En Route

Chapitre 8

 

En se dirigeant, le dimanche matin, vers la rue Monsieur, Durtalse remâchait des bribes de réflexions sur les monastères. Il n’y apas à dire, ruminait-il, dans l’immondice accumulée des temps, euxseuls sont restés propres et ils sont vraiment en relations avec leciel et servent de truchement à la terre pour lui parler. Oui, maisencore, faut-il s’entendre et spécifier qu’il s’agit seulement icides ordres en clôture et demeurés autant que possible pauvres…

En resongeant aux communautés de femmes, il murmura, tout enpressant le pas : voici encore un fait surprenant et qui prouve,une fois de plus, l’inégalable génie dont est douée l’Eglise ;elle est arrivée à faire vivre, côte à côte, sans qu’elless’assassinent, des ruches de femmes qui obéissent, sans regimber,aux volontés d’une autre femme ; ça c’est inouï !

Enfin m’y voici, – et Durtal qui se savait en retard seprécipita dans la cour des bénédictines, gravit, quatre à quatre,le perron de la petite église et poussa la porte. Il demeurahésitant sur le seuil, ébloui par le brasier de cette chapelle enfeu. Partout des lampes étaient allumées et, au-dessus des têtes,l’autel flamboyait dans sa futaie incendiée de cierges sur le fondde laquelle se détachait, comme sur l’or d’un iconostase, la faceempourprée d’un évêque blanc.

Durtal se glissa dans la foule, joua des coudes, entrevit l’abbéGévresin qui lui faisait signe ; il le rejoignit, s’installasur la chaise que le prêtre lui avait réservée et il examina l’abbéde la Grande Trappe, entouré de prêtres en chasubles, d’enfants dechoeur habillés, les uns en rouge et les autres en bleu, suivi parun trappiste au crâne ras, cerclé d’une couronne de cheveux, tenantla crosse de bois, dans le tournant de laquelle était sculpté unpetit moine.

Vêtu de la coule blanche, à longues manches avec gland d’or aucapuchon, la croix abbatiale sur la poitrine, la tête coiffée d’unemitre mérovingienne de forme basse, Dom Etienne, avec sa largecarrure, sa barbe grisonnante et la joie de son teint, lui fit toutd’abord l’effet d’un vieux Bourguignon, cuit par le soleil dans lestravaux des vignes ; il lui parut, de plus, être un bravehomme, mal à l’aise sous la mitre, intimidé par ces honneurs.

Un parfum âcre qui brûlait l’odorat ainsi qu’un piment brûle labouche, le parfum de la myrrhe flottait dans l’air ; il y eutun remous de foule ; derrière la grille dont le rideau noirfut tiré, le couvent, debout, entonna l’hymne de saint Ambroise, leJesu corona Virginum, tandis que les cloches de l’abbaye sonnaientà toute volée ; dans la courte allée menant du parvis auchoeur et bordée par une haie penchée de femmes, un crucifère etdes porte-cierges entrèrent, puis, derrière eux, la novice, encostume de mariée, parut.

Elle était brune et légère, toute petite, et elle s’avançaitconfuse, les yeux baissés, entre sa mère et sa soeur ; d’unpremier coup d’oeil, Durtal la jugea insignifiante, à peine jolie,vraiment quelconque ; et instinctivement il chercha l’autre,gêné quand même dans ses habitudes, par cette absence de l’hommedans un mariage.

Se roidissant contre son émotion, la postulante franchit la nef,pénétra dans le choeur, s’agenouilla à gauche, sur un prie-Dieu,devant un grand cierge, assistée de sa mère et de sa soeur, luiservant de paranymphes.

Dom Etienne salua l’autel, monta ses degrés, s’assit dans unfauteuil de velours rouge, installé sur la plus haute marche.

Alors, l’un des prêtres vint chercher la jeune fille et elles’agenouilla, seule, devant le moine.

Dom Etienne gardait l’immobilité d’un Bouddha et il en eut legeste ; il leva un doigt et, doucement, il dit à la novice:

– Que demandez-vous ?

Elle parla si bas qu’on l’entendit à peine :

– Mon père, me sentant pressée d’un ardent désir de me sacrifierà Dieu, en qualité de victime en union avec Notre-seigneurJésus-christ immolé sur nos autels et de consommer ma vie enadoration perpétuelle de son divin sacrement, sous l’observance dela règle de notre glorieux père saint Benoît, je vous demandehumblement la grâce du saint habit.

– Je vous l’accorderai volontiers, si vous croyez pouvoirconformer votre vie à celle d’une victime vouée auSaint-sacrement.

Et elle répondit d’un ton plus assuré :

– Je l’espère, appuyée sur les infinies bontés de mon SauveurJésus-Christ.

– Dieu vous donne, ma fille, la persévérance, dit leprélat ; il se leva, fit face à l’autel, s’agenouilla, la têtedécouverte, et commença le chant du veni creator que continuèrent,derrière la natte ajourée de fer, toutes les voix des nonnes.

Puis il remit sa mitre, pria, tandis que le chant des psaumessurgissait sous les voûtes. La novice, que l’on avait pendant cetemps reconduite à sa place, sur le prie-Dieu, se leva, salual’autel, vint s’agenouiller, entre ses deux paranymphes, aux piedsde l’abbé de la Trappe qui s’était rassis.

Et ses deux compagnes défirent le voile de la fiancée, ôtèrentla couronne de fleurs d’oranger, déroulèrent les torsades descheveux, tandis qu’un prêtre étendait une serviette sur les genouxdu prélat et que le diacre lui présentait sur un plat de longsciseaux.

Alors, devant le geste de ce moine s’apprêtant, tel qu’unbourreau, à tondre la condamnée dont l’heure de l’expiation estproche, l’effrayante beauté de l’innocence s’assimilant au crime,se substituant aux conséquences de fautes qu’elle ignorait, qu’ellene pouvait même comprendre, apparut à ce public venu par curiositédans la chapelle, et, consterné par l’apparent déni de cettejustice plus qu’humaine, il trembla lorsque l’évêque saisit àpleine main, ramena sur le front, tira à lui la chevelure.

Et ce fut comme un éclair d’acier dans une pluie noire.

L’on entendit, dans le silence de mort de l’église, le cri desciseaux peinant dans cette toison qui fuyait sous ses lames, puistout se tut. Dom Etienne ouvrit la main et, sur ses genoux, en delongs fils noirs, cette pluie tomba.

Il y eut un soupir de soulagement lorsque les prêtres et lesparanymphes emmenèrent la mariée, étrange dans sa robe à traîne,avec sa tête déparée et sa nuque nue.

Et presque aussitôt le cortège revint. Il n’y avait plus defiancée en jupe blanche, mais une religieuse en robe noire.

Elle s’inclina devant le trappiste et se remit à genoux, entresa mère et sa soeur.

Alors, tandis que l’abbé priait le Seigneur de bénir saservante, le cérémoniaire et le diacre prirent sur une crédence,près de l’autel, une corbeille où, sous des pétales effeuillés deroses, étaient pliés une ceinture de cuir mort, symbole du terme decette luxure que les pères de l’Eglise logeaient dans la région desreins, un scapulaire qui allégorise la vie crucifiée au monde, unvoile qui signifie la solitude de la vie cachée en Dieu ; etle prélat énonçait le sens de ces images à la novice, saisissaitenfin le cierge allumé dans le flambeau placé devant elle et il lelui tendait, divulguant en un mot l’acception de cet emblème :accipe, charissima soror, lumen Christi…

Puis Dom Etienne reçut le goupillon que lui présentait, ens’inclinant, un prêtre et, ainsi qu’à l’absoute des trépassés, ildessina une croix d’eau bénite sur la jeune fille ; ensuite,il se rassit et, doucement, tranquillement, sans même faire ungeste, il parla.

Il s’adressait à la postulante seule et glorifiait devant ellel’auguste et l’humble vie des cloîtres : Ne regardez pas enarrière, dit-il, et ne regrettez rien, car, par ma voix, Jésus vousrépète la promesse qu’il fit autrefois à Madeleine : « votre partest la meilleure et elle ne vous sera pas ôtée. » Dites-vous aussi,ma fille, qu’enlevée désormais à l’éternel enfantillage des labeursvains, vous accomplirez, sur cette terre, une oeuvre utile ;vous pratiquerez la charité dans ce qu’elle a de plus élevé, vousexpierez pour les autres, vous prierez pour ceux qui ne prientpoint, vous aiderez, dans la mesure de vos forces, à compenser lahaine que le monde porte au Sauveur.

Souffrez et vous serez heureuse ; aimez votre époux et vousverrez combien il est faible pour ses élues ! Croyez-moi, sonamour est tel qu’il n’attendra même pas que vous soyez purifiée parla mort, pour vous récompenser de vos misérables mortifications, devos pauvres peines. Il vous comblera, avant l’heure, de ses grâceset vous le supplierez de vous laisser mourir, tant l’excès de cesjoies dépassera vos forces !

Et, peu à peu, le vieux moine s’échauffait, revenait sur lesparoles du Christ à la Madeleine, montrait qu’à propos d’elle,Jésus avait promulgué la préexcellence des ordres contemplatifs surles autres ordres, et il donnait brièvement des conseils, appuyaitsur la nécessité de l’humilité, de la pauvreté qui sont, ainsi quel’énonce sainte Claire, les deux grands murs de la vie claustrée.Il bénit enfin la novice qui vint lui baiser la main et lorsqu’ellefut retournée à sa place, il pria, les yeux au ciel, le Seigneurd’accepter cette vierge qui s’offrait, comme hostie, pour lespéchés du monde, puis il entonna debout le Te Deum.

Tout le monde se leva et, précédé par la croix et les cierges,le cortège sortit de l’église et se tassa dans la cour.

Alors Durtal put se croire transporté loin de Paris, rejeté toutà coup dans le fond des âges.

La cour entourée de bâtiments était barrée, en face de la portecochère, par une haute muraille au milieu de laquelle rentrait uneporte à deux vantaux ; de chaque côté, six pins maigresbalayaient l’air ; des chants s’entendaient derrière lemur.

La postulante, en avant, seule, près de la porte close, tenait,tête baissée, son cierge. L’abbé de la Trappe, appuyé sur sacrosse, se tenait immobile à quelques pas d’elle.

Durtal examinait les visages ; la petite si banale encostume de mariée était devenue charmante ; maintenant lecorps s’effilait en une grâce timide ; les lignes troploquaces sous la robe mondaine s’étaient tues ; sous le suairereligieux, les contours n’étaient plus qu’une naïve ébauche ;il y avait eu comme un recul d’années, comme un retour aux formesdevinées de l’enfance.

Durtal s’approcha pour la mieux observer ; il tenta descruter cette figure, mais dans le linceul glacé de sa coiffe, ellerestait muette, semblait absente de la vie, avec ses yeux fermés,ne vivait plus que par le sourire des lèvres heureuses.

Et, vu de près, le moine, massif et rougeaud, dans la chapelle,était, lui aussi, changé ; la charpente demeurait robuste etle teint brûlait ; mais les yeux d’un bleu d’eau, jaillie dela craie, d’eau sans reflets et sans rides, les yeux incroyablementpurs, changeaient la vulgaire expression des traits, lui enlevaientcette allure vigneronne qu’il avait au loin.

Il n’y a pas à dire, pensa Durtal, l’âme est tout dans cesgens-là et leurs physionomies sont modelées par elle. Il y a desclartés saintes dans ces prunelles, dans ces bouches, dans cesseules ouvertures au bord desquelles l’âme s’avance, regarde horsdu corps, se montre presque.

Subitement, derrière le mur, les chants cessèrent ; lapetite fit un pas, frappa avec ses doigts repliés la porte et,d’une voix qui défaillait, elle chanta :

« Aperite mihi portas Justitiae : Ingressa in eas, confiteborDomino. »

Et la porte s’ouvrit. Une autre grande cour, sablée de caillouxde rivière, apparut, limitée au fond par une bâtisse, et toute lacommunauté, formant une sorte de demi-cercle, des livres noirs à lamain, clama :

« Haec porta Domini : Justi intrabunt in eam. »

La novice fit un pas encore jusqu’au seuil et elle reprit de savoix lointaine :

« Ingrediar in locum tabernaculi admirabilis usque ad domumDei. »

Et le choeur impassible des moniales répondit :

« Haec est domus Domini, firmiter aedificata : Bene fundata estsupra firmam petram. »

Durtal contemplait à la hâte ces figures qui ne pouvaient êtrevues que pendant quelques minutes et à l’occasion d’une cérémoniepareille. C’était une rangée de cadavres, debout, dans des suairesnoirs. Toutes étaient exsangues, avaient des joues blanches, despaupières lilas et des bouches grises ; toutes avaient desvoix épuisées et tréfilées par les privations et les prières, et,la plupart se voûtaient, même les jeunes. Ah ! l’austèrefatigue de ces pauvres corps ! se cria Durtal.

Mais il dut interrompre ses réflexions ; la mariée,maintenant agenouillée sur le seuil, se tournait vers Dom Etienneet chantait tout bas :

« Haec requies mea in saeculum saeculi : Hic habitabo quoniamelegi eam. »

Le moine déposa sa mitre et sa crosse et dit :

« Confirma hoc, Deus, quod operatus es in nobis. »

Et la postulante murmura :

« A templo sancto tuo quod est in Jerusalem. »

Alors, avant de se recoiffer et de reprendre sa crosse, leprélat pria le Dieu tout-puissant d’infondre la rosée de sabénédiction sur sa servante, puis désignant la jeune fille à unemoniale qui se détacha du groupe des soeurs et s’avança, elleaussi, jusqu’au seuil, il lui dit :

« Nous remettons entre vos mains, madame, cette nouvelle fiancéedu Seigneur ; maintenez-la dans la sainte résolution qu’ellevient de témoigner solennellement, en demandant à se sacrifier àDieu, en qualité de victime et à consommer sa vie en l’honneur deNotre-seigneur Jésus-christ, immolé sur nos autels. Conduisez-ladans la voie des divins commandements, dans la pratique desconseils du saint evangile et dans les observances de la règlemonastique. Préparez-la pour l’union éternelle à laquelle lecéleste époux la convie et, dans cet heureux accroissement dutroupeau confié à vos soins, puisez un nouveau motif de sollicitudematernelle. Que la paix du Seigneur demeure avec vous ! »

Et ce fut tout ; les religieuses, une à une, seretournèrent et disparurent derrière le mur, tandis que la petiteles suivait comme un pauvre chien qui accompagne, tête basse, àdistance, un nouveau maître.

La porte replia ses battants.

Durtal restait abasourdi, regardait la silhouette de l’évêqueblanc, le dos des prêtres qui remontaient pour célébrer le salutdans l’église ; et derrière eux venaient, pleurant, la figuredans leur mouchoir, la mère et la soeur de la novice.

– Eh bien ? Lui dit l’abbé, en glissant son bras sous lesien.

– Eh bien, cette scène est, à coup sûr, le plus émouvant alibide la mort qui se puisse voir ; cette vivante qui s’enfouitelle-même dans la plus effrayante des tombes – car dans celle-là lachair souffre encore – est admirable !

Je me rappelle ce que vous m’avez vous-même raconté surl’étreinte de cette observance et je frémis, en songeant àl’adoration perpétuelle, aux nuits d’hiver où une enfant, telle quecelle-ci, est réveillée, au milieu de son premier sommeil, et jetéedans les ténèbres d’une chapelle où elle doit, sans s’évanouir defaiblesse et de peur, prier seule, pendant des heures glacées, àgenoux sur une dalle.

Qu’ est-ce qui se passe dans cet entretien avec l’inconnu, dansce tête à tête avec l’ombre ? Parvient-elle à se quitter, às’évader de la terre, à atteindre, sur le seuil de l’éternité,l’inconcevable époux, ou bien, impuissante à prendre son élan,demeure-t-elle l’âme rivée au sol ?

Evidemment, on se la figure, la face tendue, les mains jointes,s’appelant, se concentrant au fond d’elle-même, se réunissant pourmieux s’effuser et on se l’imagine aussi malade, à bout de forces,tentant dans un corps qui grelotte de s’allumer l’âme. Mais quisait si, certaines nuits, elle y arrive ?

Ah ! Ces pauvres veilleuses aux huiles épuisées, auxflammes presque mortes qui tremblent dans l’obscurité dusanctuaire, qu’est-ce que le bon Dieu en fait ?

Enfin il y a la famille qui assistait à cette prise d’habit etsi l’enfant m’enthousiasme, je ne puis m’empêcher de plaindre lamère. Songez donc, si sa fille mourait, elle l’embrasserait, ellelui parlerait peut-être ; ou bien alors, si elle ne lareconnaissait plus, ce ne serait pas de son plein gré dumoins ; et, ici, ce n’est plus le corps, c’est l’âme même desa fille qui meurt devant elle. Exprès, son enfant ne la reconnaîtplus ; c’est la fin méprisante d’une affection. Avouez quepour une mère c’est tout de même dur !

– Oui, mais cette soi-disant ingratitude, acquise au prix deDieu sait quelles luttes, n’est – la vocation divine mise à part -qu’une plus équitable répartition de l’amour humain. Pensez quecette élue devient le bouc émissaire des péchés commis ; ainsiqu’une lamentable Danaïde, intarissablement, elle verseral’offrande de ses mortifications et de ses prières, de ses veilleset de ses jeûnes, dans la tonne sans fond des offenses et desfautes ! Ah ! réparer les péchés du monde, si vous saviezce que c’est ! – Tenez, je me rappelle, à ce propos, qu’unjour l’abbesse des bénédictines de la rue Tournefort me disait :comme nos larmes ne sont pas assez saintes, comme nos âmes ne sontpas encore assez pures, Dieu nous éprouve dans notre corps. Il y a,ici, des maladies longues et dont on ne guérit pas, des maladiesque les médecins renoncent à comprendre ; nous expions pourles autres beaucoup ainsi.

Mais si vous recensez la cérémonie de tout à l’heure, il ne siedpas de vous attendrir devant elle outre mesure et de la comparer auspectacle connu des funérailles ; la postulante que vous avezvue n’a pas encore prononcé les voeux de sa profession ; ellepeut donc, si elle le désire, se retirer du couvent et rentrer chezelle. A l’heure présente, pour la mère, elle est une fille exilée,une fille en pension, mais elle n’est pas une fillemorte !

– Vous direz ce qui vous plaira, mais cette porte qui se refermesur elle est tragique !

– Aussi, chez les bénédictines de la rue Tournefort, la scènea-t-elle lieu dans l’intérieur du couvent et sans que la famille yassiste ; la mère est épargnée, mais ainsi mitigée, cettecérémonie n’est plus qu’une étiquette banale, qu’une formulepresque penaude dans ce huis clos où la Foi se cache.

– Et elles sont également des bénédictines de l’adorationperpétuelle, ces nonnes-là ?

– Oui, connaissez-vous leur monastère ?

Et Durtal faisant signe que non, l’abbé reprit :

– Il est plus ancien, mais moins intéressant que celui de la rueMonsieur ; la chapelle y est mesquine, pleine de statuettes deplâtre, de fleurs en taffetas, de grappes de raisins, d’épis enpapier d’or ; mais l’antique bâtisse qui abrite le cloître estcurieuse. Elle tient, comment dirai-je, d’un réfectoire de pensionet aussi d’un salon de maison de retraite ; elle sent en mêmetemps la vieillesse et l’enfance…

– Je connais ce genre de couvents, fit Durtal ; j’en aiautrefois fréquenté un, alors que j’allais visiter, à Versailles,une vieille tante. Pour moi, il évoquait surtout l’idée d’unemaison Vauquer tombée dans la dévotion, il fleurait tout à la foisla table d’hôte de la rue de la Clef et la sacristie deprovince.

– C’est bien cela, et l’abbé reprit, en souriant :

– J’ai eu, rue Tournefort, plusieurs entrevues avecl’abbesse ; on la devine plutôt qu’on ne la voit, car on estséparé d’elle par une herse de bois noir derrière laquelle s’étendun rideau qu’elle ouvre.

Je la vois très bien, moi, pensa Durtal qui, se rappelant lecostume des bénédictines, aperçut, en une seconde, une petite facebrouillée dans un jour neutre, puis, plus bas, sur le haut de larobe, l’éclat d’un Saint-sacrement de vermeil, émaillé deblanc.

Il se mit à rire et dit à l’abbé :

– Je ris, parce qu’ayant eu des affaires à régler avec cettetante religieuse dont je vous ai parlé et que je ne discernais,ainsi que votre abbesse, qu’au travers de la treille, j’avaisdécouvert la façon de lire un peu dans ses pensées.

– Ah ! et comment ?

– Voici. Ne pouvant observer sa physionomie qui se reculaitderrière le lattis de la cage et disparaissait sous son voile, nepouvant non plus, si elle me répondait, me guider sur lesinflexions de sa voix toujours circonspecte et toujours calme,j’avais fini par ne me 8 fier qu’à ses grandes lunettes, rondes etcerclées de buffle, que presque toutes les nonnes portent ; ehbien, la vivacité réfrénée de la femme éclatait là ;subitement, dans un coin des verres, une flammèches’allumait ; je comprenais alors que l’oeil avait pris feu etqu’il démentait l’indifférence de la voix, la quiétude voulue duton.

L’abbé se mit, à son tour, à rire.

– Et la supérieure qui dirige les bénédictines de la rueMonsieur, vous la connaissez ? reprit Durtal.

– J’ai causé avec elle, une fois ou deux ; là, le parloirest monastique ; il n’a point le côté provincial et bourgeoisde la rue Tournefort ; il se compose d’une loge sombre occupéedans toute la largeur, au fond par une grille enchevêtrée defer ; derrière cette grille se dressent encore des barreaux debois et un volet peint en noir. L’on est en pleine nuit etl’abbesse à peine éclairée, vous apparaît, telle qu’un fantôme…

– L’abbesse est cette religieuse, âgée, toute frêle, toutepetite, à laquelle Dom Etienne a remis la novice ?

– Oui, elle est une remarquable bergère d’âmes et qui plus est,une femme fort instruite et d’une distinction de manières rare.

– Oh ! pensa Durtal, je me figure bien qu’elles sontd’exquises, mais aussi de terribles femmes, les abbesses !Sainte Térèse était la bonté même, mais lorsque, dans son Chemin dela perfection, elle parle des nonnes qui se liguent pour discuterles volontés de leur mère, elle se décèle inexorable, car elledéclare qu’il faut leur infliger la prison perpétuelle et le plustôt qu’il se peut et sans faiblir ; et, au fond, elle araison, car toute soeur discole pourrirait le troupeau, donneraitla clavelée aux âmes !

Ils étaient arrivés, en causant, au bout de la rue deSèvres ; l’abbé s’arrêta pour reposer ses jambes.

– Ah ! fit-il, comme se parlant à lui-même, si je n’avaispas eu, pendant toute mon existence, de si lourdes charges, d’abordun frère puis des neveux à soutenir, j’eusse fait, depuis bien desannées, partie de la famille de saint Benoît. J’ai toujours eul’attirance de ce grand ordre qui est l’ordre intellectuel del’Eglise, en somme. Aussi, quand j’étais plus valide et plus jeune,était-ce dans l’un de ces monastères que j’allais faire mesretraites, tantôt chez les moines noirs de Solesmes ou de Ligugéqui ont conservé les savantes traditions de saint Maur, tantôt chezles Cisterciens, chez les moines blancs de la Trappe.

– C’est vrai, fit Durtal, la Trappe est une des grandes branchesde l’arbre de saint Benoît ; mais pourtant est-ce que sesordonnances ne diffèrent pas de celles que laissa lePatriarche ?

– C’est-à-dire que les trappistes interprètent la règle de saintBenoît qui est très souple et très large, moins dans son esprit quedans sa lettre, tandis que les bénédictins font le contraire.

En somme la Trappe est un rejeton de Cîteaux et elle est bienplus la fille de saint Bernard qui fut pendant quarante ans la sèvemême de cette tige, que la descendante de saint Benoît.

– Mais, autant que je puis me le rappeler, les Trappes sontelles-mêmes divisées et ne vivent point sous une disciplineuniforme.

– Si, maintenant ; depuis qu’un bref pontifical daté du 17mars 1893 a sanctionné les décisions du chapitre général destrappistes réunis à Rome et édicté la fusion en un seul ordre etsous la direction d’un seul supérieur des trois observances deTrappes qui étaient, en effet, régies par des constitutions endésaccord.

Et voyant que Durtal l’écoutait, attentif, l’abbé poursuivit:

– Parmi ces trois observances, une seule, celle des trappistesCisterciens, à laquelle appartenait l’abbaye dont j’étais l’hôte,suivait intégralement les prescriptions du douzième siècle, menaitl’existence monastique du temps de saint Bernard. Celle-là nereconnaissait que la règle de saint Benoît, prise dans sonacception la plus stricte et complétée par la charte de charité etles us et coutumes de Cîteaux ; les deux autres avaient adoptéla même règle, mais revisée et modifiée au dix-septième siècle parl’abbé de Rancé ; et encore, l’une d’elles, la congrégation deBelgique, avait-elle dénaturé les statuts imposés par cet abbé.

Aujourd’hui, toutes les Trappes ne forment plus, je viens devous le dire, qu’un seul et même institut placé sous le vocable »d’ordre des Cisterciens réformés de la bienheureuse Vierge Mariede la Trappe », et toutes reprennent les règlements de Cîteaux etrevivent la vie des cénobites au Moyen Age.

– Mais si vous avez fréquenté ces ascétères, dit Durtal, vousdevez alors connaître Dom Etienne ?

– Non, je n’ai jamais séjourné à la Grande Trappe ; j’aipréféré les pauvres et les petits couvents où l’on est mêlé avecles moines, aux imposants monastères qui vous isolent dans unehôtellerie et vous tiennent à l’écart, en somme.

Tenez, il en est une, celle où je m’enfermais, Notre-Dame del’Atre, une petite Trappe à quelques lieues de Paris, qui est bienle plus séduisant des refuges. Outre que vraiment le Seigneur yréside, car elle a parmi ses enfants de véritables saints, elle estencore charmante avec ses étangs, ses arbres séculaires, salointaine solitude, au fond des bois.

– Oui mais, fit observer Durtal, l’existence doit y être quandmême implacable, car la Trappe est l’ordre le plus rigide qui aitété imposé aux hommes.

Pour toute réponse, l’abbé lâcha le bras de Durtal et lui pritles mains.

– Savez-vous, lui dit-il, en le regardant bien en face,savez-vous, c’est là que vous devriez aller pour vousconvertir.

– Parlez-vous sérieusement, monsieur l’abbé ?

Et comme le prêtre lui serrait les mains plus fort, Durtals’écria :

– Ah ! non, par exemple ; d’abord, je n’ai pas larobustesse d’âme et j’ai encore moins, s’il est possible, la santécorporelle qu’exigerait un tel régime ; je tomberais malade enarrivant et puis… et puis…

– Et puis quoi ? Je ne vous propose pas de vous interner àjamais dans un cloître…

– J’aime à le croire, fit Durtal, d’un ton presque piqué.

– Mais bien d’y rester une huitaine, juste le temps nécessairepour vous y curer. Or, huit jours sont bien vite passés ;ensuite, croyez-vous donc que si vous preniez une semblablerésolution, Dieu ne vous soutiendrait point.

– C’est joli à dire, mais…

– Parlons hygiène, alors… – Et l’abbé eut un sourire de pitié unpeu méprisante. – Je puis vous attester tout d’abord que vous neserez pas tenu, en votre qualité de retraitant, de mener la vie dutrappiste, dans ce qu’elle a de plus austère. Vous pourrez ne pasvous lever à deux heures du matin pour suivre l’office de matines,mais bien à trois ou même à quatre heures, selon les jours.

Et souriant devant la grimace de Durtal, l’abbé poursuivit : -quant à votre nourriture, elle sera meilleure que celle desmoines ; vous n’aurez naturellement ni poisson, ni viande,mais l’on vous accordera certainement un oeuf par repas si leslégumes ne vous suffisent point.

– Et les légumes sont cuits à l’eau et au sel, sansassaisonnement…

– Mais non, ils ne sont accommodés au sel et à l’eau que dansles temps de jeûne ; les autres jours vous les aurez cuitsdans un lait coupé d’eau ou d’huile.

– Merci bien, s’écria Durtal.

– Mais tout cela est excellent pour la santé, continua leprêtre ; vous vous plaignez de gastralgies, de migraines, demaux d’entrailles ! Eh bien, ce régime-là, à la campagne, auplein air, vous guérira mieux que les drogues qu’on vous faitprendre.

Puis laissons, si vous le voulez bien, de côté, votre corps,car, en pareil cas, c’est à Dieu qu’il appartient de réagir contreses défaillances ; je vous le dis, vous ne serez pas malade àla Trappe, car ce serait absurde ; ce serait le renvoi dupécheur pénitent et Jésus ne serait plus le Christ alors ! -mais parlons de votre âme. – Ayez donc le courage de la toiser, dela regarder bien en face ; la voyez-vous ? Reprit l’abbé,après un silence.

Durtal ne répondit pas.

– Avouez donc, s’écria le prêtre, qu’elle vous faithorreur !

Ils firent quelques pas dans la rue et l’abbé reprit :

– Vous affirmiez être soutenu par les foules deNotre-Dame-des-Victoires et les effluves de Saint-Séverin. Quesera-ce donc alors, dans l’humble chapelle où vous serez pêle-mêle,par terre, avec des saints ? Je vous garantis, au nom duSeigneur, une aide telle que jamais vous n’en eûtes et,poursuivit-il en riant, j’ajoute que l’Eglise se fera belle pourvous recevoir ; elle sortira ses parures maintenant omises :les authentiques liturgies du Moyen Age, le véritable plain-chant,sans solos, ni orgues.

– Ecoutez, vos propositions m’ahurissent, fit péniblementDurtal. Non, je vous assure, je ne suis pas du tout disposé àm’emprisonner dans un lieu pareil. Je sais bien qu’à Paris, jen’arriverai à rien ; je ne suis ni fier de ma vie, ni contentde mon âme, je vous le jure, mais de là… à… ou alors, je ne saispas, moi ; il me faudrait au moins un asile mitigé, un couventdoux. Il doit pourtant y avoir, dans ces conditions, des lazaretsd’âmes ?

– Je ne pourrais que vous envoyer chez les jésuites qui ont laspécialité des retraites d’hommes ; mais, vous connaissantcomme je crois vous connaître, je suis sûr que vous n’y resteriezpas deux jours. Vous vous trouveriez avec d’aimables et de trèshabiles prêtres, mais on vous assommerait de sermons, on voudraitse mêler à votre vie, s’immiscer dans votre art ; onsurveillerait vos pensées à la loupe ; et puis, vous seriez làen traitement avec de bons jeunes gens dont l’inintelligente piétévous ferait horreur : vous fuiriez, exaspéré, de là !

A la Trappe, c’est le contraire. Vous y serez sans nul doute leseul retraitant et il ne viendra à l’idée de personne de s’occuperde vous ; vous serez libre ; vous pourrez, si vous levoulez, partir de ce monastère tel que vous y serez entré, sansvous être confessé, sans vous être approché des sacrements ;votre volonté y sera respectée et aucun moine ne tentera, sansvotre autorisation, de la sonder. C’est à vous seul qu’ilappartiendra de décider, si, oui ou non, vous voulez vousconvertir…

Et je serai franc jusqu’au bout, n’est-ce pas ? Vous êtes,je vous l’ai déjà déclaré du reste, un homme sensitif etméfiant ; eh bien, le prêtre, tel qu’il se présente à Paris,le religieux même non cloîtré vous semblent… commentm’exprimerai-je ? Des âmes subalternes… pour ne pas direplus…

Durtal protesta vaguement, d’un geste.

– Permettez-moi de poursuivre. Une arrière-pensée vous viendraitsur l’ecclésiastique auquel écherrait le soin de vous laver ;vous seriez trop sûr qu’il n’est pas un saint, – c’est peuthéologique, car fût-il le dernier des prêtres que son absolutionn’en serait pas moins valable, si vous la méritiez, – mais enfin,il y a là une question de sentiment que je respecte, – vouspenseriez de lui, en somme : il vit ainsi que moi, il ne se privepas plus que moi, rien ne me prouve que sa conscience soit biensupérieure à la mienne ; et, de là, à perdre toute confianceet à tout quitter, il n’y a qu’un pas. A la Trappe, je vous défiebien de raisonner ainsi, de ne point devenir humble. Quand vousverrez des hommes qui, après avoir tout abandonné pour servir Dieu,mènent une vie de privations et de pénitence telle qu’aucungouvernement n’oserait l’infliger à ses forçats, vous serez bienobligé de vous avouer que vous n’êtes pas grand’chose à côtéd’eux !

Durtal se taisait. Après la stupeur qu’il avait éprouvée às’entendre proposer une issue pareille, il s’était sourdementirrité contre cet ami qui, si discret jusqu’alors, s’étaitsubitement rué sur son être et l’avait violemment ouvert. Il enavait sorti la dégoûtante vision d’une existence dépareillée, usée,réduite à l’état de poussier, à l’état de loque ! – Et Durtalse reculait de lui-même, convenait que l’abbé avait raison, qu’ilfallait pourtant bien étancher le pus de ses sens et expier leursappétits inexigibles, leurs convoitises abominables, leurs goûtscariés ; et il était pris alors d’une peur irraisonnée,intense. Il avait le vertige du cloître, la transe attirante de cetabîme sur lequel Gévresin le faisait pencher.

Enervé par cette cérémonie d’une prise de vêture, étourdi par lecoup que lui avait, en sortant, asséné le prêtre, il ressentaitmaintenant une angoisse presque physique dans laquelle toutfinissait par se confondre. Il ne savait plus à quelles réflexionsentendre, ne voyait surnager, dans ce remous d’idées troubles,qu’une pensée nette : que le moment tant redouté de prendre unerésolution était venu.

L’abbé le regarda, s’aperçut qu’il souffrait réellement et sapitié s’accrut pour cette âme si malhabile à supporter lesluttes.

Il saisit le bras de Durtal et doucement dit :

– Mon enfant, croyez-moi, le jour où vous irez de vous-même chezDieu, le jour où vous frapperez à sa porte, elle s’ouvrira à deuxbattants et les anges s’effaceront pour vous laisser passer.L’evangile ne ment pas, allez, lorsqu’il affirme qu’il y a plus dejoie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pourquatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont que faire de pénitence. Vousserez d’autant mieux accueilli qu’on vous attend ; enfin,soyez assez mon ami pour penser que le vieux prêtre que vouslaisserez ici ne demeurera pas inactif et que lui et que lescouvents dont il dispose prieront de leur mieux pour vous.

– Je verrai, répondit Durtal, vraiment ému par l’accent attendride l’abbé, je verrai… je ne puis me décider ainsi, à l’improviste,je réfléchirai… Ah ! ce n’est pas simple !

– Priez surtout, fit le prêtre qui était arrivé devant sa porte.J’ai, de mon côté, beaucoup supplié le Seigneur pour qu’il m’éclaire et je vous atteste que cette solution de la Trappe est laseule qu’il m’ait donnée. Implorez-le humblement à votre tour, etvous serez guidé. A bientôt, n’est-ce pas ?

Et il serra la main de Durtal qui, demeuré seul, finit par sereprendre. Alors, il se rappela les sourires stratégiques, lesphrases ambiguës, les silences songeurs de l’abbé Gévresin ;il comprit la mansuétude de ses conseils, la patience de sesménagements et, un peu dépité quand même d’avoir été, sans levouloir, si savamment géré, il s’exclama, tout en maugréant : voilàdonc le dessein que mûrissait, avec son air de n’y pas toucher, ceprêtre !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer