En Route

Chapitre 6

 

Non, dit tout bas Durtal, je ne veux pas usurper la place de cesbraves gens.

– Mais je vous assure que ça leur est égal.

Et Durtal se défendant encore de passer devant les convers quiattendaient leur tour de confession, le père étienne insista : – Jevais rester avec vous et dès que la cellule sera libre, vous yentrerez.

Durtal était alors sur le palier d’un escalier qui portait,échelonné sur chacune de ses marches, un frère agenouillé oudebout, la tête enveloppée dans son capuchon, le visage tournécontre le mur. Tous se récolaient, s’épuraient, silencieux,l’âme.

De quelles fautes peuvent-ils bien s’accuser, pensaitDurtal ? qui sait ? Reprit-il, apercevant le frèreAnaclet, la tête dans sa poitrine et les mains jointes ; quisait s’il ne se reproche pas l’affection si discrète qu’il a pourmoi ; car, dans les couvents, toute amitié estinterdite !

Il se remémorait, dans le Chemin de la perfection de sainteTérèse, une page à la fois ardente et glacée où elle crie le néantdes liaisons humaines, déclare que l’amitié est une faiblesse,avère nettement que toute religieuse qui désire voir ses prochesest imparfaite.

– Venez, dit le P. Etienne qui interrompit ses réflexions et lepoussa par la porte d’où sortait un moine, dans la cellule. Le P.Maximin y était assis, près d’un prie-dieu.

Durtal s’agenouilla et lui raconta, brièvement, ses scrupules,ses luttes de la veille.

– Ce qui vous arrive n’est pas surprenant après uneconversion ; au reste, c’est bon signe, car, seules, lespersonnes sur lesquelles Dieu a des vues sont soumises à cesépreuves, dit lentement le moine, lorsque Durtal eut terminé sonrécit.

Et il poursuivit :

– Maintenant que vous n’avez plus de péchés graves, le démons’efforce de vous noyer dans un crachat. En somme, dans cesépisodes d’une malice aux abois, il y a pour vous tentation et nonpas faute.

Vous avez, si je sais résumer vos aveux, subi la tentation de lachair et de la foi et vous avez été torturé par le scrupule.

Laissons de côté les visions sensuelles ; telles qu’ellesse sont produites, elles demeurent indépendantes de votre volonté,pénibles, sans doute, mais inactives.

Les doutes sur la Foi sont plus dangereux.

Pénétrez-vous bien de cette vérité qu’il n’existe, en sus de laprière, qu’un remède qui soit souverain contre ce mal, lemépris.

Satan est l’orgueil, méprisez-le et aussitôt son audacecroule ; il parle ; haussez les épaules, et il se tait.Ce qu’il faut, c’est de ne pas disserter avec lui ; si retorsque vous puissiez être, vous auriez le dessous, car il possède laplus rusée des dialectiques.

– Oui, mais comment faire ? je ne voulais pas l’écouter etje l’entendais quand même ; j’étais bien obligé, ne fût-ce quepour le réfuter, de lui répondre.

– Et c’est justement sur cela qu’il comptait pour vousréduire ; retenez avec soin ceci : afin de vous donner lafacilité de le rétorquer, il vous présentera, au besoin, desarguments grotesques et, une fois qu’il vous verra, confiant,naïvement satisfait de l’excellence de vos répliques, il vousembrouillera dans des sophismes si spécieux que vous vous débattrezvainement pour les résoudre.

Non, je vous le répète, eussiez-vous la meilleure des raisons àlui opposer, ne ripostez pas, refusez la lutte.

Le prieur se tut, puis tranquillement, il reprit :

– Il y a deux manières de se débarrasser d’une chose qui gêne,la jeter au loin ou la laisser tomber. Jeter au loin exige uneffort dont on peut n’être pas capable, laisser tomber n’imposeaucune fatigue, est simple, sans péril, à la portée de tous.

Jeter au loin implique encore un certain intérêt, une certaineanimation, voire même une certaine crainte ; laisser tomber,c’est l’indifférence, le mépris absolu ; croyez-moi, usez dece moyen et Satan fuira.

Cette arme du mépris serait aussi toute-puissante pour vaincrel’assaut des scrupules si, dans les combats de cette nature, lapersonne assiégée y voyait clair. Malheureusement, le propre duscrupule est d’affoler les gens, de leur faire perdre aussitôt latramontane, et il est dès lors indispensable de s’adresser auprêtre, pour se défendre.

En effet, poursuivit le moine, qui s’était interrompu, unmoment, pour réfléchir – plus on se regarde de près et moins on sevoit ; l’on devient presbyte dès qu’on s’observe ; il estnécessaire de se placer à un certain point de vue pour distinguerles objets, car lorsqu’ils sont très rapprochés, ils deviennentaussi confus que s’ils étaient loin. C’est pourquoi il faut, enpareil cas, recourir au confesseur qui n’est ni trop éloigné, nitrop contigu, qui se tient juste à l’endroit d’où les objets sedétachent dans leur relief. Seulement, il en est du scrupule ainsique de certaines maladies qui, lorsqu’elles ne sont pas prises àtemps, deviennent presque incurables.

Ne lui permettez donc point de s’implanter en vous ; lescrupule ne résiste pas à l’aveu, dès qu’il débute. Au moment oùvous le formulez devant le prêtre, il se dissout ; c’est unesorte de mirage qu’un mot efface.

Vous m’ objecterez, continua le moine, après un silence, qu’ilest très mortifiant d’avouer des chimères qui sont, la plupart dutemps, absurdes ; mais c’est bien pour cela que le démon voussuggère presque toujours moins des arguties que des sottises. Ilvous appréhende ainsi, par la vanité, par la fausse honte.

Le moine se tut encore, puis il continua :

– Le scrupule non traité, le scrupule non guéri mène audécouragement, qui est la pire des tentations, car, dans lesautres, Satan n’attaque qu’une vertu en particulier et il semontre, tandis que, dans celle-là, il les attaque toutes en mêmetemps et il se cache.

Et cela est si vrai que si vous êtes séduit par laconcupiscence, par l’amour de l’argent, par l’orgueil, vous pouvez,en vous examinant, vous rendre compte de la nature de la tentationqui vous épuise ; dans le découragement, au contraire, votreentendement est obscurci à un tel degré que vous ne soupçonnez mêmepas que cet état, dans lequel vous croupissez, n’est qu’unemanoeuvre diabolique qu’il faut combattre ; et vous lâcheztout, vous livrez même la seule arme qui pouvait vous sauver, laprière, dont le démon vous détourne ainsi que d’une chosevaine.

N’hésitez donc jamais à couper le mal dans sa racine, à soignerle scrupule aussitôt qu’il naît.

Maintenant, dites-moi, vous n’avez pas autre chose àconfesser ?

– Non, si ce n’est l’indésir de l’Eucharistie, la langueur danslaquelle maintenant je fonds.

– Il y a de la fatigue dans votre cas, car l’on n’endure pasimpunément un pareil choc ; ne vous inquiétez pas de cela -ayez confiance – ne prétendez point vous présenter devant Dieu,tiré à quatre épingles ; allez 1 à lui, simplement,naturellement, en négligé même, tel que vous êtes ; n’oubliezpas que si vous êtes un serviteur, vous êtes aussi un fils ;ayez bon courage, Notre-Seigneur va dissiper tous cescauchemars.

Et lorsqu’il eut reçu l’absolution, Durtal descendit à l’église,pour attendre l’heure de la messe.

Et quand le moment de la communion fut venu, il suivit M. Brunoderrière les convers ; tous étaient agenouillés sur les dalleset, les uns après les autres, ils se relevaient pour échanger lebaiser de paix, et gagner l’autel.

Tout en se répétant les conseils du père Maximin, tout ens’exhortant à l’abandon, Durtal ne pouvait s’empêcher de penser, envoyant tous ces moines aborder la table : ce que le seigneur vatrouver un changement lorsque je m’avancerai à mon tour ;après être descendu dans les sanctuaires, il va être réduit àvisiter les bouges. Et sincèrement, humblement, il le plaignit.

Et il éprouva, comme la première fois qu’il s’était approché dupacifiant mystère, une sensation d’étouffement, de coeur gros,lorsqu’il fut retourné à sa place. Il quitta, aussitôt la messeterminée, la chapelle et s’échappa dans le parc.

Alors, doucement, sans effets sensibles, le sacrementagit ; le Christ ouvrit, peu à peu, ce logis fermé etl’aéra ; le jour entra à flots chez Durtal. Des fenêtres deses sens qui plongeaient jusqu’alors sur il ne savait quel puisard,sur quel enclos humide et noyé d’ombre, il contempla subitement,dans une trouée de lumière, la fuite à perte de vue du ciel.

Sa vision de la nature se modifia ; les ambiances setransformèrent ; ce brouillard de tristesse qui les voilaits’évanouit ; l’éclairage soudain de son âme se répercuta surles alentours.

Il eut cette sensation de dilatement, de joie presque enfantinedu malade qui opère sa première sortie, du convalescent qui, aprèsavoir traîné dans une chambre met enfin le pied dehors ; toutse rajeunit. Ces allées, ces bois qu’il avait tant parcourus, qu’ilcommençait à connaître, à tous leurs détours, dans tous leurscoins, lui apparurent sous un autre aspect. Une allégressecontenue, une douceur recueillie émanaient de ce site qui luiparaissait, au lieu de s’étendre ainsi qu’autrefois, se rapprocher,se rassembler autour du crucifix, se tourner, attentif, vers laliquide croix.

Les arbres bruissaient, tremblants, dans un souffle de prières,s’inclinaient devant le Christ qui ne tordait plus ses brasdouloureux dans le miroir de l’étang, mais qui étreignait ces eaux,les éployait contre lui, en les bénissant.

Et elles-mêmes différaient ; leur encre s’emplissait devisions monacales, de robes blanches qu’y laissait, en passant, lereflet des nuées ; et le cygne les éclaboussait, dans unclapotis de soleil, faisait, en nageant, courir devant lui degrands ronds d’huile.

L’on eût dit de ces ondes dorées par l’huile des catéchumènes etle saint-chrême que l’église exorcise, le samedi de la semainesainte ; et, au-dessus d’elles, le ciel entr’ ouvrit sontabernacle de nuages, en sortit un clair soleil semblable à unemonstrance d’or en fusion, à un saint sacrement de flammes.

C’était un Salut de la nature, une génuflexion d’arbres et defleurs, chantant dans le vent, encensant de leurs parfums le painsacré qui resplendissait Là-Haut, dans la custode embrasée del’astre.

Durtal regardait, transporté. Il avait envie de crier à cepaysage son enthousiasme et sa foi ; il éprouvait enfin uneaise à vivre. L’horreur de l’existence ne comptait plus devant detels instants qu’aucun bonheur simplement terrestre n’est capablede donner. Dieu seul avait le pouvoir de gorger ainsi une âme, dela faire déborder et ruisseler en des flots de joie ; et, luiseul pouvait aussi combler la vasque des douleurs, comme aucunévénement de ce monde ne le savait faire. Durtal venait del’expérimenter ; la souffrance et la liesse spirituellesatteignaient, sous l’épreinte divine, une acuité que les gens lesplus humainement heureux ou malheureux ne soupçonnent même pas.

Cette idée le ramena aux terribles détresses de la veille. Iltenta de résumer ce qu’il avait pu observer sur lui-même dans cetteTrappe.

D’abord, cette distinction si nette du corps et de l’âme ;puis cette action démoniale, insinuante et têtue, presque visible,alors que l’action céleste demeure, au contraire, sourde et voilée,n’apparaît qu’à certains moments, semble s’éliminer pour jamais, àd’autres.

Et tout cela, se sentant, se comprenant, ayant l’air simple ensoi, mais ne s’expliquant guère. Ce corps paraissant s’élancer ausecours de l’âme, et lui empruntant sans doute sa volonté, pour larelever alors qu’elle s’affaisse, était inintelligible. Comment uncorps avait-il pu même obscurément réagir et témoigner tout à coupd’une décision si forte qu’il avait serré sa compagne dans un étauet l’avait empêché de fuir ?

C’est aussi mystérieux que le reste, se disait Durtal et,songeur, il reprenait :

– Ce qui n’est pas moins étrange, c’est la manoeuvre secrète deJésus dans son sacrement. Si j’en juge par ce qui m’est arrivé, unepremière communion exaspère l’action diabolique, tandis qu’uneseconde la réprime.

Ah ! ce que je me suis mis dedans, avec tous mescalculs ! En m’abritant ici, je me croyais à peu près sûr demon âme et mon corps m’inquiétait ; et c’est juste lecontraire qui s’est passé.

Mon estomac s’est ravigouré et s’est montré apte à supporter uneffort dont jamais je ne l’eusse cru capable et mon âme a étéau-dessous de tout, vacillante et sèche, si fragile, sifaible !

Enfin, laissons cela.

Il se promena, soulevé de terre par une joie confuse. Il sevaporisait en une sorte de griserie, en une vague éthérisation oùmontaient, sans même penser à se formuler par des mots, des actionsde grâces ; c’était un remerciement de son âme, de son corps,de tout son être, à ce Dieu qu’il sentait vivant en lui et éparsdans ce paysage agenouillé qui semblait s’épandre, lui aussi, endes hymnes muettes de gratitude.

L’heure qui sonnait à l’horloge du fronton lui rappela que lemoment d’aller déjeuner était venu. Il regagna l’hôtellerie, secoupa une tartine qu’il enduisit de fromage, but un demi-verre devin et il s’apprêtait à ressortir quand il réfléchit que l’horairedes offices avait changé.

Ils doivent être différents de ceux de la semaine, se dit-il, etil grimpa dans sa cellule pour y consulter les pancartes.

Il n’en découvrit qu’une, celle du règlement même des moines,qui contenait des renseignements sur les pratiques dominicales ducloître et il la lut :

Exercices de la communauté pour tous les dimanchesordinaires.

Matin 1 Lever, petit office, oraison, à 1h. 1/2. 2 1/2 Grandoffice canonial chanté. 5 1/2 Prime, messe matutinale, 6 heures. 63/4 Chapitre, instructions, grand silence. 9 1/4 Aspersion, Tierce,procession. 10 Grand’messe. 11 10 Sexte et examen particulier. 111/2 Angelus, dîner. 12 1/4 Méridienne, grand silence.

Soir 2 Fin du repos, None. 4 Vêpres et Salut. 5 3/4 Un quartd’heure d’oraison. 6 Souper. 7 Lecture d’avant Complies. 7 1/4Complies. 7 1/2 Salve, Angelus. 7 3/4 Examen et retraite. 8Coucher, grand silence.

Durtal résuma cet indicateur à son usage, sur un bout de papier.En somme, se dit-il, je dois être à la chapelle à 9 heures 1/4 pourl’aspersion, la grand’messe et l’office de Sexte – de là, à 2heures à None – puis à 4 heures, pour les Vêpres et le Salut, à 7heures 1/2 enfin pour les Complies.

Voilà une journée qui va être occupée, sans compter que je suislevé depuis deux heures et demi du matin, conclut-il ; etquand il arriva à l’église vers neuf heures, il y rencontra laplupart des convers à genoux, les uns faisant leur chemin de croix,les autres égrenant leur chapelet ; et, dès que la clochetinta, tous se remirent à leur place.

Assisté de deux pères en coule, le prieur, vêtu de l’aubeblanche, entra et tandis que l’on chantait l’antienne Asperges me,Domine, hyssopo et mundabor, tous les moines, à la suite,défilèrent devant le père Maximin, debout sur les marches, tournantle dos à l’autel, et il les aspergea d’eau bénite, alors que,baissant la tête, ils regagnaient, en se signant, leursstalles.

Puis le prieur descendit de l’autel, vint jusqu’à l’entrée duvestibule où il dispersa l’eau d’une croix, tracée par legoupillon, sur l’oblat et sur Durtal.

Il put enfin s’habiller et vint célébrer le sacrifice.

Alors Durtal put recenser ses dimanches chez lesbénédictines.

Le Kyrie eleison était le même, mais plus lent, plus sonore,plus grave sur la terminaison prolongée du dernier ; à Paris,la voix des nonnes l’effilait et le lissait quand même, satinait leson de son glas, le rendait moins sourd, moins ample. Le Gloria inexcelsis différait ; celui de la Trappe était plus primitif,plus montueux, plus sombre, intéressant par sa barbarie même, maismoins touchant, car dans ces formules d’adoration dans l’Adoramuste, par exemple, ce te ne se détachait plus, ne s’égouttait pluscomme une larme d’essence amoureuse, comme un aveu retenu, parhumilité, sur le bord des lèvres ; – mais ce fut quand leCredo s’éleva, que Durtal put s’exalter à l’aise.

Il ne l’avait pas encore entendu aussi autoritaire et aussiimposant ; il s’avançait, chanté à l’unisson, déroulait lalente procession des dogmes, en des sons étoffés, rigides, d’unviolet presque obscur, d’un rouge presque noir, s’éclaircissait àpeine à la fin, alors qu’il expirait en un long, en un plaintifamen.

En suivant l’office Cistercien, Durtal pouvait reconnaître lestronçons de plain-chant encore conservés dans la messe desparoisses. Toute la partie du canon, le Sursum Corda, le VereDignum, les antiennes, le Pater, restaient intacts. Seuls leSanctus et l’Agnus Dei changeaient encore.

Massifs, bâtis, en quelque sorte, dans le style roman, ils sedrapaient dans cette couleur ardente et sourde que revêtent, ensomme, les offices de la Trappe.

– Eh bien ! Fit l’oblat, lorsque, après la cérémonie, ilss’assirent devant la table du réfectoire ; eh bien !Comment trouvez-vous notre grand’messe ?

– Elle est superbe, répondit Durtal. Et, rêvassant, il dit :

– Avoir le tout complet ! transporter ici, au lieu de cettechapelle sans intérêt, l’abside de Saint-Séverin ; pendre surles murs des tableaux de Fra Angelico, de Memling, de Grünewald, deGérard David, de Roger Van Den Weyden, de Bouts, y adjoindred’admirables sculptures, des oeuvres de pierre, telles que cellesdu grand portail de Chartres, des retables en bois sculptés, telsque ceux de la cathédrale d’Amiens, quel rêve !

Et pourtant, reprit-il, après un silence, ce rêve a été uneréalité, cela s’est vu. Cette église idéale, elle a existé pendantdes siècles, partout, au Moyen Age ! Le chant, lesorfèvreries, les panneaux, les sculptures, les tissus, tout était àl’avenant ; les liturgies possédaient, pour se faire valoir,de fabuleux écrins ; ce que tout cela est loin !

– Vous ne direz toujours pas, répliqua, en souriant, M. Bruno,que les ornements d’église sont laids ici !

– Non, ils sont exquis. D’abord, les chasubles n’ont pas cesformes de tablier de sapeur et elles n’arborent point sur lesépaules du prêtre ce renflement, cette sorte de soufflet pareil àune oreille couchée d’ânon, qu’à Paris les étoliers fabriquent.

Puis ce n’est plus la croix galonnée ou tissée, emplissant toutel’étoffe, tombant ainsi d’un paletot sac dans le dos ducélébrant ; les chasubles trappistines ont gardé la formed’antan, telle que nous l’ont conservée, dans leurs scènesreligieuses, les anciens imagiers et les vieux peintres ; etcette croix à quatre feuilles, semblable à celles que le styleogival cisela dans les murs de ses églises, tient du lotus trèsépanoui, d’une fleur si mûre que ses pétales écartéss’abaissent.

Sans compter, poursuivit Durtal, que l’étoffe qui semble tailléedans une sorte de flanelle ou de molleton doit avoir été plongéedans de triples teintures car elle prend une profondeur et uneclarté magnifique de tons. Les passementiers religieux peuventchamarrer d’argent et d’or leurs moires et leurs soies, jamais ilsn’arriveront à donner la couleur véhémente et pourtant si familièreà l’oeil de cette trame cramoisie fleurie de jaune soufre queportait le père Maximin, l’autre jour.

– Oui, et la chasuble de deuil, avec ses croix lobées et sesdiscrets rinceaux blancs, dont s’enveloppa le père abbé, le jour oùil nous communia, n’était-elle pas, elle aussi, une caresse pour leregard ?

Durtal soupira : Aah ! Si les statues de la chapelledécelaient un goût pareil !

– A propos, fit l’oblat, venez saluer cette Notre-Dame del’Atre, dont je vous ai parlé et qui a été découverte dans lesvestiges du vieux cloître.

Ils se levèrent de table, enfilèrent un corridor, s’engagèrentdans une galerie latérale au bout de laquelle ils s’arrêtèrent enface d’une statue, grandeur nature, de pierre.

Elle était lourde et mastoque, représentait, dans une robe àlongs plis, une paysanne couronnée et joufflue, tendant sur un brasun enfant qui bénissait une boule.

Mais, dans ce portrait d’une robuste terrienne, issue desBourgognes ou des Flandres, il y avait une candeur, une bontépresque tumultueuses qui jaillissaient de la face souriante, desyeux ingénus, des bonnes et grosses lèvres, indulgentes, prêtes àtous les pardons.

Elle était une vierge rustique faite pour les humblesconvers ; elle n’était pas une grande dame qui pût les tenir àdistance, mais elle était bien leur mère nourrice d’âme, leur vraiemère à eux ! Comment ne l’a-t-on pas compris, ici ;comment, au lieu de présider dans la chapelle, se morfond-elle dansle bout d’un corridor ? s’écria Durtal.

L’oblat détourna la conversation. – Que je vous prévienne,fit-il, le salut n’aura pas lieu après les vêpres, ainsi quel’indique votre pancarte, mais bien après les complies ; cedernier office sera donc avancé d’un quart d’heure, au moins.

Et l’oblat remonta dans sa cellule, pendant que Durtal sedirigeait vers le grand étang. Là il se coucha sur une litière deroseaux secs, regardant ces eaux qui venaient se briser, enondulant, à ses pieds. Le va-et-vient de ces eaux limitées,repliées sur elles-mêmes, ne dépassant plus le bassin qu’elless’étaient creusé, l’entraîna dans de longues rêveries.

Il se disait qu’un fleuve était le plus exact symbole de la vieactive ; on le suivait dès sa naissance, sur tout sonparcours, au travers des territoires qu’il fécondait : ilremplissait une tâche assignée, avant que d’aller mourir, ens’immergeant, dans le sépulcre béant des mers ; mais l’étang,cette eau hospitalisée, emprisonnée dans une haie de roseaux qu’ilavait lui-même grandis, en fertilisant le sol de ses bords, il seconcentrait, vivait sur lui-même, ne semblait s’acquitter d’aucuneoeuvre connue, sinon d’observer le silence et de réfléchir àl’infini le ciel.

L’eau sédentaire m’ inquiète, continuait Durtal. Il me sembleque, ne pouvant s’étendre, elle s’enfonce et que là où les eauxcourantes empruntent seulement le reflet des choses qui s’y mirent,elle les engloutisse, sans les rendre. C’est à coup sûr, dans cetétang, une absorption continue et profonde de nuages oubliés,d’arbres perdus, de sensations même saisies sur le visage desmoines qui s’y penchèrent. Cette eau est pleine et non pas videcomme celles qui se distraient, en voguant dans les campagnes, enbaignant les villes. C’est une eau contemplative en parfait accordavec la vie recueillie des cloîtres.

Le fait est, conclut-il, qu’une rivière n’aurait, ici, aucunsens ; elle ne serait que de passage, resterait indifférenteet pressée, serait dans tous les cas inapte à pacifier l’âme quel’eau monacale des étangs apaise. Ah ! ce qu’en fondantNotre-Dame de l’Atre, saint Bernard avait su assortir la règleCistercienne et le site.

Mais, laissons ces imaginations, dit-il, en se levant ; et,songeant que c’était dimanche, il se transféra à Paris, revit seshaltes, ce jour-là, dans les églises.

Le matin, Saint-Séverin l’enchantait, mais il ne fallait pass’ingérer dans ce sanctuaire d’autres offices. Les vêpres y étaientbousillées et mesquines ; et, si c’était jour de gala, lemaître de chapelle se révélait obsédé par l’amour d’une musiqueignoble.

Quelquefois, Durtal s’était réfugié à Saint-Gervais où l’onjouait au moins, à certaines époques, des motets de vieuxmaîtres ; mais cette église était, de même que saint-Eustache,un concert payant où la foi n’avait que faire. Aucun recueillementn’était possible au milieu de dames qui se pâmaient derrière desfaces à main et s’agitaient dans des cris de chaises. C’étaient defrivoles séances de musique pieuse, un compromis entre le théâtreet Dieu.

Mieux valait Saint-Sulpice où le public était silencieux aumoins. C’était là, d’ailleurs, que les vêpres se célébraient avecle plus de solennité et le moins de hâte.

La plupart du temps, le séminaire renforçait la maîtrise et,maniées par ce choeur imposant, elles se déroulaient, majestueuses,soutenues par les grandes orgues.

Chantées, par moitié, sans unisson, réduites à l’état decouplets débités, les uns, par un baryton et, les autres, par lechoeur, elles étaient maquillées et frisées au petit fer, maiscomme elles n’étaient pas moins adultérées dans les autres églises,il y avait tout avantage à les écouter à Saint-Sulpice dont lapuissante maîtrise, très bien dirigée, n’avait pas, ainsi qu’àNotre-Dame, par exemple, ces voix en farine qui s’égrugent aumoindre souffle.

Cela ne devenait réellement odieux que lorsqu’en une formidableexplosion, la première strophe du Magnificat frappait lesvoûtes.

L’orgue avalait alors une strophe sur deux et, sous le séditieuxprétexte que la durée de l’office des encensements était troplongue pour être emplie, tout entière, par ce chant, M. Widor,installé devant son buffet, écoulait des soldes défraîchis demusique, gargouillait Là-Haut, imitant la voix humaine et la flûte,le biniou et le galoubet, la musette et le basson, rapiotait desbalivernes qu’il accompagnait sur la cornemuse ou bien, las deminauder, il sifflait furieusement au disque, finissait par simulerle roulement des locomotives sur les ponts de fonte, en lâchanttoutes ses bombardes.

Et le maître de chapelle, ne voulant pas se montrer inférieurdans sa haine instinctive du plain-chant à l’organiste, se donnaitla joie, lorsque commençait le salut, de remiser les mélodiesgrégoriennes, pour faire dégurgiter des rigodons à seschoristes.

Ce n’était plus un sanctuaire, mais un beuglant. Les Ave maria,les Ave verum, tous les déculottages mystiques de feu Gounod, lesrapsodies du vieux Thomas, les entrechats d’indigents musicastres,défilaient, à la queue leu leu, dévidés par des chefs de choeur dechez Lamoureux, chantés malheureusement aussi par des enfants donton ne craignait pas de polluer la chasteté des voix, dans cespasses bourgeoises de musique, dans ces retapes d’art !

– Ah ! se disait Durtal, si seulement ce maître dechapelle, qui est évidemment un excellent musicien, car enfin,lorsqu’il le faut, il sait faire exécuter, mieux que nulle part àParis, le De profundis en faux bourdon et le Dies Irae, siseulement cet homme faisait jouer, ainsi qu’à saint-Gervais, duPalestrina et du Vittoria, de l’Aichinger et de l’Allegri, del’Orlando de Lassus et du de Près, mais non, il doit égalementabominer ces maîtres, les considérer comme des débris archaïques,bons à reléguer dans des combles !

Et Durtal continuait :

C’est tout de même incroyable, ce que l’on entend maintenant àParis, dans les églises ! Sous couleur de ménager legagne-pain des chantres, on supprime la moitié des strophes descantiques et des hymnes et l’on y substitue, pour varier lesplaisirs, les divagations ennuyées d’un orgue.

On y beugle le Tantum ergo sur l’air national autrichien, ou, cequi est pis encore, on l’affuble de flons-flons d’opérettes ou deglous-glous de cantine. On divise même son texte en des coupletsqu’on agrémente, ainsi qu’une chanson à boire, d’un petitrefrain.

Et les autres proses ecclésiales sont traitées de même.

Et cependant la papauté a formellement défendu par plusieursbulles de laisser souiller le sanctuaire par des fredons. Pour n’enciter qu’une, dans son extravagante Docta sanctorum, Jean XXII aexpressément prohibé la musique et les voix profanes dans lestemples. Il a en même temps interdit aux maîtrises d’altérer pardes fioritures le plain-chant. Les décrets du concile de Trente nesont pas, à ce point de vue, moins nets, et, tout récemment encore,un règlement de la sacrée congrégation des rites est intervenu pourproscrire les sabbats musicaux dans les lieux saints.

Alors que font les curés qui sont, en somme, chargés de lapolice musicale dans leurs églises ? rien, ils s’enfichent.

Ah ! ce n’est pas pour dire, mais avec ces prêtres qui,dans l’espoir d’une recette, permettent, les jours de fête, à desvoix retroussées d’actrices de danser le chahut aux sons pesants del’orgue, elle est devenue quelque chose de pas bien propre, lapauvre Eglise !

A Saint-Sulpice, reprit Durtal, le curé tolère la vilenie desgaudrioles qu’on lui sert, mais il n’admet pas au moins, commecelui de Saint-Séverin, que des cabotines égaient, le vendredisaint, par les éclats débraillés de leurs voix, l’office. Il n’apas encore accepté non plus le solo de cor anglais que j’ai ouï, unsoir d’adoration perpétuelle, à Saint-Thomas. Enfin, si les grandssaluts à Saint-Sulpice sont une honte, les complies y restent,malgré leur attitude théâtrale, vraiment charmantes.

Et Durtal songea à ces Complies dont la paternité est souventattribuée à saint Benoît ; elles étaient, en somme, la prièreintégrale des soirs, l’adjuration préventive, la sauvegarde contreles entreprises du succubat ; elles étaient, en quelque sorte,des sentinelles avancées, des grand’gardes posées autour de l’âme,pour la protéger, pendant la nuit.

Et l’ordonnance de ce camp retranché de prières était parfaite.Après la bénédiction, la voix la plus amenuisée, la plus filiformede la maîtrise, la voix du plus petit des enfants lançait, ainsiqu’un qui vive, la leçon brève tirée de la première épître de saintPierre, avertissant les fidèles qu’ils aient à être sobres et àveiller pour ne pas se laisser surprendre à l’improviste. Un prêtrerécitait ensuite les prières habituées des soirs, l’orgue de choeurdonnait l’intonation et les psaumes tombaient, psalmodiés, un à un,des psaumes crépusculaires où, devant ces approches de la nuitpeuplée de lémures et sillonnée de larves, l’homme appelle Dieu àl’aide et le prie d’éloigner de son sommeil le viol des chemineauxde l’enfer, le stupre des lamies qui passent.

Et l’hymne de saint Ambroise, le Te lucis ante terminum,précisait davantage encore le sens épars de ces psaumes, lerésumait en ses courtes strophes. Malheureusement la plusimportante, celle qui prévoit et décèle les dangers luxurieux del’ombre, était engloutie par les grandes orgues. Cette hymne àSaint-Sulpice ne se clamait pas en plain-chant, ainsi qu’à laTrappe, mais il s’entonnait sur un air pompeux et martelé, un airemballé de gloire, d’une assez fière allure, originaire sans doutedu dix-huitième siècle.

Puis, c’était une pause – et l’homme se sentait mieux à l’abri,derrière ce rempart d’invocations, se recueillait alors, plusrassuré, et empruntait des voix innocentes pour adresser à Dieu denouvelles suppliques. Après le capitule débité par l’officiant, lesenfants de la maîtrise chantaient le répons bref In manus tuas,Domine, commendo spiritum meum qui se déroulait en se bissant, puisse dédoublait et ressoudait à la fin ses deux tronçons séparés parun verset et une moitié d’antienne.

Et après cette prière c’était encore le cantique de ce Siméonqui, dès qu’il eût vu le messie, désira mourir. Ce Nunc dimittisque l’église a incorporé dans les complies, pour nous stimuler ànous reviser, le soir, – car nul ne sait s’il se réveillera, lelendemain, – était enlevé par toute la maîtrise qui alternait avecles répons de l’orgue.

Enfin, pour terminer cet office de ville assiégée, pour prendreses dernières dispositions et tenter de reposer à l’abri d’un coupde main, en paix, l’église édifiait encore quelques oraisons etplaçait ses paroisses sous la tutelle de la vierge dont ellechantait une des quatre antiennes qui se succèdent, suivant lePropre.

Les Complies sont évidemment à la Trappe moins solennelles,moins intéressantes même qu’à Saint-Sulpice, conclut Durtal, car lebréviaire monastique est par extraordinaire moins complet pour cetoffice que le bréviaire romain. Quant aux vêpres du dimanche, jesuis curieux de les entendre, ici.

Et il les entendit ; mais elles ne différaient guère desvêpres adoptées par les bénédictines de la rue monsieur ;elles étaient plus massives, plus graves, plus romanes, si l’onpeut dire, car, forcément les voix de femmes les effilent enlancettes, les ogivent, les modulent, en quelque sorte, dans lestyle gothique, mais les airs grégoriens étaient les mêmes.

Par contre, elles ne ressemblaient en rien à celles deSaint-Sulpice, dont les sauces modernes sophistiquent les essencesmêmes des plains-chants. Seulement le Magnificat de la Trappe,abrupt et d’un éclat sec, ne valait pas ce majestueux, cetadmirable Magnificat Royal qu’à Paris l’on chante.

Ils sont étonnants avec leurs superbes voix, ces moines, sedisait Durtal et il sourit, tandis qu’ils achevaient le cantique dela vierge, car il se rappelait que, dans la primitive église lechantre s’appelait « fabarius cantor », « mangeur de fèves », parcequ’il était condamné à manger ces légumes pour fortifier sa voix.Or, à la Trappe, les plats de fèves étaient fréquents ;c’était peut-être là la recette des voix monastiques toujoursjeunes !

Et il rêvassait à la liturgie et au plain-chant, en fumant descigarettes, après vêpres, dans les allées.

Il se remémorait le symbolisme de ces heures canoniales quiretraçaient, chaque jour, au fidèle, la brièveté de la vie, lui enrésumaient l’image, depuis l’enfance jusqu’à la mort.

Récitée, dès l’aube, Prime figurait l’adolescence ; Tiercela jeunesse ; Sexte la pleine vigueur de l’âge ; None lesapproches de la vieillesse et les Vêpres allégorisaient ladécrépitude. Elles appartenaient d’ailleurs aux nocturnes et ellesse psalmodiaient jadis à six heures du soir, à cette heure où, autemps des équinoxes, le soleil se couche dans la cendre rouge desnuées. Quant aux complies, elles retentissaient, alors que, symboledu trépas, la nuit était venue.

Cet office canonial était un merveilleux rosaire depsaumes ; chaque grain de chacune de ces heures se référaitaux différentes phases de l’existence humaine, suivait, peu à peu,les périodes du jour, le déclin de la destinée, pour aboutir auplus parfait des offices, aux Complies, cette absoute provisoired’une mort représentée, elle-même, par le sommeil !

Et si, de ces textes si savamment triés, de ces proses sisolidement scellées, Durtal passait à la robe sacerdotale de leurssons, à ces chants neumatiques, à cette divine psalmodie, touteuniforme, toute simple, qu’est le plain-chant, il devait constaterque, sauf dans les cloîtres bénédictins, on lui avait partoutadjoint un accompagnement d’orgue, on l’avait enfourné de forcedans la tonalité moderne et il disparaissait sous ces végétationsqui l’étouffaient, devenait partout incolore et amorphe,incompréhensible.

Un seul de ses bourreaux, Niedermeyer, s’était au moins montrépitoyable. Lui, avait essayé d’un système plus ingénieux et plusprobe. Il avait renversé les termes du supplice. Au lieu de vouloirassouplir le plain-chant et le fourrer dans le moule de l’harmoniemoderne, il avait contraint cette harmonie à se ployer à latonalité austère du plain-chant. Il conservait ainsi son caractère,mais combien il eût été plus naturel de le laisser solitaire, de nepas l’obliger à remorquer un inutile cortège, une maladroitesuite !

Ici au moins, à la Trappe, il vivait, s’épanouissait, en toutesécurité, sans traîtrises de la part de ces moines. Il y avaittoujours homophonie, toujours on le chantait, sans accompagnement,à l’unisson.

Cette vérité, il put se la confirmer, une fois de plus, après lesouper, le soir, alors qu’à la fin des complies, le père sacristainalluma tous les cierges de l’autel.

A ce moment, dans le silence, ces trappistes à genoux, la têtedans leurs mains ou la joue penchée sur la manche de leur grandecoule, trois convers entrèrent, deux tenant des flambeaux et unautre qui les précédait, un encensoir ; et, derrière eux, àquelques pas, le prieur s’avança, les mains jointes.

Durtal regardait le costume changé des trois frères. Ilsn’avaient plus leur robe de bure, faite de pièces et de morceaux,pisseuse, couleur de macadam, mais des robes d’un brun violi deprune, sur lequel tranchait le blanc tuyauté d’un surplis neuf.

Tandis que le P. Maximin, vêtu d’une chape d’un blanc laiteux,tissée de croix en jaune citron, insérait l’hostie dans la custode,le thuriféraire déposait l’encensoir sur les braises duquelfondaient les larmes des vrais encens. Contrairement à ce qui alieu à Paris où l’encensoir brandi devant l’autel sonne contre seschaînes et simule le cliquetis clair du cheval qui secoue, enlevant la tête, la gourmette et le mors, l’encensoir à la Trappedemeurait immobile devant l’autel, fumait seul, derrière le dos desofficiants.

Et tout le monde chanta l’implorante et la mélancolique antiennedu Parce Domine, puis le Tantum ergo, ce chant magnifique quipourrait presque être mimé, tant les sentiments qui se succèdentdans sa prose rimée sont, dans leurs nuances, nets.

Dans la première strophe, il semble, en effet, qu’il hochedoucement la tête, qu’il appuie, pour ainsi dire, du menton, afind’attester l’insuffisance des sens à expliquer le dogme de laprésence réelle, l’avatar accompli du pain. Il est alors admiratifet réfléchi ; puis cette mélodie si attentive, sirespectueuse, ne s’attarde plus à constater la faiblesse de laraison et la puissance de la foi, mais dans sa seconde strophe,elle s’élance, adule la gloire des trois personnes, exulted’allégresse, ne se reprend qu’à la fin où la musique ajoute unsens nouveau au texte de saint Thomas, en avouant dans un long,dans un dolent amen, l’indignité de l’assistance à recevoir labénédiction de la chair remise sur cette croix que l’ostensoir vadessiner dans l’air.

Et, lentement, tandis que, déroulant sa spirale de fumée,l’encensoir tendait comme une gaze bleue devant l’autel, tandis quele saint-sacrement se levait, tel qu’une lune d’or, parmi lesétoiles des cierges scintillant dans les ténèbres commencées decette brume, les cloches de l’abbaye tintèrent, à coups précipitéset doux. Et tous les moines accroupis, les yeux fermés, seredressèrent et entonnèrent le Laudate sur la vieille mélodie quise chante également à Notre-Dame-des-Victoires, au Salut dusoir.

Puis, un à un, après s’être agenouillés devant l’autel, ilssortirent de l’église, pendant que Durtal et l’oblat retournaient àl’hôtellerie où les attendait le P. Etienne.

Il dit à Durtal : – Je ne voulais pas aller me coucher, sanssavoir comment vous aviez supporté la journée ; et commeDurtal le remerciait, en l’assurant que ce dimanche avait été trèspacifique, le père étienne sourit et révéla, en un mot, que, sousleur attitude réservée, tous à la Trappe, s’intéressaient à leurhôte plus que lui-même ne le croyait.

Le R. P. abbé et le P. prieur vont être contents quand je vaisleur donner cette réponse, dit le moine, qui souhaita bonne nuit àDurtal, en lui serrant la main.

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