— Écoutez-moi, Claire, il ne faut pas croire tout cela, n’y pensez plus. Vous allez venir avec moi dans les mers du Sud, dans les îles qui ressemblent à des bijoux verts. Nous serons heureux et je veillerai sur vous. J’écarterai de vous tout danger.
Il l’entoura de ses bras, l’attira vers lui et la sentit trembler à son contact. Mais, soudain, elle se dégagea vivement.
— Non, non, non. Ne comprenez-vous pas ? Je ne peux plus, maintenant. Ce serait laid…
Dermot hésita, déconcerté par ses paroles et elle le regarda d’un air suppliant.
— Je vous en conjure… je veux être honnête.
Il se leva et s’éloigna en silence ; il était ému et torturé… En allant chercher son chapeau et son pardessus, il rencontra Trent qui lui dit :
— Comment ! Tu pars déjà ?
— Oui, je n’ai pas envie de danser, ce soir.
— La soirée n’est pas attrayante, répondit Jack tristement. Mais tu n’as pas mes soucis…
Dermot se demanda avec effroi si Trent n’allait pas se confier à lui ce qu’il ne voulait à aucun prix.
— Au revoir, dit-il, je rentre chez moi.
— Chez toi ? Et l’avertissement des esprits ?
— J’en accepte le risque. Bonne nuit, Jack.
L’appartement de Dermot n’était pas éloigné ; il marcha avec l’espoir que la brise nocturne calmerait sa fièvre. Arrivé devant la maison, il ouvrit la porte et alluma l’électricité dans sa chambre. Puis, aussitôt, pour la seconde fois de la soirée, l’impression qu’il appelait le « signal rouge » l’envahit si complètement qu’il en oublia même Claire.
Le danger… il était en danger, en cet instant, dans sa chambre, en grand danger… Il tenta vainement de se juger ridicule mais sans grand effet car, en somme, jusqu’alors, le « signal rouge » l’avait toujours préservé du désastre. Tout en se moquant un peu de sa superstition, il fit le tour de son logement car il n’était pas impossible qu’un malandrin s’y fût introduit. Mais il ne trouva rien. Milson, son domestique, était absent et l’appartement était complètement vide.
Il rentra dans sa chambre et se déshabilla lentement… Le sentiment du danger était de plus en plus fort. En allant prendre un mouchoir dans la commode, il demeura figé : un objet dur et lourd occupait le centre du tiroir. D’un geste nerveux, Dermot écarta le mouchoir qui cachait un revolver.
Stupéfait, Dermot l’examina. L’arme était d’un modèle peu courant et une balle avait été tirée récemment, Quelqu’un l’avait mise là dans la soirée, car il était certain qu’elle ne s’y trouvait pas quand il s’était habillé avant le dîner.
Il allait la remettre dans le tiroir quand le bruit d’une sonnette le fit tressaillir. Elle retentit plusieurs fois et résonna fortement dans le silence de la nuit.
Qui pouvait venir à cette heure ? La question faisait naître une seule réponse : « Danger… danger… danger… »
Poussé par un instinct qu’il n’identifiait pas, Dermot éteignit la lumière, enfila une livrée et alla ouvrir la porte du vestibule. Il y avait deux hommes sur le palier et, derrière eux, il aperçut l’uniforme bleu d’un policeman.
— Mr West ? demanda le premier visiteur.
Dermot crut avoir mis longtemps à répondre, mais en réalité, il ne s’écoula que quelques secondes avant qu’il ait répondu, en imitant assez bien le ton indifférent de son valet :
— Mr West n’est pas encore rentré. Que lui voulez-vous à cette heure-ci ?
— Pas encore rentré. Bien. Nous allons l’attendre.
— Non.
— Écoutez, mon garçon, je suis l’inspecteur Verall, de Scotland Yard, et j’ai un mandat d’arrêt au nom de votre maître… Vous pouvez regarder…
Dermot fit semblant d’examiner le papier qu’on lui tendait et demanda avec stupeur :
— Qu’a-t-il fait ?
— Il a commis un assassinat. Sir Alington West, de Harley Street…
Affolé, Dermot recula, entra dans son petit bureau et alluma l’électricité. L’inspecteur le suivit et dit à son compagnon :
— Faites quelques recherches. (Puis, s’adressant à Dermot 🙂 Vous, restez ici, et n’espérez pas aller prévenir votre maître. Comment vous appelez-vous ?
— Milson, monsieur.
— À quelle heure attendez-vous Mr West ?
— Je ne sais pas, monsieur, je crois qu’il est allé à une soirée à la salle Grafton.
— Il en est sorti il y a juste une heure. Vous êtes sûr qu’il n’est pas rentré ici ?
— Je ne pense pas, je l’aurais entendu.
Le deuxième policier reparut ; il tenait le revolver à la main et le remit à l’inspecteur d’un air satisfait. Son supérieur parut enchanté et déclara :
— Voilà une preuve, il a dû rentrer et repartir sans que vous l’entendiez. Il a filé ensuite. Il vaut mieux que je parte. Cawley, vous allez rester ici pour le cas où West reviendrait et vous surveillerez ce domestique, qui en sait sans doute plus qu’il ne l’avoue.
L’inspecteur s’en alla rapidement et Dermot tenta d’obtenir des détails en faisant parler Cawley qui ne s’y refusait pas.
— L’affaire est claire, déclara-t-il. Le crime a été découvert très vite. Le domestique, Johnson, venait à peine de se coucher quand il crut entendre une détonation ; il est redescendu et a trouvé sir Alington mort… tué d’une balle en plein cœur. Il nous a téléphoné tout de suite, nous sommes arrivés et avons recueilli sa déposition.
— Elle a éclairé l’affaire ? risqua Dermot.
— Absolument. Le jeune West est arrivé avec son oncle et ils se querellaient quand Johnson a servi des rafraîchissements. Le vieux menaçait de faire un nouveau testament et votre maître annonçait qu’il allait le tuer. Cinq minutes après on a entendu la détonation. Oh ! oui, c’est clair. Ce garçon n’est qu’un imbécile.
Oui, tout était clair et le cœur de Dermot se serra, tandis qu’il se rendait compte à quel point l’accusation était accablante. Oui, il y avait du danger… un affreux danger et aucun moyen d’y échapper, sauf la fuite… Il se mit à réfléchir et, au bout d’un instant, proposa de faire du thé. Cawley accepta volontiers car, ayant fait te tour de l’appartement, il savait qu’il n’existait pas d’autre issue que la porte d’entrée.
Dermot fut autorisé à se rendre à la cuisine où il mit une bouilloire sur le feu et remua des tasses et des soucoupes. Puis il s’approcha de la fenêtre et souleva le store. L’appartement était au second étage ; à l’extérieur de la fenêtre, il y avait une petite benne utilisée par des ouvriers et qui montait ou descendait sur son câble d’acier.
Dermot sortit par la fenêtre ; il se suspendit au câble qui lui coupa les mains. Il saigna mais il persévéra.
Quelques minutes après, il faisait avec précaution le tour du pâté de maisons ; soudain, il se cogna à quelqu’un qui était debout dans la contre-allée et, à sa grande surprise, il reconnut Jack Trent. Celui-ci paraissait avoir compris le danger de la situation.
— Grand Dieu… Dermot ! Vite, ne reste pas ici.
Saisissant son ami par le bras, il l’entraîna dans une petite rue sombre, puis dans une autre. Ils aperçurent un taxi en maraude, lui firent signe et sautèrent dedans. Trent donna son adresse au chauffeur et dit :
— Pour le moment, nous sommes en sûreté. Quand nous serons chez moi, nous déciderons de ce qu’il faudra faire pour écarter ces idiots. Je suis venu tout de suite dans l’espoir de te prévenir avant l’arrivée de la police, mais il était déjà trop tard.
— Je ne savais pas que tu étais alerté, Jack… Tu ne supposes pas…
— Bien sûr que non, mon vieux, je te connais trop bien. Cependant l’affaire est mauvaise pour toi. Les flics sont venus poser des questions : à quelle heure tu es arrivé salle Grafton, quand tu en es parti, etc. Dermot, qui est-ce qui a pu tuer le vieil Alington West ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais je suppose que c’est le coupable qui a mis le revolver dans mon tiroir. On devait me surveiller de près.
— Cette séance était bizarre : « Ne rentrez pas chez vous. » Le conseil s’adressait à ton oncle. Mais le pauvre vieux est rentré et a été tué.
— Cela s’applique à moi aussi, répondit Dermot. Je suis rentré et j’ai trouvé un revolver et un inspecteur de police.
— J’espère que l’avertissement ne s’applique pas également à moi, dit Trent. Nous voici arrivés…
Il paya le taxi, ouvrit la porte avec son passe-partout et fit monter Dermot par l’escalier obscur jusqu’à son petit bureau, au premier étage. Il ouvrit la porte, alluma l’électricité. Dermot entra et Jack le suivit en disant :
— Pour l’instant, nous sommes à l’abri. Nous pouvons réfléchir et décider de ce qu’il nous faut faire.
— Je me suis conduit comme un imbécile, s’écria Dermot. J’aurais dû faire front car je me rends compte à présent qu’on m’a tendu un piège… Pourquoi ris-tu ?
Car Trent, renversé contre le dossier de sa chaise, était secoué d’un rire inextinguible et affreux. L’homme lui-même était horrible à voir et ses yeux brillaient d’un feu étrange.
— Oui, un piège diablement adroit, hoqueta-t-il. Dermot, mon garçon, tu es flambé…