aillent le raconter ailleurs ?

— Je ne pense vraiment pas que vous deviez vous faire du souci. Comme vous le souligniez, il y a un instant, un homme de l’âge du major Palgrave – il devait avoir plus de soixante-dix ans – est normalement exposé à mourir d’un instant à l’autre. La plupart des pensionnaires estimeront que c’est là un événement tout à fait ordinaire, triste sans doute, mais en rien anormal.

— Si seulement, remarqua Molly avec amertume, cette mort n’avait pas été si soudaine.

Elle avait, en effet, été très rapide, jugea Miss Marple en poursuivant son chemin. Elle revit le major riant et plaisantant en compagnie des Hillingdon et des Dyson.

Les Hillingdon et les Dyson… La vieille demoiselle ralentit sa marche… Tout à coup, elle s’immobilisa. Au lieu de se rendre à la plage, elle décida de s’installer dans un coin ombragé de la terrasse. Elle prit son ouvrage et les aiguilles se croisèrent, se heurtant sur un rythme rapide, comme si elles prétendaient suivre le rythme des pensées de la tricoteuse. Elle n’aimait pas cette mort – elle ne l’aimait même pas du tout, car elle arrivait trop bien à-propos. Elle repassa en mémoire les événements de la veille.

Le major Palgrave et ses histoires… Histoires toutes semblables qui vous dispensaient de l’écouter. Peut-être quand même aurait-il mieux valu qu’elle fût un peu plus attentive. Kenya – il avait parlé du Kenya, puis de l’Inde – la frontière du Nord-Ouest (du temps de l’Empire des Indes), et puis, pour une raison quelconque, il avait enchaîné sur la criminalité, et pourtant même à ce moment-là, elle n’avait pas vraiment écouté… un scandale notoire qui s’était déroulé ici, dont les journaux avaient parlé. Voyons, c’est seulement après, lorsqu’il lui eut ramassé sa pelote de laine, qu’il commença à l’entretenir d’une photo… La photo d’un meurtrier. Miss Marple ferma les yeux, essayant de reconstituer le déroulement de cette affaire. Une histoire plutôt confuse – racontée au major par un médecin à son club – ou au club de quelqu’un d’autre ? Le médecin la tenait lui-même d’un collègue. L’un de ces docteurs possédait la photo de quelqu’un s’encadrant dans une porte, et ce quelqu’un serait un meurtrier.

À présent, les détails lui revenaient. Et le major qui possédait cette photo lui avait offert de la lui montrer. Sortant son portefeuille de sa poche, il s’était mis à y fouiller tout en poursuivant ses commentaires.

Puis, elle se rappela que le major, levant les yeux, avait regardé une personne placée juste derrière l’épaule de son interlocutrice. Son visage parut alors se congestionner plus que de coutume tandis qu’il refourrait tous ses papiers dans son portefeuille avec des mains tremblantes et se mettait à parler d’une voix fausse, de défenses d’éléphants ! Un instant plus tard, les Hillingdon et les Dyson les rejoignaient…

C’est à ce moment-là que, tournant la tête, elle avait jeté un coup d’œil par-dessus son épaule droite sans que rien de suspect n’ait retenu son attention. Sur sa gauche, à quelque distance, dans la direction de l’hôtel, se tenaient Tim Kendal et sa femme, voisinant avec une famille vénézuélienne. Mais le regard du major Palgrave ne se dirigeait pas dans cette direction.

Miss Marple médita jusqu’à l’heure du déjeuner, et après le repas, elle renonça à sa promenade en voiture. Elle envoya un message au docteur Graham, expliquant que ne se sentant pas très bien, elle le priait de venir la voir.

CHAPITRE IV

Le docteur Graham, un homme d’environ soixante-cinq ans, était installé dans la mer des Antilles depuis de nombreuses années. Arrivé au moment de la retraite, il confiait la plupart de ses clients à ses collègues antillais.

Il salua aimablement la vieille demoiselle et s’informa de son malaise. À l’âge de Miss Marple, il se trouvait toujours quelque indisposition bénigne offrant matière à discussion avec une légère exagération de la part du patient. Elle hésita entre « son épaule » et « son genou » mais opta finalement pour le genou qui, dit-elle, se rappelait toujours à son souvenir.

Le docteur Graham se retint pour ne pas faire remarquer à sa cliente qu’elle n’était plus jeune et que cette petite misère devenait malheureusement normale. Cependant, il prescrivit quelques-unes de ces pilules qui constituent la base des ordonnances médicales. Sachant, par expérience, que beaucoup de vieilles personnes venant à St. Honoré pour la première fois se sentaient esseulées, il s’attarda un moment avec la nouvelle pensionnaire.

« Un homme charmant », pensait cette dernière. Je me sens vraiment coupable de lui raconter des mensonges, mais c’est le seul moyen dont je dispose.

Ayant reçu une éducation où le respect de la vérité tenait une grande place, Miss Marple attachait beaucoup d’importance à la franchise. Toutefois, dans certaines occasions, lorsqu’elle pensait devoir agir ainsi, elle pouvait raconter des mensonges avec une étonnante sincérité.

Elle s’éclaircit la voix et déclara timidement :

— Il y a quelque chose, docteur Graham, que j’aimerais vous demander. Oh ! ce n’est pas bien important, mais cela me tient à cœur. J’espère que vous comprendrez et que vous ne me tiendrez pas rigueur de ma curiosité.

À cette exorde le docteur Graham répliqua aimablement :

— Quelque chose vous inquiète ? Dans ce cas, je serai heureux de vous aider.

— C’est au sujet du major Palgrave. La nouvelle de sa mort m’a bouleversée. J’ai subi un véritable choc ce matin en l’apprenant.

— Oui, ce fut vraiment très soudain. Il semblait tellement en forme hier soir encore.

Il s’exprimait sur un ton conventionnel car pour lui la mort du major Palgrave ne présentait rien que de très banal.

Miss Marple se demanda si son imagination ne lui jouait pas un tour. Est-ce que la tendance soupçonneuse de son esprit ne s’emballait pas ? Peut-être ne devrait-elle plus faire confiance à son propre jugement. Dans cette affaire il ne s’agissait pas d’une certitude mais plutôt d’une légère suspicion. En tout cas il n’était plus temps de reculer. Elle reprit :

— Nous bavardions ensemble hier après-midi. Il me racontait des épisodes de sa vie qui fut si mouvementée et si passionnante.

— En effet, approuva le docteur Graham qui avait eu plusieurs fois l’occasion de s’ennuyer en écoutant les souvenirs du major.

— Puis il évoqua sa famille ou plutôt son enfance, et de mon côté je lui parlai de mes neveux et nièces. Il m’écouta avec beaucoup de sympathie. Je lui montrai une photo que j’avais avec moi de l’un d’eux. Un si gentil garçon…

— Vraiment ?

Le docteur Graham se demandait où Miss Marple voulait en venir.

— Je lui tendais la photo qu’il regarda au moment où ces gens – ces gens si charmants qui collectionnent des fleurs sauvages et des papillons – le colonel et Mrs Hillingdon, c’est leur nom, je crois ?

— En effet, les Hillingdon et les Dyson.

— Ils arrivèrent parlant, riant et se joignirent à nous. Ils commandèrent des boissons et nous bavardâmes tous ensemble. Ce fut très plaisant. Mais sans y prendre garde, le major dut ranger la photo de Denzyl ! J’y repensai hier soir et n’y prêtai pas grande attention sur le moment mais je m’en souvins après et je me dis : il ne faut pas que j’oublie de demander au major la photo de Denzyl ! J’y repensai hier soir au cours de la danse alors que l’orchestre jouait, mais je ne voulus pas l’aborder, car avec ces deux couples charmants il formait un petit groupe très gai. J’avais l’intention de le lui rappeler ce matin. Seulement, ce matin…

— Oh, oui, je comprends très bien. Et vous, naturellement vous souhaitez récupérer votre photo ?

Miss Marple inclina la tête affirmativement.

— C’est la seule photo que je garde et je n’en possède même pas le négatif. Je serais désolée de la perdre parce que le pauvre Denzyl a disparu il y a cinq ou six ans et je pensais, j’espérais – je suis très gênée – mais, vous serait-il possible de la récupérer pour moi ? Je ne vois vraiment pas à qui d’autre m’adresser. J’ignore qui va s’occuper de toutes les affaires du major. Tout est tellement compliqué. Oh risquerait de me trouver insupportable. Personne ne peut comprendre la valeur que ce portrait a pour moi.

— Je comprends très bien, Miss. C’est un sentiment qui vous honore. En fait, je dois rencontrer les autorités bientôt. L’enterrement aura lieu demain et quelqu’un viendra du bureau de l’administrateur pour examiner les affaires du major avant de convoquer ses proches parents, bref les normalités d’usage. Pourriez-vous me décrire la photo ?

— Elle représente la façade d’une maison, et quelqu’un – je veux dire Denzyl – s’encadrant dans la porte. Celui de mes neveux qui prit le cliché s’intéresse aux expositions de fleurs et il photographiait un hibiscus, je crois. L’ensemble est un peu flou, mais je l’aimais bien et ne m’en séparais jamais.

— Je pense que nous n’aurons pas de difficulté à la retrouver.

Il se leva. Miss Marple lui sourit.

— Vous êtes très gentil, docteur, vraiment très gentil. Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?

— Mais, bien sûr. Maintenant ne vous inquiétez plus. Et à propos de votre genou essayez quelques exercices tous les jours, pas trop cependant. Je vous ferai porter vos pilules. Vous en prendrez une, trois fois par jour.

CHAPITRE V

Le service funèbre eut lieu le jour suivant. Miss Marple y assista en compagnie de Miss Prescott. Le chanoine officiait, après quoi la vie reprit son cours normal.

La mort du major Palgrave se transforma en un simple incident, un incident désagréable, sans doute, mais de ceux qui s’oublient vite. Le soleil et la mer continuèrent à occuper les estivants dont une macabre visiteuse avait interrompu les distractions, en projetant momentanément sur leurs jeux une ombre déjà dissipée. Après tout, personne n’avait bien connu le défunt, un vieillard plutôt bavard du genre de ceux que l’on rencontre dans les clubs. Après une existence vagabonde – sa femme disparue depuis de longues années – il était mort aussi solitaire qu’il avait vécu, ayant promené sa solitude partout où il y avait du monde, ce qui lui assura une vie somme toute agréable. Maintenant, ce bon vivant n’était plus, enterré, dans une sorte d’indifférence générale, et demain il n’y aurait personne pour lui accorder ne fusse qu’une pensée. La seule à qui il manquerait et qui regretterait son absence serait Miss Marple. Non pas parce qu’elle éprouvait une affection particulière envers lui mais parce qu’il représentait un monde qu’elle connaissait. Elle pensait que lorsqu’on vieillit, on prend de plus en plus l’habitude d’écouter les autres, peut-être sans y prêter grand intérêt mais entre le major et elle il y avait eu cette courtoisie qui est de règle chez les gens d’autrefois. Elle ne s’affligeait pas outre mesure de la disparition du major Palgrave mais son absence lui pesait.

Dans l’après-midi qui suivit l’enterrement, comme elle se trouvait assise tricotant dans son coin favori, le docteur Graham la rejoignit. Elle posa son ouvrage et le salua. Tout de suite il lui dit en s’excusant :

— J’ai bien peur de vous apporter des nouvelles peu réconfortantes, Miss Marple.

— Vraiment ?

— Oui. Nous n’avons pas trouvé votre précieuse photo. Je suis navré de vous décevoir.

— Oh ! cela n’a pas tellement d’importance au fond. Je me rends compte que ce n’était de ma part que l’effet d’une sentimentalité excessive. Je ne le réalise que maintenant.

— Nous avons regardé dans le portefeuille du major et dans ses affaires, en vain. Seulement des lettres, des coupures de journaux, ainsi que quelques vieilles photos mais aucune rappelant celle que vous me décriviez.

— Quelle malchance ! Tant pis, on n’y peut rien… Merci beaucoup, docteur Graham, pour la corvée que je vous ai infligée.

— Ce n’était pas une corvée, et je sais par expérience personnelle combien les futilités familiales ont de l’importance, tout particulièrement lorsque l’on est seul et que les années s’accumulent derrière nous.

Le médecin pensait que le major ayant sans doute découvert le cliché en cherchant dans son portefeuille, et ne se rappelant plus pourquoi et comment il était là, l’avait déchiré, malheureusement pour sa cliente qui semblait y tenir. Néanmoins, elle paraissait prendre la chose avec beaucoup de sérénité et de philosophie.

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