En Route

Chapitre 3

 

Comme tous les incrédules il s’était dit, avant sa conversion :moi, si je croyais que Jésus est Dieu et que la vie éternelle n’estpas un leurre, je n’hésiterais point à renverser mes habitudes, àsuivre autant que possible les règles religieuses, à demeurer, entout cas, chaste. Et il s’étonnait que des gens qu’il avait connuset qui se trouvaient dans ces conditions n’eussent pas une attitudesupérieure à la sienne. Lui, qui s’accordait depuis si longtempsd’indulgents pardons, devenait d’une singulière intolérance, dèsqu’il s’agissait d’un catholique.

Il comprenait maintenant l’iniquité de ses jugements, se rendaitcompte qu’entre croire et pratiquer l’abîme le plus difficile àfranchir existe.

Il n’aimait pas à se disputer sur cette question, mais ellerevenait et l’obsédait quand même et il était bien obligé des’avouer alors la mesquinerie de ses arguments, les méprisablesraisons de ses résistances.

Il était encore assez franc pour se dire : je ne suis plus unenfant ; si j’ai la foi, si j’admets le catholicisme, je nepuis le concevoir, tiède et flottant, continuellement réchauffé parle bain-marie d’un faux zèle. Je ne veux pas de compromis et detrêves, d’alternances de débauches et de communions, de relaislibertins et pieux, non, tout ou rien ; se muer de fond encomble ou ne rien changer !

Et aussitôt, il reculait épouvanté, essayait de fuir devant ceparti qu’il s’agissait de prendre, s’ingéniait à se disculper energotant pendant des heures, invoquait les plus piètres motifs pourdemeurer tel qu’il était, pour ne pas bouger.

Comment faire ? Si je n’obéis pas à des ordres que je senss’affirmer, de plus en plus impérieux, en moi, je me prépare unevie de malaises et de remords, car je sais très bien que je ne doispas m’éterniser ainsi sur le seuil, mais pénétrer dans lesanctuaire et y rester. Et si je me décide… ah ! Non, parexemple… car alors il faudra s’astreindre à un tas d’observances,se plier à des séries d’exercices, suivre la messe le dimanche,faire maigre le vendredi ; il faudra vivre en cagot,ressembler à un imbécile !

Et il se rappelait soudain, pour s’aider à la révolte, ladégaîne, la tête, des gens assidus dans les églises ; pourdeux hommes qui avaient l’air d’êtres intelligents, d’êtrespropres, combien, à n’en pas douter, étaient des cafards et despleutres !

Presque tous avaient l’aspect louche, la voix huileuse, les yeuxrampants, les lunettes inamovibles, les vêtements en bois noir dessacristains ; presque tous égrenaient d’ostensibles chapeletset, plus stratégiques, plus fourbes encore que les impies, ilsrançonnaient leur prochain, en quittant Dieu.

Et les dévotes étaient encore moins rassurantes ; ellesenvahissaient l’église, s’y promenaient ainsi que chez elles,dérangeaient tout le monde, bousculaient les chaises, vouscognaient sans même demander pardon ; puis elless’agenouillaient avec faste, prenaient des attitudes d’angescontrits, marmottaient d’intarissables patenôtres, sortaient del’église encore plus arrogantes et plus aigres.

Comme c’est encourageant de se dire qu’il faudra se mêler à laclique de ces pécores pieuses ! s’écriait-il.

Mais aussitôt, sans même qu’il le voulût, il se répondait : tun’as pas à t’ occuper des autres ; si tu étais plus humble,ces gens te paraîtraient sans doute moins hostiles ; ils ontdans tous les cas le courage qui te manque ; eux n’ont pashonte de leur foi et ils ne craignent pas de s’agenouiller enpublic devant leur Dieu.

Et Durtal restait penaud, car il devait bien s’avouer que cetteriposte frappait juste. L’humilité lui faisait défaut, cela étaitsûr, mais ce qui était peut-être pis encore, il ne pouvait sesoustraire au respect humain.

Il appréhendait de passer pour un sot ; la perspectived’être aperçu, à genoux, dans une église, l’horripilait ;l’idée, si jamais il devait communier, de se lever, d’affronter lesregards pour s’acheminer vers l’autel, lui était intolérable.

S’il vient jamais, ce qu’il sera dur à subir ce moment-là !Se disait-il ; et pourtant, c’est idiot, car enfin je n’ai quefaire de l’opinion de personnes que je ne connais point ! Maisil avait beau se répéter que ses alarmes étaient absurdes, il neparvenait pas à les surmonter, à se dissuader de la peur duridicule.

Enfin, reprenait-il, quand même je me déciderais à sauter lefossé, à me confesser et à communier, il resterait toujours àrésoudre la terrible question des sens ; il faudrait sedéterminer à fuir les emprises de la chair, à renoncer aux filles,à accepter un éternel jeûne. Ça, je n’y parviendraijamais !

Sans compter que, dans tous les cas, le moment serait mal choisisi je tentais dès maintenant cet effort, car je n’ai jamais été sitourmenté que depuis ma conversion ; ah ! ce que lecatholicisme suscite d’immondes rumeurs lorsque l’on rôde dans sesalentours, sans y entrer !

Et à cette exclamation une autre répliquait aussitôt : Ehbien ! mais alors il faut y entrer !

Il s’irritait à tourner ainsi sur lui-même, sans changer deplace et il essayait de dévier cette conversation, comme s’il sefût entretenu avec une autre personne dont les questionsl’embarrassaient ; mais il y revenait quand même et, agacé,réunissait toute sa raison, l’appelait à l’aide.

Voyons, il faut tâcher de se repérer pourtant ! Il estévident que depuis que je me suis approché de l’Eglise, mespersuasions d’ordures sont devenues plus fréquentes et plustenaces ; un autre fait est certain encore, c’est que je suissuffisamment usé par vingt ans de noce pour n’avoir plus de besoinscharnels. Je pourrais donc parfaitement, en somme, si je le voulaisbien, demeurer chaste ; mais il faudrait ordonner à mamisérable cervelle de se taire et je n’en ai pas la force ! -C’est effrayant tout de même, dire que je suis plus attisé que dansma jeunesse, car maintenant mes désirs voyagent et, las de l’abricoutumier, ils partent à la recherche du mauvais gîte !Comment expliquer cela ? Ne s’agirait-il pas alors d’une sortede dyspepsie d’âme, ne digérant plus les sujets coutumiers,cherchant pour se nourrir des ravigotes de songeries, des salaisonsd’idées ; ce serait donc cette inappétence des repas sains quiaurait engendré cette convoitise de mets baroques, cet idéaltrouble, cette envie de s’échapper hors de moi, de franchir, nefût-ce que pendant une seconde, les lisières tolérées des sens.

Dans ce cas, le catholicisme jouerait tout à la fois le rôled’un révulsif et d’un déprimant. Il stimulerait ces souhaitsmaladifs et il me débiliterait en même temps, me livrerait, sansvigueur pour résister, à l’émoi de mes nerfs.

A force de s’ausculter, en errant ainsi, il finissait pars’acculer dans une impasse, aboutissait à cette conclusion : je nepratique pas ma religion parce que je cède à d’ignobles instinctset je cède à ces instincts parce que je ne pratique pas mareligion.

Mais ainsi au pied du mur, il regimbait, se demandant si cettedernière observation était bien juste ; car enfin, rien neprouvait qu’après s’être approché des sacrements, il ne serait pasattaqué plus violemment encore. C’était même probable, car le démons’acharnait surtout sur les gens pieux.

Puis il se révoltais contre la lâcheté de ces remarques, secriait : je me mens, car je sais bien que si je faisais seulementmine de me défendre, je serais Là-Haut puissamment aidé.

Habile à se tourmenter, il continuait à se piétiner l’âme,toujours sur la même piste. Admettons, se disait-il, que, parimpossible, j’aie maté mon orgueil et réduit mon corps, admettonsqu’il ne me reste plus, à l’heure actuelle, qu’à aller de l’avant,eh bien ! Je suis encore arrêté, car le dernier obstacle àfranchir m’effare.

Jusqu’ici, j’ai pu marcher seul, sans une aide terrestre, sansun conseil ; j’ai pu me convertir, sans l’appui de personne,mais aujourd’hui, je ne puis plus faire un pas sans avoir un guide.Je ne puis m’approcher de l’autel, sans le secours d’un truchement,sans le renfort d’un prêtre.

Et une fois de plus, il reculait, car il avait autrefoisfréquenté un certain nombre d’ecclésiastiques et il les avaittrouvés si médiocres, si tièdes, surtout si hostiles à la mystique,qu’il se révoltait rien qu’à l’idée de leur exposer le bilan de sespostulations et de ses regrets.

Ils ne me comprendront pas, se disait-il, ils me répondront quela mystique était intéressante au Moyen Age, qu’elle est maintenantdésuète, qu’elle est, en tout cas, en parfait désaccord avec lemodernisme. Ils croiront que je suis fou, m’assureront d’ailleursque Dieu n’en demande pas tant, m’engageront, en souriant, à ne pasme singulariser, à faire comme les autres, à penser comme eux.

Je n’ai certes pas la prétention d’aborder, de moi-même, la voiemystique, mais enfin qu’ils me laissent au moins l’envier, qu’ilsne m’ infligent pas leur idéal bourgeois d’un Dieu !

Car, il n’y a pas à se leurrer, le catholicisme n’est pointseulement cette religion tempérée qu’on nous propose ; il nese compose pas seulement de petites cases et de formules ; ilne réside pas en entier dans d’étroites pratiques, dans desamusettes de vieille fille, dans toute cette bondieusarderie quis’épand le long de la rue de Saint-Sulpice ; il est autrementsurélevé, autrement pur ; mais alors il faut pénétrer dans sazône brûlante, il faut le chercher dans la mystique qui est l’art,qui est l’essence, qui est l’âme de l’Eglise même.

En usant des puissants moyens dont elle dispose, il s’agit alorsde faire le vide en soi, de se dénuder l’âme, de telle sorte que,s’il le veut, le Christ puisse y descendre ; il s’agit dedésinfecter le logis, de le passer au chlore des prières, ausublimé des sacrements ; il s’agit, en un mot, d’être prêtquand l’hôte viendra et nous ordonnera de nous transvaser en lui,tandis que lui-même se fondra en nous.

Je sais, parbleu bien, que cette alchimie divine, que cettetransmutation de la créature humaine en Dieu est, la plupart dutemps, impossible, car le Sauveur réserve d’habitude cesextraordinaires faveurs à ses élus, mais enfin, si indigne qu’ilsoit, chacun est présumé pouvoir atteindre ce but grandiose,puisque c’est Dieu seul qui décide et non l’homme, dont l’humbleconcours est seulement requis.

Je me vois raconter cela à des prêtres ! Ils me diront queje n’ai pas à m’ occuper d’idées mystiques et ils me présenteronten échange une religionnette de femme riche ; ils voudronts’immiscer dans ma vie, me presser sur l’âme, m’ insinuer leursgoûts ; ils essaieront de me convaincre que l’art est undanger ; ils me prôneront des lectures imbéciles ; ils meverseront à pleins bols leur bouillon de veau pieux !

Et je me connais, au bout de deux entretiens avec eux, je merévolterai, je deviendrai impie !

Et Durtal hochait la tête, et demeurait pensif, puis ilreprenait :

Il importe néanmoins d’être juste ; le clergé séculier nepeut être qu’un déchet, car les ordres contemplatifs et l’armée desmissionnaires enlèvent, chaque année, la fleur du panier desâmes ; les mystiques, les prêtres affamés de douleurs, ivresde sacrifices, s’internent dans des cloîtres, ou s’exilent chez lessauvages qu’ils catéchisent. Ainsi écrémé, le reste du clergé n’estévidemment plus que le lait allongé, que la lavasse desséminaires…

Oui, mais enfin, continuait-il, la question n’est pas de savoirs’ils sont intelligents ou bornés ; je n’ai pas à dépecer leprêtre pour chercher à découvrir, sous l’écorce consacrée, le néantde l’homme ; je n’ai pas à médire de son insuffisancepuisqu’elle s’ajuste en somme à la compréhension des foules. Neserait-ce pas, d’ailleurs, plus courageux et plus humble des’agenouiller devant un être dont la misère de cervelle vous seraitconnue ?

Et puis… et puis… je n’en suis pas réduit là ; car enfin,j’en sais un, à Paris, qui est un vrai mystique. Si j’allais levoir.

Et il repensait à un abbé Gévresin avec lequel il avait jadisentretenu des relations ; il l’avait rencontré, plusieursfois, chez un libraire de la rue Servandoni, le père Tocane, quipossédait d’introuvables livres sur la liturgie et les vies deSaints.

Apprenant que Durtal cherchait des ouvrages sur la bienheureuseLydwine, ce prêtre s’était aussitôt intéressé à lui et ils avaient,en sortant, longuement causé. Cet abbé était très vieux et marchaitavec peine ; aussi s’était-il volontiers appuyé sur le bras deDurtal qui l’avait accompagné jusqu’à sa porte.

– C’est un sujet magnifique que l’existence de cette victime despéchés de son temps, disait-il ; vous vous la rappelez,n’est-ce pas ? Et il en avait, à grands traits, retracé, touten cheminant, les lignes.

Lydwine était née vers la fin du quatorzième siècle, à Schiedam,en Hollande. Sa beauté était extraordinaire, mais elle tomba maladevers quinze ans et devint laide. Elle entre en convalescence, serétablit et un jour qu’elle patine avec des camarades sur lescanaux glacés de la ville, elle fait une chute et se brise unecôte. A partir de cet accident, elle demeure étendue sur un grabatjusqu’à sa mort ; les maux les plus effrayants se ruent surelle, la gangrène court dans ses plaies et de ses chairs 4 enputréfaction naissent des vers. La terrible maladie du Moyen Age,le feu sacré, la consume. Son bras droit est rongé ; il nereste qu’un seul nerf qui empêche ce bras de se séparer ducorps ; son front se fend du haut en bas, un de ses yeuxs’éteint et l’autre devient si faible qu’il ne peut supporteraucune lueur.

Sur ces entrefaites, la peste ravage la Hollande, décime la citéqu’elle habite ; elle est la première atteinte ; deuxpustules se forment, l’une, sous un bras, l’autre, dans la régiondu coeur. Deux pustules, c’est bien, dit-elle au Seigneur, maistrois seraient mieux, en l’honneur de la Trinité Sainte ; etaussitôt un troisième bouton lui crève la face.

Pendant trente-cinq années, elle vécut dans une cave, ne prenantaucun aliment solide, priant et pleurant ; si transie,l’hiver, que, le matin, ses larmes formaient deux ruisseaux gelésle long de ses joues.

Elle s’estimait encore trop heureuse, suppliait le Seigneur dene point l’épargner ; elle obtenait de lui d’expier par sesdouleurs les péchés des autres ; et le Christ l’écoutait,venait la voir avec ses anges, la communiait de sa main, laravissait en de célestes extases, faisait s’exhaler, de lapourriture de ses plaies, de savants parfums.

Au moment de mourir, il l’assiste et rétablit dans son intégritéson pauvre corps. Sa beauté, depuis si longtemps disparue,resplendit ; la ville s’émeut, les infirmes arrivent en fouleet tous ceux qui l’approchent guérissent.

Elle est la véritable patronne des malades, avait conclul’abbé ; et, après un silence, il avait repris :

– Au point de vue de la haute mystique, Lydwine fut prodigieuse,car l’on peut vérifier sur elle la méthode de substitution qui futet qui est encore la glorieuse raison d’être des cloîtres.

Et comme, sans répondre, Durtal l’avait interrogé du regard, ilavait poursuivi :

– Vous n’ignorez pas, monsieur, que, de tout temps, desreligieuses se sont offertes pour servir de victimes d’expiation auciel. Les vies des saints et des saintes qui convoitèrent cessacrifices et réparèrent par des souffrances ardemment réclamées etpatiemment subies les péchés des autres, abondent. Mais, il est unetâche encore plus ardue et plus douloureuse que ces âmes admirablesenvient. Elle consiste, non plus à purger les fautes d’autrui, maisà les prévenir, à les empêcher d’être commises, en supplantant lespersonnes trop faibles pour en supporter le choc.

Lisez, à cette occasion, Sainte Térèse ; vous verrezqu’elle obtint de prendre à sa charge les tentations d’un prêtrequi ne pouvait les endurer, sans fléchir. Cette substitution d’uneâme forte, débarrassant celle qui ne l’est point de ses périls etde ses craintes, est une des grandes règles de la Mystique.

Tantôt, cette suppléance est purement spirituelle et tantôt, aucontraire, elle ne s’adresse qu’aux maladies du corps ; SainteTérèse se subrogeait aux âmes en peine, la soeur Catherine Emmerichsuccédait, elle, aux impotentes, relayait, tout au moins, les plusmalades ; c’est ainsi, par exemple, qu’elle put souffrir lestortures d’une femme atteinte de phtisie et d’une hydropique, pourleur permettre de se préparer à la mort en paix.

Eh bien ! Lydwine accaparait toutes les maladies ducorps ; elle eut la concupiscence des douleurs physiques, lagloutonnerie des plaies ; elle fut, en quelque sorte, lamoissonneuse des supplices et elle fut aussi le lamentable vase oùchacun venait verser le trop plein de ses maux. Si vous voulezparler d’elle, autrement que les pauvres hagiographes de notretemps, étudiez d’abord cette loi de la substitution, cettemerveille de la charité absolue, cette victoire surhumaine de lamystique ; elle sera la tige de votre livre et, naturellement,sans efforts, tous les actes de Lydwine se grefferont sur elle.

– Mais, avait questionné Durtal, cette loi subsisteencore ?

– Oui, je connais des couvents qui l’appliquent. Au reste, desordres, tels que les carmélites et les clarisses acceptent trèsbien qu’on leur transfère les tentations dont on souffre ;alors ces monastères endossent, pour ainsi dire, les échéancesdiaboliques imposées à des âmes insolvables dont ils paient de lasorte intégralement les dettes.

– C’est égal, avait fait Durtal, en hochant la tête, pourconsentir à attirer ainsi sur soi les attaques destinées auprochain, il faut être joliment certain de ne passombrer ?

– Les religieuses choisies par Notre-seigneur, comme victimesexpiatoires, comme holocaustes, sont, en somme, assez rares, avaitrepris l’abbé ; elles sont, généralement, dans ce sièclesurtout, obligées de se réunir, de se coaliser, afin de supportersans faiblir le poids des méfaits qui les tentent, car, pour qu’uneâme puisse subir, à elle seule, les assauts sataniques qui sontparfois atroces, il faut qu’elle soit vraiment assistée par lesanges et élue par Dieu… et après un silence, le vieux prêtre avaitajouté :

– Je crois pouvoir parler avec une certaine expérience de cesquestions, car je suis l’un des directeurs des religieusesréparatrices dans les couvents.

– Et quand on pense que le monde se demande à quoi servent lesordres contemplatifs ! s’était écrié Durtal.

– Ils sont les paratonnerres de la société, avait dit, avec unesingulière énergie, l’abbé. Ils attirent sur eux le fluidedémoniaque, ils résorbent les séductions des vices, ils préserventpar leurs prières ceux qui vivent dans le péché comme nous ;ils apaisent enfin la colère du Très-haut et l’empêchent de mettreen interdit la terre. Ah ! Certes, les soeurs qui se vouent àla garde des malades et des infirmes sont admirables, mais combienleur tâche est aisée, en comparaison de celle qu’assument lesordres cloîtrés, les ordres où les pénitences ne s’interrompentjamais, où même les nuits alitées sanglotent !

Il est tout de même plus intéressant que ses confrères, ceprêtre-là, s’était dit Durtal, au moment où ils s’étaientquittés ; et comme l’abbé l’avait invité à venir le voir, il yétait plusieurs fois allé.

Il avait toujours été cordialement reçu. A diverses reprises, ilavait habilement tâté ce vieillard sur quelques questions. Ilrépondait évasivement lorsqu’il s’agissait de ses confrères. Il neparaissait point, cependant, en faire grand cas, si l’on en jugeaitpar ce qu’il avait répliqué, un jour, à Durtal qui lui reparlait decet aimant de douleurs que fut Lydwine.

– Voyez-vous, une âme faible et probe a tout avantage à sechoisir un confesseur, non dans le clergé qui a perdu le sens de lamystique, mais chez les moines. Eux seuls connaissent les effets dela loi de substitution et s’ils voient que, malgré ses efforts, lepénitent succombe, ils finissent par le délivrer, en prenant à leurcompte ses tentations ou en les expédiant dans un couvent deprovince où des gens résolus les usent.

Une autre fois, la question des nationalités était discutée dansun journal que lui montrait Durtal ; l’abbé avait haussé lesépaules et repoussé les balivernes du chauvinisme. Pour moi,avait-il affirmé placidement, pour moi, la patrie, c’est où je priebien.

Qu’était ce prêtre ? Il ne le savait, au juste. Par lelibraire, il avait appris que l’abbé Gévresin était incapable, àcause de son grand âge et de ses infirmités, d’exercerrégulièrement le sacerdoce. Je sais que, lorsqu’il le peut, ilcélèbre encore la messe, le matin, dans un couvent ; je croisaussi qu’il confesse chez lui quelques confrères ; et Tocaneavait dédaigneusement ajouté : il a à peine de quoi vivre et il nedoit pas être bien vu à l’archevêché, à cause de ses idéesmystiques.

Là s’arrêtaient ses renseignements. Il est évidemment un trèsbon prêtre, se répétait Durtal ; sa physionomie même ledétermine et c’est une contradiction de la bouche et des yeux quiavère cette certitude d’une bonté parfaite ; ses lèvres, unpeu grosses et violettes, toujours humides, sourient d’un sourireaffectueux, mais presque triste, que démentent ses yeux bleusd’enfant, des yeux qui rient, étonnés, sous d’épais sourcilsblancs, dans son visage un peu rouge, piqueté sur les joues telqu’un abricot mûr, de points de sang.

En tout cas, conclut Durtal qui sortit de ses rêveries, j’ai eubien tort de ne pas continuer les relations que j’avais entaméesavec lui.

Oui, mais voilà, rien n’est plus difficile que d’entrer dans laréelle intimité d’un prêtre ; d’abord, par l’éducation mêmequ’il reçut au séminaire, l’ecclésiastique se croit obligé de sedisséminer, de ne pas se concentrer en des affectionsparticulières ; puis il est, ainsi que le médecin, un hommeharassé d’occupations et introuvable. On les voit, quand on lesjoint, l’un et l’autre, entre deux confessions ou deux visites.L’on n’est pas avec cela bien certain du bon aloi de l’accueilempressé du prêtre, car il est le même pour tous ceux quil’approchent ; enfin ne visitant pas l’abbé Gévresin pourréclamer des secours ou des soins, j’ai eu peur de l’embarrasser,de lui faire perdre son temps et je me suis par discrétion abstenud’aller le voir.

J’en suis maintenant fâché ; voyons, si je lui écrivais ousi j’y retournais, un matin ; mais pour quoi lui dire ?Encore faudrait-il savoir ce que l’on veut pour se permettre de lerelancer. Si j’y vais seulement pour geindre, il me répondra quej’ai tort de ne pas communier, et que lui répliquerai-je ?Non, ce qu’il faudrait, ce serait le croiser comme par hasard surles quais où il bouquine parfois ou chez Tocane, car alors jepourrais l’entretenir d’une façon plus intime, en quelque sortemoins officielle, de mes oscillations et de mes regrets.

Et Durtal se mit à battre les quais et n’y rencontra pas uneseule fois l’abbé. Il se rendit chez le libraire sous le prétextede feuilleter ses livres, mais, dès qu’il eut prononcé le nom deGévresin, Tocane s’écria : « je suis sans nouvelles de lui ; ily a deux mois qu’il n’est venu ! »

Il n’y a pas à tergiverser, il va falloir le déranger chez lui,se dit Durtal, mais il se demandera pourquoi je reviens, après unesi longue absence. Outre la gêne que j’éprouve à retourner chez lespersonnes que j’ai délaissées, il y a encore cet ennui de penserqu’en m’apercevant l’abbé soupçonnera aussitôt un but intéressé àma visite. Ce n’est vraiment pas commode ; si j’avaisseulement un bon prétexte ; il y aurait bien cette vie deLydwine qui l’intéresse ; je pourrais le consulter sur diverspoints. Oui, mais lesquels ? Je ne me suis pas occupé de cettesainte depuis longtemps et il faudrait relire les indigentsbouquins de ses biographes. Au fond, il serait plus simple et ilserait plus digne d’agir franchement, de lui dire : voici le motifde ma venue ; je vais vous demander des conseils que je nesuis pas résolu à suivre, mais j’ai tant besoin de causer, de medébrider l’âme, que je vous supplie de me faire la charité deperdre pour moi une heure.

Et il le fera certainement et de bon coeur.

Alors est-ce entendu ? Si j’y allais, demain ? – etaussitôt il s’ébroua. Rien ne pressait ; il serait toujourstemps ; mieux valait réfléchir encore ; ah ! maisj’y pense, voici Noël ; je ne puis décemment importuner ceprêtre qui doit confesser ses clients, car l’on communie beaucoupce jour-là. Laissons passer son coup de feu, nous verronsaprès.

Il fut d’abord ravi de s’être inventé cette excuse ; puis,il dut intérieurement s’avouer qu’elle n’était pas trop valide, carenfin rien ne prouvait que ce prêtre, qui n’était pas attaché à uneparoisse, fut occupé à confesser des fidèles.

Ce n’était guère probable, mais il essaya de se convaincre qu’ilpouvait néanmoins en être ainsi ; et ses hésitationsrecommencèrent. Exaspéré, à la fin, par ces débats, il adopta unmoyen terme. Il n’irait, pour plus de sûreté, chez l’abbé qu’aprèsNoël, seulement il ne dépasserait pas la date qu’il allait sefixer, et il prit un almanach et jura de tenir sa promesse, troisjours après cette fête.

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