En Route

Chapitre 5

 

Levé de meilleure heure que de coutume, Durtal descendit à lachapelle. L’office de matines était terminé, mais quelques convers,parmi lesquels se trouvait le frère Siméon, priaient, à genoux, surle sol.

La vue de ce divin porcher jeta Durtal dans de longues rêveries.Il essayait vainement de pénétrer dans le sanctuaire de cette âmecachée comme une invisible chapelle derrière le rempart en fumierd’un corps, il ne parvenait même pas à se figurer les aîtres siadhésifs et si dociles de cet homme qui avait atteint l’état leplus élevé auquel, ici-bas, la créature humaine puisseprétendre.

Quelle force de prières il possède ! Se disait-il, enregardant ce vieillard.

Et il se remémorait les détails de son entrevue, la veille.C’est pourtant vrai, pensait-il, il y a chez ce moine un peu del’allure de ce frère Junipère dont la surprenante simplicité afranchi les âges.

Et il se recordait des aventures de ce Franciscain que sescompagnons laissèrent, un jour, seul, dans le couvent, en luirecommandant de s’occuper du repas, afin qu’il fût prêt, dès leurretour.

Et Junipère réfléchit : – que de temps dépensé à préparer lesmets ! Les frères qui se relaient dans cet emploi n’ont plusle moyen de vaquer aux oraisons ! – et désirant alléger ceuxqui lui succéderont à la cuisine, il se résout à conditionner de sicopieux plats que la communauté puisse s’alimenter avec eux pendantquinze jours.

Il allume tous les fourneaux, se procure, on ne sait comment,d’énormes chaudrons, les remplit d’eau, y précipite, pêle-mêle, desoeufs avec leurs écailles, des poulets avec leurs plumes, deslégumes qu’il omet d’éplucher et il s’évertue devant un feu à rôtirdes boeufs, à piler, à remuer avec un bâton la pâtée saugrenue deses bassines.

Quand les frères rentrent et s’installent au réfectoire, ilaccourt, la figure rissolée et les mains cuites, et sert, joyeux,sa ratatouille. Le supérieur lui demande s’il n’est pas fol et ildemeure stupéfié que l’on ne s’empiffre pas cet étonnant salmis. Ilavoue, en toute humilité, qu’il a cru rendre service à ses frèreset ce n’est que sur l’observation que tant de nourriture seraperdue, qu’il pleure à chaudes larmes et se déclare unmisérable ; il crie qu’il n’est propre qu’à gâter les biens dubon Dieu, tandis que les moines sourient, admirant la débauche decharité et l’excès de simplicité de Junipère.

Le frère Siméon serait assez humble et assez naïf pourrenouveler d’aussi splendides gaffes, se disait Durtal ; maismieux encore que le brave Franciscain, il m’ évoque le souvenir decet exorbitant saint Joseph de Cupertino dont l’oblat parlaithier.

Celui-là, qui s’appelait lui-même frère Ane, était un délicieuxet pauvre être, si modeste, si borné qu’on le chassait de partout.Il passe dans la vie, la bouche ouverte, se cognant, ahuri, contretous les cloîtres qui le repoussent. Il vagabonde, inapte à remplirmême les besognes les plus viles. Il a, comme dit le peuple, desmains en beurre, il casse tout ce qu’il touche. On lui commanded’aller chercher de l’eau, et, il erre, sans comprendre, absorbé enDieu, finit, quand personne n’y pense plus, par en apporter au boutd’un mois.

Un monastère de capucins, qui l’avait recueilli, s’endébarrasse. Il repart, vague, désorbité, dans les villes, échouedans un autre couvent où il s’emploie à soigner les animaux qu’iladore ; et il surgit dans une perpétuelle extase, se révèle leplus singulier des thaumaturges, chasse les démons et guérit lesmaux. Il est tout à la fois idiot et sublime ; dansl’hagiographie, il reste unique et semble y figurer pour fournir lapreuve que l’âme s’identifie avec l’Eternelle Sagesse, plus par lenon-savoir que par la science.

Et, lui aussi, il aime les bêtes, se disait Durtal, encontemplant le vieux Siméon ; et, lui aussi, il poursuit lemalin et opère par sa sainteté des guérisons.

Dans une époque où tous les hommes sont exclusivement hantés pardes pensées de luxure et de lucre, elle paraît extraordinaire l’âmedécortiquée, l’âme candide et toute nue, de ce bon moine. Il aquatre-vingt ans sonnés, et il mène, depuis sa jeunesse,l’existence sommaire des Trappes ; il ne sait probablement pasdans quel temps il vit, sous quelles latitudes il habite, s’il esten Amérique ou en France, car il n’a jamais lu un journal et lesbruits du dehors ne parviennent pas jusqu’à lui.

Il ne se doute même pas du goût de la viande et du vin ; iln’a aucune notion de l’argent dont il ne soupçonne ni la valeur, nil’aspect ; il ne s’imagine point comment une femme estfaite ; ce n’est que par la saillie de ses verrats et lagésine de ses truies qu’il devine peut-être l’essence et les suitesdu péché de chair.

Il vit seul, concentré dans le silence et terré dansl’ombre ; il médite sur les mortifications des pères du désertqu’on lui détaille pendant qu’il mange ; et la frénésie deleurs jeûnes le rend honteux de son misérable repas et il s’accusede son bien-être !

Ah ! ce père Siméon, il est innocent ; il ne sait riende ce que nous connaissons et il sait ce que tout le mondeignore ; son éducation est faite par le seigneur même quil’instruit de ses vérités incompréhensibles pour nous, qui luimodèle l’âme avec du ciel, qui s’infond en lui et le possède et ledéifie dans l’union de Béatitude !

Cela nous met un peu loin des cagots et des dévotes, aussi loin,du reste, qu’est le catholicisme moderne de la mystique, cardécidément cette religion est aussi terre à terre que la mystiqueest haute !

Et c’est vrai cela. – Au lieu de tendre de toutes ses forces àce but inouï, de prendre son âme, de la façonner en cette forme decolombe que le Moyen Age donnait à ses pyxides, au lieu d’en fairela custode où l’hostie repose dans l’image même du Saint-Esprit, lecatholique se borne à tâcher de cacher sa conscience, s’efforce deruser avec le juge, par crainte d’un salutaire enfer ; il agitnon par dilection mais par peur ; c’est lui qui, avec l’aidede son clergé et le secours de sa littérature imbécile et de sapresse inepte, a fait de la religion un fétichisme de Canaqueattendri, un culte ridicule, composé de statuettes et de troncs, dechandelles et de chromos ; c’est lui qui a matérialisé l’idéalde l’amour, en inventant une dévotion toute physique auSacré-Coeur !

Quelle bassesse de conception ! continuait Durtal qui étaitsorti de la chapelle et errait sur les bords du grand étang. Ilregarda les roseaux qui se courbaient comme une moisson encoreverte, sous un coup de vent ; puis il entrevit, en sepenchant, un vieux bateau qui portait, sur sa coque bleuâtre, lenom presque effacé de l’Alleluia; cette barque disparaissait sousdes touffes de feuilles autour desquelles s’enroulaient lesclochettes du volubilis, une fleur symbolique, car elle s’évase,telle qu’un calice, et elle a la blancheur mate d’une oublie.

La senteur tout à la fois câline et amère des eaux le grisait.Ah ! Se dit-il, le bonheur consiste certainement à êtreinterné dans un lieu très fermé, dans une prison bien close, où unechapelle est toujours ouverte ; et il reprit : tiens, voici lefrère Anaclet ; le convers s’avançait, courbé sous unebanne.

Il passa devant Durtal, en lui souriant des yeux ; et,tandis qu’il continuait sa route, Durtal pensa : cet homme est pourmoi un sincère ami ; quand je souffrais tant, avant de meconfesser, il m’a tout exprimé dans un regard. Aujourd’hui qu’il mecroit plus rasséréné, plus joyeux, il est content et il me ledéclare dans un sourire ; et jamais je ne lui parlerai, jamaisje ne le remercierai, jamais même je ne saurai qui il est-jamais jene le reverrai peut-être !

En partant d’ici, je conserverai un ami pour lequel je sens, moiaussi, de l’affection ; et aucun de nous n’aura même échangéavec l’autre un geste !

Au fond, ruminait-il, cette réserve absolue ne rend-elle pasnotre amitié plus parfaite ; elle s’estompe dans un éternellointain, reste mystérieuse et inassouvie, plus sûre.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, Durtal se dirigea vers lachapelle où l’appelait l’office et, de là, il se rendit auréfectoire.

Il fut surpris de ne trouver qu’un seul couvert sur la nappe.Qu’ est-il arrivé à M. Bruno ? – voyons, je vais quand même unpeu l’attendre, songea-t-il ; et, pour tuer le temps, ils’amusa à lire un tableau imprimé qui était pendu au mur.

C’était une sorte d’avertissement qui débutait ainsi :

Eternité ! « Hommes pécheurs, vous mourrez. – Soyez toujoursprêts. » « Veillez donc, priez sans cesse, n’oubliez jamais lesquatre fins que vous voyez, ici, tracées : » « La Mort qui est laporte de l’Eternité, » « Le Jugement qui décide de l’Eternité, » »L’Enfer qui est le séjour de la malheureuse Eternité, » « Le Paradisqui est le séjour de la bienheureuse éternité. »

Le P. Etienne interrompit Durtal, en lui annonçant que M. Brunoétait allé à Saint-Landry, afin d’y effectuer quelques achats, etqu’il ne reviendrait que pour le coucher, à huit heures ;dînez donc sans plus tarder et dépêchez-vous, car tous les platsvont être froids.

– Et comment se porte le père abbé ?

– Doucement ; il garde encore la chambre, mais il espèrepouvoir, après-demain, descendre un peu pour assister au moins àquelques-uns des offices.

Et le moine salua et disparut.

Durtal se mit à table, mangea d’une soupe à l’eau de fèves,avala un oeuf mollet, une cuillerée de fèves tièdes et comme, unefois dehors, il longeait la chapelle, il y entra et s’agenouilladevant l’autel de la vierge ; mais aussitôt l’esprit deblasphème l’emplit ; il voulut à tout prix insulter lavierge ; il lui sembla qu’il éprouverait une joie âcre, unevolupté aiguë, à la salir et il se retint, se crispa la face pourne pas laisser échapper les injures de roulier qui se pressaientsur ses lèvres, qui se disposaient à sortir.

Et il détestait ces abominations, il se révoltait contre elles,il les refoulait avec horreur et l’impulsion devenait siirrésistible qu’il dut, pour se taire, se saigner, à coups dedents, la bouche.

C’est un peu fort d’entendre gronder en soi le contraire de ceque l’on pense, se dit-il ; mais il avait beau appeler toutesa volonté à l’aide, il sentait qu’il allait céder, cracher quandmême ces impuretés, et il s’enfuit, songeant que mieux valait, s’iln’y avait plus moyen de résister, vomir ces ordures dans la courplutôt que dans l’église.

Et dès qu’il eut quitté la chapelle, cette folie de blasphèmescessa ; surpris par l’étrange violence de cette attaque, ildéambula le long de l’étang.

Et, peu à peu, une intuition inexpliquée d’un péril qui lemenaçait lui vint. Ainsi qu’une bête qui flaire un ennemi caché, ilregarda avec précaution en lui, finit par apercevoir un point noirà l’horizon de son âme et, brusquement, sans qu’il eût le temps dese reconnaître, de se rendre compte du danger qu’il voyait surgir,ce point s’étendit, le couvrit d’ombre ; il ne fit plus jouren lui.

Il eut cette minute de malaise qui précède l’orage, et, dans lesilence anxieux de son être, tels que des gouttes de pluie, desarguments tombèrent.

Les pénibles effets du Sacrement, mais ils sejustifiaient ! N’avait-il pas procédé de telle sorte que sacommunion ne pouvait qu’être infidèle ? évidemment. – Au lieude se tasser et de s’étreindre, il avait passé un après-midi derévolte et de colère ; le soir même, il avait indignement jugéun ecclésiastique dont le seul tort était de se complaire dans lavanité des plaisanteries faciles. S’était-il confessé de cetteiniquité et de ces séditions ? Pas le moins du monde ;et, après la communion, s’était-il, comme il l’eût fallu, enferméen tête à tête avec son hôte ? Encore moins. Il l’avaitabandonné, sans plus s’occuper de lui ; il avait déguerpi deson logis interne, s’était promené dans les bois, n’avait même pasassisté aux offices !

Mais voyons, voyons, ces réprimandes sont ineptes ! j’aicommunié, tel que j’étais, sur l’ordre formel du confesseur ;quant à cette promenade, je ne l’ai ni demandée, nisouhaitée ! c’est M. Bruno qui, d’accord avec l’abbé de laTrappe, a décidé qu’elle me serait propice ; je n’ai donc rienà me reprocher, je suis indemne.

– Cela prouve-t-il que tu n’aurais pas mieux agi, en vivantcette journée en prières, dans l’église ?

– Mais, se cria-t-il, avec ce système-là, on ne marcherait plus,on ne mangerait plus, on ne dormirait plus, car on ne devraitjamais s’éloigner de l’église. Il y a temps pour tout, quediantre !

– Sans doute, mais une âme plus diligente eût refusé cetteexcursion, justement parce qu’elle lui plaisait ; elle l’eûtécartée, par mortification, par esprit de pénitence.

– Evidemment mais… ces scrupules le torturèrent ; le faitest, se dit-il, que j’aurais pu employer mon après-midi plussaintement ; – de là, à croire qu’il s’était mal conduit, iln’y avait qu’un pas et il le fit. Il se lapida, pendant une heure,suant d’angoisse, s’accusant de méfaits imaginaires, s’engageantdans cette voie si loin qu’il finit par s’ébrouer, par comprendrequ’il déraillait.

L’histoire du chapelet lui revint en mémoire et alors il seblâma de se laisser encore acculer par le démon. Il commençait àsouffler, à reprendre son assiette, quand des attaques autrementredoutables se présentèrent.

Ce ne fut plus une instillation d’arguments qui coulaient goutteà goutte, mais une pluie furieuse qui se précipita sur son âme, enavalanche. L’orage, dont l’ondée de scrupules n’était que leprélude, éclata en plein ; et, dans la panique du premiermoment, dans l’assourdissement de la tempête, l’ennemi démasqua sesbatteries, le frappa au coeur.

– Il n’avait retiré aucun bien de cette communion, mais il étaitvraiment par trop jeune aussi ! Ah çà, est-ce qu’il croyaitque, parce qu’un prêtre avait proféré cinq mots latins sur un painazyme, ce pain s’était transsubstantié en la chair du Christ ?Qu’ un enfant accueille de pareilles sornettes, passe encore !Mais avoir franchi la quarantaine et écouter d’aussi formidablesbourdes, c’était excessif, presque inquiétant !

Et les insinuations le cinglèrent, comme des paquets de grêle :qu’est-ce qu’un pain qui est du blé avant et qui n’est plus aprèsqu’une apparence ? Qu’ est-ce qu’un corps dont l’ubiquité esttelle qu’il paraît en même temps sur les autels de paysdivers ? Qu’est-ce qu’une puissance qui se trouve annihiléelorsque l’hostie n’est pas fabriquée avec du pur froment ?

Et cela devint une véritable inondation qui l’ensevelit ;et cependant, de même qu’un imperméable pieu, cette foi qu’il avaitacquise, sans avoir jamais su comment, restait immobile,disparaissait sous des torrents d’interrogation, mais ne bougeaitpoint.

Et il se révolta et se dit : qu’est-ce que cela prouve sinon quela ténèbre sacramentelle de l’Eucharistie est insondable.D’ailleurs, si c’était intelligible, ce ne serait pas divin. Si leDieu que nous servons pouvait être compris par la raison, il nevaudrait pas la peine d’être servi, a dit Tauler ; etl’Imitation déclare nettement aussi à la fin de son IVe livre quesi les oeuvres de Dieu étaient telles que l’intelligence de l’hommepût aisément les saisir, elles cesseraient d’être merveilleuses etne pourraient être qualifiées d’ineffables.

Et une voix railleuse reprit :

– Voilà qui s’appelle répondre, en avouant que l’on n’a rien àrépondre.

– Enfin, fit Durtal qui réfléchissait, j’ai assisté à desexpériences de spiritisme où nulle tricherie n’était possible. Ilétait bien évident que ce n’étaient ni le fluide des spectateurs,ni la suggestion des personnes entourant la table qui dictaient lesréponses, puisque, en frappant ses coups, cette table s’exprimasubitement en anglais, alors que personne ne parlait cette langueet que, quelques minutes plus tard, s’adressant à moi qui étaiséloigné d’elle et qui, par conséquent, ne la touchais pas, elle meraconta, en français, cette fois, des faits que j’avais oubliés etque, seul, je pouvais savoir. Je suis donc bien obligé de supposerun élément de surnaturel se servant, en guise de truchement, d’unguéridon, d’accepter, sinon l’évocation des morts, au moins ce quisemble plus probable, l’existence constatée de larves.

Alors, il n’est pas plus surprenant, plus impossible que leChrist se substitue à la pâte d’un pain, qu’une larve furète etbavarde dans un pied de table. Ces phénomènes déroutent égalementles sens ; mais si l’un d’eux est indéniable – et lamanifestation spirite l’est, à coup sûr – quels motifs invoquerpour nier la vraisemblance de l’autre qui a été attestée d’ailleurspar des milliers de Saints ?

Au fond, poursuivit-il, en souriant, il y avait déjà ladémonstration par l’absurde, mais celle-ci pourrait s’intituler ladémonstration par l’abject, car si le mystère eucharistique estsublime, il n’en est pas de même du spiritisme qui n’est, en fin decompte, que la latrine du surnaturel, que le goguenot del’au-delà !

– S’il n’y avait encore que cette énigme, reprit la voix, maistoutes les doctrines catholiques sont d’un gabarit pareil !Examine la religion dès sa naissance et dis si elle ne débute paspar un dogme absurde ?

Voici un Dieu, infiniment parfait, infiniment bon, un Dieu quin’ignore ni le passé, ni le présent, ni l’avenir, il savait doncqu’ève pécherait ; alors, de deux choses l’une : ou il n’estpas bon puisqu’il l’a soumise à cette épreuve, en connaissantqu’elle n’était pas de force à la subir ; ou bien alors, iln’était pas certain de sa défaite ; auquel cas, il n’est pasomniscient, il n’est pas parfait.

Durtal ne répondait pas à ce dilemme qu’il est, en effet,malaisé de résoudre.

– Pourtant, se dit-il, l’on peut tout d’abord écarter l’une deces deux propositions, la dernière ; car il est enfantin des’occuper du futur lorsqu’il s’agit de Dieu ; nous le jugeonsavec notre misérable entendement et il n’y a pour lui, ni présent,ni passé, ni avenir ; il les voit tous, dans la lumièreincréée, au même instant. Pour lui, la distance ne se figure pas etl’espace est nul. Les jadis, les maintenant et les demain ne sontqu’un. Il ne pouvait par conséquent douter que le serpentvaincrait. Ce dilemme amputé se détraque donc…

– Soit, mais l’autre alternative reste, que fais-tu de sabonté ?

– Sa bonté… Et Durtal avait beau se ressasser les argumentstirés du libre-arbitre ou de la venue promise du sauveur, il étaitbien forcé de s’avouer que ses réponses étaient débiles.

Et la voix se fit plus pressante :

– Tu admets aussi le péché originel ?

– Je suis bien obligé de l’admettre, puisqu’il existe. Qu’est-ceque l’hérédité, l’atavisme, sinon, sous un autre vocable, leterrible péché des origines ?

– Et cela te paraît juste que des générations innocentesréparent encore et toujours la faute du premier homme ?

Et comme Durtal ne répliquait pas, la voix insinua doucement:

– Cette loi est tellement inique qu’il semble que le créateur enait eu honte et que, pour se punir de sa férocité et ne pas sefaire à jamais exécrer par sa créature, il ait voulu souffrir surla croix, expier son crime, en la personne de son propreFils !

– Mais, s’écria Durtal exaspéré, Dieu n’a pu commettre un crimeet se châtier ; si cela était, Jésus serait le rédempteur deson père et non le nôtre ; c’est fou !

Il retrouvait peu à peu son équilibre ; lentement, ilrécita le symbole des apôtres, tandis que les objections qui ledémolissaient se pressaient, les unes à la suite des autres, enlui.

Il y a un fait certain, se dit-il, car il était, dans cettebagarre, très lucide : c’est que nous sommes deux pour l’instant enmoi. Je puis suivre mes raisonnements et j’entends, de l’autrecôté, les sophismes que mon double me souffle. Jamais cette dualiténe m’ était apparue aussi nette.

Et l’attaque faiblit sur cette réflexion ; on eût cru quel’ennemi découvert battait en retraite.

Mais, il n’en fut rien ; après une courte trève, l’assautrecommença sur un autre point.

– Es-tu bien sûr de ne t’être pas suggestionné, de ne t’être pasmonté le coup à toi-même ? A force d’avoir voulu croire, tu asfini par enfanter et par t’implanter, en la déguisant sous le nomde grâce, une idée fixe autour de laquelle maintenant toutfestonne. Tu te plains de n’avoir pas éprouvé des joies sensiblesaprès ta communion, cela démontre simplement que tu ne t’étais pasassez tendu, ou que, lassée de ses excès de la veille, tonimagination s’est révélée inapte à te jouer l’affolante féerie quetu te réclamais, après la messe.

Au reste, tu devrais le savoir, tout dépend, dans cesquestions-là, de l’activité plus ou moins fébrile de la cervelle etdes sens ; vois ce qui a lieu pour les femmes ; elles seleurrent plus facilement que l’homme ; car là encore se décèlela différence des conformations, la variété des sexes ; leChrist se donne charnellement sous les apparences d’un pain ;c’est le mariage mystique, l’union divine consommée par la voie deslèvres ; il est bien l’époux des femmes, tandis que, nousautres, sans le vouloir, par l’aimant même de notre nature, noussommes plus attirés par la Vierge. Mais elle ne se livre pas, ainsique son fils, à nous ; elle ne réside pas dans lesacrement ; la possession est avec elle impossible ; elleest notre mère mais elle n’est pas notre Epouse, comme lui estl’Epoux des Vierges.

On conçoit dès lors que les femmes s’emballent plus violemmentet qu’elles adorent mieux et qu’elles se figurent plus aisémentqu’elles sont choyées. D’ailleurs, M. Bruno te le disait hier : lafemme est plus passive, moins rebelle à l’action céleste…

– Eh ! Qu’est-ce que cela me fait ? Qu’est-ce que celaprouve ? Que plus on aime et mieux on est aimé ? Mais sicet axiome est faux, au point de vue terrestre, il est certainementexact au point de vue divin ; ce qui serait monstrueux, ceserait que le seigneur ne traitât pas mieux l’âme d’une clarisseque la mienne !

Il y eut encore un temps de repos ; et l’attaque tourna etse rua sur un nouvel endroit.

– Alors tu crois à l’éternel enfer ? Tu supposes un Dieuplus cruel que tu ne serais, un Dieu qui a créé les gens, sansqu’ils aient été consultés, sans qu’ils aient demandé ànaître ; et, après avoir pâti pendant leur existence, ilsseraient encore suppliciés sans merci, après leur mort ; mais,voyons, toi-même, tu verrais torturer ton plus fervent ennemi, quetu serais pris de pitié, que tu solliciterais sa grâce. Tupardonnerais et le le tout-puissant serait implacable ? tum’avoueras que c’est se faire de lui une singulière idée.

Durtal se taisait ; l’enfer se perpétuant à l’infinidemeurait, en effet, gênant. La réplique qu’il est légitime que lespeines soient éternelles puisque les récompenses le sont n’étaitpas décisive, car enfin le propre de la bonté parfaite seraitjustement d’abréger les châtiments et de prolonger les joies.

Mais enfin, se dit-il, sainte Catherine de Gênes a élucidé cettequestion. Elle expose très bien que Dieu envoie un rayon demiséricorde, un courant de pitié dans les enfers, qu’aucun damné nesouffre autant qu’il mériterait de souffrir, que si l’expiation nedoit pas cesser, elle peut se modifier, s’atténuer, devenir, à lalongue, moins rigoureuse, moins intense.

Elle remarque aussi qu’au moment de se séparer du corps, l’âmes’entête ou cède ; si elle reste endurcie, si elle nemanifeste aucune contrition de ses fautes, la coulpe ne saurait luiêtre remise, car après la mort le franc-arbitre ne subsiste plus,la volonté que l’on possède, à l’instant où l’on sort de ce monde,reste invariable.

Si, au contraire, elle ne persévère pas dans ses sentimentsd’impénitence, une partie de la répression lui sera sans nul douteôtée ; par conséquent, n’est voué à la géhenne continuelle,que celui qui, délibérément, ne veut pas, quand il en est tempsencore, revenir à résipiscence, que celui qui se refuse à renierses fautes.

Ajoutons que, d’après la sainte, Dieu n’a même pas à faireévacuer l’âme pour jamais polluée sur les enfers, car elle y vad’elle-même, elle y est conduite par la nature même de sespéchés ; elle s’y précipite, comme en son propre bien, elles’y engouffre naturellement, si l’on peut dire.

En somme, on peut se figurer un enfer très petit et unpurgatoire très grand ; on peut s’imaginer que l’enfer est peupeuplé, qu’il n’est réservé qu’aux cas de scélératesse rares, qu’enréalité la foule des âmes désincarnées se presse dans le purgatoireet y endure des corrections proportionnées aux méfaits qu’ellesont, ici-bas, voulus. Ces idées n’ont rien d’insoutenable et ellesont l’avantage d’accorder les idées de miséricorde et dejustice.

– Parfait ! répliqua railleusement la voix. Alors l’hommeserait bien bon de se contraindre ; il peut voler, piller,tuer son père et violer sa fille, c’est le même prix ; pourvuqu’à la dernière minute il se repente, il est sauvé !

– Mais non ! La contrition n’enlève que l’éternité de lapeine et non la peine même ! Chacun doit être puni ourécompensé, selon ses oeuvres. Celui qui sera souillé d’unparricide ou d’un inceste supportera un châtiment autrementpénible, autrement long que celui qui ne les aura pointcommis ; l’égalité dans la souffrance piaculaire, dans ladouleur réparatrice, n’existe pas.

Au reste, cette idée d’une vie purgative après la mort est sinaturelle, si certaine, que toutes les religions l’assument. Pourtoutes, l’âme est une sorte d’aérostat qui ne peut monter,atteindre ses fins dernières dans l’espace, qu’en jetant son lest.Dans les cultes de l’Orient, l’âme, pour se dépurer, seréincarne ; elle se frotte dans de nouveaux corps, ainsiqu’une lame dans des couches de grès qui l’éclaircissent. Pour nousautres, catholiques, elle ne subit aucun avatar terrestre, maiselle s’allège, se dérouille, s’éclaire dans le purgatoire où Dieula transforme, l’attire, l’extrait peu à peu de sa gangue depéchés, jusqu’à ce qu’elle puisse s’élever et se perdre en lui.

Pour en finir avec cette irritante question d’un perpétuelenfer, comment ne point concevoir que la justice divine hésite, laplupart du temps, à prononcer d’inexorables arrêts. L’humanité est,en majeure partie, composée de scélérats inconscients etd’imbéciles qui ne se rendent même pas compte de la portée de leursfautes. Ceux-là, leur parfaite incompréhension les sauve. Quant auxautres qui se putréfient, en sachant ce qu’ils font, ils sontévidemment plus coupables, mais la société qui hait les genssupérieurs se charge, elle-même, de les châtier ; elle leshumilie, les persécute et il est dès lors permis d’espérer quenotre-Seigneur prendra en pitié ces pauvres âmes si misérablementpiétinées, pendant leur séjour sur la terre, par la cohue desmufles.

– Alors il y a tout avantage à être un imbécile, car l’on estépargné sur la terre et au ciel.

– Ah certes ! Et puis… et puis… à quoi sert de discuter,puisque nous ne pouvons nous faire la moindre idée de ce qu’est lajustice infinie d’un Dieu !

En voilà assez, d’ailleurs, ces débats m’assomment ! Ilessaya de distraire sa pensée de ces sujets, il voulut, pour romprel’obsession, se reporter à Paris, mais cinq minutes ne s’étaientpas écoulées que le double revenait à la charge.

Il s’emparait, une fois de plus, du dilemme boiteux de tout àl’heure, assaillait encore la bonté du créateur, à propos despéchés de l’homme. Le purgatoire est déjà exorbitant, car enfin,disait-il, Dieu savait que l’homme céderait aux tentations ;alors pourquoi les tolérer et surtout pourquoi le condamner ?c’est de la bonté, c’est de la justice, cela ?

– Mais c’est un sophisme ! s’écria Durtal qui s’agaçait.Dieu laisse à chacun sa liberté ; personne n’est tenté au delàde ses forces. S’il permet, en certains cas, que la séductiondépasse nos moyens de résistance, c’est pour nous rappeler àl’humilité, pour nous ramener à lui par le remords, c’est pourd’autres causes que nous ignorons et qu’il n’a pas à nous montrer.Il est probable qu’alors ces transgressions sont autrementappréciées que celles que nous avons pratiquées de notre pleingré…

– La liberté de l’homme ! Elle est jolie, oui,parlons-en ! Et l’atavisme ? Et le milieu ? Et lesmaladies du cerveau et des moelles ? Est-ce qu’un homme agitéd’impulsions maladives, envahi par des troubles génésiques, estresponsable de ses actes ?

– Mais qu’est-ce qui dit que, dans ces conditions-là, on luiimpute Là-Haut, ces actes ? – c’est idiot, à la fin, detoujours comparer la justice divine aux tribunaux des hommes !Mais c’est tout le contraire ; les jugements humains sontsouvent si infâmes qu’ils avèrent qu’une autre équité existe. Mieuxque les preuves de la théodicée, la magistrature prouve Dieu, car,sans lui, comment serait-il assouvi cet instinct de justice si innéen chacun de nous que même les plus humbles des bêtesl’ont ?

– Tout cela n’empêche, reprit la voix, que le caractère changesuivant que l’estomac fonctionne bien ou mal ; la médisance,la colère, l’envie, c’est de la bile accumulée ou de la digestionratée ; la bonhomie, la joie, c’est le sang qui circulelibrement, le corps qui s’épanouit à l’aise ; les mystiquessont des anémonerveux ; les extatiques sont des hystériquesmal nourris, les maisons d’aliénés en regorgent ; ilsdépendent de la science quand les visions commencent.

Du coup, Durtal se remit ; les arguments matérialistesétaient peu inquiétants, car aucun ne tenait debout ; tousconfondaient la fonction et l’organe, l’habitant et le logis,l’horloge et l’heure. Leurs assertions ne reposaient sur aucunebase. Assimiler la bienheureuse lucidité et l’inégalable génied’une sainte Térèse aux extravagances des nymphomanes et desfolles, c’était si obtus, si niais, qu’on ne pouvait vraiment qu’enrire !

– Le mystère demeurait entier ; aucun médecin n’avait pu etne pouvait découvrir la psyché dans les cellules rondes oufusiformes, dans les matières blanches ou les substances grises ducerveau. Ils reconnaissaient plus ou moins justement les organesdont l’âme se servait pour tirer les fils du pantin qu’elle étaitcondamnée à mouvoir, mais, elle, restait invisible ; elleétait partie, alors qu’ils forçaient les pièces de son logis, aprèsla mort.

Non, ces racontars-là n’agissent pas sur moi, se confirmaDurtal.

– Et celui-ci, agit-il mieux ? crois-tu à l’utilité de lavie, à la nécessité de cette chaîne sans fin, de ce touage desouffrances qui se prolongera, pour la plupart, même après lamort ? La vraie bonté, elle eût consisté à ne rien inventer, àne rien créer, à laisser tout en l’état, dans le néant, enpaix !

L’attaque pivotait sur elle-même, revenait toujours, aprèsd’apparents détours, au même rond-point.

Durtal baissa le nez, car cet argument le dématait ; toutesles répliques que l’on pouvait imaginer étaient d’une faiblesseinsigne et la moins étique, celle qui consiste à nous dénier ledroit de juger, parce que nous ne pouvons percevoir que des détailsdu plan divin, parce que nous ne possédons sur lui aucune vued’ensemble, ne prévalait pas contre la terrible phrase deSchopenhauer : « si Dieu a fait le monde, je ne voudrais pas être ceDieu, car la misère du monde me déchirerait le coeur ! »

Il n’y a pas à barguigner, se disait-il, j’ai beau saisir que laDouleur est le vrai désinfectant des âmes, je suis pourtant obligéde me demander pourquoi le Créateur n’a pas inventé un moyen denous purifier moins atroce. – Ah ! lorsque je songe auxsouffrances internées dans les asiles d’aliénés et les sallesd’hospice, ça me révolte, ça me fait douter de tout !

Si encore la Douleur était un antiseptique des délits futurs ouun détersif des fautes passées, on comprendrait encore ! Maisnon, elle s’abat, indifférente, sur les mauvais et sur lesbons ; elle est aveugle. – La meilleure preuve est la viergequi était sans tache et qui n’avait pas, comme son fils, à expierpour nous. Elle ne devait pas, par conséquent, être châtiée et,elle aussi, elle a subi au pied du calvaire le supplice exigé parcette horrible loi !

– Bien, mais alors, reprit Durtal, après un silence deréflexion, si la vierge innocente a donné l’exemple, de quel droit,nous autres, les coupables, osons-nous nous plaindre ?

Non, il faudrait pourtant se résoudre à demeurer dans lesténèbres, à vivre entouré d’énigmes. L’argent, l’amour, rien n’estclair ; le hasard, s’il existe, est aussi mystérieux que laprovidence et plus qu’elle encore, il est indéchiffrable !Dieu est au moins une origine de l’inconnu, une clef.

– Une origine qui est, elle-même, un autre secret, une clef quin’ouvre rien !

Ah ! c’est irritant, se dit-il, d’être ainsi harcelé, danstous les sens. En voilà assez ; d’ailleurs, ce sont là desquestions qu’un théologien est seul à même de discuter ; moi,je suis sans armes ; la partie n’est pas égale ; je neveux plus répondre.

Et il ne pouvait pas ne point entendre un vague ricanement quimontait en lui.

Il quitta le jardin, se dirigea vers la chapelle, mais lacrainte d’être repris par des folies de blasphèmes l’en détourna.Ne sachant plus où aller, il regagna sa cellule, se répétant : ilne faudrait pas se chamailler ainsi ; oui, mais comments’empêcher d’entendre des ergotages qui sortent d’on ne sait où.J’ai beau me crier : tais-toi ! – l’autre parle !

Arrivé dans sa chambre, il voulut prier et tomba à genoux devantson lit.

Alors ce fut abominable. Cette posture suscita des souvenirs deFlorence, étendue au travers de la couche. Il se releva et lesvieilles aberrations revinrent. Il repensait à cette créature, àses goûts bizarres, à sa manie de mordiller les oreilles, de boiredes odeurs de toilette dans de petits verres, de grignoter destartines de caviar et des dattes. Elle était si libertine et siétrange, imbécile sans doute, mais obscure ! – Et si elleétait dans cette pièce, retroussée, sur ce lit, là, devant toi, queferais-tu ? Il se balbutiait : – je tâcherais de ne pascéder ! – Tu mens, avoue donc que tu te jetterais sur elle,avoue que tu enverrais la conversion, le cloître, tout audiable ! Il en pâlit ; la possibilité de sa lâcheté lesuppliciait. Avoir communié, alors que l’on n’était pas pluscertain de l’avenir, pas plus assuré de soi, c’est presque unsacrilège, se dit-il. Et il se cabra. Jusqu’ici il avait tenu bon,mais la vision de Florence l’entama. Il s’affala, désespéré, surune chaise, ne sachant plus que devenir, ramassant ce qui luirestait de courage pour descendre à l’église où commençaitl’office. Il s’y tréfila, s’y tenailla, assailli par des rappelsturpides, dégoûté de lui-même, sentant sa volonté qui fuyait,blessée de toutes parts.

Et quand il fut dans la cour, il demeura abasourdi, se demandantoù il allait s’abriter. Tous les lieux lui étaient devenushostiles ; dans sa cellule, c’étaient des souvenancescharnelles, dehors, c’étaient les tentations contre la foi ;ou plutôt je traîne cela constamment avec moi, se cria-t-il. MonDieu ! Mon Dieu, j’étais, hier, si tranquille !

Il piétinait au hasard d’une allée, quand un nouveau phénomènesurgit.

Il avait eu jusqu’à cette heure, dans le ciel interne, la pluiedes scrupules, la tempête des doutes, le coup de foudre de laluxure ; maintenant, c’était le silence et la mort.

Les ténèbres complètes se faisaient en lui.

Il cherchait à tâtons son âme et la trouvait inerte, sansconnaissance, presque glacée. Il avait le corps vivant et sain,toute son intelligence, toute sa raison et ses autres puissances,ses autres facultés, s’engourdissaient, peu à peu, et s’arrêtaient.Il se manifestait, en son être, un effet tout à la fois analogue etcontraire à ceux que le curare produit sur l’organisme, lorsqu’ilcircule dans les réseaux du sang ; les membres separalysent ; l’on n’éprouve aucune douleur, mais le froidmonte ; l’âme finit par être séquestrée toute vive dans uncadavre ; là, c’était le corps vivant qui détenait une âmemorte.

Harcelé par la peur, il se dégagea d’un suprême effort, voulutse visiter, voir où il en était ; et de même qu’un marin, qui,dans un navire où s’est déclarée une voie d’eau, descend à fond decale, il dut rétrograder, car l’escalier était coupé, les marchess’ouvraient sur un abîme.

Malgré la terreur qui le galopait, il se pencha, fasciné, sur cetrou et, à force de fixer le noir, il distingua desapparences ; dans un jour d’éclipse, dans un air raréfié, ilapercevait au fond de soi le panorama de son âme, un crépusculedésert, aux horizons rapprochés de nuit ; et c’était, souscette lumière louche, quelque chose comme une lande rasée, comme unmarécage comblé de gravats et de cendres ; la place des péchésarrachés par le confesseur restait visible, mais, sauf une ivraiede vices sèche qui rampaient encore, rien ne poussait.

Il se voyait épuisé ; il savait qu’il n’avait plus la forced’extirper ses dernières racines et il défaillait, à l’idée qu’ilfaudrait encore s’ensemencer de vertus, labourer ce sol aride,fumer cette terre morte. Il se sentait incapable de tout travail,et il avait en même temps la conviction que Dieu le rejetait, queDieu ne l’aiderait plus. Cette certitude le ravina. Ce futinexprimable ; – car rien ne peut rendre les anxiétés, lesangoisses de cet état par lequel il faut avoir passé pour lecomprendre. L’affolement d’un enfant qui ne s’est jamais éloignédes jupes de sa mère et que l’on abandonnerait sans crier gare, enpleine campagne, à la brune, pourrait seul en donner un semblantd’idée ; et encore, en raison même de son âge, l’enfant, aprèss’être désolé, finirait-il par se calmer, par se distraire de sonchagrin, par ne plus percevoir le danger qui l’entoure, tandis que,dans ces états, c’est le désespoir tenace et absolu, la penséeimmuable du délaissement, la transe opiniâtre, que rien ne diminue,que rien n’apaise.

L’on n’ose plus, ni avancer, ni reculer ; on voudrait seterrer, attendre, en baissant la tête, la fin d’on ne sait quoi,être assuré que des menaces que l’on ignore et que l’on devine sontécartées. Durtal en était à ce point ; il ne pouvait revenirsur ses pas, car cette voie, qu’il avait quittée, lui faisaithorreur. Il eût mieux aimé crever que de retourner à Paris pour yrecommencer ses instances charnelles, pour y revivre ses heures delibertinage et d’ennuis ; mais s’il ne pouvait plus rebrousserchemin, il ne pouvait davantage marcher de l’avant, car la routeaboutissait à un cul-de-sac. Si la terre le repoussait, le ciel sefermait en même temps, pour lui.

Il gisait, à mi-côte, dans la cécité, dans l’ombre, il ne savaitoù.

Et cet état s’aggravait d’une incompréhension absolue des causesqui l’amenaient, s’exagérait au souvenir des grâces autrefoisreçues.

Durtal se rappelait la douceur des prémisses, la caresse destouches divines, cette marche continue et sans obstacles, cetterencontre d’un prêtre isolé, cet envoi à la Trappe, cette facilitémême à se plier à la vie monastique, cette absolution aux effetsvraiment sensibles, cette réponse rapide, nette, qu’il pouvaitcommunier sans crainte.

Et, subitement, sans qu’il eût en somme, failli, celui quil’avait jusqu’alors tenu par la main, refusait de le guider, lecongédiait, sans dire mot, dans les ténèbres.

Tout est fini, pensa-t-il ; je suis condamné à flotter,ici-bas, tel qu’une épave dont personne ne veut ; aucune bergene m’est désormais accessible, car si le monde me répugne, jedégoûte Dieu. Ah ! Seigneur, souvenez-vous de l’enclos deGethsemani, de la tragique défection du père que vous imploriezdans d’indicibles affres ! Souvenez-vous qu’alors un ange vousconsola et ayez pitié de moi, parlez, ne vous en allez pas ! -Dans le silence où s’éteignit son cri, il s’accabla ; et,cependant, il voulut réagir contre cette désolation, tenterd’échapper au désespoir : il pria, et il eut de nouveau cettesensation très précise que ses obsécrations ne portaient point,n’étaient même pas entendues. Il appela l’intendante desallégeances, la médiatrice des pardons à son aide et il futpersuadé que la vierge ne l’écoutait plus.

Il se tut, découragé, et l’ombre se condensa encore, et une nuitcomplète le recouvrit. Il ne souffrit plus alors, au sens propre dumot, mais ce fut pis ; car ce fut l’anéantissement dans levide, le vertige de l’homme que l’on courbe sur un gouffre ;et les bribes de raisonnement qu’il pouvait rassembler et lier,dans cette débâcle, finirent par se ramifier en des scrupules.

Il cherchait quelles fautes justifiaient, depuis sa communion,une telle épreuve et il ne les découvrait pas. Il en vint à grossirses peccadilles, à enfler ses impatiences ; il voulut seconvaincre qu’il avait éprouvé un certain plaisir à surprendrel’image de Florence dans sa cellule, et il se tortura si violemmentqu’il ranima l’âme à moitié évanouie par ces moxas et la remit,sans le vouloir, dans cet état aigu de scrupules où elle était,quand s’annonça la crise.

Et il ne perdait pas, dans ces bagarres de réflexions, la tristefaculté de l’analyse. Il se disait, se jaugeant d’un coup d’oeil :- je suis comme la litière d’un cirque, piétiné par toutes lesdouleurs qui sortent et rentrent à tour de rôle. Les doutes sur lafoi, qui semblaient s’étirer dans tous les sens, tournaient, ensomme, dans le même cercle. Et voici maintenant que les scrupules,dont je me croyais débarrassé, réapparaissent et me parcourent.

Comment expliquer cela ? Cette torture, qui la luiinfligeait, l’esprit de malice ou Dieu ?

Qu’il fût trituré par le malin, cela était sûr ; la naturemême de ces attaques décelait son étampe ; oui, mais commentinterpréter cet abandon de Dieu ? Car enfin, le démon nepouvait empêcher le sauveur de l’assister ! Et il était bienobligé de conclure que s’il était martyrisé par l’un, l’autre sedésintéressait, laissait faire, se retirait complètement delui.

Cette constatation déduite de remarques précises, cetteassurance raisonnée, l’acheva. Il en cria d’angoisse, regardantl’étang près duquel il marchait, souhaitant d’y tomber, jugeant quel’asphyxie, que la mort seraient préférables à une viepareille.

Puis il trembla devant cette eau qui l’attirait et il s’enfuit,charria sa détresse au hasard des bois. Il tenta de l’user par delongues marches, mais il se fatiguait sans la lasser ; ilfinit par s’affaisser, moulu, brisé, devant la table duréfectoire.

Il considérait son assiette, sans courage pour manger, sansenvie de boire ; il haletait, ne tenait plus, si éreinté qu’ilfût, en place. Il se leva, erra dans la cour, jusqu’aux complies etlà, dans la chapelle où il espérait quand même trouver unsoulagement, ce fut le comble ; la mine éclata ; l’âmesapée depuis le matin fit explosion.

A genoux, désolé, il tentait encore d’invoquer un appui et rienne venait ; il étranglait, emmuré dans une fosse si profonde,sous une voûte si épaisse, que tout appel était étouffé, qu’aucunson ne vibrait. à bout de courage, il pleura, la tête dans sesmains, et, tandis qu’il se plaignait à Dieu de l’avoir ainsi amené,pour le supplicier, dans une Trappe, d’ignobles visionsl’assaillirent.

Des fluides lui passaient devant la face, peuplaient l’espace depriapées. Il ne les voyait pas avec les yeux de son corps quin’étaient nullement hallucinés, mais il les percevait hors de luiet les sentait en lui ; en un mot, le toucher était extérieuret la vision interne.

Il tâcha de fixer la statue de saint Joseph, devant laquelle ilse tenait, et il voulut se forcer à ne discerner qu’elle, mais sesyeux semblèrent se retourner, ne plus voir qu’en dedans et descroupes ouvertes les emplirent. Ce fut une mêlée d’apparitions auxcontours indécis, aux couleurs confuses, qui ne se précisaientqu’aux endroits convoités par la séculaire infamie de l’homme. Etcela changea encore. Les formes humaines se fondirent. Il ne resta,dans d’invisibles paysages de chairs, que des marais rougis par lesfeux d’on ne sait quel couchant, que des marais frissonnant sousl’abri divisé des herbes. Puis le site sensuel se rétrécit encore,mais se maintint, cette fois, et ne bougea plus ; et ce fut lapoussée d’une flore immonde, l’épanouissement de la pâquerette desténèbres, l’éclosion du lotus des cavernes, enfoui au fond duval.

Et des souffles ardents stimulaient Durtal, l’enveloppaient, semuaient en des haleines furieuses qui lui buvaient la bouche.

Il regardait, malgré lui, ne pouvant se soustraire aux avaniesimposées de ces viols, mais le corps était inerte, demeurait calmeet l’âme se révoltait en gémissant ; la tentation était doncnulle ; mais si ces manigances ne parvenaient à lui suggérerque du dégoût et de l’horreur, elles le faisaient incomparablementpâtir, en s’attardant ; toute la lie de son existencedévergondée remontait à sa surface ; ces rappels de rutsavariés le crucifiaient. Jointe à la somme des douleurs accumuléesdepuis l’aube, la surcharge de ces souvenirs l’écrasa et une sueurfroide l’inonda, de la tête aux pieds.

Il agonisa et soudain, comme s’il venait surveiller ses aides,vérifier si ses ordres s’exécutaient, le bourreau entra enscène ; Durtal ne le vit pas, mais il le sentit, et ce futinénarrable. Dès qu’elle eut l’impression de la présence démoniaqueréelle, l’âme trembla tout entière, voulut fuir, tourbillonna ainsiqu’un oiseau qui se cogne aux vitres.

Et elle retomba, épuisée ; alors, si invraisemblable quecela fût, les rôles de la vie s’intervertirent ; le corps sedressa, tint bon, commanda l’âme affolée, réprima, dans une tensionfurieuse, cette panique.

Très nettement, très clairement, Durtal perçut pour la premièrefois, la distinction, la séparation de l’âme et du corps, et pourla première fois aussi, il eut conscience de ce phénomène d’uncorps qui avait tant torturé sa compagne par ses exigences et sesbesoins, oublier dans le danger commun toutes les rancunes etempêcher celle qui lui résistait d’habitude de sombrer.

Il vit cela en un éclair et subitement tout s’effaça. Il semblaque le démon s’était éloigné ; le mur de ténèbres qui cernaitDurtal s’ouvrit et des lueurs fusèrent de toutes parts ; en unimmense élan, le Salve Regina, jailli du choeur, balayait lesfantômes, chassait les larves.

Le cordial exalté de ce chant le ranima. Il reprit courage, seremit à espérer que cet effroyable abandon allait cesser ; ilpria et ses exorations s’élevèrent ; il comprit qu’ellesétaient écoutées enfin.

L’office était terminé ; il rejoignit l’hôtellerie, etquand il parut si défait, si pâle, devant le père étienne etl’oblat, ils s’écrièrent : qu’avez-vous ?

Il s’effondra sur une chaise, essaya de leur décrirel’épouvantable calvaire qu’il avait gravi. Il y a plus de neufheures que cela dure, fit-il, je m’ étonne de n’être pas devenufou ! – et il ajouta : c’est égal, jamais je n’aurais cru quel’âme pût tant souffrir !

Et le visage du père s’illumina. Il pressa les mains de Durtalet lui dit :

– Réjouissez-vous, mon frère ; vous êtes traité tel qu’unmoine ici !

– Comment cela ? fit Durtal, interdit.

– Mais oui, cette agonie, – car il n’y a pas d’autre mot pourdéfinir l’horreur de cet état, – elle est une des plus sérieusesépreuves que Dieu nous inflige ; c’est une des opérations dela vie purgative ; soyez heureux, car c’est une grande grâceque Jésus vous fait !

– Et cela prouve que votre conversion est bonne, affirmal’oblat.

– Dieu ! mais ce n’est pas lui pourtant qui m’a insinué lesdoutes sur la foi, qui a fait naître en moi la folie des scrupules,qui m’a suscité l’esprit de blasphème, qui m’a caressé par dedégoûtantes apparitions, la face !

– Non, mais il le permet. Ah ! c’est affreux, je le sais,dit l’hôtelier. Dieu se cache et, on a beau l’appeler, il ne vousrépond pas. On se croit délaissé et cependant il est près devous ; et tandis qu’il s’efface, Satan s’avance. Il voustortille, il vous pose un microscope sur vos fautes ; samalice vous ronge la cervelle ainsi qu’une lime sourde – et, quandà tout cela se joignent, pour vous excéder, les visionsimpures…

Le trappiste s’interrompit-puis, se parlant à lui-même,lentement, il dit :

– Ce ne serait rien d’être en présence d’une tentation réelle,d’une vraie femme, en chair et en os, mais ces apparences surlesquelles l’imagination travaille, c’est horrible !

– Et moi qui croyais que l’on avait la paix dans lescloîtres !

– Non, on est sur cette terre pour lutter et c’est justementdans les cloîtres que le très-bas s’agite ; là, les âmes luiéchappent et il veut, à tout prix, les conquérir. Aucun endroit surla terre n’est plus hanté par lui qu’une cellule ; personnen’est plus harcelé qu’un moine.

– Un récit qui figure dans la vie des pères du désert est à cepoint de vue typique, fit l’oblat. Un seul démon est chargé degarder une ville et il dort, pendant que deux ou trois centsdémons, qui ont ordre de guetter un monastère, n’ont aucun repos,se démènent, c’est le cas de le dire, comme de vraisdiables !

Et, en effet, la mission d’accélérer le péché des villes est unesinécure ; car sans même qu’elles s’en doutent, Satan lestient ; il n’a donc que faire de les tourmenter pour lesretirer de la fiance de Dieu, puisque, sans même qu’il ait à sedonner le moindre mal, toutes lui obéissent.

Aussi réserve-t-il ses légions pour assiéger les couvents où larésistance est acharnée. Au reste, vous venez de voir la façon dontil conduit l’attaque !

– Ah ! s’exclama Durtal, ce n’est pas lui qui vous fait leplus souffrir ! Car ce qui est pis que le scrupule, pis queles tentations contre la pureté ou contre la foi, c’est l’abandonsupposé du ciel ; non, rien ne peut rendre cela !

– C’est ce que la théologie mystique nomme « la Nuit obscure »,répondit M. Bruno.

Et Durtal s’écria :

– Ah ! j’y suis maintenant ; je me souviens… voilàdonc pourquoi saint Jean de la croix atteste qu’on ne peutdépeindre les douleurs de cette nuit et pourquoi il n’exagère rienlorsqu’il affirme qu’on est alors plongé, tout vivant, dans lesenfers.

Et moi qui doutais de la véracité de ses livres ; moi quil’accusais d’outrance ! Il atténuait plutôt. Seulement, ilfaut avoir ressenti cela, par soi-même, pour y croire !

– Et vous n’avez rien vu, repartit tranquillement l’oblat ;vous avez passé par la première partie de cette nuit, par la nuitdes sens ; elle est terrible déjà, je le sais par expérience,mais elle n’est rien en comparaison de la nuit de l’esprit quiparfois lui succède. Celle-là est l’exacte image des souffrancesque notre-Seigneur endura au jardin des olives, alors que, suant lesang il cria, à bout de forces : Seigneur, détournez de moi cecalice !

Celle-là est si épouvantable… et M. Bruno se tut, en pâlissant.Quiconque a subi ce martyre, reprit-il après une pause, saitd’avance ce qui attend, dans l’autre vie, les réprouvés !

– Voyons, fit le moine, l’heure du coucher est sonnée. Iln’existe qu’un remède à tous ces maux, c’est la sainteEucharistie ; demain, dimanche, la communauté s’approche dusacrement ; il faut que vous vous joigniez à nous.

– Mais je ne peux pas communier dans l’état où je suis…

– Eh bien, soyez debout, cette nuit, à trois heures ;j’irai vous chercher dans votre cellule et je vous emmènerai chezle P. Maximin qui nous confesse à cette heure.

Et sans attendre sa réponse, l’hôtelier lui serra la main ets’en fut.

– Il a raison, fit l’oblat, c’est le vrai remède.

Et quand il fut remonté dans sa chambre, Durtal pensa :

– Je comprends maintenant pourquoi l’abbé Gévresin tenait tant àme prêter saint Jean de la croix ; il savait que j’entreraisdans la nuit obscure ; il n’osait m’avertir nettement de peurde m’effrayer et il voulait cependant me mettre en garde contre ledésespoir, m’aider par le souvenir ici de ces lectures. Seulement,comment a-t-il pu penser que, dans un pareil naufrage, je merappellerais quelque chose !

Tout cela me fait songer que j’ai omis de lui écrire et qu’ilfaudra que, demain, je tienne ma promesse, en lui envoyant unelettre.

Et il repensa à ce saint Jean de la croix, à ce carme inouï, quiavait si placidement décrit cette terrifiante phase de la genèsemystique.

Il se rendait compte de la lucidité, de la puissance d’esprit dece saint, expliquant la vicissitude la plus obscure, la moinsconnue de l’âme, surprenant, suivant les opérations de Dieu quimaniait cette âme, la comprimait dans sa main, la pressait commeune éponge, puis la laissait se réimbiber, se regonfler de douleurset la tordait encore et la faisait s’égoutter en des larmes desang, pour l’épurer.

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