En Route

de Joris-Karl Huysmans

Préface

Je n’aime ni les avant?propos, ni les préfaces et, autant que possible, je m’abstiens de faire devancer mes livres par d’inutiles phrases. Il me faut donc un motif sérieux, quelque chose comme un cas de légitime défense, pour me résoudre à dédicacer de ces quelques lignes cette nouvelle édition d’ en route. Ce motif le voici : depuis la mise en vente de ce volume, ma correspondance,déjà très développée par les discussions dont là?bas fut cause,s’est accrue de telle sorte que je me vois dans la nécessité ou de ne plus répondre aux lettres que je reçois, ou de renoncer à tout travail.

Ne pouvant me sacrifier cependant, pour satisfaire aux exigences de personnes inconnues dont la vie est sans doute moins occupée que la mienne, j’avais pris le parti de négliger les demandes de renseignements suscitées par la lecture d’ en route ; mais je n’ai pu persévérer dans cette délectable attitude, parce qu’elle menaçait de devenir odieuse, en certains cas.

Ils peuvent, en effet, se scinder en deux catégories, ces envois de lettres.

La première émane de simples curieux ; sous prétexte qu’ilss’intéressent à mon pauvre être, ceux?là veulent savoir un tas dechoses qui ne les regardent pas, prétendent s’immiscer dans monintérieur, se promener comme en un lieu public dans mon âme. Ici,pas de difficultés, je brûle ces épistoles et tout est dit. Mais iln’en est pas de même de la seconde catégorie de ces lettres.

Celle?là, de beaucoup la plus nombreuse, provient de genstourmentés par la grâce, se battant avec eux?mêmes, appelant etrepoussant, à la fois, une conversion ; elle procède souventaussi de dolentes mères réclamant pour la maladie ou pourl’inconduite de leurs enfants le secours de prières d’un cloître.Et tous me demandent de leur dire franchement si l’abbaye que j’aidécrite dans ce livre existe et me supplient, dans ce cas, de lesmettre en rapport avec elle ; tous me requièrent d’obtenir quele frère Siméon —en admettant que je ne l’aie pas inventé ou qu’ilsoit, ainsi que je l’ai raconté, un saint —leur vienne, par lavertu de ses puissantes oraisons, en aide.

C’est alors que, pour moi, la partie se gâte. N’ayant pas lecourage d’écarter de telles suppliques, je finis par écrire deuxbillets, l’un au signataire de la missive qui me parvint etl’autre, au couvent ; plus, quelquefois, si des points sont àpréciser, si des informations plus étendues sont nécessaires. Et,je le répète, ce rôle de truchement assidu entre des laïques et desmoines m’absorbe, m’empêche absolument de travailler.

Comment s’y prendre alors pour contenter les autres et ne pastrop se déplaire ? Je n’ai découvert que ce moyen, répondre enbloc, ici, une fois pour toutes, à ces braves gens.

En somme, les questions qui me sont le plus ordinairement poséesse résument en celles?ci :

—Nous avons vainement cherché, dans la nomenclature des Trappes,Notre?Dame?de?l’Atre ; elle ne se trouve sur aucun desannuaires monastiques ; l’avez?vous donc imaginée ? Puis: —le frère Siméon est?il un personnage fictif ou bien, si vousl’avez dessiné d’après nature, ne l’avez?vous pas exalté, canonisé,en quelque sorte, pour les besoins de votre livre ?Aujourd’hui que le bruit soulevé par en route s’est apaisé, jecrois pouvoir me départir de la réserve que j’avais toujoursobservée à propos de l’ascétère où vécut Durtal. Je le dis donc :la Trappe de Notre?Dame?de?l’Atre s’appelle, de son vrai nom, laTrappe de Notre?Dame?d’Igny, et elle est située près de Fismes,dans la Marne. Les descriptions que j’en rapportai sont exactes,les renseignements que je relate sur le genre de vie que l’on mènedans ce monastère sont authentiques ; les portraits des moinesque j’ai peints sont réels. Je me suis simplement borné, parconvenance, à changer les noms.

J’ajoute encore que l’historique de Notre?Dame?de?l’Atre, quifigure à la page 321 de cet ouvrage, s’applique de tous points àIgny. (p. 223, t. Ii présent ouvrage.) c’est elle, en effet, qui,après avoir été fondée en 1127 par saint Bernard, eut à sa tête devéritables saints, tels que les bienheureux Humbert, Guerric dontles reliques sont conservées dans une châsse sous le maître?autel,l’extraordinaire Monoculus que vénérait Louis VII.

Elle a langui, comme toutes ses soeurs, sous le régime de lacommende ; elle est morte pendant la Révolution, estressuscitée en 1875. Par les soins du cardinal?archevêque de Reims,une petite colonie de Cisterciens vint, à cet époque, deSainte?Marie?du?Désert, pour repeupler l’antique abbaye de saintBernard et renouer les liens de prières rompus par latourmente.

Quant au frère Siméon, j’ai pris de lui un portrait net et brut,sans enjolivements, une photographie sans retouches. Je ne l’ainullement exhaussé, nullement agrandi, ainsi qu’on semblel’insinuer, dans l’intérêt d’une cause. Je l’ai peint d’après laméthode naturaliste, tel qu’il est, ce bon saint ! Et je songeà ce doux, à ce pieux homme que je revis, il y a quelques joursencore. Il est maintenant si vieux, qu’il ne peut plus soigner sesporcs. On l’occupe à éplucher les légumes à la cuisine, mais lepère abbé l’autorise à aller rendre visite à ses anciensélèves ; et ils ne sont pas ingrats, ceux?là, car ils sedressent en de joyeuses clameurs lorsqu’il s’approche desbauges.

Lui, sourit de son sourire tranquille, grogne un instant aveceux, puis il retourne se terrer dans le mutisme bienfaisant ducloître ; mais quand ses supérieurs le délient, pour quelquesmoments, de la règle du silence, ce sont de brefs enseignements quecet élu nous donne.

Je cite celui?ci au hasard : un jour que le père abbé luirecommande de prier pour un malade, il répond : « Les prièresfaites par obéissance, ayant plus de vertu que les autres, je voussupplie, mon très révérend père, de m’indiquer celles que je doisdire. —eh bien, vous réciterez trois pater et trois ave, mon frère.»

Le vieux hoche la tête et comme l’abbé, un peu surpris,l’interroge, il avoue son scrupule. « Un seul pater et un seul ave,fait?il, bien proférés, avec ferveur, suffisent ; c’estmanquer de confiance que d’en dire plus. »

Et ce cénobite n’est pas du tout, ainsi que l’on serait tenté dele croire, une exception. Il y en a de pareils dans toutes lesTrappes et aussi dans d’autres ordres. J’en connais personnellementun autre qui me reporte, lorsqu’il m’est permis de l’aborder, autemps de saint François d’Assise. Celui?là vit, en extase, le chefceint comme d’une auréole, par un nimbe d’oiseaux.

Les hirondelles viennent nicher au?dessus de son grabat, dans laloge de frère?portier qu’il habite ; elles tournoient gaiementautour de lui et les toutes petites qui s’essaient à voler sereposent sur sa tête, sur ses bras, sur ses mains, tandis qu’ilcontinue de sourire, en priant.

Ces bêtes se rendent évidemment compte de cette sainteté qui lesaime et les protège, de cette candeur que, nous les hommes, nous neconcevons plus ; il est bien certain que, dans ce siècle destudieuse ignorance et d’idées basses, le frère Siméon et cefrère?portier paraissent invraisemblables ; pour ceux?ci, ilssont des idiots et pour ceux?là, des fous. La grandeur de cesconvers admirables, si vraiment humbles, si vraiment simples, leuréchappe ! Ils nous ramènent au moyen âge, et c’estheureux ; car il est indispensable que de telles âmesexistent, pour compenser les nôtres ; ils sont les oasisdivines d’ici?bas, les bonnes auberges où Dieu réside, alors qu’Ila vainement parcouru le désert des autres êtres.

N’en déplaise aux gens de lettres, ces personnages sont aussivéridiques que ceux qui se profilent dans mes précédentslivres ; ils vivent dans un monde que les écrivains profanesne connaissent pas, et voilà tout. Je n’ai donc rien exagérélorsque j’ai parlé dans ce volume de l’efficace de prières inouïdont disposent ces moines.

J’espère que mes correspondants seront satisfaits par la nettetéde ces réponses ; en tout cas, mon rôle d’intermédiaire peut,sans léser la charité, prendre fin, puisque maintenant le nom etl’adresse de ma Trappe sont connus.

Il ne me reste plus qu’à m’excuser auprès de dom Augustin, le t.R. P. Abbé de la Trappe de Notre?Dame?d’Igny, d’avoir ainsi enlevéle pseudonyme sous lequel je présentai, l’an dernier, au public,son monastère.

Je sais qu’il déteste le bruit, qu’il désire qu’on ne le mette,ni lui, ni les siens, en scène ; mais je sais aussi qu’ilm’aime bien et qu’il me pardonnera, en pensant que cetteindiscrétion peut être utile à beaucoup de pauvres âmes etm’assurer du même coup le moyen de travailler un peu à Paris, enpaix.

Partie 1

Chapitre 1

C’était pendant la première semaine de novembre, la semaine oùse célèbre l’octave des morts. Durtal entra, le soir, à huitheures, à Saint-Sulpice. Il fréquentait volontiers cette égliseparce que la maîtrise y était exercée et qu’il pouvait, loin desfoules, s’y trier en paix. L’horreur de cette nef, voûtée depesants berceaux, disparaissait avec la nuit ; les bas côtésétaient souvent déserts, les lampes peu nombreuses éclairaientmal ; l’on pouvait se pouiller l’âme sans être vu, l’on étaitchez soi.

Durtal s’assit derrière le maître-autel, à gauche, sous latravée qui longe la rue de Saint-Sulpice ; les réverbères del’orgue de choeur s’allumèrent. Au loin, dans la nef presque vide,un ecclésiastique parlait en chaire. Il reconnut à la vaseline deson débit, à la graisse de son accent, un prêtre, solidementnourri, qui versait, d’habitude, sur ses auditeurs, les moinsomises des rengaines.

Pourquoi sont-ils si dénués d’éloquence ? se disait Durtal.J’ai eu la curiosité d’en écouter un grand nombre et tous sevalent. Seul, le son de leurs voix diffère. Suivant leurtempérament, les uns l’ont macéré dans le vinaigre et les autresl’ont mariné dans l’huile. Un mélange habile n’a jamais lieu. Et ilse rappelait des orateurs choyés comme des ténors, Monsabré, Didon,ces Coquelin d’église et, plus bas encore que ces produits duconservatoire catholique, la belliqueuse mazette qu’est l’abbéd’Hulst !

Après cela, reprit-il, ce sont ces médiocres-là que réclame lapoignée de dévotes qui les écoute. Si ces gargotiers d’âmes avaientdu talent, s’ils servaient à leurs pensionnaires des nourrituresfines, des essences de théologie, des coulis de prières, des sucsconcrets d’idées, ils végéteraient incompris des ouailles. C’estdonc pour le mieux, en somme. Il faut un clergé dont l’étiageconcorde avec le niveau des fidèles ; et certes, la Providencey a vigilamment pourvu.

Un piétinement de souliers, puis des chaises dérangées quicrissèrent sur les dalles l’interrompirent. Le sermon avait prisfin.

Dans un grand silence, l’orgue préluda, puis s’effaça, soutintseulement l’envolée des voix. Un chant lent, désolé, montait, le Deprofundis. Des gerbes de voix filaient sous les voûtes, fusaientavec les sons presque verts des harmonicas, avec les timbrespointus des cristaux qu’on brise.

Appuyées sur le grondement contenu de l’orgue, étayées par desbasses si creuses qu’elles semblaient comme descendues enelles-mêmes, comme souterraines, elles jaillissaient, scandant leverset De profundis clamavi ad te, Do, puis elles s’arrêtaientexténuées, laissaient tomber ainsi qu’une lourde larme la syllabefinale, mine; – et ces voix d’enfants proches de la mue reprenaientle deuxième verset du psaume Domine, exaudi vocem meam et laseconde moitié du dernier mot restait encore en suspens, mais aulieu de se détacher, de tomber à terre, de s’y écraser telle qu’unegoutte, elle semblait se redresser d’un suprême effort et darderjusqu’au ciel le cri d’angoisse de l’âme désincarnée, jetée nue, enpleurs, devant son Dieu.

Et, après une pause, l’orgue assisté de deux contrebassesmugissait, emportant dans son torrent toutes les voix, lesbarytons, les ténors et les basses, ne servant plus seulement alorsde gaines aux lames aiguës des gosses, mais sonnant découvertes,donnant à pleine gorge, et l’élan des petits soprani les perçaitquand même, les traversait, pareil à une flèche de cristal, d’untrait.

Puis une nouvelle pause ; – et dans le silence de l’église,les strophes gémissaient à nouveau, lancées, ainsi que sur untremplin, par l’orgue. En les écoutant avec attention, en tentantde les décomposer, en fermant les yeux, Durtal les voyait d’abordpresque horizontales, s’élever peu à peu, s’ériger à la fin, toutesdroites, puis vaciller en pleurant et se casser du bout.

Et soudain, à la fin du psaume, alors qu’arrivait le répons del’antienne Et lux perpetua luceat eis, les voix enfantines sedéchiraient en un cri douloureux de soie, en un sanglot affilé,tremblant sur le mot eis qui restait suspendu, dans le vide.

Ces voix d’enfants tendues jusqu’à éclater, ces voix claires etacérées mettaient dans la ténèbre du chant des blancheursd’aube ; alliant leurs sons de pure mousseline au timbreretentissant des bronzes, forant avec le jet comme en vif argent deleurs eaux les cataractes sombres des gros chantres, ellesaiguillaient les plaintes, renforçaient jusqu’à l’amertume le selardent des pleurs, mais elles insinuaient aussi une sorte decaresse tutélaire, de fraîcheur balsamique, d’aide lustrale ;elles allumaient dans l’ombre ces brèves clartés que tintent, aupetit jour, les angélus ; elles évoquaient, en devançant lesprophéties du texte, la compatissante image de la Vierge passant,aux pâles lueurs de leurs sons, dans la nuit de cette prose.

C’était incomparablement beau, ce De profundis ainsi chanté.Cette requête sublime finissant dans les sanglots au moment oùl’âme des voix allait franchir les frontières humaines tordit lesnerfs de Durtal, lui tressailla le coeur. Puis il vouluts’abstraire, s’attacher surtout au sens de la morne plainte oùl’être déchu, lamentablement, implore, en gémissant, son Dieu. Etces cris de la troisième strophe lui revenaient, ceux, oùsuppliant, désespéré, du fond de l’abîme, son Sauveur, l’homme,maintenant qu’il se sait écouté, hésite, honteux, ne sachant plusque dire. Les excuses qu’il prépara lui paraissent vaines, lesarguments qu’il ajusta lui semblent nuls et alors il balbutie : « sivous tenez compte des iniquités, Seigneur, Seigneur, qui trouveragrâce ? »

Quel malheur, se disait Durtal, que ce psaume qui chante simagnifiquement, dans ses premiers versets, le désespoir del’humanité tout entière, devienne, dans ceux qui suivent, pluspersonnel au Roi David. Je sais bien, reprit-il, qu’il fautaccepter le sens symbolique de ces plaintes, admettre que cedespote confond sa cause avec celle de Dieu, que ses adversairessont les mécréants et les impies, que lui-même préfigure, d’aprèsles docteurs de l’Eglise, la physionomie du Christ, mais, c’estégal, le souvenir de ses boulimies charnelles et les présomptueuxéloges qu’il dédie à son incorrigible peuple, rétrécissent l’empandu poème. Heureusement que la mélodie vit hors du texte, de sa viepropre, ne se confinant pas dans les débats de tribu, maiss’étendant à toute la terre, chantant l’angoisse des temps ànaître, aussi bien que celle des époques présentes et des âgesmorts.

Le De profundis avait cessé ; – après un silence, – lamaîtrise entonna un motet du dix-huitième siècle, mais Durtal nes’intéressait que médiocrement à la musique humaine dans leséglises. Ce qui lui semblait supérieur aux oeuvres les plus vantéesde la musique théâtrale ou mondaine, c’était le vieux plain-chant,cette mélodie plane et nue, tout à la fois aérienne ettombale ; c’était ce cri solennel des tristesses et altier desjoies, c’étaient ces hymnes grandioses de la foi de l’homme quisemblent sourdre dans les cathédrales, comme d’irrésistiblesgeysers, du pied même des piliers romans. Quelle musique, si ampleou si douloureuse ou si tendre qu’elle fût, valait le De profundischanté en faux-bourdon, les solennités du Magnificat, les vervesaugustes du Lauda Sion, les enthousiasmes du Salve Regina, lesdétresses du Miserere et du Stabat, les omnipotentes majestés du TeDeum? des artistes de génie s’étaient évertués à traduire lestextes sacrés : Vittoria, Josquin De Près, Palestrina, Orlando deLassus, Haendel, Bach, Haydn, avaient écrit de merveilleusespages ; souvent même, ils avaient été soulevés par l’effluencemystique, par l’émanation même du Moyen Age à jamais perdue ;et leurs oeuvres gardaient pourtant un certain apparat,demeuraient, malgré tout, orgueilleuses, en face de l’humblemagnificence, de la sobre splendeur du chant grégorien et aprèsceux-là ç’avait été fini, car les compositeurs ne croyaientplus.

Dans le moderne, l’on pouvait cependant citer quelques morceauxreligieux de Lesueur, de Wagner, de Berlioz, de César Franck, etencore sentait-on chez eux l’artiste tapi sous son oeuvre,l’artiste tenant à exhiber sa science, pensant à exalter sa gloireet par conséquent omettant Dieu. L’on se trouvait en face d’hommessupérieurs, mais d’hommes, avec leurs faiblesses, leur inaliénablevanité, la tare même de leurs sens. Dans le chant liturgique créépresque toujours anonymement au fond des cloîtres, c’était unesource extraterrestre, sans filon de péchés, sans trace d’art.C’était une surgie d’âmes déjà libérées du servage des chairs, uneexplosion de tendresses surélevées et de joies pures ; c’étaitaussi l’idiome de l’Eglise, l’Evangile musical accessible, commel’Evangile même, aux plus raffinés et aux plus humbles.

Ah ! la vraie preuve du Catholicisme, c’était cet art qu’ilavait fondé, cet art que nul n’a surpassé encore ! C’était, enpeinture et en sculpture les primitifs ; les mystiques dansles poésies et dans les proses ; en musique, c’était leplain-chant ; en architecture, c’était le roman et legothique. Et tout cela se tenait, flambait en une seule gerbe, surle même autel ; tout cela se conciliait en une touffe depensées unique : révérer, adorer, servir le Dispensateur, en luimontrant, réverbéré dans l’âme de sa créature, ainsi qu’en unfidèle miroir, le prêt encore immaculé de ses dons.

Alors, dans cet admirable Moyen Age, où l’art, allaité parl’Eglise, anticipa sur la mort, s’avança jusqu’au seuil del’éternité, jusqu’à Dieu, le concept divin et la forme célestefurent devinés, entr’ aperçus, pour la première et peut-être pourla dernière fois, par l’homme. Et ils se correspondaient, serépercutaient, d’arts en arts.

Les Vierges eurent des faces en amandes, des visages allongéscomme ces ogives que le gothique amenuisa pour distribuer unelumières ascétique, un jour virginal, dans la châsse mystérieuse deses nefs. Dans les tableaux des primitifs, le teint des saintesfemmes devient transparent comme la cire paschale et leurs cheveuxsont pâles comme les miettes dédorées des vrais encens ; leurcorsage enfantin renfle à peine, leurs fronts bombent comme leverre des custodes, leurs doigts se fusèlent, leurs corpss’élancent ainsi que de fins piliers. Leur beauté devient, enquelque sorte, liturgique. Elles semblent vivre dans le feu desverrières, empruntant aux tourbillons en flammes des rosaces laroue de leurs auréoles, les braises bleues de leurs yeux, lestisons mourants de leurs lèvres, gardant pour leurs parures lescouleurs dédaignées de leurs chairs, les dépouillant de leurslueurs, les muant, lorsqu’elles les transportent sur l’étoffe, endes tons opaques qui aident encore par leur contraste à attester laclarté séraphique du regard, la dolente candeur de la bouche queparfume, suivant le propre du temps, la senteur de lis descantiques, ou la pénitentielle odeur de la myrrhe des psaumes.

Il y eut alors entre artistes une coalition de cervelles, unefonte d’âmes. Les peintres s’associèrent dans un même idéal debeauté avec les architectes ; ils affilièrent en unindestructible accord les cathédrales et les saintes ;seulement, au rebours des usages connus, ils sertirent le bijoud’après l’écrin, modelèrent les reliques d’après la châsse.

De leur côté, les proses chantées de l’Eglise eurent de subtilesaffinités avec les toiles des Primitifs.

Les répons de Ténèbres de Vittoria ne sont-ils pas d’uneinspiration similaire, d’une altitude égale à celles duchef-d’oeuvre de Quentin Metsys, l’ensevelissement du Christ? leRegina coeli du musicien flamand Lassus n’a-t-il pas la bonne foi,l’allure candide et baroque de certaines statues de retables ou destableaux religieux du vieux Brueghel ? Enfin le miserere dumaître de chapelle de Louis xii, de Josquin de Près, n’a-t-il pas,de même que les panneaux des primitifs de la Bourgogne et desFlandres, un essor un peu patient, une simplesse filiforme un peuroide, mais n’exhale-t-il point, comme eux aussi, une saveurvraiment mystique, ne se contourne-t-il pas en une gaucherievraiment touchante ?

L’idéal de toutes ces oeuvres est le même et, par des moyensdifférents, atteint.

Quant au plain-chant, l’accord de sa mélodie avec l’architectureest certain aussi ; parfois, il se courbe ainsi que lessombres arceaux romans, surgit, ténébreux et pensif, tel que lespleins cintres. Le De profundis, par exemple, s’incurve semblable àces grands arcs qui forment l’ossature enfumée des voûtes ; ilest lent et nocturne comme eux ; il ne se tend que dansl’obscurité, ne se meut que dans la pénombre marrie descryptes.

Parfois, au contraire, le chant grégorien semble emprunter augothique ses lobes fleuris, ses flèches déchiquetées, ses rouets degaze, ses trémies de dentelles, ses guipures légères et ténuescomme des voix d’enfants. Alors il passe d’un extrême à l’autre, del’ampleur des détresses à l’infini des joies. D’autres fois encore,la musique plane et la musique chrétienne qu’elle enfanta se plientde même que la sculpture à la gaieté du peuple ; elless’associent aux allégresses ingénues, aux rires sculptés des vieuxporches ; elles prennent ainsi que dans le chant de la Noël,lAdeste fideles, et dans l’hymne pascal lO filii et filiae, lerythme populacier des foules ; elles se font petites etfamilières telles que les Evangiles, se soumettent aux humblessouhaits des pauvres, et leur prêtant un air de fête facile àretenir, un véhicule mélodique qui les emporte en de pures régionsoù ces âmes naïves s’ébattent aux pieds indulgents du Christ.

Créé par l’Eglise, élevé par elle, dans les psallettes du MoyenAge, le plain-chant est la paraphrase aérienne et mouvante del’immobile structure des cathédrales ; il est l’interprétationimmatérielle et fluide des toiles des primitifs ; il est latraduction ailée et il est aussi la stricte et la flexible étole deces proses latines qu’édifièrent les moines, exhaussés, jadis, horsdes temps, dans des cloîtres.

Il est maintenant altéré et décousu, vainement dominé par lefracas des orgues, et il est chanté Dieu sait comme !

La plupart des maîtrises, lorsqu’elles l’entonnent, se plaisentà simuler les borborygmes qui gargouillent dans les conduitesd’eaux ; d’autres se délectent à imiter le grincement descrécelles, le hiement des poulies, le cri des grues ; malgrétout, son imperméable beauté subsiste, sourd quand même de cesmeuglements égarés de chantres.

Le silence subit de l’église dispersa Durtal. Il se leva,regarda autour de lui ; dans son coin, personne, sinon deuxpauvresses endormies, les pieds sur des barreaux de chaises, latête sur leurs genoux. En se penchant un peu, il aperçut en l’air,dans une chapelle noire, le rubis d’une veilleuse brûlant dans unverre rouge ; aucun bruit, sauf le pas militaire d’un suisse,faisant sa ronde, au loin.

Durtal se rassit ; la douceur de cette solitudequ’aromatisait le parfum des cires mêlé aux souvenirs déjàlointains à cette heure des fumées d’encens, s’évanouit d’un coup.Aux premiers accords plaqués sur l’orgue, Durtal reconnut le Diesirae, l’hymne désespérée du Moyen Age ; instinctivement, ilbaissa le front et écouta.

Ce n’était plus, ainsi que dans le De profundis, une suppliquehumble, une souffrance qui se croit entendue, qui discerne pourcheminer dans sa nuit un sentier de lueurs ; ce n’était plusla prière qui conserve assez d’espoir pour ne pas trembler ;c’était le cri de la désolation absolue et de l’effroi.

Et, en effet, la colère divine soufflait en tempête dans cesstrophes. Elles semblaient s’adresser moins au Dieu de miséricorde,à l’exorable Fils qu’à l’inflexible Père, à Celui que l’AncienTestament nous montre, bouleversé de fureur, mal apaisé par lesfumigations des bûchers, par les incompréhensibles attraits desholocaustes. Dans ce chant, il se dressait, plus farouche encore,car il menaçait d’affoler les eaux, de fracasser les monts,d’éventrer, à coups de foudre, les océans du ciel. Et la terreépouvantée criait de peur.

C’était une voix cristalline, une voix claire d’enfant quiclamait dans le silence de la nef l’annonce des cataclysmes ;et après elle, la maîtrise chantait de nouvelles strophes oùl’implacable Juge venait, dans les éclats déchirants destrompettes, purifier par le feu la sanie du monde.

Puis, à son tour, une basse profonde, voûtée, comme issue descaveaux de l’église, soulignait l’horreur de ces prophéties,aggravait la stupeur de ces menaces ; et après une courtereprise du choeur, un alto les répétait, les détaillait encore etalors que l’effrayant poème avait épuisé le récit des châtiments etdes peines, dans le timbre suraigu, dans le fausset d’un petitgarçon, le nom de Jésus passait et c’était une éclaircie dans cettetrombe ; l’univers haletant criait grâce, rappelait, partoutes les voix de la maîtrise, les miséricordes infinies duSauveur et ses pardons, le conjurait de l’absoudre, comme jadis ilépargna le larron pénitent et la Madeleine.

Mais, dans la même mélodie désolée et têtue, la tempêtesévissait à nouveau, noyait de ses lames les plages entrevues duciel, et les solos continuaient, découragés, coupés par lesrentrées éplorées du choeur, incarnant tout à tour, avec ladiversité des voix, les conditions spéciales des hontes, les étatsparticuliers des transes, les âges différents des pleurs.

A la fin, alors que mêlées encore et confondues, ces voixavaient charrié, sur les grandes eaux de l’orgue, toutes les épavesdes douleurs humaines, toutes les bouées des prières et des larmes,elles retombaient exténuées, paralysées par l’épouvante,gémissaient en des soupirs d’enfant qui se cache la face,balbutiaient le dona eis requiem, terminaient, épuisées, par unAmen si plaintif qu’il expirait ainsi qu’une haleine, au dessus dessanglots de l’orgue.

Quel homme avait pu imaginer de telles désespérances, rêver à detels désastres ? Et Durtal se répondait : personne.

Le fait est que l’on s’était vainement ingénié à découvrirl’auteur de cette musique et de cette prose. On les avaitattribuées à Frangipani, à Thomas de Celano, à saint Bernard, à untas d’autres, et elles demeuraient anonymes, simplement formées parles alluvions douloureuses des temps. Le Dies irae semblait êtretout d’abord tombé, ainsi qu’une semence de désolation, dans lesâmes éperdues du onzième siècle ; il y avait germé, puislentement poussé, nourri par la sève des angoisses, arrosé par lapluie des larmes. Il avait été enfin taillé lorsqu’il avait parumûr et il avait été trop ébranché peut-être, car dans l’un despremiers textes que l’on connaît, une strophe, depuis disparue,évoquait la magnifique et barbare image de la terre qui tournait encrachant des flammes, tandis que les constellations volaient enéclats, que le ciel se ployait en deux comme un livre !

Tout cela n’empêche, conclut Durtal, que ces tercets tramésd’ombre et de froid, frappés de rimes se répercutant en de durséchos, que cette musique de toile rude qui enrobe les phrases tellequ’un suaire et dessine les contours rigides de l’oeuvre ne soientadmirables ! – et pourtant ce chant qui étreint, qui rend avectant d’énergie l’ampleur de cette prose, cette période mélodiquequi parvient, tout en ne variant pas, tout en restant la même, àexprimer tour à tour la prière et l’effroi, m’ émeut, me poignemoins que le De profundis qui n’a cependant ni cette grandioseenvergure, ni ce cri déchirant d’art.

Mais, chanté en faux-bourdon, ce psaume est terreux etsuffoquant. Il sort du fond même des sépulcres, tandis que le Diesirae ne jaillit que du seuil des tombes. L’un est la voix même dutrépassé, l’autre celles des vivants qui l’enterrent, et le mortpleure, mais reprend un peu de courage, quand déjà ceux quil’ensevelissent désespèrent.

En fin de compte, je préfère le texte du Dies irae à celui du Deprofundis, et la mélodie du De profundis à celle du Dies irae. Ilest vrai de dire aussi que cette dernière prose est modernisée,chantée théâtralement ici, sans l’imposante et nécessaire marched’un unisson, conclut Durtal.

Cette fois, par exemple, c’est dénué d’intérêt, reprit-il,sortant de ses réflexions, pour écouter, pendant une seconde lemorceau de musique moderne que dévidait maintenant la maîtrise.Ah ! Qui donc se décidera à proscrire cette mystiqueégrillarde, ces fonts à l’eau de bidet qu’inventa Gounod ? Ildevrait y avoir vraiment des pénalités surprenantes pour lesmaîtres de chapelle qui admettent l’onanisme musical dans leséglises ! C’est, comme ce matin à la Madeleine où j’assistaispar hasard aux interminables funérailles d’un vieux banquier ;on joua une marche guerrière avec accompagnement de violoncelles etde violons, de tubas et de timbres, une marche héroïque et mondainepour saluer le départ en décomposition d’un financier ! …c’est réellement absurde ! – et, sans plus écouter la musiquede Saint-Sulpice, Durtal se transféra, en pensée, à la Madeleine,et repartit, à fond de train, dans ses rêveries.

En vérité, se dit-il, le clergé assimile Jésus à un touriste,lorsqu’il l’invite, chaque jour, à descendre dans cette église dontl’extérieur n’est surmonté d’aucune croix et dont l’intérieurressemble au grand salon d’un Continental ou d’un Louvre. Maiscomment faire comprendre à des prêtres que la laideur est sacrilègeet que rien n’égale l’effrayant péché de ce bout-ci, bout-là deromain et de grec, de ces peintures d’octogénaires, de ce plafondplat et ocellé d’oeils-de-boeuf d’où coulent, par tous les temps,les lueurs avariées des jours de pluie, de ce futile autel quesurmonte une ronde d’anges qui, prudemment éperdus, dansent, enl’honneur de la Vierge, un immobile rigaudon de marbre ?

Et pourtant, à la Madeleine, aux heures d’enterrement, lorsquela porte s’ouvre et que le mort s’avance dans une trouée de jour,tout change. Comme un antiseptique supraterrestre, comme un thymolextrahumain, la liturgie épure, désinfecte la laideur impie de ceslieux.

Et, recensant ses souvenirs du matin, Durtal revit, en fermantles yeux, au fond de l’abside en hémicycle, le défilé des robesrouges et noires, des surplis blancs, qui se rejoignaient devantl’autel, descendaient ensemble les marches, s’acheminaient, mêlésjusqu’au catafalque, puis, là, se redivisaient encore, en lelongeant, et se rejoignaient, se confondant à nouveau, dans lagrande allée bordée de chaises.

Cette procession lente et muette, précédée par d’incomparablessuisses, vêtus de deuil, avec l’épée en verrouil et une épaulettede général en jais, s’avançait, la croix en tête, au-devant ducadavre couché sur des tréteaux et, de loin, dans cette cohue delueurs tombées du toit et de feux allumés autour du catafalque etsur l’autel, le blanc des cierges disparaissait et les prêtres quiles portaient semblaient marcher, la main vide et levée, comme pourdésigner les étoiles qui les accompagnaient, en scintillantau-dessus de leurs têtes.

Puis, quand la bière fut entourée par le clergé, le De profundiséclata, du fond du sanctuaire, entonné par d’invisibleschantres.

– Ça, c’était bien, se dit Durtal. A la Madeleine, les voix desenfants sont aigres et frêles et les basses sont mal décantées etsont blettes ; nous sommes évidemment loin de la maîtrise deSaint-Sulpice, mais c’était quand même superbe ; puis quelmoment que celui de la communion du prêtre, lorsque, sortant tout àcoup des mugissements du choeur, la voix du ténor lance au dessusdu cadavre la magnifique antienne du plain-chant :

Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceateis.

Il semble qu’après toutes les lamentations du De profundis et duDies irae, la présence de Dieu qui vient, là, sur l’autel, apporteun soulagement et légitime la confiante et solennelle fierté decette phrase mélodique qui invoque alors le Christ sans alarmes etsans pleurs.

La messe se termine, le célébrant disparaît et, de même qu’aumoment où le mort entra, le clergé, précédé par les suisses,s’avance vers le cadavre, et, dans le cercle enflammé des cierges,un prêtre en chape profère les puissantes prières des absoutes.

Alors, la liturgie se hausse, devient plus admirable encore.Médiatrice entre le coupable et le Juge, l’Eglise, par la bouche deson prêtre, adjure le Seigneur de pardonner à la pauvre âme : Nonintres in judicium cum servo tuo, Domine… ; puis, après l’Amen,lancé par l’orgue et toute la maîtrise, une voix se lève dans lesilence et parle au nom du mort :

Libera me…

Et le choeur continue le vieux chant du dixième siècle. Ainsique dans le Dies irae qui s’appropria des fragments de cesplaintes, le Jugement dernier flamboie et d’impitoyables réponsattestent au trépassé la véracité de ses trances, lui confirmentqu’à la chute des temps, le Juge viendra, dans le hourra desfoudres, châtier le monde.

Et le prêtre fait à grands pas le tour du catafalque, le brodede perles d’eau bénite, l’encense, abrite la pauvre âme qui pleure,la console, la prend contre lui, la couvre, en quelque sorte, de sachape et il intervient encore pour qu’après tant de fatigues et depeines, le Seigneur permette à la malheureuse de dormir, loin desbruits de la terre, dans un repos sans fin.

Ah ! jamais, dans aucune religion, un rôle plus charitable,une mission plus auguste, ne fut réservé à un homme. Elevéau-dessus de l’humanité tout entière par la consécration, presquedéifié par le sacerdoce, le prêtre pouvait, alors que la terregémissait ou se taisait, s’avancer au bord de l’abîme et intercéderpour l’être que l’Eglise avait ondoyé, étant enfant, et qui l’avaitsans doute oubliée depuis, et qui l’avait peut-être même persécutéejusqu’à sa mort.

Et l’Eglise ne défaillait point dans cette tâche. Devant cetteboue de chairs, tassée dans une caisse, elle pensait à la voirie del’âme et s’écriait : « Seigneur, des portes de l’enfer,arrachez-la » ; mais, à la fin de l’absoute, au moment où lecortège tournait le dos et s’acheminait vers la sacristie, ellesemblait, elle aussi, inquiète. Recensant peut-être, en uneseconde, les méfaits commis pendant son existence par ce cadavre,elle paraissait douter que ses suppliques fussent admises, et cedoute, que ses paroles n’avouaient point, passait dans l’intonationdu dernier amen, murmuré à la Madeleine par des voix d’enfants.

Timide et lointain, doux et plaintif, cet amen disait : nousavons fait ce que nous pouvions, mais… mais… Et, dans le funèbresilence que laissait ce départ du clergé quittant la nef, l’ignobleréalité demeurait seule de la coque vide, enlevée à bras d’hommes,jetée dans une voiture, ainsi que ces rebuts de boucherie qu’onemporte, le matin, pour les saponifier dans les fondoirs.

Quand on évoque, en face de ces douloureuses oraisons, de ceséloquentes absoutes, une messe de mariage, comme cela change !continua Durtal. Là, l’Eglise est désarmée et sa liturgie musicaleest quasi nulle. Il faut bien alors qu’elle joue les marchesnuptiales des Mendelssohn, qu’elle emprunte aux auteurs profanes lagaieté de leurs chants pour célébrer la brève et la vaine joie descorps. Se figure-t-on-et cela se fait pourtant-le cantique de laVierge servant à magnifier l’impatiente allégresse d’une jeunefille qui attend qu’un monsieur l’entame, le soir même, après unrepas ? S’imagine-t-on le te deum chantant la béatitude d’unhomme qui va forcer sur un lit une femme qu’il épouse parce qu’iln’a pas découvert d’autres moyens de lui voler sa dot ?

Loin de ce fermage infamant des chairs, le plain-chant demeureparqué dans ses antiphonaires, comme le moine dans soncloître ; et quand il en sort, c’est pour faire jaillir devantle Christ la gerbe des douleurs et des peines. Il les condense etles résume en d’admirables plaintes et si, las d’implorer, iladore, alors ses élans glorifient les événements éternels, lesRameaux et les Pâques, les Pentecôtes et les Ascensions, lesEpiphanies et les Noëls ; alors, il déborde d’une joie simagnifique, qu’il bondit hors des mondes, exubère, en extase, auxpieds d’un Dieu !

Quant aux cérémonies mêmes de l’enterrement, elles ne sont plusaujourd’hui qu’un train-train fructueux, qu’une routine officielle,qu’un treuil d’oraisons qu’on tourne, machinalement, sans ypenser.

L’organiste songe à sa famille et rumine ses ennuis pendantqu’il joue ; l’homme qui pompe l’air et le refoule dans lestuyaux pense au demi-setier qui tarira ses sueurs ; les ténorset les basses soignent leurs effets, se mirent dans l’eau plus oumoins ridée de leurs voix ; les enfants de la maîtrise rêventd’aller galopiner, après la messe ; d’ailleurs, ni les uns, niles autres, ne comprennent un mot du latin qu’ils chantent etqu’ils abrègent, du reste, ainsi que dans le Dies irae dont ilssuppriment une partie des strophes.

De son côté, la bedeaudaille suppute les fonds que le trépassérapporte et le prêtre même, excédé par ces prières qu’il a tantlues et pressé par l’heure du repas, expédie l’office, priemécaniquement du bout des lèvres, tandis que les assistants onthâte, eux aussi, que la messe, qu’ils n’ont pas écoutée d’ailleurs,s’achève pour serrer la main des parents et quitter le mort.

C’est une inattention absolue, un ennui profond. Et pourtant,c’est effrayant ce qui est là, sur des tréteaux, ce qui attend là,dans l’église ; car enfin, c’est l’étable vide, à jamaisabandonnée, du corps ; et c’est cette étable même quis’effondre. Du purin qui fétide, des gaz qui émigrent, de la viandequi tourne, c’est tout ce qui reste !

Et l’âme, maintenant que la vie n’est plus et que toutcommence ? Personne n’y songe ; pas même la famille,énervée par la longueur de l’office, absorbée dans son chagrin etqui ne regrette, en somme, que la présence visible de l’êtrequ’elle a perdu, personne, excepté moi, se disait Durtal, etquelques curieux qui s’unissent, terrifiés, au Dies irae et auLibera dont ils comprennent et la langue et le sens !

Alors, par le son extérieur des mots, sans l’aide durecueillement, sans l’appui même de la réflexion, l’Egliseagit.

Et c’est là le miracle de sa liturgie, le pouvoir de son verbe,le prodige toujours renaissant des paroles créées par des tempsrévolus, des oraisons apprêtées par des siècles morts ! Tout apassé ; rien de ce qui fut surélevé dans les âges abolis nesubsiste. Et ces proses demeurées intactes, criées par des voixindifférentes et projetées de coeurs nuls, intercèdent, gémissent,implorent, efficacement, quand même, par leur force virtuelle, parleur vertu talismanique, par leur inaliénable beauté, par lacertitude toute-puissante de leur foi. Et c’est le Moyen Age quinous les légua pour nous aider à sauver, s’il se peut, l’âme dumufle moderne, du mufle mort !

A l’heure actuelle, conclut Durtal, il ne reste de propre àParis que les cérémonies presque similaires des prises d’habit etdes enterrements. Le malheur, c’est que, lorsqu’il s’agit d’unsomptueux cadavre, les pompes funèbres sévissent.

Elles sortent alors un mobilier à faire frémir, des statuesargentées de Vierges d’un goût atroce, des cuvettes de zinc danslesquelles flambent des bols de punch vert, des candélabres enfer-blanc, supportant au bout d’une tige qui ressemble à un canondressé, la gueule en l’air, des araignées renversées sur le dos etdont les pattes emmanchées de bougies brûlent, toute unequincaillerie funéraire du temps du premier Empire, frappée enrelief de patères, de feuilles d’acanthe, de sabliers ailés, delosanges et de grecques ! – Le malheur aussi, c’est que, pourrehausser le misérable apparat de ces fêtes, l’on joue du Massenetet du Dubois, du Benjamin Godard et du Widor, ou pis encore, dubastringue de sacristie, de la mystique de beuglant, comme lesfemmes affiliées aux confréries du mois de mai enchantent !

Et puis, hélas ! L’on n’entend plus les tempêtes desgrandes orgues et les majestés douloureuses du plain-chant, qu’auxconvois des détenteurs ; pour les pauvres, rien-ni maîtrise,ni orgue-quelques poignées d’oraisons ; trois coups de pinceautrempé dans un bénitier et c’est un mort de plus sur lequel ilpleut et qu’on enlève ! L’Eglise sait pourtant que la charognedu riche purule autant que celle du pauvre et que son âme puedavantage encore ; mais elle brocante les indulgences etbazarde les messes ; elle est, elle aussi, ravagée par l’appâtdu lucre !

Il ne faut pas cependant que je pense trop de mal des crevésopulents, fit Durtal, après un silence de réflexions ; carenfin, c’est grâce à eux que je puis écouter l’admirable liturgiedes funérailles ; ces gens qui n’ont peut-être fait aucunbien, pendant leur vie, font, au moins, sans le savoir, cettecharité, à quelques-uns, après leur mort.

Un brouhaha le ramena à Saint-Sulpice ; la maîtrisepartait ; l’église allait se clore. J’aurais bien dû tâcher deprier, se dit-il ; cela eût mieux valu que de rêvasser dans levide ainsi sur une chaise ; mais prier ? Je n’en ai pasle désir ; je suis hanté par le catholicisme, grisé par sonatmosphère d’encens et de cire, je rôde autour de lui, touchéjusqu’aux larmes par ses prières, pressuré jusqu’aux moelles parses psalmodies et par ses chants. Je suis bien dégoûté de ma vie,bien las de moi, mais de là à mener une autre existence il y aloin ! Et puis… et puis… si je suis perturbé dans leschapelles, je redeviens inému et sec dès que j’en sors. Au fond, sedit-il, en se levant et en suivant les quelques personnes qui sedirigeaient, rabattues par le suisse vers une porte, au fond, j’aile coeur racorni et fumé par les noces, je ne suis bon à rien.

Chapitre 2

 

Comment était-il redevenu catholique, comment en était-il arrivélà ?

Et Durtal se répondait : je l’ignore, tout ce que je sais, c’estqu’après avoir été pendant des années incrédule, soudain jecrois.

Voyons, se disait-il, tâchons cependant de raisonner si tant estque, dans l’obscurité d’un tel sujet, le bon sens subsiste.

En somme, ma surprise tient à des idées préconçues sur lesconversions. J’ai entendu parler du bouleversement subit et violentde l’âme, du coup de foudre, ou bien de la foi faisant à la finexplosion dans un terrain lentement et savamment miné. Il est bienévident que les conversions peuvent s’effectuer suivant l’un oul’autre de ces deux modes, car Dieu agit comme bon lui semble, maisil doit y avoir aussi un troisième moyen qui est sans doute le plusordinaire, celui dont le Sauveur s’est servi pour moi. Et celui-làconsiste en je ne sais quoi ; c’est quelque chose d’analogue àla digestion d’un estomac qui travaille, sans qu’on le sente. Iln’y a pas eu de chemin de Damas, pas d’événements qui déterminentune crise ; il n’est rien survenu et l’on se réveille un beaumatin, et sans que l’on sache ni comment, ni pourquoi, c’estfait.

Oui, mais cette manoeuvre ressemble fort, en somme, à celle decette mine qui n’éclate qu’après avoir été profondément creusée.Eh ! Non, car, dans ce cas, les opérations sontsensibles ; les objections qui embarrassaient la route sontrésolues ; j’aurais pu raisonner, suivre la marche del’étincelle le long du fil et, ici, pas. J’ai sauté à l’improviste,sans avoir été prévenu, sans même m’ être douté que j’étais sistudieusement sapé. Et ce n’est pas davantage le coup de foudre, àmoins que je n’admette un coup de foudre qui serait occulte ettaciturne, bizarre et doux. Et ce serait encore faux, car cebouleversement brusque de l’âme vient presque toujours à la suited’un malheur ou d’un crime, d’un acte enfin que l’on connaît.

Non, la seule chose qui me semble sûre, c’est qu’il y a eu, dansmon cas, prémotion divine, grâce.

Mais, fit-il, alors la psychologie de la conversion seraitnulle ? Et il se répondit :

Ça m’en a tout l’air, car je cherche vainement à me retracer lesétapes par lesquelles j’ai passé ; sans doute, je peux releversur la route parcourue, çà et là, quelques bornes : l’amour del’art, l’hérédité, l’ennui de vivre ; je peux même me rappelerdes sensations oubliées d’enfance, des cheminements souterrainsd’idées suscitées par mes stations dans les églises ; mais ceque je ne puis faire, c’est relier ces fils, les grouper enfaisceau ; ce que je ne puis comprendre, c’est la soudaine etla silencieuse explosion de lumière qui s’est faite en moi. Quandje cherche à m’expliquer comment, la veille, incrédule, je suisdevenu, sans le savoir, en une nuit, croyant, eh bien ! Je nedécouvre rien, car l’action céleste a disparu, sans laisser detraces.

Il est bien certain, reprit-il, après un silence de pensée, quec’est la Vierge qui agit dans ces cas-là sur nous ; c’est ellequi vous pétrit et vous remet entre les mains du Fils ; maisses doigts sont si légers, si fluides, si caressants que l’âmequ’ils ont retournée n’a rien senti.

Par contre, si j’ignore la marche et les relais de maconversion, je puis au moins deviner quels sont les motifs qui,après une vie d’indifférence, m’ ont ramené dans les parages del’Eglise, m’ ont fait errer dans ses alentours, m’ ont enfin poussépar le dos pour m’y faire entrer.

Et il se disait sans ambages, il y a trois causes :

D’abord un atavisme d’ancienne famille pieuse éparse dans desmonastères ; et des souvenirs d’enfance lui revenaient, decousines, de tantes, entrevues dans des parloirs, des femmes douceset graves, blanches comme des oublies, qui l’intimidaient, enparlant bas, qui l’inquiétaient presque lorsqu’en le regardant,elles demandaient s’il était sage.

Il éprouvait une sorte de peur, se réfugiait dans les jupes desa mère, tremblant quand, en partant, il fallait apporter son frontau-devant de lèvres décolorées pour subir le souffle d’un baiserfroid.

De loin, alors qu’il y songeait maintenant, ces entrevues quil’avaient tant gêné dans son enfance lui semblaient exquises. Il ymettait toute une poésie de cloître, enveloppait ces parloirs sinus d’une odeur effacée de boiseries et de cire ; et ilrevoyait aussi les jardins qu’il avait traversés dans ces couvents,des jardins embaumant le parfum amer et salé du buis, plantés decharmilles, semés de treilles dont les raisins toujours verts nemûrissaient point, espacés de bancs dont la pierre rongée gardaitdes anciennes ondées des oeils d’eau ; et mille détails luirevenaient de ces allées de tilleuls si tranquilles, de cessentiers où il courait dans la guipure noire que dessinait sur lesol l’ombre tombée des branches. Il conservait de ces jardins quilui paraissaient devenir plus grands à mesure qu’il avançait en âgeun souvenir un peu confus où tremblait l’image embrouillée d’unvieux parc aulique et d’un verger de presbytère, situé au nord,resté, même quand le soleil l’échauffait, un peu humide.

Il n’était pas surprenant que ces sensations déformées par letemps eussent laissé en lui des infiltrations d’idées pieuses quise creusaient alors qu’il les embellissait, en y songeant ;tout cela pouvait avoir sourdement fermenté pendant trente annéeset se lever maintenant.

Mais les deux autres causes qu’il connaissait avaient dû êtreencore plus actives.

C’était son dégoût de l’existence et sa passion de l’art ;et ce dégoût s’aggravait certainement de sa solitude et de sonoisiveté.

Après avoir autrefois logé ses amitiés au hasard des gens etessuyé les plâtres d’âmes qui n’avaient aucun rapport avec lasienne, il s’était, après tant d’inutile vagabondage, enfinfixé ; il avait été l’intime ami d’un Dr des Hermies, unmédecin épris de démonomanie et de mystique et du sonneur decloches de Saint-Sulpice, du breton Carhaix.

Ces affections-là n’étaient plus commes celles qu’il avaientconnues, tout en superficie et en façade ; elles étaientspacieuses et profondes, basées sur des similitudes de pensées, surdes lignes indissolubles d’âmes ; et celles-là avaient étébrusquement rompues ; à deux mois de distance, des Hermies etCarhaix mouraient, tués, l’un par une fièvre typhoïde, l’autre parun refroidissement qui l’alita, après qu’il eut sonné l’angélus dusoir dans sa tour.

Ce furent pour Durtal d’affreux coups. Son existence qu’aucunlieu n’amarra plus partit à la dérive ; il erra, dispersé, serendant compte que cet abandon était définitif, que, pour lui,l’âge n’était plus où l’on s’unit encore.

Aussi vivait-il seul, à l’écart, dans ses livres, mais lasolitude qu’il supportait bravement quand il était occupé, quand ilpréparait un livre, lui devenait intolérable lorsqu’il était oisif.Il s’acagnardait des après-midi dans un fauteuil, s’essorait dansdes songes ; c’était alors surtout que des idées fixes sepromenaient en lui ; elles finissaient par lui jouer derrièrele rideau baissé de ses yeux des féeries dont les actes nevariaient guère. Toujours des nudités lui dansaient dans lacervelle, au chant des psaumes ; et il sortait de cesrêveries, haletant, énervé, capable, si un prêtre s’était trouvélà, de se jeter en pleurant à ses pieds, de même qu’il se fût ruéaux plus basses ordures si une fille eût été près de lui, dans sachambre.

Chassons par le travail tous ces phantasmes, se criait-il, maistravailler à quoi ? Après avoir fait paraître une histoire deGilles de Rais qui avait pu intéresser quelques artistes, ildemeurait sans sujet, à l’affût d’un livre. Comme il était, en art,un homme d’excès, il sautait aussitôt d’un extrême à l’autre, et,après avoir fouillé le satanisme au Moyen Age, dans son récit dumaréchal de Rais, il ne voyait plus d’intéressant à forer qu’unevie de sainte et quelques lignes découvertes dans les études sur lamystique de Goerres et de Ribet l’avaient lancé sur la piste d’unebienheureuse Lydwine, en quête de documents neufs.

Mais en admettant même qu’il en déterrât, pouvait-il ouvrer unevie de sainte ? Il ne le croyait pas et les arguments surlesquels il étayait son avis semblaient plausibles.

L’hagiographie était une branche maintenant perdue del’art ; il en était d’elle ainsi que de la sculpture sur boiset des miniatures des vieux missels. Elle n’était plus aujourd’huitraitée que par des marguilliers et par des prêtres, par descommissionnaires de style qui semblent toujours, lorsqu’ilsécrivent, charger leurs fétus d’idées sur des camions ; etelle était, entre leurs mains, devenue un des lieux communs de labondieuserie, une transposition dans le livre des statuettes desFroc-Robert, des images en chromo des Bouasse.

La voie était donc libre et il semblait tout d’abord aisé de laplaner ; mais pour extraire le charme des légendes, il fallaitla langue naïve des siècles révolus, le verbe ingénu des âgesmorts. Comment arriver à exprimer aujourd’hui le suc dolent et leblanc parfum des très anciennes traductions de la Légende dorée deVoragine ? Comment lier en une candide gerbe ces fleursplaintives que les moines cultivèrent dans les pourpris descloîtres, alors que l’hagiographie était la soeur de l’art barbareet charmant des enlumineurs et des verriers, de l’ardente et de lachaste peinture des Primitifs ?

On ne pouvait cependant songer à se livrer à de studieuxpastiches, s’efforcer de singer froidement de telles oeuvres.Restait alors la question de savoir si, avec les ressources del’art contemporain, l’on parviendrait à dresser l’humble et lahaute figure d’une sainte ; et c’était pour le moins douteux,car le manque de simplesse réelle, le fard trop ingénieux du style,les ruses d’un dessin attentif et la frime d’une couleur madréetransformeraient probablement l’élue en une cabotine. Ce ne seraitplus une sainte, mais une actrice qui en jouerait plus ou moinsadroitement le rôle ; et alors, le charme serait détruit, lesmiracles paraîtraient machinés, les épisodes seraientabsurdes ! … puis… puis… encore faudrait-il avoir une foiqui fût vraiment vive et croire à la sainteté de son héroïne, sil’on voulait tenter de l’exhumer et de la faire revivre dans uneoeuvre.

Cela est si exact que voici Gustave Flaubert qui a écritd’admirables pages sur la légende de Saint Julien L’Hospitalier.Elles marchent en un tumulte éblouissant et réglé, évoluent en unelangue superbe dont l’apparente simplicité n’est due qu’à l’astucecompliquée d’un art inouï. Tout y est, tout, sauf l’accent qui eûtfait de cette nouvelle un vrai chef-d’oeuvre. étant donné le sujet,il y manque, en effet, la flamme qui devrait circuler sous cesmagnifiques phrases ; il y manque le cri de l’amour quidéfaille, le don de l’exil surhumain, l’âme mystique !

D’ un autre côté, les Physionomies de Saints d’Hello valentqu’on les lise. La foi jaillit dans chacun de ses portraits,l’enthousiasme déborde des chapitres, des rapprochements inattenduscreusent d’inépuisables citernes de réflexions entre leslignes ; mais quoi ! Hello était si peu artiste qued’adorables légendes déteignent dans ses doigts quand il ytouche ; la lésine de son style appauvrit les miracles et lesrend inermes. Il y manque l’art qui sortirait ce livre de lacatégorie des oeuvres blafardes, des oeuvres mortes !

L’exemple de ces deux hommes, opposés comme jamais écrivains nele furent, et n’ayant pu atteindre la perfection, l’un, dans lalégende de Saint Julien, parce que la foi lui faisait défaut etl’autre parce qu’il possédait une inextensible indigence d’art,décourageait complètement Durtal. Il faudrait être en même tempsles deux, et rester encore soi, se disait-il, sinon à quoi bons’atteler à de telles tâches ? Mieux vaut se taire ; etil se renfrognait, désespéré, dans son fauteuil.

Alors le mépris de cette existence déserte qu’il menaits’accélérait en lui et, une fois de plus, il se demandait l’intérêtque la Providence pouvait bien avoir à torturer ainsi lesdescendants de ses premiers convicts ? Et s’il n’obtenait pasde réponse, il était pourtant bien obligé de se dire qu’au moinsl’Eglise recueillait, dans ces désastres, les épaves, qu’elleabritait les naufragés, les rapatriait, leur assurait enfin ungîte.

Pas plus que Schopenhauer dont il avait autrefois raffolé, maisdont la spécialité d’inventaires avant décès et les herbiers deplaintes sèches l’avaient lassé, l’Eglise ne décevait l’homme et necherchait à le leurrer, en lui vantant la clémence d’une viequ’elle savait ignoble.

Par tous ses livres inspirés, elle clamait l’horreur de ladestinée, pleurait la tâche imposée de vivre. L’ecclésiastique,l’ecclésiaste, le livre de Job, les Lamentations de Jérémieattestaient cette douleur à chaque ligne et le Moyen Age avait, luiaussi, dans l’Imitation de Jésus-Christ, maudit l’existence etappelé à grands cris la mort.

Plus nettement que Schopenhauer, l’Eglise déclarait qu’il n’yavait rien à souhaiter ici-bas, rien à attendre ; mais là oùs’arrêtaient les procès-verbaux du philosophe, elle, continuait,franchissait les limites des sens, divulguait le but, précisait lesfins.

Puis, se disait-il, tout bien considéré, l’argument deSchopenhauer tant prôné contre le Créateur et tiré de la misère etde l’injustice du monde, n’est pas, quand on y réfléchit,irrésistible, car le monde n’est pas ce que Dieu l’a fait, maisbien ce que l’homme en a fait.

Avant d’accuser le ciel de nos maux, il conviendrait sans doutede rechercher par quelles phases consenties, par quelles chutesvoulues, la créature a passé, avant que d’aboutir au sinistregâchis qu’elle déplore. Il faudrait maudire les vices de sesancêtres et ses propres passions qui engendrèrent la plupart desmaladies dont on souffre ; il faudrait se dire que si Dieunous infligea l’excrément, l’homme y a par ses excès ajouté lepus ; il faudrait vomir la civilisation qui a rendul’existence intolérable aux âmes propres et non le Seigneur qui nenous a peut-être pas créés, pour être pilés à coups de canons, entemps de guerre, pour être exploités, volés, dévalisés, en temps depaix, par les négriers du commerce et les brigands des banques.

Ce qui reste incompréhensible, par exemple, c’est l’horreurinitiale, l’horreur imposée à chacun de nous, de vivre ; maisc’est là un mystère qu’aucune philosophie n’explique.

Ah ! reprenait-il, quand je songe à cette horreur, à cedégoût de l’existence qui s’est, d’années en années, exaspéré enmoi, comme je comprends que j’aie forcément cinglé vers le seulport où je pouvais trouver un abri, vers l’Eglise.

Jadis, je la méprisais, parce que j’avais un pal qui mesoutenait lorsque soufflaient les grands vents d’ennui ; jecroyais à mes romans, je travaillais à mes livres d’histoire,j’avais l’art. J’ai fini par reconnaître sa parfaite insuffisance,son inaptitude résolue à rendre heureux. Alors j’ai compris que lepessimisme était tout au plus bon à réconforter les gens quin’avaient pas un réel besoin d’être consolés ; j’ai comprisque ses théories, alléchantes quand on est jeune et riche et bienportant, deviennent singulièrement débiles et lamentablementfausses, quand l’âge s’avance, quand les infirmités s’annoncent,quand tout s’écroule !

Je suis allé à l’hôpital des âmes, à l’Eglise. On vous y reçoitau moins, on vous y couche, on vous y soigne ; on ne se bornepas à vous dire, en vous tournant le dos, ainsi que dans laclinique du Pessimisme, le nom du mal dont on souffre !

Enfin Durtal avait été ramené à la religion par l’art. Plus queson dégoût de la vie même, l’art avait été l’irrésistible aimantqui l’avait attiré vers Dieu.

Le jour où, par curiosité, pour tuer le temps, il était entrédans une église et, après tant d’années d’oubli, y avait écouté lesvêpres des morts tomber lourdement, une à une, tandis que leschantres alternaient et jetaient l’un après l’autre, comme desfossoyeurs, des pelletées de versets, il avait eu l’âme remuéejusque dans ses combles. Les soirs où il avait entendu lesadmirables chants de l’octave des trépassés, à Saint-Sulpice, ils’était senti pour jamais capté ; mais ce qui l’avaitpressuré, ce qui l’avait asservi mieux encore, c’étaient lescérémonies, les chants de la semaine sainte.

Il les avait visitées les églises, pendant cette semaine !Elles s’ouvraient ainsi que des palais dévastés, ainsi que descimetières ravagés de Dieu. Elles étaient sinistres avec leursimages voilées, leurs crucifix enveloppés d’un losange violet,leurs orgues taciturnes, leurs cloches muettes. La foules’écoulait, affairée, sans bruit, marchait par terre, sur l’immensecroix que dessinent la grande allée et les deux bras du transeptet, entrée par les plaies que figurent les portes, elle remontaitjusqu’à l’autel, là où devait poser la tête ensanglantée du Christet elle baisait avidement, à genoux, le crucifix qui barrait laplace du menton, au bas des marches.

Et cette foule devenait, elle-même, en se coulant dans ce moulecrucial de l’église, une énorme croix vivante et grouillante,silencieuse et sombre.

A Saint-Sulpice où tout le séminaire assemblé pleuraitl’ignominie de la justice humaine et la mort décidée d’un Dieu,Durtal avait suivi les incomparables offices de ces jours luctueux,de ces minutes noires, écouté la douleur infinie de la Passion, sinoblement, si profondément exprimée à ténèbres par les lentespsalmodies, par le chant des lamentations et des psaumes ;mais quand il y songeait, ce qui le faisait surtout frémir, c’étaitle souvenir de la Vierge arrivant le jeudi, dès que la nuittombait.

L’Eglise jusqu’alors absorbée dans son chagrin et couchée devantla croix se relevait et se mettait à sangloter, en voyant laMère.

Par toutes les voix de sa maîtrise, elle s’empressait autour deMarie, s’efforçait de la consoler, en mêlant les larmes du Stabataux siennes, en gémissant cette musique de plaintes endolories, enpressant sur la blessure de cette prose qui rendait de l’eau et dusang comme la plaie du Christ.

Durtal sortait, accablé, de ces longues séances, mais sestentations contre la foi se dissipaient ; il ne doutaitplus ; il lui semblait qu’à Saint-Sulpice, la grâce se mêlaitaux éloquentes splendeurs des liturgies et que des appels passaientpour lui dans l’obscure affliction des voix ; aussiéprouvait-il une reconnaissance toute filiale pour cette église oùil avait vécu de si douces et de si dolentes heures !

Et cependant, dans les semaines ordinaires, il ne la fréquentaitpoint ; elle lui paraissait trop grande et trop froide et elleétait si laide ! Il lui préférait des sanctuaires plus tièdeset plus petits, des sanctuaires où subsistaient encore des tracesdu Moyen Age.

Alors, il se réfugiait, les jours de flâne, en sortant du Louvreoù il s’était longuement évagué devant les toiles des primitifs,dans la vieille église de Saint-Séverin, enfouie en un coin duParis pauvre.

Il y apportait les visions des toiles qu’il avait admirées auLouvre et il les contemplait à nouveau, dans ce milieu où elles setrouvaient vraiment chez elles.

Puis c’étaient des moments délicieux qu’il y écoulait, emportédans ces nuées d’harmonie que sillonne l’éclair blanc de la voixenfantine jailli du tonnerre roulant des orgues.

Là, sans même prier, il sentait glisser en lui une langueurplaintive, un discret malaise ; Saint-Séverin le ravissait,l’aidait mieux que les autres à se suggérer, certains jours, uneindéfinissable impression d’allégresse et de pitié, quelquefoismême, alors qu’il songeait à la voirie de ses sens, à se natterl’âme de regrets et d’effroi.

Souvent, il y allait ; surtout, le dimanche matin, à dixheures, à la grand’messe.

Là, il s’installait derrière le maître-autel, dans cettemélancolique et délicate abside plantée, ainsi qu’un jardind’hiver, de bois rares et un peu fous. On eût dit d’un berceaupétrifié de très vieux arbres tout en fleurs, mais défeuillés, deces futaies de piliers carrés ou taillés à larges pans, creusésd’entailles régulières près de leurs bases, côtelés sur leursparcours comme des pieds de rhubarbe, cannelés comme descéleris.

Aucune végétation ne s’épanouissait au sommet de ces troncs quiarquaient leurs rameaux dénudés le long des voûtes, lesrejoignaient, les aboutaient, assemblant à leurs points de suture,à leurs noeuds de greffe, d’extravagants bouquets de rosesblasonnées, de fleurs armoriées et fouillées à jour ; etdepuis près de quatre cents ans ces arbres immobilisaient leur sèveet ne poussaient plus. Les hampes à jamais courbées restaientintactes ; la blanche écorce des piliers s’effritait à peine,mais la plupart des fleurs étaient flétries ; des pétaleshéraldiques manquaient ; certaines clefs de voûte ne gardaientplus que des calices stratifiés, ouvrés comme des nids, trouéscomme des éponges, chiffonnés comme des poignées de dentellesrousses.

Et au milieu de cette flore mystique, parmi ces arbreslapidifiés, il en était un, bizarre et charmant, qui suggéraitcette chimérique idée que la fumée déroulée des bleus encens étaitparvenue à se condenser, à se coaguler en pâlissant avec l’âge et àformer, en se tordant, la spirale de cette colonne qui tournoyaitsur elle-même et finissait par s’évaser en une gerbe dont les tigesbrisées retombaient du haut des cintres.

Ce coin où se réfugiait Durtal était à peine éclairé par desverrières en ogive, losangées de mailles noires, serties deminuscules carreaux obscurcis par la poussière accumulée des temps,rendus plus sombres encore par les boiseries des chapelles qui lesceinturaient jusqu’à mi-corps.

Cette abside, elle était bien, si l’on voulait, un massif geléde squelettes d’arbres, une serre d’essences mortes, ayantappartenu à la famille des palmifères, évoquant encore le souvenird’invraisemblables phoenix, d’inexacts lataniers, mais ellerappelait aussi, avec sa forme en demi-lune et sa lumière trouble,l’image d’une proue de navire plongée sous l’onde. Elle laissait,en effet, filtrer au travers de ses hublots, aux vitrestreillissées d’une résille noire, le murmure étouffé – que simulaitle roulement des voitures ébranlant la rue, – d’une rivière quitamiserait dans le cours saumâtre de ses eaux des lueurs dédoréesde jour.

Le dimanche, à l’heure de la grand’messe, cette abside restaitdéserte. Tout le public emplissait la nef devant le maître-autel ous’éparpillait plus loin dans une chapelle dédiée à Notre-Dame.Durtal était donc à peu près seul ; et les gens même quitraversaient son refuge n’étaient ni hébétés, ni hostiles, ainsique les fidèles des autres églises. C’étaient dans ce quartier degueux, de très pauvres gens, des regrattières, des soeurs decharité, des loqueteux, des mioches ; c’étaient surtout desfemmes en guenilles, marchant sur la pointe des pieds,s’agenouillant sans regarder autour d’elles, des humbles gênéesmême par le luxe piteux des autels, hasardant un oeil soumis etbaissant le dos quand passait le suisse.

Touché par la timidité de ces misères muettes, Durtal écoutaitla messe que chantait une maîtrise peu nombreuse, mais patiemmentdressée. Mieux qu’à Saint-Sulpice où pourtant les offices étaientautrement solennels et exacts, la maîtrise de Saint-Séverinentonnait cette merveille du plain-chant, le Credo. Ellel’enlevait, en quelque sorte, jusqu’au sommet du choeur et lefaisait planer, les ailes grandes ouvertes, presque immobiles,au-dessus des ouailles prosternées, lorsque le verset et homofactus est prenait son lent et respectueux essor dans la voixbaissée du chantre. C’était, à la fois, lapidaire et fluide,indestructible, ainsi que les articles du Symbole même, inspirécomme le texte que l’Esprit Saint dicta, dans leur dernièreassemblée, aux apôtres réunis du Christ.

A Saint-Séverin, une voix de taureau clamait, seule, un verset,puis tous les enfants, soutenus par la réserve des chantres,lançaient les autres et les inaltérables vérités s’affirmaient àmesure, plus attentives, plus graves, plus accentuées, un peuplaintives même dans la voix isolée de l’homme, plus timidespeut-être, mais aussi plus familières, plus joyeuses, dans l’élanpourtant contenu des gosses.

A ce moment-là, Durtal se sentait soulevé et il se criait : maisil est impossible que les alluvions de la foi qui ont créé cettecertitude musicale soient fausses ! L’accent de ces aveux esttel qu’il est surhumain et si loin de la musique profane qui n’ajamais atteint l’imperméable grandeur de ce chant nu !

Toute la messe était d’ailleurs à Saint-Séverin exquise. LeKyrie eleison sourd et somptueux ; le Gloria in excelsisdivisé entre le grand et le petit orgue, l’un chantant seul etl’autre dirigeant et soutenant le choeur, exultaitd’allégresse ; le Sanctus emballé, presque hagard alors que lamaîtrise criait l’hosanna in excelsis, bondissait jusqu’auxcintres ; et l’Agnus Dei s’élevait à peine en une clairemélodie suppliante, si humble qu’elle n’osait monter.

En somme, à part des Salutaris de contrebande détaillés là,ainsi que toutes les églises, Saint-Séverin conservait, lesdimanches ordinaires, la liturgie musicale, la chantait presquerespectueusement avec des voix fragiles, mais bien teintées,d’enfants, avec des basses solidement bétonnées, remontant de leurspuits de vigoureux sons.

Et c’était une joie pour Durtal que de s’attarder dans cetadorable milieu du Moyen Age, dans cette ombre déserte, parmi ceschants qui s’élevaient derrière lui, sans qu’il fût troublé par lesmanigances des bouches qu’il ne pouvait voir.

Il finissait par être pris aux moelles, suffoqué par denerveuses larmes et toutes les rancoeurs de sa vie luiremontaient ; plein de craintes indécises, de postulationsconfuses qui l’étouffaient sans trouver d’issues, il maudissaitl’ignominie de son existence, se jurait d’étouffer ses émoischarnels.

Puis, quand la messe était terminée, il errait dans l’églisemême, s’exaltait devant l’essor de cette nef que quatre sièclesbâtirent et scellèrent de leurs armes, en y apposant cesextraordinaires empreintes, ces fabuleux cachets qui s’épanouissenten relief sous le berceau renversé des voûtes. Ces siècless’étaient réunis pour apporter aux pieds du Christ l’effortsurhumain de leur art et les dons de chacun étaient visiblesencore. Le treizième siècle avait taillé ces piliers bas et trapusdont les chapiteaux se couronnent de nymphéas, de trèfles d’eau, defeuillages à grandes côtes, volutés en crochets et tournés encrosse. Le quatorzième siècle avait élevé les colonnes des travéesvoisines sur le flanc desquelles des prophètes, des moines, dessaints, soutiennent de leurs corps étendus la retombée des arcs. Lequinzième et le seizième avaient créé l’abside, le sanctuaire,quelques-uns même des vitraux ouverts au sommet du choeur et, bienqu’ils eussent été réparés par de vrais gnafs, ils n’en avaient pasmoins gardé une grâce barbare, une naïveté vraiment touchante.

Ils paraissaient avoir été dessinés par les ancêtres desimagiers d’Epinal et bariolés par eux de tons crus. Les donateurset les saints qui défilaient dans ces clairs tableaux encadrés depierre étaient tous maladroits et pensifs, vêtus de robesgomme-gutte, vert bouteille, bleu de prusse, rouge de groseille,violet d’aubergine et lie de vin qui se fonçaient encore au contactdes chairs omises ou perdues, restées, en tout cas, comme leurépiderme de verre, incolores. Dans l’une de ces fenêtres, le Christen croix semblait même limpide, tout en lumière, au milieu destaches azurées du ciel et des plaques rouges et vertes queformaient les ailes de deux anges dont le visage paraissait aussitaillé dans le cristal et rempli de jour.

Et ces vitraux, différents en cela de ceux des autres églises,absorbaient les rayons du soleil, sans les réfracter. Ils avaientsans doute été privés volontairement de reflets, afin de ne pasinsulter par une insolente gaieté de pierreries en feu à lamélancolique détresse de cette église qui s’élevait dans l’atrocerepaire d’un quartier peuplé de mendiants et d’escarpes.

Alors des réflexions assaillaient Durtal. Dans Paris, lesbasiliques modernes étaient inertes ; elles restaient sourdesaux prières qui se brisaient contre l’indifférence glacée de leursmurs. Comment se recueillir dans ces nefs où les âmes n’ont rienlaissé d’elles, où lorsqu’elles allaient peut-être se livrer, ellesavaient dû se reprendre, se replier, rebutées par l’indiscrétiond’un éclairage de photographe, offusquées même par l’abandon de cesautels où aucun saint n’avait jamais célébré la messe ? Ilsemblait que Dieu fût toujours sorti, qu’il ne rentrât que pourtenir sa promesse de paraître au moment de la consécration etqu’aussitôt après, il se retirât, méprisant, de ces édifices quin’avaient pas été créés expressément pour lui, puisque, par labassesse de leurs formes, ils pouvaient servir aux usages les plusprofanes, puisque surtout ils ne lui apportaient point, à défaut dela sainteté, le seul don qui pût lui plaire, ce don de l’art qu’ila, lui-même, prêté à l’homme et qui lui permet de se mirer dans larestitution abrégée de son oeuvre, de se réjouir devant l’éclosionde cette flore dont il a semé les germes dans les âmes qu’il atriées avec soin, dans les âmes qu’il a, après celles de sessaints, vraiment élues.

Ah ! les charitables églises du Moyen Age, les chapellesmoites et enfumées, pleines de chants anciens, de peinturesexquises et cette odeur des cierges qu’on éteint, et ces parfumsdes encens qu’on brûle ! A Paris, il ne restait plus quequelques spécimens de cet art d’antan, que quelques sanctuairesdont les pierres suintaient réellement la Foi ; parmi ceux-là,Saint-Séverin apparaissait à Durtal comme le plus exquis et le plussûr. Il ne se sentait chez lui que là ; il croyait que s’ilvoulait enfin prier pour de bon, ce serait dans cette église qu’ildevrait le faire, et il se disait : ici, l’âme des voûtes existe.Il est impossible que les ardentes prières, que les sanglotsdésespérés du Moyen Age n’aient pas à jamais imprégné ces pilierset tanné ces murs ; il est impossible que cette vigne dedouleurs où jadis des saints vendangèrent les grappes chaudes deslarmes, n’ait pas conservé, de ces admirables temps, des émanationsqui soutiennent, des effluves qui sollicitent encore la honte despéchés, l’aveu des pleurs !

De même que Sainte Agnès demeurant immaculée dans les bordeaux,cette église restait intacte dans un milieu infâme, alors que toutautour d’elle dans les rues, au Château rouge, à la crémerieAlexandre, là, à deux pas, la tourbe moderne des sacripantscombinaient leurs méfaits, en cuvant, avec des prostituées, lesboissons de crimes, les absinthes cuivrées et les troissix !

Dans ce territoire réservé du Satanisme, elle émergeait,délicate et petite, frileusement emmitouflée dans les guenilles descabarets et des taudis ; et, de loin, elle dressait encore,au-dessus des toits, son clocher frêle, pareil à une aiguillepiquée la pointe en bas et ajourant en l’air son chas au traversduquel on apercevait, surplombant une sorte d’enclume, uneminuscule cloche. Telle elle apparaissait, du moins, de la placeSaint-André-des-arts. Symboliquement, on eût dit d’unmiséricordieux appel toujours repoussé par des âmes endurcies etmartelées par les vices, de cette enclume qui n’était qu’uneillusion d’optique et de cette très réelle cloche.

Et dire, songeait Durtal, dire que d’ignares architectes et qued’ineptes archéologues voudraient dégager Saint-Séverin de sesloques et la cerner avec les arbres en prison d’un square !Mais elle a toujours vécu dans son lacis de rues noires ! Elleest volontairement humble, en accord avec le misérable quartierqu’elle assiste. Au Moyen Age, elle était un monument d’intérieuret non une de ces impétueuses basiliques que l’on dressait enévidence sur de grandes places.

Elle était un oratoire pour les pauvres, une église agenouilléeet non debout ; aussi serait-ce le contre-sens le plus absoluque de la sortir de son milieu, que de lui enlever ce jourd’éternel crépuscule, ces heures toutes en ombre, qui avivent sadolente beauté de servante en prière derrière la haie impie desbouges !

Ah ! si l’on pouvait la tremper dans l’atmosphère embraséede Notre-Dame des Victoires et adjoindre à sa maigre psallette lapuissante maîtrise de Saint-Sulpice, ce serait complet ! Secriait Durtal ; mais, hélas ! Ici-bas, rien d’entier,rien de parfait n’existe !

Enfin, au point de vue de l’art, elle était encore la seule quile ravissait, car Notre-Dame de Paris était trop grande et tropsillonnée par des touristes : puis les cérémonies s’y faisaientrares ; on y débitait juste le poids des prières exigées et laplupart des chapelles demeuraient closes ; enfin les voix deses enfants étaient en coton à repriser ; à tous coups, ellescassaient, pendant que graillonnait l’âge avancé des basses. àSaint-Etienne du Mont, c’était pis encore ; la coque del’église était charmante, mais la maîtrise était une succursale dela maison Sanfourche ; on se serait cru dans un chenil oùgrognait une meute variée de bêtes malades ; quant aux autressanctuaires de la rive gauche, ils étaient nuls ; l’on ysupprimait d’ailleurs autant que possible le plain-chant, etpartout l’on y embrenait avec des fredons libertins la pauvreté desvoix.

Et c’était cependant encore sur cette rive que les églises serespectaient le mieux, car le district religieux de Paris s’arrêteà ce côté de la Seine, cesse après que l’on a franchi lesponts.

En somme, en se récapitulant, il pouvait croire queSaint-Séverin par ses effluves et l’art délicieux de sa vieillenef, que Saint-Sulpice par ses cérémonies et par ses chantsl’avaient ramené vers l’art chrétien qui l’avait à son tour dirigévers Dieu.

Puis, une fois aiguillé sur cette voie, il l’avait parcourue,était sorti de l’architecture et de la musique, avait erré sur lesterritoires mystiques des autres arts et ses longues stations auLouvre, ses incursions dans les bréviaires, dans les livres deRuysbroeck, d’Angèle de Foligno, de Sainte Térèse, de SainteCatherine de Gênes, de Madeleine de Pazzi, l’avaient encore affermidans ses croyances.

Mais ce bouleversement d’idées qu’il avait subi était troprécent pour que son âme encore déséquilibrée se tînt. Par instants,elle semblait vouloir se retourner et il se débattait alors pourl’apaiser. Il s’usait en disputes, en arrivait à douter de lasincérité de sa conversion, se disait : en fin de compte, je nesuis emballé à l’église que par l’art ; je n’y vais que pourvoir ou pour entendre et non pour prier ; je ne cherche pas leSeigneur, mais mon plaisir. Ce n’est pas sérieux ! De même quedans un bain tiède, je ne sens point le froid si je reste immobileet que si je remue, je gèle, de même aussi à l’église mes élanschavirent dès que je bouge ; je suis presque enflammé dans lanef, moins chaud déjà sous le parvis et je deviens absolument glacélorsque je suis dehors. Ce sont des postulations littéraires, desvibrations de nerfs, des échauffourées de pensées, des bagarresd’esprit, c’est tout ce que l’on voudra, sauf la Foi.

Mais ce qui l’inquiétait plus encore que ce besoin d’adjuvantspour s’attendrir, c’était que ses sens dévergondés s’exaspéraientau contact des idées pieuses. Il flottait, comme une épave, entrela luxure et l’Eglise et elles se le renvoyaient, à tour de rôle,le forçant dès qu’il s’approchait de l’une à retourner aussitôtauprès de celle qu’il avait quittée et il en venait à se demanders’il n’était pas victime d’une mystification de ses bas instinctscherchant à se ranimer, sans même qu’il en eût conscience, par lecordial d’une piété fausse.

En effet, combien de fois l’avait-il vu se réaliser l’immondemiracle, alors qu’il sortait presque en larmes deSaint-Séverin ? Sournoisement, sans filiation d’idées sansgradation, sans soudure de sensations, sans même qu’une étincellecrépitât, ses sens prenaient feu et il était sans force pour leslaisser se consumer seuls, pour leur résister.

Il se vomissait après, mais il était bien temps ! Et alorsle mouvement inverse se produisait ; il avait envie de courirdans une chapelle, de s’y laver et il était si dégoûté de lui que,s’il allait quelquefois jusqu’à la porte, il n’osait entrer.

D’autres fois, au contraire, il se révoltait et se criait,furieux : c’est bête, à la fin, je me suis gâté le seul plaisir quime restait, la chair. Jadis, je m’amusais et ne me répugnaispoint ; aujourd’hui, je paye mes pauvres godailles par destourments. J’ai ajouté un ennui de plus dans mon existence ;ah ! si c’était à refaire !

Et vainement, il se mentait, tentait de se justifier, en sesuggérant des doutes.

Et si tout cela n’était pas véritable ? S’il n’y avaitrien ? Si je me trompais ? Si les libres penseurs avaientraison ?

Mais il était bien obligé de se prendre en pitié, car il sentaittrès distinctement, au fond de lui, qu’il possédait l’inébranlablecertitude de la vraie Foi.

Ces discussions sont misérables et ces excuses que je cherche àmes saletés sont odieuses, se disait-il : et une flambéed’enthousiasme jaillissait en lui.

Comment douter de la véracité des dogmes, comment nier lapuissance divine de l’Eglise, mais elle s’impose !

D’abord elle a son art surhumain et sa mystique, puis n’est-elledonc pas surprenante la persistante inanité des hérésiesvaincues ? Toutes, depuis que le monde existe, ont eu pourtremplin la chair. Logiquement, humainement, elles devaienttriompher, car elles permettaient à l’homme et à la femme desatisfaire leurs passions, soi-disant en ne péchant pas, en sesanctifiant même comme les gnostiques, en rendant par les plusbasses turpitudes hommage à Dieu.

Que sont-elles devenues ? Toutes ont sombré. L’Eglise, siinflexible sur cette question, est demeurée entière et debout. Elleordonne au corps de se taire, à l’âme de souffrir et, contre toutevraisemblance, l’humanité l’écoute et balaie, tel qu’un fumier, lesséduisantes allégresses qu’on lui propose.

N’est-elle pas décisive aussi cette vitalité que conservel’Eglise, malgré l’insondable stupidité des siens ? Elle arésisté à l’inquiétante sottise de son clergé, elle n’a pas mêmeété entamée par la maladresse, par le manque de talent de sesdéfenseurs ! c’est cela qui est fort !

Non, plus j’y songe, s’écriait-il, plus je la trouveprodigieuse, unique ! Plus je suis convaincu qu’une seuledétient la vérité, qu’hors d’elle, ce ne sont plus que desluxations d’esprit, que des impostures, que des esclandres ! -L’Eglise, elle est le haras divin et le dispensaire céleste desâmes ; c’est elle qui les allaite, qui les élève, qui lespanse ; elle, qui leur notifie, quand le temps des douleursest venu, que la vie réelle ne commence pas à la naissance, maisbien à la mort. L’Eglise, elle est indéfectible, elle estsuradmirable, elle est immense…

Oui, mais alors, il faudrait suivre ses prescriptions etpratiquer les sacrements qu’elle exige !

Et Durtal, en hochant la tête, ne se répondait plus.

Chapitre 3

 

Comme tous les incrédules il s’était dit, avant sa conversion :moi, si je croyais que Jésus est Dieu et que la vie éternelle n’estpas un leurre, je n’hésiterais point à renverser mes habitudes, àsuivre autant que possible les règles religieuses, à demeurer, entout cas, chaste. Et il s’étonnait que des gens qu’il avait connuset qui se trouvaient dans ces conditions n’eussent pas une attitudesupérieure à la sienne. Lui, qui s’accordait depuis si longtempsd’indulgents pardons, devenait d’une singulière intolérance, dèsqu’il s’agissait d’un catholique.

Il comprenait maintenant l’iniquité de ses jugements, se rendaitcompte qu’entre croire et pratiquer l’abîme le plus difficile àfranchir existe.

Il n’aimait pas à se disputer sur cette question, mais ellerevenait et l’obsédait quand même et il était bien obligé des’avouer alors la mesquinerie de ses arguments, les méprisablesraisons de ses résistances.

Il était encore assez franc pour se dire : je ne suis plus unenfant ; si j’ai la foi, si j’admets le catholicisme, je nepuis le concevoir, tiède et flottant, continuellement réchauffé parle bain-marie d’un faux zèle. Je ne veux pas de compromis et detrêves, d’alternances de débauches et de communions, de relaislibertins et pieux, non, tout ou rien ; se muer de fond encomble ou ne rien changer !

Et aussitôt, il reculait épouvanté, essayait de fuir devant ceparti qu’il s’agissait de prendre, s’ingéniait à se disculper energotant pendant des heures, invoquait les plus piètres motifs pourdemeurer tel qu’il était, pour ne pas bouger.

Comment faire ? Si je n’obéis pas à des ordres que je senss’affirmer, de plus en plus impérieux, en moi, je me prépare unevie de malaises et de remords, car je sais très bien que je ne doispas m’éterniser ainsi sur le seuil, mais pénétrer dans lesanctuaire et y rester. Et si je me décide… ah ! Non, parexemple… car alors il faudra s’astreindre à un tas d’observances,se plier à des séries d’exercices, suivre la messe le dimanche,faire maigre le vendredi ; il faudra vivre en cagot,ressembler à un imbécile !

Et il se rappelait soudain, pour s’aider à la révolte, ladégaîne, la tête, des gens assidus dans les églises ; pourdeux hommes qui avaient l’air d’êtres intelligents, d’êtrespropres, combien, à n’en pas douter, étaient des cafards et despleutres !

Presque tous avaient l’aspect louche, la voix huileuse, les yeuxrampants, les lunettes inamovibles, les vêtements en bois noir dessacristains ; presque tous égrenaient d’ostensibles chapeletset, plus stratégiques, plus fourbes encore que les impies, ilsrançonnaient leur prochain, en quittant Dieu.

Et les dévotes étaient encore moins rassurantes ; ellesenvahissaient l’église, s’y promenaient ainsi que chez elles,dérangeaient tout le monde, bousculaient les chaises, vouscognaient sans même demander pardon ; puis elless’agenouillaient avec faste, prenaient des attitudes d’angescontrits, marmottaient d’intarissables patenôtres, sortaient del’église encore plus arrogantes et plus aigres.

Comme c’est encourageant de se dire qu’il faudra se mêler à laclique de ces pécores pieuses ! s’écriait-il.

Mais aussitôt, sans même qu’il le voulût, il se répondait : tun’as pas à t’ occuper des autres ; si tu étais plus humble,ces gens te paraîtraient sans doute moins hostiles ; ils ontdans tous les cas le courage qui te manque ; eux n’ont pashonte de leur foi et ils ne craignent pas de s’agenouiller enpublic devant leur Dieu.

Et Durtal restait penaud, car il devait bien s’avouer que cetteriposte frappait juste. L’humilité lui faisait défaut, cela étaitsûr, mais ce qui était peut-être pis encore, il ne pouvait sesoustraire au respect humain.

Il appréhendait de passer pour un sot ; la perspectived’être aperçu, à genoux, dans une église, l’horripilait ;l’idée, si jamais il devait communier, de se lever, d’affronter lesregards pour s’acheminer vers l’autel, lui était intolérable.

S’il vient jamais, ce qu’il sera dur à subir ce moment-là !Se disait-il ; et pourtant, c’est idiot, car enfin je n’ai quefaire de l’opinion de personnes que je ne connais point ! Maisil avait beau se répéter que ses alarmes étaient absurdes, il neparvenait pas à les surmonter, à se dissuader de la peur duridicule.

Enfin, reprenait-il, quand même je me déciderais à sauter lefossé, à me confesser et à communier, il resterait toujours àrésoudre la terrible question des sens ; il faudrait sedéterminer à fuir les emprises de la chair, à renoncer aux filles,à accepter un éternel jeûne. Ça, je n’y parviendraijamais !

Sans compter que, dans tous les cas, le moment serait mal choisisi je tentais dès maintenant cet effort, car je n’ai jamais été sitourmenté que depuis ma conversion ; ah ! ce que lecatholicisme suscite d’immondes rumeurs lorsque l’on rôde dans sesalentours, sans y entrer !

Et à cette exclamation une autre répliquait aussitôt : Ehbien ! mais alors il faut y entrer !

Il s’irritait à tourner ainsi sur lui-même, sans changer deplace et il essayait de dévier cette conversation, comme s’il sefût entretenu avec une autre personne dont les questionsl’embarrassaient ; mais il y revenait quand même et, agacé,réunissait toute sa raison, l’appelait à l’aide.

Voyons, il faut tâcher de se repérer pourtant ! Il estévident que depuis que je me suis approché de l’Eglise, mespersuasions d’ordures sont devenues plus fréquentes et plustenaces ; un autre fait est certain encore, c’est que je suissuffisamment usé par vingt ans de noce pour n’avoir plus de besoinscharnels. Je pourrais donc parfaitement, en somme, si je le voulaisbien, demeurer chaste ; mais il faudrait ordonner à mamisérable cervelle de se taire et je n’en ai pas la force ! -C’est effrayant tout de même, dire que je suis plus attisé que dansma jeunesse, car maintenant mes désirs voyagent et, las de l’abricoutumier, ils partent à la recherche du mauvais gîte !Comment expliquer cela ? Ne s’agirait-il pas alors d’une sortede dyspepsie d’âme, ne digérant plus les sujets coutumiers,cherchant pour se nourrir des ravigotes de songeries, des salaisonsd’idées ; ce serait donc cette inappétence des repas sains quiaurait engendré cette convoitise de mets baroques, cet idéaltrouble, cette envie de s’échapper hors de moi, de franchir, nefût-ce que pendant une seconde, les lisières tolérées des sens.

Dans ce cas, le catholicisme jouerait tout à la fois le rôled’un révulsif et d’un déprimant. Il stimulerait ces souhaitsmaladifs et il me débiliterait en même temps, me livrerait, sansvigueur pour résister, à l’émoi de mes nerfs.

A force de s’ausculter, en errant ainsi, il finissait pars’acculer dans une impasse, aboutissait à cette conclusion : je nepratique pas ma religion parce que je cède à d’ignobles instinctset je cède à ces instincts parce que je ne pratique pas mareligion.

Mais ainsi au pied du mur, il regimbait, se demandant si cettedernière observation était bien juste ; car enfin, rien neprouvait qu’après s’être approché des sacrements, il ne serait pasattaqué plus violemment encore. C’était même probable, car le démons’acharnait surtout sur les gens pieux.

Puis il se révoltais contre la lâcheté de ces remarques, secriait : je me mens, car je sais bien que si je faisais seulementmine de me défendre, je serais Là-Haut puissamment aidé.

Habile à se tourmenter, il continuait à se piétiner l’âme,toujours sur la même piste. Admettons, se disait-il, que, parimpossible, j’aie maté mon orgueil et réduit mon corps, admettonsqu’il ne me reste plus, à l’heure actuelle, qu’à aller de l’avant,eh bien ! Je suis encore arrêté, car le dernier obstacle àfranchir m’effare.

Jusqu’ici, j’ai pu marcher seul, sans une aide terrestre, sansun conseil ; j’ai pu me convertir, sans l’appui de personne,mais aujourd’hui, je ne puis plus faire un pas sans avoir un guide.Je ne puis m’approcher de l’autel, sans le secours d’un truchement,sans le renfort d’un prêtre.

Et une fois de plus, il reculait, car il avait autrefoisfréquenté un certain nombre d’ecclésiastiques et il les avaittrouvés si médiocres, si tièdes, surtout si hostiles à la mystique,qu’il se révoltait rien qu’à l’idée de leur exposer le bilan de sespostulations et de ses regrets.

Ils ne me comprendront pas, se disait-il, ils me répondront quela mystique était intéressante au Moyen Age, qu’elle est maintenantdésuète, qu’elle est, en tout cas, en parfait désaccord avec lemodernisme. Ils croiront que je suis fou, m’assureront d’ailleursque Dieu n’en demande pas tant, m’engageront, en souriant, à ne pasme singulariser, à faire comme les autres, à penser comme eux.

Je n’ai certes pas la prétention d’aborder, de moi-même, la voiemystique, mais enfin qu’ils me laissent au moins l’envier, qu’ilsne m’ infligent pas leur idéal bourgeois d’un Dieu !

Car, il n’y a pas à se leurrer, le catholicisme n’est pointseulement cette religion tempérée qu’on nous propose ; il nese compose pas seulement de petites cases et de formules ; ilne réside pas en entier dans d’étroites pratiques, dans desamusettes de vieille fille, dans toute cette bondieusarderie quis’épand le long de la rue de Saint-Sulpice ; il est autrementsurélevé, autrement pur ; mais alors il faut pénétrer dans sazône brûlante, il faut le chercher dans la mystique qui est l’art,qui est l’essence, qui est l’âme de l’Eglise même.

En usant des puissants moyens dont elle dispose, il s’agit alorsde faire le vide en soi, de se dénuder l’âme, de telle sorte que,s’il le veut, le Christ puisse y descendre ; il s’agit dedésinfecter le logis, de le passer au chlore des prières, ausublimé des sacrements ; il s’agit, en un mot, d’être prêtquand l’hôte viendra et nous ordonnera de nous transvaser en lui,tandis que lui-même se fondra en nous.

Je sais, parbleu bien, que cette alchimie divine, que cettetransmutation de la créature humaine en Dieu est, la plupart dutemps, impossible, car le Sauveur réserve d’habitude cesextraordinaires faveurs à ses élus, mais enfin, si indigne qu’ilsoit, chacun est présumé pouvoir atteindre ce but grandiose,puisque c’est Dieu seul qui décide et non l’homme, dont l’humbleconcours est seulement requis.

Je me vois raconter cela à des prêtres ! Ils me diront queje n’ai pas à m’ occuper d’idées mystiques et ils me présenteronten échange une religionnette de femme riche ; ils voudronts’immiscer dans ma vie, me presser sur l’âme, m’ insinuer leursgoûts ; ils essaieront de me convaincre que l’art est undanger ; ils me prôneront des lectures imbéciles ; ils meverseront à pleins bols leur bouillon de veau pieux !

Et je me connais, au bout de deux entretiens avec eux, je merévolterai, je deviendrai impie !

Et Durtal hochait la tête, et demeurait pensif, puis ilreprenait :

Il importe néanmoins d’être juste ; le clergé séculier nepeut être qu’un déchet, car les ordres contemplatifs et l’armée desmissionnaires enlèvent, chaque année, la fleur du panier desâmes ; les mystiques, les prêtres affamés de douleurs, ivresde sacrifices, s’internent dans des cloîtres, ou s’exilent chez lessauvages qu’ils catéchisent. Ainsi écrémé, le reste du clergé n’estévidemment plus que le lait allongé, que la lavasse desséminaires…

Oui, mais enfin, continuait-il, la question n’est pas de savoirs’ils sont intelligents ou bornés ; je n’ai pas à dépecer leprêtre pour chercher à découvrir, sous l’écorce consacrée, le néantde l’homme ; je n’ai pas à médire de son insuffisancepuisqu’elle s’ajuste en somme à la compréhension des foules. Neserait-ce pas, d’ailleurs, plus courageux et plus humble des’agenouiller devant un être dont la misère de cervelle vous seraitconnue ?

Et puis… et puis… je n’en suis pas réduit là ; car enfin,j’en sais un, à Paris, qui est un vrai mystique. Si j’allais levoir.

Et il repensait à un abbé Gévresin avec lequel il avait jadisentretenu des relations ; il l’avait rencontré, plusieursfois, chez un libraire de la rue Servandoni, le père Tocane, quipossédait d’introuvables livres sur la liturgie et les vies deSaints.

Apprenant que Durtal cherchait des ouvrages sur la bienheureuseLydwine, ce prêtre s’était aussitôt intéressé à lui et ils avaient,en sortant, longuement causé. Cet abbé était très vieux et marchaitavec peine ; aussi s’était-il volontiers appuyé sur le bras deDurtal qui l’avait accompagné jusqu’à sa porte.

– C’est un sujet magnifique que l’existence de cette victime despéchés de son temps, disait-il ; vous vous la rappelez,n’est-ce pas ? Et il en avait, à grands traits, retracé, touten cheminant, les lignes.

Lydwine était née vers la fin du quatorzième siècle, à Schiedam,en Hollande. Sa beauté était extraordinaire, mais elle tomba maladevers quinze ans et devint laide. Elle entre en convalescence, serétablit et un jour qu’elle patine avec des camarades sur lescanaux glacés de la ville, elle fait une chute et se brise unecôte. A partir de cet accident, elle demeure étendue sur un grabatjusqu’à sa mort ; les maux les plus effrayants se ruent surelle, la gangrène court dans ses plaies et de ses chairs 4 enputréfaction naissent des vers. La terrible maladie du Moyen Age,le feu sacré, la consume. Son bras droit est rongé ; il nereste qu’un seul nerf qui empêche ce bras de se séparer ducorps ; son front se fend du haut en bas, un de ses yeuxs’éteint et l’autre devient si faible qu’il ne peut supporteraucune lueur.

Sur ces entrefaites, la peste ravage la Hollande, décime la citéqu’elle habite ; elle est la première atteinte ; deuxpustules se forment, l’une, sous un bras, l’autre, dans la régiondu coeur. Deux pustules, c’est bien, dit-elle au Seigneur, maistrois seraient mieux, en l’honneur de la Trinité Sainte ; etaussitôt un troisième bouton lui crève la face.

Pendant trente-cinq années, elle vécut dans une cave, ne prenantaucun aliment solide, priant et pleurant ; si transie,l’hiver, que, le matin, ses larmes formaient deux ruisseaux gelésle long de ses joues.

Elle s’estimait encore trop heureuse, suppliait le Seigneur dene point l’épargner ; elle obtenait de lui d’expier par sesdouleurs les péchés des autres ; et le Christ l’écoutait,venait la voir avec ses anges, la communiait de sa main, laravissait en de célestes extases, faisait s’exhaler, de lapourriture de ses plaies, de savants parfums.

Au moment de mourir, il l’assiste et rétablit dans son intégritéson pauvre corps. Sa beauté, depuis si longtemps disparue,resplendit ; la ville s’émeut, les infirmes arrivent en fouleet tous ceux qui l’approchent guérissent.

Elle est la véritable patronne des malades, avait conclul’abbé ; et, après un silence, il avait repris :

– Au point de vue de la haute mystique, Lydwine fut prodigieuse,car l’on peut vérifier sur elle la méthode de substitution qui futet qui est encore la glorieuse raison d’être des cloîtres.

Et comme, sans répondre, Durtal l’avait interrogé du regard, ilavait poursuivi :

– Vous n’ignorez pas, monsieur, que, de tout temps, desreligieuses se sont offertes pour servir de victimes d’expiation auciel. Les vies des saints et des saintes qui convoitèrent cessacrifices et réparèrent par des souffrances ardemment réclamées etpatiemment subies les péchés des autres, abondent. Mais, il est unetâche encore plus ardue et plus douloureuse que ces âmes admirablesenvient. Elle consiste, non plus à purger les fautes d’autrui, maisà les prévenir, à les empêcher d’être commises, en supplantant lespersonnes trop faibles pour en supporter le choc.

Lisez, à cette occasion, Sainte Térèse ; vous verrezqu’elle obtint de prendre à sa charge les tentations d’un prêtrequi ne pouvait les endurer, sans fléchir. Cette substitution d’uneâme forte, débarrassant celle qui ne l’est point de ses périls etde ses craintes, est une des grandes règles de la Mystique.

Tantôt, cette suppléance est purement spirituelle et tantôt, aucontraire, elle ne s’adresse qu’aux maladies du corps ; SainteTérèse se subrogeait aux âmes en peine, la soeur Catherine Emmerichsuccédait, elle, aux impotentes, relayait, tout au moins, les plusmalades ; c’est ainsi, par exemple, qu’elle put souffrir lestortures d’une femme atteinte de phtisie et d’une hydropique, pourleur permettre de se préparer à la mort en paix.

Eh bien ! Lydwine accaparait toutes les maladies ducorps ; elle eut la concupiscence des douleurs physiques, lagloutonnerie des plaies ; elle fut, en quelque sorte, lamoissonneuse des supplices et elle fut aussi le lamentable vase oùchacun venait verser le trop plein de ses maux. Si vous voulezparler d’elle, autrement que les pauvres hagiographes de notretemps, étudiez d’abord cette loi de la substitution, cettemerveille de la charité absolue, cette victoire surhumaine de lamystique ; elle sera la tige de votre livre et, naturellement,sans efforts, tous les actes de Lydwine se grefferont sur elle.

– Mais, avait questionné Durtal, cette loi subsisteencore ?

– Oui, je connais des couvents qui l’appliquent. Au reste, desordres, tels que les carmélites et les clarisses acceptent trèsbien qu’on leur transfère les tentations dont on souffre ;alors ces monastères endossent, pour ainsi dire, les échéancesdiaboliques imposées à des âmes insolvables dont ils paient de lasorte intégralement les dettes.

– C’est égal, avait fait Durtal, en hochant la tête, pourconsentir à attirer ainsi sur soi les attaques destinées auprochain, il faut être joliment certain de ne passombrer ?

– Les religieuses choisies par Notre-seigneur, comme victimesexpiatoires, comme holocaustes, sont, en somme, assez rares, avaitrepris l’abbé ; elles sont, généralement, dans ce sièclesurtout, obligées de se réunir, de se coaliser, afin de supportersans faiblir le poids des méfaits qui les tentent, car, pour qu’uneâme puisse subir, à elle seule, les assauts sataniques qui sontparfois atroces, il faut qu’elle soit vraiment assistée par lesanges et élue par Dieu… et après un silence, le vieux prêtre avaitajouté :

– Je crois pouvoir parler avec une certaine expérience de cesquestions, car je suis l’un des directeurs des religieusesréparatrices dans les couvents.

– Et quand on pense que le monde se demande à quoi servent lesordres contemplatifs ! s’était écrié Durtal.

– Ils sont les paratonnerres de la société, avait dit, avec unesingulière énergie, l’abbé. Ils attirent sur eux le fluidedémoniaque, ils résorbent les séductions des vices, ils préserventpar leurs prières ceux qui vivent dans le péché comme nous ;ils apaisent enfin la colère du Très-haut et l’empêchent de mettreen interdit la terre. Ah ! Certes, les soeurs qui se vouent àla garde des malades et des infirmes sont admirables, mais combienleur tâche est aisée, en comparaison de celle qu’assument lesordres cloîtrés, les ordres où les pénitences ne s’interrompentjamais, où même les nuits alitées sanglotent !

Il est tout de même plus intéressant que ses confrères, ceprêtre-là, s’était dit Durtal, au moment où ils s’étaientquittés ; et comme l’abbé l’avait invité à venir le voir, il yétait plusieurs fois allé.

Il avait toujours été cordialement reçu. A diverses reprises, ilavait habilement tâté ce vieillard sur quelques questions. Ilrépondait évasivement lorsqu’il s’agissait de ses confrères. Il neparaissait point, cependant, en faire grand cas, si l’on en jugeaitpar ce qu’il avait répliqué, un jour, à Durtal qui lui reparlait decet aimant de douleurs que fut Lydwine.

– Voyez-vous, une âme faible et probe a tout avantage à sechoisir un confesseur, non dans le clergé qui a perdu le sens de lamystique, mais chez les moines. Eux seuls connaissent les effets dela loi de substitution et s’ils voient que, malgré ses efforts, lepénitent succombe, ils finissent par le délivrer, en prenant à leurcompte ses tentations ou en les expédiant dans un couvent deprovince où des gens résolus les usent.

Une autre fois, la question des nationalités était discutée dansun journal que lui montrait Durtal ; l’abbé avait haussé lesépaules et repoussé les balivernes du chauvinisme. Pour moi,avait-il affirmé placidement, pour moi, la patrie, c’est où je priebien.

Qu’était ce prêtre ? Il ne le savait, au juste. Par lelibraire, il avait appris que l’abbé Gévresin était incapable, àcause de son grand âge et de ses infirmités, d’exercerrégulièrement le sacerdoce. Je sais que, lorsqu’il le peut, ilcélèbre encore la messe, le matin, dans un couvent ; je croisaussi qu’il confesse chez lui quelques confrères ; et Tocaneavait dédaigneusement ajouté : il a à peine de quoi vivre et il nedoit pas être bien vu à l’archevêché, à cause de ses idéesmystiques.

Là s’arrêtaient ses renseignements. Il est évidemment un trèsbon prêtre, se répétait Durtal ; sa physionomie même ledétermine et c’est une contradiction de la bouche et des yeux quiavère cette certitude d’une bonté parfaite ; ses lèvres, unpeu grosses et violettes, toujours humides, sourient d’un sourireaffectueux, mais presque triste, que démentent ses yeux bleusd’enfant, des yeux qui rient, étonnés, sous d’épais sourcilsblancs, dans son visage un peu rouge, piqueté sur les joues telqu’un abricot mûr, de points de sang.

En tout cas, conclut Durtal qui sortit de ses rêveries, j’ai eubien tort de ne pas continuer les relations que j’avais entaméesavec lui.

Oui, mais voilà, rien n’est plus difficile que d’entrer dans laréelle intimité d’un prêtre ; d’abord, par l’éducation mêmequ’il reçut au séminaire, l’ecclésiastique se croit obligé de sedisséminer, de ne pas se concentrer en des affectionsparticulières ; puis il est, ainsi que le médecin, un hommeharassé d’occupations et introuvable. On les voit, quand on lesjoint, l’un et l’autre, entre deux confessions ou deux visites.L’on n’est pas avec cela bien certain du bon aloi de l’accueilempressé du prêtre, car il est le même pour tous ceux quil’approchent ; enfin ne visitant pas l’abbé Gévresin pourréclamer des secours ou des soins, j’ai eu peur de l’embarrasser,de lui faire perdre son temps et je me suis par discrétion abstenud’aller le voir.

J’en suis maintenant fâché ; voyons, si je lui écrivais ousi j’y retournais, un matin ; mais pour quoi lui dire ?Encore faudrait-il savoir ce que l’on veut pour se permettre de lerelancer. Si j’y vais seulement pour geindre, il me répondra quej’ai tort de ne pas communier, et que lui répliquerai-je ?Non, ce qu’il faudrait, ce serait le croiser comme par hasard surles quais où il bouquine parfois ou chez Tocane, car alors jepourrais l’entretenir d’une façon plus intime, en quelque sortemoins officielle, de mes oscillations et de mes regrets.

Et Durtal se mit à battre les quais et n’y rencontra pas uneseule fois l’abbé. Il se rendit chez le libraire sous le prétextede feuilleter ses livres, mais, dès qu’il eut prononcé le nom deGévresin, Tocane s’écria : « je suis sans nouvelles de lui ; ily a deux mois qu’il n’est venu ! »

Il n’y a pas à tergiverser, il va falloir le déranger chez lui,se dit Durtal, mais il se demandera pourquoi je reviens, après unesi longue absence. Outre la gêne que j’éprouve à retourner chez lespersonnes que j’ai délaissées, il y a encore cet ennui de penserqu’en m’apercevant l’abbé soupçonnera aussitôt un but intéressé àma visite. Ce n’est vraiment pas commode ; si j’avaisseulement un bon prétexte ; il y aurait bien cette vie deLydwine qui l’intéresse ; je pourrais le consulter sur diverspoints. Oui, mais lesquels ? Je ne me suis pas occupé de cettesainte depuis longtemps et il faudrait relire les indigentsbouquins de ses biographes. Au fond, il serait plus simple et ilserait plus digne d’agir franchement, de lui dire : voici le motifde ma venue ; je vais vous demander des conseils que je nesuis pas résolu à suivre, mais j’ai tant besoin de causer, de medébrider l’âme, que je vous supplie de me faire la charité deperdre pour moi une heure.

Et il le fera certainement et de bon coeur.

Alors est-ce entendu ? Si j’y allais, demain ? – etaussitôt il s’ébroua. Rien ne pressait ; il serait toujourstemps ; mieux valait réfléchir encore ; ah ! maisj’y pense, voici Noël ; je ne puis décemment importuner ceprêtre qui doit confesser ses clients, car l’on communie beaucoupce jour-là. Laissons passer son coup de feu, nous verronsaprès.

Il fut d’abord ravi de s’être inventé cette excuse ; puis,il dut intérieurement s’avouer qu’elle n’était pas trop valide, carenfin rien ne prouvait que ce prêtre, qui n’était pas attaché à uneparoisse, fut occupé à confesser des fidèles.

Ce n’était guère probable, mais il essaya de se convaincre qu’ilpouvait néanmoins en être ainsi ; et ses hésitationsrecommencèrent. Exaspéré, à la fin, par ces débats, il adopta unmoyen terme. Il n’irait, pour plus de sûreté, chez l’abbé qu’aprèsNoël, seulement il ne dépasserait pas la date qu’il allait sefixer, et il prit un almanach et jura de tenir sa promesse, troisjours après cette fête.

Chapitre 4

 

Ah ! Cette messe de minuit ! Il avait eu lamalencontreuse idée de s’y rendre à Noël. Il était entré àSaint-Séverin, y avait trouvé installé, à la place de la maîtrise,un externat de demoiselles qui tricotaient avec des voix enaiguilles la laine fatiguée des cantiques. Il avait fui jusqu’àSaint-Sulpice, était tombé dans une foule qui se promenait etcausait comme en plein vent ; il y avait écouté des marchesd’orphéons, des valses de guinguettes, des airs de feux d’artifice,et, indigné, il était sorti.

Il lui avait semblé superflu de faire escale àSaint-Germain-des-prés, car il avait cette église en horreur. Outrel’ennui que dégage sa lourde coque si mal rafistolée et les mornespeintures dont la chargea Flandrin, le clergé y était d’une laideurspéciale, presque inquiétante, et la maîtrise y était vraimentinfâme. C’était un ramas de gâte-sauces, d’enfants qui crachaientde la vinaigrette et de vieux chantres qui mitonnaient dans lefourneau de leur gorge une sorte de panade vocale, une vraiebouillie de sons.

Il ne songeait pas non plus à se réfugier à Saint-Thomas d’Aquindont il redoutait et les aboiements et les flons-flons ;restait Sainte-Clotilde où la psallette tient au moins debout etn’a point, ainsi que celle de Saint-Thomas, perdu toute vergogne.Il y pénétra, mais, là encore, il se heurta à un bal d’airsprofanes, à un sabbat mondain.

Il avait fini par se coucher, furieux, se disant : tout de même,à Paris, quel singulier baptême musical on réserve auNouveau-Né !

Le lendemain, en se réveillant, il se sentit sans courage pouraffronter les églises ; les sacrilèges de cette nuit vontcontinuer, pensa-t-il ; et comme le temps était à peu prèsbeau, il sortit, erra dans le Luxembourg, rejoignit le carrefour del’Observatoire et le boulevard de Port-Royal et, machinalement, ilenfila l’interminable rue de la Santé.

Cette rue, il la connaissait de longue date ; il y faisaitsouvent de mélancoliques promenades, attiré par sa détressecasanière de province pauvre ; puis elle était accessible auxrêveries, car elle était bordée, à droite, par les murs de laprison de la Santé et de l’asile des aliénés de Sainte-Anne, àgauche par des couvents. L’air, le jour, coulaient dans l’intérieurde cette rue, mais il semblait que, derrière elle, tout devintnoir ; elle était, en quelque sorte, une allée de prison,côtoyée par des cellules où les uns subissaient de force detemporaires condamnations et où les autres souffraient, de leurplein gré, d’éternelles peines.

Je me la figure assez bien, peinte par un Primitif des Flandres,se disait Durtal ; le long de la chaussée que pavèrent depatients pinceaux, des étages de maisons ouvertes, du haut en bas,ainsi que des armoires ; et, d’un côté, des cachots massifsavec couchettes de fer, cruche de grès, petit judas ouvert dans desportes scellées de puissants verrous ; là-dedans, de mauvaislarrons, grinçant des dents, tournant sur eux-mêmes, les cheveuxdroits, hurlant tels que des bêtes enchaînées dans des cages ;de l’autre côté, des logettes meublées d’un galetas, d’une cruchede grès, d’un crucifix, fermées, elles aussi, par des portesbardées de fer, et, au milieu, des religieuses ou des moines, àgenoux sur le carreau, la face découpée sur le feu d’un nimbe, lesyeux au ciel, les mains jointes, envolés, dans l’extase, près d’unpot où fleurit un lys.

Enfin, au fond de la toile, entre ces deux haies de maisons,monte une grande allée au bout de laquelle, dans un ciel pommelé,Dieu le père assis, avec le Christ à sa droite, et, tout autourd’eux, des choeurs de Séraphins jouant de l’angélique et de laviole ; et Dieu le père immobile sous sa haute tiare, lapoitrine couverte par sa longue barbe, tient une balance dont lesplateaux s’équilibrent, les saints captifs expiant à mesure, parleurs pénitences et leurs prières, les blasphèmes des scélérats etdes fous.

Il faut avouer, se disait Durtal, que cette rue est bienparticulière, qu’elle est même probablement, à Paris, unique, carelle réunit, sur son parcours, les vertus et les vices qui, dansles autres arrondissements, se disséminent, d’habitude, malgré lesefforts de l’église, le plus loin qu’ils peuvent, les uns desautres.

Il était arrivé, en devisant, près de Sainte-anne ; alorsla rue s’aéra et les maisons baissèrent ; elles n’eurent plusqu’un, que deux étages, puis, peu à peu, elles s’espacèrent, nefurent plus reliées, les unes aux autres, que par des boutsdéplâtrés de murs.

C’est égal, se disait Durtal, si ce coin de rue est dénué deprestige, il est, en revanche, bien intime ; au moins ici, onest dispensé d’admirer le décor saugrenu de ces modernes agencesqui exposent dans leurs vitrines, ainsi que de précieuses denrées,des piles choisies de bûches et, dans des compotiers de cristal,les dragées des anthracites et les pralines des cokes.

Et puis voici une ruelle vraiment cocasse et il regardait unesente qui descendait en pente roide dans une grande rue où l’onapercevait le drapeau tricolore en zinc d’un lavoir ; et illut ce nom : rue de l’Ebre.

Il s’y engagea : elle mesurait quelques mètres à peine, étaitarrêtée dans toute sa longueur, à droite, par un mur derrièrelequel on entrevoyait des masures éclopées, surmontées d’unecloche. Une porte cochère treillissée d’un guichet carrés’enfonçait dans ce mur qui s’élevait à mesure qu’il descendait etfinissait par se trouer de croisées rondes, par s’élever en unepetite bâtisse que dépassait un clocher si bas que sa pointen’atteignait même pas la hauteur de la maison de deux étages,située en face.

De l’autre côté, c’était une glissade de trois bicoques, colléesles unes contre les autres ; des tuyaux de zinc rampaient, enmontant comme des ceps, se ramifiaient comme les tiges d’une vignecreuse, le long des murs ; des fenêtres baîllaient sur descaisses rouillées de plomb. L’on discernait dans de vagues coursd’affreux taudis ; dans l’un, était un galetas où dormaientdes vaches ; dans les deux autres, s’ouvraient une remise devoitures à bras et une bibine derrière les barreaux de laquelleapparaissaient des goulots capsulés de litres.

Ah ça, mais, c’est une église, se dit Durtal, en regardant lepetit clocher et les trois ou quatre baies rondes qui semblaientdécoupées dans le papier d’émeri que simulait le mortier noir etrugueux du mur ; où est l’entrée ?

Il la découvrit, au tournant de cette sente qui se jetait dansla rue de la Glacière. Un porche minuscule donnait accès dans labâtisse.

Il poussa la porte, pénétra dans une grande pièce, une sorte dehangar fermé peint en jaune, au plafond plat, traversé depoutrelles de fer badigeonnées de gris, liserées de filets d’azuret ornées de becs de gaz de marchand de vins. Au fond, un autel enmarbre, six cierges allumés, des fleurs en papier et descolifichets dorés, des candélabres plantés de bougies et sous letabernacle, un tout petit Saint-sacrement qui scintillait enréverbérant le feu des cierges.

Il faisait à peine clair, les vitres des croisées ayant étépeinturlurées à cru de bandes d’indigo et de jaune serin ; ongelait, le poêle n’étant pas allumé et l’église, pavée de carreauxde cuisine, ne possédant aucun paillasson, aucun tapis.

Durtal s’emmitoufla de son mieux et s’assit. Ses yeux finirentpar s’habituer à l’obscurité de cette salle ; ce qu’ilapercevait devant lui était étrange ; sur des rangées dechaises, en face du choeur, des formes humaines, noyées dans desflots de mousseline blanche, étaient posées. Aucune nebougeait.

Soudain, par une porte de côté, une religieuse, égalementenveloppée, de la tête aux pieds, dans un grand voile, entra. Ellelongea l’autel, s’arrêta au milieu, tomba par terre, baisa le solet, d’un effort de reins, sans même s’aider des bras, se mitdebout ; elle s’avança, muette, dans l’église, frôla Durtalqui discerna sous la mousseline une magnifique robe d’un blanc decrème, une croix d’ivoire pendue au cou, une cordelière et unchapelet blancs à la ceinture.

Elle alla jusqu’à la porte d’entrée et, là, monta par un petitescalier dans une tribune qui dominait l’église.

Qu’est-ce que cet ordre si somptueusement vêtu, installé dans lamisérable chapelle de ce quartier, se demandait-il ?

Peu à peu, maintenant, la salle s’emplissait ; des enfantsde choeur en rouge avec des pèlerines bordées de poils de lapinallumèrent les candélabres, sortirent, ramenèrent un prêtre,habillé d’une chape d’occasion, à grandes fleurs, un prêtre maigreet jeune, qui s’assit et, d’un ton grave, chanta la premièreantienne des vêpres.

Et subitement, Durtal se retourna. Dans la tribune, un harmoniumsoutenait les répons d’inoubliables voix. Ce n’était plus la voixde la femme, mais une voix tenant de celle de l’enfant, adoucie,mondée, épointée du bout, et de celle de l’homme, mais écorcée,plus délicate et plus ténue, une voix asexuée, filtrée par leslitanies, blutée par les oraisons, passée aux cribles desadorations et des pleurs.

Le prêtre, toujours assis, chanta le premier verset del’immuable psaume Dixit Dominus Domino meo.

Et Durtal vit en l’air, dans la tribune, de longues statuesblanches, tenant en main des livres noirs, chantant lentement, lesyeux au ciel. Une lampe éclaira l’une de ces figures qui, pendantune minute, se pencha un peu et il aperçut, sous le voile relevé,un visage attentif et dolent, très pâle.

Les Vêpres alternaient maintenant leurs strophes, chantées, lesunes par les religieuses, en haut, les autres, par les moniales, enbas. La chapelle était presque pleine ; un pensionnat dejeunes filles voilées de blanc emplissait un côté ; despetites bourgeoises tristement vêtues, des gosses qui jouaient avecleurs poupées, occupaient l’autre. A peine quelques femmes dupeuple en sabots et pas un homme.

L’atmosphère devenait extraordinaire. Positivement le brasierdes âmes tiédissait la glace de cette pièce ; ce n’étaientplus ces vêpres opulentes, telles qu’on les célèbre, le dimanche, àSaint-Sulpice, c’étaient les vêpres des pauvres, des vêpresintimes, en plain-chant de campagne, suivies par les fidèles avecune ferveur prodigieuse, dans un recueillement de silenceinouï.

Durtal se crut transporté, hors barrière, au fond d’un village,dans un cloître ; il se sentait amolli, l’âme bercée par lamonotone ampleur de ces chants, ne discernant plus la fin despsaumes qu’au retour de la doxologie, au Gloria patri et filio quiles séparait les uns des autres.

Il eut un élan véritable, un sourd besoin de supplierl’incompréhensible, lui aussi ; environné d’effluves, pénétréjusqu’aux moelles par ce milieu, il lui parut qu’il se dissolvaitun peu, qu’il participait même de loin aux tendresses réunies deces âmes claires. Il chercha une prière, se rappela celle que SaintPaphnuce enseigna à la courtisane Thaïs, alors qu’il lui cria : « Tun’es pas digne de nommer Dieu, tu prieras seulement ainsi : quiplasmasti me, miserere mei, toi qui m’as créée, aie pitié de moi ».Il balbutia l’humble phrase, pria, non par amour ou par contrition,mais par dégoût de lui-même, par impuissance de s’abandonner, parregret de ne pouvoir aimer. Puis il songea à réciter le Pater,s’arrêta à cette idée que cette prière était la plus difficile detoutes à prononcer, lorsqu’on en pèse au trébuchet les phrases. N’ydéclare-t-on pas, en effet, à Dieu, qu’on pardonne les offenses deson prochain ? Or, combien parmi ceux qui profèrent ces motspardonnent aux autres ? Combien parmi les catholiques qui nementent point, lorsqu’ils affirment à celui qui sait tout qu’ilssont sans haine ?

Il fut tiré de ses réflexions par le silence subit de la salle.Les vêpres étaient terminées ; l’harmonium préluda encore ettoutes les voix des nonnes s’élevèrent, en bas, dans le choeur, enhaut dans la tribune, chantant le vieux Noël : Il est né le divinenfant.

Il écoutait, ému par la naïveté de ce cantique et, soudain, enune minute, brutalement, sans y rien comprendre, la posture depetites filles à genoux sur leurs chaises, devant lui, lui suscitad’infâmes souvenirs.

Il se rebiffa, dégoûté, voulut repousser l’assaut de ces honteset elles persistèrent. Une femme, dont les perversionsl’affolaient, revint le trouver là.

Il revit, sous les chemisettes de dentelles et de soie, renflerles chairs ; ses mains tremblèrent et, fiévreusement, ellesouvrirent les abjectes et les délicieuses cassolettes de cettefille.

Tout à coup, cette hallucination cessa ; machinalement, sonoeil était attiré vers le prêtre qui le regardait en parlant bas àun bedeau.

Il perdit la tête, s’imagina que ce prêtre devinait ses penséeset le chassait, mais cette idée était si folle qu’il haussa lesépaules et plus sagement se dit que l’on ne recevait sans doute pasd’hommes dans ce couvent de femmes, que l’abbé venait del’apercevoir et lui dépêchait le bedeau pour le prier desortir.

Il venait en effet droit à lui ; Durtal s’apprêtait àprendre son chapeau, quand, d’un ton tout à fait persuasif etdocile, cet employé lui dit : la procession va commencer ; ilest d’usage que les messieurs marchent derrière leSaint-sacrement ; bien que vous soyez le seul homme ici,Monsieur L’Abbé a pensé que vous ne refuseriez pas de suivre lecortège qu’on va former.

Ahuri par cette demande, Durtal eut un geste vague dans lequelle bedeau crut discerner une adhésion.

Mais non, se dit-il, lorsqu’il fut seul ; je ne veux pas dutout me mêler à la cérémonie ; d’abord, je n’y connais rien etje gafferais, ensuite je ne veux pas me couvrir de ridicule. Ils’apprêtait à filer sans bruit, mais il n’eut pas le tempsd’exécuter son projet ; l’huissier lui apportait un ciergeallumé et l’invitait à l’accompagner. Il fit alors contre fortunebon coeur et tout en se répétant : ce que je dois avoir l’aircouenne ! Il s’achemina derrière cet individu jusqu’àl’autel.

Là le bedeau l’arrêta et le pria de ne plus bouger. Toute lachapelle était maintenant debout ; le pensionnat de jeunesfilles se divisait en deux files précédées d’une femme portant unebannière. Durtal s’avança devant le premier rang desreligieuses.

Les voiles baissés devant les profanes, dans l’église même,étaient levés devant le Saint-sacrement, devant Dieu. Durtal putexaminer ces soeurs pendant une seconde ; sa désillusion futd’abord complète. Il se les figurait pâles et graves comme la nonnequ’il avait entrevue dans la tribune et presque toutes étaientrouges, tachées de son, et croisaient de pauvres doigts boudinés etcrevés par les engelures. Elles avaient des visages gonflés etsemblaient toutes commencer ou terminer une fluxion ; ellesétaient évidemment des filles de la campagne ; et les novicesreconnaissables à leurs robes grises, sous le voile blanc, étaientplus vulgaire encore ; elles avaient certainement travaillédans des fermes ; et, pourtant, à les regarder ainsi tenduesvers l’autel, l’indigence de leurs faces, l’horreur de leurs mainsbleuies par le froid, de leurs ongles crénelés, cuits par leslessives, disparaissaient ; les yeux humbles et chastes,prompts aux larmes de l’adoration sous les longs cils, changeaienten une pieuse simplesse la grossièreté des traits. Fondues dans laprière, elles ne voyaient même pas ses regards curieux, nesoupçonnaient même point qu’un homme était là qui les épiait.

Et Durtal enviait l’admirable sagesse de ces pauvres filles quiavaient seules compris qu’il était dément de vouloir vivre. Il sedisait : l’ignorance mène au même résultat que la science. Parmiles carmélites, il est des femmes riches et jolies qui ont vécudans le monde et l’ont quitté, convaincues à jamais du néant de sesjoies, et ces religieuses-ci, qui ne connaissent évidemment rien,ont eu l’intuition de cette vacuité qu’il a fallu des annéesd’expérience aux autres pour acquérir. Par des voies différentes,elles sont arrivées au même rond-point. Puis, quelle luciditérévèle cette entrée dans un ordre ! Car enfin, si ellesn’avaient pas été recueillies par le Christ, elles seraientdevenues quoi, ces malheureuses ? Mariées à des pochards etmartelées de coups ; ou bien servantes dans des auberges,violées par leurs patrons, brutalisées par les autres domestiques,condamnées aux couches clandestines, vouées au mépris descarrefours, aux dangers des retapes ! Et, sans rien savoir,elles ont tout évité ; elles demeurent innocentes, loin de cespérils et loin de ces boues, soumises à une obéissance qui n’estplus ignoble, disposées par leur genre de vie même à éprouver, sielles en sont dignes, les plus puissantes allégresses que l’âme dela créature humaine puisse ressentir !

Elles restent peut-être encore des bêtes de somme, mais ellessont les bêtes de somme du bon Dieu, au moins !

Il en était là de ses réflexions quand le bedeau lui fit unsigne. Le prêtre, descendu de l’autel, tenait le petitostensoir ; la procession des jeunes filles s’ébranlaitmaintenant devant lui. Durtal passa devant le rang des religieusesqui ne se mêlèrent pas au cortège et, le cierge à la main, ilsuivit le bedeau qui portait derrière le prêtre un parasol tendu desoie blanche.

Alors, de sa voix traînante d’accordéon grandi, l’harmonium, duhaut de la tribune, emplit l’église, et les nonnes, debout à sescôtés, entonnèrent le vieux chant rythmé tel qu’un pas de marche,l’Adeste fideles, tandis qu’en bas les moniales et les fidèlesscandaient, après chaque strophe, le doux et pressant refrainVenite adoremus.

La procession tourna, plusieurs fois, autour de la chapelle,dominant les têtes courbées dans la fumée des encensoirs que lesenfants de choeur brandissaient, en se retournant, à chaque halte,devant le prêtre.

Eh bien, mais je ne m’en suis pas trop mal tiré, se dit Durtal,lorsqu’ils furent revenus devant l’autel. Il croyait que son rôleavait pris fin, mais, sans lui demander, cette fois, son avis, lebedeau le pria de s’agenouiller, à la barre de communion, devantl’autel.

Il se sentait mal à l’aise, gêné de se savoir ainsi, derrière ledos, tout ce pensionnat, tout ce couvent ; puis il n’avait pasl’habitude de cette posture ; il lui sembla qu’on luienfonçait des coins dans les jambes, qu’on le soumettait, comme auMoyen Age, à la torture. Embarrassé par son cierge qui coulait etmenaçait de le cribler de taches, il remuait doucement sur place,tentant d’émousser, en glissant le bas de son paletot sous sesgenoux, le coupant des marches ; mais il ne faisait, enbougeant, qu’aggraver son mal ; ses chairs refouléess’inséraient entre les os et son épiderme froissé brûlait. Il finitpar suer d’angoisse, craignant de distraire la ferveur de lacommunauté par une chute ; et la cérémonie s’éternisait !à la tribune, les religieuses chantaient, mais il ne les écoutaitplus et déplorait la longueur de cet office.

Enfin, le moment de la bénédiction s’apprêta.

Alors, malgré lui, se voyant là, si près de Dieu, Durtal oubliases souffrances et baissa le front, honteux d’être ainsi placé, telqu’un capitaine à la tête de sa compagnie, au premier rang de latroupe de ces vierges ; et, lorsque, dans un grand silence, lasonnette tinta et que le prêtre, se retournant, fendit lentementl’air en forme de croix et bénit, avec le Saint-Sacrement, lachapelle abattue à ses pieds, Durtal demeura, le corps incliné, lesyeux clos, cherchant à se dissimuler, à se faire petit, à passerinaperçu, Là-Haut, au milieu de cette foule pieuse.

Le psaume Laudate Dominum omnes gentes retentissait encore,quand le bedeau vint lui enlever son cierge. Durtal fut sur lepoint de jeter un cri, alors qu’il fallut se mettre debout ;ses genoux engourdis craquaient et leurs charnières nemanoeuvraient plus.

Il finit néanmoins par regagner, cahin-caha, sa place ; illaissa s’écouler la foule, et, s’approchant du bedeau, il luidemanda le nom de ce couvent et l’ordre auquel appartenaient cesreligieuses.

Ce sont des franciscaines missionnaires de Marie, répondit cethomme, mais ce sanctuaire n’est pas leur propriété, comme voussemblez le croire ; c’est une chapelle de secours qui dépendde la paroisse de Saint-Marcel de la Maison-Blanche ; elle estseulement reliée par un couloir à la maison que ces soeurs occupentlà, derrière nous, dans la rue de l’Ebre. Elles suivent, en somme,les offices au même titre que vous, que moi, et elles tiennent,pour les enfants du quartier, école.

Elle est attendrissante cette petite chapelle, se dit Durtal,lorsqu’il fut seul. Elle est vraiment appariée à l’endroit qu’elleabrite, à la triste rivière des tanneurs qui coule, en deçà de larue de la Glacière, dans les cours. Elle me fait l’effet d’être àNotre-Dame de Paris ce que sa voisine la Bièvre est à la Seine.Elle est le ruisselet de l’église, la panne pieuse, la misérablebanlieue du culte !

Et elles sont aussi indigentes et exquises les voix au sexeindécis ou fondu de ces pauvres nonnes ! Et Dieu sait pourtantsi j’exècre la voix de la femme dans le lieu saint, car elle restequand même impure. Il me semble que la femme apporte toujours avecelle les miasmes permanents de ses malaises et qu’elle fassetourner les psaumes. Puis, quand même, la vanité, la concupiscencesourdent de la voix mondaine et ses cris d’adoration auprès del’orgue ne sont que les cris de l’instance charnelle, ses plaintesmême dans les hymnes liturgiques les plus sombres ne s’adressentque des lèvres à Dieu, car, au fond, la femme ne pleure que lemédiocre idéal du plaisir terrestre qu’elle ne peut atteindre.Aussi, comme je comprends que l’Eglise l’ait rejetée de ses officeset qu’elle emploie, pour ne pas contaminer l’étole musicale de sesproses, la voix de l’enfant et de l’homme, voire même celle ducastrat.

Et cependant dans les couvents de femmes, cela change ; ilest certain que la prière, que la communion, que les abstinences,que les voeux, épurent le corps et l’âme et l’odeur vocale qui s’endégage. Leurs effluves donnent à la voix des religieuses, si écrue,si mal équarrie qu’elle puisse être, ses chastes inflexions, sesnaïves caresses d’amour pur ; ils la ramènent aux sons ingénusde l’enfance.

Dans certains ordres, ils semblent même l’émonder de la plupartde ses branches et concentrer les filets de sève qui restent surquelques tiges ; et il songeait à un monastère de carmélitesoù il était parfois allé, se rappelait leurs voix défaillantes,presque mortes, dont le peu de santé s’était réfugié dans troisnotes, des voix ayant perdu les couleurs musicales de la vie, lesteintes du grand air, ne conservant plus, dans le cloître, quecelles des costumes qu’elles semblaient refléter, des sons blancset bruns, des sons chastes et sombres.

Ah ! ces Carmélites, il y repensait maintenant, tandisqu’il descendait la rue de la Glacière ; et il évoquait uneprise de voile dont le souvenir l’emballait, chaque fois qu’ilrêvait à des couvents. Il se revoyait, un matin, dans la petitechapelle de l’avenue de Saxe, une chapelle de style ogival,espagnol, percée d’étroites fenêtres tendues de vitraux si foncésque la lumière séjournait dans leurs couleurs, sans éclairer.

Au fond, se dressait, dans l’ombre, le maître-autel, surélevé desix marches ; à sa gauche, une grande grille de fer en formed’ogive était voilée d’un rideau noir et, du même côté, maispresque au bas de l’autel alors, une petite ogive tracée sur un murplein, s’allongeait en lancette, trouée, au milieu, d’une ouverturesimulant une sorte de chatière carrée, un cadre sans panneau,vide.

Ce matin-là, cette chapelle, froide et obscure, rutilait,incendiée par des taillis de cierges et l’odeur d’un encens nonaltéré, comme celui des autres églises, par des benjoins et desgommes, l’emplissait d’une fumée sourde ; elle regorgeait demonde. Tapi dans un coin, Durtal s’était retourné, et avait, ainsique ses voisins, suivi du regard le dos des thuriféraires et desprêtres qui se dirigeaient vers l’entrée. Et la porte s’étaitbrusquement écartée et il avait eu, dans une explosion de jour, lavision rouge du cardinal-archevêque de Paris, traversant la nef,branlant une tête chevaline précédée d’un grand nez à lunettes,voûtant sa haute taille, la penchant tout d’un côté, bénissantd’une longue main tordue, telle qu’une patte de crabe, lesassistants.

Il était monté avec sa suite à l’autel, s’était agenouillé surun prie-dieu ; puis on lui avait enlevé sa pèlerine, on luiavait passé une chasuble de soie, à croix claire, tissée d’argent,et la messe avait commencé. Un peu avant la communion, le voilenoir avait été doucement tiré, derrière la haute grille, et dans unjour bleuâtre pareil à une nuit de lune, Durtal avait entrevu desfantômes blancs qui glissaient et des étoiles qui clignotaient enl’air et, tout contre la grille, une forme de femme, agenouillée,immobile sur le sol, tenant, elle aussi, une étoile au bout d’uncierge. La femme ne bougeait pas, mais l’étoile tremblait ;puis quand le moment de la communion avait été proche, la femmes’était levée, avait disparu et sa tête, comme décapitée, étaitvenue remplir le cadre du guichet ouvert dans la lancette.

Penché en avant, il avait alors aperçu, pendant une seconde, unefigure morte, les paupières tombées ; blanche, sans yeux, demême que les statues en marbre de l’antique. Et tout s’était effacéavec le cardinal, courbé, le saint ciboire à la main, sur lachatière.

Ce fut si prompt qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé ;la messe s’était achevée. L’on entendait, derrière la claire-voiede fer, des psalmodies lamentables, des chants lents, traînés,pleurés toujours sur les mêmes notes ; des lueurs vagabondeset des formes blanches passaient dans l’azur fluide des encens. MgrRichard s’était alors assis, mitre en tête, et il interrogeait lapostulante, revenue à sa place, agenouillée devant lui, derrière lagrille.

Il parlait à voix basse ; on ne pouvait l’entendre. Toutela chapelle se penchait pour écouter la novice prononcer ses voeux,mais l’on ne percevait qu’un long murmure. Durtal se rappelaitqu’il avait joué des coudes, qu’il était parvenu à s’approcher duchoeur et que, là, au travers des barres croisées de la herse, ilavait aperçu la femme en blanc, étendue à plat ventre, dans uncadre de fleurs ; et tout le couvent défilait, en se courbantsur elle, entonnait le chant des trépassés, l’aspergeait d’eaubénite, comme une morte !

C’est admirable ! s’écria-t-il, soulevé dans la rue par lesouvenir de cette scène, – et il se disait : la vie ! La viede ces femmes ! Coucher sur une paillasse piquée de crins,sans oreiller ni draps ; jeûner sept mois de l’année surdouze, sauf les dimanches et les jours de fêtes ; toujoursmanger, debout, des légumes et des aliments maigres ; restersans feu, l’hiver ; psalmodier pendant des heures, sur desdalles glacées ; se châtier le corps, être assez humble pour,si l’on a été douillettement élevée, accepter avec joie de laver lavaisselle, de vaquer aux besognes les plus viles ; prier, dèsle matin, toute la journée jusqu’à minuit, jusqu’à ce que l’ontombe en défaillance, prier ainsi jusqu’à la mort ! Faut-ilqu’elles aient pitié de nous et qu’elles tiennent à expierl’imbécillité de ce monde qui les traite d’hystériques et defolles, car il est inapte à comprendre les joies suppliciées detelles âmes !

On ne se sent pas très fier de soi, quand on songe auxcarmélites et même à ces humbles franciscaines qui sont cependantplus vulgaires. Il est vrai que celles-là n’appartiennent pas à unordre contemplatif, mais, c’est égal, leurs règles sont assezrigides, leur existence est assez dure pour qu’elles puissent,elles aussi, compenser par leurs oraisons et par leurs oeuvres lesexcès de la ville qu’elles protègent.

Il s’exaltait, en pensant aux monastères. Ah ! être terréchez eux, à l’abri des mufles, ne plus savoir si des livresparaissent, si des journaux s’impriment, ignorer pour jamais ce quise passe, hors de sa cellule, chez les hommes ! – et parfairele bienfaisant silence de cette vie murée, en se nourrissantd’actions de grâces, en se désaltérant de plain-chant, en sesaturant avec les inépuisables délices des liturgies !

Puis, qui sait ? à force de bonne volonté, de suppliquesardentes, parvenir à l’approcher, à l’entretenir, à le sentir prèsde soi, presque content de sa créature, peut-être ! Et ilévoquait les allégresses de ces abbayes où Jésus vivait. Il serappelait cet étonnant couvent d’Unterlinden, près de Colmar, où,au treizième siècle, ce n’était pas une, deux nonnes, c’était lemonastère tout entier qui surgissait, éperdu, devant le Christ dansdes cris de joie : des religieuses s’élevaient au-dessus de terre,d’autres entendaient des chants séraphiques ou sécrétaient de leurscorps épuisés des baumes ; d’autres encore devenaientdiaphanes ou se nimbaient d’étoiles ; tous les phénomènes dela vie contemplative étaient visibles dans la haute école demystique que fut ce cloître.

Emballé comme il l’était, il se trouva devant sa porte, sansmême se souvenir de la route qu’il avait prise et, une fois dans sachambre, il eut une distension et un éclat d’âme. Il avait envie deremercier, de demander miséricorde, d’appeler, il ne savait qui, dequérir il ne savait quoi. Et soudain ce besoin de s’épancher, desortir de lui-même, se précisa et il tomba à genoux, disant à laVierge :

– Ayez pitié, écoutez-moi ; j’aime mieux tout plutôt que derester ainsi, que de continuer cette existence ballottée et sansbut, ces étapes vaines ! Pardonnez, Sainte Vierge, au salaudque je suis, car je n’ai aucun courage pour commencer leshostilités, pour me combattre ! Ah ! Si vousvouliez ! Je sais bien que c’est fort d’oser vous supplier,alors que l’on n’est même pas résolu à retourner son âme, à lavider comme un seau d’ordures, à taper sur son fond, pour en fairecouler la lie, pour en détacher le tartre, mais… mais… quevoulez-vous, je me sens si débile, si peu sûr de moi, qu’en vérité,je recule !

Oh ! tout de même ce que je voudrais m’en aller, être horsd’ici, à mille lieues de Paris, je ne sais où, dans uncloître ! Mon Dieu ! C’est fou ce que je vous raconte,car je ne resterais pas deux jours dans un couvent et l’on ne m’yrecevrait pas d’ailleurs !

Et il se fit cette réflexion.

Pour une fois que je suis moins sec, moins malpropre que decoutume, je ne trouve à dire à la Vierge que des insanités et desniaiseries, alors qu’il serait si simple de solliciter son pardon,de l’implorer pour qu’elle ait pitié de ma vie déserte, pourqu’elle m’aide à résister aux sommations de mes vices, à ne pluspayer, ainsi que je le fais, les redevances des nerfs, l’impôt dessens !

C’est égal, reprit-il, en se relevant, en voilà assez. Je feraiau moins le peu que je puis ; sans plus tarder, j’irai chezl’abbé, demain, je lui expliquerai mes litiges d’âme et nousverrons bien après !

Chapitre 5

 

Il éprouva un véritable soulagement lorsque la bonne luirépondit : Monsieur L’Abbé est chez lui. Il entra dans un petitsalon et attendit que le prêtre, qu’il entendait converser avec unepersonne dans une autre chambre, fût seul.

Il regardait cette petite pièce et constatait que rien n’étaitchangé depuis sa dernière visite. Elle restait meublée d’un divande velours dont le rouge jadis incarnat était devenu de ce rosefané qu’a la confiture de framboise bue par du pain. Il y avait, enoutre, deux fauteuils Voltaire, placés de chaque côté d’unecheminée que paraient une pendule Empire et des vases de porcelaineremplis de sable dans lequel s’enfonçaient des tiges de roseauxsecs. En un coin, contre le mur, sous un ancien crucifix de bois,on apercevait un prie-Dieu où la place des genoux étaitmarquée ; une table ovale, au milieu ; quelques gravurespieuses le long des murs ; et c’était tout.

Ça sent l’hôtel et le logis de la vieille fille, se dit Durtal.La vulgarité des meubles, des rideaux en damas déteint, descloisons tapissées d’un papier de tenture, semé de bouquets depavots, et de fleurs des champs aux teintes inexactes, rappelait,en effet, les chambres garnies au mois, mais certains détails,d’abord la méticuleuse propreté de la pièce, les coussins detapisserie posés sur le divan, les ronds de sparterie sous leschaises, un hortensia semblable à un chou-fleur peint, placé dansun cache-pot couvert d’une dentelle, évoquaient, d’autre part,l’intérieur futile et glacé d’une dévote.

Il n’y manquait alors qu’une cage à serins, des photographiesdans des cadres de peluche, des coquillages et des pelotes.

Durtal en était là de ses réflexions quand l’abbé survint, luitendit la main, tout en lui reprochant doucement son abandon.

Durtal s’excusa de son mieux, prétexta des occupationsinaccoutumées, de longs ennuis.

– Et notre bienheureuse Lydwine, qu’en faites-vous ?

– Ah ! Je n’ai même pas commencé sa vie ; je ne suisvraiment point dans un état d’âme qui me permette de l’aborder.

L’accent découragé de Durtal surprit le prêtre.

– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? puis-je vous êtreutile ?

– Je ne sais, Monsieur L’Abbé ; j’ai un peu honte de vousentretenir de semblables misères ; et subitement, il sedébonda, épandant, au hasard des mots, ses plaintes, avouantl’inconscience de sa conversion, ses débats avec sa chair, sonrespect humain, son éloignement des pratiques ecclésiales, sonaversion pour tous les rites exigés, pour tous les jougs.

L’abbé l’écoutait sans broncher, le menton dans sa main.

– Vous avez plus de quarante ans, dit-il, lorsque Durtal setut ; vous avez franchi l’âge où avant toute impulsiond’idées, c’est l’éveil de la chair qui suscite lestentations ; maintenant, vous en êtes à cette période où cesont les pensées lubriques qui se présentent d’abord àl’imagination, avant que les sens ne tressaillent. Il s’agiraitdonc de combattre moins votre corps endormi que votre âme qui lestimule et le trouble. D’autre part, vous avez des lots arriérés detendresses à placer ; pas de femme, pas d’enfants qui lespuissent prendre ; de sorte que, les affections refoulées parle célibat, vous finissez par les reporter là où elles eussent dûtout d’abord aller ; votre faim d’âme, vous tentez de lacontenter dans les chapelles et, comme vous hésitez, comme vousn’avez pas le courage de vous arrêter à une décision, de rompre unebonne fois, avec vos vices, vous en êtes arrivé à cet étrangecompromis : réserver votre tendresse pour l’Eglise et lesmanifestations de cette tendresse pour les filles. Voilà, si je neme trompe, votre bilan exact. Eh bien ! Mais, mon Dieu, il nefaut pas trop vous plaindre ; car, voyez-vous, l’important,c’est de n’aimer que corporellement la femme. Quand le ciel vous adéparti cette grâce de n’être pas pris par les sentiments, avec unpeu de bonne volonté tout s’arrange.

– Il est indulgent, ce prêtre, pensa Durtal.

– Oui, mais, reprit l’abbé, vous ne pouvez rester toujours entredeux selles ; le moment va venir où il faudra enjamber l’uneet repousser l’autre…

Et regardant Durtal qui baissait le nez sans répondre.

– Priez-vous seulement ? – Je ne vous demande pas si vousfaites oraison le matin, car tous ceux qui finissent par s’engagerdans la voie divine, après avoir vagabondé, pendant des années, auhasard des routes, n’invoquent pas le Seigneur, dès leur réveil.L’âme se croit mieux portante au lever du jour, elle s’estime plussolide et elle profite aussitôt de cette passagère énergie pouroublier Dieu. Mais il en est d’elle ainsi que du corps lorsqu’ilest malade. Dès que la nuit vient, les affections s’aggravent, lesdouleurs assoupies se réveillent, la fièvre qui dormait se ranime,les ordures ressuscitent et les plaies ressaignent, et alors ellesonge au divin Thaumaturge, elle songe au Christ. Priez-vous lesoir ?

– Parfois… et c’est difficile pourtant ! Les après-midisont encore possibles, mais, vous le dites justement, quand le jourdisparaît, les maux sévissent. C’est toute une chevauchée d’idéesobscènes qui me passe alors dans la cervelle ! Allez donc vousrecueillir dans ces moments-là.

– Si vous ne vous sentez pas la force de résister, dans la rueou chez vous, pourquoi ne vous réfugiez- vous point dans leséglises ?

– Mais elles sont fermées lorsqu’on a le plus besoin d’elles, leclergé couche Jésus aussitôt que la nuit tombe !

– Je le sais ; mais si la plupart des églises sont closes,il en est quelques-unes pourtant qui restent entre-bâillées asseztard. Tenez, Saint-Sulpice est du nombre ; puis, il en estencore une qui demeure ouverte tous les soirs et qui, par tous lestemps, assure les prières et les chants du salut à ses visiteurs :Notre-Dame des Victoires ; vous la connaissez, je pense.

– Oui, Monsieur l’abbé. Elle est laide à faire pleurer, elle estprétentieuse, elle est baroque et ses chantres y barattent unemargarine de sons vraiment rances ! Je ne la fréquenteraisdonc pas comme Saint-Séverin et Saint-Sulpice, pour y admirer l’artdes anciens « Logeurs du bon Dieu », ou y écouter, même falsifiées,les amples et les familières mélodies du plain-chant. Notre-Damedes Victoires est, au point de vue esthétique, nulle, et j’y suisallé quelquefois pourtant, parce que, seule, à Paris, elle possèdel’irrésistible attrait d’une piété sûre, parce que, seule, elleconserve intacte l’âme perdue des temps. à quelque heure qu’on yaille, dans un silence absolu, des gens prosternés y prient ;elle est pleine lorsqu’on l’ouvre et elle est encore pleine quandon la ferme ; c’est un va-et-vient continu de pèlerins, issusde tous les quartiers de Paris, débarqués de tous les fonds de laprovince et il semble que chacun d’eux alimente, avec les prièresqu’il apporte, l’immense brasier de foi dont les flammes serenouvellent, sous ses cintres enfumés, ainsi que ces milliers decierges qui se succèdent, en brûlant, du matin au soir, devant laVierge.

Eh bien ! Moi, qui recherche dans les chapelles les coinsles plus déserts, les endroits les plus sombres, moi qui exècre lescohues, je me mêle presque volontiers aux siennes. C’est que, là,chacun s’isole et que néanmoins chacun s’entr’ aide ; l’on nevoit même plus les corps humains qui vous environnent, mais l’onsent le souffle des âmes qui vous entourent. Si réfractaires, sihumide que l’on puisse être, l’on finit par prendre feu à cecontact et l’on s’étonne de se trouver tout à coup moins vil ;il me semble que les prières qui, autre part, lorsqu’elles mesortent des lèvres, retombent, épuisées et presque froides sur lesol, s’élancent dans ce lieu, sont emportées, soutenues par lesautres, et qu’elles s’échauffent et qu’elles planent et qu’ellesvivent !

A Saint-Séverin, j’ai bien éprouvé déjà cette sensation d’uneassistance s’épandant des piliers et coulant des voûtes, mais, toutbien considéré, ces secours étaient plus faibles. Peut-être que,depuis le Moyen Age, cette église use, à force de ne pas lesrenouveler, les célestes effluves dont elle est chargée ;tandis qu’à Notre-Dame, cette aide qui jaillit des dalles estcontinuellement vivifiée par la présence ininterrompue d’uneardente foule. Dans l’une, c’est la pierre imprégnée, c’estl’église même qui vous réconforte, dans l’autre c’est surtout laferveur des multitudes qui l’emplissent.

Et puis, j’ai cette impression bizarre que la Vierge, attirée,retenue par tant de foi, ne fait que séjourner dans les autreséglises, qu’elle n’y va qu’en visite, tandis qu’elle est installéeà demeure, qu’elle réside réellement à Notre-Dame.

L’abbé souriait.

– Allons, je vois que vous la connaissez et que vousl’aimez ; et pourtant, cette église n’est pas située sur notrerive gauche, hors de laquelle il n’est point de sanctuaire quivaille, m’avez-vous dit, un jour.

– Oui, et cela m’ étonne – d’autant qu’elle se dresse en pleinquartier commerçant, à deux pas de la Bourse dont elle peutentendre les cris ignobles !

– Et elle fut elle-même une Bourse, répliqua l’abbé.

– Comment ?

– Après avoir été baptisée par des moines et avoir servi dechapelle aux augustins déchaux, elle a, pendant la Révolution, subiles derniers outrages ; la Bourse s’est installée dans sesmurs.

– J’ignorais ce détail, s’écria Durtal.

– Mais, reprit l’abbé, il en fut d’elle comme de ces Saintesqui, si l’on en croit leurs biographes, recouvrèrent dans une vied’oraisons la virginité qu’elles avaient autrefois perdue.Notre-Dame s’est lavée de son stupre et, bien qu’elle soitrelativement jeune, elle est aujourd’hui saturée d’émanations,injectée d’effluences angéliques, pénétrée de sels divins ;elle est pour les âmes infirmes ce que certaines stations thermalessont pour le corps. On y fait des saisons, on y accomplit desneuvaines, on y obtient des cures.

Eh bien ! Revenons à nos moutons, je vous disais donc quevous agiriez sagement, en allant, les mauvais soirs, assister ausalut dans cette église ; je serais surpris si vous n’ensortiez pas émondé et vraiment calme.

– S’il n’a que cela à m’offrir, c’est peu, pensa Durtal. Et,après un silence découragé, il reprit :

– Mais, Monsieur l’abbé, quand même je fréquenterais cesanctuaire et suivrais les offices des autres églises, alors queles tentations m’assaillent ; quand même je me confesserais etm’approcherais des sacrements, à quoi cela m’avancerait-il ?Je rencontrerais, en sortant, une femme dont la vue me tisonneraitles sens ; eh bien ! Ce serait, comme après mes départsénervés de Saint-Séverin ; l’attendrissement même que j’auraiseu dans la chapelle me perdrait, je suivrais la femme.

– Qu’en savez-vous ? – Et subitement le prêtre se leva etarpenta la chambre.

– Vous n’avez pas le droit de parler ainsi, car la vertu dusacrement est formelle ; l’homme qui a communié n’est plusseul. Il est armé contre les autres et défendu contrelui-même ; et se croisant les bras devant Durtal, il s’exclama:

– Perdre son âme pour le plaisir de projeter un peu de boue horsde soi, car c’est cela votre amour humain ! Quelledémence ! – Et depuis le temps que vous vous réprouvez, celane vous dégoûte point ?

– Si, je me dégoûte-mais après que mes porcheries sontsatisfaites. -si seulement je pouvais arriver au vrai repentir…

– Soyez tranquille, fit l’abbé qui se rassit, vous l’avez…

Et voyant que Durtal hochait la tête.

– Rappelez-vous ce que dit sainte Térèse : « une peine descommençants, c’est de ne pouvoir reconnaître s’ils ont un vrairepentir de leurs fautes ; ils l’ont pourtant et la preuve enest de leur résolution si sincère de servir Dieu. » méditez cettephrase, elle s’applique à vous, car cette répulsion de vos péchésqui vous excède témoigne de vos regrets et vous avez le désir deservir le Seigneur, puisque vous vous débattez, en somme, pouraller à lui.

Il y eut un instant de silence.

– Enfin, Monsieur L’Abbé, que me conseillez-vous ?

– Je vous recommande de prier chez vous, à l’église, le plus quevous pourrez, partout. Je ne vous prescris aucun remède religieux,je vous invite tout bonnement à mettre à profit quelques préceptesd’hygiène pieuse ; nous verrons après.

Durtal restait indécis, mécontent de même que ces malades qui enveulent aux médecins lorsque, pour les contenter, ceux-ci ne leurordonnent que de pâles drogues.

Le prêtre se mit à rire.

– Avouez, fit-il, en le regardant bien en face, avouez que vousvous dites : ce n’était pas la peine de me déranger, car je ne suispas plus avancé qu’avant ; ce brave homme de prêtre pratiquela médecine expectante ; au lieu de me couper par desmédicaments énergiques mes crises, il me lanterne, me recommande deme coucher de bonne heure, de ne pas attraper froid…

– Oh ! Monsieur l’abbé, protesta Durtal.

– Je ne veux cependant pas vous traiter comme un enfant ou vousparler comme à une femme ; entendez-moi donc.

La façon dont s’est opérée votre conversion ne peut me laisseraucun doute. Il y a eu ce que la mystique appelle un attouchementdivin ; seulement – et ceci est à remarquer – Dieu s’est passéde l’intervention humaine, de l’entremise même d’un prêtre, pourvous ramener dans une voie que vous aviez depuis plus de vingt ansquittée.

Or, nous ne pouvons raisonnablement supposer que le Seigneur aitagi à la légère et qu’il veuille laisser maintenant inachevée sonoeuvre. Il la parfera donc, si vous n’y mettez aucun obstacle.

En somme vous êtes, à l’heure actuelle, ainsi qu’une pierred’attente entre ses mains ; qu’en fera-t-il ? Jel’ignore, mais puisqu’il s’est réservé la conduite de votre âme,laissez-le agir ; patientez, il s’expliquera ; ayezconfiance, il vous aidera ; contentez-vous de proférer avec lePsalmiste : Doce me facere voluntatem tuam, quia Deus meus estu.

Je vous le répète, je crois à la vertu préventive, à lapuissance formelle des sacrements. Je comprends très bien lesystème du père Milleriot qui forçait à communier des gens qu’ilappréhendait de voir retomber dans leurs péchés, après. Pour toutepénitence, il les obligeait à recommunier encore et il finissaitpar les épurer avec les saintes espèces prises à de hautes doses.C’est une doctrine tout à la fois réaliste et surélevée…

Mais, rassurez-vous, reprit l’abbé, en regardant Durtal quiparaissait gêné, mon intention n’est pas d’expérimenter sur vouscette méthode ; au contraire, mon avis est que, dans l’étatd’ignorance où nous sommes des volontés de Dieu, vous vousabsteniez des Sacrements.

Car il faut que vous les désiriez, il faut que cela vienne devous ou plutôt de lui ; cette soif de la pénitence, cette faimde l’eucharistie, vous l’aurez, dans un temps plus ou moinsrapproché, soyez-en sûr. Eh bien ! Quand, n’y tenant plus,vous réclamerez le pardon et supplierez qu’on vous laisse approcherde la Sainte Table, alors nous verrons, nous lui demanderons dequelle manière il conviendra de s’y prendre pour vous sauver.

– Mais, il n’y a pas, je présume, plusieurs manières de seconfesser et de communier…

– Evidemment, – aussi n’est-ce point cela que je veuxdire ; non… mais…

Et le prêtre hésita, chercha ses mots.

– Il est bien certain, reprit-il, que l’art a été le principalvéhicule dont le Sauveur s’est servi pour vous faire absorber laFoi. Il vous a pris par votre côté faible… ou fort, si vous aimezmieux. Il vous a imprégné de chefs-d’oeuvre mystiques ; ilvous a persuadé et converti, moins par la voie de la raison que parla voie des sens ; et dame, ce sont là des conditions trèsspéciales dont il importe de tenir compte.

D’autre part, vous n’avez point une âme humble, une âmesimple ; vous êtes une sorte de sensitive que la moindreimprudence, que la moindre maladresse d’un confesseur fera sereplier sur elle.

Pour que vous ne soyez pas à la merci d’une impression fâcheuse,il y aurait donc certaines précautions à prendre. Dans l’état defaiblesse, de défaillance où vous êtes, il suffirait, pour vousmettre en déroute, de si peu de chose, d’une figure déplaisante,d’un mot malheureux, d’un milieu antipathique, d’un rien… est-cevrai ?

– Hélas ! soupira Durtal, je suis bien obligé de vousrépondre que vous voyez juste : mais, Monsieur l’abbé, il me sembleque je n’aurais pas de telles désillusions à craindre, si, quand lemoment que vous annoncez sera venu, vous me permettiez de meconfesser à vous.

Le prêtre resta silencieux.

– Sans doute, fit-il, si je vous ai rencontré, c’est que,probablement, je dois vous être utile, mais j’ai l’idée que monrôle se bornera à vous désigner la route ; je serai un traitd’union et rien de plus : vous finirez comme vous avez commencé,sans aide, seul ; l’abbé demeura rêveur, puis il secoua latête ; – au fait, reprit-il, laissons cela, car nous nepouvons préjuger les desseins de Dieu ; je vais me résumerplutôt : tâchez d’étouffer vos crises charnelles dans laprière ; il s’agit moins pour l’instant de n’être pas vaincu,que de faire tous vos efforts pour ne l’être point.

Et, doucement, afin de remonter Durtal qu’il voyait abattu, leprêtre ajouta :

– Si vous succombez, ne désespérez pas, ne jetez pas, après lacognée, le manche. Dites-vous qu’après tout, la salacité n’estpoint la plus impardonnable des fautes, qu’elle figure au nombredes deux délits que la créature humaine paie au comptant et quisont, par conséquent, expiés, en partie au moins, avant la mort.Dites-vous que la luxure et la cupidité refusent tout crédit etn’attendent point ; et, en effet, celui qui commet indûmentl’acte de chair est presque toujours, de son vivant puni. Pour lesuns, ce sont des bâtards à élever, des femmes infirmes, de basconcubinages, des carrières brisées, d’abominables duperies de lapart de celles qu’ils aiment. De quelque côté que l’on se tourneavec la femme, on souffre, car elle est le plus puissant engin dedouleur que Dieu ait donné à l’homme !

Et il en est de même de la passion du lucre. Tout être qui selaisse envahir par cet odieux péché le répare généralement avantqu’il meure. Tenez, prenez le Panama. Des cuisinières, desconcierges, des petits rentiers qui jusqu’alors vivaienttranquilles, ne cherchaient pas des gains démesurés, des profitspar trop illicites, se sont rués, tels que des fous, sur cetteaffaire. Ils n’ont plus eu qu’une pensée, gagner de l’argent ;le châtiment de leur avidité fut, vous le savez, brusque !

– Oui, fit Durtal en riant, les de Lesseps ont été les agents dela providence, lorsqu’ils ont dérobé les économies des gogos quiles avaient acquises par de probables larcins, du reste !

– Enfin, reprit l’abbé, j’insiste sur cette dernièrerecommandation : ne vous découragez point, si vous sombrez. Ne vousméprisez pas trop ; ayez le courage d’entrer dans une église,après ; car c’est par la lâcheté que le démon voustient ; la fausse honte, la fausse humilité qu’il vousinsinue, ce sont elles qui nourrissent, qui conservent, quisolidifient, en quelque sorte, votre luxure.

Allons, sans adieu ; revenez bientôt me voir.

Durtal se retrouva, un peu ahuri, dans la rue. Il est évident,murmura-t-il, en marchant à grands pas, que l’abbé Gévresin est unhabile horloger d’âme. Il m’a dextrement dévissé le mouvement demes passions et fait sonner mes heures de lassitude etd’ennui ; mais, en somme, tous ses conseils se réduisent àcelui-ci : cuisez dans votre jus et attendez.

Au fait, il a raison, si j’étais à point, je ne serais pas alléchez lui pour bavarder, mais bien pour me confesser ; ce quiest étrange, c’est qu’il ne semble pas du tout croire que c’est luiqui me passera à la lessive ; et à qui veut-il donc que jem’adresse ? Au premier venu qui me dévidera sa bobine de lieuxcommuns, qui me frottera, avec de grosses mains, sans y voirclair.

Tout ça… tout ça… voyons, quelle heure est-il ? Il regardasa montre : six heures ; je n’ai pas envie 8 de rentrer chezmoi, qu’est-ce que je vais faire jusqu’au dîner ?

Il était près de Saint-Sulpice. Il fut s’y asseoir afin demettre un peu d’ordre dans ses idées ; il s’installa dans lachapelle de la Vierge qui était presque vide à cette heure.

Il ne se sentait aucun désir de prier, restait là, regardantcette grande rotonde de marbre et d’or, cette scène de théâtre où,seule éclairée, la Vierge s’avance au-devant des fidèles comme dufond d’un décor de grotte, sur des nuées de plâtre.

Deux petites soeurs des Pauvres vinrent, sur ces entrefaites,s’agenouiller non loin de lui et se recueillirent, la tête entreles mains.

Il se prit à rêvasser en les regardant.

Elles sont enviables, se dit-il, ces âmes qui peuvents’abstraire ainsi dans l’oraison ; comment font-elles, carenfin ce n’est pas aisé, lorsque l’on songe aux misères de cemonde, d’aduler la miséricorde si vantée d’un Dieu ? On a beaucroire qu’il existe, être certain qu’il est bon, on ne le connaîtpas, en somme, on l’ignore ; il est, et en effet, il ne peutêtre qu’immanent et permanent, inaccessible. Il est on ne sait quoiet l’on sait tout au plus ce qu’il n’est point. Essayez de vousl’imaginer et aussitôt le bon sens chavire, car il est au-dessus,au dehors, au dedans de chacun de nous. Il est trois et il est un,il est chaque et il est tout ; il est sans commencement et ilsera sans fin ; il est surtout et à jamais incompréhensible.Si l’on tente de se le figurer, de lui attribuer une enveloppehumaine, on aboutit à la naïve conception des premiers âges ;on se le représente sous les traits d’un ancêtre, d’un vieux modèleitalien, d’un papa Tourguéneff à longue barbe et l’on ne peuts’empêcher de sourire, tant ce portrait de Dieu le père estenfantin !

Il est en somme si résolument au-dessus de l’imagination,au-dessus des sens qu’il demeure presque à l’état vocal dans lesoraisons et que les élans de l’humanité vont surtout au Fils quiest seul évocable, parce qu’il s’est fait homme, parce qu’il a pournous quelque chose d’un grand frère, parce qu’ayant pleuré sous laforme humaine, nous pensons qu’il sera plus exorable, qu’ilcompatira mieux à nos maux.

Quant à la troisième personne, elle est plus déconcertanteencore que la première. Elle est, par excellence, l’incognoscible.Comment s’imaginer ce Dieu amorphe et asome, cette hypostase égaleaux deux autres qui l’effluent, qui l’expirent, en quelquesorte ; on se la 0 figure comme une clarté, comme un fluide,comme un souffle et l’on ne peut même lui prêter ainsi qu’au pèrela face virile, car les deux fois qu’elle revêtit un corps, elle semontra sous les espèces d’une colombe et de langues de feu et cesdeux aspects si différents n’aident point à nous suggérer l’idée dela nouvelle apparence qu’elle pourrait prendre !

Décidément, la Trinité est effrayante ; elle est le vertigemême ; Ruysbroeck l’admirable l’a du reste écrit :

« Que ceux qui voudraient savoir ce qu’est Dieu et l’étudiersachent que c’est défendu, ils deviendraient fous. »

Aussi, reprit-il, en regardant les deux petites soeurs quiégrenaient maintenant leur rosaire, ce qu’elles ont raison lesbraves filles de ne pas chercher à comprendre et de se borner àprier de tout leur coeur et la mère et le Fils !

D’ailleurs dans toutes les vies des saints qu’elles ont pu lire,elles ont constaté que c’étaient toujours Jésus et Marie quiapparaissaient à ces élus pour les consoler et les affermir.

Au fait, que je suis bête, implorer le Fils c’est implorer lesdeux autres, car en priant l’un d’entre eux, l’on prie en mêmetemps les trois, puisqu’ils ne font qu’un ! – Et cependant lesHypostases sont quand même spéciales, puisque si l’essence divineest une et simple, elle l’est dans la triple distinction despersonnes, mais, encore une fois, à quoi bon sonderl’Impénétrable ?

C’est égal, poursuivit-il, se remémorant cette entrevue qu’ilvenait d’avoir avec ce prêtre, comment tout cela finira-t-il ?Si l’abbé voit juste, je ne m’appartiens déjà plus ; je vaisentrer dans un inconnu qui m’effraie ; si seulement lesrumeurs de mes vices consentaient à se taire, mais je les sens quimontent furieusement en moi. Ah ! cette Florence, – et ilpensait à une fille aux aberrations de laquelle il était rivé, -elle continue à se promener dans ma cervelle ; elle sedéshabille derrière le rideau baissé de mes yeux ; et je suisenvahi d’une affreuse lâcheté lorsque j’y songe.

Il essaya, une fois de plus, de l’éloigner, mais elle riait,étendue, ouverte, devant lui, et sa volonté s’affaissait rien qu’àla voir.

Il la méprisait, l’exécrait même, mais la démence de sesimpostures le rendait fou ; il la quittait, dégoûté et d’elleet de lui ; il se jurait de n’y plus retourner et il yrevenait quand même, sachant qu’après celle-là, toutes les autresseraient monotones. Il se rappelait mélancoliquement des femmesd’un cru plus recherché, bien supérieur à celui de Florence, desfemmes passionnées, elles aussi, et voulant tout, mais comme, encomparaison de cette fille dont le terroir était pour le moinsinavouable, elles étaient, au goûter, de bouquet plat et d’aromefade !

Non, plus il y pensait et plus il devait s’avouer qu’aucuned’elles ne savait apprêter d’aussi délicieuses immondices,conditionner d’aussi terribles plats.

Et il la voyait maintenant avancer vers lui sa bouche, étendrela main pour le saisir.

Il eut un recul. Quelle ordure ! se cria-t-il, mais sarêverie se continua ; seulement elle dévia sur l’une dessoeurs dont il apercevait le doux profil.

Il la déshabilla lentement, se plaisant à des haltes, fermantles yeux, sentant sous la pauvre robe les formes retrouvées deFlorence.

Du coup, il s’ébroua, revint à la réalité, se vit àSaint-Sulpice, dans la chapelle. Ah ! C’est dégoûtant de venirsouiller par de monstrueuses visions l’église ! Non, mieuxvaut partir.

Et il sortit, éperdu. – Je suis chaste depuis quelque temps,c’est peut-être pour cela que je divague, se dit-il, si j’allaischez Florence épuiser toutes les fraudes de mon cerveau, tous lesméfaits de mes nerfs, si je vidais ainsi le désir, si je tuaisenfin la hantise de son corps, en m’en gavant !

Et il était bien obligé de se répondre qu’il devenait idiot, caril savait, par expérience, que l’obscénité ne se tarit pas et quela luxure s’affame, à mesure qu’on l’alimente. Non, l’abbé araison, il s’agit de devenir, de rester chaste. Mais commentfaire ? Prier ? Est-ce que je le puis, alors qu’àl’église même des nudités m’assaillent ! Les turpitudesm’avaient déjà suivi à la Glacière ; ici, elles m’apparaissentencore et me terrassent. Comment se défendre ? car enfin,c’est affreux d’être ainsi seul, de ne rien savoir, de n’avoiraucune preuve, de sentir les prières qu’on s’arrache choir dans lesilence, dans le vide, sans un geste qui réponde, sans un motd’encouragement, sans un signe. On ne sait vraiment pas s’il est làet s’il vous écoute ! Et l’abbé qui veut que j’attende, deLà-Haut, une indication, un ordre ; mais c’est d’en bas qu’ilsme viennent, hélas !

Chapitre 6

 

Plusieurs mois s’écoulèrent ; Durtal continua sontrain-train d’idées libertines et d’idées pieuses. Sans force pourréagir, il se regardait couler. Ce n’est pas clair, tout cela,s’écria-t-il rageusement, un jour, où, moins apathique, ils’efforçait d’apurer ses comptes. – Voyons, Monsieur l’abbé,qu’est-ce que cela signifie ? chaque fois que mes hantisessensuelles fléchissent, mes obsessions religieuses sedébilitent.

– Cela signifie, répondit le prêtre, que votre adversaire voustend le plus sournois de ses pièges. Il cherche à vous persuaderque vous n’arriverez à rien, tant que vous ne vous livrerez pas auxplus répugnantes des débauches. Il tâche de vous convaincre quec’est la satiété et le dégoût seuls de ces actes qui vousramèneront à Dieu ; il vous incite à les commettre poursoi-disant hâter votre délivrance ; il vous induit au péchésous prétexte de vous en préserver. Ayez donc un peu d’énergie,méprisez ces sophismes et repoussez-le.

Il allait voir l’abbé Gévresin, chaque semaine. Il aimait lapatiente discrétion de ce vieux prêtre qui le laissait allerlorsqu’il était en humeur de confidence, l’écoutait avec soin, netémoignait aucune surprise de ses réduplications charnelles et deses chutes. Seulement, l’abbé en revenait toujours à ses premiersconseils, insistait pour que Durtal priât régulièrement et serendît autant que possible, chaque jour, dans les églises. Ilajoutait même maintenant : « l’heure n’est pas indifférente à laréussite de ces pratiques. Si vous voulez que les chapelles voussoient propices, levez-vous à temps pour assister, dès l’aube, à lapremière messe, à la messe des servantes et ne négligez pas nonplus de fréquenter les sanctuaires, quand la nuit tombe. »

Ce prêtre s’était évidemment tracé un plan ; Durtal ne lepénétrait pas encore en son entier, mais il devait constater que cerégime de temporisation et que cette alerte de pensées toujoursramenées vers Dieu par des visites quotidiennes dans les églises,agissaient à la longue sur lui et lui malaxaient peu à peu l’âme.Un fait le prouvait ; lui qui n’avait pu pendant si longtempsse recueillir, le matin, il priait maintenant dès son réveil. Dansl’après-midi même, il se sentait, certains jours, envahi par lebesoin de causer humblement avec Dieu, par un irrésistible désir delui demander pardon, d’implorer son aide.

Il semblait alors que le Seigneur lui frappât l’âme de petitestouches, qu’il voulût attirer ainsi son attention et se rappeler àlui ; – mais quand, attendri, gêné, Durtal voulait descendreen lui-même pour le chercher, il errait, vagabondant, ne savaitplus ce qu’il disait, pensait à autre chose, en lui parlant.

Il se plaignait de ces égarements, de ces distractions, auprêtre qui lui répondait :

– Vous êtes sur le seuil de la vie purgative ; vous nepouvez éprouver encore la douce et la familière amitié desoraisons ; ne vous attristez pas parce que vous ne pouvezrefermer sur vous la porte de vos sens ; veillez enattendant ; priez mal, si vous ne pouvez faire autrement, maispriez.

Mettez-vous bien dans la tête aussi que ces troubles qui vousaffligent, tous les ont connus ; croyez bien surtout que nousne marchons pas à l’aveuglette, que la mystique est une scienceabsolument exacte. Elle peut annoncer d’avance la plupart desphénomènes qui se produisent dans une âme que le Seigneur destine àla vie parfaite ; elle suit aussi nettement les opérationsspirituelles que la physiologie observe les états différents ducorps.

De siècles en siècles, elle a divulgué la marche de la grâce etses effets tantôt impétueux et tantôt lents ; elle a mêmeprécisé les modifications des organes matériels qui se transformentquand l’âme tout entière se fond en Dieu.

Saint Denys l’Aréopagite, Saint Bonaventure, Hugues et Richardde Saint-Victor, Saint Thomas D’Aquin, Saint Bernard, Ruysbroeck,Angèle de Foligno, les deux Eckhart, Tauler, Suso, Denys leChartreux, Sainte Hildegarde, Sainte Catherine de Gênes, SainteCatherine de Sienne, Sainte Madeleine de Pazzi, Sainte Gertrude,d’autres encore ont magistralement exposé les principes et lesthéories de la mystique ; elle a, enfin, trouvé, pour résumerses exceptions et ses règles, une psychologue admirable, une saintequi a vérifié sur elle-même les phases surnaturelles qu’elle adécrites, une femme dont la lucidité fut plus qu’humaine, SainteTérèse. Vous avez lu sa vie et ses « châteaux de l’âme » ?

Durtal fit signe que oui.

– Alors, vous êtes renseigné ; vous devez savoir qu’avantd’aborder les plages de la béatitude, avant d’arriver à lacinquième demeure du château inférieur, à cette oraison d’union oùl’âme est éveillée à l’égard de son Dieu et complètement endormie àtoutes les choses de la terre et à elle-même, elle doit passer parles plus lamentables aridités, par les plus douloureusesépreintes ; consolez-vous donc ; dites-vous aussi que lessécheresses doivent être une source d’humilité et non une caused’inquiétude ; faites enfin comme le veut Sainte Térèse,portez votre croix et ne la traînez pas !

– Elle m’ épouvante cette magnifique et terrible sainte, soupiraDurtal ; j’ai lu ses oeuvres, eh bien, savez-vous, elle mefait l’effet d’un lis immaculé, mais d’un lis métallique, d’un lisforgé de fer ; avouez que ceux qui souffrent n’ont que peu deconsolations à attendre d’elle !

– Oui, en ce sens qu’elle ne s’occupe pas de la créature, horsde la voie mystique ! Elle suppose les champs déjà défrichés,l’âme déjà affranchie des plus fortes tentations et à l’abri descrises ; son point de départ est encore trop haut et tropéloigné pour vous, car elle s’adresse, en somme, à des religieuses,à des femmes cloîtrées, à des êtres qui vivent hors le monde 0 etqui sont par conséquent déjà avancés dans les routes ascétiques oùDieu les mène.

Mais, sautez, par l’esprit, au-dessous de vos boues ;rejetez pour quelques instants le souvenir de vos imperfections etde vos peines, et suivez-la. Voyez alors comme, dans le domaine dusurnaturel, elle est experte ! Comme, malgré ses répétitionset ses longueurs, elle explique savamment, clairement, le mécanismede l’âme évoluant dès que Dieu la touche. Dans des sujets où lesmots se délitent, où les expressions s’émiettent, elle parvient àse faire comprendre, à montrer, à faire sentir, presque à fairevoir cet inconcevable spectacle d’un Dieu tapi dans une âme et s’yplaisant.

Et elle va plus loin encore dans le mystère, elle va jusqu’aubout, bondit d’un dernier élan jusqu’à l’entrée du ciel, mais alorselle défaille d’adoration et, ne pouvant plus s’exprimer, elles’essore, décrit des cercles telle qu’un oiseau affolé, plane horsd’elle-même, dans des cris d’amour !

– Oui, Monsieur l’abbé, je le reconnais, sainte Térèse a exploréplus à fond que tout autre les régions inconnues de l’âme ;elle en est, en quelque sorte, la géographe ; elle a surtoutdressé la carte de ses pôles, marqué les latitudes contemplatives,les terres intérieures du ciel humain ; d’autres saints lesavaient parcourues avant elle, mais ils ne nous en avaient laisséune topographie ni aussi méthodique, ni aussi exacte.

N’empêche que je lui préfère des mystiques qui ne s’analysentpas ainsi et raisonnent moins, mais qui font, tout le temps, dansleurs oeuvres, ce que Sainte Térèse fait à la fin des siennes,c’est-à- dire qui flambent de la première à la dernière page et seconsument, éperdus, aux pieds du Christ ; Ruysbroeck est deceux-là ; quel brasier que le petit volume qu’a traduitHello ! Et tenez, pour citer une femme alors, prenons SainteAngèle de Foligno, moins dans le livre de ses visions qui demeureparfois inerte, que dans la merveilleuse vie qu’elle dicta au frèreArmand, son confesseur. Elle aussi explique, et bien avant sainteTérèse, les principes et les effets de la mystique, mais si elleest moins profonde, moins habile à fixer les nuances en revanche,quelles effusions et quelles tendresses ! Quelle chattecaressante d’âme ! Quelle bacchante de l’amour divin, quelleménade de pureté ! Le Christ l’aime, l’entretient longuementet ses paroles qu’elle a retenues, dépassent toute littérature,s’affirment comme les plus belles qu’on ait écrites. Ce n’est plusle Christ farouche, le Christ espagnol qui commence par fouler sacréature pour l’assouplir, c’est le Christ si miséricordieux desEvangiles, c’est le Christ si doux de Saint François, et j’aimemieux le Christ des franciscains que celui des carmes !

– Que diriez-vous alors, reprit en souriant l’abbé, de SaintJean de la Croix ? Vous compariez tout à l’heure Sainte Térèseà une fleur forgée de fer ; lui aussi en est une, mais il estle lis des tortures, la royale fleur que les bourreaux imprimaientjadis sur les chairs héraldiques des forçats. De même que le ferrouge, il est à la fois ardent et sombre. A certains tournants depages, Sainte Térèse se penche sur nos misères et nousplaint ; lui, demeure imperméable, terré dans son abîmeinterne, occupé surtout à décrire les peines de l’âme qui, aprèsavoir crucifié ses appétits, passe par « la Nuit obscure »,c’est-à-dire par le renoncement de tout ce qui vient du sensible etdu créé. Il veut que l’on éteigne son imagination, qu’on laléthargise de telle sorte qu’elle ne puisse plus former d’images,que l’on claquemure ses sens, que l’on anéantisse ses facultés.

Il veut que celui qui convoite de s’unir à Dieu se mette commesous une cloche pneumatique et fasse le vide en lui, afin que, s’ille désire, le pèlerin puisse y descendre et achever lui-même del’épurer, en arrachant les restes des péchés, en extirpant lesderniers résidus des vices !

Et alors les souffrances que l’âme endure dépassent les limitesdu possible ; elle gît perdue en de pleines ténèbres, elletombe de découragement et de fatigue, se croit pour toujoursabandonnée de celui qu’elle implore et qui se cache maintenant etne lui répond plus ; bien heureuse encore lorsqu’à cetteagonie ne viennent pas se joindre les affres charnelles et cetesprit abominable qu’Isaïe appelle l’esprit de vertige et qui n’estautre que la maladie du scrupule poussé à l’état aigu !

Saint Jean vous fait frissonner quand il s’écrie que cette nuitde l’âme est amère et terrible, que l’être qui la subit est plongévivant dans les enfers ! – mais quand le vieil homme estémondé, quand il est raclé sur toutes les coutures, sarclé surtoutes les faces, la lumière jaillit et Dieu paraît. Alors l’âme sejette, ainsi qu’une enfant, dans ses bras et l’incompréhensiblefusion s’opère.

Vous le voyez, Saint Jean fore plus profondément que les autresle tréfonds du débat mystique. Lui aussi traite comme SainteTérèse, comme Ruysbroeck, des noces spirituelles, de l’influx de lagrâce et de ses dons, mais, le premier, il ose décrireminutieusement les phases douloureuses que l’on n’avait jusqu’alorssignalées qu’en tremblant.

Puis, s’il est un théologien admirable, il est aussi un saintrigoureux et clair. Il n’a pas la faiblesse naturelle de la femme,il ne se perd point dans des digressions, ne revient pascontinuellement sur ses pas ; il marche droit devant lui, maissouvent on l’aperçoit, au bout de la route, terrible et sanglant,et les yeux secs !

– Voyons, voyons, s’écria Durtal ; toutes les âmes que leChrist veut conduire dans les voies mystiques ne passent point parces épreuves ?

– Si, plus ou moins, presque toujours.

– Je vous avouerai que je croyais la vie spirituelle moins arideet moins complexe ; je m’ imaginais qu’en menant une existencechaste, en priant de son mieux, en communiant, l’on parvenait sanstrop de peine, non pas à goûter les allégresses infinies réservéesaux saints, mais enfin à posséder le Seigneur, à vivre au moinsprès de lui, à l’aise.

Et je me contenterais fort bien de cette liesse bourgeoise,moi ; le prix dont sont payées d’avance les exultations quenous décrit Saint Jean me déconcerte…

L’abbé qui souriait ne répondit pas.

– Mais savez-vous que s’il en est ainsi, reprit Durtal, noussommes bien loin du catholicisme tel qu’on nous l’enseigne. Il estsi pratique, si bénin, si doux, en comparaison de laMystique ?

– Il est fait pour les âmes tièdes, c’est-à-dire pour presquetoutes les âmes pieuses qui nous entourent ; il vit dans uneatmosphère moyenne, sans trop de souffrances et sans trop dejoies ; seul il est assimilable aux foules et les prêtres ontraison de le présenter ainsi car, sans cela, les fidèles necomprendraient plus ou prendraient, épouvantés, la fuite.

Mais si Dieu juge que la religion tempérée suffit amplement auxmasses, croyez bien qu’il exige de plus pénibles efforts de la partde ceux qu’il daigne initier aux suradorables mystères de sapersonne ; il est nécessaire, il est juste qu’il les mortifie,avant de leur faire goûter l’ivresse essentielle de son union.

– En somme, le but de la mystique, c’est de rendre visible,sensible, presque palpable, ce Dieu qui reste muet et caché pourtous ?

– Et de nous précipiter au fond de lui, dans l’abîme silencieuxdes joies ! Mais enfin d’en parler proprement, il faudraitoublier l’usage séculaire des expressions souillées. Nous en sommesréduits, pour qualifier ce mystérieux amour, à chercher noscomparaisons dans les actes humains, à infliger au Seigneur lahonte de nos mots. Il nous faut recourir aux termes « d’union », de »mariage », de « noces », à des vocables qui puent le suint !Mais aussi, comment énoncer l’inexprimable, comment, dans labassesse de notre langue, désigner l’ineffable immersion d’une âmeen Dieu ?

– Le fait est, murmura Durtal… , mais, pour en revenir à SainteTérèse…

– Elle aussi, interrompit l’abbé, a traité de cette « Nuitobscure » qui vous apeure ; seulement elle n’en a parlé qu’enquelques lignes ; elle l’a qualifiée d’agonie de l’âme, detristesse si amère qu’elle essaierait en vain de la dépeindre.

– Sans doute, mais je l’aime mieux que Saint Jean de la Croix,car elle ne vous dérange pas comme cet inflexible saint. Avouezqu’il est vraiment par trop, celui-là, du pays des grands Christsqui saignent dans des caves !

– Et Sainte Térèse, de quelle nation est-elle donc ?

– Oui, je sais bien, elle est Espagnole, mais si compliquée, siétrange, que sa race, à elle, s’oblitère, semble moins nette.

Qu’elle soit une admirable psychologue, cela est sûr ; maisquel singulier mélange elle montre aussi, d’une mystique ardente etd’une femme d’affaires froide. Car enfin elle est à doublefond ; elle est une contemplative hors le monde et elle estégalement un homme d’Etat ; elle est le Colbert féminin descloîtres. En somme, jamais femme ne fut et une ouvrière deprécision aussi parfaite et une organisatrice aussi puissante.Quand on songe que, malgré d’invraisemblables difficultés, elle afondé trente-deux monastères, qu’elle les a mis sous l’obédienced’une règle qui est un modèle de sagesse, d’une règle qui prévoit,qui rectifie les méprises les mieux ignorées du coeur, on resteconfondu de l’entendre traitée par les esprits forts d’hystériqueet de folle !

– L’un des signes distinctifs des mystiques, répondit, ensouriant, l’abbé, c’est justement l’équilibre absolu, l’entier bonsens.

Ces conversations remontaient Durtal ; elles déposaient enlui des germes de réflexions qui levaient quand il étaitseul ; elles l’encourageaient à se fier aux avis de ce prêtre,à suivre ses conseils et il se trouvait d’autant mieux de cetteconduite, que ces fréquentations de chapelles, que ces prières, queces lectures occupaient sa vie désoeuvrée et qu’il ne s’ennuyaitplus.

J’y aurai toujours gagné des soirs pacifiques et des nuitscalmes, se disait-il.

Il connaissait maintenant les attendrissantes aides des soiréespieuses.

Il visitait Saint-Sulpice, à ces heures où, sous la morne clartédes lampes, les piliers se dédoublent et couchent sur le sol delongs pans de nuit. Les chapelles qui restaient ouvertes étaientnoires et devant le maître-autel, dans la nef, un seul bouquet deveilleuses s’épanouissait en l’air dans les ténèbres comme unetouffe lumineuse de roses rouges.

L’on entendait, dans le silence, le bruit sourd d’une porte, lecri d’une chaise, le pas trottinant d’une femme, la marche hâtéed’un homme.

Durtal était presque isolé dans l’obscure chapelle qu’il avaitchoisie ; il se tenait alors si loin de tout, si loin de cetteville qui battait, à deux pas de lui, son plein. Il s’agenouillaitet restait coi ; il s’apprêtait à parler et il n’avait plusrien à dire ; il se sentait emporté par un élan et rien nesortait. Il finissait par tomber dans une langueur vague, paréprouver cette aise indolente, ce bien-être confus du corps qui sedistend dans l’eau carbonatée d’un bain.

Il rêvait alors au sort de ces femmes éparses, autour de lui, çàet là, sur des chaises. Ah ! les pauvres petits châles noirs,les misérables bonnets à ruches, les tristes pèlerines et le dolentgrénelis des chapelets qu’elles égouttaient dans l’ombre !

D’aucunes, en deuil, gémissaient, inconsolées encore ;d’autres, abattues, pliaient l’échine et penchaient, tout d’uncôté, le cou ; d’autres priaient, les épaules secouées, latête entre les mains.

La tâche du jour était terminée ; les excédées de la vievenaient crier grâce. Partout le malheur agenouillé ; car lesriches, les biens portants, les heureux ne prient guère ;partout, dans l’église, des femmes veuves ou vieilles, sansaffection, ou des femmes abandonnées ou des femmes torturées dansleur ménage, demandant que l’existence leur soit plus clémente, queles débordements de leurs maris s’apaisent, que les vices de leursenfants s’amendent, que la santé des êtres qu’elles aiment seraffermisse.

C’était une véritable gerbe de douleurs dont le lamentableparfum encensait la Vierge.

Très peu d’hommes venaient à ce rendez-vous caché despeines ; encore moins de jeunes gens, car ceux-là n’ont pasassez souffert ; seulement quelques vieillards, quelquesinfirmes qui se traînaient, en s’appuyant sur le dos des chaises,et un petit bossu que Durtal voyait arriver tous les soirs, undéshérité qui ne pouvait être aimé que par celle qui ne voit mêmepas les corps !

Et une ardente pitié soulevait Durtal, à la vue de cesmalheureux qui venaient réclamer au ciel un peu de cet amour queleur refusaient les hommes : il finissait, lui, qui ne pouvaitprier pour son propre compte, par se joindre à leurs exorations,par prier pour eux !

Si indifférentes dans l’après-midi, les églises étaient, lesoir, vraiment persuasives, vraiment douces ; elles semblaients’émouvoir avec la nuit, compatir dans leur solitude auxsouffrances de ces êtres malades dont elles entendaient lesplaintes.

Et le matin, leur première messe, la messe des ouvrières et desbonnes était non moins touchante ; il n’y avait là ni bigotes,ni curieux, mais de pauvres femmes qui venaient chercher dans lacommunion la force de vivre leurs heures de besognes onéraires,d’exigences serviles. Elles savaient, en quittant l’église,qu’elles étaient la custode vivante d’un Dieu, que celui qui futsur cette terre l’invariable indigent ne se plaisait que dans lesâmes mansardées ; elles se savaient ses élues, ne doutaientpas qu’en leur confiant, sous la forme du pain, le mémorial de sessouffrances, il exigeait, en échange, qu’elles demeurassentdouloureuses et humbles. Et que pouvaient leur faire alors lessoucis d’une journée écoulée dans la bonne honte des basemplois ?

« Je comprends pourquoi l’abbé tenait tant à ce que je visse leséglises à ces heures matinales ou tardives, se disait Durtal ;ce sont les seules, en effet, où les âmes s’ouvrent. »

Mais il était trop paresseux pour assister souvent à la messe del’aube ; il se contenta donc de faire escale, après son dîner,dans les chapelles. Il en sortait, même en priant mal, même en nepriant pas, apaisé, en somme. D’autres soirs, au contraire, il sesentait las de solitude, las de silence, las de ténèbres et alorsil délaissait Saint-Sulpice et allait à Notre-Dame desVictoires.

Ce n’était plus, dans ce sanctuaire très éclairé, cetabattement, ce désespoir de pauvres hères qui se sont traînésjusqu’à l’église la plus proche et s’y sont affaissés dans l’ombre.Les pèlerins apportaient à Notre-Dame une confiance plus sûre etcette foi adoucissait leurs chagrins dont l’amertume se dissipaitdans les explosions d’espoirs, dans les balbuties d’adoration, quijaillissaient autour d’elle. Deux courants traversaient ce refuge,celui des gens qui sollicitaient des grâces et celui des gens qui,les ayant obtenues, s’épandaient en des remerciements, en des actesde gratitude. Aussi cette église avait-elle une physionomiespéciale, plus joyeuse que triste, moins mélancolique, plusardente, en tout cas, que celle des autres églises.

Elle présentait enfin cette particularité d’être très fréquentéepar les hommes ; mais elle abritait moins des cafards auxregards en fuite ou aux yeux blancs, que des gens de tous les mondedont une fausse piété n’avait pas avili les traits ; là,seulement, on voyait des visages clairs et des faces propres ;l’on n’y voyait point surtout l’horrible grimace de l’ouvrier descercles catholiques, de l’affreux blousard dont l’haleine démentl’onction mal arrêtée des traits.

Dans cette église couverte d’ex-voto, plaquée jusqu’en haut deses voûtes d’inscriptions de marbre célébrant la joie des prièresaccueillies et des bienfaits reçus, devant cet autel de la Viergeoù des centaines de cierges dardaient dans l’air bleu des encensles fers dorés de leurs lances, la prière en commun avait lieu, àhuit heures, tous les soirs. Un prêtre en chaire débitait lechapelet, puis quelquefois les litanies de Marie étaient chantéessur un air bizarre, sur une sorte de centon musical, fabriqué avecon ne savait quoi, très rythmé et changeant continuellement deton ; tour à tour, preste et grave, amenant, pendant uneseconde, une vague réminiscence de vieux airs du dix-septièmesiècle, puis tournant brusquement à un coude, en une mélodied’orgue de barbarie, en une mélodie moderne, presque canaille.

Et il était quand même captivant ce salmis biscornu desons ! Après le Kyrie eleison et les invocations du début, laVierge entrait en scène comme une ballerine sur une mesure dedanse, mais lorsque défilaient certaines de ses qualités, lorsques’annonçaient certains de ses symboles, la musique devenaitsingulièrement respectueuse ; elle se ralentissait,s’attardait, solennelle, répétant, par trois fois, sur le mêmemotif, quelques-uns de ses attributs, le Refugium Peccatorum entreautres, puis elle reprenait sa marche, et recommençait ses grâcesen sautillant.

Et quand la chance voulait qu’il n’y eût point de sermon, lesalut avait lieu aussitôt après.

On y célébrait, avec des raclures de maîtrise, avec une bassecatarrhale et un ou deux enfants qui reniflaient, les chantsliturgiques : l’Inviolata, cette prose languissante et plaintive, àla mélodie blanche et traînée, si convalescente, si débile qu’ellesemblerait ne devoir être chantée que par des voix d’hospices, puisle Parce Domine, cette antienne si suppliante et si triste, enfince morceau détaché du Pange lingua, le Tantum ergo, humble etréfléchi, admiratif et lent.

Quand l’orgue plaquait ses premiers accords, quand cette mélodiede plain-chant commençait, la maîtrise n’avait plus qu’à se croiserles bras et à se taire. Ainsi que ces cierges que l’on allume pardes fils de fulminate reliés entre eux, les fidèles prenaient feuet, conduits par l’orgue, ils entonnaient eux-mêmes l’humble et leglorieux chant. Ils étaient alors agenouillés sur les chaises,prosternés sur les dalles et, lorsque après l’échange des antienneset des répons, après l’oremus, le prêtre montait à l’autel, lesépaules et les mains enveloppées de l’écharpe de soie blanche, poursaisir l’ostensoir, alors, aux sons grêles et précipités destimbres, un vent passait qui fauchait d’un seul coup les têtes.

Et c’était dans ces groupes embrasés d’âmes une plénitude derecueillement, une réplétion de silence inouï, jusqu’à ce que lestimbres retentissant encore invitassent la vie humaine interrompueà s’envelopper d’un grand signe de croix et à reprendre soncours.

Le Laudate n’était pas terminé que Durtal sortait, avant que lafoule ne se fût écoulée de l’église.

– Vraiment, se disait-il, en rentrant chez lui, la ferveur deces fidèles qui ne sont plus, ainsi que dans les autres paroisses,des clients de quartier, mais des pèlerins venus de partout et d’onne sait où, détonne dans la goujaterie de ce sot temps.

Puis on écoute au moins à Notre-Dame des chants curieux ;et il resongeait à ces étranges litanies qu’il n’avait jamaisentendues que là ; et il en avait pourtant subi de toutes lessortes, dans les églises ! A Saint-Sulpice, par exemple, ellesse débitaient sur deux airs. Quand la maîtrise fonctionnait, ellesse déroulaient sur une mélodie de plain-chant, mugie par le gongd’une basse auquel répondait le fifre pointu des gosses ;mais, pendant le mois du Rosaire, tous les jours, sauf le jeudi,l’on confiait à des demoiselles le soin de les égrener, le soir, etc’était alors, autour d’un harmonium enrhumé, une troupe de jeuneset de vieilles oies qui, dans une musique de foire, faisaienttourner la Vierge sur ses litanies comme sur des chevaux debois.

Dans d’autres églises, à Saint-Thomas d’Aquin, par exemple, oùelles étaient également égouttées par des 6 femmes, les litaniesétaient poudrées à frimas et parfumées à la bergamote et à l’ambre.Elles étaient, en effet, adaptées à un air de menuet et elles nedéparaient pas ainsi l’architecture d’opéra de cette église, enprésentant une Vierge qui marchait à petits pas, en pinçant de deuxdoigts sa jupe, s’inclinait dans de belles révérences, se reculaitdans de grands saluts. Cela n’avait évidemment rien à voir avec lamusique religieuse, mais ce n’était pas au moins désagréable àentendre ; il eût seulement fallu, pour que l’accord fûtcomplet, substituer un clavecin à l’orgue.

Mais ce qui était autrement intéressant que ces fredons laïques,c’était le plain-chant qu’on chantait plus ou moins mal, ainsi quepartout ailleurs, mais enfin qu’on chantait, lorsqu’il n’y avaitpas de cérémonie de gala, à Notre-Dame.

On ne s’y conduisait pas de même qu’à Saint-Sulpice et dans lesautres églises, où, presque toujours, on habille le Tantum ergo deflons-flons imbéciles, de mélodies pour fanfare militaire et pourbanquet.

L’Eglise ne permettait pas de toucher au texte même de SaintThomas d’Aquin, mais elle laissait le premier maître de chapellevenu supprimer ce plain-chant qui l’avait enveloppé dès sanaissance, qui l’avait pénétré jusqu’aux moelles, qui adhérait àchacune de ses phrases, qui faisait corps et âme avec lui.

C’était monstrueux ; et il fallait réellement que les curéseussent perdu, non pas le sens de l’art, – puisqu’ils ne l’ontjamais eu, – mais le sens le plus élémentaire de la liturgie, pouraccepter de semblables hérésies, pour supporter de pareilsattentats dans leurs églises !

Ces souvenirs exaspéraient Durtal ; mais il revenait peu àpeu à Notre-Dame-des-Victoires et se calmait. Celle-là, il avaitbeau l’examiner sur toutes ses faces, elle n’en restait pas moinsmystérieuse, pas moins, à Paris, unique.

A la Salette, à Lourdes, il y avait eu des apparitions. -Qu’elles aient été authentiques ou controuvées, peu m’ importe, sedisait-il, car, en supposant que la Vierge n’y fut pas au moment oùl’on proclamait sa venue, elle y fut attirée et elle y demeuremaintenant, liée par l’afflux des prières, par les effluencesjaillies de la foi des foules ; des miracles s’y sontproduits ; il n’est pas étonnant, dès lors, que des massespieuses s’y rendent ; mais, ici, à Notre-Dame-des-Victoires,il n’y eut aucune apparition ; aucune Mélanie, aucuneBernadette n’y ont vu et décrit l’apparence lumineuse d’une « belleDame ». Il n’y a ni piscines, ni services médicaux, ni guérisonspubliques, ni cimes de montagne, ni grotte ; il n’y a rien. En1836, un beau jour, le curé de cette paroisse, l’abbé Dufriche DesGenettes, affirme que, pendant qu’il célébrait la messe, la Viergelui a manifesté le désir que ce sanctuaire lui fût spécialementconsacré et cela seul a suffi. Cette église qui était alors déserten’a plus désempli depuis lors et des milliers d’ex-voto attestentles grâces que depuis cette époque la Madone accorde auxvisiteurs !

Oui, mais en somme, conclut Durtal, tous ces quémandeurs ne sontpas des âmes bien extraordinaires, car enfin, la plupart sontsemblables à moi ; ils y sont dans leur intérêt, pour eux, etnon pour Elle.

Et il se rappela la réplique de l’abbé Gévresin auquel il avaitdéjà fait cette réflexion :

– Vous seriez singulièrement avancé dans la voie de laperfection, si vous n’y alliez que pour Elle.

Soudain, après tant d’heures passées dans les chapelles, unedétente eut lieu ; la chair éteinte sous la cendre des prièresse ralluma et l’incendie, jailli des bas-fonds, devintterrible.

Florence revint trouver Durtal, chez lui, dans les églises, dansla rue, partout ; et il resta constamment en vigie devant lesappas réapparus de cette fille.

Le temps s’en mêla ; les firmaments pourrirent ; unété orageux sévit, charriant tous les énervements, affadissanttoutes les volontés, décageant dans de fauves moiteurs la trouperéveillée des vices. Durtal blêmit devant l’horreur des soiréeslongues, devant l’abominable mélancolie des jours qui ne meurentpoint ; à huit heures du soir, le soleil n’était plus couchéet à trois heures du matin, il semblait veiller encore ; lasemaine ne faisait plus qu’une journée ininterrompue et la vie nes’arrêtait point.

Accablé par l’ignominie des soleils en rage et des ciels bleus,dégoûté de baigner dans des Nils de sueur, las de sentir desNiagaras lui couler sous le chapeau, il ne sortit plus de chezlui ; mais alors, dans la solitude, les immondicesl’envahirent.

Ce fut l’obsession, par la pensée, par l’image, par tout, lahantise d’autant plus terrible qu’elle se spécialisait, qu’elle nes’égarait pas, qu’elle se concentrait toujours sur le mêmepoint ; la figure de Florence, le corps, le gîte même desébats avoués s’effaçaient ; il ne restait plus devant lui quel’obscure région où cette créature transférait le siège de sessens.

Durtal résistait, puis, affolé, prenait la fuite, essayait de sebriser par de grandes marches, de se distraire par des promenades,mais l’ignoble régal le suivait quand même dans ses courses,s’installait devant lui au café, s’interposait entre ses yeux et lejournal qu’il voulait lire, l’accompagnait à table, se précisaitdans les taches de la nappe et dans les fruits. Il finissait, aprèsdes heures de luttes, par échouer, vaincu, chez cette fille, et ilen partait, accablé, mourant de dégoût et de honte, sanglotantpresque.

Et il n’éprouvait aucun allègement de ces fatigues ;c’était même le contraire ; loin de fuir, le charme exécrés’imposait plus violent encore et plus tenace. Alors, Durtal enarrivait à se proposer, à accepter de singuliers compromis. Sij’allais visiter, se disait-il, une autre femme que je connais etque les caresses régulières décident encore, peut-êtrearriverais-je à me briser les nerfs, à chasser cette possession, àm’assouvir, sans ces ennuis et ces remords ; et il le fit,tâchant de se persuader qu’il serait plus pardonnable, qu’ilpécherait moins, en agissant ainsi.

Le résultat le plus clair de cette tentative fut de ramener, parla comparaison forcée des joutes, le souvenir de Florence et deproclamer l’excellence de ses vices.

Il continua donc de se vautrer chez elle, puis il eut, pendantquelques jours, une telle révolte de ce servage, qu’il se hissahors de l’égout et reprit pied.

Alors il parvint à se récupérer, à se réunir, et il se vomit. Ilavait un peu délaissé, pendant cette crise, l’abbé Gévresin auquelil n’osait avouer ces turpitudes ; mais, présageant, àcertains indices, de nouvelles attaques, il s’apeura et s’en fut levoir.

Il lui expliqua ses crises, à mots couverts ; et il sesentait si désarmé, si triste, que les larmes lui venaient auxyeux.

– Eh bien ! êtes-vous sûr maintenant de l’avoir, cerepentir que vous m’assuriez ne pas éprouver jusqu’ici ? ditl’abbé.

– Oui, mais à quoi bon ? Lorsqu’on est si faible que,malgré tous ses efforts, l’on est certain d’être culbuté au premierassaut !

– Ceci, c’est une autre question. – Allons, je vois que vousvous êtes au moins défendu et qu’à l’heure actuelle vous voustrouvez, en effet, dans un état de fatigue qui exige une aide.

Rassurez-vous donc ; allez en paix et péchez moins ;la plus grande part de vos tentations va vous être remise ;vous pourrez, si vous le voulez bien, supporter le reste ;seulement, faites attention, si vous succombez désormais, vousserez sans excuse et je ne réponds pas alors qu’au lieu des’améliorer, votre situation ne s’aggrave..

Et comme Durtal, stupéfié, balbutiait : vous croyez…

– Je crois, fit le prêtre, à la substitution mystique dont jevous ai parlé ; vous l’expérimenterez sur vous-mêmed’ailleurs ; des saintes vont, pour vous secourir, entrer enlice ; elles prendront le surplus des assauts que vous nepouvez vaincre ; sans même qu’ils connaissent votre nom, dufond de leur province, des monastères de carmélites et de clarissesvont, sur une lettre de moi, prier pour vous.

Et le fait est qu’à partir de ce jour-là, les attaques les pluslancinantes cessèrent. Cette accalmie, cette trève, la dut-il àl’intercession des ordres cloîtrés ou au changement de temps qui seproduisit, à la défaillance du soleil qui se submergea sous desflots de pluie ; il ne le sut ; une seule chose étaitcertaine, c’est que les tentations s’espacèrent et qu’il putimpunément les subir.

Cette idée de couvents le tirant par compassion de la bourbe oùil s’enlisait, le ramenant par charité sur une berge, l’exalta. Ilvoulut aller, avenue de Saxe, prier chez les soeurs de celles quisouffraient pour lui.

Plus de lumières, plus de foules, comme ce matin où il avaitassisté à une prise de voile ; plus d’odeur de cire etd’encens, plus de défilé de robe pourpre et de chape d’or ;c’était le désert et la nuit.

Il se tenait là, seul, dans cette chapelle sombre et humide,sentant l’eau qui dort ; et, sans dévider le tournebroche deschapelets ou répéter les oraisons apprises, il rêvassait, cherchantà voir un peu clair dans sa vie, à se rendre compte. Et tandisqu’il se colligeait, des voix lointaines arrivaient derrière lagrille et elles s’approchaient peu à peu, passaient par le noirtamis du voile, tombaient brisées autour de l’autel dont la masseconfuse se dressait dans l’ombre.

Ces voix des Carmélites aidaient Durtal à s’effondrer dans ledésespoir.

Assis sur une chaise il se disait : Lorsqu’on est ainsi que moiincapable de désintéressement quand on lui parle, il est presquehonteux de l’oser prier, car enfin si je songe à lui, c’est pourdemander un peu de bonheur-et cela n’a aucun sens. Dans l’immédiatnaufrage de la raison humaine voulant expliquer l’effrayante énigmedu pourquoi de la vie, une seule idée surnage, au milieu des débrisdes pensées qui sombrent, l’idée d’une expiation que l’on sent etdont on ne comprend pas la cause, l’idée que le seul but assigné àla vie est la Douleur.

Chacun aurait un compte de souffrances physiques et morales àépuiser et alors quiconque ne le règle pas, ici-bas, le solde aprèsla mort ; le bonheur ne serait qu’un emprunt qu’il faudraitrendre ; ses simulacres mêmes s’assimileraient à des avancesd’hoirie sur une future succession de peines.

Qui sait, dans ce cas, si les anesthésiques qui suppriment ladouleur corporelle n’endettent point ceux qui s’en servent ?Qui sait si le chloroforme n’est pas un agent de révolte et sicette lâcheté de la créature à souffrir n’est point une sédition,presque un attentat contre les volontés du ciel ? S’il en estainsi, ces arriérés de tortures, ces débets de détresse, ceswarrants de peines évitées, doivent produire de terribles intérêts,Là-Haut ; cela justifie le cri d’armes de sainte Térèse : »Seigneur, toujours souffrir ou mourir ! » cela expliquepourquoi, dans leurs épreuves, les saints se réjouissent etsupplient le Seigneur de ne les point épargner, car ils savent,ceux-là, qu’il faut payer la somme purificatrice des maux pourdemeurer, après la mort, indemne.

Puis, soyons justes, sans la douleur, l’humanité serait tropignoble, car elle seule peut, en les épurant, exhausser lesâmes ! Mais tout ça, ce n’est rien moins que consolant,reprit-il. – Et quel accompagnement pour ses tristes songeries queles voix en deuil de ces nonnes ! Ah ! C’est vraimentaffreux.

Et il finissait par fuir, par échouer, pour dissiper sonnavrement, dans le monastère voisin situé au fond de l’impasse deSaxe, dans une allée de banlieue, pleine de réduits qui précèdentdes jardins où des serpents en cailloux de rivière se déroulentautour de pastilles d’herbes.

C’était là que résidaient les pauvres clarisses humiliées del’Ave Maria, un ordre encore plus rigide que celui des carmélites,mais plus indigent, moins comme il faut, plus humble.

On pénétrait dans ce cloître par une petite porte pousséecontre ; l’on montait, sans rencontrer personne, jusqu’audeuxième étage et l’on découvrait une chapelle dont les fenêtreslaissaient voir des arbres qui se balançaient dans des pépiementsde moineaux fous.

C’était encore une sépulture ; mais ce n’était plus, commeen face, la tombe, au fond d’un caveau noir ; c’était plutôtun cimetière avec des nids chantant, au soleil, dans desbranches ; l’on se serait cru, à plus de vingt lieues deParis, à la campagne.

Le décor de cette claire chapelle essayait pourtant d’êtresombre ; il ressemblait à celui de ces boutiques de marchandsde vins dont les cloisons simulent des murs de caves, avec dechimériques pierres peintes dans les raies imitées d’un fauxciment. Seulement, la hauteur de la nef sauvait l’enfantillage decette imposture, relevait la vulgarité de ce trompe-l’oeil.

Au fond, se dressait au-dessus d’un parquet ciré à glace unautel, flanqué, de chaque côté, d’une grille de fer voilée de noir.Ainsi que le prescrit saint François, tous les ornements, lecrucifix, les chandeliers, le tabernacle, étaient en bois ; iln’y avait aucun objet de métal exposé, aucune fleur ; le seulluxe de cette chapelle consistait en des vitraux modernes dont l’unreprésentait saint François d’Assise et l’autre sainte Claire.

Durtal jugeait ce sanctuaire aéré et charmant, mais il n’yséjournait que quelques minutes, car ce n’était point ainsi quedans le Carmel un isolement absolu, une paix noire ; là,toujours, deux ou trois clarisses trottinaient dans la chapelle, leregardaient en rangeant les chaises, semblaient étonnées par saprésence.

Elles le gênaient et il avait peur, lui aussi, de les gêner, sibien qu’il se retirait, mais cette courte halte suffisait poureffacer ou tout au moins pour amoindrir la funèbre impression ducouvent voisin.

Et Durtal s’en revenait, à la fois très apaisé et trèsinquiet ; très apaisé au point de vue lubrique, très inquietsur le parti qu’il devait prendre.

Il sentait monter, grandir, de plus en plus, en lui, ce souhaitd’en finir avec ces litiges et avec ces transes et il pâlissait dèsqu’il songeait à renverser sa vie, à renoncer à jamais auxfemmes.

Mais s’il avait encore des hésitations et des craintes, iln’avait déjà plus la ferme intention de résister ; ilacceptait en principe maintenant l’idée d’un changementd’existence, seulement il tâchait de retarder le jour, de reculerl’heure, il tentait de gagner du temps.

Puis, de même que les gens qui s’exaspèrent dans l’attente, ildésirait, certains autres jours, ne plus différer l’inévitableinstant et il se criait : que ça se termine ! Tout plutôt quede rester ainsi !

Et, ce souhait ne paraissant pas s’exaucer, il se décourageaitaussitôt, voulait ne plus songer à rien, regrettait le temps passé,déplorait de se sentir charrié par un courant pareil !

Et quand il se ranimait un peu, il essayait encore des’ausculter. Au fond, je ne sais plus du tout où j’en suis, sedisait-il ; ce flux et reflux de voeux différentsm’effarent ; mais comment en suis-je venu là et qu’est-ce quej’ai ? Ce qu’il ressentait, depuis que sa chair le laissaitplus lucide, était si insensible, si indéfinissable, si continupourtant, qu’il devait renoncer à comprendre. En somme, chaque foisqu’il voulait descendre en lui-même, un rideau de brume se levaitqui masquait la marche invisible et silencieuse d’il ne savaitquoi. La seule impression qu’il rapportait, en remontant, c’est quec’est bien moins lui qui s’avançait dans l’inconnu, que cet inconnuqui l’envahissait, le pénétrait, s’emparait peu à peu de lui.

Quand il entretenait l’abbé de cet état tout à la fois lâche etrésigné, implorant et craintif, le prêtre se bornait à sourire.

– Terrez-vous dans la prière et baissez le dos, lui dit-il unjour.

– Mais je suis las de tendre l’échine, en piétinant toujours surla même place, s’écria Durtal. J’en ai surtout assez de me sentirpoussé par les épaules et conduit je ne sais où ; d’une façonou d’une autre, il est vraiment temps que cette situationfinisse.

– Evidemment. – Et, le regardant dans les yeux, l’abbé, debout,dit d’un ton grave :

– Cette marche vers Dieu que vous trouvez si obscure et silente, elle est au contraire si lumineuse et si rapide qu’elle m’étonne ; seulement, comme vous ne 9 bougez point, vous ne vousrendez point compte de la vitesse qui vous emporte.

Allez, avant qu’il ne soit longtemps, vous serez mûr et, sansqu’il soit besoin de secouer l’arbre, vous vous détacherez seul. Laquestion qui reste maintenant à résoudre est celle de savoir dansquel réceptacle il faudra vous mettre, lorsque vous tomberez enfinde votre vie.

Chapitre 7

 

Mais… mais… , s’écria Durtal, il va pourtant falloirs’expliquer ; à la fin, avec ses sous-entendus tranquilles,l’abbé m’embête ! Son réceptacle où il devra me mettre !- Il n’a pas, je présume, l’idée de faire de moi un séminariste ouun moine ; le séminaire est, à mon âge, dénué d’intérêt, etquant au couvent, il est séduisant au point de vue mystique et mêmecapiteux au point de vue de l’art, mais je n’ai pas les aptitudesphysiques et encore moins les prédispositions spirituelles pour m’interner à jamais dans un cloître ; laissons donc cela, maisalors que veut-il dire ?

D’autre part, il a tenu à me prêter les oeuvres de saint Jean dela Croix, à me les faire lire ; il a donc un but, car il n’estpas homme à marcher à tâtons et il sait ce qu’il veut et où ilva ; s’imagine-t-il que je suis destiné à la vie parfaite etveut-il me mettre en garde par cette lecture contre lesdésillusions que, suivant lui, les débutants éprouvent ; sonflair me semble s’égarer quand il en arrive là. J’ai bien l’horreurdu bigotisme et des maniques pieuses, mais je ne me sens pasattiré, tout en les admirant, vers les phénomènes de la mystique.Non, cela m’ intéresse à regarder chez les autres ; je veuxbien voir cela de ma fenêtre, mais je me refuse à descendre ;je n’ai pas la prétention de devenir un saint ; tout ce que jedésire, c’est atteindre l’état intermédiaire entre lebondieusardisme et la sainteté. C’est un idéal affreusement bas,mais, dans la pratique, c’est le seul que je me crois capabled’atteindre, et encore !

Puis, allez donc vous frotter à ces questions ! Si l’on setrompe, si l’on obéit à de fausses impulsions, on côtoie la folie,dès qu’on s’avance. Comment, à moins d’une grâce touteparticulière, savoir si l’on est bien dans le chemin ou si l’on nese dirige pas dans la nuit, vers les abîmes ? Voici, parexemple, les entretiens de Dieu avec l’âme qui sont si fréquentsdans la vie mystique ; eh bien, comment être sûr que cettevoix intérieure, que ces paroles distinctes que l’on n’entend pasavec les oreilles du corps et qui sont perçues par l’âme d’unefaçon beaucoup plus claire, beaucoup plus nette que si elles luiarrivaient par les conduites des sens, sont véridiques ?Comment s’assurer qu’elles émanent de Dieu et non de notreimagination ou du diable même ?

Je sais bien que sainte Térèse traite longuement cette matièredans ses Châteaux intérieurs et qu’elle indique les signes auxquelson peut reconnaître l’origine de ces paroles ; mais sespreuves ne me paraissent pas toujours si faciles qu’elle le croit àdiscerner.

Si ces phrases viennent de Dieu, dit-elle, elles sont toujoursaccompagnées d’effet et portent avec elles une autorité à laquellerien ne résiste ; ainsi une âme est dans la peine et leSeigneur profère simplement en elle ces mots « ne t’ afflige pas » etaussitôt la bourrasque dévie et la joie renaît. En second lieu, cesparoles laissent l’âme dans une indissoluble paix ; enfinelles se gravent dans la mémoire et souvent même ne s’effacentplus.

Dans le cas contraire, reprend-elle, si ces paroles proviennentde l’imagination ou du démon, aucun de ces effets ne seproduit ; mais une sorte de malaise, d’angoisse, de doute voustorture ; de plus, ces phrases s’évaporent en partie,fatiguent l’âme qui s’efforce, en vain, de les reconstituer dansleur entier.

Malgré ces points de repère, l’on se tient, en somme, sur unterrain mouvant où l’on peut s’enfoncer à chaque pas ; maissaint Jean de la Croix intervient à son tour, et, lui, vous ordonnede ne pas bouger. Que faire alors ?

L’on ne doit pas, dit-il, aspirer à ces communicationssurnaturelles et s’y arrêter et cela pour deux motifs : d’abord,parce qu’il y a humilité, abnégation parfaite à se refuser d’ycroire ; ensuite, parce qu’en agissant de la sorte, on sedélivre du travail nécessaire pour s’assurer si ces visions vocalessont vraies ou fausses ; on se dispense ainsi d’un examen quin’a d’autre profit pour l’âme que perte de temps etinquiétudes.

Bien – mais si ces paroles sont réellement prononcées par Dieu,on se rebelle contre sa volonté, en demeurant sourd ! Et puis,ainsi que l’affirme sainte Térèse, il n’est pas en notre pouvoir dene point les écouter et l’âme ne peut penser qu’à ce qu’elleentend, quand Jésus lui parle ! – D’ailleurs tous lesraisonnements sur cette question vacillent, car l’on n’entre pas,de son plein gré, dans la voie étroite, comme l’appellel’Eglise ; on y est mené, projeté, malgré soi souvent, et larésistance est impossible ; les phénomènes se succèdent etrien au monde n’est de force à les enrayer, exemple sainte Térèsequi, bien qu’elle se défendît par humilité, tombait en extase sousle souffle divin et s’enlevait du sol.

Non, ces états surhumains m’effraient et je ne tiens pas, parexpérience, à les connaître. Quant à saint Jean de la Croix, l’abbén’a pas tort de le déclarer unique, mais bien qu’il taraude lescouches les plus profondes de l’âme et atteigne là où jamais latarière humaine n’a pénétré, il me gêne quand même, dans monadmiration, car son oeuvre est pleine de cauchemars qui m’interdisent ; je ne suis pas bien certain avec cela que sesgéhennes soient exactes ; enfin certaines de ses affirmationsne me convainquent pas. Ce qu’il appelle « la Nuit obscure » estincompréhensible ; les souffrances de cette ténèbre dépassentle possible, s’écrie-t-il, à chaque page. Ici, je perds pied. Je m’imagine bien, pour les avoir ressentis, des douleurs morales,atroces, des décès de parents ou d’amis, des amours déçues, desespoirs effondrés, des misères spirituelles de toute sorte, mais cemartyre-là qu’il déclare supérieur aux autres m’ échappe, car ilest hors de nos intérêts humains, hors de nos affections ; ilse meut dans une sphère inaccessible, dans un monde inconnu et siloin de nous !

J’ai décidément peur qu’il n’y ait abus de métaphores etgongorisme d’homme du Midi, chez ce terrible Saint !

Au reste, voici encore un point où l’abbé m’ étonne. Lui qui estsi doux, témoigne d’un certain penchant pour le pain sec de lamystique : les effusions de Ruysbroeck, de sainte Angèle, de sainteCatherine de Gênes, le touchent moins que les raisonnements dessaints ergoteurs et durs ; et pourtant, à côté de ceux-là, ilm’a recommandé la lecture de Marie d’Agréda qu’il ne devrait paschoyer, car elle n’a aucune des qualités que, dans les oeuvres desainte Térèse et de saint Jean de la Croix, l’on aime.

Ah ! il peut se flatter de m’avoir infligé une incomparabledésillusion, en me prêtant sa Cité mystique!

Sur le renom de cette Espagnole, je m’attendais à des soufflesprophétiques, à de formidables empans, à d’extraordinaires visionset pas du tout, c’est simplement bizarre et pompeux, pénible etfroid. Puis la phraséologie de son livre est insoutenable. Toutesces expressions dont ces tomes énormes fourmillent : « ma divinePrincesse », « ma grande Reine », « ma grande Dame », alors qu’elles’adresse à la Vierge qui la traite à son tour de « ma trèschère » ; cette façon qu’a le Christ de l’appeler « mon épouse »,ma « bien-aimée », de la citer continuellement comme « l’objet de sescomplaisances et de ses délices » ; cette manière qu’elleadopte de nommer les anges « les courtisans du grand Roi », m’agacentet me lassent.

Ça sent les perruques et les jabots, les révérences et les rondsde jambes, ça se passe à Versailles, c’est une mystique de courdans laquelle le Christ pontifie, affublé du costume de LouisXIV.

Sans compter, reprit-il, que Marie d’Agréda se répand en de bienextravagants détails. Elle nous entretient du lait de la Vierge quine pouvait tourner, des misères féminines dont elle futexempte ; elle explique le mystère de la conception par troisgouttes de sang qui jaillirent du coeur de Marie dans sa matrice oùle Saint-esprit s’en servit pour former l’enfant ; elledéclare enfin que saint Michel, que saint Gabriel remplirent lesfonctions de sages-femmes et assistèrent, vivants, sous une formehumaine, aux couches de la Vierge !

C’est tout de même un peu fort ! – je sais bien ce querépond l’abbé, qu’il n’y a pas à tenir compte de ces étrangetés etde ces erreurs, mais qu’il faut lire la Cité mystique au point devue de la vie intérieure de la Sainte Vierge. – Oui, mais alors lelivre de M. Olier, qui traite le même sujet, me paraît autrementcurieux, autrement sûr !

Ce prêtre forçait-il la note, jouait-il un rôle ? Durtal sele demandait, en voyant sa ténacité à ne pas s’écarter pendant uncertain temps des mêmes questions. Il essayait quelquefois, pour letâter, de détourner la conversation, mais doucement l’abbé souriaitet la ramenait là où il voulait qu’elle fût.

Quand il crut avoir saturé Durtal d’oeuvres mystiques, il enparla moins et il parut ne plus s’éprendre que des ordresreligieux, surtout de l’ordre de saint Benoît. Très habilement, ilincita Durtal à s’intéresser à cet institut, à l’interroger, et,une fois bien installé sur ce terrain, il n’en démarra plus.

Cela commença un jour où Durtal causait avec lui duplain-chant.

– Vous avez raison de l’aimer, dit l’abbé, car même en dehors dela liturgie et de l’art, ce chant, si j’en crois saint Justin,apaise les attraits et les concupiscences de la chair, « affectioneset concupiscentias carnis sedat » ; mais laissez-moi vousl’assurer, vous ne le connaissez que par ouï-dire ; il n’y aplus maintenant de vrai plain-chant dans les églises ; cesont, ainsi que pour les produits de la thérapeutique, desfrelatages plus ou moins audacieux qu’on vous présente.

Aucun des chants à peu près respectés par les maîtrises – leTantum ergo par exemple – n’est désormais exact. Il demeure presquefidèle jusqu’au verset Praestet fides et là il déraille ; ilne tient pas compte des nuances très perceptibles pourtant que lamélodie grégorienne impose à ce moment où le texte avouel’impotence de la raison et l’aide toute-puissante de la foi ;ces adultérations sont plus sensibles encore si vous écoutez, aprèsl’office des Complies, le Salve, Regina. celui-là, on l’abrège deplus de moitié, on l’énerve, on le décolore, on l’ampute de sesneumes, on en fait un moignon de musique ignoble ; si vousaviez entendu ce chant magnifique dans les Trappes, vous pleureriezde dégoût, en l’écoutant braillé à Paris, dans les églises.

Mais en dehors même de l’altération du texte mélodique qui estmaintenant acquise, la façon dont on beugle le plain-chant estpartout absurde ! L’une des premières conditions pour le bienrendre, c’est que les voix marchent ensemble, qu’elles chantenttoutes en même temps, syllabe pour syllabe et note pour note ;il faut l’unisson, en un mot.

Or, vous pouvez le vérifier, la mélodie grégorienne 0 n’est pasainsi traitée : chaque voix fait sa partie et s’isole ;ensuite, la musique plane n’admet pas d’accompagnement : elle doitse chanter, seule et sans orgue ; tout au plus, peut-elletolérer que l’instrument donne l’intonation et accompagne, ensourdine, juste assez, s’il est besoin, pour maintenir la lignetracée des voix ; est-ce ainsi qu’on l’admet dans leséglises ?

– Oui, je sais bien, répondit Durtal. Quand je l’écoute àSaint-Sulpice, à Saint-Séverin, à Notre-Dame-des-Victoires, jen’ignore pas qu’elle est sophistiquée, mais avouez qu’elle estencore superbe ainsi ! Je ne défends pas la supercherie,l’adjonction des fioritures, la fausseté des césures musicales,l’accompagnement délictueux, le ton de concert profane qu’on luiinflige à Saint-Sulpice, mais que voulez-vous que je fasse ? àdéfaut de l’original, je dois bien me contenter d’une copie plus oumoins vile et, je le répète, même exécutée de la sorte, cettemusique est encore si admirable qu’elle m’enchante !

– Mais, fit tranquillement l’abbé, rien ne vous oblige à écouterdu faux plain-chant, alors que vous pouvez en entendre duvrai ; car, ne vous déplaise, à Paris même, il existe unechapelle où il est intact et servi d’après les règles dont j’aiparlé.

– Tiens ! et où ça ?

– Chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, rue Monsieur.

– Et tout le monde peut s’introduire dans ce couvent et assisteraux offices ?

– Tout le monde, – pendant la semaine, on y chante les vêpres àtrois heures, tous les jours, et la grand’messe se célèbre, ledimanche, à neuf heures.

Ah ! si j’avais connu cette chapelle plus tôt, s’écriaDurtal, la première fois qu’il en sortit.

Le fait est qu’elle réunissait toutes les conditions qu’ilpouvait souhaiter ; située dans une rue solitaire, elle étaitd’une intimité pénétrante ; l’architecte qui l’avaitconstruite n’avait rien innové et rien tenté ; il l’avaitbâtie dans le style gothique, sans y ajouter aucune fantaisie deson cru.

Elle figurait une croix, mais l’un des bras était à peineétendu, faute de place, tandis que l’autre s’allongeait en unesalle, séparée du choeur par une grille de fer, au dessus delaquelle un Saint- sacrement était adoré par deux anges agenouillésdont les ailes lilas se repliaient sur des dos roses. Sauf ces deuxstatues, d’une exécution vraiment coupable, le reste était au moinséteint dans l’ombre et ne choquait pas par trop la vue. La chapelleétait obscure et toujours, aux heures des offices, une jeunesacristine, longue et pâle, un peu voûtée, entrait, telle qu’uneombre, et chaque fois qu’elle passait devant l’autel, elle tombait,un genou par terre, et inclinait profondément la tête.

Elle était étrange, à peine humaine, glissait sur les dalles,sans bruit, le front baissé, le bandeau descendu jusqu’aux sourcilset elle semblait s’envoler comme une grande chauve-souris, alorsque, vous tournant le dos, debout devant le tabernacle, elle levaitles bras et remuait ses larges manches noires pour allumer lescierges. Durtal avait, un jour, aperçu ses traits maladifs etcharmants, ses paupières enfumées, ses yeux d’un bleu las, etdeviné un corps fuselé par les prières, sous la robe noire serréepar une ceinture de cuir, ornée d’un petit Saint-sacrement de métaldoré, au-dessous de la guimpe, près du coeur.

La grille de clôture, située à gauche de l’autel était ample,très éclairée par derrière, de sorte que lorsque même les rideauxétaient fermés, l’on pouvait facilement entrevoir tout le chapitre,échelonné dans des stalles de chêne, surmontées, au fond, d’unestalle plus haute où se tenait l’abbesse. Un cierge allumé étaitplanté au milieu de la salle et, jours et nuits, une religieusepriait devant lui, la corde au cou, pour réparer les insultes que,sous la forme eucharistique, Jésus subit.

La première fois qu’il avait visité cette chapelle, Durtal s’yétait rendu, le dimanche, un peu avant l’heure de la messe et ilavait pu assister ainsi à l’entrée des bénédictines, derrière laclaire-voie de fer. Elles s’avançaient, deux par deux, s’arrêtaientau milieu de la grille, faisaient vis-à-vis à l’autel et lesaluaient, puis se regardant elles s’inclinaient l’une devantl’autre ; et ce défilé de femmes noires où n’éclatait que lablancheur du bandeau et du col et la tache dorée du petit ostensoirplacé sur la poitrine, se continuait jusqu’à ce qu’à la fin, lesnovices apparussent à leur tour, reconnaissables au voile blanc quileur couvrait la tête.

Et quand un vieux prêtre, assisté d’un sacristain, commençait lamesse, doucement, au fond du chapitre, un petit orgue donnaitl’intonation aux voix.

Alors Durtal avait pu s’étonner, car il n’avait pas encoreentendu une seule et unique voix faite d’une trentaine peut-être,d’un diapason aussi étrange, une voix supra-terrestre qui brûlaitsur elle-même en l’air et se tordait en roucoulant.

Cela n’avait plus aucun rapport avec le lamento glacé, têtu descarmélites, et cela ne ressemblait pas davantage au timbre asexué,à la voix d’enfant, écachée, arrondie du bout, desfranciscaines ; c’était autre chose.

A la Glacière, en effet, ces voix écrues, bien qu’adoucies etmoirées par les prières, gardaient quand même un peu de l’inflexiontraînante presque commune du peuple dont elles étaientissues ; elles étaient bien épurées, mais elles n’en restaientpas moins humaines. Ici, c’était une tendresse séraphisée desons ; cette voix, sans origine définie, longuement blutéedans le tamis divin, patiemment modelée pour le chant liturgique,se dépliait en s’embrasant, flambait en des bouquets virginaux desons blancs ; s’éteignait, s’effeuillait en des plaintespâles, lointaines, vraiment angéliques, à la fin de certainschants.

Ainsi interprétée, la messe accentuait singulièrement le sens deses proses.

Debout, derrière la grille, le monastère répondait auprêtre.

Durtal avait alors entendu, après un Kyrie eleison dolent etsourd, âpre, presque tragique, le cri décidé, si amoureux et sigrave, du Gloria in excelsis du vrai plain-chant ; il avaitécouté le Credo, lent et nu, solennel et pensif et il avait pus’affirmer que ces chants différaient absolument de ceux que l’onentonnait partout, dans les églises. Saint-Séverin, Saint-Sulpicelui semblaient maintenant profanes ; à la place de ces mollesardeurs, de ces frisures et de ces boucles, de ces angles demélodies limés, de ces terminaisons toutes modernes, de cesaccompagnements incohérents rédigés pour l’orgue, il se trouvait enface d’un chant à la maigreur effilée et nerveuse desPrimitifs ; il voyait la rigidité ascétique de ses lignes, larésonance de son coloris, l’éclat de son métal martelé avec l’artbarbare et charmant des bijoux goths ; il entendait sous larobe plissée des sons palpiter l’âme naïve, l’amour ingénu des âgeset il observait cette nuance curieuse chez les bénédictines : ellesfinissaient les cris d’adoration, les roucoulements de tendresse,en un murmure timide, coupé court, comme reculant par l’humilité,comme s’effaçant par modestie, comme demandant pardon à Dieu d’oserl’aimer.

Ah ! vous avez eu bien raison de m’envoyer là, dit Durtal àl’abbé quand il le vit.

– Je n’avais pas le choix, répondit, en souriant, le prêtre, carl’on ne respecte le plain-chant que dans les abbayes soumises à larègle bénédictine. Ce grand ordre de saint Benoît l’a restauré. DomPothier a fait pour lui ce que Dom Guéranger a fait pour laliturgie.

Au reste, en sus de l’authenticité du texte vocal et de la façonde le traduire, il existe encore deux conditions essentielles etqui ne se rencontrent guère que dans les cloîtres, pour restituerla vie spéciale de ces mélodies, c’est d’abord d’avoir la foi etensuite de connaître le sens des mots qu’on chante.

– Mais, interrompit Durtal, je ne présume pas que lesbénédictines sachent le latin.

– Pardon, parmi les moniales de saint Benoît, et même parmi lessoeurs cloîtrées des autres ordres, il en est un certain nombre quiétudient assez cette langue pour comprendre le bréviaire et lespsaumes. C’est un sérieux avantage qu’elles ont sur les maîtrisesqui ne sont composées, la plupart, que d’artisans sans instructionet sans piété, que de simples ouvriers de voix.

Maintenant, sans vouloir rabaisser votre enthousiasme pour laprobité musicale de ces religieuses, je dois vous dire que, pourbien saisir, dans son altitude, dans son ampleur, ce magnifiquechant, il faut l’entendre non pas vanné par des bouches mêmedésexuées de vierges, mais sorti sans apprêts, tout vif, des lèvresd’hommes. Malheureusement, s’il existe à Paris, rue Monsieur et rueTournefort, deux communautés de bénédictines, il ne s’y trouve pas,en revanche, un véritable couvent de Bénédictins…

– Et, rue Monsieur, elles suivent la règle intégrale de saintBenoît ?

– Oui, mais en sus des voeux habituels de pauvreté, de chasteté,de stabilité en clôture, d’obéissance, elles prononcent encore levoeu de réparation et d’adoration du Saint-sacrement, tel que leformula sainte Mechtilde.

Aussi mènent-elles l’existence la plus austère qui soit parmiles nonnes. Presque jamais de viande ; lever à deux heures dumatin pour chanter l’office de matines et les laudes, et, jours etnuits, étés et hivers, elles se relaient devant le cierge de laréparation et devant l’autel. Il n’y a pas à dire, reprit l’abbé,après un silence, la femme est plus courageuse et plus forte quel’homme ; aucun ascétère masculin ne pourrait, sans dépérir,supporter, dans l’air débilitant de Paris surtout, une viepareille.

– Ce qui me stupéfie peut-être plus encore, fit Durtal, c’estlorsque je songe à la qualité d’obéissance qu’on doit exigerd’elles. Comment une créature douée de volonté peut-elle s’anéantirà un tel point ?

– Oh ! dit l’abbé, l’obéissance est la même dans tous lesgrands ordres ; elle est absolue, sans réticences ; laformule en a été excellemment résumée par saint 8 Augustin. Ecoutezcette phrase que je me rappelle avoir lue dans un commentaire de sarègle :

« On doit entrer dans les sentiments d’une bête de charge et selaisser conduire comme un cheval et un mulet qui n’ont pointd’entendement ou plutôt, afin que l’obéissance soit encore plusparfaite, parce que ces animaux regimbent sous l’éperon, il fautêtre, entre les mains du supérieur, comme une bûche et un troncd’arbre qui n’a ni vie, ni mouvement, ni action, ni volonté, nijugement. » Est-ce clair ?

– C’est surtout effarant ! – J’admets bien, reprit Durtal,qu’en échange de tant d’abnégation, les religieuses sont Là-Hautpuissamment aidées, mais enfin n’y a-t-il pas des moments dedéfaillance, des accès de désespoir, des instants où ellesregrettent l’existence naturelle au plein air, où elles pleurentcette vie de mortes qu’elles se sont faite ; n’y a-t-il pasenfin des jours où les sens réveillés crient ?

– Sans doute ; dans la vie en clôture, l’âge de vingt-neufans est, pour la plupart, à passer, terrible ; car c’est alorsque la crise passionnelle surgit ; si la femme franchit ce cap- et presque toujours elle le franchit – elle est sauvée.

Mais la sédition charnelle n’est pas encore, à proprementparler, l’assaut le plus douloureux qu’elles supportent. Levéritable supplice qu’elles endurent, dans ces heures de trouble,c’est le regret ardent, fou, de cette maternité qu’ellesignorent ; les entrailles délaissées de la femme se révoltentet si plein qu’il soit de Dieu, son coeur éclate, l’enfant Jésusqu’elles ont tant aimé leur apparaît alors si inaccessible et siloin d’elles ! Puis sa vue même les consolerait à peine, carelles rêveraient de le tenir dans leurs bras, de l’emmaillotter, dele bercer, de lui donner le sein, de faire, en un mot, oeuvre demère.

D’autres nonnes ne subissent, elles, aucune attaque précise,aucun siège que l’on connaisse ; seulement sans cause définie,elles languissent, meurent tout à coup comme un cierge sur lequelon souffle. C’est l’acedia des cloîtres qui les éteint.

– Mais savez-vous, Monsieur L’Abbé, que ces détails sont peuencourageants…

Le prêtre haussa les épaules. – C’est le médiocre revers d’unendroit sublime, dit-il ; les récompenses qui sont accordées,même sur cette terre, aux âmes conventuelles sont sisupérieures !

– Enfin je ne suppose pas que lorsqu’une religieuse s’abat,frappée dans sa chair, on l’abandonne. Que fait alors une mèreabbesse ?

– Elle agit suivant le tempérament corporel et suivant lacomplexion d’âme de la malade. Remarquez qu’elle a pu la suivrependant les années de la probation ; qu’elle a forcément prisun ascendant sur elle ; elle doit donc, dans ces moments,surveiller de très près sa fille, s’efforcer de détourner le coursde ses idées, en la brisant par de pénibles travaux et en luioccupant l’esprit ; elle doit ne pas la laisser seule,diminuer au besoin ses prières, restreindre ses heures d’office,supprimer les jeûnes, la nourrir, s’il le faut, mieux. Dansd’autres cas, au contraire, elle peut recourir à de plus fréquentescommunions, pratiquer la minution ou la saignée, lui faire ingérerdes aliments auxquels sont mêlées des semences froides ; maiselle doit surtout prier, ainsi que toute la communauté, pourelle.

Une vieille abbesse de Bénédictines, que j’ai connue àSaint-Omer et qui était une incomparable régisseuse d’âmes,limitait surtout alors la durée des confessions. Aux moindressymptômes qu’elle voyait poindre, elle accordait deux minutes,montre en main, à la pénitente ; et quand ce temps étaitécoulé, elle la renvoyait du confessionnal et la mêlait à sescompagnes.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que, dans les cloîtres, même pour les âmes bienportantes, la confession est l’amollissement le plusdangereux ; c’est, en quelque sorte, un bain trop prolongé ettrop chaud. Là, les moniales débordent, se déploient inutilement lecoeur, s’appesantissent sur leurs maux, les exaspèrent en s’ycomplaisant ; elles en sortent plus débilitées, plus maladesqu’auparavant. Deux minutes doivent, en effet, suffire à unereligieuse pour énoncer ses peccadilles !

Puis… puis… il faut bien l’avouer, le confesseur est un périlpour le monastère-non que je suspecte son honnêteté, ce n’est pointcela que je veux dire-mais comme il est généralement choisi parmiles protégés de l’évêque, il existe de nombreuses chances pourqu’il soit un homme qui ne sache rien et qui, ignorant absolumentle maniement de telles âmes, achève de les détraquer, en lesconsolant. Ajoutez encore que si les attaques démoniaques, trèsfréquentes dans les cloîtres, se produisent, le malheureux restebouche béante, conseille à tort et à travers, entrave l’énergie del’abbesse qui est autrement forte que lui sur ces matières.

– Et, fit Durtal qui chercha ses mots, voyons, je présume quedes histoires dans le genre de celles que Diderot raconte dans cesot volume qu’est la Religieuse sont inexactes ?

– A moins qu’une communauté ne soit pourrie par une supérieurevouée au satanisme, – ce qui, Dieu merci, est rare, – les orduresnarrées par cet écrivain sont fausses, et il y a, d’ailleurs, unebonne raison pour qu’il en soit ainsi, c’est qu’il existe un péchéqui est l’antidote de celui-là, le péché de zèle.

– Hein ?

– Oui, le péché de zèle qui fait dénoncer sa voisine, quisatisfait les jalousies, qui crée l’espionnage pour contenter sesrancunes ; c’est là le vrai péché du cloître. Eh bien, je vousassure que si deux soeurs s’avisaient de perdre toute vergogne,elles seraient aussitôt dénoncées.

– Mais je croyais, Monsieur L’Abbé, que la dénonciation étaitpermise par la plupart des règles d’ordres.

– Oui, mais peut-être serait-on porté à en abuser un peu,surtout dans les couvents de femmes, car vous pensez bien que siles cloîtres renferment de pures mystiques, de véritables saintes,ils tiennent aussi des religieuses moins avancées dans les voies dela perfection et qui conservent bien encore quelques défauts…

– Voyons, puisque nous sommes sur ce chapitre des détailsintimes, oserai-je vous demander si la propreté n’est pas tant soitpeu négligée par ces braves filles ?

Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que, dans lesabbayes de bénédictines que j’ai connues, chaque moniale étaitlibre d’agir comme bon lui semblait ; dans certainesconstitutions d’augustines, le cas est au contraire prévu ;défense est faite de se laver, sinon tous les mois, le corps. Enrevanche, chez les carmélites, la propreté est exigée. SainteTérèse haïssait la crasse et aimait le linge blanc ; sesfilles ont même, je crois, le droit d’avoir une fiole d’eau deCologne dans leurs cellules. Vous le voyez, cela dépend des ordreset probablement aussi, quand les règles n’en font pas expressémentmention, des idées que la supérieure professe à ce sujet.J’ajouterai que cette question ne doit pas être seulement envisagéeau point de vue mondain ; car la saleté corporelle est pourcertaines âmes une souffrance, une mortification de plus qu’elless’imposent. Voyez Benoît Labre !

– Celui qui ramassait sa vermine lorsqu’elle le quittait et laremettait pieusement dans sa manche ! Je préfère desmortifications d’un autre genre.

– Il en est de plus dures, croyez-le, et je doute que celles-làvous conviennent plus. Voudriez-vous imiter Suso qui, pour châtierses sens, traîna pendant dix-huit ans, sur ses épaules nues, uneénorme croix plantée de clous dont les pointes lui foraient leschairs ? Il s’était de plus emprisonné les mains dans desgantelets de cuir hérissés, eux aussi, de clous, de peur d’êtretenté de panser ses plaies. Sainte Rose de Lima ne se traitait pasmieux ; elle s’était ceint le corps d’une chaîne si serréequ’elle avait fini par entrer sous la peau, par disparaître sous lebourrelet saignant des chairs ; elle portait, en outre, uncilice de crin de cheval garni d’épingles et couchait sur destessons de verres ; mais toutes ces épreuves ne sont rien encomparaison de celles que s’infligea une capucine, la vénérablemère Passidée de Sienne.

Celle-là se fustigeait à tour de bras avec des branches degenièvre et de houx, puis elle inondait ses blessures de vinaigreet les saupoudrait de sel ; elle dormait, l’hiver, dans laneige ; l’été sur des touffes d’orties, sur des noyaux, surdes balais ; se mettait des dragées de plomb chaud dans seschaussures, s’agenouillait sur des chardons, sur des épines, surdes râpes. En janvier, elle rompait la glace d’un tonneau et seplongeait dedans ou bien elle s’asphyxiait à moitié, en se faisantpendre, la tête en bas, au tuyau d’une cheminée, dans laquelle onallumait de la paille humide, et j’en passe ; eh bien fitl’abbé, en riant, je crois que si vous aviez à choisir, vousaimeriez encore mieux les mortifications que s’imposait BenoîtLabre.

– J’aimerais surtout mieux rien du tout, répondit Durtal.

Il y eut un instant de silence.

Durtal repensait aux Bénédictines ; – mais, reprit-il,pourquoi font-elles insérer dans la « Semaine religieuse » après leurtitre de Bénédictines du Saint-sacrement, cette mention : »Monastère de Saint Louis du Temple ».

– Parce que, répliqua l’abbé, leur premier couvent a été fondésur les ruines mêmes de la prison du Temple qui leur furentconcédées par ordonnance royale, lorsque Louis XVIII revint enFrance.

Leur fondatrice et leur supérieure fut Louise Adélaïde deBourbon Condé, une malheureuse et nomade princesse dont presquetoute la vie s’était écoulée dans l’exil. Chassée de France par laRévolution et par l’Empire, traquée dans presque tous les pays del’Europe, elle erra au hasard des monastères, cherchant abri,tantôt chez les annonciades de Turin et chez les capucines duPiémont, tantôt chez les trappistines de la Suisse et chez lessoeurs de la visitation de Vienne, tantôt encore chez lesbénédictines de la Lithuanie et de la Pologne. Elle avait fini paréchouer chez les bénédictines du comté de Norfolk, lorsqu’elle putrentrer en France.

C’était une femme singulièrement aguerrie dans la sciencemonastique et très experte à diriger les âmes.

Elle voulut que, dans son abbaye, chaque soeur s’offrit au cielen réparation des crimes commis et qu’elle acceptât les pluspénibles privations pour racheter ceux qui pourraient secommettre ; elle y installa l’adoration perpétuelle et yintroduisit également dans toute sa pureté et, à l’exclusion detout autre, le plain-chant.

Il s’y est, vous avez pu l’entendre, conservé intact ; ilest vrai que, depuis elle, ses religieuses ont reçu des leçons deDom Schmitt, l’un des moines les plus doctes en cette matière.

Enfin, après la mort de la princesse, qui eut lieu en 1824, jecrois, on reconnut que son cadavre exhalait l’odeur de sainteté et,bien qu’elle n’ait pas été canonisée, son intercession est invoquéepar ses filles, dans certains cas. C’est ainsi, par exemple, queles bénédictines de la rue Monsieur s’adressent à elle lorsqu’ellesont perdu un objet et l’expérience démontre que leur prière n’estjamais vaine, que presque aussitôt l’objet égaré se retrouve.

Mais, continua l’abbé, puisque vous aimez tant ce monastère,allez-y, surtout lorsqu’il resplendit. Et le prêtre se leva et pritune Semaine religieuse qui traînait sur sa table.

Il la feuilleta. Tenez, dit-il, et il lut : « Dimanche, à troisheures, vêpres chantées ; cérémonie de vêture, présidée par leRévérendissime Père Dom Etienne, abbé de la Grande Trappe, etSalut. »

– Le fait est que voilà une cérémonie qui m’intéresse !

– J’irai probablement aussi.

– Alors, nous pourrions nous rejoindre dans la chapelle.

– Parfaitement.

– Les prises d’habits n’ont plus aujourd’hui la gaieté qu’ellesavaient au dix-huitième siècle, dans certains instituts debénédictines, entre autres dans l’abbaye de Bourbourg, en Flandre,reprit l’abbé, en souriant, après un silence.

Et comme Durtal l’interrogeait du regard.

– Mais oui, c’était sans tristesse ou c’était du moins d’unetristesse bien spéciale, jugez-en. La veille du jour où lapostulante devait prendre l’habit, elle était présentée à l’abbessedu Bourbourg par le gouverneur de la ville. On lui offrait du painet du vin et elle y goûtait dans l’église même. Le lendemain, ellese rendait, vêtue d’habits magnifiques, dans un bal où se tenaittoute la communauté des religieuses et, là, elle dansait, puis elledemandait à ses parents de la bénir et elle était conduite, au sondes violons, dans la chapelle où l’abbesse prenait possessiond’elle. Elle avait, pour la dernière fois, vu, dans ce bal, lesjoies du monde, car elle était ensuite enfermée, pour le restant deses jours, dans le cloître.

– C’est d’une allégresse macabre, fit Durtal ; il dut yavoir autrefois des coutumes monacales et des congrégationsbizarres, reprit-il.

– Sans doute, mais cela se perd dans la nuit des temps. Il merevient à la mémoire pourtant qu’au quinzième siècle, il existait,sous l’obédience de saint Augustin, un ordre en effet étrange quis’appelait l’ordre des filles de saint Magloire et habitait, dansla rue Saint-Denis, à Paris. Les conditions d’admission étaient aurebours de celles des autres chartes. La postulante devait jurersur les saints evangiles qu’elle avait perdu sa virginité et l’onne s’en rapportait pas à son serment ; on la visitait et sielle était sage, on la déclarait indigne d’être reçue. Ons’assurait également qu’elle ne s’était pas fait déflorer exprèspour pénétrer dans le couvent, 9 mais qu’elle s’était bel et bienlivrée à la luxure, avant de venir solliciter l’abri ducloître.

C’était, en somme, une troupe de filles repenties et la règlequi les assujettissait était farouche. On y était fouetté, jeté aucachot, soumis aux jeûnes les plus durs ; à l’ordinaire, onpratiquait la coulpe trois fois par semaine ; on se levait àminuit ; on était surveillé sans relâche, accompagné même auxendroits les plus secrets ; les mortifications y étaientincessantes et la clôture absolue. Je n’ai pas besoin d’ajouter quecette nonnerie est morte.

– Et qu’elle n’est pas près de renaître, s’écria Durtal ;enfin, Monsieur L’Abbé, à dimanche, rue Monsieur, n’est-cepas ?

Et, sur l’affirmation du prêtre, Durtal partit, ruminant, àpropos des ordres monastiques, des idées baroques. Il faudrait, sedisait-il, fonder une abbaye où l’on pourrait travailler dans unebonne bibliothèque, à l’aise ; on y serait quelques-uns, avecune nourriture possible, du tabac à volonté, la permission d’allerfaire un tour sur le quai, de loin en loin. Et il rit ; maisce ne serait pas un couvent alors ! Ou ce serait un couvent dedominicains, avec les dîners en ville et le flirt de la prédicationen moins !

Chapitre 8

 

En se dirigeant, le dimanche matin, vers la rue Monsieur, Durtalse remâchait des bribes de réflexions sur les monastères. Il n’y apas à dire, ruminait-il, dans l’immondice accumulée des temps, euxseuls sont restés propres et ils sont vraiment en relations avec leciel et servent de truchement à la terre pour lui parler. Oui, maisencore, faut-il s’entendre et spécifier qu’il s’agit seulement icides ordres en clôture et demeurés autant que possible pauvres…

En resongeant aux communautés de femmes, il murmura, tout enpressant le pas : voici encore un fait surprenant et qui prouve,une fois de plus, l’inégalable génie dont est douée l’Eglise ;elle est arrivée à faire vivre, côte à côte, sans qu’elless’assassinent, des ruches de femmes qui obéissent, sans regimber,aux volontés d’une autre femme ; ça c’est inouï !

Enfin m’y voici, – et Durtal qui se savait en retard seprécipita dans la cour des bénédictines, gravit, quatre à quatre,le perron de la petite église et poussa la porte. Il demeurahésitant sur le seuil, ébloui par le brasier de cette chapelle enfeu. Partout des lampes étaient allumées et, au-dessus des têtes,l’autel flamboyait dans sa futaie incendiée de cierges sur le fondde laquelle se détachait, comme sur l’or d’un iconostase, la faceempourprée d’un évêque blanc.

Durtal se glissa dans la foule, joua des coudes, entrevit l’abbéGévresin qui lui faisait signe ; il le rejoignit, s’installasur la chaise que le prêtre lui avait réservée et il examina l’abbéde la Grande Trappe, entouré de prêtres en chasubles, d’enfants dechoeur habillés, les uns en rouge et les autres en bleu, suivi parun trappiste au crâne ras, cerclé d’une couronne de cheveux, tenantla crosse de bois, dans le tournant de laquelle était sculpté unpetit moine.

Vêtu de la coule blanche, à longues manches avec gland d’or aucapuchon, la croix abbatiale sur la poitrine, la tête coiffée d’unemitre mérovingienne de forme basse, Dom Etienne, avec sa largecarrure, sa barbe grisonnante et la joie de son teint, lui fit toutd’abord l’effet d’un vieux Bourguignon, cuit par le soleil dans lestravaux des vignes ; il lui parut, de plus, être un bravehomme, mal à l’aise sous la mitre, intimidé par ces honneurs.

Un parfum âcre qui brûlait l’odorat ainsi qu’un piment brûle labouche, le parfum de la myrrhe flottait dans l’air ; il y eutun remous de foule ; derrière la grille dont le rideau noirfut tiré, le couvent, debout, entonna l’hymne de saint Ambroise, leJesu corona Virginum, tandis que les cloches de l’abbaye sonnaientà toute volée ; dans la courte allée menant du parvis auchoeur et bordée par une haie penchée de femmes, un crucifère etdes porte-cierges entrèrent, puis, derrière eux, la novice, encostume de mariée, parut.

Elle était brune et légère, toute petite, et elle s’avançaitconfuse, les yeux baissés, entre sa mère et sa soeur ; d’unpremier coup d’oeil, Durtal la jugea insignifiante, à peine jolie,vraiment quelconque ; et instinctivement il chercha l’autre,gêné quand même dans ses habitudes, par cette absence de l’hommedans un mariage.

Se roidissant contre son émotion, la postulante franchit la nef,pénétra dans le choeur, s’agenouilla à gauche, sur un prie-Dieu,devant un grand cierge, assistée de sa mère et de sa soeur, luiservant de paranymphes.

Dom Etienne salua l’autel, monta ses degrés, s’assit dans unfauteuil de velours rouge, installé sur la plus haute marche.

Alors, l’un des prêtres vint chercher la jeune fille et elles’agenouilla, seule, devant le moine.

Dom Etienne gardait l’immobilité d’un Bouddha et il en eut legeste ; il leva un doigt et, doucement, il dit à la novice:

– Que demandez-vous ?

Elle parla si bas qu’on l’entendit à peine :

– Mon père, me sentant pressée d’un ardent désir de me sacrifierà Dieu, en qualité de victime en union avec Notre-seigneurJésus-christ immolé sur nos autels et de consommer ma vie enadoration perpétuelle de son divin sacrement, sous l’observance dela règle de notre glorieux père saint Benoît, je vous demandehumblement la grâce du saint habit.

– Je vous l’accorderai volontiers, si vous croyez pouvoirconformer votre vie à celle d’une victime vouée auSaint-sacrement.

Et elle répondit d’un ton plus assuré :

– Je l’espère, appuyée sur les infinies bontés de mon SauveurJésus-Christ.

– Dieu vous donne, ma fille, la persévérance, dit leprélat ; il se leva, fit face à l’autel, s’agenouilla, la têtedécouverte, et commença le chant du veni creator que continuèrent,derrière la natte ajourée de fer, toutes les voix des nonnes.

Puis il remit sa mitre, pria, tandis que le chant des psaumessurgissait sous les voûtes. La novice, que l’on avait pendant cetemps reconduite à sa place, sur le prie-Dieu, se leva, salual’autel, vint s’agenouiller, entre ses deux paranymphes, aux piedsde l’abbé de la Trappe qui s’était rassis.

Et ses deux compagnes défirent le voile de la fiancée, ôtèrentla couronne de fleurs d’oranger, déroulèrent les torsades descheveux, tandis qu’un prêtre étendait une serviette sur les genouxdu prélat et que le diacre lui présentait sur un plat de longsciseaux.

Alors, devant le geste de ce moine s’apprêtant, tel qu’unbourreau, à tondre la condamnée dont l’heure de l’expiation estproche, l’effrayante beauté de l’innocence s’assimilant au crime,se substituant aux conséquences de fautes qu’elle ignorait, qu’ellene pouvait même comprendre, apparut à ce public venu par curiositédans la chapelle, et, consterné par l’apparent déni de cettejustice plus qu’humaine, il trembla lorsque l’évêque saisit àpleine main, ramena sur le front, tira à lui la chevelure.

Et ce fut comme un éclair d’acier dans une pluie noire.

L’on entendit, dans le silence de mort de l’église, le cri desciseaux peinant dans cette toison qui fuyait sous ses lames, puistout se tut. Dom Etienne ouvrit la main et, sur ses genoux, en delongs fils noirs, cette pluie tomba.

Il y eut un soupir de soulagement lorsque les prêtres et lesparanymphes emmenèrent la mariée, étrange dans sa robe à traîne,avec sa tête déparée et sa nuque nue.

Et presque aussitôt le cortège revint. Il n’y avait plus defiancée en jupe blanche, mais une religieuse en robe noire.

Elle s’inclina devant le trappiste et se remit à genoux, entresa mère et sa soeur.

Alors, tandis que l’abbé priait le Seigneur de bénir saservante, le cérémoniaire et le diacre prirent sur une crédence,près de l’autel, une corbeille où, sous des pétales effeuillés deroses, étaient pliés une ceinture de cuir mort, symbole du terme decette luxure que les pères de l’Eglise logeaient dans la région desreins, un scapulaire qui allégorise la vie crucifiée au monde, unvoile qui signifie la solitude de la vie cachée en Dieu ; etle prélat énonçait le sens de ces images à la novice, saisissaitenfin le cierge allumé dans le flambeau placé devant elle et il lelui tendait, divulguant en un mot l’acception de cet emblème :accipe, charissima soror, lumen Christi…

Puis Dom Etienne reçut le goupillon que lui présentait, ens’inclinant, un prêtre et, ainsi qu’à l’absoute des trépassés, ildessina une croix d’eau bénite sur la jeune fille ; ensuite,il se rassit et, doucement, tranquillement, sans même faire ungeste, il parla.

Il s’adressait à la postulante seule et glorifiait devant ellel’auguste et l’humble vie des cloîtres : Ne regardez pas enarrière, dit-il, et ne regrettez rien, car, par ma voix, Jésus vousrépète la promesse qu’il fit autrefois à Madeleine : « votre partest la meilleure et elle ne vous sera pas ôtée. » Dites-vous aussi,ma fille, qu’enlevée désormais à l’éternel enfantillage des labeursvains, vous accomplirez, sur cette terre, une oeuvre utile ;vous pratiquerez la charité dans ce qu’elle a de plus élevé, vousexpierez pour les autres, vous prierez pour ceux qui ne prientpoint, vous aiderez, dans la mesure de vos forces, à compenser lahaine que le monde porte au Sauveur.

Souffrez et vous serez heureuse ; aimez votre époux et vousverrez combien il est faible pour ses élues ! Croyez-moi, sonamour est tel qu’il n’attendra même pas que vous soyez purifiée parla mort, pour vous récompenser de vos misérables mortifications, devos pauvres peines. Il vous comblera, avant l’heure, de ses grâceset vous le supplierez de vous laisser mourir, tant l’excès de cesjoies dépassera vos forces !

Et, peu à peu, le vieux moine s’échauffait, revenait sur lesparoles du Christ à la Madeleine, montrait qu’à propos d’elle,Jésus avait promulgué la préexcellence des ordres contemplatifs surles autres ordres, et il donnait brièvement des conseils, appuyaitsur la nécessité de l’humilité, de la pauvreté qui sont, ainsi quel’énonce sainte Claire, les deux grands murs de la vie claustrée.Il bénit enfin la novice qui vint lui baiser la main et lorsqu’ellefut retournée à sa place, il pria, les yeux au ciel, le Seigneurd’accepter cette vierge qui s’offrait, comme hostie, pour lespéchés du monde, puis il entonna debout le Te Deum.

Tout le monde se leva et, précédé par la croix et les cierges,le cortège sortit de l’église et se tassa dans la cour.

Alors Durtal put se croire transporté loin de Paris, rejeté toutà coup dans le fond des âges.

La cour entourée de bâtiments était barrée, en face de la portecochère, par une haute muraille au milieu de laquelle rentrait uneporte à deux vantaux ; de chaque côté, six pins maigresbalayaient l’air ; des chants s’entendaient derrière lemur.

La postulante, en avant, seule, près de la porte close, tenait,tête baissée, son cierge. L’abbé de la Trappe, appuyé sur sacrosse, se tenait immobile à quelques pas d’elle.

Durtal examinait les visages ; la petite si banale encostume de mariée était devenue charmante ; maintenant lecorps s’effilait en une grâce timide ; les lignes troploquaces sous la robe mondaine s’étaient tues ; sous le suairereligieux, les contours n’étaient plus qu’une naïve ébauche ;il y avait eu comme un recul d’années, comme un retour aux formesdevinées de l’enfance.

Durtal s’approcha pour la mieux observer ; il tenta descruter cette figure, mais dans le linceul glacé de sa coiffe, ellerestait muette, semblait absente de la vie, avec ses yeux fermés,ne vivait plus que par le sourire des lèvres heureuses.

Et, vu de près, le moine, massif et rougeaud, dans la chapelle,était, lui aussi, changé ; la charpente demeurait robuste etle teint brûlait ; mais les yeux d’un bleu d’eau, jaillie dela craie, d’eau sans reflets et sans rides, les yeux incroyablementpurs, changeaient la vulgaire expression des traits, lui enlevaientcette allure vigneronne qu’il avait au loin.

Il n’y a pas à dire, pensa Durtal, l’âme est tout dans cesgens-là et leurs physionomies sont modelées par elle. Il y a desclartés saintes dans ces prunelles, dans ces bouches, dans cesseules ouvertures au bord desquelles l’âme s’avance, regarde horsdu corps, se montre presque.

Subitement, derrière le mur, les chants cessèrent ; lapetite fit un pas, frappa avec ses doigts repliés la porte et,d’une voix qui défaillait, elle chanta :

« Aperite mihi portas Justitiae : Ingressa in eas, confiteborDomino. »

Et la porte s’ouvrit. Une autre grande cour, sablée de caillouxde rivière, apparut, limitée au fond par une bâtisse, et toute lacommunauté, formant une sorte de demi-cercle, des livres noirs à lamain, clama :

« Haec porta Domini : Justi intrabunt in eam. »

La novice fit un pas encore jusqu’au seuil et elle reprit de savoix lointaine :

« Ingrediar in locum tabernaculi admirabilis usque ad domumDei. »

Et le choeur impassible des moniales répondit :

« Haec est domus Domini, firmiter aedificata : Bene fundata estsupra firmam petram. »

Durtal contemplait à la hâte ces figures qui ne pouvaient êtrevues que pendant quelques minutes et à l’occasion d’une cérémoniepareille. C’était une rangée de cadavres, debout, dans des suairesnoirs. Toutes étaient exsangues, avaient des joues blanches, despaupières lilas et des bouches grises ; toutes avaient desvoix épuisées et tréfilées par les privations et les prières, et,la plupart se voûtaient, même les jeunes. Ah ! l’austèrefatigue de ces pauvres corps ! se cria Durtal.

Mais il dut interrompre ses réflexions ; la mariée,maintenant agenouillée sur le seuil, se tournait vers Dom Etienneet chantait tout bas :

« Haec requies mea in saeculum saeculi : Hic habitabo quoniamelegi eam. »

Le moine déposa sa mitre et sa crosse et dit :

« Confirma hoc, Deus, quod operatus es in nobis. »

Et la postulante murmura :

« A templo sancto tuo quod est in Jerusalem. »

Alors, avant de se recoiffer et de reprendre sa crosse, leprélat pria le Dieu tout-puissant d’infondre la rosée de sabénédiction sur sa servante, puis désignant la jeune fille à unemoniale qui se détacha du groupe des soeurs et s’avança, elleaussi, jusqu’au seuil, il lui dit :

« Nous remettons entre vos mains, madame, cette nouvelle fiancéedu Seigneur ; maintenez-la dans la sainte résolution qu’ellevient de témoigner solennellement, en demandant à se sacrifier àDieu, en qualité de victime et à consommer sa vie en l’honneur deNotre-seigneur Jésus-christ, immolé sur nos autels. Conduisez-ladans la voie des divins commandements, dans la pratique desconseils du saint evangile et dans les observances de la règlemonastique. Préparez-la pour l’union éternelle à laquelle lecéleste époux la convie et, dans cet heureux accroissement dutroupeau confié à vos soins, puisez un nouveau motif de sollicitudematernelle. Que la paix du Seigneur demeure avec vous ! »

Et ce fut tout ; les religieuses, une à une, seretournèrent et disparurent derrière le mur, tandis que la petiteles suivait comme un pauvre chien qui accompagne, tête basse, àdistance, un nouveau maître.

La porte replia ses battants.

Durtal restait abasourdi, regardait la silhouette de l’évêqueblanc, le dos des prêtres qui remontaient pour célébrer le salutdans l’église ; et derrière eux venaient, pleurant, la figuredans leur mouchoir, la mère et la soeur de la novice.

– Eh bien ? Lui dit l’abbé, en glissant son bras sous lesien.

– Eh bien, cette scène est, à coup sûr, le plus émouvant alibide la mort qui se puisse voir ; cette vivante qui s’enfouitelle-même dans la plus effrayante des tombes – car dans celle-là lachair souffre encore – est admirable !

Je me rappelle ce que vous m’avez vous-même raconté surl’étreinte de cette observance et je frémis, en songeant àl’adoration perpétuelle, aux nuits d’hiver où une enfant, telle quecelle-ci, est réveillée, au milieu de son premier sommeil, et jetéedans les ténèbres d’une chapelle où elle doit, sans s’évanouir defaiblesse et de peur, prier seule, pendant des heures glacées, àgenoux sur une dalle.

Qu’ est-ce qui se passe dans cet entretien avec l’inconnu, dansce tête à tête avec l’ombre ? Parvient-elle à se quitter, às’évader de la terre, à atteindre, sur le seuil de l’éternité,l’inconcevable époux, ou bien, impuissante à prendre son élan,demeure-t-elle l’âme rivée au sol ?

Evidemment, on se la figure, la face tendue, les mains jointes,s’appelant, se concentrant au fond d’elle-même, se réunissant pourmieux s’effuser et on se l’imagine aussi malade, à bout de forces,tentant dans un corps qui grelotte de s’allumer l’âme. Mais quisait si, certaines nuits, elle y arrive ?

Ah ! Ces pauvres veilleuses aux huiles épuisées, auxflammes presque mortes qui tremblent dans l’obscurité dusanctuaire, qu’est-ce que le bon Dieu en fait ?

Enfin il y a la famille qui assistait à cette prise d’habit etsi l’enfant m’enthousiasme, je ne puis m’empêcher de plaindre lamère. Songez donc, si sa fille mourait, elle l’embrasserait, ellelui parlerait peut-être ; ou bien alors, si elle ne lareconnaissait plus, ce ne serait pas de son plein gré dumoins ; et, ici, ce n’est plus le corps, c’est l’âme même desa fille qui meurt devant elle. Exprès, son enfant ne la reconnaîtplus ; c’est la fin méprisante d’une affection. Avouez quepour une mère c’est tout de même dur !

– Oui, mais cette soi-disant ingratitude, acquise au prix deDieu sait quelles luttes, n’est – la vocation divine mise à part -qu’une plus équitable répartition de l’amour humain. Pensez quecette élue devient le bouc émissaire des péchés commis ; ainsiqu’une lamentable Danaïde, intarissablement, elle verseral’offrande de ses mortifications et de ses prières, de ses veilleset de ses jeûnes, dans la tonne sans fond des offenses et desfautes ! Ah ! réparer les péchés du monde, si vous saviezce que c’est ! – Tenez, je me rappelle, à ce propos, qu’unjour l’abbesse des bénédictines de la rue Tournefort me disait :comme nos larmes ne sont pas assez saintes, comme nos âmes ne sontpas encore assez pures, Dieu nous éprouve dans notre corps. Il y a,ici, des maladies longues et dont on ne guérit pas, des maladiesque les médecins renoncent à comprendre ; nous expions pourles autres beaucoup ainsi.

Mais si vous recensez la cérémonie de tout à l’heure, il ne siedpas de vous attendrir devant elle outre mesure et de la comparer auspectacle connu des funérailles ; la postulante que vous avezvue n’a pas encore prononcé les voeux de sa profession ; ellepeut donc, si elle le désire, se retirer du couvent et rentrer chezelle. A l’heure présente, pour la mère, elle est une fille exilée,une fille en pension, mais elle n’est pas une fillemorte !

– Vous direz ce qui vous plaira, mais cette porte qui se refermesur elle est tragique !

– Aussi, chez les bénédictines de la rue Tournefort, la scènea-t-elle lieu dans l’intérieur du couvent et sans que la famille yassiste ; la mère est épargnée, mais ainsi mitigée, cettecérémonie n’est plus qu’une étiquette banale, qu’une formulepresque penaude dans ce huis clos où la Foi se cache.

– Et elles sont également des bénédictines de l’adorationperpétuelle, ces nonnes-là ?

– Oui, connaissez-vous leur monastère ?

Et Durtal faisant signe que non, l’abbé reprit :

– Il est plus ancien, mais moins intéressant que celui de la rueMonsieur ; la chapelle y est mesquine, pleine de statuettes deplâtre, de fleurs en taffetas, de grappes de raisins, d’épis enpapier d’or ; mais l’antique bâtisse qui abrite le cloître estcurieuse. Elle tient, comment dirai-je, d’un réfectoire de pensionet aussi d’un salon de maison de retraite ; elle sent en mêmetemps la vieillesse et l’enfance…

– Je connais ce genre de couvents, fit Durtal ; j’en aiautrefois fréquenté un, alors que j’allais visiter, à Versailles,une vieille tante. Pour moi, il évoquait surtout l’idée d’unemaison Vauquer tombée dans la dévotion, il fleurait tout à la foisla table d’hôte de la rue de la Clef et la sacristie deprovince.

– C’est bien cela, et l’abbé reprit, en souriant :

– J’ai eu, rue Tournefort, plusieurs entrevues avecl’abbesse ; on la devine plutôt qu’on ne la voit, car on estséparé d’elle par une herse de bois noir derrière laquelle s’étendun rideau qu’elle ouvre.

Je la vois très bien, moi, pensa Durtal qui, se rappelant lecostume des bénédictines, aperçut, en une seconde, une petite facebrouillée dans un jour neutre, puis, plus bas, sur le haut de larobe, l’éclat d’un Saint-sacrement de vermeil, émaillé deblanc.

Il se mit à rire et dit à l’abbé :

– Je ris, parce qu’ayant eu des affaires à régler avec cettetante religieuse dont je vous ai parlé et que je ne discernais,ainsi que votre abbesse, qu’au travers de la treille, j’avaisdécouvert la façon de lire un peu dans ses pensées.

– Ah ! et comment ?

– Voici. Ne pouvant observer sa physionomie qui se reculaitderrière le lattis de la cage et disparaissait sous son voile, nepouvant non plus, si elle me répondait, me guider sur lesinflexions de sa voix toujours circonspecte et toujours calme,j’avais fini par ne me 8 fier qu’à ses grandes lunettes, rondes etcerclées de buffle, que presque toutes les nonnes portent ; ehbien, la vivacité réfrénée de la femme éclatait là ;subitement, dans un coin des verres, une flammèches’allumait ; je comprenais alors que l’oeil avait pris feu etqu’il démentait l’indifférence de la voix, la quiétude voulue duton.

L’abbé se mit, à son tour, à rire.

– Et la supérieure qui dirige les bénédictines de la rueMonsieur, vous la connaissez ? reprit Durtal.

– J’ai causé avec elle, une fois ou deux ; là, le parloirest monastique ; il n’a point le côté provincial et bourgeoisde la rue Tournefort ; il se compose d’une loge sombre occupéedans toute la largeur, au fond par une grille enchevêtrée defer ; derrière cette grille se dressent encore des barreaux debois et un volet peint en noir. L’on est en pleine nuit etl’abbesse à peine éclairée, vous apparaît, telle qu’un fantôme…

– L’abbesse est cette religieuse, âgée, toute frêle, toutepetite, à laquelle Dom Etienne a remis la novice ?

– Oui, elle est une remarquable bergère d’âmes et qui plus est,une femme fort instruite et d’une distinction de manières rare.

– Oh ! pensa Durtal, je me figure bien qu’elles sontd’exquises, mais aussi de terribles femmes, les abbesses !Sainte Térèse était la bonté même, mais lorsque, dans son Chemin dela perfection, elle parle des nonnes qui se liguent pour discuterles volontés de leur mère, elle se décèle inexorable, car elledéclare qu’il faut leur infliger la prison perpétuelle et le plustôt qu’il se peut et sans faiblir ; et, au fond, elle araison, car toute soeur discole pourrirait le troupeau, donneraitla clavelée aux âmes !

Ils étaient arrivés, en causant, au bout de la rue deSèvres ; l’abbé s’arrêta pour reposer ses jambes.

– Ah ! fit-il, comme se parlant à lui-même, si je n’avaispas eu, pendant toute mon existence, de si lourdes charges, d’abordun frère puis des neveux à soutenir, j’eusse fait, depuis bien desannées, partie de la famille de saint Benoît. J’ai toujours eul’attirance de ce grand ordre qui est l’ordre intellectuel del’Eglise, en somme. Aussi, quand j’étais plus valide et plus jeune,était-ce dans l’un de ces monastères que j’allais faire mesretraites, tantôt chez les moines noirs de Solesmes ou de Ligugéqui ont conservé les savantes traditions de saint Maur, tantôt chezles Cisterciens, chez les moines blancs de la Trappe.

– C’est vrai, fit Durtal, la Trappe est une des grandes branchesde l’arbre de saint Benoît ; mais pourtant est-ce que sesordonnances ne diffèrent pas de celles que laissa lePatriarche ?

– C’est-à-dire que les trappistes interprètent la règle de saintBenoît qui est très souple et très large, moins dans son esprit quedans sa lettre, tandis que les bénédictins font le contraire.

En somme la Trappe est un rejeton de Cîteaux et elle est bienplus la fille de saint Bernard qui fut pendant quarante ans la sèvemême de cette tige, que la descendante de saint Benoît.

– Mais, autant que je puis me le rappeler, les Trappes sontelles-mêmes divisées et ne vivent point sous une disciplineuniforme.

– Si, maintenant ; depuis qu’un bref pontifical daté du 17mars 1893 a sanctionné les décisions du chapitre général destrappistes réunis à Rome et édicté la fusion en un seul ordre etsous la direction d’un seul supérieur des trois observances deTrappes qui étaient, en effet, régies par des constitutions endésaccord.

Et voyant que Durtal l’écoutait, attentif, l’abbé poursuivit:

– Parmi ces trois observances, une seule, celle des trappistesCisterciens, à laquelle appartenait l’abbaye dont j’étais l’hôte,suivait intégralement les prescriptions du douzième siècle, menaitl’existence monastique du temps de saint Bernard. Celle-là nereconnaissait que la règle de saint Benoît, prise dans sonacception la plus stricte et complétée par la charte de charité etles us et coutumes de Cîteaux ; les deux autres avaient adoptéla même règle, mais revisée et modifiée au dix-septième siècle parl’abbé de Rancé ; et encore, l’une d’elles, la congrégation deBelgique, avait-elle dénaturé les statuts imposés par cet abbé.

Aujourd’hui, toutes les Trappes ne forment plus, je viens devous le dire, qu’un seul et même institut placé sous le vocable »d’ordre des Cisterciens réformés de la bienheureuse Vierge Mariede la Trappe », et toutes reprennent les règlements de Cîteaux etrevivent la vie des cénobites au Moyen Age.

– Mais si vous avez fréquenté ces ascétères, dit Durtal, vousdevez alors connaître Dom Etienne ?

– Non, je n’ai jamais séjourné à la Grande Trappe ; j’aipréféré les pauvres et les petits couvents où l’on est mêlé avecles moines, aux imposants monastères qui vous isolent dans unehôtellerie et vous tiennent à l’écart, en somme.

Tenez, il en est une, celle où je m’enfermais, Notre-Dame del’Atre, une petite Trappe à quelques lieues de Paris, qui est bienle plus séduisant des refuges. Outre que vraiment le Seigneur yréside, car elle a parmi ses enfants de véritables saints, elle estencore charmante avec ses étangs, ses arbres séculaires, salointaine solitude, au fond des bois.

– Oui mais, fit observer Durtal, l’existence doit y être quandmême implacable, car la Trappe est l’ordre le plus rigide qui aitété imposé aux hommes.

Pour toute réponse, l’abbé lâcha le bras de Durtal et lui pritles mains.

– Savez-vous, lui dit-il, en le regardant bien en face,savez-vous, c’est là que vous devriez aller pour vousconvertir.

– Parlez-vous sérieusement, monsieur l’abbé ?

Et comme le prêtre lui serrait les mains plus fort, Durtals’écria :

– Ah ! non, par exemple ; d’abord, je n’ai pas larobustesse d’âme et j’ai encore moins, s’il est possible, la santécorporelle qu’exigerait un tel régime ; je tomberais malade enarrivant et puis… et puis…

– Et puis quoi ? Je ne vous propose pas de vous interner àjamais dans un cloître…

– J’aime à le croire, fit Durtal, d’un ton presque piqué.

– Mais bien d’y rester une huitaine, juste le temps nécessairepour vous y curer. Or, huit jours sont bien vite passés ;ensuite, croyez-vous donc que si vous preniez une semblablerésolution, Dieu ne vous soutiendrait point.

– C’est joli à dire, mais…

– Parlons hygiène, alors… – Et l’abbé eut un sourire de pitié unpeu méprisante. – Je puis vous attester tout d’abord que vous neserez pas tenu, en votre qualité de retraitant, de mener la vie dutrappiste, dans ce qu’elle a de plus austère. Vous pourrez ne pasvous lever à deux heures du matin pour suivre l’office de matines,mais bien à trois ou même à quatre heures, selon les jours.

Et souriant devant la grimace de Durtal, l’abbé poursuivit : -quant à votre nourriture, elle sera meilleure que celle desmoines ; vous n’aurez naturellement ni poisson, ni viande,mais l’on vous accordera certainement un oeuf par repas si leslégumes ne vous suffisent point.

– Et les légumes sont cuits à l’eau et au sel, sansassaisonnement…

– Mais non, ils ne sont accommodés au sel et à l’eau que dansles temps de jeûne ; les autres jours vous les aurez cuitsdans un lait coupé d’eau ou d’huile.

– Merci bien, s’écria Durtal.

– Mais tout cela est excellent pour la santé, continua leprêtre ; vous vous plaignez de gastralgies, de migraines, demaux d’entrailles ! Eh bien, ce régime-là, à la campagne, auplein air, vous guérira mieux que les drogues qu’on vous faitprendre.

Puis laissons, si vous le voulez bien, de côté, votre corps,car, en pareil cas, c’est à Dieu qu’il appartient de réagir contreses défaillances ; je vous le dis, vous ne serez pas malade àla Trappe, car ce serait absurde ; ce serait le renvoi dupécheur pénitent et Jésus ne serait plus le Christ alors ! -mais parlons de votre âme. – Ayez donc le courage de la toiser, dela regarder bien en face ; la voyez-vous ? Reprit l’abbé,après un silence.

Durtal ne répondit pas.

– Avouez donc, s’écria le prêtre, qu’elle vous faithorreur !

Ils firent quelques pas dans la rue et l’abbé reprit :

– Vous affirmiez être soutenu par les foules deNotre-Dame-des-Victoires et les effluves de Saint-Séverin. Quesera-ce donc alors, dans l’humble chapelle où vous serez pêle-mêle,par terre, avec des saints ? Je vous garantis, au nom duSeigneur, une aide telle que jamais vous n’en eûtes et,poursuivit-il en riant, j’ajoute que l’Eglise se fera belle pourvous recevoir ; elle sortira ses parures maintenant omises :les authentiques liturgies du Moyen Age, le véritable plain-chant,sans solos, ni orgues.

– Ecoutez, vos propositions m’ahurissent, fit péniblementDurtal. Non, je vous assure, je ne suis pas du tout disposé àm’emprisonner dans un lieu pareil. Je sais bien qu’à Paris, jen’arriverai à rien ; je ne suis ni fier de ma vie, ni contentde mon âme, je vous le jure, mais de là… à… ou alors, je ne saispas, moi ; il me faudrait au moins un asile mitigé, un couventdoux. Il doit pourtant y avoir, dans ces conditions, des lazaretsd’âmes ?

– Je ne pourrais que vous envoyer chez les jésuites qui ont laspécialité des retraites d’hommes ; mais, vous connaissantcomme je crois vous connaître, je suis sûr que vous n’y resteriezpas deux jours. Vous vous trouveriez avec d’aimables et de trèshabiles prêtres, mais on vous assommerait de sermons, on voudraitse mêler à votre vie, s’immiscer dans votre art ; onsurveillerait vos pensées à la loupe ; et puis, vous seriez làen traitement avec de bons jeunes gens dont l’inintelligente piétévous ferait horreur : vous fuiriez, exaspéré, de là !

A la Trappe, c’est le contraire. Vous y serez sans nul doute leseul retraitant et il ne viendra à l’idée de personne de s’occuperde vous ; vous serez libre ; vous pourrez, si vous levoulez, partir de ce monastère tel que vous y serez entré, sansvous être confessé, sans vous être approché des sacrements ;votre volonté y sera respectée et aucun moine ne tentera, sansvotre autorisation, de la sonder. C’est à vous seul qu’ilappartiendra de décider, si, oui ou non, vous voulez vousconvertir…

Et je serai franc jusqu’au bout, n’est-ce pas ? Vous êtes,je vous l’ai déjà déclaré du reste, un homme sensitif etméfiant ; eh bien, le prêtre, tel qu’il se présente à Paris,le religieux même non cloîtré vous semblent… commentm’exprimerai-je ? Des âmes subalternes… pour ne pas direplus…

Durtal protesta vaguement, d’un geste.

– Permettez-moi de poursuivre. Une arrière-pensée vous viendraitsur l’ecclésiastique auquel écherrait le soin de vous laver ;vous seriez trop sûr qu’il n’est pas un saint, – c’est peuthéologique, car fût-il le dernier des prêtres que son absolutionn’en serait pas moins valable, si vous la méritiez, – mais enfin,il y a là une question de sentiment que je respecte, – vouspenseriez de lui, en somme : il vit ainsi que moi, il ne se privepas plus que moi, rien ne me prouve que sa conscience soit biensupérieure à la mienne ; et, de là, à perdre toute confianceet à tout quitter, il n’y a qu’un pas. A la Trappe, je vous défiebien de raisonner ainsi, de ne point devenir humble. Quand vousverrez des hommes qui, après avoir tout abandonné pour servir Dieu,mènent une vie de privations et de pénitence telle qu’aucungouvernement n’oserait l’infliger à ses forçats, vous serez bienobligé de vous avouer que vous n’êtes pas grand’chose à côtéd’eux !

Durtal se taisait. Après la stupeur qu’il avait éprouvée às’entendre proposer une issue pareille, il s’était sourdementirrité contre cet ami qui, si discret jusqu’alors, s’étaitsubitement rué sur son être et l’avait violemment ouvert. Il enavait sorti la dégoûtante vision d’une existence dépareillée, usée,réduite à l’état de poussier, à l’état de loque ! – Et Durtalse reculait de lui-même, convenait que l’abbé avait raison, qu’ilfallait pourtant bien étancher le pus de ses sens et expier leursappétits inexigibles, leurs convoitises abominables, leurs goûtscariés ; et il était pris alors d’une peur irraisonnée,intense. Il avait le vertige du cloître, la transe attirante de cetabîme sur lequel Gévresin le faisait pencher.

Enervé par cette cérémonie d’une prise de vêture, étourdi par lecoup que lui avait, en sortant, asséné le prêtre, il ressentaitmaintenant une angoisse presque physique dans laquelle toutfinissait par se confondre. Il ne savait plus à quelles réflexionsentendre, ne voyait surnager, dans ce remous d’idées troubles,qu’une pensée nette : que le moment tant redouté de prendre unerésolution était venu.

L’abbé le regarda, s’aperçut qu’il souffrait réellement et sapitié s’accrut pour cette âme si malhabile à supporter lesluttes.

Il saisit le bras de Durtal et doucement dit :

– Mon enfant, croyez-moi, le jour où vous irez de vous-même chezDieu, le jour où vous frapperez à sa porte, elle s’ouvrira à deuxbattants et les anges s’effaceront pour vous laisser passer.L’evangile ne ment pas, allez, lorsqu’il affirme qu’il y a plus dejoie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pourquatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont que faire de pénitence. Vousserez d’autant mieux accueilli qu’on vous attend ; enfin,soyez assez mon ami pour penser que le vieux prêtre que vouslaisserez ici ne demeurera pas inactif et que lui et que lescouvents dont il dispose prieront de leur mieux pour vous.

– Je verrai, répondit Durtal, vraiment ému par l’accent attendride l’abbé, je verrai… je ne puis me décider ainsi, à l’improviste,je réfléchirai… Ah ! ce n’est pas simple !

– Priez surtout, fit le prêtre qui était arrivé devant sa porte.J’ai, de mon côté, beaucoup supplié le Seigneur pour qu’il m’éclaire et je vous atteste que cette solution de la Trappe est laseule qu’il m’ait donnée. Implorez-le humblement à votre tour, etvous serez guidé. A bientôt, n’est-ce pas ?

Et il serra la main de Durtal qui, demeuré seul, finit par sereprendre. Alors, il se rappela les sourires stratégiques, lesphrases ambiguës, les silences songeurs de l’abbé Gévresin ;il comprit la mansuétude de ses conseils, la patience de sesménagements et, un peu dépité quand même d’avoir été, sans levouloir, si savamment géré, il s’exclama, tout en maugréant : voilàdonc le dessein que mûrissait, avec son air de n’y pas toucher, ceprêtre !

Chapitre 9

 

Il éprouvait ce réveil douloureux du malade qu’un médecin bernependant des mois et qui apprend, un beau matin, qu’il n’a plus qu’àse faire transporter dans une maison de santé pour y subir uneopération de chirurgie devenue pressante. – Mais on n’agit pasainsi, se cria Durtal ; on prévient, peu à peu, les gens, onles accoutume par des précautions oratoires, à l’idée qu’il faudrase laisser découper sur l’étal, on ne les frappe pas de la sorte àl’improviste !

Oui, mais qu’importe, puisque je sens très bien, au fond de moi,que cet ecclésiastique a raison ; je dois, si je veuxm’amender, quitter Paris ; c’est égal, le traitement qu’il m’inflige est vraiment dur à suivre, comment faire ?

Et il vécut, depuis ce moment, des jours hantés par 2 lesTrappes. Il rumina la pensée d’un départ, la retourna sur toutesses faces ; il se remâcha le pour et le contre, finit par sedire : classons nos réflexions et ouvrons un compte ;établissons, pour nous y reconnaître, un Doit et Avoir.

Le Doit est terrible. – Ramasser sa vie et la jeter dans l’étuved’un cloître ! Mais encore faudrait-il savoir si le corps esten état de supporter un remède pareil ; le mien est fragile etdouillet, habitué à se lever tard ; il tombe en faiblessequand il n’est pas réconforté par le sang des viandes et desnévralgies surviennent, aussitôt que les heures des repas changent.Jamais je n’arriverai à tenir là-bas avec des légumes cuits dans del’huile chaude ou dans du lait ; d’abord, je déteste lacuisine à l’huile et j’exècre d’autant plus le lait que je ledigère mal.

Ensuite, je me vois à genoux, par terre, pendant des heures, moiqui ai tant souffert à la Glacière pour être resté dans cetteposture pendant un quart d’heure à peine sur une marche.

Enfin, j’ai une telle habitude de la cigarette qu’il me seraitabsolument impossible d’y renoncer ; or, il est à peu prèscertain qu’on ne me laissera pas fumer dans un couvent.

Non, véritablement, au point de vue corporel, ce départ estinsane ; dans l’état de santé où je suis, il n’y a pas unmédecin qui ne me dissuaderait de tenter un semblable risque.

Si je me place maintenant au point de vue spirituel, je doisbien reconnaître aussi qu’une entrée à la Trappe esteffrayante.

Il est à craindre, en effet, que ma sécheresse d’âme, que mondéfaut d’amour ne persistent ; alors que deviendrai-je dans untel milieu ? Puis il est également probable que, dans cettesolitude, dans ce silence absolu, je m’ennuierai à mourir et, s’ilen est ainsi, quelle existence que celle qui consistera à arpenterune cellule, en comptant les heures ! Non, il faudrait pourcela être certain d’être affermé par Dieu, d’être habité toutentier par lui.

Enfin, il existe deux redoutables questions sur lesquelles je neme suis jamais appesanti, parce qu’il m’ était pénible d’y songer,mais maintenant qu’elles se dressent devant moi, qu’elles mebarrent la route, il sied que je les envisage : ce sont lesquestions de la confession et de la sainte Table.

Se confesser ? oui, j’y consens ; je suis si las demoi, si dégoûté de ma misérable vie que cette expiation m’apparaîtcomme méritée, comme nécessaire ; je désire m’ humilier, jeveux bien demander sincèrement pardon, mais encore faudrait-il quecette pénitence me fût assignée dans des conditionspossibles ! – A la Trappe, si j’en crois l’abbé, personne nes’occupera de moi ; autrement dit, personne ne m’encouragera,ne m’aidera à subir la douloureuse extraction des hontes ; jeserai un peu ainsi qu’un malade qu’on opère à l’hôpital, loin deses amis, loin des siens !

La confession, reprit-il, elle est une trouvaille admirable, carelle est la pierre de touche la plus sensible qui soit des âmes,l’acte le plus intolérable que l’Eglise ait imposé à la vanité del’homme.

Est-ce étrange ! – On parle aisément de ses fredaines, deses turpitudes à des amis, voire même, dans la conversation, à unprêtre ; cela ne paraît pas tirer à conséquence et peut-êtrequ’un peu de vantardise se mêle aux aveux des péchés faciles, maisraconter la même chose à genoux, en s’accusant, après avoir prié,cela diffère ; ce qui n’était qu’une amusette devient unehumiliation vraiment pénible, car l’âme n’est pas dupe de ces fauxsemblants ; elle sait si bien, dans son for intérieur, quetout est changé, elle sent si bien la puissance terrible dusacrement, qu’elle, qui tout à l’heure souriait, tremblemaintenant, dès qu’elle y pense.

Eh bien, si je me tiens en face d’un vieux moine qui sortirad’une éternité de silence pour m’ écouter, d’un moine qui nem’adjuvera, qui ne me comprendra peut-être point, ce seraaffreux ! Jamais je n’arriverai au bout de mes peines, s’il neme tend pas la perche, s’il me laisse étouffer sans me donner del’air à l’âme, sans me porter secours !

Quant à l’Eucharistie, elle me semble, elle aussi, terrible.Oser s’avancer, oser lui offrir comme un tabernacle son égout àpeine clarifié par le repentir, son égout drainé par l’absolution,mais encore à peine sec, c’est monstrueux ! Je n’ai pas dutout le courage d’imposer au Christ cette dernière insulte ;alors à quoi bon s’enfuir dans un monastère ?

Non, plus j’y réfléchis, plus je suis forcé de conclure que jeserais fou si je m’aventurais dans une Trappe !

L’Avoir, maintenant. La seule oeuvre propre de ma vie seraitjustement de faire un paquet de mon passé et de l’apporter, pour ledésinfecter, dans un cloître ; et si cela ne me coûtait pasd’ailleurs, où serait le mérite ?

Rien ne me démontre, d’autre part, que mon corps, si débilitéqu’il soit, ne supportera pas le régime des Trappes. Sans croire,ou feindre de croire, avec l’abbé Gévresin, que ce genre denourriture puisse m’ être propice, je dois compter sur uneallégeance surhumaine, admettre, en principe, que si je suis envoyélà, ce n’est point pour m’y aliter ou pour être obligé, dès monarrivée, d’en partir. – A moins pourtant que ce ne soit lechâtiment préparé, l’expiation voulue ; et encore non, car ceserait prêter à Dieu d’impitoyables ruses et c’estabsurde !

Quant à la cuisine, peu importe qu’elle soit inhumaine si monestomac la digère ; mal manger, se lever dans la nuit, cen’est rien, pourvu que le corps l’endure ; je trouverai bienmoyen aussi de fumer des cigarettes, en contrebande, au fond desbois.

Enfin huit jours sont bien vite écoulés et je ne suis même pasforcé, si je me sens défaillir, d’y résider huit jours !

Au point de vue spirituel, je dois bien encore tabler sur lamiséricorde divine, croire qu’elle ne m’abandonnera pas, qu’elle medébridera les plaies, qu’elle me modifiera le fond de l’âme. Oui,je sais bien, ce sont des arguments qui ne reposent sur aucunecertitude terrestre ; mais pourtant si j’ai des preuves quedéjà la providence s’est immiscée dans mes affaires, je n’ai pas deraisons pour juger que ces arguments sont plus débiles que lesmotifs purement physiques qui servent à étayer mon autre thèse. Or,il faut se rappeler cette conversion si en dehors de ma volonté, ilfaut enfin tenir compte d’un fait qui devrait m’encourager, de lafaiblesse des tentations que maintenant j’éprouve.

Il est difficile d’avoir été plus rapidement et pluscomplètement exaucé. Que je doive cette grâce à mes propres prièresou à celles des couvents qui m’ ont défendu, sans me connaître,toujours est-il que, depuis quelque temps déjà, ma cervelle se taitet que ma chair est calme. Ce monstre de Florence m’apparaît bienencore, à certaines heures, mais elle ne s’approche plus, elledemeure dans la pénombre et la fin du Pater, leNe nos inducas intentationem la met en fuite.

Voilà un fait insolite et précis pourtant ; pourquoi douteralors que je puisse être mieux soutenu à la Trappe, que je ne lesuis à Paris même ?

Restent la confession et la communion.

La confession ? – Elle sera ce que le Seigneur voudraqu’elle soit ; c’est lui qui me choisira le moine ; moi,je ne peux que me laisser servir ; et puis, plus ce sera rêcheet mieux ça vaudra ; si je souffre bien, je me croirai moinsindigne de communier.

Le point le plus douloureux, reprenait-il, c’est celui-là :communier ! – Raisonnons pourtant ; il est certain que jeserai turpide, en proposant au Christ de descendre ainsi qu’unpuisatier dans ma fosse ; mais si j’attends qu’elle soit vide,jamais je ne serai en état de le recevoir, car mes cloisons ne sontpas étanches et toujours des péchés s’y infiltrent par desfissures !

Tout bien considéré, l’abbé était dans le vrai lorsqu’il merépondit un jour : mais, moi non plus, je ne suis pas digne del’approcher ; Dieu merci, je n’ai pas ces cloaques dont vousme parlez, mais, le matin, quand je vais dire ma messe et que jesonge aux poussières de la veille, pensez-vous donc que je n’aiepoint de honte ? Il convient, voyez-vous, de toujours sereporter aux evangiles, de se répéter qu’il est venu pour lesinfirmes et les malades, qu’il veut visiter les péagers et leslépreux ; enfin, il faut se convaincre que l’eucharistie estune vigie, est un secours, qu’elle est accordée comme il est écritdans l’ordinaire de la messe : ad tutamentum mentis et corporis etad medelam percipiendam; elle est, lâchons le mot, un médicamentspirituel ; on va au sauveur de même qu’on se rend chez unmédecin ; on lui apporte son âme à soigner et il lasoigne !

Je suis en face de l’inconnu, poursuivait Durtal ; je meplains d’être sec, d’être extravagué, mais qui m’affirme que si jeme déterminais à communier, je resterais ainsi ? Car enfin sij’ai la foi, je dois croire à l’occulte travail du Christ dans lesacrement ! Enfin, j’appréhende de m’ennuyer dans lasolitude ; avec cela que je m’amuse ici ! Je n’auraitoujours plus, à la Trappe, ces tergiversations de toutes lesminutes, ces continuelles transes ; j’aurai le bénéfice d’êtreassis en moi-même, au moins ; et puis… et puis… la solitude,mais je la connais ! Est-ce que depuis la mort de des Hermieset de Carhaix, je ne vis pas à l’écart ; car enfin jefréquente qui ? Quelques éditeurs, quelques hommes de lettreset les relations avec ces gens-là n’ont rien qui me plaisent ;quant au silence, c’est un bienfait ; je n’entendrai pasdébiter de sottises dans une Trappe, je n’écouterai pas de minableshomélies, d’indigents sermons ; mais je devrais exulter d’êtreenfin isolé loin de Paris, loin des hommes !

Il se tut et il se fit encore une sorte de revirement enlui ; et, mélancoliquement, il se dit : ce que ces litigessont inutiles, ce que ces réflexions sont vaines ! Il n’y apas à tenter de se faire le comptable de son âme, d’établir desdoit et avoir, à tâcher de balancer ses comptes ; je sais,sans savoir comment, qu’il faut partir ; je suis poussé endehors de moi par une impulsion qui me monte du fond de l’être et àlaquelle je suis parfaitement certain qu’il faudra céder.

A ce moment-là, Durtal était décidé, mais, dix minutes après,cet essai de résolution s’effondrait ; il se sentais reprispar sa lâcheté, il se remâchait, une fois de plus, des argumentspour ne pas bouger, concluait que ses preuves, pour demeurer àParis, étaient palpables, humaines, sûres, tandis que les autresétaient intangibles, extranaturelles, par conséquent sujettes à desillusions, peut-être fausses.

Et il s’inventait la peur de ne pas obtenir une chose dont ilavait peur, se disait que la Trappe ne l’accueillerait pas ou bienqu’elle lui refuserait la communion et alors il se proposait unmoyen terme : se confesser à Paris et communier à la Trappe

Mais alors il se passait en lui un fait incompréhensible ;toute son âme s’insurgeait à cette idée et l’ordre formel lui étaitvraiment insufflé de ne pas ruser ; et il se disait : non, lechicotin doit être bu jusqu’à la dernière goutte, c’est tout ourien ; si je me confessais à l’abbé, ce serait unedésobéissance à des prescriptions absolues et secrètes ; jeserais capable de ne plus aller à Notre-Dame de l’Atreaprès !

Que faire ? – Et il s’accusait de défiance, appelait à sonaide, une fois de plus, le souvenir des bienfaits reçus, cedessillement des yeux, cette marche insensible vers la foi, larencontre de ce prêtre unique, du seul peut-être qui pouvait lecomprendre et le traiter d’une façon si bénigne et si souple ;mais il essayait vainement de se réconforter ; alors, il sesuscitait le rêve de la vie monacale, la souveraine beauté ducloître ; il s’imaginait l’allégresse du renoncement, la paixdes folles oraisons, l’ivresse intérieure de l’esprit, la joie den’être plus chez soi dans son propre corps ! Quelques mots del’abbé sur la Trappe servaient de tremplin à ses songeries et ilapercevait une vieille abbaye, grise et tiède, d’immenses alléesd’arbres, des ciels filants confus sous le chant des eaux, despromenades muettes dans les bois, à la tombée du jour ; ilévoquait les solennelles liturgies du temps de saint Benoît, ilvoyait la moelle blanche des chants monastiques monter sousl’écorce à peine taillée des sons ! Il parvenait à s’emballer,se criait : tu as rêvé pendant des années, sur les cloîtres,réjouis-toi car tu vas enfin les connaître ! Et il eût voulupartir aussitôt, y habiter et, brusquement, d’un coup, ildégringolait dans la réalité et se disait : c’est facile de désirervivre dans un monastère, de raconter à Dieu qu’on voudrait bien s’yabriter, quand l’existence de Paris vous pèse, mais lorsqu’ils’agit d’y émigrer pour tout de bon, c’est autre chose !

Il se ruminait ces pensées, partout, dans la rue, chez lui, dansles chapelles. Il faisait la navette d’une église à l’autre,espérant soulager ses transes, en les changeant de place, maiselles persistaient, lui rendaient tous les endroitsinsupportables.

Puis c’était toujours, dans les lieux consacrés, cette siccitéd’âme, ce ressort cassé des élans, ce silence qui se faisaitsoudain en lui, alors qu’il eût voulu se consoler en lui parlant.Ses meilleurs moments, ses haltes dans ce boulevari, c’étaientcertaines minutes de torpeur absolue ; il avait alors comme dela neige dans l’âme ; il n’y entendait plus rien.

Mais cet assoupissement de pensées ne durait guère, et labourrasque soufflait à nouveau et les prières qui eussent pul’apaiser se refusaient encore à sortir ; il sollicitait lamusique religieuse, les proses désolées des psaumes, lescrucifixions des primitifs pour s’exciter, mais les oraisonscouraient, en se brouillant sur ses lèvres ; elles sedépouillaient de tout sens, devenaient des mots désemplis, descoques vides.

A Notre-Dame-des-Victoires où il se traînait dans l’espérancequ’il se dégèlerait au feu des prières voisines, il sedégourdissait, en effet, un peu ; il lui semblait alors qu’ilse lézardait, fuyait goutte à goutte en des douleurs informuléesqui se résumaient dans une plainte d’enfant malade où il disaittout bas à la Vierge : ce que j’ai mal à l’âme !

Puis, de là, il retournait à Saint-Séverin, s’installait souscette voûte tannée par la patine des prières, et, hanté par sonidée fixe, il se plaidait les circonstances atténuantes,s’exagérait les austérités de la Trappe, tâchait presqued’exaspérer sa peur pour excuser, dans un vague appel à la Madone,ses défaillances.

Il faut pourtant que j’aille voir l’abbé Gévresin, murmurait-il,mais le courage lui manquait pour aller prononcer ce « oui » que luidemanderait sûrement le prêtre. Il finit par découvrir un jointpour le visiter, sans se croire obligé à s’engager encore.

Après tout, pensa-t-il, je ne possède aucun renseignement précissur cette Trappe ; je ne sais même pas s’il ne serait pointnécessaire, pour s’y rendre, de faire un voyage coûteux etlong ; l’abbé raconte bien qu’elle n’est pas éloignée deParis, mais enfin je ne puis, sur cette simple affirmation, medécider ; il serait bien utile aussi de connaître les moeursde ces cénobites, avant que d’aller séjourner chez eux.

L’abbé sourit quand Durtal lui soumit ces objections.

– Le voyage est bref, répondit-il ; vous prenez à la garedu Nord, à 8 heures du matin, un billet pour Saint-Landry ; letrain vous y dépose à 11 heures trois quarts, vous déjeunez dansune auberge près de la gare ; là, tandis que vous buvez votrecafé, on vous prépare une voiture et, après quatre heures de galop,vous arrivez à Notre-Dame de l’Atre pour dîner ; est-cedifficile ?

Quant au prix, il est modique. Autant que je puis me lerappeler, le chemin de fer coûte une quinzaine de francs ;ajoutez deux ou trois francs pour le repas et six ou sept francspour la voiture…

Et Durtal se taisant, l’abbé reprit : – eh bien ?

– Ah ! tout ça, tout ça… , si vous saviez… – je suis dansun état à faire pitié ; je veux et je ne veux pas ; jevoudrais gagner du temps, retarder l’heure du départ.

Et il continua : – J’ai l’âme détraquée ; dès que je veuxprier, mes sens s’épandent au dehors, je ne puis me recueillir et,du reste, si je parviens à me rassembler, cinq minutes nes’écoulent point que je me désagrège ; non, je n’ai niferveur, ni contrition véritables ; je ne l’aime pas assez,là, s’il faut vous le dire.

Enfin, depuis deux jours, une affreuse certitude s’est implantéeen moi ; je suis sûr que, malgré ma bonace charnelle, si je metrouvais en face de certaine femme dont la vue m’affole, jecéderais ; j’enverrais la religion au diable ; jereboirais mon vomis à plaine bouche ; je ne tiens que parceque je ne suis pas tenté ; je ne vaux pas mieux que lorsque jepéchais. Avouez que je suis dans un bien misérable état pour meretirer dans une Trappe.

– Vos raisons sont pour le moins fragiles, répondit l’abbé :

Vous me dites d’abord que vous êtes distrait dans vos prières,inapte à ne point disperser vos sens ; mais vous êtes commetout le monde, en somme ! Sainte Térèse, elle-même, déclareque bien souvent elle ne pouvait réciter le Credo sans s’évaguer :c’est là une faiblesse dont il sied de prendre humblement sonparti ; il convient surtout de ne pas s’appesantir sur cesmaux, car la crainte de les voir revenir en assurel’assiduité ; on se distrait de ses oraisons par la peur mêmede ces distractions et par le regret de les avoir eues ; allezplus de l’avant, cherchez le large, priez du mieux que vous pourrezet ne vous inquiétez pas !

Vous m’affirmez, d’autre part, que si vous rencontriez unepersonne dont les attraits vous troublent, vous succomberiez ;qu’en savez-vous ? Pourquoi prendre souci de séductions queDieu ne vous inflige pas encore et qu’il vous épargnerapeut-être ? Pourquoi douter de sa miséricorde ? Pourquoine pas croire au contraire, que s’il jugeait la tentation utile, ilvous aiderait assez pour vous empêcher de sombrer ?

Dans tous les cas, vous n’avez pas à appréhender paranticipation le dégoût de votre faiblesse ; l’Imitationl’atteste : « quoi de plus insensé et de plus vain que de s’affligerde choses futures qui n’arriveront peut-être jamais. » Non, c’estassez de s’occuper du présent, car, à chaque jour suffit sa peine : »sufficit diei malitia sua. »

Vous prétendez enfin que vous n’avez pas l’amour de Dieu, jevous répondrai encore : qu’en savez-vous ? – vous l’avez cetamour, par cela seul que vous désirez l’avoir, que vous regrettezde ne pas l’avoir ; vous aimez Notre-seigneur par ce seul faitque vous voulez l’aimer !

Oh ! C’est spécieux, murmura Durtal. – Enfin, reprit-il, etsi, à la Trappe, le moine, révolté par l’outrage prolongé de mesfautes, me refuse l’absolution et m’empêche de communier ?

Du coup, l’abbé se mit à rire.

– Vous êtes fou ! Ah ça, mais quelle idée vous faites-vousdu Christ ?

– Du Christ, non, mais de son médiateur, de l’être humain qui leremplace…

– Vous ne pouvez échoir qu’à l’homme désigné d’avance, Là-Haut,pour vous juger ; vous avez d’ailleurs, à Notre-Dame del’Atre, toutes les chances pour vous agenouiller aux pieds d’unsaint ; dès lors, Dieu l’inspirera, sera là ; vous n’avezrien à craindre.

Quant à la communion, la perspective d’en être écarté vouseffraie ; mais n’est-ce pas encore une preuve de plus que,contrairement à votre opinion, Dieu ne vous laisse pasinsensible ?

– Oui, mais l’idée de communier ne m’effraie pasmoins !

– Je vous répéterai encore : si Jésus vous était indifférent, ilvous serait bien égal de consommer ou de ne pas consommer lesEspèces Saintes !

– Tout cela ne me convainc guère, soupira Durtal ; je nesais plus où j’en suis ; j’ai peur du confesseur, des autres,de moi-même ; c’est insensé, mais c’est plus fort quemoi ; je ne parviens pas à prendre le dessus !

– L’eau vous épouvante ; imitez Gribouille, jetez-vousbravement dedans ; voyons, si j’écrivais à la Trappeaujourd’hui même que vous y arrivez ; quand ?

– Oh ! s’écria Durtal, attendez encore.

– Le temps d’avoir une réponse, comptons deux fois vingt-quatreheures ; voulez-vous vous y rendre dans cinq jours ?

Et comme Durtal, abasourdi, se taisait.

– Est-ce entendu ?

Alors Durtal éprouva, dans ce moment, une chose étrange ;ce fut, ainsi que plusieurs fois à Saint-Séverin, une sorte detouche caressante, de poussée douce ; il sentit une volontés’insinuer dans la sienne, et il recula, inquiet de se voir ainsigéminé, de ne plus se trouver seul dans ses propres aîtres ;puis il fut inexplicablement rassuré, s’abandonna, et dès qu’il eutprononcé ce « oui », un immense allègement lui vint ; et,sautant alors d’un excès à un autre, il s’ébroua à l’idée que cedépart n’aurait pas lieu tout de suite et il regretta de passerencore à Paris cinq jours.

L’abbé se mit à rire. – Mais encore faut-il que les trappistessoient prévenus ; c’est une simple formalité, car avec un motde moi, vous serez aussitôt reçu, mais attendez au moins que jel’envoie, ce mot ! Je le mettrai à la poste ce soir, n’ayezdonc aucune inquiétude et dormez en paix.

Durtal rit, à son tour, de son impatience. – Avouez, dit-il, queje deviens bien ridicule !

Le prêtre haussa les épaules. – Voyons, vous m’avez questionnésur ma petite Trappe ; je vais m’efforcer de vous satisfaire.Elle est minuscule si on la compare à la grande Trappe de Solignyou aux établissements de Sept-fonds, de Meilleray ou d’Aiguebelle,car elle ne se compose que d’une dizaine de pères de choeur etd’une trentaine de frères-lais ou convers. Il y a aussi avec eux uncertain nombre de paysans qui travaillent à leurs côtés et lesaident à cultiver la terre ou à fabriquer leur chocolat.

– Ils font du chocolat !

– Cela vous étonne ? et avec quoi voulez-vous qu’ilsvivent ? Ah dame ! Je vous préviens, ce n’est pas dans unsomptueux monastère que vous irez !

– J’aime mieux cela. – Mais, à propos des légendes sur lesTrappes, je suppose que les moines ne se saluent pas d’un « frère,il faut mourir » et qu’ils ne creusent pas, chaque matin, leurtombe ?

– Ce sont des histoires à dormir debout. Ils ne s’occupentnullement de leur tombe et ils se saluent silencieusement,puisqu’il leur est interdit de parler.

– Mais alors, comment ferai-je, moi, si j’ai besoin de quelquechose ?

– L’abbé, le confesseur, le père hôtelier ont le droit deconverser avec les hôtes ; vous n’aurez affaire qu’à euxseuls ; les autres s’inclineront devant vous lorsqu’ils vousrencontreront, mais si vous les interrogez, ils ne vous répondrontpas !

– C’est toujours bon à savoir. – Et comment sont-ilshabillés ?

– Avant la fondation des Cîteaux, les bénédictins portaient, onle croit du moins, le costume noir de saint Benoît ; lesbénédictins proprement dits s’en revêtent encore ; mais àCîteaux la couleur fut changée et les Trappes, qui sont un rejetonde cette branche, ont adopté la robe blanche de saint Bernard.

– Vous me pardonnez, n’est-ce pas, toutes ces questions quidoivent vous paraître puériles ? Mais puisque je suis sur lepoint de fréquenter ces religieux, encore faut-il que je sois unpeu renseigné sur les coutumes de leur ordre.

– Je suis à votre entière disposition, répliqua l’abbé.

Et Durtal le questionnant sur la situation de l’abbaye même, ilreprit :

– Le monastère actuel date du dix-huitième siècle, mais vousverrez dans ses jardins les débris de l’ancien cloître qui futérigé du temps de saint Bernard. Il y eut, au Moyen Age, unesuccession de bienheureux dans ce couvent ; c’est une terrevraiment bénie, apte aux méditations et aux regrets.

L’abbaye est située dans le fond d’une vallée, suivant lesprescriptions de saint Bernard, car vous savez que si saint Benoîtaimait les collines, saint Bernard recherchait les plaines basseset humides pour y fonder ses cénobies. Un vieux vers latin nous aconservé les goûts différents de ces deux saints :

« Benedictus colles, valles Bernardus amabat. »

– Etait-ce par attrait personnel ou dans un but pieux que saintBernard bâtissait ses ermitages dans des lieux malsains etplats ?

– C’était pour que ses moines, dont la santé se débilitait dansles brumes, eussent constamment sous les yeux la salutaire image dela mort.

– Diantre !

– J’ajoute tout de suite que le val où s’élève Notre-Dame del’Atre est maintenant sans marécage et que l’air y est trèspur ; vous y longerez de délicieux étangs et je vousrecommande, à la lisière de la clôture, une allée de noyersséculaires où vous pourrez faire d’émollientes promenades, au pointdu jour.

Et, après un silence, l’abbé Gévresin reprit :

– Marchez beaucoup là-bas, parcourez les bois dans tous lessens ; les forêts vous instruiront mieux sur votre âme que leslivres, « aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris, » aécrit saint Bernard ; priez et les journées seront courtes.Durtal partit, réconforté, presque joyeux, de chez ce prêtre ;il se sentait au moins l’allègement d’une situation tranchée, d’unerésolution enfin prise. Il ne s’agit plus maintenant que de sepréparer de son mieux à cette retraite, se dit-il ; et ilpria, se coucha, pour la première fois depuis des mois, l’esprittranquille.

Mais, le lendemain, dès son réveil, il déchanta ; toutesses préoccupations, toutes ses transes revinrent ; il sedemanda si sa conversion était mûre pour la brancher et la porterdans une Trappe ; la peur du confesseur, l’appréhension del’inconnu l’assaillirent à nouveau. J’ai eu tort de répondre sivite, et il s’arrêta :

Pourquoi ai-je dit oui ? Le souvenir de ce mot prononcé parsa bouche, pensé par une volonté qui était encore la sienne et quiétait cependant autre, se rappelait à sa mémoire. Ce n’est pas lapremière fois que pareil fait m’arrive, rumina-t-il, j’ai déjàsubi, seul, dans les églises, des conseils inattendus, des ordresmuets, et il faut avouer que c’est vraiment atterrant de sentircette infusion d’un être invisible en soi, et de savoir qu’il peutpresque vous exproprier, s’il lui plaît, du domaine de votrepersonne.

– Eh non, ce n’est point cela ; il n’y a point substitutiond’une volonté extérieure à la sienne, car l’on conserve absolumentintact son franc arbitre ; ce n’est pas davantage une de cesimpulsions irrésistibles qu’endurent certains malades, puisque rienn’est plus facile que d’y résister et c’est moins encore unesuggestion puisqu’il ne s’agit, dans ce cas, ni de passesmagnétiques, ni de somnambulisme provoqué, ni d’hypnose ; non,c’est l’irrésistible entrée d’une velléité étrangère en soi ;c’est la soudaine intrusion d’un désir net et discret, et c’est unepoussée d’âme tout à la fois ferme et douce. Ah ! je suisencore inexact, je bafouille, mais rien ne peut rendre cetteattentive pression qu’un mouvement d’impatience feraitévanouir ; on le sent et c’est inexprimable !

Toujours est-il que l’on écoute avec surprise, presque avecangoisse cette induction, qui n’emprunte pour se faire entendreaucune voix même intérieure, qui se formule sans l’assistance desmots-et tout s’efface, le souffle qui vous pénétra disparaît. L’onvoudrait que cette incitation vous fût confirmée, que le phénomènese renouvelât pour l’observer de plus près, pour tenter del’analyser, de la comprendre, et c’est fini ; vous restez seulavec vous-même, vous êtes libre de ne pas obéir, votre volonté estsauve, vous le savez, mais vous savez aussi que, si vous repoussezces invites, vous assumez pour l’avenir d’indiscutablesrisques.

En somme, poursuivit Durtal, il y a là influx angélique, touchedivine ; il y a là quelque chose d’analogue à la voix internesi connue des mystiques, mais c’est moins complet, moins précis, etpourtant c’est aussi sûr.

Et, songeur, il conclut : ce que je me serais rongé, ce que jeme serais colleté avec moi-même, avant de pouvoir répondre à ceprêtre dont les arguments ne me persuadaient guère, si je n’avaiseu ce secours imprévu, cette aide !

Mais alors, puisque je suis mené par la main, qu’ai-je àcraindre ?

Et il craignait quand même, ne parvenait pas à sepacifier ; puis, s’il avait profité du bien-être d’unedécision, il était miné pour l’instant par l’attente d’undépart.

Il essayait de tuer les journées dans des lectures, mais ildevait constater, une fois de plus, qu’il n’y avait de consolationsà attendre d’aucun livre. Nul ne se rapprochait, même de loin, deson état d’âme. La haute mystique était si peu humaine, planait àde telles altitudes, loin de nos fanges, qu’on ne pouvait espérerd’elle un souverain appui. Il finissait par se rejeter surl’imitation, dont la mystique, mise à la portée des foules, étaitune tremblante et plaintive amie qui vous pansait dans les cellulesde ses chapitres, priait et pleurait avec vous, compatissait, entout cas, au veuvage éploré des âmes.

Malheureusement, Durtal l’avait tant lue et il était si saturédes évangiles, qu’il en avait temporairement épuisé les vertusparégoriques et les calmants. Las de lectures, il recommença sescourses dans les églises. Et si les trappistes ne veulent pas demoi ? se disait-il, que deviendrai-je ?

– Mais puisque je vous affirme qu’ils vous accueilleront,répliquait l’abbé qu’il allait voir. Il ne fut tranquille que lejour où le prêtre lui tendit la réponse de la Trappe.

Il lut :

« Nous recevrons très volontiers, pour huit jours, à notrehôtellerie, le retraitant que vous voulez bien nousrecommander ; je ne vois, pour le moment, aucun empêchement àce que cette retraite commence mardi prochain. »

« Dans l’espoir, monsieur l’abbé, que nous aurons égalementbientôt le plaisir de vous revoir dans notre solitude, je vous pried’agréer l’assurance de mes sentiments les plus respectueux. »

F. M. Etienne, Hôtelier. »

Il la lut et la relut, enchanté et terrifié à la fois. Il n’y aplus à douter, c’est irrévocable, fit-il. Et il s’en fut en hâte àSaint-Séverin, ayant moins, peut-être, le besoin de prier que de serendre près de la vierge, de se montrer à elle, de lui faire unesorte de visite de remerciement, de lui exprimer, rien que par saprésence, sa gratitude.

Et il fut pris par le charme de cette église, par son silence,par l’ombre qui tombait dans l’abside, du haut de ses palmiers depierre, et il finit par s’anonchalir, par s’acagnarder sur unechaise, par n’avoir plus qu’un désir, celui de ne pas rentrer dansla vie de la rue, de ne pas sortir de son refuge, de ne plusbouger.

Et le lendemain, qui était un dimanche, il s’arrêta chez lesbénédictines pour entendre la grand’messe. Un moine noir lacélébrait ; il reconnut un bénédictin, quand ce prêtre chanta: Dominous vobiscoum, car l’abbé Gévresin lui avait appris que lesbénédictins prononçaient le latin à l’italienne.

Bien qu’il n’aimât guère cette prononciation qui enlevait aulatin la sonorité de ses mots et faisait, en quelque sorte, desphrases de cette langue, des attelages de cloches dont on auraitcotonné les battants ou étoupé les vases, il se laissait aller,poigné par l’onction, par l’humble piété de ce moine qui tremblaitpresque de respect et de joie, alors qu’il baisait l’autel ;et il avait une voix foncée à laquelle répondaient, derrière lagrille, les claires envolées des nonnes.

Durtal haletait, écoutant ces tableaux fluides de primitifs sedessiner, se former, se peindre dans l’air ; il était saisiaux moelles ainsi qu’il l’avait été jadis pendant la grand’messe deSaint-Séverin. Perdue dans cette église où la fleur des mélodies sefanait pour lui depuis qu’il connaissait le plain-chant desbénédictines, il la retrouvait, cette émotion, ou plutôt il larapportait avec lui, de Saint-Séverin dans cette chapelle.

Et pour la première fois, il eut un désir fou, un désir siviolent qu’il lui fondit le coeur.

Ce fut au moment de la communion. Le moine, levant l’hostie,proférait le Domine, non sum dignus. Pâle et les traits tirés, lesyeux dolents, la bouche grave, il semblait échappé d’un moutier duMoyen Age, découpé dans un de ces tableaux flamands où lesreligieux se tiennent debout au fond, alors que, devant eux, desmoniales agenouillées prient, les mains jointes, près desdonateurs, l’enfant Jésus auquel la vierge sourit, en baissant,sous un front bombé, de longs cils.

Et lorsqu’il descendit les marches et communia deux femmes,Durtal frémit, jaillit en un élan vers le ciboire.

Il lui parut que s’il était alimenté avec ce pain, tout seraitfini, ses sécheresses et ses peurs ; il lui sembla que ce murde péchés qui avait monté, d’années en années, et lui barrait lavue, s’écroulerait et qu’enfin il verrait ! Et il eut hâte departir pour la Trappe, de recevoir, lui aussi, le corps sacré desmains d’un moine.

Cette messe le renforça comme un tonique ; il sortit decette chapelle, joyeux et plus ferme, et quand l’impressions’affaiblit un peu avec les heures, il demeura moins attendripeut-être, mais aussi résolu, plaisantant avec une doucemélancolie, le soir, sur sa situation ; se disant : il y abien des gens qui vont à Barèges ou à Vichy faire des cures decorps, pourquoi n’irais-je pas, moi, faire une cure d’âme dans uneTrappe ?

Chapitre 10

 

Je me constituerai prisonnier dans deux jours, soupiraDurtal ; il serait temps de songer aux préparatifs du départ.Quels livres emporterai-je, pour m’aider là-bas à vivre ?

Et il fouillait sa bibliothèque, feuilletait les ouvragesmystiques qui avaient peu à peu remplacé les oeuvres profanes surses rayons.

Sainte Térèse, je n’en parle pas, se dit-il ; ni elle, nisaint Jean de la croix ne me seraient assez indulgents, dans lasolitude ; j’ai vraiment besoin de plus de pardon et deréconfort.

Saint Denys l’aréopagite ou l’apocryphe désigné sous cenom ? Il est le premier des mystiques, celui qui, dans sesdélinéations théologiques, s’est peut-être avancé le plus loin. Ilvit dans l’air irrespirable des cimes, au-dessus des gouffres, auseuil de l’autre monde qu’il entrevoit dans les éclairs de lagrâce ; et il reste lucide, inébloui, dans ces coups delumière qui l’environnent.

Il semble que, dans ses « Hiérarchies Célestes » où il faitdéfiler les armées du ciel et démontre le sens des attributsangéliques et des symboles, il ait déjà dépassé la frontière oùs’arrête l’homme et pourtant, dans son opuscule des « Noms divins, »il hasarde un pas de plus en avant et alors il s’élève dans lasuperessence d’une métaphysique tout à la fois calme ethagarde !

Il surchauffe le verbe humain à le faire éclater, mais lorsque àbout d’efforts il veut définir l’infigurable, préciser lesimmiscibles personnes de la Trinité qui se pluralise et ne sortpoint de son unité, les mots défaillent sur ses lèvres et la languese paralyse sous sa plume ; alors, tranquillement, sanss’étonner, il se refait enfant, redescend de ses sommets parmi nouset, pour tâcher de nous élucider ce qu’il comprit, il recourt auxcomparaisons de la vie intime ; il en vient, afin d’expliquercette triade unique, à citer plusieurs flambeaux allumés dans unemême salle et dont les lueurs, bien que distinctes, se fondent enune seule, ne sont plus qu’une.

Saint Denys, rêvassait Durtal, il est un des plus hardisexplorateurs de ces régions éternelles… oui, mais quelle lecturearide il me fournirait à la Trappe !

Ruysbroeck ? reprit-il, peut-être et encore celadépend ; je puis serrer dans ma trousse, ainsi qu’un cordial,le petit recueil qu’à distillé Hello ; quant aux Nocesspirituelles, si bien traduites par Maeterlinck, elles sontdécousues et sans clarté ; l’on y étouffe ; ceRuysbroeck-là m’emballe moins. Il est curieux tout de même, cetermite, car il ne s’enferme pas au-dedans de nous, mais il parcourtplutôt les dehors ; il s’efforce, comme saint Denys,d’atteindre Dieu, plus dans le ciel que dans l’âme ; mais àvouloir voler si haut, il se fausse les ailes et balbutie on nesait quoi, quand il descend.

Laissons-le donc. Voyons maintenant. -sainte Catherine deGênes ? Ses débats entre l’âme, le corps et l’amour-propresont anodins et confus, et lorsque, dans ses Dialogues, elle traitedes opérations de la vie interne, elle est si au-dessous de sainteTérèse et de sainte Angèle ! En revanche, son Traité dupurgatoire est décisif. Il avère que, seule, elle a pénétré dansles espaces des douleurs inconnues et qu’elle en a dégagé et saisiles joies ; elle parvient, en effet, à accorder ces deuxcontraires qui paraissent à jamais inalliables ; la souffrancede l’âme se purifiant de ses péchés et l’allégresse de cette mêmeâme qui, au moment où elle endure d’affreuses peines, éprouve unimmense bonheur, car elle se rapproche petit à petit de Dieu etelle sent ses rayons l’attirer de plus en plus et son amourl’inonder avec de tels excès qu’il semble que le Sauveur ne veuilleplus que s’occuper d’elle.

Sainte Catherine expose aussi que Jésus n’interdit le ciel àpersonne, que c’est l’âme même qui, s’estimant indigne d’ypénétrer, se précipite, de son propre mouvement, dans lepurgatoire, pour s’y modifier, car elle n’a plus qu’un but, serétablir dans sa pureté primitive ; qu’un désir, atteindre àses fins dernières, en s’anéantissant, en s’annihilant, ens’écoulant en Dieu.

C’est une lecture probante, grogna Durtal, mais ce n’est pascelle-là qui me referait à la Trappe, passons.

Et il atteignit d’autres livres dans ses casiers.

En voici un, par exemple, dont l’usage est tout indiqué,poursuivit-il, en prenant la Théologie séraphique de saintBonaventure, car il condense en une sorte d’of meat des modesd’études pour se scruter, pour méditer sur la communion, poursonder la mort ; puis il y a, dans ce selectae, un traité surle « Mépris du monde, » dont les phrases comprimées sontadmirables ; c’est de la véritable essence de Saint-Esprit etc’est aussi une gelée d’onction vraiment ferme. Mettons-le à part,celui-là.

Je ne trouverai pas, pour remédier aux probables détresses dessolitudes, de meilleur adjuvant, murmurait Durtal, tout enbousculant de nouvelles rangées de volumes. Il regardait des titres: La vie de la Sainte-Vierge, par M. Olier.

Il hésitait, se disant : il y a pourtant sous l’eau à peinedégourdie du style d’intéressantes observations, de savoureusesgloses ; M. Olier a, en quelque sorte, traversé les mystérieuxterritoires des desseins cachés et il y a relevé ces inimaginablesvérités que parfois le Seigneur se plaît à révéler aux saints. Ils’est constitué l’homme lige de la vierge, et, vivant près d’elle,il s’est fait aussi le héraut de ses attributs, le légat de sesgrâces. Sa vie de Marie est, à coup sûr, la seule qui paraisseréellement inspirée, qui se puisse lire. Là où l’abbesse d’Agrédadivague, lui demeure rigoureux et reste clair. Il nous montre lavierge existant de toute éternité en Dieu, engendrant sans cesserd’être immaculée « comme le cristal qui reçoit et renvoie hors delui les rayons du soleil, sans rien perdre de son lustre et quin’en brille, au contraire, qu’avec plus d’éclat », accouchant sansdouleurs, mais souffrant, à la mort de son fils, la peine qu’elleeût dû supporter à sa naissance. Il s’étend enfin en de doctesanalyses sur celle qu’il nomme la trésorière de tout bien, lamédiatrice d’amour et d’impétration. – oui, mais pour s’entreteniravec elle, rien ne vaut l’officium parvum beatae Virginis que jedéposerai avec mon paroissien dans ma valise, conclut Durtal ;ne dérangeons donc point le livre de M. Olier.

Mon fonds commence à s’épuiser, reprit-il. Angèle deFoligno ? Certes, car elle est un brasier autour duquel onpeut se chauffer l’âme. Je l’emmène avec moi ; – puis quoiencore ? Les Sermons de Tauler ? C’est tentant, – carjamais on n’a mieux que ce moine traité les sujets les plus abstrusavec un esprit plus lucide. à l’aide d’images familières, d’humblesrapprochements, il parvient à rendre accessibles les plus hautesspéculations de la mystique. Il est et bonhomme et profond ;puis il verse un peu dans le quiétisme, et ce ne serait peut-êtrepas mauvais d’absorber, là-bas, quelques gouttes de ce looch. Aufait, non, j’aurai surtout besoin de tétaniques. Quant à Suso,c’est un succédané bien inférieur à saint Bonaventure ou à unesainte Angèle, – je l’écarte ainsi que sainte Brigitte de Suède,car celle-là me semble, dans ses entretiens avec le ciel, assistéepar un Dieu morose et fatigué, qui ne lui décèle rien d’imprévu,rien de neuf.

Il y a bien encore sainte Madeleine de Pazzi, cette carmélitevolubile qui procède dans toute son oeuvre par apostrophes. C’estune exclamative, habile aux analogies, experte en concordances, unesainte affolée de métaphores et d’hyperboles. Elle conversedirectement avec le père, et bégaie, dans l’extase, lesapplications des mystères que lui divulgua l’ancien des jours. Seslivres contiennent une page souveraine sur la circoncision, uneautre magnifique, construite toute en antithèses, sur leSaint-Esprit, d’autres étranges sur la déification de l’âmehumaine, sur son union avec le ciel, sur le rôle assigné dans cetteopération aux plaies du Verbe.

Elles sont des nids habités ; l’aigle qui représente la foigîte dans l’aire du pied gauche ; dans le trou du pied droitréside la gémissante douceur des tourterelles ; dans lablessure de la main gauche, niche la colombe, symbole del’abandon ; dans la cavité de la main droite, repose l’emblèmede l’amour, le pélican.

Et ces oiseaux sortent de leurs nids, viennent chercher l’âmepour la conduire dans la chambre nuptiale de la plaie qui saigne aucôté du Christ.

N’est-ce pas aussi cette carmélite qui, ravie par la puissancede la grâce, méprise assez la certitude acquise par la voie dessens pour dire au Seigneur : « Si je vous voyais avec mes yeux, jen’aurais plus la foi, parce que la foi cesse là où se trouvel’évidence ».

– Tout bien considéré, fit-il, avec ses dialogues et sescontemplations, Madeleine de Pazzi ouvre d’éloquents horizons, maisl’âme, lutée par la cire des péchés, ne peut la suivre. Non, ce neserait pas cette sainte-là qui me rassurerait dans uncloître !

Tiens, poursuivit-il en secouant la poussière qui couvrait unvolume à couverture grise, tiens, c’est vrai, je possède lePrécieux sang du père Faber ; et il rêva, en feuilletant,debout, les pages.

Il se remémorait l’impression oubliée de cette lecture. L’oeuvrede cet oratorien était pour le moins bizarre. Les pagesbouillonnaient, coulaient en tumulte, charriant de grandiosesvisions telles qu’en conçut Hugo, développant des perspectivesd’époques, telles que Michelet en voulut peindre. Dans ce volume,s’avançait la solennelle procession du précieux sang, partie desconfins de l’humanité, de l’origine même des âges, et ellefranchissait les mondes, débordait sur les peuples, submergeaitl’histoire.

Le père Faber était moins un mystique proprement dit qu’unvisionnaire et qu’un poète ; malgré l’abus des procédésoratoires transférés de la chaire dans le livre, il déracinait lesâmes, les emportait au fil de ses eaux, mais lorsqu’on reprenaitpied, lorsqu’on cherchait à se souvenir de ce qu’on avait entenduet vu, l’on ne se rappelait plus rien ; l’on finissait, enréfléchissant, par se rendre compte que l’idée mélodique del’oeuvre était bien filiforme, bien mince pour être exécutée par unaussi fracassant orchestre ; puis il restait de cette lecturequelque chose d’intempérant et de fiévreux qui vous mettait mal àl’aise et faisait songer que ce genre d’ouvrages n’avait que debien lointains rapports avec la céleste plénitude des grandsmystiques !

Non ! pas celui-là, fit Durtal. Voyons, rentrons notrerécolte : je retiens le petit recueil de Ruysbroeck, la Vied’Angèle de Foligno et saint Bonaventure, et le meilleur de touspour mon état d’âme, reprit-il en se frappant le front. Il retournaà sa bibliothèque et saisit un petit livre qui gisait seul en uncoin.

Il s’assit et le parcourut, disant : voilà le tonique, lestimulant des faiblesses, la strychnine des défaillances de la foi,le coup d’aiguillon qui vous jetterait en larmes aux pieds duChrist. Ah ! la Douloureuse Passion de la soeurEmmerich !

Celle-là n’était point un chimiste de l’être spirituel, commesainte Térèse ; elle ne s’occupait pas de notre vieintérieure ; dans son livre, elle s’oubliait et nous omettait,car elle ne voyait que Jésus crucifié et voulait seulement montrerles étapes de son agonie, laisser, ainsi que sur le voile deVéronique, l’empreinte, marquée sur ses pages, de la SainteFace.

Bien qu’il fût moderne, – car Catherine Emmerich était morte en1824, – ce chef-d’oeuvre datait du Moyen Age. C’était une peinturequi semblait appartenir aux écoles primitives de la Franconie et dela Souabe. Cette femme était la soeur des Zeitblom et desGrünewald ; elle avait leurs âpres visions, leurs couleursemportées, leur odeur fauve ; mais elle paraissait releveraussi, par son souci du détail exact, par sa notation précise desmilieux, des vieux maîtres flamands, des Roger Van Der Weyden etdes Bouts ; elle avait réuni en elle les deux courants issus,l’un de l’Allemagne, l’autre des Flandres ; et cette peinture,brossée avec du sang et vernie par des larmes, elle la transposaiten une prose qui n’avait aucun rapport avec la littérature connue,une prose dont on ne pouvait, par analogie, retrouver lesantécédents que dans les panneaux du quinzième siècle.

Elle était d’ailleurs complètement illettrée, n’avait lu aucunlivre, n’avait vu aucune toile ; elle racontait tout bonnementce qu’elle distinguait dans ses extases.

Les tableaux de la passion se déroulaient devant elle, tandisque, couchée sur un lit, broyée par les souffrances, saignant parles trous de ses stigmates, elle gémissait et pleurait, anéantied’amour et de pitié, devant les tortures du Christ.

A sa parole qu’un scribe consignait, le Calvaire se dressait ettoute une fripouille de corps de garde se ruait sur le Sauveur etcrachait dessus ; d’effrayants épisodes surgissaient de Jésus,enchaîné à une colonne, se tordant tel qu’un ver, sous les coups defouets, puis tombant, regardant de ses yeux défaits des prostituéesqui se tenaient par la main et reculaient, dégoûtées, de son corpsmeurtri, de sa face couverte, ainsi que d’une résille rouge, pardes filets de sang.

Et lentement, patiemment, ne s’arrêtant que pour sangloter, quepour crier grâce, elle peignait les soldats arrachant l’étoffecollée aux plaies, la vierge pleurant, la figure livide et labouche bleue ; elle relatait l’agonie du portement de croix,les chutes sur les genoux, s’affaissait, exténuée, lorsque arrivaitla mort.

C’était un épouvantable spectacle, narré par le menu et formantun ensemble sublime, affreux. Le rédempteur était étendu sur lacroix couchée par terre ; l’un des bourreaux lui enfonçait ungenou dans les côtes, tandis qu’un autre lui écartait les doigts,qu’un troisième frappait sur un clou à tête plate, de la largeurd’un écu et si long que la pointe ressortait derrière le bois. Etquand la main droite était rivée, les tortionnaires s’apercevaientque la gauche ne parvenait pas jusqu’au trou qu’ils voulaientpercer ; alors ils attachaient une corde au bras, tiraientdessus de toutes leurs forces, disloquaient l’épaule, et l’onentendait, à travers les coups de marteaux, les plaintes duseigneur, l’on apercevait sa poitrine qui se soulevait et remontaitun ventre traversé par des remous, sillonné par de grandsfrissons.

Et la même scène se reproduisait pour arrêter les pieds. Euxaussi n’atteignaient pas la place que les exécuteurs avaientmarquée. Il fallut lier le torse, ligotter les bras pour ne pasarracher les mains du bois, se pendre après les jambes, lesallonger jusqu’au tasseau sur lequel ils devaient porter ; ducoup, le corps entier craqua ; les côtes coururent sous lapeau, la secousse fut si atroce que les bourreaux craignirent queles os n’éclatassent en crevant les chairs ; et ils sehâtèrent de maintenir le pied gauche sur le pied droit ; maisles difficultés recommencèrent, les pieds se révulsaient ; ondut les forer avec une tarière pour les fixer.

Et cela continuait ainsi jusqu’à ce que Jésus mourût et alors lasoeur Emmerich, terrifiée, perdait connaissance ; sesstigmates ruisselaient, sa tête crucifiée pleuvait du sang.

Dans ce livre, l’on regardait grouiller la meute des juifs, l’onécoutait les imprécations et les huées de la foule, l’oncontemplait une vierge qui tremblait la fièvre, une Madeleine horsd’elle-même, devenue effrayante avec ses cris, et, dominant lelamentable groupe, un Christ hâve et enflé, s’empêtrant les jambesdans sa robe, alors qu’il monte au Golgotha, crispant ses onglescassés sur la croix qui glisse.

Voyante extraordinaire, Catherine Emmerich avait égalementdécrit les alentours de ces scènes, des paysages de Judée qu’ellen’avait jamais visités et qui avaient été reconnus exacts ;sans le savoir, sans le vouloir, cette illettrée était devenue unesolitaire, une puissante artiste !

Ah ! l’admirable visionnaire et l’admirable peintre !s’écria Durtal, et aussi quelle admirable sainte ! ajouta-t-ilen parcourant la vie de cette religieuse qui figurait en tête dulivre.

Elle était née, en 1774, dans l’évêché de Munster, de paysanspauvres. Dès son enfance, elle s’entretient avec la Vierge, et ellepossède le don qu’eurent également sainte Sibylline de Pavie, Idade Louvain et plus récemment Louise Lateau, de discerner, en lesconsidérant, en les touchant, les objets bénits de ceux qui ne lefurent point. Elle entre, comme novice, chez les augustines deDulmen, prononce, à vingt-neuf ans, ses voeux ; sa santé estruinée, d’incessantes douleurs la torturent ; elle lesaggrave, car de même que la bienheureuse Lydwine, elle obtient duciel la permission de souffrir pour les autres, d’alléger lesmalades en prenant leurs maux. En 1811, sous le gouvernement deJérôme Bonaparte, roi de Westphalie, le couvent est supprimé et lesnonnes dispersées. Infirme, sans le sou, elle est transportée dansune chambre d’auberge, où elle endure toutes les curiosités, toutesles insultes. Le Christ ajoute à son martyre, en lui accordant lesstigmates qu’elle implore ; elle ne peut plus ni se lever, nimarcher, ni s’asseoir, ne se nourrit plus que du jus d’une cerise,mais elle est ravie dans de longues extases. Elle voyage ainsi enPalestine, suit pas à pas le sauveur, dicte, en gémissant, cetteoeuvre affolante, puis râle : « laissez-moi mourir dans l’ignominieavec Jésus sur la croix », et meurt, éperdue d’allégresse,remerciant le ciel de cette vie de supplices qu’elle asubie !

Ah ! oui, j’emporte la Douloureuse Passion! s’écriaDurtal.

– Emportez aussi les Evangiles, fit l’abbé qui arriva sur cesentrefaites ; ce seront les célestes ampoules où vous puiserezl’huile nécessaire pour panser vos plaies.

– Ce qui serait également bien utile et vraiment en accord avecl’atmosphère d’une Trappe, ce serait de pouvoir lire, dans l’abbayemême, les oeuvres de saint Bernard, mais elles se composentd’immaniables in-folios et les réductions et les extraits que l’oninséra dans des tomes de format commode sont si mal choisis, quejamais je n’eus le courage de les acquérir.

– Ils ont saint Bernard à la Trappe ; on vous prêtera sesvolumes si vous les demandez ; mais où en êtes-vous au pointde vue âme, comment allez-vous ?

– Je suis mélancolique, mal attendri et résigné. J’ignore si lalassitude m’est venue de tourner toujours ainsi qu’un cheval demanège sur la même piste, mais enfin, à l’heure actuelle, je nesouffre pas ; je suis persuadé que ce déplacement estnécessaire et qu’il serait inutile de ronchonner. – C’est égal,reprit-il après un silence, c’est tout de même drôle, quand jepense que je vais m’ incarcérer dans un cloître, non, vrai, j’aibeau faire, cela m’ étonne !

– Je vous avouerai, moi aussi, fit l’abbé, en riant, que je neme doutais guère, la première fois que je vous rencontrai chezTocane, que j’étais indiqué pour vous diriger sur un couvent ;- ah ! voilà, je devais évidemment appartenir à cettecatégorie de gens que j’appellerai volontiers lesgens-passerelles ; ce sont, en quelque sorte, des courtiersinvolontaires d’âmes qui vous sont imposés dans un but que l’on nesoupçonne pas et qu’eux-mêmes ignorent.

– Permettez, si quelqu’un servit de passerelle en cettecirconstance, ce fut Tocane, répondit Durtal, car c’est lui quinous abouta et que nous repoussâmes du pied quand il eut accomplison inconsciente tâche ; nous étions évidemment désignés pournous connaître.

– C’est juste, fit l’abbé qui sourit ; allons, je ne saissi je vous reverrai avant votre départ, car je serai demain, àMâcon, où je resterai cinq jours, le temps de revoir mes neveux etde donner des signatures exigées par un notaire ; en tout cas,bon courage, ne négligez point de m’envoyer de vos nouvelles,n’est-ce pas ? écrivez-moi, sans trop tarder, pour que jereçoive, en rentrant à Paris, votre lettre.

Et comme Durtal le remerciait de sa diligente affection, il pritsa main et la retint dans les siennes.

– Laissons cela, fit-il ; vous ne devez remercier que celuidont la paternelle impatience a interrompu le sommeil têtu de votrefoi ; vous ne devez de reconnaissance qu’à Dieu seul.

Rendez-lui grâce en déguerpissant le plus tôt possible de votrenature, en lui laissant le logis de votre conscience vide. Plusvous mourrez à vous-même, et mieux il vivra en vous. La prière estle moyen ascétique le plus puissant pour vous renoncer, pour vousévacuer, pour vous rendre à ce point humble ; priez donc sansrelâche à la Trappe. Implorez la madone surtout, car, semblable àla myrrhe qui consume la pourriture des plaies, elle guérit lesulcères d’âmes ; de mon côté, je la prierai de mon mieux pourvous ; vous pourrez ainsi, dans votre faiblesse, vous appuyerpour ne point tomber sur cette ferme, sur cette tutélaire colonnede l’oraison dont sainte Térèse parle. Allons, encore une fois, bonvoyage et à bientôt, mon enfant, adieu.

Durtal demeura inquiet. C’est embêtant, se dit-il, que ce prêtres’en aille de Paris avant moi, car enfin si j’avais besoin d’unsubside spirituel, d’une assistance, à qui m’adresserai-je ?Il est décidément écrit que je finirai, tel que j’ai commencé,seul ; mais… mais… la solitude, dans ces conditions, c’estconsternant ! Ah ! je ne suis pas gâté ! Bien quel’abbé en dise.

Le lendemain matin, Durtal se réveilla malade ; unenévralgie furieuse lui vrillait les tempes ; il tenta de laréduire avec de l’antipyrine, mais ce médicament, pris à hautedose, lui détraqua l’estomac sans amortir les coups de vilebrequinqui lui térébraient le crâne. Il erra chez lui, déambulant d’unechaise à l’autre, s’affalant dans un fauteuil, se relevant pour serecoucher, sautant du lit dans des hauts de coeur, chavirant parmoments le long des meubles.

Il ne pouvait assigner aucune cause précise à cetteattaque ; il avait dormi son saoul, ne s’était livré, laveille, à aucun excès.

La tête dans les mains, il se dit : encore deux jours, encomptant aujourd’hui, avant de quitter Paris ; eh bien !Je suis propre ! Jamais je ne serai en état de prendre untrain ; et si je le prends, avec la nourriture de la Trappe,je suis sûr de mon affaire !

Il eut presque une minute de soulagement, à l’idée que, sansqu’il y eût de sa faute, il allait peut-être éviter la pénibleoblation et rester chez lui ; mais la réaction futimmédiate ; il comprit que, s’il ne bougeait pas, il étaitperdu ; c’était, à l’état permanent, le tangage d’âme, lacrise du dégoût de soi-même, le regret lancinant d’un effortpéniblement consenti et soudain raté ; c’était enfin lacertitude que ce ne serait que partie remise, qu’il faudraitrepasser par ces alternances de révolte et d’effroi, recommencer àse battre pour se convaincre !

En admettant que je ne sois pas en état de voyager, j’auraitoujours la ressource de me confesser à l’abbé quand il reviendraet de communier à Paris, pensa-t-il, mais il hochait la tête,s’affirmait encore et toujours qu’il sentait, qu’il savait que cen’était point cela qu’il devait faire. – Mais alors, disait-il àDieu, puisque vous m’enfoncez cette idée si violemment que je nepuis même la discuter, malgré son parfait bon sens, – car, aprèstout, il n’est pas indispensable pour se réconcilier avec vous dese claquemurer dans une Trappe ! – alors, laissez-moipartir !

Et doucement, il Lui parlait :

Mon âme est un mauvais lieu ; elle est sordide et malfamée ; elle n’a aimé jusqu’ici que les perversions ;elle a exigé de mon malheureux corps la dîme des délices illiciteset des joies indues ; elle ne vaut pas cher, elle ne vautrien ; et, cependant, près de vous, là-bas, si vous mesecouriez, je crois bien que je la materais ; mais mon corps,s’il est malade, je ne puis le forcer à m’ obéir ! C’est pisque tout, cela ! Je suis désarmé, si vous ne me venez enaide.

Tenez compte de ceci, Seigneur, je sais, par expérience, que,dès que je suis mal nourri, je névralgise ; humainement,logiquement, je suis assuré d’être horriblement souffrant àNotre-Dame de l’Atre et néanmoins, si je suis à peu près sur pied,après-demain, j’irai quand même.

A défaut d’amour, c’est la seule preuve que je puisse vousfournir que vraiment je vous désire, que vraiment j’espère et queje crois en vous ; mais alors, Seigneur,assistez-moi !

Et, mélancoliquement, il ajouta : ah ! Dame, je ne suis pasLydwine ou Catherine Emmerich qui, lorsque vous les frappiez,criaient : encore ! vous me touchez à peine et jeréclame ; mais que voulez-vous, vous le savez mieux que moi,la douleur physique m’abat, me désespère !

Il finit par s’endormir, par tuer la journée dans son lit,sommeillant, se réveillant en sursaut d’affreux cauchemars.

Le lendemain, il avait la tête vague, le coeur chancelant, maisles névralgies étaient moins fortes. Il se leva, se dit que, bienqu’il n’eût pas faim, il fallait à tout prix manger, de peur devoir se raviver ses maux. Il sortit, erra dans le Luxembourg, sedisant : il s’agit de régler l’emploi de notre temps ; jevisiterai après le déjeuner Saint-Séverin, je rentrerai ensuitechez moi pour préparer mes malles ; après quoi je finirai lajournée à Notre-Dame des Victoires.

La promenade le remit ; la tête était plus dégagée et lecoeur libre. Il entra dans un restaurant où, à cause de l’heurematinale, rien n’était prêt ; il s’usa devant un journal surune banquette. Ce qu’il en avait tenu des journaux ainsi, sansjamais les lire ! Que de soirs il s’était attardé dans descafés, en pensant à autre chose, le nez sur un article !C’était au temps surtout où il se colletait avec ses vices ;Florence apparaissait et il hennissait car, malgré l’émeuteininterrompue de sa vie, elle gardait le clair sourire d’une gaminequi s’en va, les yeux baissés, les mains dans les poches de sontablier, à l’école.

Et soudain, l’enfant se changeait en une goule qui tournaitfurieusement autour de lui, le mordait, lui faisait silencieusementcomprendre, en se tordant, l’horreur de ses souhaits…

Elles lui coulaient dans tout le corps, cette langueur affreusede la tentation, cette dissolution de la volonté qui setraduisaient par une sorte de malaise au bout des doigts ; etil cédait, suivant l’image de Florence, allait la rejoindre chezelle.

Que tout cela était loin ! Presque du jour au lendemain lecharme s’était rompu ; sans luttes réelles, sans effortsvéritables, sans rixes intérieures, il s’était abstenu de larevoir, et maintenant, quand elle relançait sa mémoire, ellen’était plus, en somme, qu’un souvenir odieux et doux.

C’est égal, murmura Durtal, en découpant son bifteck, je medemande ce que celle-là doit penser de moi ; elle me croitévidemment mort ou perdu ; heureusement que je ne l’ai jamaiscroisée et qu’elle ignore mon adresse !

Allons, reprit-il, il est inutile de remuer ma boue ; ilsera temps de la touiller quand je serai dans une Trappe ; -et il frémit, car l’idée du confesseur s’implantait à nouveau enlui ; il avait beau se répéter, pour la vingtième fois, querien n’arrive comme on le pense, s’affirmer qu’il trouverait unbrave homme de moine pour l’écouter, il s’effara, mettant leschoses au pire, se voyant, de même qu’un chien lépreux, jetédehors.

Il expédia son déjeuner et s’en fut à Saint-Séverin ; là,la crise se décida ; ce fut la fin de tout ; l’âmesurmenée s’éboula, frappée par une congestion de tristesse.

Il gisait sur une chaise, dans un tel état d’accablement, qu’ilne songeait plus ; il restait inerte, sans force poursouffrir ; puis, peu à peu, l’âme, anesthésiée, revint à elleet les larmes coulèrent.

Ces larmes le soulagèrent ; il pleura sur son sort,s’estima si malheureux, si digne de pitié qu’il espéra davantage enune aide ; et il n’osait cependant s’adresser au Christ qu’iljugeait moins accessible, mais il parlait tout bas à la vierge, lapriant d’intercéder pour lui, murmurant cette oraison où saintBernard rappelle à la mère du Christ que, de mémoire humaine, l’ona jamais ouï dire qu’elle abandonne aucun de ceux qui implorent sonassistance.

Il quitta Saint-Séverin, consolé, plus résolu et, rentré chezlui, il fut distrait par les préparatifs du départ. Appréhendant demanquer de tout, là-bas, il se déterminait à bourrer savalise ; il tassait dans les coins du sucre, des paquets dechocolat, pour essayer de tromper, s’il était besoin, les angoissesde l’estomac à jeun ; emportait des serviettes, pensant qu’àla Trappe elles seraient rares ; préparait des provisions detabac, d’allumettes ; et c’était, en sus des livres, dupapier, des crayons, de l’encre, des paquets d’antipyrine, unefiole de laudanum qu’il glissait sous les mouchoirs, qu’il calaitdans des chaussettes.

Quand il eut bouclé sa malle, il se dit, regardant la pendule :à cette heure-ci, demain, je cahoterai dans une voiture et moninternement sera proche ; c’est égal, je ferai bien, enprévision d’une défaillance corporelle, d’appeler, dès mon arrivée,le confesseur ; en supposant que ça s’annonce mal, j’auraiainsi le temps de parer au nécessaire et je reprendrai aussitôt letrain.

N’empêche qu’il y aura tout de même un fichu moment à passer,murmurait-il, en entrant à Notre-Dame-des-Victoires, le soir ;mais ses soucis, ses émois s’effacèrent, quand l’heure du salutvint. Il fut pris par le vertige de cette église et il se roula,s’immergea, se perdit dans la prière qui montait de toutes les âmesdans le chant qui s’élevait de toutes les bouches et, lorsquel’ostensoir s’avança, en signant l’air, il sentit un immenseapaisement descendre en lui.

Et le soir, en se déshabillant, il soupira : demain, jecoucherai dans une cellule ; c’est quand même étonnant,lorsqu’on y songe ! Ce que j’aurais traité de fou celui quim’aurait prédit, il y a quelques années, que je me réfugierais dansune Trappe ! Si encore je m’y rendais de mon plein gré, maisnon, j’y vais, poussé par une force inconnue, j’y vais ainsi qu’unchien qu’on fouette !

Au fond, quel symptôme d’un temps ! reprit-il. Il faut que,décidément, la société soit bien immonde, pour que Dieu n’ait plusle droit de se montrer difficile, pour qu’il en soit réduit àramasser ce qu’il rencontre, à se contenter, pour les ramener àlui, de gens comme moi !

Partie 2

Chapitre 1

 

Durtal se réveilla, gai, alerte, s’étonna de ne point s’entendregémir, alors que le moment de partir pour la Trappe étaitvenu ; il était incroyablement rassuré. Il tenta de serecueillir et de prier, mais il se sentit plus dispersé, plusnomade encore que d’habitude ; il demeurait indifférent etinému. Surpris de ce résultat, il voulut s’ausculter et palpa levide ; tout ce qu’il put constater, c’est qu’il se détendaitce matin-là, dans une de ces subites dispositions où l’hommeredevient enfant, incapable d’attention, dans un de ces moments oùl’envers des choses disparaît, où tout amuse.

Il s’habilla à la hâte, monta dans une voiture, descendit enavance à la gare ; là, il fut pris d’un accès de vanitévraiment puérile. En regardant ces gens qui parcouraient lessalles, qui piétinaient devant des guichets ou accompagnaient,résignés, des bagages, il ne fut pas éloigné de s’admirer. Si cesvoyageurs qui ne s’intéressent qu’à leurs plaisirs ou à leursaffaires se doutaient où, moi, je vais ! pensa-t-il.

Puis il se reprocha la stupidité de ces réflexions et, une foisinstallé dans son compartiment où il eut la chance d’être seul, ilalluma une cigarette, se disant : profitons du temps qui nous restepour en fumer ; et il se mit à vagabonder, à rêvasser dans lesparages des cloîtres, à rôder dans les alentours de la Trappe.

Il se rappelait qu’une revue avait jadis évalué à deux centmille, pour la France, le nombre des religieuses et des moines.

Deux cent mille personnes qui, dans une semblable époque, ontcompris la scélératesse de la lutte pour la vie, l’immondice desaccouplements, l’horreur des gésines, c’est, en somme, l’honneur dupays sauf, se dit-il.

Puis, sautant des âmes conventuelles aux bouquins qu’il avaitrangés dans sa malle, il reprit : c’est tout de même curieux devoir combien le tempérament de l’art français est rebelle à laMystique !

Tous les écrivains surélevés sont étrangers. Saint Denysl’Aréopagite est un Grec ; Eckhart, Tauler, Suso, la soeurEmmerich sont des Allemands ; Ruysbroeck est originaire desFlandres ; sainte Térèse, saint Jean de la Croix, MarieD’Agréda sont Espagnols ; le père Faber est Anglais ;saint Bonaventure, Angèle de Foligno, Madeleine de Pazzi, Catherinede Gênes, Jacques de Voragine, sont italiens…

Tiens, fit-il, surpris par ce dernier nom qu’il venait de citer,j’aurais dû emporter sa Légende Dorée dans ma valise ; commentn’y ai-je pas pensé, car enfin cette oeuvre était le livre dechevet du Moyen Age, le stimulant des heures alanguies par lemalaise prolongé des jeûnes, l’aide naïve des vigilespieuses ? Pour les âmes plus méfiantes de notre époque, lalégende dorée apparaît au moins encore, telle que l’un de ces pursvélins où de candides enlumineurs peignirent des figures desaintes, à l’eau de gomme ou au blanc d’oeuf, sur des fonds d’or.Jacques de Voragine est le Jehan Fouquet, l’André Beauneveu de laminiature littéraire, de la prose mystique !

C’est décidément absurde d’avoir oublié ce volume, car il m’eûtfait passer d’anciennes et de précieuses journées à laTrappe !

Oui, c’est bizarre, poursuivit-il, retournant sur ses pas,revenant à sa première idée ; la France compte des auteursreligieux plus ou moins célèbres, mais très peu d’écrivainsmystiques proprement dits, et il en est de même aussi pour lapeinture. Les vrais primitifs sont Flamands, Allemands ou Italiens,aucun n’est Français, car notre école bourguignonne est issue desFlandres.

Non, il n’y a pas à le nier, la complexion de notre race n’estévidemment point ductile à suivre, à expliquer les agissements deDieu travaillant au centre profond de l’âme, là où est l’ovaire despensées, la source même des conceptions ; elle est réfractaireà rendre, par la force expressive des mots, le fracas ou le silencede la grâce éclatant dans le domaine ruiné des fautes, inapte àextraire de ce monde secret des oeuvres de psychologie, commecelles de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix, d’art, commecelles de Voragine ou de la soeur Emmerich.

Outre que notre champ est peu arable et que le sol est ingrat,où trouver maintenant le laboureur qui l’ensemence, qui le herse,qui prépare, non pas même une moisson mystique, mais seulement unerécolte spirituelle, capable d’alimenter la faim des quelques-unsqui errent, égarés, et tombent d’inanition dans le désert glacé deces temps ?

Celui qui devrait être le cultivateur de l’au delà, le fermierdes âmes, le prêtre, est sans force pour défricher ces landes.

Le séminaire l’avait fait autoritaire et puéril, la vie audehors l’a rendu tiède. Aussi, semble-t-il que Dieu se soit écartéde lui et la preuve est qu’il a retiré tout talent au sacerdoce. Iln’existe plus de prêtre qui ait du talent, soit dans lelivre ; ce sont les laïques qui ont hérité de cette grâce sirépandue dans l’église au Moyen Age ; un autre exemple estprobant encore ; les ecclésiastiques n’opèrent plus que trèsrarement les conversions. Aujourd’hui, l’être qui plaît au ciel sepasse d’eux et c’est le sauveur qui le percute, qui le manipule,qui manoeuvre directement en lui.

L’ignorance du clergé, son manque d’éducation, soninintelligence des milieux, son mépris de la mystique, sonincompréhension de l’art, lui ont enlevé toute influence sur lepatriciat des âmes. Il n’agit plus que sur les cervelles infantilesdes bigotes et des mômiers ; et c’est sans doute providentiel,c’est sans doute mieux ainsi, car s’il devenait le maître, s’ilparvenait à hisser, à vivifier la désolante tribu qu’il gère, ceserait la trombe de la bêtise cléricale s’abattant sur un pays, ceserait la fin de toute littérature, de tout art enFrance !

Pour sauver l’Eglise, il reste le moine que le prêtre abomine,car la vie du cloître est pour son existence à lui un constantreproche, continua Durtal ; pourvu que je ne perde pas encoredes illusions, en voyant de près un monastère ! – mais non, jesuis protégé, j’ai de la chance ; j’ai découvert, à Paris,l’un des seuls abbés qui ne fût ni un indifférent, ni uncuistre ; pourquoi ne serais-je pas en contact, dans uneabbaye, avec d’authentiques moines ?

Il alluma une cigarette, inspecta le site par la portière duwagon ; le train dévalait dans des campagnes au-devantdesquelles dansaient, dans des bouffées de fumée, des fils detélégraphe ; le paysage était plat, sans intérêt. Durtal serenfrogna dans son coin.

L’arrivée dans le couvent m’ inquiète, murmura-t-il ;puisqu’il n’y a pas à proférer d’inutiles paroles, je me bornerai àprésenter au père hôtelier sa lettre ; ah ! Et puis ças’arrangera tout seul !

Il se sentait, en somme, une placidité parfaite, s’étonnait den’éprouver aucune soûleur, aucune crainte, d’être même presquerempli d’entrain ; – allons, mon brave prêtre avait raison deme soutenir que je me forgeais des monstres d’avance… et ilresongea à l’abbé Gévresin, fut surpris, depuis qu’il lefréquentait, de ne rien savoir sur ses antécédents, de n’être pasplus entré dans son intimité qu’au premier jour ; au fait, iln’aurait tenu qu’à moi de l’interroger discrètement, mais l’idée nem’en est jamais venue ; il est vrai que notre liaison s’estexclusivement confinée dans des questions de religion etd’art ; cette perpétuelle réserve ne crée pas des amitiés bienvibrantes, mais elle institue une sorte de jansénisme del’affection qui n’est pas sans charme.

Dans tous les cas, cet ecclésiastique est un saint homme ;il n’a même rien de l’allure tout à la fois pateline et réservéedes autres prêtres. Sauf certains de ses gestes, sa façon de secouler le bras dans la ceinture, de se fourrer les mains dans lesmanches, de marcher volontiers à reculons quand on cause, sauf soninnocente manie d’entrelarder de latin ses phrases, il ne rappelleni l’attitude, ni le parler démodé de ses confrères. Il adore lamystique et le plain-chant ; il est exceptionnel ; aussi,comme il me fut, Là-Haut, soigneusement choisi !

– Ah ça ! Mais, voyons, nous devons aborder, soupira-t-il,en consultant sa montre, je commence à avoir faim ; allons,cela va bien, dans un quart d’heure nous serons à Saint-Landry.

Il tapota les vitres du wagon, regarda courir les champs ets’envoler les bois, fuma des cigarettes, ôta sa valise des filets,atteignit enfin la station et descendit.

Sur la place même où s’élevait la minuscule gare, il reconnutl’auberge que lui avait indiquée l’abbé. Il aborda dans une cuisineune bonne femme qui lui dit : c’est bien, monsieur, asseyez-vous,on attellera pendant le repas.

Et il se reput d’incomestibles choses, se vit apporter une têtede veau oubliée dans un baquet, des côtelettes mortifiées, deslégumes noircis par le jus des poêles. Dans les dispositions où ilétait, il s’amusa de ce déjeuner infâme, se rabattit sur un petitvin qui limait la gorge, but, résigné, un café qui déposait de laterre de bruyère au fond des tasses.

Puis, il escalada un tape-cul que conduisait un jeune homme et,ventre à terre, le cheval fila à travers le village et s’engageadans la campagne.

Chemin faisant, il demanda au conducteur quelques renseignementssur la Trappe ; mais ce paysan ne savait rien : – j’y vaissouvent, fit-il, mais je n’entre pas ; la carriole reste à laporte ; alors, vous comprenez, je ne saurais pas vousraconter…

Ils galopèrent pendant une heure sur les routes ; puis lepaysan salua du fouet un cantonnier et s’adressant à Durtal :

– On dit que les fourmis leur mangent le ventre.

Et comme Durtal réclamait des explications.

– Bé oui, c’est des faignants ; ils sont toujours couchés,l’été, le ventre à l’ombre.

Et il se tut.

Durtal ne pensait plus à rien ; il digérait, en fumantabasourdi par le roulis de la voiture.

Au bout d’une autre heure, ils débouchèrent en plein bois.

– Nous approchons ?

– Oh, pas encore !

– On l’aperçoit de loin la Trappe ?

– Que non ! – il faut avoir le nez dessus pour qu’on lavoie ; elle est dans un bas-fond, au sortir d’une allée,tenez, on dirait celle-là, fit le paysan, en montrant un chemintouffu qu’ils allaient prendre.

Et, en v’ là un qui en vient, fit-il, en désignant une espèce devagabond qui coupait, à travers les taillis, à grands pas.

Et il exposa à Durtal que tout mendiant avait le droit de mangeret même de coucher à la Trappe ; on lui servait l’ordinaire dela communauté dans une pièce à côté de la loge du frère concierge,mais il ne pénétrait pas dans le couvent.

Et Durtal le questionnant sur l’opinion des villagesenvironnants au sujet des moines, le paysan eut sans doute peur dese compromettre, car il répondit :

– Il y en a qui n’en disent rien.

Durtal commençait à s’ennuyer, quand, enfin, au détour d’uneallée, il aperçut une immense bâtisse, au-dessus de lui.

– La v’ là, la Trappe ! fit le paysan qui prépara sesfreins pour la descente.

De la hauteur où il était, Durtal plongeait par-dessus lestoits, considérait un grand jardin, des bois et devant eux uneformidable croix sur laquelle se tordait un Christ.

Puis la vision disparut, la voiture reprenait à travers lestaillis, descendait par des chemins en lacets dont les feuillagesinterceptaient la vue.

Ils aboutirent enfin, après de lents circuits, à un carrefour aubout duquel se dressait une muraille percée d’une large porte. Lacarriole s’arrêta.

– Vous n’avez qu’à sonner, dit le paysan qui indiqua à Durtalune chaîne de fer pendant le long du mur ; et il ajouta :

– Faudra-t-il que je revienne vous chercher demain ?

– Non.

– Alors vous restez ? – et le paysan le regarda stupéfié etil tourna bride et remonta la côte.

Durtal demeurait anéanti, la valise à ses pieds, devant cetteporte ; le coeur lui battait à grands coups ; toute sonassurance, tout son entrain s’effondraient ; il balbutiait :qu’est-ce qui va m’arriver là-dedans ?

En un galop de panique, passait devant lui la terrible vie desTrappes : le corps mal nourri, exténué de sommeil, prosternépendant des heures sur les dalles ; l’âme, tremblante, presséeà pleines mains, menée militairement, sondée, fouillée jusque dansses moindres replis ; et, planant sur cette déroute de sonexistence échouée, ainsi qu’une épave, le long de cette faroucheberge, le mutisme de la prison, le silence affreux destombes !

Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, dit-il en s’essuyant lefront.

Machinalement, il jetait un coup d’oeil autour de lui, commes’il attendait une assistance ; les routes étaient désertes etles bois vides ; l’on n’entendait aucun bruit, ni dans lacampagne, ni dans la Trappe.

Il faut pourtant que je me décide à sonner ; – et, lesjambes cassées, il tira la chaîne.

Un son de cloche, lourd, rouillé, presque bougon, retentit del’autre côté du mur.

Tenons-nous, ne soyons pas ridicule, murmurait-il, en écoutantla claquette d’une paire de sabots derrière la porte.

Celle-ci s’ouvrit et un très vieux moine, vêtu de la bure brunedes capucins, l’interrogea du regard.

– Je viens pour une retraite et je voudrais voir le PèreEtienne.

Le moine s’inclina, empoigna la valise et fit signe à Durtal dele suivre.

Il allait, courbé, à petits pas, au travers d’un verger. Ilsatteignirent une grille, se dirigèrent sur la droite d’un vastebâtiment, d’une espèce de château délabré, flanqué de deux ailes enavance sur une cour.

Le frère entra dans l’aile qui touchait à la grille. Durtalenfila après lui un corridor percé de portes peintes en gris ;sur l’une d’elles, il lut ce mot : « Auditoire ».

Le trappiste s’arrêta devant, souleva un loquet de bois,installa Durtal dans une pièce et l’on entendit, au bout dequelques minutes, des appels répétés de cloche.

Durtal s’assit, inspecta ce cabinet très sombre, car la fenêtreétait à moitié bouchée par des volets. Il y avait pour toutmobilier : au milieu, une table de salle à manger couverte d’unvieux tapis ; dans un coin un prie-dieu au-dessus duquel étaitclouée une image de saint Antoine de Padoue berçant l’enfant Jésusdans ses bras ; un grand Christ pendait sur un autremur ; çà et là, étaient rangés deux fauteuils voltaire etquatre chaises.

Durtal ôta de son portefeuille la lettre d’introduction destinéeau père. Quel accueil va-t-il me faire ? Sedemandait-il ; celui-là peut parler, au moins ; enfin,nous allons voir, reprit-il, en écoutant des pas.

Et un moine blanc, avec un scapulaire noir dont les panstombaient, l’un sur les épaules, l’autre sur la poitrine,parut ; il était jeune et souriait.

Il lut la lettre, puis il prit la main de Durtal, étonné,l’emmena silencieux au travers de la cour jusqu’à l’autre aile dubâtiment, poussa une porte, trempa son doigt dans un bénitier et lelui présenta.

Ils étaient dans une chapelle. Le moine invita d’un signe Durtalà s’agenouiller sur une marche, devant l’autel, et il pria à voixbasse ; puis il se releva, retourna lentement jusqu’au seuil,offrit encore à Durtal l’eau bénite et, toujours sans desserrer leslèvres et le tenant par la main, il le ramena d’où ils étaientvenus, à l’auditoire.

Là, il s’enquit de la santé de l’abbé Gévresin, saisit la valiseet ils montèrent dans un immense escalier menaçant ruine. En hautde cet escalier qui n’avait qu’un étage, s’étendait, troué d’unelarge fenêtre au centre, un vaste palier, borné, à chacune de sesextrémités, par une porte.

Le P. Etienne pénétra dans celle de droite, franchit un spacieuxvestibule, introduisit Durtal dans une chambre qu’une étiquette,imprimée en gros caractères, plaçait sous le vocable de saintBenoît, et dit :

– Je suis confus, Monsieur, de ne pouvoir mettre à votredisposition que ce logement peu confortable.

– Mais il est très bien, s’écria Durtal. – Et la vue estcharmante, reprit-il, en s’approchant de la fenêtre.

– Vous serez au moins en bon air, dit le moine, qui ouvrit lacroisée.

Au-dessous s’étalait ce verger que Durtal avait traversé, sousla conduite du frère concierge, un clos plein de pommiers rabougriset perclus, argentés par des lichens et dorés par desmousses ; puis au dehors du monastère, par-dessus les murs,grimpaient des champs de luzerne coupés par une grande routeblanche qui disparaissait à l’horizon dentelé par des feuillagesd’arbres.

– Voyez, monsieur, reprit le P. Etienne, ce qui vous manque danscette cellule et dites-le-moi bien simplement, n’est-ce pas ?Car autrement, vous nous réserveriez à tous deux des regrets, àvous qui n’auriez pas osé réclamer ce qui vous était utile, à moiqui m’en apercevrais plus tard et serais peiné de mon oubli.

Durtal le regardait, rassuré par ces allures franches ;c’était un jeune père, d’une trentaine d’années environ. La figure,vive, fine, était striée de fibrilles roses sur les joues ; cemoine portait toute sa barbe et autour de la tête rasée courait uncercle de cheveux bruns. Il parlait un peu vite, souriait, lesmains passées dans la large ceinture de cuir qui lui ceignait lesreins.

– Je reviendrai tout à l’heure, car j’ai un travail pressé àfinir, dit-il ; d’ici-là, tâchez de vous installer le mieuxpossible ; si vous en avez le temps, jetez aussi un coupd’oeil sur la règle que vous aurez à suivre dans ce monastère… elleest inscrite sur l’une de ces pancartes… là, sur la table ;nous en causerons, après que vous en aurez pris connaissance, sivous le voulez bien.

Et il laissa Durtal seul.

Celui-ci fit aussitôt l’inventaire de la pièce. Elle était trèshaute de plafond, très peu large, avait la forme d’un canon defusil, et l’entrée était à l’un de ses bouts et la fenêtre àl’autre.

Au fond, dans un coin, près de la croisée, était un petit lit defer et une table de nuit ronde, en noyer. Au pied du lit couché lelong de la muraille, il y avait un prie-dieu en reps fané, surmontéd’une croix et d’une branche de sapin sec ; en descendant,toujours le long de la même paroi, il trouva une table de boisblanc recouverte d’une serviette, sur laquelle étaient placés unpot à l’eau, une cuvette et un verre.

La cloison opposée à ce mur était occupée par une armoire, puispar une cheminée sur le panneau de laquelle était plaqué uncrucifix, enfin par une table plantée vis-à-vis du lit, alors prèsde la fenêtre ; trois chaises de paille complétaientl’ameublement de cette chambre.

– Jamais je n’aurai assez d’eau pour me laver, se dit Durtal, enjaugeant le minuscule pot à l’eau qui mesurait bien la valeur d’unechopine ; puisque le père Etienne se montre si obligeant, jevais lui demander une ration plus lourde.

Il vida sa valise, se déshabilla, substitua à sa chemise empeséeune chemise de flanelle, aligna ses outils de toilette sur lelavabo, plia son linge dans l’armoire ; puis il s’assit,embrassa la cellule d’un regard et la jugea suffisammentconfortable et surtout très propre.

Il alla ensuite vers la table sur laquelle étaient distribuésune rame de papier écolier, un encrier et des plumes, futreconnaissant de cette attention au moine qui savait sans doute,par la lettre de l’abbé Gévresin, qu’il faisait métier d’écrire,ouvrit deux volumes reliés en basane et les referma ; l’unétait l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales,l’autre était intitulé Manrèse ou les Exercices spirituels d’Ignacede Loyola et il rangea ses livres à lui, sur la table.

Puis il prit, au hasard, une des pancartes imprimées quitraînait sur cette table et il lut :

Exercices de la communauté pour les jours ordinaires – de pâquesà la croix de septembre

Lever à 2 heures, Prime et messe à 5 heures 1/4, Travail aprèsle chapitre, Fin du travail à 9 heures et intervalle, Sexte à 11heures, Angélus et le dîner à 11 heures 1/2, Méridienne après ledîner, Fin de la méridienne à 1 heure 1/2, None et travail, 5minutes après le réveil, Fin du travail à 4 heures et demi etintervalle, Vêpres suivies de l’oraison à 5 heures 1/4, Souper à 6heures et intervalle, Complies à 7 heures 25, Retraite à 8heures.

Il retourna cette pancarte ; elle contenait, sur une autreface, un nouvel horaire, intitulé :

Exercices d’hiver – de la croix de septembre à pâques Le leverétait le même, mais le coucher était avancé d’une heure ; ledîner était reporté de 11 heures 1/2 vers 2 heures ; laméridienne et le souper de 6 heures supprimés ; les heurescanoniales reculées, sauf les Vêpres et les complies qui passaientde 5 heures 1/4 et de 7 heures 25 à 4 heures 1/2i et à 6 heures1/4.

Ce n’est pas réjouissant de se tirer du lit en pleine nuit,soupira Durtal, mais j’aime à croire que les retraitants ne sontpas soumis à ce régime d’alerte et il saisit une autre pancarte.Celle-ci doit m’ être destinée, fit-il, en parcourant l’en-tête dece carton :

Règlement des retraites de pâques à la croix de septembre

Voyons-là de près cette ordonnance. Et il examina ses deuxtableaux réunis, celui du matin et celui du soir :

Matin 4 Lever au son de l’Angelus. 4 1/2 Prière et médiation. 51/4 Prime, messe. 6 à 7 Examen. 7 Déjeuner (on ne s’attend pas). 71/2 Chemin de la Croix. 8 Sexte et none. 8 1/2 2e méditation. 9Lecture spirituelle. 11 Adoration et examen, tierce. 11 1/2Angelus, dîner, récréation. 12 1/4 Méridienne, grand silence.

Soir 1 1/2 Fin du repos, chapelet. 2 Vêpres et Complies, 3 3eméditation. 3 1/4 Lecture spirituelle. 4 1/4 Matines et Laudes. 51/4 Réflexions, Vêpres du choeur. 5 1/2 Examen et oraison. 6 Souperet récréation. 7 Litanies, grand silence. 7 1/4 Assister àComplies. 7 1/2 Chant de Salve Regina, Angelus. 7 3/4 Examenparticulier, retraite.

C’est au moins plus pratique, – 4 heures du matin, c’est uneheure presque possible ! – mais je n’y comprends rien, – lesheures canoniales ne concordent pas sur ce tableau avec celles desmoines et puis pourquoi ces vêpres et ces complies doublées ?- enfin, ces petites cases où l’on vous incite à méditer pendanttant de minutes, à lire pendant tant d’autres, ne me vontguère ! Je n’ai pas l’esprit suffisamment malléable pour lecouler dans ces gaufriers ! – Il est vrai qu’après tout, jesuis libre de faire ce que je veux, car personne ne peut vérifierce qui se manigance en moi, savoir, par exemple, si je médite…

Tiens, il y a encore un règlement derrière, poursuivit-il, enrenversant le carton : c’est le règlement de septembre, je n’ai pasà m’en inquiéter ; il diffère, du reste, peu de l’autre ;mais voici un post-scriptum qui concerne les deux horaires.

Nota : 1. Ceux qui ne sont pas tenus au bréviaire diront lepetit office de la Sainte Vierge ; 2. MM. les Retraitants sontinvités à faire leur confession dès les premiers jours, afind’avoir l’esprit plus libre dans les méditations ; 3. Aprèschaque méditation, il faut lire un chapitre de l’Imitationanalogue ; 4. Le temps propice pour les confessions et lechemin de croix est de 6 heures à 9 heures du matin, – 2 heures à 5heures du soir, en été, et de 9 heures du matin à 2 heures dusoir ; 5. Lire le tableau des avertissements ; 6. Il estbon d’être exact aux heures des repas, pour ne pas faireattendre ; 7. Le père hôtelier est seul chargé de pourvoir auxbesoins de Mm. Les hôtes ; 8. On peut demander des livres deretraite si l’on n’en a pas.

La confession ! il ne voyait plus que ce mot dans cettesérie d’articles. Il allait pourtant falloir y recourir ! Etil se sentit froid dans le dos ; je vais en parler au pèreEtienne quand il viendra, se dit-il.

Il n’eut pas longtemps à se débattre avec lui-même, car presqueaussitôt le moine entra et lui dit :

– Avez-vous remarqué quelque chose qui vous manque et dont laprésence vous serait utile ?

– Non, mon père ; pourtant si vous pouviez m’ obtenir unpeu plus d’eau…

– Rien n’est plus simple ; je vous en ferai monter, tousles matins, une grande cruche.

– Je vous remercie… voyons, je viens d’étudier le règlement…

– Je vais vous mettre tout de suite à votre aise, fit le moine.Vous n’êtes astreint qu’à la plus stricte exactitude ; vousdevez pratiquer les offices canoniaux, à la lettre. Quant auxexercices marqués sur la pancarte, ils ne sont pasobligatoires ; tels qu’ils sont organisés, ils peuvent êtreutiles à des gens très jeunes ou dénués de toute initiative, maisils gêneraient, à mon sens du moins, plutôt les autres ;d’ailleurs, en thèse générale, nous ne nous occupons pas, ici, desretraitants, – nous laissons agir la solitude, – c’est à vous qu’ilappartient de vous discerner et de distinguer le meilleur mode pouremployer saintement votre temps. Donc, je ne vous imposerai aucunedes lectures désignées sur ce tableau ; je me permettraiseulement de vous engager à dire le petit office de la SainteVierge ; l’avez-vous ?

– Le voici, dit Durtal, qui lui tendit une plaquette.

– Il est charmant, votre volume, dit le père Etienne quifeuilleta les pages luxueusement imprimées en rouge et noir. Ils’arrêta à l’une d’elles et lut tout haut la troisième leçon desMatines.

– Est-ce beau ! s’écria-t-il. – La joie jaillissait soudainde cette figure ; les yeux s’illuminaient, les doigtstremblaient sur la plaquette. – oui, fit-il, en la refermant, lisezcet office, ici surtout, car, vous le savez, la vraie patronne, lavéritable abbé des Trappes, c’est la Sainte Vierge !

Après un silence, il reprit : j’ai fixé à huit jours la durée devotre retraite, dans la lettre que j’ai envoyée à l’abbé Gévresin,mais il va de soi que si vous ne vous ennuyez pas trop ici, vouspourrez y demeurer autant que vous le croirez bon.

– Je souhaite de pouvoir prolonger mon séjour parmi vous, maiscela dépendra de la façon dont mon corps supportera la lutte ;j’ai l’estomac assez malade et je ne suis pas sans crainte ;aussi, pour parer à tout événement, vous serai-je obligé si vouspouviez me faire venir, le plus tôt possible, le confesseur.

– Bien, vous le verrez demain ; je vous indiquerai l’heure,ce soir, après complies. Quant à la nourriture, si vous l’estimezinsuffisante, je vous ferai allouer un supplément d’un oeuf ;mais, là, s’arrête la discrétion dont je puis user, car la règleest formelle, ni poisson, ni viande, – des légumes, et, je doisvous l’avouer, ils ne sont pas fameux !

Vous allez en juger, d’ailleurs, car l’heure du souper estproche ; si vous le voulez bien, je vais vous montrer la salleoù vous mangerez en compagnie de M. Bruno.

Et, tout en descendant l’escalier, le moine poursuivit : M.Bruno est une personne qui a renoncé au monde et qui, sans avoirprononcé de voeux, vit en clôture. Il est ce que notre règle nommeun oblat ; c’est un saint et un savant homme qui vous plairacertainement ; vous pourrez causer avec lui, pendant lerepas.

– Ah ! fit Durtal, et avant et après, je dois garder lesilence ?

– Oui, à moins que vous n’ayez quelque chose à demander, auquelcas, je serai toujours à votre disposition, prêt à vousrépondre.

Pour cette question du silence, comme pour celle des heures dulever, du coucher, des offices, la règle ne tolère aucunallègement ; elle doit être observée à la lettre.

– Bien, fit Durtal, un peu interloqué par le ton ferme dupère ; mais, voyons, j’ai vu sur ma pancarte un article qui m’invite à consulter un tableau d’avertissement et je ne l’ai pas, cetableau !

– Il est pendu sur le palier de l’escalier, près de votrechambre ; vous le lirez, à tête reposée, demain ; prenezla peine d’entrer, fit-il, en poussant une porte située dans lecorridor en bas, juste en face de celle de l’auditoire.

Durtal se salua avec un vieux monsieur qui vint au-devant delui ; le moine les présenta et disparut.

Tous les mets étaient sur la table : deux oeufs sur le plat,puis une jatte de riz, une autre de haricots et un pot de miel.

M. Bruno récita le Benedicite et voulut servir lui-mêmeDurtal.

Il lui donna un oeuf.

– C’est un triste souper pour un Parisien, dit-il, ensouriant.

– Oh ! du moment qu’il y a un oeuf et du vin, c’estsoutenable ; je craignais, je vous l’avoue, de n’avoir pourtoute boisson que de l’eau claire !

Et ils causèrent amicalement.

L’homme était aimable et distingué, de figure ascétique, maisavec un joli sourire qui éclairait la face jaune et grave, creuséede rides.

Il se prêta avec une parfaite bonne grâce à l’enquête de Durtalet raconta qu’après une existence de tempêtes, il s’était sentitouché par la grâce et s’était retiré de la vie pour expier, pardes années d’austérités et de silence, ses propres fautes et cellesdes autres.

– Et vous ne vous êtes jamais lassé d’être ici ?

– Jamais depuis cinq années que j’habite ce cloître ; letemps, découpé tel qu’il est à la Trappe, semble court.

– Et vous assistez à tous les exercices de lacommunauté ?

– Oui ; je remplace seulement le travail manuel par laméditation en cellule ; ma qualité d’oblat me dispenseraitcependant, si je le désirais, de me lever à deux heures pour suivrel’office de la nuit, mais c’est une grande joie pour moi que deréciter le magnifique psautier bénédictin, avant le jour ;mais vous m’ écoutez et ne mangez pas. Voulez-vous me permettre devous offrir encore un peu de riz ?

– Non, merci ; j’accepterai, si vous le voulez bien, unecuillerée de miel.

Cette nourriture n’est pas mauvaise, reprit-il, mais ce qui medéconcerte un peu, c’est ce goût identique et bizarre qu’ont tousles plats ; ça sent, comment dirai-je… , le graillon ou lesuif.

– Ça sent l’huile chaude avec laquelle sont accommodés ceslégumes ; oh ! Vous vous y accoutumerez très vite ;dans deux jours, vous ne vous en apercevrez plus.

– Mais en quoi consiste, au juste, le rôle de l’oblat ?

– Il vit d’une existence moins austère et plus contemplative quecelle du moine, il peut voyager, s’il le veut, et, quoiqu’il nesoit pas lié par des serments, il participe aux biens spirituels del’ordre.

Autrefois, la règle admettait ce qu’elle appelait des »familiers ».

C’étaient des oblats qui recevaient la tonsure, portaient uncostume distinct et prononçaient les trois grands voeux ; ilsmenaient en somme une vie mitigée, mi-laïque, mi-moine. Ce régime,qui subsiste encore chez les purs bénédictins, a disparu desTrappes depuis l’année 1293, époque à laquelle le chapitre généralle supprima.

Il ne reste plus aujourd’hui dans les abbayes Cisterciennes queles pères, les frères lais ou convers, les oblats quand il y en a,et les paysans employés aux travaux des champs.

– Les convers, ce sont ceux qui ont la tête complètement raséeet qui sont vêtus, ainsi que le moine qui m’a ouvert la porte,d’une robe brune ?

– Oui, ils ne chantent pas aux offices, et se livrent seulementà des besognes manuelles.

– A propos, le règlement des retraites que j’ai lu dans machambre ne me semble pas clair. Autant que je puis me le rappeler,il double certains offices, met des matines à quatre heures del’après-midi, des vêpres à deux heures ; en tout cas, sonhoraire n’est pas le même que celui des trappistes ; commentdois-je m’y prendre pour les concilier ?

– Vous n’avez pas à tenir compte des exercices détaillés survotre pancarte ; le père Etienne a dû vous le dire,d’ailleurs ; ce moule n’a été fabriqué que pour les gens quisont incapables de s’occuper et de se guider eux-mêmes. Cela vousexplique comment, pour les empêcher de demeurer oisifs, on a enquelque sorte décalqué le bréviaire du prêtre et imaginé de leurdistribuer le temps en petites tranches, de leur faire débiter, parexemple, les psaumes des matines à des heures qui ne comportentaucun psaume.

Le dîner était terminé ; M Bruno récita les grâces et dit àDurtal :

– Vous avez, d’ici à complies, une vingtaine de minuteslibres ; profitez-en pour faire connaissance avec le jardin etles bois. – Et il salua poliment et il sortit.

Ce que je fumerais bien une cigarette, pensa Durtal, lorsqu’ilfut seul. Il prit son chapeau et quitta, lui aussi, la pièce. Lanuit tombait. Il traversa la grande cour, tourna à droite, longeaune maisonnette surmontée d’un long tuyau, devina à l’odeur qu’elleexhalait une fabrique de chocolat et il s’engagea dans une alléed’arbres.

Le ciel était si peu clair qu’il ne pouvait discerner l’ensembledu bois où il entrait ; n’apercevant personne. Il roula descigarettes, les fuma lentement, délicieusement, consultant, à lalueur de ses allumettes, de temps en temps, sa montre.

Il restait étonné du silence qui se levait de cetteTrappe ; pas une rumeur, même effacée, même lointaine, sinon,à certains moments, un bruit très doux de rames ; il sedirigea du côté d’où venait ce bruit et reconnut une pièce d’eausur laquelle voguait un cygne qui vint aussitôt à lui.

Il le regardait osciller dans sa blancheur sur les ténèbresqu’il déplaçait en clapotant, quand une cloche sonna des voléeslentes ; voyons, dit-il ; en interrogeant à nouveau samontre, l’heure des complies approche.

Il se rendit à la chapelle ; elle était encoredéserte ; il profita de cette solitude pour l’examiner à sonaise.

Elle avait la forme d’une croix amputée, d’une croix sans pied,arrondie à son sommet et tendant deux bras carrés, percés d’uneporte à chaque bout.

La partie supérieure de la croix figurait, au-dessous d’unecoupole peinte en azur, une petite rotonde autour de laquelle setenait un cercle de stalles adossées aux murs ; au milieu, sedressait un grand autel de marbre blanc, surmonté de chandeliers debois, flanqué, à gauche et à droite, de candélabres également enbois, placés sur des fûts de marbre.

Le dessous de l’autel était creux et fermé sur le devant par unevitre derrière laquelle apparaissait une châsse de style gothiquequi reflétait, dans le miroir doré de ses cuivres, des feux delampes.

Cette rotonde s’ouvrait en un large porche, précédé de troismarches, sur les bras de la croix qui s’allongeaient en une sortede vestibule servant tout à la fois de nef et de bas-côtés à cetronçon d’église.

Ces bras évidés, à leurs extrémités, près des portes, recélaientdeux minuscules chapelles enfoncées dans des niches teintes, ainsique la coupole, en bleu ; elles contenaient au-dessus d’autelsen pierre, sans ornements, deux statues médiocres, l’une de saintJoseph, l’autre du Christ.

Enfin, un quatrième autel dédié à la Vierge était situé dans cevestibule, vis-à-vis des marches accédant à la rotonde, en face parconséquent du grand autel. Il se découpait sur une fenêtre dont lesvitraux représentaient, l’un, saint Bernard en blanc et l’autresaint Benoît en noir et il paraissait se reculer dans l’église, àcause des deux rangées de bancs qui s’avançaient, à sa gauche et àsa droite, au-devant des deux autres petites chapelles, ne laissantque la place nécessaire pour cheminer le long du vestibule ou pouraller, en ligne droite, de cet autel de la Vierge dans la rotonde,au maître-autel.

Ce sanctuaire est d’une laideur alarmante, se dit Durtal, quis’en fut s’asseoir sur un banc, devant la statue de saintJoseph ; à en juger par les quelques sujets sculptés le longdes murs, ce monument date du temps de Louis XVI ; fichueépoque pour une église !

Il fut distrait de ses réflexions par des sons de cloches et enmême temps toutes les portes s’ouvrirent ; l’une, sise dans larotonde même, à gauche de l’autel, donna passage à une dizaine demoines, enveloppés dans de grandes coules blanches ; ils serépandirent dans le choeur et occupèrent, de chaque côté, lesstalles.

Par les deux portes du vestibule, pénétra, à son tour, une foulede moines bruns qui s’agenouilla devant les bancs, des deux côtésde l’autel de la Vierge.

Durtal en avait quelques-uns près de lui ; mais ilsbaissaient la tête, les mains jointes, et il n’osa lesobserver ; le vestibule était, d’ailleurs, devenu presquenoir ; la lumière se concentrait dans le choeur où étaientallumées les lampes.

Il dévisagea les moines blancs installés dans la partie de larotonde qu’il pouvait voir et il reconnut parmi eux le père Etienneà genoux près d’un moine court ; mais un autre, placé au boutdes stalles près du porche, presque en face de l’autel et en pleineclarté, le retint.

Celui-là était svelte et nerveux et il ressemblait dans sonburnous blanc à un Arabe. Durtal ne l’apercevait que de profil etil distinguait une longue barbe grise, un crâne ras, ceint de lacouronne monastique, un front haut et un nez en bec d’aigle. Ilavait grand air avec son visage impérieux et son corps élégant quiondulait sous la coule.

C’est probablement l’abbé de la Trappe, se dit Durtal, et il nedouta plus lorsque ce moine tira une cliquette dissimulée devantlui sous son pupitre et dirigea l’office.

Tous les moines saluèrent l’autel ; l’abbé récita lesprières du prélude, puis il y eut une pause – et, de l’autre côtéde la rotonde, là où Durtal ne pouvait regarder, une voix frêle devieillard, une voix revenue au cristal de l’enfance, mais avec enplus quelque chose de doucement fêlé, s’éleva, montant à mesure quese déroulait l’antienne :

« Deus in adjutorium meum intende. »

Et l’autre côté du choeur, là où se tenaient le père Etienne etl’abbé, répondit, scandant très lentement les syllabes, avec desvoix de basse-taille.

« Domine ad adjuvandum me festina. »

Et tous courbèrent la tête sur les in-folios posés devant eux etreprirent :

« Gloria patri et Filio et Spiritui sancto. »

Et ils se redressèrent tandis que l’autre partie des pèresprononçait le répons : « Sicut erat in principio, etc. »

L’office commença.

Il n’était pas chanté, mais psalmodié, tantôt rapide et tantôtlent. Le côté du choeur, visible pour Durtal, faisait de toutes lesvoyelles des lettres aiguës et brèves ; l’autre, au contraire,les muait en des longues, semblait coiffer d’un accent circonflexetous les O. On eût dit, d’une part, la prononciation du Midi, et,de l’autre, celle du Nord ; ainsi psalmodié, l’office devenaitétrange ; il finissait par bercer tel qu’une incantation, pardorloter l’âme qui s’assoupissait dans ce roulement de versetsinterrompu par la doxologie revenant, en ritournelle, après ladernière strophe de chacun des psaumes.

Ah ça ! mais, je n’y comprends rien, se dit Durtal quiconnaissait ses complies sur le bout du doigt ; ce n’est plusdu tout l’office romain qu’ils chantent.

Le fait est que l’un des psaumes manquait. Il retrouva bien, àun moment, l’hymne de saint Ambroise, le Te lucis ante terminum,clamé alors sur un air ample et rugueux de vieux plain-chant etencore la dernière strophe n’était-elle plus la même ! Mais ilse perdait à nouveau, attendait les Leçons brèves, le Nunc dimittisqui ne vinrent pas.

Les complies ne sont pourtant point variables, comme les Vêpres,se dit-il ; il faudra que je demande, demain, des explicationsau P. Etienne.

Puis il fut troublé dans ses réflexions par un jeune moine blancqui passa, en s’agenouillant devant l’autel, et alluma deuxcierges.

Et subitement tous se levèrent et, dans un immense cri, le Salveregina ébranla les voûtes.

Durtal écoutait, saisi, cet admirable chant qui n’avait rien decommun avec celui que l’on beugle, à Paris, dans les églises.Celui-ci était tout à la fois flébile et ardent, soulevé par de sisuppliantes adorations, qu’il semblait concentrer, en lui seul,l’immémorial espoir de l’humanité et son éternelle plainte.

Chanté sans accompagnement, sans soutien d’orgue, par des voixindifférentes à elles-mêmes et fondues en une seule, mâle etprofonde, il montait en une tranquille audace, s’exhaussait en unirrésistible essor vers la Vierge, puis il faisait comme un retoursur lui-même et son assurance diminuait ; il avançait plustremblant, mais si déférent, si humble, qu’il se sentait pardonnéet osait alors, dans des appels éperdus, réclamer les délicesimméritées d’un ciel.

Il était le triomphe avéré des neumes, de ces répétitions denotes sur la même syllabe, sur le même mot, que l’église inventapour peindre l’excès de cette joie intérieure ou de cette détresseinterne que les paroles ne peuvent rendre ; et c’était unepoussée, une sortie d’âme s’échappant dans les voix passionnéesqu’exhalaient ces corps debout et frémissants de moines.

Durtal suivait sur son paroissien cette oeuvre au texte si courtet au chant si long ; à l’écouter, à la lire avecrecueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposeren son ensemble, représenter trois états différents d’âme,signifier la triple phase de l’humanité, pendant sa jeunesse, samaturité et son déclin ; elle était, en un mot, l’essentielrésumé de la prière à tous les âges.

C’était d’abord le cantique d’exultation, le salut joyeux del’être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyantavec des mots de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui chercheà amadouer sa mère ; c’était le – Salve Regina, Matermisericordiae, vita, dulcedo et spes nostra, salve. – Puis cetteâme, si candide, si simplement heureuse, avait grandi etconnaissant déjà les défaites volontaires de la pensée, les déchetsrépétés des fautes, elle joignait les mains et demandait, ensanglotant, une aide. Elle n’adorait plus en souriant, mais enpleurant ; c’était le – Ad te clamamus exsules filii hevae; adte suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle. – Enfinla vieillesse était venue ; l’âme gisait, tourmentée par lesouvenir des avis négligés, par le regret des grâces perdues ;et, devenue plus craintive, plus faible, elle s’épouvantait devantsa délivrance, devant la destruction de sa prison charnelle qu’ellesentait proche ; et alors elle songeait à l’éternelleinanition de ceux que le juge damne et elle implorait, à genoux,l’avocate de la terre, la consule du ciel ; c’était le Eiaergo Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nosconverte et jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hocexsilium ostende.

Et, à cette essence de prière que prépara Pierre de Compostelleou Hermann Contract, saint Bernard, dans un accès d’hyperdulie,ajoutait les trois invocations de la fin : O clemens, o pia, odulcis Virgo Maria, scellait l’inimitable prose comme avec untriple sceau, par ces trois cris d’amour qui ramenaient l’hymne àl’adoration câline de son début.

Cela devient inouï, se dit Durtal, lorsque les trappisteschantèrent ces doux et pressants appels ; les neumes seprolongeaient sur les O qui passaient par toutes les couleurs del’âme, par tout le registre des sons ; et ces interjectionsrésumaient encore, dans cette série de notes qui les enrobait, lerecensement de l’âme humaine que récapitulait déjà le corps entierde l’hymne.

Et brusquement, sur le mot Maria, sur le cri glorieux du nom, lechant tomba, les cierges s’éteignirent, les moines s’affaissèrentsur leurs genoux ; un silence de mort plana sur la chapelle.Et, lentement, les cloches tintèrent et l’angélus effeuilla, sousles voûtes, les pétales espacés de ses sons blancs.

Tous, maintenant prosternés, le visage dans les mains, priaientet cela dura longtemps ; enfin le bruit de la cliquetteretentit ; tout le monde se leva, salua l’autel et, en unemuette théorie, les moines disparurent par la porte percée dans larotonde.

– Ah ! le véritable créateur de la musique plane, l’auteurinconnu qui a jeté dans le cerveau de l’homme la semence duplain-chant, c’est le Saint-esprit, se dit Durtal, malade, ébloui,les yeux en larmes.

M. Bruno qu’il n’avait pas aperçu dans la chapelle vint lerejoindre. Ils traversèrent, sans parler, la cour, et quand ilsfurent rentrés dans l’hôtellerie, M. Bruno alluma deux bougeoirs,en remit un à Durtal et gravement lui dit :

– Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur.

Durtal grimpa l’escalier derrière lui. Ils se resaluèrent sur lepalier et Durtal pénétra dans sa cellule.

Le vent soufflait sous la porte et la pièce, à peine éclairéepar la flamme couchée de la bougie, lui parut sinistre ; leplafond très haut disparaissait dans l’ombre et pleuvait de lanuit.

Durtal s’assit, découragé, près de sa couche.

Et cependant, il était projeté par l’une de ces impulsions qu’onne peut traduire, par une de ces jaculations où il semble que lecoeur enfle et va s’ouvrir ; et, devant son impuissance à sedéliter et à se fuir, Durtal finit par redevenir enfant, parpleurer sans cause définie, simplement par besoin de s’alléger delarmes.

Il s’affala sur le prie-dieu, attendant il ne savait quoi qui nevint pas ; puis devant le crucifix qui écartelait au-dessus delui ses bras, il se mit à lui parler, à lui dire tout bas :

Père, j’ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m’ ontpiétiné et couvert de purin et l’étable même est en ruine. Ayezpitié, je reviens de si loin ! Faites miséricorde, seigneur,au porcher sans place ! Je suis entré chez vous, ne me chassezpas, soyez bon hôte lavez-moi !

Ah ! fit-il soudain, cela me fait penser que je n’ai pas vule père Etienne qui devait m’ indiquer l’heure à laquelle leconfesseur me recevrait demain ; il aura sans doute oublié dele consulter ; tant mieux, au fond cela me reculera d’unjour ; j’ai l’âme si courbaturée que j’ai vraiment besoinqu’elle repose.

Il se déshabilla, soupirant : il faut que je sois debout à troisheures et demie, pour être dans la chapelle à quatre : je n’ai pasde temps à perdre, si je veux dormir. Pourvu que je n’aie pas denévralgies, demain, et que je m’ éveille avant l’aube !

Chapitre 2

 

Il vécut la plus épouvantable des nuits ; ce fut sispécial, si affreux, qu’il ne se rappelait pas, pendant toute sonexistence, avoir enduré de pareilles angoisses, subi de semblablestranses.

Ce fut une succession ininterrompue de réveils en sursaut et decauchemars.

Et ces cauchemars dépassèrent les limites des abominations queles démences les plus périlleuses rêvent. Ils se déroulaient surles territoires de la luxure et ils étaient si particuliers, sinouveaux pour lui, qu’en se réveillant, Durtal restait tremblant,retenait un cri.

Ce n’était plus du tout l’acte involontaire et connu, la visionqui cesse juste au moment où l’homme endormi étreint la formeamoureuse et va se fondre en elle ; c’était ainsi et mieux quedans la nature, long, complet, accompagné de tous les préludes, detous les détails, de toutes les sensations ; et le déclicavait lieu, avec une acuité douloureuse extraordinaire, dans unspasme de détente inouï.

Et, fait bizarre et qui semblait marquer la différence entre cetétat et le stupre inconscient des nuits, c’était, en outre decertains épisodes où des caresses qui ne pourraient que se succéderdans la réalité étaient réunies, au même instant, dans le rêve, lasensation nette, précise, d’un être, d’une forme fluidiquedisparaissant avec le bruit sec d’une capsule ou d’un coup defouet, d’auprès de vous, dès le réveil. Cet être, on le sentaitdistinctement près de soi, si près, que le linge, dérangé par lesouffle de sa fuite, ondulait et que l’on regardait, effaré, laplace vide.

Ah ça ! mais, se dit Durtal, quand il eut allumé labougie ; cela me reporte au temps où je fréquentais MmeChantelouve ; cela me réfère aux histoires du Succubat.

Il restait, ahuri, sur son séant, scrutait avec un véritablemalaise cette cellule noyée d’ombre. Il consulta sa montre ;il n’était que onze heures du soir. – Mon Dieu, fit-il, si lesnuits sont ainsi que celles-là dans les cloîtres !

Il recourut, pour se remettre, à des affusions d’eau froide,ouvrit la fenêtre pour renouveler l’air et, glacé, se recoucha.

Il hésitait à souffler la bougie, inquiet de ces ténèbres quilui paraissaient habitées, pleines d’embûches et de menaces. Il sedécida enfin à éteindre et répéta la strophe des Complies que l’onavait chantée, le soir même, à la chapelle :

Procul recedant somnia Et noctium phantasmata, Hostemque nostrumcomprime, Ne polluantur corpora.

Il finit par s’assoupir, rêva encore d’immondices, mais il sereprit à temps pour rompre le charme, éprouva encore cetteimpression d’une ombre s’évaporant à temps pour qu’on ne puisse lasaisir dans les draps et il interrogea sa montre. Il était deuxheures.

Si cela continue, je serai brisé demain, se dit-il ; ilparvint tant bien que mal, en somnolant et en se détirant toutesles dix minutes, à atteindre trois heures.

Si je me rendors, je ne me réveillerai pas au moment voulu,pensa-t-il ; si je me levais ?

Et il sauta en bas du lit, s’habilla, pria, mit de l’ordre dansses affaires.

D’authentiques excès l’eussent moins abattu que cette fausseéquipée, mais ce qui lui semblait surtout odieux, c’étaitl’inassouvissement que laissait le viol terminé de ces larves.Comparées à leurs avides manigances, les caresses de la femmen’épandaient qu’une volupté tempérée, n’aboutissaient qu’à unfaible choc ; seulement dans le succubat l’on restait enragéde n’avoir étreint que le vide, d’avoir été la dupe d’un mensonge,le jouet d’une apparence dont on ne se rappelait même plus lescontours et les traits. On en arrivait forcément à désirer de lachair, à souhaiter de presser contre soi un véritable corps etDurtal se mit à songer à Florence ; elle vous désaltérait aumoins, ne vous quittait pas ainsi, pantelant et fiévreux, en quêted’on ne savait quoi, dans une atmosphère où l’on était environné,épié, par un inconnu qu’on ne pouvait discerner, par un simulacreque l’on ne pouvait fuir.

Puis Durtal se secoua, voulut repousser l’assaut de cessouvenirs. Je vais toujours, se dit-il, aller respirer de l’airfrais et fumer une cigarette, nous verrons après.

Il descendit l’escalier dont les murs paraissaient ne 1 pouvoirtenir en place et dansaient avec la lueur de la bougie, enfila lescorridors, souffla et déposa son lumignon près de l’auditoire ets’élança dehors.

Il faisait nuit noire ; à la hauteur d’un premier étage, unoeil de boeuf ouvert dans le mur de l’église trouait les ténèbresd’une lune rouge.

Durtal tira quelques bouffées d’une cigarette, puis ils’achemina vers la chapelle. Il tourna doucement le loquet de laporte ; le vestibule où il pénétrait était sombre, mais larotonde, bien qu’elle fût vide, était illuminée par de nombreuseslampes.

Il fit un pas, se signa et recula, car il venait de heurter uncorps ; il regarda à ses pieds.

Il entrait sur un champ de bataille.

Par terre, des formes humaines étaient couchées dans desattitudes de combattants fauchés par la mitraille ; les unes àplat ventre, les autres à genoux ; celles-ci, affaissées lesmains par terre, comme frappées dans le dos, celles-là étendues lesdoigts crispés sur la poitrine, celles-là encore se tenant la têteou tendant les bras.

Et, de ce groupe d’agonisants, ne s’élevaient aucun gémissement,aucune plainte.

Durtal contemplait, stupéfié, ce massacre de moines ; et ilresta soudain bouche béante. Une écharpe de 2 lumière tombait d’unelampe que le père sacristain venait de déplacer dans la rotonde et,traversant le porche, elle éclairait un moine à genoux devantl’autel voué à la Vierge.

C’était un vieillard de plus de quatre-vingt ans ; il étaitimmobile ainsi qu’une statue, les yeux fixes, penché dans un telélan d’adoration que toutes les figures extasiées des primitifsparaissaient, près de la sienne, efforcées et froides.

Le masque était pourtant vulgaire ; le crâne ras, sanscouronne, hâlé par tous les soleils et par toutes les pluies, avaitle ton des briques ; l’oeil était voilé, couvert d’une taiepar l’âge ; le visage plissé, ratatiné, culotté tel qu’unvieux buis, s’enfonçait dans un taillis de poils blancs et le nezun peu camus achevait de rendre singulièrement commun l’ensemble decette face.

Et il sortait, non des yeux, non de la bouche, mais de partoutet de nulle part, une sorte d’angélité qui se diffusait sur cettetête, qui enveloppait tout ce pauvre corps courbé dans un tas deloques.

Chez ce vieillard, l’âme ne se donnait même pas la peine deréformer la physionomie, de l’ennoblir ; elle se contentait del’annihiler, en rayonnant ; c’était, en quelque sorte, lenimbe des anciens saints ne demeurant plus autour du chef, maiss’étendant sur tous ses traits, baignant, apâli, presque invisible,tout son être.

Et il ne voyait ni n’entendait rien ; des moines setraînaient sur les genoux, venaient pour se réchauffer, pours’abriter auprès de lui et il ne bougeait, muet et sourd, assezrigide pour qu’on pût le croire mort, si, par instant, la lèvreinférieure n’eût remué, soulevant dans ce mouvement sa grandebarbe.

L’aube blanchit les vitres et, dans l’obscurité qui commençait àse dissiper, les autres frères apparurent à leur tour, àDurtal ; tous ces blessés de l’amour divin priaient ardemment,jaillissaient hors d’eux-mêmes, sans bruit, devant l’autel. Il y enavait de tout jeunes à genoux et le buste droit, d’autres, lesprunelles en extase, repliés en arrière et assis sur leurs talons,d’autres encore faisaient le chemin de croix et souvent ils étaientposés, les uns devant les autres, face à face et ils se regardaientsans se voir, avec des yeux d’aveugles.

Et parmi ces convers, quelques pères, ensevelis dans leursgrandes coules blanches, gisaient, prosternés, baisaient laterre.

Oh ! prier, prier comme ces moines ! s’écriaDurtal.

Il sentait son malheureux être se détendre ; dans cetteatmosphère de sainteté, il se dénoua et il s’affaissa sur lesdalles, demandant humblement pardon au Christ de souiller par saprésence la pureté de ce lieu.

Et il pria longtemps, se descellant pour la première fois, sereconnaissant si indigne, si vil, qu’il ne pouvait comprendrecomment, malgré sa miséricorde, le seigneur le tolérait dans lepetit cercle de ses élus ; il s’examina, vit clair, s’avouaqu’il était inférieur au dernier de ces convers qui ne savaitpeut-être même pas épeler un livre, comprit que la culture del’esprit n’était rien et que la culture de l’âme était tout, et peuà peu, sans s’en apercevoir, ne pensant plus qu’à balbutier desactes de gratitude, il disparut de la chapelle, l’âme emmenée parcelles des autres, hors du monde, loin de son charnier, loin de soncorps.

Dans cette chapelle, l’élan était enfin consenti, la projectionjusqu’alors refusée était enfin permise ; il ne se débattaitplus de même qu’au temps où il parvenait si difficilement às’évader de sa geôle, à Notre-Dame-des-Victoires et àSaint-Séverin.

Puis il réintégra cette chapelle où son animalité était demeuréeseule et il regarda, étonné, autour de lui ; la plupart desfrères étaient partis ; un père restait prostré devant l’autelde la Vierge ; il le quitta à son tour et regagna la rotondeoù les les autres pères entraient.

Durtal les observa ; il y en avait de toutes les tailles,de toutes les sortes, un gros, chauve, à longue barbe noire et àbesicles, des petits blonds et bouffis, de très vieux, hérissés depoils de sanglier, de très jeunes ayant de vagues airs de rêveursallemands, avec leurs yeux bleus, sous des lunettes : et presquetous, sauf les très jeunes, avaient ce trait commun : le ventregonflé et les joues sillonnées de vermicelles roses.

Et soudain par la porte ouverte, dans la rotonde même, le grandmoine qui conduisait, la veille, l’office, parut. Il renversa sursa chasuble un capuchon de toile qui lui couvrait la tête et,assisté de deux moines blancs, il monta au maître-autel pourcélébrer la messe.

Et ce ne fut pas une de ces messes gargotées comme l’on encuisine tant à Paris, mais une messe lente et méditée, profonde,une messe où le prêtre consacre longuement, abîmé devant l’autel,et quand il éleva l’hostie, aucune sonnette ne tinta, mais lescloches du monastère épandirent des volées espacées, des coupsbrefs, sourds, presque plaintifs, tandis que les trappistesdisparaissaient, tapis à quatre pattes, la tête cachée sous leurspupitres.

Quand la messe prit fin, il était près de six heures ;Durtal refit le chemin de la veille au soir, passa devant la petitefabrique de chocolat qu’il avait longée, avisa au travers desvitres des pères qui enveloppaient des tablettes dans du papier deplomb, puis, dans une autre pièce, une minuscule machine à vapeurque modérait un convers.

Il gagna cette allée où il avait fumé des cigarettes dansl’ombre. Si triste, la nuit, elle était maintenant charmante avecses deux rangées de très vieux tilleuls qui bruissaient doucementet le vent rabattait sur Durtal leur languissante odeur.

Assis sur un banc, il embrassait, d’un coup d’oeil, la façade del’abbaye.

Précédé d’un long potager où, çà et là, des rosierss’épanouissaient au-dessus des vasques bleuâtres et des boulesveinées des choux, cet ancien château, bâti dans le goût monumentaldu dix-septième siècle, s’étendait, solennel et immense, avec sesdix-huit fenêtres d’affilée et son fronton dans le tympan duquelétait logée une puissante horloge.

Il était coiffé d’ardoises, surmonté d’un jeu de petites clocheset l’on y accédait par un perron de plusieurs marches. Il arboraitune altitude d’au moins cinq étages, bien qu’il n’eût en réalitéqu’un rez-de-chaussée et un premier, mais à en juger parl’élévation inattendue des fenêtres, les pièces devaient seplafonner à des hauteurs démesurées d’église ; somme toute,cet édifice était emphatique et froid, plus apte, puisqu’on l’avaitconverti en un couvent, à abriter des adeptes de Jansénius que desdisciples de saint Bernard.

Le temps était tiède, ce matin-là ; le soleil se tamisaitdans le crible remué des feuilles ; et le jour, ainsi bluté,se muait au contact du blanc, en rose. Durtal, qui s’apprêtait àlire son paroissien, vit les pages rosir et, par la loi descomplémentaires, toutes les lettres, imprimées à l’encre noire, seteindre en vert.

Il s’amusait de ces détails, s’épanouissait, le dos au chaud,dans cette brise chargée d’aromes, se reposait, dans ce bain delumière, des fatigues de la nuit, quand, au bout de l’allée, ilaperçut quelques frères. Ils marchaient, silencieux, les uns,portant sous un bras de grands pains ronds, les autres, tenant desboîtes au lait ou des mannes pleines de foin et d’oeufs ; ilsdéfilèrent devant lui et le saluèrent respectueusement.

Tous avaient la mine joyeuse et grave. Ah ! les bravesgens, se dit-il, ce qu’ils m’ ont, ce matin, aidé, car c’est à euxque je dois d’avoir pu ne pas me taire, d’avoir pu prier, d’avoirenfin connu la joie de l’oraison qui n’était pour moi à Paris qu’unleurre ! à eux et surtout à Notre-Dame de l’Atre qui a eupitié de mon pauvre être !

Il bondit de son banc, dans un élan d’allégresse, s’engagea dansdes allées latérales, atteignit la pièce d’eau qu’il avaitentrevue, la veille ; devant elle se dressait la formidablecroix qu’il avait distinguée de loin du haut de la voiture, dansles bois, avant que d’arriver à la Trappe.

Elle était plantée en face du monastère même et tournait le dosà l’étang ; elle supportait un Christ du dix-huitième siècle,grandeur nature, en marbre blanc ; et l’étang affectait, luiaussi, la forme d’une croix, telle qu’elle figure sur la plupartdes plans des basiliques.

Et cette croix brune et liquide était granulée de pistache pardes lentilles d’eau que déplaçait, en nageant, le cygne.

Il vint au-devant de Durtal, et il tendit le bec, attendant sansdoute un bout de pain.

Et pas un bruit ne surgissait de ce lieu désert, sinon lecraquement des feuilles sèches que Durtal froissait en marchant.L’horloge sonna sept heures.

Il se rappela que le déjeuner allait être servi et il se dirigeaà grands pas vers l’abbaye. Le P. Etienne l’attendait ; il luiserra la main, lui demanda s’il avait bien dormi, puis :

– Qu’allez-vous manger ? Je n’ai que du lait et du miel àvous offrir ; j’enverrai aujourd’hui même au village le plusproche pour tâcher de vous procurer un peu de fromage ; maisvous allez subir une triste collation, ce matin.

Durtal proposa de substituer du vin au lait et déclara que ceserait pour le mieux ainsi ; j’aurais, dans tous les cas,mauvaise grâce à me plaindre, fit-il, car enfin, vous, maintenant,vous êtes à jeun.

Le moine sourit. – Pour l’instant, dit-il, nous faisons, à causede certaines fêtes de notre ordre, pénitence. Et il expliqua qu’ilne prenait de nourriture qu’une fois par jour, à deux heures del’après-midi, après none.

– Et vous n’avez même pas pour vous soutenir du vin et desoeufs !

Le P. Etienne souriait toujours. – On s’y habitue, dit-il. Qu’est-ce que ce régime, en comparaison de celui qu’adoptèrent saintBernard et ses compagnons, lorsqu’ils vinrent défricher la valléede Clairvaux ? Leur repas consistait en des feuilles de chêne,salées, cuites dans de l’eau trouble.

Et après un silence, le père reprit : -sans doute la règle desTrappes est dure, mais combien elle est douce si nous nousreportons à ce que fut jadis, en Orient, la règle de saint Pacôme.Songez donc, celui qui voulait accéder à cet ordre restait dixjours et dix nuits à la porte du couvent et il y essuyait tous lescrachats, tous les affronts ; s’il persistait à vouloirentrer, il accomplissait trois années de noviciat, habitait unehutte où il ne pouvait se tenir debout et se coucher de sonlong ; il ne se repaissait que d’olives et de choux, priaitdouze fois le jour, douze fois le soir, et douze fois lanuit ; le silence était perpétuel et les mortifications necessaient pas. Pour se préparer à ce noviciat et s’apprendre àdompter la faim, saint Macaire avait imaginé d’enfoncer du paindans un vase au col très rétréci et il ne s’alimentait qu’à l’aidedes miettes qu’il pouvait retirer avec ses doigts ; quand ilfut admis dans le monastère, il se contenta de grignoter desfeuilles de choux crus, le dimanche. Hein, ils étaient plusrésistants que nous, ceux-là ! Nous n’avons plus, hélas !Ni l’âme, ni le corps assez solides pour supporter de tels jeûnes.- Mais que cela ne vous empêche pas de goûter ; allons, bonappétit ; – ah ! Pendant que j’y pense, reprit le moine,soyez à dix heures précises à l’auditoire, c’est là que le pèreprieur vous confessera.

Et il sortit.

Durtal aurait reçu un coup de maillet sur la tête qu’il n’eûtpas été mieux assommé. Tout l’échafaudage si rapidement exhaussé deses joies croula. Ce fait étrange avait lieu ; dans cet éland’allégresse qui le portait depuis l’aube, il avait complètementoublié qu’il fallait se confesser. Et il eut un momentd’aberration. Mais je suis pardonné ! Se dit-il ; lapreuve est cet état de bonheur que je n’ai jamais connu, cettedilatation vraiment merveilleuse d’âme que j’ai ressentie dans lachapelle et dans les bois !

L’idée que rien n’était commencé, que tout était à effectuer,l’effara ; il n’eut pas le courage d’avaler son pain ; ilbut une goutte de vin et, dans un vent de panique, il se ruadehors.

Il allait, affolé, à grands pas. – Se confesser ! Leprieur ? Qui était le prieur ? Il cherchait vainementparmi les pères dont il se rappelait le visage celui qui allaitl’entendre.

Mon Dieu, fit-il tout à coup, mais je ne sais même pas commentl’on se confesse !

Il chercha un coin désert où il pût se recueillir. Il arpentaitalors, sans même savoir comment il y était venu, une allée denoyers que bordait un mur. Il y avait là des arbres énormes ;il se dissimula derrière le tronc de l’un d’eux et, assis sur lamousse, il feuilleta son paroissien, lut : « En arrivant auconfessionnal, mettez-vous à genoux, faites le signe de la croix,demandez la bénédiction du prêtre en disant : Bénissez-moi, monpère, parce que j’ai péché ; récitez ensuite le Confiteorjusqu’à mea culpa … et…  »

Il s’arrêta et sans même qu’il eût besoin de la sonder, sa viebondit en des jets d’ordures.

Il recula, il y en avait tant, de toutes sortes, qu’il s’abîmadans le désespoir.

Puis il eut un effort de volonté, se reprit, voulut canaliserces sources, les endiguer, les répartir pour s’y reconnaître, maisun affluent refoulait les autres, finissait par tout absorber,devenait le fleuve même.

Et ce péché se montrait d’abord simiesque et sournois, aucollège où chacun s’attentait et cariait les autres ; puisc’était toute une jeunesse avide, traînée dans les estaminets,roulée dans les auges, vautrée sur les éviers des filles et c’étaitun âge mûr ignoble. Aux besognes régulières avaient succédé lesavaries des sens et de honteux souvenirs l’assaillaient enfoule ; il se rappelait la recherche de monstrueuses fraudes,la poursuite d’artifices aggravant la malice de l’acte ; etles complices, les agentes de ses déchéances défilaient devantlui.

C’était, entre toutes, à un moment, une Mme Chantelouve, uneadultère démoniaque qui l’avait précipité dans d’affreuxtransports, qui l’avait lié aux crimes sans nom des méfaits divins,aux sacrilèges.

Comment raconter cela à ce moine ? Se dit Durtal, terrifiépar ce souvenir ; comment même s’exprimer pour se fairecomprendre, sans devenir immonde ?

Les pleurs lui jaillirent des yeux. Mon Dieu, mon Dieu,soupira-t-il, c’est vraiment trop.

Et, à son tour, Florence parut, avec son sourire de petit voyouet ses hanches de garçonne. Je ne peux pourtant pas narrer auconfesseur ce qui se brassait dans l’ombre parfumée de ses vices,s’écria Durtal ; je ne peux pourtant pas lui faire gicler à laface ces filets de pus !

Et dire qu’il va falloir faire cela pourtant ! Et ils’appesantissait sur les turpitudes de cette fille trempée dèsl’enfance dans les incestes, barattée dès sa puberté par despassions de vieillard, sur les canapés désossés des marchands devins.

Quelle honte que d’avoir été rivé à celle-là, quelle dégoûtationque d’avoir satisfait aux abominables exigences de sesvoeux !

Et derrière cette sentine, d’autres s’étendaient. Tous lesdistricts des péchés qu’énumérait patiemment le paroissien, il lesavait traversés ! Il ne s’était jamais confessé depuis sapremière communion et c’était, avec l’entassement des années, desuccessives alluvions de fautes ; et il pâlissait à l’idéequ’il allait détailler à un autre homme toutes ses saletés, luiavouer ses pensées les plus secrètes, lui dire ce qu’on n’ose serépéter à soi-même, de peur de se mépriser trop.

Il en sua d’angoisse ; puis une nausée de son être, unremords de sa vie le souleva et il se rendit ; le regretd’avoir si longtemps vécu dans ce cloaque le crucifia ; ilpleura longtemps, doutant du pardon, n’osant même plus lesolliciter, tant il se sentait vil.

Enfin il eut un sursaut ; l’heure de l’expiation devaitêtre proche ; sa montre marquait, en effet, dix heures moinsle quart. A se laminer ainsi, il avait agonisé pendant plus de deuxheures.

Il rejoignit précipitamment la grande allée qui conduisait aumonastère. Il marchait, la tête basse, en refoulant ses larmes.

Il ralentit un peu le pas, lorsqu’il atteignit le petitétang ; il leva des yeux suppliants vers la croix et, lesbaissant, il rencontra un regard si ému, si pitoyable, si douxqu’il s’arrêta ; et le regard disparut avec le salut duconvers qui continua son chemin.

Il a lu en moi, se dit Durtal. – Oh ! il a raison de meplaindre, le charitable moine, car vraiment ce que jesouffre ! Ah ! Seigneur, être comme cet humblefrère ! cria-t-il, se rappelant avoir remarqué, le matin même,ce jeune et grand garçon, priant, dans la chapelle, avec une telleferveur qu’il semblait s’effuser du sol, devant la Vierge.

Il arriva dans un état affreux à l’auditoire et s’effondra surune chaise ; puis, ainsi qu’une bête traquée qui se croitdécouverte, il se dressa et, perturbé par la peur, emporté par unvent de déroute, il songea à fuir, à aller chercher sa valise, às’élancer dans un train.

Et il se retenait, indécis, tremblant, l’oreille aux aguets, lecoeur lui battant à grands coups ; il écoutait des bruitslointains de pas. – Mon Dieu ! Fit-il, épiant ces pas qui serapprochaient, quel est le moine qui va entrer ?

Le pas se tut et la porte s’ouvrit ; Durtal, terrifié,n’osa fixer le confesseur, en lequel il reconnut le grandtrappiste, au profil impérieux, celui qu’il croyait être l’abbé dumonastère.

Suffoqué, il recula sans proférer un mot.

Surpris de ce silence, le prieur dit :

– Vous avez demandé à vous confesser, Monsieur ?

Et, sur un geste de Durtal, il lui désigna le prie-dieu posécontre le mur et lui-même s’agenouilla, en lui tournant le dos.

Durtal se roidit, s’éboula sur ce prie-dieu et perditcomplètement la tête. Il avait vaguement préparé son entrée enmatière, noté des points de repère, classé à peu près sesfautes ; il ne se rappelait plus rien.

Le moine se releva, s’assit sur une chaise de paille, se penchasur le pénitent, l’oreille ramenée par la main en cornet, pourmieux entendre.

Et il attendit.

Durtal souhaitait de mourir pour ne pas parler ; il parvintcependant à prendre le dessus, à réfréner sa honte ; ildesserra les lèvres et rien ne sortit ; il resta accablé, latête dans ses mains, retenant les larmes qu’il sentait monter.

Le moine ne bougeait pas.

Enfin, il fit un effort désespéré, bredouilla le commencement duConfiteor et dit :

– Je ne me suis pas confessé depuis mon enfance ; j’aimené, depuis ce temps-là, une vie ignoble, j’ai…

Les mots ne vinrent pas.

Le trappiste demeurait silencieux, ne l’assistait point.

– J’ai commis toutes les débauches… , j’ai fait tout… ,tout…

Il s’étrangla et les larmes contenues partirent ; ilpleura, le corps secoué, la figure cachée dans ses mains.

Et comme le prieur, toujours penché sur lui, ne bronchaitpoint.

– Mais je ne peux pas, cria-t-il, je ne peux pas !

Toute cette vie qu’il ne pouvait rejeter l’étouffait ; ilsanglotait, désespéré par la vue de ses fautes et atterré aussi dese trouver ainsi abandonné, sans un mot de tendresse, sans unsecours. Il lui sembla que tout croulait, qu’il était perdu,repoussé par Celui-là même qui l’avait pourtant envoyé dans cetteabbaye !

Et une main lui toucha l’épaule, en même temps qu’une voix douceet basse disait :

– Vous avez l’âme trop lasse pour que je veuille la fatiguer pardes questions ; revenez à neuf heures, demain, nous aurons dutemps devant nous, car nous ne serons pressés, à cette heure, paraucun office ; d’ici là, pensez à cet épisode du Calvaire : lacroix qui était faite de tous les péchés du monde pesait surl’épaule du sauveur d’un tel poids que ses genoux fléchirent etqu’il tomba. Un homme de Cyrène passait là, qui aida le Seigneur àla porter. Vous, en détestant, en pleurant vos péchés, vous avezallégé, vous avez délesté, si l’on peut dire, cette croix dufardeau de vos fautes et, l’ayant rendue moins pesante, vous avezainsi permis à notre-Seigneur de la soulever.

Il vous en a récompensé par le plus surprenant des miracles, parle miracle de vous avoir attiré de si loin ici. Remerciez-le doncde tout votre coeur et ne vous désolez plus. Vous réciterezaujourd’hui pour pénitence les psaumes de la pénitence et leslitanies des saints. Je vais vous donner ma bénédiction.

Et le prieur le bénit et disparut. Durtal se releva à bout delarmes ; ce qu’il craignait tant était arrivé, le moine quidevait l’opérer était impassible, presque muet ! Hélas !Se dit-il, mes abcès étaient mûrs, mais il fallait un coup delancette pour les percer !

– Après tout, reprit-il, en grimpant l’escalier pour aller serafraîchir les yeux dans sa cellule, ce trappiste a étécompatissant à la fin, moins dans ses observations que dans le tondont il les a prononcées ; puis, il convient d’être juste, ila peut-être été ahuri par mes larmes ; l’abbé Gévresin n’avaitsans doute pas écrit au père Etienne que je me réfugiais à laTrappe pour me convertir ; mettons-nous alors à la place d’unhomme vivant en Dieu, hors le monde, et auquel on déchargetout-à-coup une tinette sur la tête !

Enfin nous verrons demain ; et Durtal se hâta de setamponner le visage, car il était près de onze heures et l’officede sexte devait commencer.

Il se rendit à la chapelle ; elle était à peu près vide,car les frères travaillaient, à ce moment, dans la fabrique dechocolat et dans les champs.

Les pères étaient à leur place, dans la rotonde. Le prieur tirala cliquette, tous s’enveloppèrent d’un grand signe de croix et àgauche, là où il ne pouvait voir, – car Durtal s’était installé àla même place que le matin, devant l’autel de saint Joseph, – unevoix monta :

– « Ave, maria, gratia plena, dominus tecum. »

Et l’autre partie du choeur répondit :

– « Et benedictus fructus ventris tui, Jesus. »

Il y eut une seconde d’intervalle et la voix pure et faible duvieux trappiste chanta comme avant l’office des Complies, la veille:

– « Deus, in adjutorium meum intende. »

Et la liturgie se déroula, avec ses Gloria patri, etc., pendantlesquels les moines courbaient le front sur leurs livres, et sasérie de psaumes articulés sur un ton bref d’un côté, et long del’autre.

Durtal agenouillé se laissait aller au bercement de lapsalmodie, si las qu’il ne pouvait parvenir à prier lui-même.

Puis quand sexte se termina, tous les pères se recueillirent etDurtal surprit un regard de pitié chez le prieur qui se tourna unpeu vers son banc. Il comprit que le moine implorait le sauveurpour lui, suppliait peut-être Dieu de lui indiquer la manière dontil pourrait, demain, s’y prendre.

Durtal rejoignit M. Bruno dans la cour ; ils se serrèrentla main, puis l’oblat lui annonça la présence d’un nouveauconvive.

– Un retraitant ?

– Non, un vicaire des environs de Lyon ; il reste un jourseulement ; il est venu visiter l’abbé qui est malade.

– Je croyais d’abord que l’abbé de Notre-Dame de l’Atre était cegrand moine qui conduit l’office…

– Mais non, c’est le prieur, le père Maximin ; quant àl’abbé, vous ne l’avez pas vu et je doute que vous puissiez levoir, car il ne sortira sans doute pas de son lit avant votredépart.

Ils arrivèrent à l’hôtellerie, trouvèrent le père Etiennes’excusant, auprès d’un prêtre gros et court, de l’indigent régalqu’il apportait.

Ce prêtre aux traits forts, modelés dans de la graisse jaune,était hilare.

Il plaisanta M. Bruno qu’il semblait connaître de longue datesur le péché de gourmandise qui devait se commettre si fréquemmentdans les Trappes, puis il huma, en simulant des gloussementsd’allégresse, l’inodore bouquet du pauvre vin qu’il se versa ;enfin lorsqu’il divisa avec une cuiller l’omelette qui composait leplat de résistance du dîner, il feignit de découper un poulet,s’extasiant sur la belle apparence de la chair, disant à Durtal : -je vous affirme, monsieur, que c’est un poulet de grain ;oserai-je vous offrir une aile ?

Ce genre de plaisanterie exaspérait Durtal qui n’avait avec celaaucune envie de rire, ce jour-là ; aussi se borna-t-il àrépondre par un vague salut, tout en souhaitant à part lui que lafin du repas fût proche.

La conversation continua entre ce prêtre et M. Bruno.

Après s’être disséminée sur divers lieux communs, elle finit parse concentrer sur une invisible loutre qui dévastait les étangs del’abbaye.

– Mais enfin, disait le vicaire, avez-vous au moins découvert lelieu où elle gîte ?

– Jamais ; l’on distingue aisément dans les herbesfroissées les chemins qu’elle parcourt pour se jeter dans l’eau,mais toujours, à un endroit, on perd ses traces. Nous l’avonsguettée avec le P. Etienne, pendant des journées ; et jamaiselle ne s’est montrée.

L’abbé expliqua divers pièges qu’il convenait de tendre. Durtalrêvait à cette chasse à la loutre si plaisamment racontée parBalzac en tête de ses Paysans, quand le dîner s’acheva.

Le vicaire récita les grâces et dit à M. Bruno :

– Si nous allions faire un tour ; le bon air remplacera lecafé que l’on omet de nous servir.

Durtal regagna sa cellule.

Il se sentait vidé, détrité, fourbu, réduit à l’état defilaments, à l’état de pulpe. Le corps concassé par les cauchemarsde la nuit, énervé par la scène du matin, demandait à s’asseoir, àne pas bouger et si l’âme n’avait plus cet affolement qui l’avaitbrisée dans des sanglots aux pieds du moine, elle restait dolenteet inquiète ; elle aussi demandait à se taire, à se reposer, àdormir.

Voyons, dit Durtal, il ne s’agit pas de se déserter,secouons-nous.

Il lut les psaumes de la pénitence et les litanies dessaints ; puis il hésita entre deux de ses volumes, entre saintBonaventure et sainte Angèle.

Il se décida pour la bienheureuse. Elle avait péché, s’étaitconvertie, elle lui semblait moins loin de lui, pluscompréhensible, plus secourable que le docteur Séraphique, que lesaint toujours demeuré pur, à l’abri des chutes.

N’avait-elle pas été, elle aussi, une scélérate charnelle,n’était-elle pas également arrivée de bien loin vers lesauveur ?

Mariée, elle pratique l’adultère et elle se dévergonde ;les amants se succèdent et, quand ils sont taris, elle les rejettecomme des écales. Soudain la grâce fermente en elle et lui faitéclater l’âme ; elle va se confesser, n’ose avouer les plusvéhéments de ses péchés au prêtre, et elle communie, greffant ainsile sacrilège sur ses autres fautes.

Elle vit, jours et nuits, torturée par le remords, finit parsupplier saint François d’Assise de la sauver. Et, la nuitsuivante, le saint lui apparaît : – Ma soeur, dit-il, si vousm’aviez appelé plus tôt, je vous aurais exaucée déjà. Le lendemain,elle se rend à l’église, écoute un prêtre qui parle en chaire,comprend que c’est à celui-là qu’elle doit s’adresser et elles’ouvre pleinement, se confesse entièrement à lui.

Alors commencent les épreuves d’une vie purgative atroce. Elleperd, coup sur coup, sa mère, son mari, ses enfants ; ellesubit des tentations charnelles si violentes qu’elle en est réduiteà saisir des charbons allumés et à cautériser par le feu la plaiemême de ses sens.

Pendant deux années, le démon la tisonne. Elle distribue sesbiens aux pauvres, revêt l’habit du tiers-ordre de saint François,recueille les malades et les infirmes, mendie dans la rue poureux.

Un jour, un haut-le-coeur lui vient devant un lépreux dont lescroûtes soulevées infectent ; pour se punir de son dégoût,elle boit l’eau dans laquelle elle a lavé ces croûtes ; desnausées la reprennent ; elle se châtie encore en se forçant àavaler une écaille que cette eau n’a pu entraîner et qui lui estrestée dans le gosier, à sec.

Pendant des années elle panse des ulcères et médite sur lapassion du Christ. Puis son noviciat de douleurs prend fin et lejour radieux des visions l’éclaire. Jésus la traite en enfantgâtée, la cajole, la nomme ma très douce, ma très aiméefille ; il la dispense du besoin de manger, ne la nourritqu’avec les espèces saintes ; il l’appelle, l’attire,l’absorbe dans la lumière incréée, lui permet, par une avanced’hoirie, de connaître, vivante, les joies du ciel.

Et elle est si simple, si timide, que, malgré tout, elle a peur,car le souvenir de ses péchés l’alarme. Elle ne peut se croirepardonnée et elle dit au Christ : – « ah ! Je voudrais memettre un collier de fer et me traîner sur la place publique pourcrier mes hontes ! »

Et il la console et lui répète : rassure-toi, ma fille, j’aicompensé tes péchés par mes souffrances ; et comme elles’accuse encore d’avoir vécu dans l’opulence, qu’elle se reproched’avoir raffolé de toilettes et de bijoux, il lui dit en souriant :pour racheter tes richesses, j’ai manqué de tout ; il tefallait un grand nombre de robes et, moi, je n’eus qu’un vêtementet les soldats m’en dépouillèrent et le tirèrent au sort ; manudité fut l’expiation de ta vanité dans les parures…

Et tous les entretiens du Christ sont sur ce ton ; il passeson temps à réconforter cette humble que ses bienfaitsaccablent ; et elle est pourtant avec cela la plus amoureusedes saintes ! Son oeuvre est une série de libationsspirituelles et de caresses ; il semble qu’à côté d’elle, lesvolumes des autres mystiques charbonnent tant le foyer de ce livreest vif !

Ah ! se disait Durtal, en feuilletant ces pages, c’est bienle Christ de saint François, le Dieu de miséricorde 6 qui parle àcette franciscaine ! – et il reprenait : cela devrait medonner du courage, car enfin Angèle de Foligno a péché autant quemoi et toutes ses fautes lui furent cependant remises ! Oui,mais aussi, quelle âme elle avait, tandis que la mienne n’est bonneà rien ; au lieu d’aimer, elle raisonne ! Il est juste denoter pourtant que la bienheureuse était dans de meilleuresconditions que moi pour se rédimer. Elle vivait au treizièmesiècle, avait moins de chemin à faire pour aborder Dieu, car depuisle Moyen Age, chaque siècle nous éloigne de lui davantage !Elle vivait dans un temps plein de miracles et qui regorgeait desaints et, moi, je vis à Paris, à une époque où les miracles sontrares, où les saints ne foisonnent guère. – puis, une fois partid’ici, je vais m’amollir, me diluer encore dans l’infâme étuvée,dans le bain de péchés des villes, quelle perspective !

A propos… il regarda sa montre et tressauta ; il était deuxheures-j’ai manqué l’office de none, se dit-il ; décidément,il faut que je simplifie l’horaire compliqué de ma pancarte, sanscela je ne m’y reconnaîtrai jamais : et il le traça en effet, enquelques lignes :

Matin – lever à 4 heures ou plutôt à 3 heures 1/2 – Déjeuner à 7heures – Sexte à 11 heures, dîner 7 à 11 heures 1/2 – None à 1heure 1/2 – Vêpres à 5 heures 1/4 – Souper à 6 et Complies à 7heures 25.

Là, c’est clair au moins et facile à retenir. – Pourvumaintenant que le P. Etienne n’ait pas remarqué mon absence à lachapelle !

Il quitta sa chambre. – Ah ! voici le fameux règlement, sedit-il, en considérant un tableau encadré, pendu sur le palier.

Il s’approcha et il lut :

« Règlement de messieurs les Hôtes. »

Il se composait de nombreux articles et débutait par ces mots:

« On prie humblement ceux que la divine providence conduira dansce monastère d’agréer qu’on les avertisse des chosessuivantes ; » « On évite, en tout temps, la rencontre desreligieux et des frères convers ; on n’approche pas du lieu oùils travaillent. » « Il est interdit de sortir de la clôture pouraller à la ferme ou aux environs du monastère. »

Puis venait une série de recommandations qui figuraient déjàdans le nota des horaires imprimé sur les pancartes.

Durtal sauta plusieurs paragraphes et lut encore :

 » MM. les hôtes sont priés de ne rien écrire sur les portes, dene pas frotter d’allumettes au mur, de ne pas jeter d’eau sur leplancher. »  » On ne peut aller d’une chambre à l’autre pour visiterson voisin ou lui parler. »  » On ne peut fumer dans la maison. »

Et dehors non plus, pensa Durtal, j’ai pourtant bien besoind’allumer une cigarette. Et il descendit.

Il se heurta dans le couloir au père Etienne qui lui fitaussitôt observer qu’il ne l’avait pas vu à sa place pendantl’office. Durtal s’excusa de son mieux. Le moine n’insista pas,mais Durtal comprit qu’il était surveillé et se rendit compte que,sous ses allures bon enfant, l’hôtelier devait, dès qu’ils’agissait de discipline, vous serrer la gorge dans un garrot defer.

Il n’en douta plus lorsqu’à l’heure des vêpres, il s’aperçut quele premier regard du moine en entrant dans la chapelle était pourlui, mais il était si veule, si endolori, ce jour-là, qu’il ne s’enoccupa guère.

Ce changement brusque d’existence, ces heures de sa viehabituelle si complètement transformées l’ahurissaient et, de sacrise du matin, il avait conservé une sorte de torpeur qui luibrisait tout ressort. Il vécut cette fin de journée à la dérive, nepensant plus à rien, dormant debout ; et quand le soir futvenu, il s’écroula sur son lit comme une masse.

Chapitre 3

 

Il se réveilla en sursaut à onze heures, avec cette impressionde quelqu’un qui se sent regardé pendant qu’il dort. Il fit craquerune allumette, ne vit personne, vérifia l’heure et, retombant sursa couche, dormit d’un trait jusqu’à près de quatre heures. Ils’habilla en hâte et courut à l’église.

Le vestibule, obscur la veille, était éclairé, ce matin-là, carun vieux moine célébrait une messe à l’autel de saint Joseph, unmoine chauve et cassé, avec une barbe blanche fuyant de toutesparts, en coup de vent, volant en de très longs fils.

Un convers l’assistait, un petit homme au poil noir et au crânerasé, pareil à une boule peinte en bleu ; il ressemblait à unbandit, avec sa barbe en désordre et son sac usé de bure.

Et ce bandit avait l’oeil doux et étonné des gosses. Il servaitle prêtre avec un respect presque craintif, avec une joie contenuevraiment touchante.

Les autres, à genoux sur les dalles, priaient, concentrés, oulisaient leur messe. Durtal distingua le très vieux de quatre-vingtans, immobile, la face tendue en avant et les yeux clos ; etle jeune, celui dont le regard miséricordieux l’avait secouru prèsde l’étang, méditait attentivement sur son paroissien l’office. Ildevait être âgé de vingt ans, était grand et robuste ; lafigure un peu fatiguée était tout à la fois mâle et tendre, avecses traits émaciés et sa barbe blonde qui rebroussait sur la robe,en pointe.

Durtal s’abandonna dans cette chapelle où chacun mettait un peudu sien pour l’adjuver et, songeant à la confession qu’il allaitfaire, il supplia le seigneur de le soutenir, il l’implora pour quele moine voulût bien le déplier.

Et il se sentit moins apeuré, plus maître de soi, plus ferme. Ilse collationnait et se groupait, éprouvait une douloureuseconfusion, mais il n’avait plus ce découragement qui l’avaitabattu, la veille. Il se remontait avec cette idée qu’il ne sedélaissait pas, qu’il s’aidait de toutes ses forces, qu’il nepouvait, dans tous les cas, se rassembler mieux.

Il fut distrait de ces réflexions par le départ du vieuxtrappiste qui avait fini d’offrir le sacrifice, et par l’entrée duprieur qui monta entre deux pères blancs dans la rotonde, aumaître-autel, pour dire la messe.

Durtal s’absorba dans son eucologe, mais après que le prêtre eutconsommé les espèces, il cessa de lire, car tous se levaient et ilbéa, confondu, devant un spectacle dont il ne se doutait même pas,une communion de moines.

Ils s’avançaient, un à un, muets et les yeux bas, puis arrivédevant l’autel, celui qui marchait le premier se retournait etembrassait le camarade qui venait après lui ; celui-ci, à sontour, serrait dans ses bras le religieux qui le suivait et il enétait ainsi jusqu’au dernier. Tous, avant que d’aller recevoirl’Eucharistie, échangeaient le baiser de paix, puis ilss’agenouillaient, communiaient et ils revenaient encore, un à un,en tournant dans la rotonde derrière l’autel.

Et le retour de ces gens était inouï ; les pères blancs entête, ils s’acheminaient très lentement, les yeux fermés et lesmains jointes. Les figures avaient quelque chose de modifié ;elles étaient éclairées autrement, en dedans ; il semblaitque, refoulée par la puissance du sacrement contre les parois ducorps, l’âme filtrât, au travers des pores, éclairât l’épiderme decette lumière spéciale de la joie, de cette sorte de clarté quis’épand des âmes blanches, file ainsi qu’une fumée presque rose lelong des joues et rayonne, en se concentrant, au front.

A considérer l’allure mécanique et hésitante de ces moines, l’ondevinait que les corps n’étaient plus que des automates, exécutantpar habitude leur mouvement de marche, que les âmes ne sesouciaient plus d’eux, étaient ailleurs.

Durtal reconnaissait le vieux convers maintenant si courbé queson visage disparaissait dans sa barbe relevée par la poitrine etses deux grosses mains noueuses tremblaient, en s’étreignant ;il apercevait aussi le jeune et grand frère, les traits tirés dansune face dissoute, glissant à petits pas, sans yeux.

Fatalement, il délibéra sur lui-même. Il était le seul qui necommuniait pas, car il voyait, sortant le dernier derrière l’autel,M. Bruno qui rejoignait, les bras croisés, sa place.

Cette exclusion lui faisait si clairement comprendre combien ilétait différent, combien il était éloigné de ce monde-là !Tous étaient admis et, lui seul, restait. Son indignité s’attestaitdavantage et il s’attristait d’être mis à l’écart, traité, ainsiqu’il le méritait, en étranger, séparé de même que le bouc desecritures, parqué, loin des brebis, à la gauche du Christ.

Ces remarques lui furent saines, car elles dissipèrent laterreur de la confession qui s’affirmait encore. Cet acte lui parutsi naturel, si juste, dans sa nécessaire humiliation, dans sonindispensable souffrance, qu’il eût voulu l’accomplir tout de suiteet pouvoir se représenter dans cette chapelle, émondé, lavé, devenuau moins un peu plus semblable aux autres.

Quand la messe prit fin, il se dirigea vers sa cellule pour ychercher une tablette de chocolat.

En haut de l’escalier, M. Bruno, enveloppé d’un grand tablier,s’apprêtait à nettoyer les marches.

Durtal l’examinait, surpris. L’oblat sourit et lui serra lamain.

– C’est une excellente besogne pour l’âme, fit-il, en montrantson balai ; cela vous rappelle aux sentiments de modestie quel’on est trop enclin à oublier, lorsqu’on a vécu dans le monde.

Et il se mit à frotter vigoureusement et à recueillir sur unepelle la poussière qui remplissait, comme une poudre de poivre, lessalières creusées dans les carreaux du sol.

Durtal emporta sa tablette dans le jardin. Réfléchissons, sedit-il, en la grignotant ; si je longeais une autre route, sij’allais me promener dans la partie du bois que j’ignore. Et iln’en eut aucun désir. – non, dans l’état où je suis, j’aime mieuxhanter le même endroit, ne point quitter les lieux où j’ai fixé meshabitudes ; je suis déjà si peu coordonné, si facilementépars, que je ne veux pas risquer de me désunir dans la curiositéde nouveaux sites. Et il s’en fut près de l’étang en croix.

Il remonta le long de ses rives et quand il eut atteint lesommet, il s’étonna de rencontrer, à quelques minutes de là, unruisseau moucheté de pellicules vertes, creusé entre deux haies quiservaient de clôture au monastère. Plus loin, s’étendaient deschamps, une vaste ferme dont on entrevoyait les toits dans desarbres, et, partout, à l’horizon, sur des collines, des forêts quisemblaient arrêter la marche en avant du ciel.

– Je me figurais ce territoire plus grand, se dit-il, enrevenant sur ses pas et lorsqu’il eut regagné le haut de l’étang encroix, il contempla l’immense crucifix de bois, dressé en l’air etqui se réverbérait dans cette glace noire. Il s’y enfonçait, vu dedos, tremblait dans les petites ondes que plissait le vent,paraissait descendre en tournoyant dans cette étendue d’encre. Etl’on n’apercevait de ce Christ de marbre dont le corps était cachépar son bois, que les deux bras blancs qui dépassaient l’instrumentde supplice et se tordaient dans la suie des eaux.

Assis sur l’herbe, Durtal regardait l’obscur miroir de cettecroix couchée et, songeant à son âme qui était, ainsi que cetétang, tannée, salie, par un lit de feuilles mortes, par un fumierde fautes, il plaignait le sauveur qu’il allait convier à s’ybaigner, car ce ne serait même plus le martyre du Golgotha,consommé, sur une éminence, la tête haute, au jour, en plein air,au moins ! Mais ce serait par un surcroît d’outrages,l’abominable plongeon du corps crucifié, la tête en bas, la nuit,dans un fond de boue !

– Ah ! il serait temps de l’épargner, en me filtrant, en meclarifiant, se cria-t-il. – Et le cygne, demeuré jusqu’alorsimmobile dans un bras de l’étang, balaya, en s’avançant, lalamentable image, blanchit de son reflet tranquille le deuil remuédes eaux.

Et Durtal songea à l’absolution qu’il obtiendrait peut-être etil rouvrit son eucologe et dénombra ses fautes ; et lentement,ainsi que la veille, il se tarauda, parvint, en se sondant, à fairesortir du sol de son être un jet de larmes.

Il s’agit de se contenir, se dit-il, tremblant à l’idée qu’ilsuffoquerait encore, qu’il ne pourrait parler ; et il résolutde commencer à rebours sa confession, d’énumérer d’abord les petitspéchés, de garder les gros pour la fin, de terminer par l’aveu desméfaits charnels ; si alors je succombe, j’arriverai quandmême à m’expliquer en deux mots. – Mon Dieu ! Pourvu néanmoinsque le prieur ne se taise pas comme hier, pourvu qu’il medélie !

Il secoua sa tristesse, quitta l’étang, rejoignit son allée detilleuls et il se plut à inspecter de près ces arbres. Ilsérigeaient des troncs énormes, frottés d’orpin roux, gouachésd’argent gris par des mousses ; et plusieurs, ce matin-là,étaient enveloppés ainsi que d’une mantille couturée de perles, pardes fils de la vierge que la rosée attachait avec les noeuds clairsde ses gouttes.

Il s’assit sur un banc, puis craignant une ondée, car le tempstournait à la pluie, il se retira dans sa cellule.

Il ne se sentait aucune envie de lire ; il n’avait plusqu’une hâte, atteindre, tout en la redoutant, la neuvième heure, enfinir avec le lest de son âme et s’en décharger, et il priaitmécaniquement, sans savoir ce qu’il marmottait, pensant toujours àcette confession, repris d’alarmes, retraversé de transes.

Il descendit un peu avant l’heure-et le coeur lui manqua,lorsqu’il pénétra dans l’auditoire.

Malgré lui, ses yeux se braquaient sur ce prie-dieu où il avaitsi cruellement souffert.

Dire qu’il allait falloir se remettre sur cette claie, s’étendreencore sur ce chevalet de torture ! Il essaya de se colliger,de se résumer-et il se cabra brusquement ; il entendait lespas du moine.

La porte s’ouvrit et, pour la première fois, Durtal osadévisager le prieur ; ce n’était plus du tout le même homme,plus du tout la figure qu’il discernait de loin ; autant leprofil était hautain, autant la face était douce ; et c’étaitl’oeil qui émoussait l’altière énergie des traits, un oeil familieret profond où il y avait, à la fois, de la joie placide et de lapitié triste.

– Allons, dit-il, ne vous troublez pas, car c’est ànotre-Seigneur seul qui connaît vos fautes que vous allezparler.

Et il s’agenouilla, pria longuement et vint, ainsi que laveille, s’asseoir près du prie-dieu ; il se pencha sur Durtalet tendit l’oreille.

Un peu rassuré, le pénitent commença sans trop d’angoisses. Ils’accusait de toutes les fautes communes aux hommes, manque decharité envers le prochain, médisance, haine, jugements téméraires,injures, mensonges, vanité, colère, etc.

Le moine l’interrompit, un moment.

– Vous avez déclaré, je crois, tout à l’heure, que, dans votrejeunesse vous aviez contracté des dettes ; les avez-vouspayées ?

Et sur un signe affirmatif de Durtal, il fit : Bien – etpoursuivit :

– Avez-vous fait partie d’une société secrète ? vousêtes-vous battu en duel ? – je suis obligé de poser cesquestions, car ce sont des péchés réservés. – Non ? – Bien, etil se tut.

– Envers Dieu, je m’accuse de tout, reprit Durtal ; commeje vous l’ai avoué, hier, depuis ma première communion, j’ai toutquitté, prières, messe, enfin tout ; j’ai nié Dieu, je l’aiblasphémé, j’avais entièrement perdu la Foi.

Et Durtal s’arrêta.

Il arrivait aux forfaits des chairs. Sa voix faiblit.

– Ici, je ne sais plus comment m’expliquer, fit-il, en refoulantses larmes.

– Voyons, dit doucement le moine, vous m’avez affirmé, hier, quevous aviez commis tous les actes que comporte la malice spéciale dela Luxure.

– Oui, mon père. – Et, tremblant, il ajouta : dois-je entrerdans des détails ?

– Non, c’est inutile. Je me bornerai à vous demander, parce quecela change la nature du péché, s’il y a eu, dans votre cas, desfautes personnelles et des fautes commises entre personnes du mêmesexe ?

– Depuis le collège, non.

– S’il y a eu adultère ?

– Oui.

– Dois-je comprendre, que dans vos relations avec les femmes,aucun des excès possibles ne fut omis ?

Durtal eut un signe affirmatif.

– Bien, cela suffit.

Et le moine se tut.

Durtal étouffait de dégoût ; l’aveu de ces turpitudes luicoûtait affreusement ; et cependant, bien qu’il fût encoreaccablé de honte, il commençait déjà à respirer quand, tout à coup,il se replongea la tête dans ses mains.

Le souvenir du sacrilège, auquel Mme Chantelouve l’avait faitparticiper, lui revenait.

Il raconta, en balbutiant, qu’il avait assisté, par curiosité, àune messe noire et qu’après, sans le vouloir, il avait souillé unehostie que cette femme, saturée de satanisme, cachait en elle.

Le prieur écoutait sans broncher.

– Avez-vous continué à fréquenter cette femme après ?

– Non, cela m’avait fait horreur.

Le trappiste réfléchit et :

– C’est tout ?

– Je crois avoir tout avoué, répondit Durtal.

Le confesseur garda le silence pendant quelques minutes, puisd’une voix pensive, il murmura :

– Je suis plus qu’hier encore frappé par l’étonnant miracle quele ciel a opéré en vous.

Vous étiez malade, si malade que vraiment l’on pouvait dire devotre âme ce que Marthe disait du corps de Lazare : Jam foetet! -et le Christ vous a, en quelque sorte, ressuscité. Seulement, nevous y trompez pas, la conversion du pécheur n’est pas sa guérison,mais seulement sa convalescence ; et cette convalescence durequelquefois plusieurs années, est souvent longue.

Il convient donc que vous vous déterminiez, dès à présent, àvous prémunir contre les rechutes, à tenter ce qui dépendra de vouspour vous rétablir. Ce traitement préventif se compose de laprière, du sacrement de pénitence, de la sainte communion.

La prière ? – vous la connaissez, car, après une vie agitéetelle que fut la vôtre, vous n’avez pu vous décider à émigrer ici,sans avoir auparavant beaucoup prié.

– Ah ! si mal !

– Peu importe, puisque votre désir était de prier bien ! -La confession ? – Elle vous fut pénible ; elle le seramoins maintenant que vous n’aurez plus à avouer des annéesaccumulées de fautes. La communion m’ inquiète davantage ;l’on pourrait en effet craindre que dans le cas où voustriompheriez de la chair, le démon ne vous attendît là et qu’il nes’efforçât de vous en éloigner, car il sait fort bien que, sans cedivin magistère, aucune guérison n’est possible. Vous aurez donc àporter sur ce point toute votre attention.

Le moine réfléchit une minute, puis il reprit :

– La sainte Eucharistie… vous en aurez plus qu’un autre besoin,car vous serez plus malheureux que les êtres moins cultivés, queles êtres plus simples. Vous serez torturé par l’imagination. Ellevous a fait beaucoup pécher et, par un juste retour, elle vous ferabeaucoup souffrir ; elle sera la porte mal fermée de votrepersonne et c’est par là que le démon s’introduira et s’épandra envous. – Veillez donc de ce côté et priez ardemment pour que leseigneur vous vienne en aide. Dites-moi, avez-vous unchapelet ?

– Non, mon père.

– Je sens, reprit le moine, dans le ton dont vous avez prononcéce nom, percer une certaine hostilité contre le chapelet.

– Je vous avouerai que ce moyen mécanique pour réciter desoraisons me gêne un peu ; je ne sais pas, mais il me semblequ’au bout de quelques secondes, je ne pourrais plus penser à ceque je répète ; je bafouillerais, je finirais certainement parbalbutier des bêtises…

– Vous avez connu, fit tranquillement le prieur, des pères defamille. Leurs enfants leur bredouillaient des caresses, leurracontaient n’importe quoi et ils étaient cependant ravis de lesentendre ! Pourquoi voulez-vous que notre-Seigneur, qui est unbon père, n’aime pas à écouter ses enfants même lorsqu’ilsânonnent, même lorsqu’ils débitent des bêtises ?

Et, après une pause, il poursuivit :

– Je flaire un peu de ruse diabolique dans votre avis, car degrandes grâces sont attachées à cette couronne d’oraisons. La TrèsSainte Vierge a elle-même révélé ce moyen de prier auxsaints ; elle a déclaré s’y complaire ; cela doit suffirepour nous le faire aimer.

Faites-le donc pour elle qui a puissamment aidé à votreconversion, qui a intercédé auprès de son fils pour vous sauver.Rappelez-vous aussi que Dieu a voulu que toutes les grâces nousvinssent par elle. Saint Bernard le déclare expressément : Totumnos habere voluit per mariam.

Le moine fit une nouvelle pause et il ajouta :

– Le chapelet met, du reste, les sots en fureur et c’est là unsigne sûr. Vous voudrez bien, comme pénitence, réciter une dizaine,pendant un mois, chaque jour.

Il se tut, puis lentement, il reprit :

– Nous gardons tous, hélas ! Cette cicatrice du péchéoriginel qu’est le penchant au mal ; chacun la ménage plus oumoins ; vous, depuis l’âge de discrétion, vous l’avezconstamment ouverte, mais il suffit que vous exécriez votre plaiepour que Dieu la ferme. Je ne vous parlerai donc pas de votrepassé, puisque votre repentir et votre ferme propos de ne pluspécher l’effacent. Demain, vous recevrez le gage de laréconciliation, vous communierez ; après tant d’années, leseigneur s’engagera dans la route de votre âme et s’yarrêtera ; abordez-le avec grande humilité et préparez-vousd’ici-là, par la prière, à ce mystérieux coeur à coeur que sa bontédésire. Dites maintenant votre acte de contrition, je vais vousdonner la sainte absolution.

Le moine leva les bras et les manches de sa coule blanchevolèrent ainsi que deux ailes au-dessus de lui. Il proférait, lesyeux au ciel, l’impérieuse formule qui rompt les liens ; ettrois mots prononcés, d’une voix plus haute et plus lente : « Ego teabsolvo, » tombèrent sur Durtal qui frémit de la tête aux pieds.

Il s’affaissa presque sur le sol, incapable de se réunir, de secomprendre, sentant seulement et cela d’une façon très nette, – quele Christ était en personne présent, était là, près de lui danscette pièce, – et, ne trouvant aucune parole pour le remercier, ilpleura, ravi, courbé sous le grand signe de croix dont le couvraitle moine.

Il lui sembla sortir d’un rêve, alors que le prieur lui dit : »Réjouissez-vous, votre vie est morte ; elle est enterrée dansun cloître et c’est aussi dans un cloître qu’elle varenaître ; c’est un bon présage ; ayez confiance ennotre-Seigneur et allez en paix. »

Et le père ajouta, en lui serrant la main : – n’ayez aucunecrainte de me déranger, je suis à votre entière disposition ;non seulement pour la confession, mais encore pour tous lesentretiens, pour tous les conseils qui pourraient vous êtreutiles ; c’est bien entendu, n’est-ce pas ?

Ils quittèrent ensemble l’auditoire ; le moine le saluadans le corridor et disparut. Durtal hésitait entre aller méditerdans sa cellule ou dans l’église, quand M. Bruno survint.

Il s’approcha de Durtal et lui dit :

– Hein ? c’est un fameux poids de moins surl’estomac !

Et Durtal le regardant, étonné, il rit.

– Pensez-vous donc qu’un vieux pécheur tel que moi n’ait pasdécouvert à mille riens, ne fût-ce qu’à vos pauvres yeux quimaintenant s’éclairent, que vous n’étiez pas encore réconciliélorsque vous êtes débarqué ici. Or, je viens de surprendre lerévérend père qui retourne dans le cloître et, vous, je vousrencontre sortant de l’auditoire ; il n’est pas dès lorsnécessaire d’être bien malin pour deviner que le grand lavage vientd’avoir lieu !

– Mais, fit Durtal, le prieur que vous n’avez pu voir avec moi,puisqu’il était parti quand vous êtes entré, aurait pu accomplirune autre tâche.

– Non, car il n’était pas en scapulaire ; il avait lacoule. Et comme il n’endosse cette robe que pour se rendre àl’église ou à confesse, j’étais bien certain, étant donnée cetteheure-ci qui ne comporte aucun office, qu’il venait de l’auditoire.J’avançai encore que les trappistes n’étant pas confessés danscette pièce, deux personnes seulement pouvaient s’y entretenir aveclui, vous ou moi.

– Vous m’en direz tant, répliqua Durtal, en riant. Le PèreEtienne les accosta sur ces entrefaites et Durtal lui réclama unchapelet.

– Mais je n’en ai pas, s’écria le moine.

– J’en possède plusieurs, fit M. Bruno, et je serai très heureuxde vous en offrir un. Vous permettez, mon père…

Le moine acquiesça d’un signe.

– Alors si vous voulez bien m’accompagner, reprit l’oblat, ens’adressant à Durtal, je vous le remettrai, sans plus tarder.

Ils montèrent ensemble l’escalier et Durtal connut alors que M.Bruno demeurait dans une pièce située au fond d’un petit corridor,pas bien loin de la sienne.

Cette cellule était très simplement meublée d’un ancien mobilierbourgeois, d’un lit, d’un bureau d’acajou, d’une large bibliothèquepleine de livres ascétiques, d’un poêle de faïence et defauteuils.

Ces meubles appartenaient évidemment à l’oblat, car ils neressemblaient en rien au mobilier des Trappes.

– Asseyez-vous, je vous prie, dit M. Bruno, en montrant unfauteuil, et ils causèrent.

Après s’être d’abord engagée sur le sacrement de pénitence, laconversation se fixa sur le père Maximin et Durtal avoua que lahaute mine du prieur l’avait terrifié tout d’abord.

M. Bruno se mit à rire. – Oui, fit-il, il produit cet effet surceux qui ne l’approchent point, mais quand on le fréquente, ondiscerne qu’il n’est rigide que pour lui-même, car nul n’est, pourles autres, plus indulgent ; c’est un vrai et un saint moine,dans toute l’acception du terme ; aussi a-t-il de grandeslumières…

Et comme Durtal lui parlait des autres cénobites et s’étonnaitqu’il y eut, parmi eux, de très jeunes gens, M. Bruno répondit:

– S’imaginer que la plupart des trappistes ont vécu dans lemonde est une erreur. Cette idée, si répandue, que les gens seréfugient dans les Trappes après de longs chagrins, après desexistences désordonnées, est absolument fausse ; d’ailleurs,pour pouvoir endurer le régime débilitant du cloître, il fautcommencer jeune et surtout ne pas apporter un corps usé par desabus de toute sorte.

Il convient aussi de ne pas confondre la misanthropie et lavocation monastique ; – ce n’est pas l’hypocondrie, maisl’appel divin, qui conduit dans les Trappes. Il y a là une grâcespéciale qui fait que de tout jeunes gens, qui n’ont jamais vécu,aspirent à pouvoir s’interner dans le silence et à y souffrir lesprivations les plus dures ; et ils sont heureux ainsi que jevous souhaiterais de l’être ; et cependant leur existence estencore plus rigoureuse que vous ne la supposez ; prenons lesconvers, par exemple.

Songez qu’ils se livrent aux labeurs les plus pénibles et qu’ilsn’ont même pas comme les pères la consolation d’assister à tous lesoffices et de les chanter ; songez que leur récompense qui estla communion ne leur est même pas très souvent concédée.

Représentez-vous maintenant l’hiver ici. Le froid y estterrible ; dans ces bâtiments délabrés, rien ne ferme et levent balaie la maison du haut en bas ; ils y gèlent sans feu,couchent sur des grabats ; et ils ne peuvent se soutenir,s’encourager entre eux, car ils se connaissent à peine, puisquetoute conversation est interdite.

Pensez aussi que ces pauvres gens n’ont jamais un mot aimable,un mot qui les soulage ou qui les réconforte. Ils travaillent del’aube à la nuit et jamais le maître ne les remercie de leur zèle,jamais il ne dit au bon ouvrier qu’il est content.

Considérez encore que, l’été, lorsque pour faucher la moisson,l’on embauche, dans les villages voisins, des hommes, ceux-là sereposent quand le soleil torréfie les champs ; ils s’assoientà l’ombre des meules, en manches de chemise et ils boivent s’ilsont soif et ils mangent ; et le convers les regarde dans seslourds vêtements ; et il continue sa besogne et il ne mangepas et il ne boit point. Allez, il faut des âmes fortement trempéespour résister à une vie pareille ! – Mais enfin, dit Durtal,il doit y avoir des jours de détente, des moments où la règle serelâche.

– Jamais ; il n’y a même pas, ainsi que dans des ordresbien austères pourtant, – chez les carmélites, pour en citer un,-une heure de récréation où le religieux peut parler et rire. Ici,le silence est éternel.

– Même lorsqu’ils sont ensemble au réfectoire ?

– On lit alors les conférences de Cassien, l’echelle sainte deClimaque, les vies des pères du désert, ou quelque autre volumepieux.

– Et le dimanche ?

– Le dimanche, on se lève une heure plus tôt ; mais c’esten effet leur bon jour, car ils peuvent suivre tous les offices,passer tout leur temps dans l’église !

– L’humilité, l’abnégation, exacerbées jusqu’à ce point, sontsurhumaines ! s’écria Durtal. – Mais, pour qu’ils puissent selivrer, du matin au soir, aux travaux éreintants des champs, encorefaut-il qu’on leur accorde, en quantité suffisante, une nourritureassez forte.

M. Bruno sourit.

– Ils consomment tout bonnement des légumes qui ne valent mêmepas ceux qu’on nous sert et, en guise de vin, ils se désaltèrentavec une boisson aigre et douceâtre qui dépose une moitié de liepar verre. Ils en ont la valeur d’une hémine ou d’une pinte, maisils peuvent l’allonger avec de l’eau, s’ils ont soif.

– Et ils font combien de repas ?

– Cela dépend. – Du 14 Septembre au Carême ils ne mangent qu’unefois par jour, à 2 heures 1/2 – et, durant le Carême, ce repas estreculé jusqu’à 4 heures. De Pâques au 14 Septembre où le jeûneCistercien est moins rigide, le dîner a lieu vers 11 heures 1/2 etl’on peut y ajouter le mixte, c’est-à-dire une légère collation lesoir.

– C’est effrayant ! Travailler et, pendant des mois, nes’alimenter qu’à deux heures de l’après-midi, alors qu’on estdebout depuis deux heures du matin et que l’on n’a pas dîné laveille !

– Aussi est-on, parfois, obligé d’élargir un peu la règle etlorsqu’un moine tombe en faiblesse, on ne lui refuse pas un morceaude pain.

Il faudra bien, du reste, continua M. Bruno d’un ton pensif, quel’on desserre davantage encore l’étreinte de ces observances, carcette question de la table devient une véritable pierred’achoppement pour le recrutement des Trappes ; des âmes quise plairaient dans ces cloîtres sont forcées de les fuir, parce quele corps qu’elles traînent après elles ne peut s’accoutumer à cerégime.

– Et les pères mènent la même existence que lesconvers ?

– Absolument, ils donnent l’exemple ; tous avalent la mêmepitance et couchent dans le même dortoir, sur des litspareils ; c’est l’égalité absolue. Seulement, les pères ontl’avantage de chanter l’office et d’obtenir des communions plusfréquentes.

– Parmi les convers, il en est deux qui m’ ont particulièrementintéressé, l’un, tout jeune, un grand blond qui a une barbeallongée en pointe, l’autre un très vieux, tout courbé.

– Le jeune est le frère Anaclet ; c’est une véritablecolonne de prières que ce jeune homme et l’une des plus précieusesrecrues dont le ciel ait doté notre abbaye. Quant au vieux Siméon,il est un enfant des Trappes, car il a été élevé dans un orphelinatde l’ordre. Celui-là est une âme extraordinaire, un véritablesaint, qui vit déjà fondu en Dieu. Nous en causerons pluslonguement, un autre jour, car il est temps que nousdescendions ; l’heure de Sexte est proche.

Tenez, voici le chapelet que je me suis permis de vous offrir.Laissez-moi y joindre une médaille de saint Benoît. – Et il remit àDurtal un petit chapelet de bois et l’étrange rondelle, gravée delettres cabalistiques, qu’est l’amulette de saint Benoît.

– Vous connaissez le sens de ces signes ?

– Oui, je l’ai lu autrefois dans une brochure de DomGuéranger.

– Bon. Et, à propos, quand communiez-vous ?

– Demain.

– Demain, c’est impossible !

– Pourquoi est-ce impossible ?

– Mais parce que, demain, l’on ne célébrera qu’une seule messe,celle de cinq heures et que la règle empêche d’y communierisolément. Le père Benoît, qui en dit d’habitude une autre avant,est parti, ce matin, et il ne reviendra que dans deux jours. Il y adonc erreur.

– Enfin le prieur m’a positivement déclaré que je communieraisdemain ! s’écria Durtal. – Tous les pères ne sont donc pasprêtres, ici ?

– Non, en fait de prêtres, il y a l’abbé qui est malade, leprieur qui offrira, demain, le sacrifice à cinq heures, le pèreBenoît dont je vous ai parlé, un autre que vous n’avez pas vu etqui voyage. Au reste, si cela avait été possible, je me seraisapproché, moi aussi, de la Sainte Table.

– Alors, s’ils ne sont pas tous consacrés, quelle différenceexiste-t-il entre les pères qui n’ont pas obtenu le sacerdoce etles simples convers ?

– L’éducation. – Pour être père, il faut avoir fait ses études,savoir le latin, n’être pas, en un mot, ce que sont les frèreslais, des paysans ou des ouvriers. – Dans tous les cas, je verraile prieur et je vous rendrai, pour la communion de demain, réponseaprès l’office. Mais c’est ennuyeux ; il aurait fallu que vouspussiez vous mêler ce matin à nous !

Durtal eut un geste de regret. Il s’en fut à la chapelle,ruminant sur ce contre-temps, priant Dieu de ne pas retarder pluslongtemps sa rentrée en grâce.

Après sexte, l’oblat vint le rejoindre. – C’est bien comme jepensais, fit-il, mais vous serez néanmoins admis à la consomptiondu sacrement – Le père prieur s’est entendu avec le vicaire quidîne auprès de nous. Il dira, demain matin, avant son départ unemesse et vous y communierez.

– Oh ! gémit Durtal.

Cette nouvelle lui crevait le coeur. être venu à la Trappe pourrecevoir l’Eucharistie des mains d’un prêtre de passage, d’unprêtre jovial tel qu’était celui-là ! – ah ! Non, j’aiété confessé par un moine et je voudrais être communié par unmoine ! Se cria-t-il. – Il vaudrait mieux attendre que le pèreBenoît fût rentré, – mais comment faire ? Je ne puis cependantexposer au prieur que ce soutanier inconnu me déplaît et qu’il meserait vraiment pénible, après avoir tant fait, de finir par êtreréconcilié, dans un cloître, ainsi !

Et il se plaignit à Dieu, lui dit que tout le bonheur qu’ilpouvait avoir, d’être décanté, d’être enfin clair, était maintenantgâté par ce mécompte.

Il arriva au réfectoire, la tête basse.

Le vicaire était déjà là. Voyant la mine contrite de Durtal, iltenta charitablement de l’égayer, mais les plaisanteries qu’ilessaya produisirent l’effet contraire. Pour être poli, Durtalsouriait, mais d’un air si gêné, que M. Bruno, qui l’observait,détourna la conversation et accapara le prêtre.

Durtal avait hâte que le dîner prît fin. Il avait mangé son oeufet il absorbait péniblement une purée de pommes de terre à l’huilechaude qui ressemblait à s’y méprendre, comme aspect, à de lavaseline ; mais la nourriture, il s’en souciait peumaintenant !

Il se disait : c’est terrible d’emporter d’une premièrecommunion un souvenir irritant, une impression pénible – et je meconnais, ce sera pour moi une hantise. Parbleu, je sais bien qu’aupoint de vue théologique, il importe peu que j’aie affaire à unprêtre ou à un trappiste ; l’un et l’autre ne sont que destruchements entre Dieu et moi, mais enfin, je sens très bien aussique ce n’est pas du tout la même chose. Pour une fois au moins,j’ai besoin d’une garantie, d’une certitude de sainteté et commentl’avoir avec un ecclésiastique qui colporte les plaisanteries d’unplacier en vins ? – Il s’arrêta, songeant que l’abbé Gévresinl’avait précisément, par crainte de ces méfiances, envoyé dans uneTrappe. – Quelle déveine ! se dit-il.

Il n’écoutait même point l’entretien qui se traînait, à côté delui, entre le vicaire et l’oblat.

Il se battait, tout seul, en mâchant, le nez dans sonassiette.

– Je n’ai pas envie de communier demain, reprit-il ; et ilse révolta. Il était lâche et il devenait imbécile à la fin. Est-ceque le sauveur ne se donnerait pas à lui, quand même ?

Il sortit de table, agité par une angoisse sourde et il erradans le parc et dévala au hasard des allées.

Une autre idée s’implantait maintenant, l’idée d’une épreuve quelui infligeait le ciel. Je manque d’humilité, se répétait-il ;eh bien ! C’est pour me punir que la joie d’être sanctifié parun moine m’est refusée. – Le Christ m’a pardonné, c’est déjàbeaucoup. -pourquoi 9 m’accorderait-il davantage, en tenant comptede mes préférences, en exauçant mes voeux ?

Cette pensée l’apaisa pendant quelques minutes ; et il sereprocha ses révoltes, s’accusa d’être injuste envers un prêtre quipouvait être, après tout, un saint.

Ah ! Laissons cela, se dit-il ; acceptons le faitaccompli, tâchons pour une fois d’être un peu humble ; enattendant j’ai mon chapelet à réciter ; il s’assit sur l’herbeet commença.

Il n’en était pas au deuxième grain, qu’il était à nouveaupoursuivi par son mécompte. Il recommença son Pater et son Ave,continua, ne songeant même plus au sens de ses prières, ruminant :- Quelle malchance, il faut que justement un moine, qui célèbre lamesse tous les jours, s’absente pour que, demain, je subisse unedéception pareille !

Il se tut, eut une minute d’accalmie et soudain un nouvelélément de trouble fondit sur lui.

Il regardait son chapelet dont il avait égrené dix grains.

Mais, voyons, le prieur m’a commandé d’en débiter une dizaine,tous les jours, une dizaine de grains ou une dizaine dechapelets ?

De grains, se répondit-il – et presque aussitôt il se répliqua :de chapelets.

Il demeura perplexe.

– Mais c’est idiot, il n’a pu m’ ordonner de défiler dixchapelets par jour ; cela ferait quelque chose comme cinqcents oraisons, à la suite ; personne ne pourrait, sansdérailler, parfaire une semblable tâche ; il n’y a donc pas àhésiter, il s’agit de dix grains, c’est clair !

– Eh non ! Car enfin si le confesseur vous impose unepénitence, on doit admettre qu’il la proportionne à la grandeur desfautes qu’elle répare. Puis, j’avais une répugnance pour cesgouttes de dévotion mises en globules, il est donc naturel qu’il m’ingurgite le rosaire, à haute dose !

Pourtant… pourtant… cela ne se peut ! Je n’aurais même pasà Paris le temps matériel de l’ânonner ; c’estabsurde !

Et l’idée qu’il se trompait revint, lancinante, à la charge.

Il n’y a pas à barguigner, cependant ; dans le langageecclésiastique, une dizaine désigne dix grains ; sans doute…mais je me rappelle fort bien qu’après avoir prononcé le motchapelet, le père s’est exprimé ainsi : vous direz une dizaine, cequi signifie une dizaine de chapelets, car autrement il eûtspécifié une dizaine… d’un chapelet.

Et il se riposta aussitôt : – le père n’avait pas à mettre lespoints sur les i, puisqu’il employait un terme convenu, connu detous. Cet ergotage sur la valeur d’un mot est ridicule !

Il essaya de chasser cette tourmente en faisant vainement appelà sa raison ; et subitement, il se sortit un argument quiacheva de le détraquer.

Il s’inventa que c’était par lâcheté, par paresse, par désir decontradiction, par besoin de révolte, qu’il ne voulait pas déviderses dix bobines. Entre les deux interprétations, j’ai choisi cellequi me dispensait de tout effort, de toute peine, c’est vraimenttrop facile ! – Cela seul prouve que je me leurre lorsquej’essaie de me persuader que le prieur ne m’a pas prescritd’égrapper plus de dix grains !

Puis un Pater, dix Ave et un Gloria, mais alors ce n’estrien ; ce n’est pas sérieux comme pénitence !

Et il dut se répondre : c’est pourtant beaucoup pour toi,puisque tu ne peux parvenir à les proférer, sanst’évaguer !

Il pivotait sur lui-même, sans avancer d’un pas.

– Je n’ai jamais éprouvé une pareille hésitation, se dit-il, entâchant de se reprendre ; je ne suis pas fou et pourtant je mebats contre mon bon sens, car il n’y a pas à en douter, je le sais,je dois égoutter une dizaine d’Ave et pas un de plus !

Il demeura interloqué, presque effrayé de cet état qui étaitnouveau pour lui.

Et, pour se débarrasser, pour se faire taire, il s’imagina unenouvelle réflexion qui conciliait vaguement les deux parties, quiparait au plus pressé, qui présentait au moins une solutionprovisoire.

Dans tous les cas, reprit-il je ne puis communier demain si jen’ai pas accompli aujourd’hui ma pénitence ; dans le doute, leplus sage est de s’atteler aux dix chapelets ; plus tard nousverrons ; je pourrais, au besoin, consulter le prieur. Il estvrai qu’il va me croire imbécile, si je lui parle de ceschapelets ! Je ne puis cependant lui demander cela !

– Mais alors, tu vois bien, tu l’avoues toi-même, il ne sauraitêtre question que de dix grains !

Il s’exaspéra, se rua, pour obtenir son propre silence, sur lerosaire.

Il avait beau fermer les yeux, tenter de se ramasser, de segrouper, il lui fut impossible, au bout de deux dizaines, de suivreses oraisons ; il bafouillait, oubliait les bols du Pater,s’égarait dans les granules des Ave, piétinait sur place.

Il s’avisa, pour se réprimer, de se transporter en imagination,à chaque dose, dans une des chapelles de la vierge qu’il aimait àfréquenter à Paris, à Notre-Dame-des-Victoires, à Saint-Sulpice, àSaint-Séverin ; mais ces vierges n’étant pas assez nombreusespour qu’il pût leur dédier chaque dizain, il évoqua les madones destableaux des primitifs et, recueilli devant leur image, il tournale treuil de ses exorations, ne comprenant pas ce qu’il marmottait,mais priant la mère du sauveur d’accepter ses patenôtres, commeelle recevrait la fumée perdue d’un encensoir, oublié devantl’autel.

Je ne puis me forcer davantage, se dit-il ; il sortit de celabeur, harassé, moulu, voulut souffler ; il lui restaitencore trois chapelets à épuiser.

Et aussitôt qu’il se fut arrêté, la question de l’Eucharistie,qui s’était tue, reprit :

– Mieux valait ne pas communier que de communier mal ; etil était impossible qu’après de tels débats, qu’avec de pareillespréventions, il pût aborder proprement la Sainte Table.

Oui, mais alors comment faire ? – au fond, n’était-ce pasdéjà monstrueux que de discuter les ordres du moine, que de vouloiropérer à sa guise, que de réclamer ses aises ! – Je vais, sicela continue, si bien pécher aujourd’hui que je serai obligé de mereconfesser, se dit-il.

Pour rompre cette obsession, il s’élança encore sur son rouet,mais alors, il s’assotit complètement ; l’artifice dont ils’était servi pour se tenir au moins devant la vierge était usé.Quand il voulut s’abstraire, puis se susciter un souvenir deMemling, il ne put y parvenir et ses oraisons purement labiales, enl’excédant, le désolèrent.

J’ai l’âme exténuée, pensa-t-il, j’agirai sagement en lalaissant reposer, en demeurant tranquille.

Il erra autour de l’étang, ne sachant plus que devenir. Sij’allais dans ma cellule ? – Il s’y rendit, essaya des’absorber dans le petit office de la Vierge et il ne saisit pas unseul mot des phrases qu’il lisait. Il redescendit et recommença àrôder dans le parc.

– Il y a de quoi devenir fou ! se cria-t-il, – et,mélancoliquement, il se répéta : je devrais être heureux, prier enpaix, me préparer à l’acte de demain et jamais je n’ai été siinquiet, si bouleversé, si loin de Dieu !

– Il faut pourtant que j’achève cette pénitence ! Ledésespoir l’abattit, il fut sur le point de tout lâcher ; ilse mata encore, s’astreignit à épeler ses grains.

Il finit par les expédier ; il était à bout de forces.

Et aussitôt il trouva un nouveau moyen de se torturer.

Il se reprocha d’avoir geint ces prières, négligemment, sansmême avoir sérieusement, tenté d’agréger ses sens.

Et il fut sur le point de recommencer tout le chapelet ;mais devant l’évidente folie de cette suggestion, il se cabra, serefusa de s’écouter, puis il se harcela encore.

– Il n’en est pas moins vrai que tu n’as pas exactement remplila tâche assignée par le confesseur, puisque ta conscience tereproche ton manque de recueillement, tes diversions.

Mais je suis crevé ! se cria-t-il, je ne puis, dans cetétat, réitérer ces exercices ! – et, cette fois encore, ilaboutit, pour se départager, à s’inventer un nouveau joint.

Il pourrait compenser par une dizaine, réfléchie, prononcée avecsoin, toutes les boules du rosaire qu’il avait marmonnées, sans lescomprendre.

Et il essaya de remettre la manivelle en marche, mais dès qu’ileut extrait le Pater, il divagua ; il s’entêta quand même àvouloir moudre les Ave, mais alors son esprit se dispersa, s’enfuitde toutes parts.

Il s’arrêta, songeant : à quoi bon ? Du reste, une dizaine,même bien dite, équivaudrait-elle à cinq cents oraisonsratées ? Et puis, pourquoi une dizaine et pas deux, pastrois ; c’est absurde !

La colère le gagnait ; à la fin du compte, conclut-il, cesrécidives sont ineptes ; le Christ a positivement déclaréqu’il ne fallait pas user de vaines redites dans les prières. Alorsquel est le but de ce moulinet d’Ave ?

– Si je m’appesantis sur cet ordre d’idées, si j’ergote sur lesinjonctions du moine, je suis perdu, se dit-il, tout à coup ;et d’un effort de volonté il étouffa les révoltes qui grondaient enlui.

Il se réfugia dans sa cellule ; les heures s’allongeaientinterminables ; il les tuait à se ressasser toujours les mêmesobjections, toujours les mêmes réponses. Cela devenait un rabâchagedont il avait, lui-même, honte.

Ce qui est certain, c’est que je suis victime d’une aberration,reprit-il ; je ne parle pas de l’Eucharistie ; là, mespensées peuvent n’être point justes, mais elles ne sont pasdémentielles au moins, tandis que pour cette question despatenôtres !

Il s’ahurit si bien, à se sentir martelé tel qu’une enclume,entre ces deux hantises, qu’il finit par s’assoupir sur unechaise.

Il atteignit ainsi l’heure des vêpres et le souper. Après cerepas, il retourna dans le parc.

Et alors les litiges en léthargie se ranimèrent et tout revint.Ce fut une mêlée furieuse dans tout son être. Il restait là,immobile, s’écoutait, atterré, quand un pas rapide s’approcha et M.Bruno lui dit :

– Prenez garde, vous êtes sous le coup d’une attaquedémoniaque !

Et comme Durtal, stupéfait, ne répondait pas.

– Oui, fit-il ; le bon Dieu m’accorde parfois desintuitions, et je suis certain, à l’heure qu’il est, que le diablevous travaille les côtes. Voyons, qu’avez-vous ?

– J’ai… que je n’y comprends rien moi-même ; et Durtalnarra l’étonnante bataille qu’il se livrait depuis le matin, àpropos du chapelet.

– Mais c’est fou, s’écria l’oblat ; c’est dix grains que leprieur vous a commandé de dire : dix chapelets sont impossibles àréciter !

– Je le sais… et cependant je doute encore.

– C’est toujours la même tactique, fit M. Bruno ; arriver àvous dégoûter de la chose qu’on doit pratiquer ; oui, lediable a voulu vous rendre le chapelet odieux, 8 en vous accablant.Puis qu’y a-t-il encore ? Vous n’avez pas envie de communierdemain ?

– C’est vrai, répondit Durtal.

– Je m’en doutais, lorsque je vous observai pendant le repas.Ah ! Dame, après les conversions, le malin s’agite ; etce n’est rien, il m’en a fait voir à moi de plus dures que cela, jevous prie de le croire.

Il glissa son bras sous celui de Durtal, le ramena àl’auditoire, le pria d’attendre et disparut.

Quelques minutes après, le prieur entrait.

– Eh bien ! dit-il, M. Bruno me raconte que vous souffrez.Qu’ y a-t-il, au juste ?

– C’est si bête que j’ai honte de m’expliquer.

– Vous n’étonnerez jamais un moine, fit le prieur, ensouriant.

– Eh bien ! Je sais pertinemment, je suis sûr que vousm’avez donné dix grains de chapelet à débiter, pendant un mois,chaque jour, et, depuis ce matin, je me dispute, contre touteévidence, contre tout bon sens pour me convaincre que c’est de dixchapelets quotidiens que se compose ma pénitence.

– Prêtez-moi votre chapelet, dit le moine, et regardez ces dixgrains ; eh bien ! C’est tout ce que je vous avaisprescrit et c’est tout ce que vous aurez à réciter. Alors, vousavez égrené dix chapelets entiers, aujourd’hui ?

Durtal fit signe que oui.

– Et, naturellement, vous vous êtes embrouillé, vous vous êtesimpatienté et vous avez fini par battre la campagne.

Et voyant que Durtal souriait piteusement.

– Eh bien ! Entendez-moi, déclara le père, d’un tonénergique, je vous défends absolument, à l’avenir, de jamaisrecommencer une prière ; elle est mal dite, tant pis, passez,ne la répétez pas.

Je ne vous demande même point si l’idée de repousser lacommunion vous est venue, car cela va de soi ; c’est là oùl’ennemi porte tous ses efforts. N’ écoutez donc pas la voixdiabolique qui vous la déconseille ; vous communierez demain,quoi qu’il arrive. Vous ne devez avoir aucun scrupule, car c’estmoi qui vous enjoins de recevoir le sacrement ; d’ailleurs jeprends tout sur moi.

Autre question maintenant, comment sont les nuits ?

Durtal lui relata l’abominable nuit de son arrivée à la Trappeet cette sensation d’être épié qui l’avait réveillé, la veille.

– Ce sont des manifestations que nous connaissons de longuedate, elles sont sans danger imminent ; ne vous en inquiétezdonc point. Toutefois, si elles persistaient, vous voudriez bienm’en aviser, car nous ne négligerions pas alors d’y mettreordre.

Et le trappiste sortit tranquillement, tandis que Durtal restaitsongeur.

Que les phénomènes du succubat soient sataniques, je n’en aijamais douté, pensa-t-il, mais ce que j’ignorais, ce sont cesattaques de l’âme, cette charge à fond de train contre la raisonqui demeure intacte et qui est vaincue néanmoins ; ça c’estfort ; il sied seulement que cette leçon me serve et que je nesois plus ainsi désarçonné à la première alerte !

Il remonta dans sa cellule ; une grande paix étaitdescendue en lui. A la voix du moine tout s’était tu ; iln’éprouvait plus que la surprise d’avoir déraillé pendant desheures ; il comprenait maintenant qu’il avait été assailli àl’improviste et que ce n’était pas avec lui-même qu’il avaitlutté.

Il pria, se coucha. Et, soudain, par une nouvelle tactique qu’ilne devina point, l’assaut reprit.

Sans doute, se dit-il, je communierai demain, mais… mais…suis-je bien préparé à un pareil acte ? J’aurais dû merecueillir, dans la journée, j’aurais dû remercier le seigneur dem’avoir absous, et j’ai perdu mon temps à des sottises !

Pourquoi n’ai-je pas avoué cela tout à l’heure au pèreMaximin ? Comment n’y ai-je pas songé ? – puis j’auraisdû me reconfesser. – Et ce prêtre qui doit me communier, ceprêtre !

L’horreur qu’il ressentit pour cet homme s’accrut subitement,devint si véhémente qu’il finit par s’étonner. Ah ça ! Mais,voilà que je suis encore roulé par l’ennemi, se dit-il et ils’affirma :

– Tout cela ne m’empêchera pas de consommer, demain, lescélestes apparences, car j’y suis bien décidé ; seulement,n’est-ce pas affreux de se laisser ainsi épreindre et harceler sansrépit par l’esprit de malice, de n’avoir aucun indice du ciel quin’intervient pas, de ne rien savoir ?

Ah ! Seigneur, si j’étais seulement certain que cettecommunion vous plaise ! Donnez-moi un signe, montrez-moi queje puis sans remords m’allier à vous ; faites que, parimpossible, demain, ce ne soit pas ce prêtre, mais bien unmoine…

Et il s’arrêta, confondu lui-même de son audace, se demandantcomment il osait solliciter, en le précisant, un signe.

C’est imbécile ! Se cria-t-il ; d’abord, on n’a pas ledroit de réclamer de Dieu de semblables faveurs ; puis commeil n’exaucera pas ce voeu, j’y aurai gagné quoi ? D’aggraverencore mes angoisses, car j’augurerai quand même de ce refus que macommunion ne vaut rien !

Et il supplia le seigneur d’oublier son souhait, s’excusa del’avoir formulé, voulut se convaincre lui-même qu’il devait n’entenir aucun compte, et, abêti par les transes de cette journée, ilfinit, en priant, par s’endormir.

Chapitre 4

 

Il se répétait, quand il descendit de sa cellule : c’est cematin que je communie et ce mot, qui eût dû le percuter et le fairevibrer, n’éveillait en lui aucun zèle. Il restait assoupi, n’ayantde goût à rien, las de tout, se sentant froid dans le fond del’être.

Une crainte le dégourdit pourtant, lorsqu’il fut dehors.J’ignore, se dit-il, le moment où il faudra quitter mon banc etaller m’agenouiller devant le prêtre ; je sais que lacommunion des fidèles a lieu après celle de l’officiant ; oui,mais à quel instant au juste dois-je bouger ? C’est vraimentune déveine de plus que d’être obligé de se diriger, seul, versl’inquiétante table ; autrement, je n’aurais qu’à suivre lesautres et je ne risquerais pas au moins d’être inconvenant.

Il scruta, en y pénétrant, la chapelle ; il cherchait M.Bruno qui eût peut-être pu, en se plaçant à son côté, lui éviterces soucis, mais l’oblat ne s’y trouvait point.

Durtal s’assit, désemparé, songeant à ce signe qu’il avaitimploré la veille, s’efforçant de rejeter ce souvenir, y pensantquand même.

Il voulut se compulser et se réunir et il priait le ciel de luipardonner ces allées et venues d’esprit, quand M. Bruno entra, ets’en fut s’agenouiller devant la statue de la Vierge.

Presque à la même minute, un frère, qui avait une barbe envarech plantée au bas d’une figure en poire, apporta près del’autel de saint Joseph une petite table de jardin, sur laquelle ilposa un bassin, un manuterge, deux burettes et une serviette.

Devant ces préparatifs qui lui rappelaient l’imminence dusacrifice, Durtal se roidit et parvint, d’un effort, à renverserses anxiétés, à culbuter ses troubles et, s’échappant de lui-même,il supplia ardemment Notre-Dame d’intervenir pour qu’il pût,pendant cette heure au moins, sans s’extravaguer, prier enpaix.

Et quand il eut terminé son oraison, il leva les yeux, eut unsursaut, examina, béant, le prêtre qui s’avançait, précédé duconvers, pour célébrer la messe.

Ce n’était plus le vicaire qu’il connaissait, mais un autre,plus jeune, d’allure majestueuse, très grand, les joues pâles etrasées, la tête chauve.

Durtal le considérait, marchant, solennel et les yeux baissés,vers l’autel et il vit, tout à coup, une flamme violette brûler sesdoigts.

Il a l’anneau épiscopal, c’est un évêque, se dit Durtal qui sepencha pour discerner, sous la chasuble et sous l’aube, la couleurde la robe. Elle était blanche.

Alors, c’est un moine, reprit-il, ahuri ; – et,machinalement, il se tourna vers la statue de la Vierge, appelad’un regard précipité l’oblat qui vint s’asseoir auprès de lui.

– Qui est-ce ?

– C’est Dom Anselme, l’abbé du monastère.

– Celui qui était malade ?

– Oui, c’est lui qui va nous communier.

Durtal tomba à genoux, suffoqué, presque tremblant : il nerêvait pas ! le ciel lui répondait par le signe qu’il avaitfixé !

Il eût dû s’abîmer devant Dieu, s’écraser à ses pieds, s’épandreen une fougue de gratitude ; il le savait et il levoulait ; et, sans qu’il sût comment, il s’ingéniait àchercher des causes naturelles qui pussent justifier cettesubstitution d’un moine au prêtre.

C’est, sans doute, très simple ; car enfin, avantd’admettre une sorte de miracle… au reste, j’en aurai le coeur net,car je veux, après la cérémonie, tirer cette aventure au clair.

Et il se révolta contre les insinuations qui se glissaient enlui. Eh ! quel intérêt pouvait présenter le motif de cechangement ; il en fallait évidemment un ; mais celui-làn’était qu’une conséquence, qu’un accessoire ; l’importantc’était la volonté surnaturelle qui l’avait fait naître. Dans tousles cas, tu as obtenu plus que tu n’avais demandé ; tu as mêmemieux que le simple moine que tu désirais, tu as l’abbé même de laTrappe ! Et il se cria : O croire, croire comme ces pauvresconvers, ne pas être nanti d’une âme qui vole ainsi à tous lesvents ; avoir la foi enfantine, la foi immobile,l’indéracinable foi ! Ah ! Père, père, enfoncez-la,rivez-la en moi !

Et il eut un tel élan qu’il se projeta ; tout disparutautour de lui et il dit, en balbutiant, au Christ : « Seigneur, nevous éloignez point. Que votre miséricorde réfrène votreéquité ; soyez injuste, pardonnez-moi ; accueillez lemendiant de communion, le pauvre d’âme ! »

M. Bruno lui toucha le bras et l’invita, d’un coup d’oeil, àl’accompagner. Ils marchèrent jusqu’à l’autel et s’agenouillèrentsur les dalles, puis quand le prêtre les eut bénis, ilss’agenouillèrent plus près, sur la seule marche, et le convers leurtendit une serviette, car il n’y avait ni barre, ni nappe.

Et l’abbé de la Trappe les communia.

Ils rejoignirent leur place. Durtal était dans un état detorpeur absolue ; le sacrement lui avait, en quelque sorte,anesthésié l’esprit ; il gisait, à genoux, sur son banc,incapable même de démêler ce qui pouvait se mouvoir au fond de lui,inapte à se rallier et à se ressaisir.

Et il eut, tout à coup, l’impression qu’il étouffait, qu’ilmanquait d’air ; la messe était finie ; il s’élançadehors, courut à son allée ; là, il voulut s’expertiser et iltrouva le vide.

Et devant l’étang en croix dans l’eau duquel se noyait leChrist, il éprouva une mélancolie infinie, une tristesseimmense.

Ce fut une véritable syncope d’âme ; elle perditconnaissance ; et quand elle revint à elle, il s’étonna den’avoir pas ressenti un transport inconnu de joie ; puis ils’attarda sur un souvenir gênant, sur tout le côté trop humain dela déglutition d’un Dieu ; il avait eu l’hostie, collée aupalais, et il avait dû la chercher et la rouler, ainsi qu’unecrêpe, avec la langue, pour l’avaler.

Ah ! c’était encore trop matériel ! Il n’eût falluqu’un fluide, qu’un feu, qu’un parfum, qu’un souffle !

Et il chercha à s’expliquer le traitement que le sauveur luifaisait suivre.

Toutes ses prévisions étaient retournées ; c’étaitl’absolution et non la communion qui avaient agi. Près duconfesseur, il avait très nettement perçu la présence durédempteur ; tout son être avait été, en quelque sorte,injecté d’effluves divins et l’Eucharistie lui avait seulementapporté un tribut d’étouffement et de peine.

Il semblait que les deux sacrements eussent substitué leurseffets, l’un à l’autre ; ils avaient manoeuvré à rebours surlui ; le Christ s’était rendu sensible à l’âme, avant et nonaprès.

Mais c’est assez compréhensible, se dit-il, la grande questionpour moi, c’était d’avoir la certitude absolue du pardon ; parune faveur spéciale, Jésus m’a ratifié ma foi dans le dictame depénitence. Pourquoi eût-il fait davantage ?

Et puis, quelles seraient alors les largesses qu’il réserveraità ses saints ? Non mais, je suis, tout de même, étonnant. Jevoudrais être traité comme il traite certainement le frère Anacletet le frère Siméon, c’est un comble !

J’ai obtenu plus que je ne méritais. Et cette réponse que j’eus,ce matin même ? Bien oui, mais pourquoi tant d’avances pouraboutir subitement à ce recul ?

Et, en s’acheminant vers l’abbaye pour y manger son fromage etson pain, il se dit : mon tort envers Dieu, c’est de toujoursraisonner, alors que je devrais tout bêtement l’adorer ainsi que lefont, ici, les moines. Ah ! Pouvoir se taire, se taire àsoi-même, en voilà une grâce !

Il arriva au réfectoire ; il y était, d’habitude, seul, M.Bruno n’assistant jamais, le matin, au repas de sept heures. Ilcommençait à se tailler une miche, quand le P. hôtelier parut.

Il tenait un pavé de grès et des couteaux. Il sourit à Durtal etlui dit : je vais faire reluire les lames du monastère, car ellesen ont vraiment besoin ; – et il les déposa sur une table,dans une petite pièce qui attenait au réfectoire.

– Eh bien ! êtes-vous content ? fit-il, enrevenant.

– Certainement – mais, que s’est-il passé, ce matin, commentai-je été communié par l’abbé de la Trappe, alors que je devaisl’être par ce vicaire qui dîne avec moi ?

Ah ! s’écria le moine, j’ai été aussi surpris que vous. Lepère abbé a subitement, en se réveillant, déclaré qu’il luifallait, ce matin, célébrer sa messe. Il s’est levé, malgré lesobservations du prieur qui, en tant que médecin, lui défendait dequitter son lit. Je ne sais pas et personne ne sait ce qui l’apris. Toujours est-il qu’on lui a alors annoncé qu’il y aurait unretraitant à communier et il a répondu : parfaitement, c’est moiqui le communierai. M. Bruno en a, du reste, profité pours’approcher, lui aussi, du sacrement, car il aime à recevoirnotre-Seigneur des mains de Dom Anselme.

Et cette combinaison a aussi satisfait le vicaire, poursuivit,en souriant, le moine ; car il est parti de la Trappe demeilleure heure, ce matin, et il a pu dire sa messe dans unecommune où il était attendu… A propos, il m’a chargé de l’excuserauprès de vous de n’avoir pu vous présenter ses adieux.

Durtal s’inclina. – Il n’y a plus à douter, pensait-il, Dieu avoulu me répondre d’une façon nette.

– Et votre estomac ?

– Mais il va bien, mon père ; je suis stupéfié ; jen’ai jamais si bien digéré qu’ici ; sans compter que lesnévralgies, que je craignais tant, m’ épargnent.

– Cela prouve que, Là-Haut, on vous protège.

– Oui, certes, je vous assure. Tiens, pendant que j’y pense, ily a longtemps, du reste, que je voulais vous demander cela -comment sont donc organisés vos offices ? ils ne s’adaptentpas avec ceux que détaille mon eucologe.

– Mais, en effet, ils diffèrent des vôtres qui appartiennent aurituel romain. Les vêpres sont pourtant presque semblables, saufparfois les capitules et puis ce qui vous déroute peut-être, c’estque les nôtres sont très souvent précédées des Vêpres de la SainteVierge. En règle générale, nous avons un psaume de moins, paroffice, et presque partout des leçons brèves.

Excepté, reprit en souriant le père Etienne, dans les complies,là où justement vous en récitez. Ainsi, vous avez pu le remarquer,nous ignorons l’In manus tuas, Domine, qui est une des rares leçonsbrèves que les paroisses chantent.

Maintenant, nous possédons aussi un propre des saintsspécial ; nous célébrons la commémoration de bienheureux denotre ordre qui ne figurent pas dans vos livres. En somme, noussuivons à la lettre le bréviaire monastique de saint Benoît.

Durtal avait terminé son déjeuner. Il se leva, craignantd’importuner le père par ses questions.

Un mot du moine lui trottait quand même dans la cervelle, ce motque le prieur tenait l’emploi de médecin ; et, avant desortir, il interrogea encore le P. Etienne.

– Non – le R. P. Maximin n’est pas médecin, mais il connaît trèsbien les simples et il a une petite pharmacie qui suffit, en somme,tant qu’on ne tombe pas gravement malade.

– Et dans ce cas-là ?

– Dans ce cas-là, on peut appeler le praticien d’une des villesles plus proches, mais on n’est jamais malade à ce point ici ;ou alors on approche de sa fin et la visite d’un docteur seraitinutile…

– En somme le prieur soigne l’âme et le corps, à la Trappe.

Le moine approuva d’un signe de tête.

Durtal s’en fut se promener. Il espéra dissiper son étouffementpar une longue marche.

Il s’engagea dans un chemin qu’il n’avait pas encore parcouru etil déboucha dans une clairière où se dressaient les ruines del’ancien couvent, quelques pans de murs, des colonnes tronquées,des chapiteaux de style roman ; malheureusement, ces débrisétaient dans un déplorable état, couverts de mousse, granités,rêches et troués, pareils à des pierres ponces.

Il continua sa route, aboutit à une longue allée, au-dessous delaquelle s’étendait un étang ; celui-là était cinq ou six foisgrand comme le petit étang en forme de croix qu’il fréquentait.

Cette allée qui le surmontait était bordée de vieux chênes et,au milieu, s’érigeait, près d’un banc de bois, une statue de lavierge, en fonte.

Il gémit, en la regardant. Le crime de l’église le poursuivait,une fois de plus ; là, et même dans cette petite chapelle sipleine d’un relent divin, toutes les statues provenaient des bazarsreligieux de Paris ou de Lyon !

Il s’installa, en bas, près de l’étang dont les bords étaientceinturés par des roseaux qu’entouraient des touffesd’osiers ; et il s’amusait à contempler les couleurs de cesarbustes, leurs feuilles d’un vert lisse, leurs tiges d’un jaunecitron ou d’un rouge sang, à observer l’eau qui frisait, qui semettait à bouillir sous un coup de vent. Et des martinets larasaient, l’effleuraient du bout de leur aile, en détachaient desgouttes qui sautaient ainsi que des perles de vif argent. Et cesoiseaux remontaient, tournoyaient au-dessus, poussant les huit,huit, huit, de leurs cris, tandis que des libellules s’allumaientdans l’air qu’elles sabraient de flammes bleues.

Le pacifiant refuge ! Pensait Durtal ; j’aurais dû m’yreposer plus tôt ; il s’assit sur un lit de mousse, et ils’intéressa à la vie sourde et active des eaux. C’était, parinstants, le clapotis et l’éclair d’une carpe qui se retournait, enbondissant ; par d’autres, c’étaient de grands faucheux quipatinaient, à la surface, traçant de petits cercles, se cognant lesuns sur les autres, s’arrêtant, puis refilant, en dessinant denouveaux ronds ; et, par terre, alors, auprès de lui, Durtalvoyait jaillir les sauterelles vertes au ventre vermillon, ou,grimpant à l’assaut des chênes, des colonies de ces bizarresinsectes qui ont sur le dos une tête de diable peinte au minium surun fond noir.

Et, au-dessus de tout cela, s’il levait les yeux, c’était la mersilencieuse et renversée du ciel, une mer bleue, crêtée de nuagesblancs qui s’escaladaient comme des vagues ; et ce firmamentcourait en même temps dans l’eau où il moutonnait sous une vitreglauque.

Durtal se dilatait, en fumant des cigarettes ; lamélancolie qui le comprimait depuis l’aube commençait à se fondreet la joie s’insinuait en lui de se sentir une âme lavée dans lapiscine des sacrements et essorée dans l’aire d’un cloître. Et ilétait, à la fois, heureux et inquiet ; heureux car l’entretienqu’il venait d’avoir avec le père hôtelier lui ôtait les doutesqu’il pouvait conserver sur le côté surnaturel que présentait lesoudain échange d’un prêtre et d’un moine, pour le communier ;heureux aussi de savoir que, non seulement, malgré les désordres desa vie, le Christ ne l’avait pas repoussé, mais encore qu’il luiaccordait des encouragements et lui donnait des gages, qu’ilentérinait par des actes sensibles l’annonce de ses grâces. Et ilétait néanmoins inquiet, car il se jugeait encore aride et il sedisait qu’il allait falloir reconnaître ces bontés par une luttecontre soi-même, par une nouvelle existence complètement différentede celle qu’il avait jusqu’ici menée.

Enfin, nous verrons ! et il s’en fut, presque rasséréné, àl’office de sexte et de là au dîner où il retrouva M. Bruno.

– Nous irons nous promener aujourd’hui, fit l’oblat, en sefrottant les mains.

Et Durtal le considérant, étonné.

– Mais oui, j’ai pensé qu’après une communion un peu d’air horsles murs vous ferait du bien et j’ai proposé au R. P. abbé de vouslibérer aujourd’hui de la règle, au cas où cette offre ne vousdéplairait pas.

– J’accepte volontiers et je vous remercie, et vraiment, devotre charitable attention, s’écria Durtal.

Ils dînèrent d’un potage à l’huile dans lequel nageaient unecôte de choux et des pois ; ce n’était pas mauvais, mais lepain fabriqué à la Trappe rappelait, lorsqu’il était rassis, lepain du siège de Paris et faisait tourner les soupes.

Puis ils goûtèrent d’un oeuf à l’oseille et d’un riz salé aulait.

– Nous rendrons d’abord, si vous le voulez bien, dit l’oblat,une visite à Dom Anselme qui m’a exprimé le désir de vousconnaître.

Et à travers un dédale de couloirs et d’escaliers, M. Brunoconduisit Durtal dans une petite cellule où se tenait l’abbé. Ilétait vêtu de même que tous les pères de la robe blanche et duscapulaire noir ; seulement, il portait, pendue au bout d’uncordon violet, sur la poitrine, une croix abbatiale d’ivoire, aucentre de laquelle des reliques étaient insérées, sous un rond deverre.

Il tendit la main à Durtal et le pria de s’asseoir.

Puis, il lui demanda si la nourriture lui paraissait suffisante.Et, sur la réponse affirmative de Durtal, il s’enquit de savoir sile silence prolongé ne lui pesait pas trop.

– Mais du tout, cette solitude me convient parfaitement.

– Eh bien, fit l’abbé, en riant, vous êtes un des seuls laïquesqui supportiez aussi facilement notre régime. Généralement, tousceux qui ont tenté de faire une retraite parmi nous étaient rongéspar la nostalgie et par le spleen et ils n’avaient plus qu’undésir, prendre la fuite.

Voyons, reprit-il, après une pause ; il n’est tout de mêmepas possible qu’un changement si brusque d’habitudes n’amène pointdes privations pénibles ; il en est une, au moins, que vousdevez ressentir plus vivement que les autres.

– C’est vrai, la cigarette, allumée à volonté, me manque.

– Mais, fit l’abbé qui sourit, je présume que vous n’êtes pasresté sans fumer, depuis que vous êtes ici ?

– Je mentirais si je vous racontais que je n’ai pas fumé encachette.

– Mon Dieu, le tabac n’avait pas été prévu par saintBenoît ; sa règle n’en fait donc pas mention et je suis dèslors libre d’en permettre l’usage ; fumez donc, monsieur,autant de cigarettes qu’il vous plaira et sans vous gêner.

Et Dom Anselme ajouta :

– J’espère avoir un peu plus de temps à moi, prochainement, – sitoutefois je ne suis pas encore obligé de garder la chambre, -auquel cas je serais heureux de causer longuement avec vous.

Et le moine, qui paraissait exténué, leur serra la main. Enredescendant avec l’oblat dans la cour, Durtal s’écria :

– Il est charmant le père abbé, et il est tout jeune.

– Il a quarante ans à peine.

– Il a l’air vraiment souffrant.

– Oui, il ne va pas et il lui a fallu, ce matin, une énergie peucommune pour dire sa messe ; mais voyons, nous allons toutd’abord visiter le domaine même de la Trappe que vous ne devez pasavoir exploré en son entier, puis nous sortirons de la clôture etnous pousserons jusqu’à la ferme.

Ils partirent, côtoyèrent les restes de l’ancienne abbaye et,chemin faisant, en contournant la pièce d’eau près de laquelleDurtal s’était, le matin, assis, M. Bruno entra dans desexplications, à propos des ruines.

– Ce monastère avait été fondé en 1127 par saint Bernard qui yavait installé, comme abbé, le bienheureux Humbert, un Cistercienépileptique qu’il avait, par miracle, guéri. Il y eut à cetteépoque des apparitions dans le couvent ; une légende raconteque deux anges venaient couper un des lis plantés dans le cimetièreet l’emportaient au ciel, chaque fois qu’un des moines mourait.

Le second abbé fut le bienheureux Guerric qui se rendit fameuxpar sa science, son humilité et sa patience à endurer les maux.Nous possédons ses reliques ; ce sont elles qui sont enferméesdans la châsse placée sous le maître-autel.

Mais le plus curieux des supérieurs qui se succédèrent ici, auMoyen Age, fut Pierre Monoculus dont l’histoire a été écrite parson ami, le synodite Thomas de Reuil.

Pierre dit Monoculus ou le borgne fut un saint affaméd’austérités et de souffrances. Il était assailli par d’horriblestentations dont il se riait. Exaspéré, le diable s’attaqua au corpset lui brisa, à coups de névralgies, le crâne, mais le ciel luivint en aide et le guérit. A force de verser des larmes, par espritde pénitence, Pierre s’éteignit un oeil et il remerciaNotre-Seigneur de ce bienfait. « J’avais, disait-il, deuxennemis ; j’ai échappé au premier, mais celui que je garde m’inquiète plus que celui que j’ai perdu. »

Il a opéré des guérisons miraculeuses ; le roi de FranceLouis VII le vénérait à un tel point qu’il voulait baiser,lorsqu’il le voyait, sa paupière vide. Monoculus mourut en1186 ; l’on trempa des linges dans son sang, on lava sesentrailles dans du vin qui fut distribué, car cette mixtureconstituait un puissant remède.

Cet ascétère était alors immense ; il comprenait tout lepays qui nous entoure, entretenait plusieurs léproseries dans sesenvirons et il était habité par plus de trois cents moines ;malheureusement, il en fut de l’abbaye de Notre-Dame de l’Atre,ainsi que de toutes les autres. Sous le régime des abbéscommendataires, elle déclina ; elle se mourait, n’ayant plusque six religieux pour la soigner, lorsque la révolution lasupprima. L’église fut alors rasée et remplacée, depuis, par lachapelle en rotonde.

Ce n’est qu’en 1875 que la maison actuelle, qui date de 1833, jecrois, fut réconciliée et redevint un 1 cloître. On y appela destrappistes de Sainte-Marie de la mer, au diocèse de Toulouse, etcette petite colonie a fait de Notre-Dame de l’Atre la pépinièreCistercienne que vous voyez.

Telle est, en quelques mots, l’histoire de ce couvent, ditl’oblat. Quant aux ruines, elles sont enfouies sous terre et l’ondécouvrirait, sans doute, de précieux fragments, si, faute d’argentet de bras, l’on ne devait renoncer à exécuter des fouilles.

Il survit de l’ancienne église pourtant, en sus de ces colonnesbrisées et de ces chapiteaux que nous avons longés, une grandestatue de vierge qui a été dressée dans l’un des corridors del’abbaye ; puis, il subsiste encore deux anges assez bienconservés et qui sont, tenez, là-bas, au bout de la clôture, dansune petite chapelle cachée derrière un rideau d’arbres.

– On aurait bien dû mettre la vierge devant laquelle s’estpeut-être agenouillé saint Bernard, dans l’église, sur l’autel mêmevoué à Marie, car la statue coloriée qui le surmonte est d’unelaideur importune, – ainsi que celle-là, d’ailleurs, dit Durtal, endésignant, au loin, la madone de fonte qui s’élevait devantl’étang.

L’oblat baissa la tête et ne répondit pas.

– Savez-vous, s’écria Durtal qui, devant ce silence, n’insistapas et changea de conversation, savez-vous que je vous envie devivre ici !

– Il est certain que je ne méritais nullement cette faveur, car,en somme, le cloître est bien moins une expiation qu’unerécompense ; c’est le seul endroit où l’on soit, loin de laterre et près du ciel, le seul où l’on puisse s’adonner à cette viemystique qui ne se développe que dans la solitude et lesilence.

– Oui, et s’il est possible, je vous envie plus encore d’avoireu ce courage de vous aventurer dans des régions qui, je vousl’avouerai, m’effraient. Je sens si bien, du reste, que, malgré letremplin des prières et des jeûnes, malgré la température même dela serre claustrale où l’orchidée du Mysticisme pousse, je medessécherais, dans ces parages, sans jamais m’ épanouir.

L’oblat sourit. – Qu’en savez-vous ? reprit-il ; celane se fait pas en une heure ; l’orchidée dont vous parlez nefleurit pas en un jour ; l’on avance si lentement, que lesmortifications s’espacent, que les fatigues se répartissent sur lesannées et qu’on les tolère aisément, en somme.

En règle générale, il faut, pour franchir la distance qui noussépare du créateur, passer par les trois degrés de cette science dela perfection chrétienne qu’est la mystique ; il fautsuccessivement vivre la vie purgative, la vie illuminative, la vieunitive, pour joindre le bien incréé et se verser en lui.

Que ces trois grandes phases de l’existence ascétique sesubdivisent, elles-mêmes, en une infinité d’étapes, que ces étapessoient des degrés pour saint Bonaventure, des demeures pour sainteTérèse, des pas pour sainte Angèle, peu importe ; ils peuventvarier de longueur et de nombre, suivant la volonté du seigneur etle tempérament de ceux qui les parcourent. Il n’en reste pas moinsacquis que l’itinéraire de l’âme vers Dieu comprend, d’abord, deschemins à pic et des casse-cou, – ce sont les chemins de la viepurgative ; -puis, des sentiers encore étroits, mais déjàtaillés en lacets et accessibles, – ce sont les sentiers de la vieilluminative ; – enfin, une route large, presque plane, laroute de la vie unitive, au bout de laquelle l’âme se jette dans lafournaise de l’amour, tombe dans l’abîme de la suradorableinfinité !

En somme, ces trois voies sont successivement réservées à ceuxqui débutent dans l’ascèse chrétienne, à ceux qui la pratiquent, àceux enfin qui touchent le but suprême, la mort de leur moi et lavie en Dieu.

Il y a longtemps déjà, poursuivit l’oblat, que j’ai placé mesdésirs au delà de l’horizon, et pourtant je ne progresseguère ; je suis à peine dégagé de la vie purgative, àpeine…

– Et vous n’appréhendez pas, comment dirai-je, des infirmitésmatérielles, car enfin si vous parvenez à franchir les limites dela contemplation, vous risquez de vous ruiner à jamais le corps.L’expérience paraît démontrer, en effet, que l’âme divinisée agitsur le physique et y détermine d’incurables troubles.

L’oblat sourit. D’abord je n’atteindrai sans doute pas audernier degré de l’initiation, au point extrême de lamystique ; puis, en supposant que je les atteigne, queseraient des accidents corporels en face des résultatsacquis ?

Permettez-moi aussi de vous affirmer que ces accidents ne sont,ni aussi fréquents, ni aussi certains que vous semblez lecroire.

On peut être un grand mystique, un admirable saint et ne pasêtre le sujet de phénomènes visibles pour ceux qui vous entourent.Pensez-vous donc, par exemple, que la lévitation, que l’envoléedans les airs du corps, qui paraît constituer la période excessivedu ravissement, ne soit pas des plus rares.

Vous me citerez qui ? Sainte Térèse, sainte Christinel’Admirable, saint Pierre d’Alcantara, Dominique de Marie-Jésus,Agnès de Bohême, Marguerite du Saint-Sacrement, la bienheureuseGorardesca de Pise et surtout saint Joseph de Cupertino quis’enlevait, lorsqu’il le voulait, du sol. Mais ils sont dix, vingt,sur des milliers d’élus !

Et remarquez bien que ces dons ne prouvent pas leur supérioritésur les autres Saints. Sainte Térèse le déclare expressément : ilne faut pas s’imaginer qu’une personne, par cela même qu’elle estfavorisée de grâces, soit meilleure que celles qui n’en ont point,car notre-Seigneur dirige chacun suivant son besoinparticulier.

Et c’est bien là la doctrine de l’église dont l’infatigableprudence s’affirme lorsqu’il s’agit de canoniser les morts. Ce sontles qualités et non les actes extraordinaires qui ladéterminent ; les miracles mêmes ne sont pour elle que despreuves secondaires, car elle sait que l’esprit du Mal lesimite.

Aussi trouverez-vous dans les vies des Bienheureux des faitsplus rares, des phénomènes plus confondants encore que dans lesbiographies des Saints. Ces phénomènes les ont plutôt desservisqu’ils ne les ont aidés. Après les avoir béatifiés, pour leursvertus, l’église a sursis – et pour longtemps sans doute – à lespromouvoir à la souveraine dignité de Saints.

Il est, en somme, difficile de formuler une théorie précise à cesujet, car si la cause, si l’action intérieure est la même pourtous les contemplatifs, elle n’en diffère pas moins, je le répète,suivant les desseins du seigneur et la complexion de ceux qui lessubissent ; la différence des sexes change souvent la forme del’influx mystique, mais elle n’en modifie nullementl’essence ; l’irruption de l’Esprit d’en Haut peut produiredes effets divers, mais elle n’en reste pas moins identique.

La seule observation que l’on puisse oser, en ces matières,c’est que la femme se montre, d’habitude, plus passive, moinsréservée, tandis que l’homme réagit plus violemment contre lesvolontés du Ciel.

– Cela me fait songer, dit Durtal, que, même en religion, ilexiste des âmes qui semblent s’être trompées de sexe. SaintFrançois d’Assise, qui était tout amour, avait plutôt l’âmeféminine d’une moniale et sainte Térèse, qui fut la plus attentivedes psychologues, avait l’âme virile d’un moine. Il serait plusexact de les appeler sainte François et saint Térèse.

L’oblat sourit. – Pour en revenir à votre question, reprit-il,je ne crois pas du tout que la maladie soit la conséquence forcéedes phénomènes que peut susciter le rapt impétueux de laMystique.

– Voyez cependant sainte Colette, Lydwine, sainte Aldegonde,Jeanne-Marie de la croix, la soeur Emmerich, combien d’autres quipassèrent leur existence, à moitié paralysées, sur unlit !

– Elles sont une minorité infime. D’ailleurs les saintes ou lesbienheureuses dont vous me citez les noms étaient des victimes dela substitution, des expiatrices des péchés d’autrui, Dieu leuravait réservé ce rôle : il n’est pas étonnant dès lors qu’ellessoient demeurées alitées et percluses, qu’elles aient étéconstamment à peu près mortes.

Non, la vérité est que la mystique peut modifier les besoins ducorps, sans, pour cela, par trop altérer la santé ou la détruire.Je sais bien, vous me répondrez par le mot effrayant de sainteHildegarde, par ce mot tout à la fois équitable et sinistre : « leSeigneur n’habite pas dans les corps sains et vigoureux » et vousajouterez, avec sainte Térèse, que les maux sont fréquents dans ledernier des châteaux de l’âme. Oui, mais ces saintes se hissèrentsur les cimes de la vie et retinrent d’une façon permanente, dansleur coque charnelle, un Dieu. Parvenue à ce point culminant, lanature, trop faible pour supporter l’état parfait, se brise, mais,je l’affirme encore, ces cas sont une exception et non une règle.Ce sont du reste des maladies qui ne sont point contagieuses,hélas !

Je n’ignore pas, reprit l’oblat, après une pause, que des gensnient résolument l’existence même de la mystique et par conséquentn’admettent point qu’elle puisse influer sur les conditions del’organisme, mais l’expérience de cette réalité surnaturelle estséculaire et les preuves abondent.

Prenons, par exemple, l’estomac ; eh bien, sous l’épreintecéleste, il se transforme, supprime toute nourriture terrestre,consomme seulement les Espèces Saintes.

Sainte Catherine de Sienne, Angèle de Foligno ont exclusivementvécu, pendant des années, du sacrement : et ce don fut égalementdévolu à sainte Colette, à sainte Lydwine, à Dominique de Paradis,à sainte Colombe de Riéti, à Marie Bagnesi, à Rose de Lima, à saintPierre d’Alcantara, à la mère Agnès de Langeac, à beaucoupd’autres.

Sous l’emprise divine, l’odorat, le goût ne présentent pas desmétamorphoses moins étranges. Saint Philippe de Néri, sainteAngèle, sainte Marguerite de Cortone, reconnaissaient un goûtspécial au pain azyme, alors qu’après la consécration, il n’étaitplus du froment, mais la chair même du Christ. Saint Pacômedistinguait les hérétiques à leur puanteur ; sainte Catherinede Sienne, saint Joseph de Cupertino, la mère Agnès de Jésus,découvraient les péchés, à leurs mauvaises odeurs ; saintHilarion, sainte Lutgarde, Gentille de Ravenne, pouvaient dire àceux qu’ils rencontraient, rien qu’en les flairant, les fautesqu’ils avaient commises.

Et les saints épandent, eux-mêmes, de leur vivant et après leurmort, de puissants parfums.

Quand saint François de Paule et Venturini de Bergame offrent lesacrifice, ils embaument. Saint Joseph de Cupertino secrète detelles fragrances qu’on peut le suivre à la piste ; et,quelquefois, c’est, pendant la maladie, que ces arômes sedégagent.

Le pus de saint Jean de la croix et du bienheureux Didéefleurait les essences candides et décidées des lis ; Barthole,le tertiaire, rongé jusqu’aux os par la lèpre, exhalait de naïvesémanations et il en était de même de Lydwine, d’Ida de Louvain, desainte Colette, de sainte Humiliane, de Marie-Victoire de Gênes, deDominique de Paradis, dont les plaies étaient des cassolettes d’oùs’échappaient de fraîches senteurs.

Et nous pourrions ainsi énumérer les organes, les sens, les unsaprès les autres, nous y constaterions d’exorbitants effets. Sansparler de ces fidèles stigmates qui s’ouvrent ou se ferment suivantle propre de l’année liturgique, quoi de plus stupéfiant que le donde bilocation, le pouvoir de se dédoubler, d’être en même temps, aumême moment, dans deux endroits ? Et pourtant de nombreuxexemples de ce fait incroyable s’imposent ; plusieurs mêmesont célèbres, entre autres ceux de saint Antoine de Padoue, desaint François Xavier, de Marie d’Agreda qui était à la fois dansson monastère en Espagne et au Mexique où elle prêchait lesmécréants, de la mère Agnès de Jésus, qui, sans sortir de soncouvent de Langeac, venait visiter à Paris M. Olier. – Et l’actiond’en haut semble singulièrement énergique aussi, lorsqu’elles’empare de l’organe central de la circulation, du moteur quirefoule le sang dans toutes les parties du corps.

Nombre d’élus avaient le coeur si brûlant que les lingesroussissaient sur eux ; le feu qui consumait Ursule Benincasa,la fondatrice des théatines, était si vif, que cette saintesoufflait des colonnes de fumée dès qu’elle ouvrait labouche ; sainte Catherine de Gênes trempait ses pieds ou sesmains dans de l’eau glacée et l’eau bouillait ; la neigefondait autour de saint Pierre d’Alcantara et, un jour que lebienheureux Gerlach traversait une forêt, en plein hiver, ilconseilla au compagnon qui marchait derrière lui et qui ne pouvaitplus avancer, car ses jambes se gelaient, de mettre ses pieds surla marque de ses pas et celui-ci ne sentit plus aussitôt lefroid.

J’ajouterais que certains de ces phénomènes, qui font sourireles libres penseurs, se sont renouvelés et ont été vérifiés toutrécemment.

Les linges roussis par les feux du coeur ont été observés par leDr Imbert Gourbeyre sur la stigmatisée Palma d’Oria et desphénomènes de haute mystique, qu’aucune science ne peut expliquer,ont été épiés, minutes par minutes, notés, contrôlés, sur LouiseLateau, par le professeur Rohling, par le Dr Lefebvre, par ledocteur Imbert-Gourbeyre, par le Dr de Noüe, par des déléguéesmédicales issues de tous les pays…

Mais, nous voici arrivés, reprit l’oblat ; pardon, je passedevant vous pour vous guider.

Ils avaient quitté, tout en causant, la clôture et, coupant àtravers champs, ils atteignaient une immense ferme ; destrappistes les saluèrent respectueusement quand ils entrèrent dansla cour. M. Bruno, s’adressant à l’un d’eux, le pria de vouloirbien leur faire visiter le domaine.

Le convers les conduisit dans des étables, puis dans desécuries, puis dans des poulaillers ; Durtal, que ce spectaclen’intéressait pas, se bornait à admirer la bonne grâce de cesbraves gens. Aucun ne parlait, mais ils répondaient aux questionspar des mimiques et des clins d’yeux.

– Mais comment font-ils pour communiquer entre eux, demandaDurtal, lorsqu’il fut hors de la ferme ?

– Vous venez de le voir ; ils correspondent avec dessignes ; ils emploient un alphabet plus simple que celui dessourds-muets, car chacune des idées qu’ils peuvent avoir besoind’exprimer pour leurs travaux en commun est prévue.

Ainsi, le mot « lessive » est traduit par une main qui en tape uneautre ; le mot « légume » par l’index gauche qu’onratisse ; le sommeil est simulé par la tête penchée sur lepoing ; la boisson par une main close portée aux lèvres. – Etpour les termes dont le sens est plus spirituel, ils usent d’unmoyen analogue. La confession se rend par un doigt que l’on pose,après l’avoir baisé, sur le coeur ; l’eau bénite est signifiéepar les cinq doigts serrés de la main gauche, sur lesquels on traceune croix avec le pouce de la droite ; le jeûne par les doigtsqui étreignent la bouche ; le mot « hier » par le bras retournévers l’épaule ; la honte par les yeux couverts avec lamain.

– Bien, mais supposons qu’ils aient envie de me désigner, moiqui ne suis pas un des leurs, comment s’yprendraient-ils ?

– Ils se serviraient du signe « hôte » qu’ils figurent enéloignant le poing et en le rapprochant du corps.

– Ce qui veut dire que je viens de loin chez eux ; le faitest que c’est ingénu et même transparent, si l’on veut.

Ils marchèrent, silencieusement, le long d’une allée quidévalait dans des champs de labour.

– Je n’ai pas aperçu, parmi ces moines, le frère Anaclet et levieux Siméon, s’écria tout à coup Durtal.

– Ils ne sont pas occupés à la ferme ; le frère Anaclet estemployé à la chocolaterie et le frère Siméon garde les porcs ;tous les deux travaillent dans l’enceinte même du monastère. Sivous le voulez, nous irons souhaiter le bonjour à Siméon.

Et l’oblat ajouta : – Vous pourrez attester, en rentrant àParis, que vous avez vu un véritable saint, tel qu’il en exista auonzième siècle ; celui-là nous reporte au temps de saintFrançois d’Assise ; il est en quelque sorte, la réincarnationde cet étonnant Junipère dont les Fioretti nous célèbrent lesinnocents exploits. Vous connaissez cet ouvrage ?

– Oui, il est, après la Légende Dorée, le livre où s’est le pluscandidement empreinte l’âme du Moyen Age.

– Eh bien, pour en revenir à Siméon, ce vieillard est un saintd’une simplicité peu commune. – En voici une preuve entre mille. Ily a de cela quelques mois, j’étais dans la cellule du prieur, quandle frère Siméon se présente. Il dit au père la formule usitée pourdemander la parole : « Benedicite ; » – le P. Maximin lui répond: « Dominus » et sur ce mot, qui l’autorise à converser, le frèremontre ses lunettes et raconte qu’il ne voit plus clair.

– Ce n’est pas bien surprenant, dit le prieur, voilà bientôt dixans que vous portez les mêmes lunettes ; vos yeux ont pus’affaiblir depuis ce temps ; ne vous inquiétez pas, noustrouverons le numéro qui convient maintenant à votre vue.

Tout en discourant, le P. Maximin remuait le verre des lunettes,machinalement, entre ses mains et soudain il rit, en me montrantses doigts qui étaient devenus noirs. Il se détourne, prend unlinge, achève de nettoyer les lunettes, et, les replaçant sur lenez du frère, il lui dit : voyez-vous, frère Siméon ?

Et le vieux, stupéfait, s’écrie : oui… j’y vois !

Mais ceci n’est qu’une des faces de ce brave homme. Une autrec’est l’amour de ses bêtes. Quand une truie va mettre bas, ilsollicite la permission de passer la nuit auprès d’elle, ill’accouche, la soigne comme son enfant, pleure lorsqu’on vend lesgorets ou qu’on expédie ses cochons à l’abattoir. Aussi ce que tousces animaux l’adorent !

Vraiment, reprit l’oblat, après un silence, Dieu aime par-dessustout les âmes simples, car il comble le frère Siméon de grâces.Seul, ici, il possède le don de commandement sur les esprits etpeut résorber et même prévenir les accidents démoniaques quisurgissent dans les cloîtres. – L’on assiste alors à des actesétranges : un beau matin, tous les porcs tombent sur leflanc ; ils sont malades et sur le point de crever.

Siméon, qui connaît l’origine de ces maux, crie au Diable :attends, attends un peu, toi, et tu vas voir ! Il courtchercher de l’eau bénite, en asperge, en priant, son troupeau ettoutes les bêtes qui agonisaient se relèvent et gambadent, enremuant la queue.

Quant aux incursions diaboliques dans le couvent même, elles nesont que trop réelles et, parfois, on ne les refoule qu’après depersistantes obsécrations et d’énergiques jeûnes : à certainsmoments, dans la plupart des abbayes, le Démon répand des semis delarves dont on ne sait comment se défaire. Ici, le père abbé, leprieur, tous ceux qui sont prêtres, ont échoué ; il a fallu,pour que les exorcismes fussent efficaces, que l’humble conversintervint ; aussi, en prévision de nouvelles attaques, a-t-ilobtenu le droit de laver quand bon lui semble, avec de l’eau béniteet des oraisons, le monastère.

Il a le pouvoir de sentir le malin là où il se cache et il lepoursuit, le traque, finit par le jeter dehors.

Voici la porcherie, continua M. Bruno, en désignant en face del’aile gauche du cloître une masure entourée de palissades et ilajouta :

– Je vous préviens, le vieux grunnit tel qu’un pourceau, mais ilne répondra, lui aussi, que par des signes à nos questions.

– Mais il peut parler à ses animaux.

– Oui, à eux seuls.

L’oblat poussa une petite porte et le convers, tout courbé, levapéniblement la tête.

– Bonjour, mon frère, dit M. Bruno, voici monsieur qui voudraitvisiter vos élèves.

Il y eut un grognement de joie sur les lèvres du vieillard. Ilsourit et les invita d’un signe à le suivre.

Il les introduisit dans une étable et Durtal recula, assourdipar des cris affreux, suffoqué par l’ardeur pestilentielle despurins. Tous les porcs se dressaient debout, derrière leurbarrière, hurlaient d’allégresse, à la vue du frère.

– Paix, paix, fit le vieillard, d’une voix douce, et, haussantle bras au-dessus des palis, il cajola les groins qui s’étouffaientà grogner, en le flairant.

Il tira Durtal par la manche, et le faisant pencher au-dessus dutreillage, il lui montra une énorme truie au nez retroussé, de raceanglaise, un animal monstrueux, entouré d’une bande de gorets quise ruaient, ainsi que des enragés, sur des tétines.

– Oui, ma belle, va, ma belle, murmura le vieux, en lui lissantles soies avec la main.

Et la truie le regardait avec des petits yeux languissants etlui léchait les doigts ; elle finit par pousser des clameursabominables lorsqu’il partit.

Et le frère Siméon exhiba d’autres élèves, des cochons avec desoreilles en pavillon de trompe et des queues en tire-bouchons, destruies dont les ventres traînaient et dont les pattes semblaient àpeine sorties du corps, des nouveau-nés qui pillaient goulûment lacalebasse des pis, et d’autres plus grands qui jouaient à sepoursuivre et se roulaient dans la boue, en reniflant.

Durtal lui fit compliment de ses bêtes et le vieillard jubila,s’essuya, avec sa grosse main, le front ; puis, sur unequestion de l’oblat s’informant de la portée de telle truie, iltêtait ses doigts à la file ; répondait à cette réflexion queces animaux étaient vraiment voraces, en tendant les bras au ciel,en indiquant les baquets vides, en enlevant des bouts de bois, enarrachant des touffes d’herbes qu’il portait à ses lèvres, engrouinant comme s’il avait le museau plein.

Puis il les conduisit dans la cour, les rangea contre le mur,ouvrit, plus loin, une porte et s’effaça.

Un formidable verrat passa tel une trombe, culbuta une brouette,fit jaillir tout autour de lui, ainsi qu’un obus, des éclats deterre ; puis il courut au galop, en rond, tout autour de lacour et finit par aller piquer une tête dans une mare de purin. Ils’y ventrouilla, s’y retourna, gigota, les quatre pattes en l’air,s’échappa de là, noir, sale de même qu’un fond de cheminée,ignoble.

Après quoi, il se mit en arrêt, sonna joyeusement du groin etvoulut aller caresser le moine qui le contint, d’un geste.

– Il est magnifique votre verrat ! dit Durtal.

Et le convers regarda Durtal avec des yeux humides ; et ilse frotta le cou avec la main, en soupirant.

– Cela signifie qu’on le tuera prochainement, dit l’oblat.

Et le vieux acquiesça d’un hochement douloureux de tête.

Ils le quittèrent, en le remerciant de sa complaisance.

– Quand je songe à la façon dont cet être, qui s’est voué auxplus basses besognes, prie dans l’église, ça me donne envie de memettre à genoux et de faire, ainsi que ses pourceaux, de lui baiserles mains ! s’écria Durtal après un silence.

– Le frère Siméon est un être angélique, répliqua l’oblat. Ilvit de la vie unitive, l’âme ensevelie, noyée dans l’océan de ladivine essence. Sous cette grossière enveloppe, dans ce pauvrecorps, réside une âme sans péchés ; aussi, est-il bien justeque Dieu le gâte ! Il lui a, ainsi que je vous l’ai dit,délégué tout pouvoir sur le démon ; et, dans certains cas, illui concède également la puissance de guérir, par l’imposition desmains, les maladies, il a renouvelé ici les guérisons miraculeusesdes anciens Saints.

Ils se turent, puis prévenus par les cloches qui sonnaient lesVêpres, ils se dirigèrent vers l’église.

Et, revenant alors sur lui-même, tentant de se récupérer, Durtaldemeura stupéfait. La vie monastique reculait le temps. Il était àla Trappe depuis combien de semaines et il y avait déjà combien dejours qu’il s’était approché des Sacrements ? cela se perdaitdans le lointain : ah ! l’on vivait double, dans lescloîtres ! – Et, pourtant, il ne s’y ennuyait pas ; ils’était aisément plié au dur régime et, malgré la concision desrepas, il n’avait aucune migraine, aucune défaillance ; il nes’était même jamais si bien porté ! – mais ce qui persistait,c’était cette sensation d’étouffement, de soupirs contenus, cetteardente mélancolie des heures et, plus que tout, cette vagueinquiétude d’entendre enfin en soi, d’y écouter les voix de cetteTrinité, Dieu, le Démon et l’homme, réunie en sa proprepersonne.

Ce n’est pas la paix rêvée de l’âme – et c’est même pis qu’àParis, se disait-il, en se rappelant l’épreuve démentielle duchapelet – et, cependant – expliquez cela, l’on est, quand même,heureux ici !

Chapitre 5

 

Levé de meilleure heure que de coutume, Durtal descendit à lachapelle. L’office de matines était terminé, mais quelques convers,parmi lesquels se trouvait le frère Siméon, priaient, à genoux, surle sol.

La vue de ce divin porcher jeta Durtal dans de longues rêveries.Il essayait vainement de pénétrer dans le sanctuaire de cette âmecachée comme une invisible chapelle derrière le rempart en fumierd’un corps, il ne parvenait même pas à se figurer les aîtres siadhésifs et si dociles de cet homme qui avait atteint l’état leplus élevé auquel, ici-bas, la créature humaine puisseprétendre.

Quelle force de prières il possède ! Se disait-il, enregardant ce vieillard.

Et il se remémorait les détails de son entrevue, la veille.C’est pourtant vrai, pensait-il, il y a chez ce moine un peu del’allure de ce frère Junipère dont la surprenante simplicité afranchi les âges.

Et il se recordait des aventures de ce Franciscain que sescompagnons laissèrent, un jour, seul, dans le couvent, en luirecommandant de s’occuper du repas, afin qu’il fût prêt, dès leurretour.

Et Junipère réfléchit : – que de temps dépensé à préparer lesmets ! Les frères qui se relaient dans cet emploi n’ont plusle moyen de vaquer aux oraisons ! – et désirant alléger ceuxqui lui succéderont à la cuisine, il se résout à conditionner de sicopieux plats que la communauté puisse s’alimenter avec eux pendantquinze jours.

Il allume tous les fourneaux, se procure, on ne sait comment,d’énormes chaudrons, les remplit d’eau, y précipite, pêle-mêle, desoeufs avec leurs écailles, des poulets avec leurs plumes, deslégumes qu’il omet d’éplucher et il s’évertue devant un feu à rôtirdes boeufs, à piler, à remuer avec un bâton la pâtée saugrenue deses bassines.

Quand les frères rentrent et s’installent au réfectoire, ilaccourt, la figure rissolée et les mains cuites, et sert, joyeux,sa ratatouille. Le supérieur lui demande s’il n’est pas fol et ildemeure stupéfié que l’on ne s’empiffre pas cet étonnant salmis. Ilavoue, en toute humilité, qu’il a cru rendre service à ses frèreset ce n’est que sur l’observation que tant de nourriture seraperdue, qu’il pleure à chaudes larmes et se déclare unmisérable ; il crie qu’il n’est propre qu’à gâter les biens dubon Dieu, tandis que les moines sourient, admirant la débauche decharité et l’excès de simplicité de Junipère.

Le frère Siméon serait assez humble et assez naïf pourrenouveler d’aussi splendides gaffes, se disait Durtal ; maismieux encore que le brave Franciscain, il m’ évoque le souvenir decet exorbitant saint Joseph de Cupertino dont l’oblat parlaithier.

Celui-là, qui s’appelait lui-même frère Ane, était un délicieuxet pauvre être, si modeste, si borné qu’on le chassait de partout.Il passe dans la vie, la bouche ouverte, se cognant, ahuri, contretous les cloîtres qui le repoussent. Il vagabonde, inapte à remplirmême les besognes les plus viles. Il a, comme dit le peuple, desmains en beurre, il casse tout ce qu’il touche. On lui commanded’aller chercher de l’eau, et, il erre, sans comprendre, absorbé enDieu, finit, quand personne n’y pense plus, par en apporter au boutd’un mois.

Un monastère de capucins, qui l’avait recueilli, s’endébarrasse. Il repart, vague, désorbité, dans les villes, échouedans un autre couvent où il s’emploie à soigner les animaux qu’iladore ; et il surgit dans une perpétuelle extase, se révèle leplus singulier des thaumaturges, chasse les démons et guérit lesmaux. Il est tout à la fois idiot et sublime ; dansl’hagiographie, il reste unique et semble y figurer pour fournir lapreuve que l’âme s’identifie avec l’Eternelle Sagesse, plus par lenon-savoir que par la science.

Et, lui aussi, il aime les bêtes, se disait Durtal, encontemplant le vieux Siméon ; et, lui aussi, il poursuit lemalin et opère par sa sainteté des guérisons.

Dans une époque où tous les hommes sont exclusivement hantés pardes pensées de luxure et de lucre, elle paraît extraordinaire l’âmedécortiquée, l’âme candide et toute nue, de ce bon moine. Il aquatre-vingt ans sonnés, et il mène, depuis sa jeunesse,l’existence sommaire des Trappes ; il ne sait probablement pasdans quel temps il vit, sous quelles latitudes il habite, s’il esten Amérique ou en France, car il n’a jamais lu un journal et lesbruits du dehors ne parviennent pas jusqu’à lui.

Il ne se doute même pas du goût de la viande et du vin ; iln’a aucune notion de l’argent dont il ne soupçonne ni la valeur, nil’aspect ; il ne s’imagine point comment une femme estfaite ; ce n’est que par la saillie de ses verrats et lagésine de ses truies qu’il devine peut-être l’essence et les suitesdu péché de chair.

Il vit seul, concentré dans le silence et terré dansl’ombre ; il médite sur les mortifications des pères du désertqu’on lui détaille pendant qu’il mange ; et la frénésie deleurs jeûnes le rend honteux de son misérable repas et il s’accusede son bien-être !

Ah ! ce père Siméon, il est innocent ; il ne sait riende ce que nous connaissons et il sait ce que tout le mondeignore ; son éducation est faite par le seigneur même quil’instruit de ses vérités incompréhensibles pour nous, qui luimodèle l’âme avec du ciel, qui s’infond en lui et le possède et ledéifie dans l’union de Béatitude !

Cela nous met un peu loin des cagots et des dévotes, aussi loin,du reste, qu’est le catholicisme moderne de la mystique, cardécidément cette religion est aussi terre à terre que la mystiqueest haute !

Et c’est vrai cela. – Au lieu de tendre de toutes ses forces àce but inouï, de prendre son âme, de la façonner en cette forme decolombe que le Moyen Age donnait à ses pyxides, au lieu d’en fairela custode où l’hostie repose dans l’image même du Saint-Esprit, lecatholique se borne à tâcher de cacher sa conscience, s’efforce deruser avec le juge, par crainte d’un salutaire enfer ; il agitnon par dilection mais par peur ; c’est lui qui, avec l’aidede son clergé et le secours de sa littérature imbécile et de sapresse inepte, a fait de la religion un fétichisme de Canaqueattendri, un culte ridicule, composé de statuettes et de troncs, dechandelles et de chromos ; c’est lui qui a matérialisé l’idéalde l’amour, en inventant une dévotion toute physique auSacré-Coeur !

Quelle bassesse de conception ! continuait Durtal qui étaitsorti de la chapelle et errait sur les bords du grand étang. Ilregarda les roseaux qui se courbaient comme une moisson encoreverte, sous un coup de vent ; puis il entrevit, en sepenchant, un vieux bateau qui portait, sur sa coque bleuâtre, lenom presque effacé de l’Alleluia; cette barque disparaissait sousdes touffes de feuilles autour desquelles s’enroulaient lesclochettes du volubilis, une fleur symbolique, car elle s’évase,telle qu’un calice, et elle a la blancheur mate d’une oublie.

La senteur tout à la fois câline et amère des eaux le grisait.Ah ! Se dit-il, le bonheur consiste certainement à êtreinterné dans un lieu très fermé, dans une prison bien close, où unechapelle est toujours ouverte ; et il reprit : tiens, voici lefrère Anaclet ; le convers s’avançait, courbé sous unebanne.

Il passa devant Durtal, en lui souriant des yeux ; et,tandis qu’il continuait sa route, Durtal pensa : cet homme est pourmoi un sincère ami ; quand je souffrais tant, avant de meconfesser, il m’a tout exprimé dans un regard. Aujourd’hui qu’il mecroit plus rasséréné, plus joyeux, il est content et il me ledéclare dans un sourire ; et jamais je ne lui parlerai, jamaisje ne le remercierai, jamais même je ne saurai qui il est-jamais jene le reverrai peut-être !

En partant d’ici, je conserverai un ami pour lequel je sens, moiaussi, de l’affection ; et aucun de nous n’aura même échangéavec l’autre un geste !

Au fond, ruminait-il, cette réserve absolue ne rend-elle pasnotre amitié plus parfaite ; elle s’estompe dans un éternellointain, reste mystérieuse et inassouvie, plus sûre.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, Durtal se dirigea vers lachapelle où l’appelait l’office et, de là, il se rendit auréfectoire.

Il fut surpris de ne trouver qu’un seul couvert sur la nappe.Qu’ est-il arrivé à M. Bruno ? – voyons, je vais quand même unpeu l’attendre, songea-t-il ; et, pour tuer le temps, ils’amusa à lire un tableau imprimé qui était pendu au mur.

C’était une sorte d’avertissement qui débutait ainsi :

Eternité ! « Hommes pécheurs, vous mourrez. – Soyez toujoursprêts. » « Veillez donc, priez sans cesse, n’oubliez jamais lesquatre fins que vous voyez, ici, tracées : » « La Mort qui est laporte de l’Eternité, » « Le Jugement qui décide de l’Eternité, » »L’Enfer qui est le séjour de la malheureuse Eternité, » « Le Paradisqui est le séjour de la bienheureuse éternité. »

Le P. Etienne interrompit Durtal, en lui annonçant que M. Brunoétait allé à Saint-Landry, afin d’y effectuer quelques achats, etqu’il ne reviendrait que pour le coucher, à huit heures ;dînez donc sans plus tarder et dépêchez-vous, car tous les platsvont être froids.

– Et comment se porte le père abbé ?

– Doucement ; il garde encore la chambre, mais il espèrepouvoir, après-demain, descendre un peu pour assister au moins àquelques-uns des offices.

Et le moine salua et disparut.

Durtal se mit à table, mangea d’une soupe à l’eau de fèves,avala un oeuf mollet, une cuillerée de fèves tièdes et comme, unefois dehors, il longeait la chapelle, il y entra et s’agenouilladevant l’autel de la vierge ; mais aussitôt l’esprit deblasphème l’emplit ; il voulut à tout prix insulter lavierge ; il lui sembla qu’il éprouverait une joie âcre, unevolupté aiguë, à la salir et il se retint, se crispa la face pourne pas laisser échapper les injures de roulier qui se pressaientsur ses lèvres, qui se disposaient à sortir.

Et il détestait ces abominations, il se révoltait contre elles,il les refoulait avec horreur et l’impulsion devenait siirrésistible qu’il dut, pour se taire, se saigner, à coups dedents, la bouche.

C’est un peu fort d’entendre gronder en soi le contraire de ceque l’on pense, se dit-il ; mais il avait beau appeler toutesa volonté à l’aide, il sentait qu’il allait céder, cracher quandmême ces impuretés, et il s’enfuit, songeant que mieux valait, s’iln’y avait plus moyen de résister, vomir ces ordures dans la courplutôt que dans l’église.

Et dès qu’il eut quitté la chapelle, cette folie de blasphèmescessa ; surpris par l’étrange violence de cette attaque, ildéambula le long de l’étang.

Et, peu à peu, une intuition inexpliquée d’un péril qui lemenaçait lui vint. Ainsi qu’une bête qui flaire un ennemi caché, ilregarda avec précaution en lui, finit par apercevoir un point noirà l’horizon de son âme et, brusquement, sans qu’il eût le temps dese reconnaître, de se rendre compte du danger qu’il voyait surgir,ce point s’étendit, le couvrit d’ombre ; il ne fit plus jouren lui.

Il eut cette minute de malaise qui précède l’orage, et, dans lesilence anxieux de son être, tels que des gouttes de pluie, desarguments tombèrent.

Les pénibles effets du Sacrement, mais ils sejustifiaient ! N’avait-il pas procédé de telle sorte que sacommunion ne pouvait qu’être infidèle ? évidemment. – Au lieude se tasser et de s’étreindre, il avait passé un après-midi derévolte et de colère ; le soir même, il avait indignement jugéun ecclésiastique dont le seul tort était de se complaire dans lavanité des plaisanteries faciles. S’était-il confessé de cetteiniquité et de ces séditions ? Pas le moins du monde ;et, après la communion, s’était-il, comme il l’eût fallu, enferméen tête à tête avec son hôte ? Encore moins. Il l’avaitabandonné, sans plus s’occuper de lui ; il avait déguerpi deson logis interne, s’était promené dans les bois, n’avait même pasassisté aux offices !

Mais voyons, voyons, ces réprimandes sont ineptes ! j’aicommunié, tel que j’étais, sur l’ordre formel du confesseur ;quant à cette promenade, je ne l’ai ni demandée, nisouhaitée ! c’est M. Bruno qui, d’accord avec l’abbé de laTrappe, a décidé qu’elle me serait propice ; je n’ai donc rienà me reprocher, je suis indemne.

– Cela prouve-t-il que tu n’aurais pas mieux agi, en vivantcette journée en prières, dans l’église ?

– Mais, se cria-t-il, avec ce système-là, on ne marcherait plus,on ne mangerait plus, on ne dormirait plus, car on ne devraitjamais s’éloigner de l’église. Il y a temps pour tout, quediantre !

– Sans doute, mais une âme plus diligente eût refusé cetteexcursion, justement parce qu’elle lui plaisait ; elle l’eûtécartée, par mortification, par esprit de pénitence.

– Evidemment mais… ces scrupules le torturèrent ; le faitest, se dit-il, que j’aurais pu employer mon après-midi plussaintement ; – de là, à croire qu’il s’était mal conduit, iln’y avait qu’un pas et il le fit. Il se lapida, pendant une heure,suant d’angoisse, s’accusant de méfaits imaginaires, s’engageantdans cette voie si loin qu’il finit par s’ébrouer, par comprendrequ’il déraillait.

L’histoire du chapelet lui revint en mémoire et alors il seblâma de se laisser encore acculer par le démon. Il commençait àsouffler, à reprendre son assiette, quand des attaques autrementredoutables se présentèrent.

Ce ne fut plus une instillation d’arguments qui coulaient goutteà goutte, mais une pluie furieuse qui se précipita sur son âme, enavalanche. L’orage, dont l’ondée de scrupules n’était que leprélude, éclata en plein ; et, dans la panique du premiermoment, dans l’assourdissement de la tempête, l’ennemi démasqua sesbatteries, le frappa au coeur.

– Il n’avait retiré aucun bien de cette communion, mais il étaitvraiment par trop jeune aussi ! Ah çà, est-ce qu’il croyaitque, parce qu’un prêtre avait proféré cinq mots latins sur un painazyme, ce pain s’était transsubstantié en la chair du Christ ?Qu’ un enfant accueille de pareilles sornettes, passe encore !Mais avoir franchi la quarantaine et écouter d’aussi formidablesbourdes, c’était excessif, presque inquiétant !

Et les insinuations le cinglèrent, comme des paquets de grêle :qu’est-ce qu’un pain qui est du blé avant et qui n’est plus aprèsqu’une apparence ? Qu’ est-ce qu’un corps dont l’ubiquité esttelle qu’il paraît en même temps sur les autels de paysdivers ? Qu’est-ce qu’une puissance qui se trouve annihiléelorsque l’hostie n’est pas fabriquée avec du pur froment ?

Et cela devint une véritable inondation qui l’ensevelit ;et cependant, de même qu’un imperméable pieu, cette foi qu’il avaitacquise, sans avoir jamais su comment, restait immobile,disparaissait sous des torrents d’interrogation, mais ne bougeaitpoint.

Et il se révolta et se dit : qu’est-ce que cela prouve sinon quela ténèbre sacramentelle de l’Eucharistie est insondable.D’ailleurs, si c’était intelligible, ce ne serait pas divin. Si leDieu que nous servons pouvait être compris par la raison, il nevaudrait pas la peine d’être servi, a dit Tauler ; etl’Imitation déclare nettement aussi à la fin de son IVe livre quesi les oeuvres de Dieu étaient telles que l’intelligence de l’hommepût aisément les saisir, elles cesseraient d’être merveilleuses etne pourraient être qualifiées d’ineffables.

Et une voix railleuse reprit :

– Voilà qui s’appelle répondre, en avouant que l’on n’a rien àrépondre.

– Enfin, fit Durtal qui réfléchissait, j’ai assisté à desexpériences de spiritisme où nulle tricherie n’était possible. Ilétait bien évident que ce n’étaient ni le fluide des spectateurs,ni la suggestion des personnes entourant la table qui dictaient lesréponses, puisque, en frappant ses coups, cette table s’exprimasubitement en anglais, alors que personne ne parlait cette langueet que, quelques minutes plus tard, s’adressant à moi qui étaiséloigné d’elle et qui, par conséquent, ne la touchais pas, elle meraconta, en français, cette fois, des faits que j’avais oubliés etque, seul, je pouvais savoir. Je suis donc bien obligé de supposerun élément de surnaturel se servant, en guise de truchement, d’unguéridon, d’accepter, sinon l’évocation des morts, au moins ce quisemble plus probable, l’existence constatée de larves.

Alors, il n’est pas plus surprenant, plus impossible que leChrist se substitue à la pâte d’un pain, qu’une larve furète etbavarde dans un pied de table. Ces phénomènes déroutent égalementles sens ; mais si l’un d’eux est indéniable – et lamanifestation spirite l’est, à coup sûr – quels motifs invoquerpour nier la vraisemblance de l’autre qui a été attestée d’ailleurspar des milliers de Saints ?

Au fond, poursuivit-il, en souriant, il y avait déjà ladémonstration par l’absurde, mais celle-ci pourrait s’intituler ladémonstration par l’abject, car si le mystère eucharistique estsublime, il n’en est pas de même du spiritisme qui n’est, en fin decompte, que la latrine du surnaturel, que le goguenot del’au-delà !

– S’il n’y avait encore que cette énigme, reprit la voix, maistoutes les doctrines catholiques sont d’un gabarit pareil !Examine la religion dès sa naissance et dis si elle ne débute paspar un dogme absurde ?

Voici un Dieu, infiniment parfait, infiniment bon, un Dieu quin’ignore ni le passé, ni le présent, ni l’avenir, il savait doncqu’ève pécherait ; alors, de deux choses l’une : ou il n’estpas bon puisqu’il l’a soumise à cette épreuve, en connaissantqu’elle n’était pas de force à la subir ; ou bien alors, iln’était pas certain de sa défaite ; auquel cas, il n’est pasomniscient, il n’est pas parfait.

Durtal ne répondait pas à ce dilemme qu’il est, en effet,malaisé de résoudre.

– Pourtant, se dit-il, l’on peut tout d’abord écarter l’une deces deux propositions, la dernière ; car il est enfantin des’occuper du futur lorsqu’il s’agit de Dieu ; nous le jugeonsavec notre misérable entendement et il n’y a pour lui, ni présent,ni passé, ni avenir ; il les voit tous, dans la lumièreincréée, au même instant. Pour lui, la distance ne se figure pas etl’espace est nul. Les jadis, les maintenant et les demain ne sontqu’un. Il ne pouvait par conséquent douter que le serpentvaincrait. Ce dilemme amputé se détraque donc…

– Soit, mais l’autre alternative reste, que fais-tu de sabonté ?

– Sa bonté… Et Durtal avait beau se ressasser les argumentstirés du libre-arbitre ou de la venue promise du sauveur, il étaitbien forcé de s’avouer que ses réponses étaient débiles.

Et la voix se fit plus pressante :

– Tu admets aussi le péché originel ?

– Je suis bien obligé de l’admettre, puisqu’il existe. Qu’est-ceque l’hérédité, l’atavisme, sinon, sous un autre vocable, leterrible péché des origines ?

– Et cela te paraît juste que des générations innocentesréparent encore et toujours la faute du premier homme ?

Et comme Durtal ne répliquait pas, la voix insinua doucement:

– Cette loi est tellement inique qu’il semble que le créateur enait eu honte et que, pour se punir de sa férocité et ne pas sefaire à jamais exécrer par sa créature, il ait voulu souffrir surla croix, expier son crime, en la personne de son propreFils !

– Mais, s’écria Durtal exaspéré, Dieu n’a pu commettre un crimeet se châtier ; si cela était, Jésus serait le rédempteur deson père et non le nôtre ; c’est fou !

Il retrouvait peu à peu son équilibre ; lentement, ilrécita le symbole des apôtres, tandis que les objections qui ledémolissaient se pressaient, les unes à la suite des autres, enlui.

Il y a un fait certain, se dit-il, car il était, dans cettebagarre, très lucide : c’est que nous sommes deux pour l’instant enmoi. Je puis suivre mes raisonnements et j’entends, de l’autrecôté, les sophismes que mon double me souffle. Jamais cette dualiténe m’ était apparue aussi nette.

Et l’attaque faiblit sur cette réflexion ; on eût cru quel’ennemi découvert battait en retraite.

Mais, il n’en fut rien ; après une courte trève, l’assautrecommença sur un autre point.

– Es-tu bien sûr de ne t’être pas suggestionné, de ne t’être pasmonté le coup à toi-même ? A force d’avoir voulu croire, tu asfini par enfanter et par t’implanter, en la déguisant sous le nomde grâce, une idée fixe autour de laquelle maintenant toutfestonne. Tu te plains de n’avoir pas éprouvé des joies sensiblesaprès ta communion, cela démontre simplement que tu ne t’étais pasassez tendu, ou que, lassée de ses excès de la veille, tonimagination s’est révélée inapte à te jouer l’affolante féerie quetu te réclamais, après la messe.

Au reste, tu devrais le savoir, tout dépend, dans cesquestions-là, de l’activité plus ou moins fébrile de la cervelle etdes sens ; vois ce qui a lieu pour les femmes ; elles seleurrent plus facilement que l’homme ; car là encore se décèlela différence des conformations, la variété des sexes ; leChrist se donne charnellement sous les apparences d’un pain ;c’est le mariage mystique, l’union divine consommée par la voie deslèvres ; il est bien l’époux des femmes, tandis que, nousautres, sans le vouloir, par l’aimant même de notre nature, noussommes plus attirés par la Vierge. Mais elle ne se livre pas, ainsique son fils, à nous ; elle ne réside pas dans lesacrement ; la possession est avec elle impossible ; elleest notre mère mais elle n’est pas notre Epouse, comme lui estl’Epoux des Vierges.

On conçoit dès lors que les femmes s’emballent plus violemmentet qu’elles adorent mieux et qu’elles se figurent plus aisémentqu’elles sont choyées. D’ailleurs, M. Bruno te le disait hier : lafemme est plus passive, moins rebelle à l’action céleste…

– Eh ! Qu’est-ce que cela me fait ? Qu’est-ce que celaprouve ? Que plus on aime et mieux on est aimé ? Mais sicet axiome est faux, au point de vue terrestre, il est certainementexact au point de vue divin ; ce qui serait monstrueux, ceserait que le seigneur ne traitât pas mieux l’âme d’une clarisseque la mienne !

Il y eut encore un temps de repos ; et l’attaque tourna etse rua sur un nouvel endroit.

– Alors tu crois à l’éternel enfer ? Tu supposes un Dieuplus cruel que tu ne serais, un Dieu qui a créé les gens, sansqu’ils aient été consultés, sans qu’ils aient demandé ànaître ; et, après avoir pâti pendant leur existence, ilsseraient encore suppliciés sans merci, après leur mort ; mais,voyons, toi-même, tu verrais torturer ton plus fervent ennemi, quetu serais pris de pitié, que tu solliciterais sa grâce. Tupardonnerais et le le tout-puissant serait implacable ? tum’avoueras que c’est se faire de lui une singulière idée.

Durtal se taisait ; l’enfer se perpétuant à l’infinidemeurait, en effet, gênant. La réplique qu’il est légitime que lespeines soient éternelles puisque les récompenses le sont n’étaitpas décisive, car enfin le propre de la bonté parfaite seraitjustement d’abréger les châtiments et de prolonger les joies.

Mais enfin, se dit-il, sainte Catherine de Gênes a élucidé cettequestion. Elle expose très bien que Dieu envoie un rayon demiséricorde, un courant de pitié dans les enfers, qu’aucun damné nesouffre autant qu’il mériterait de souffrir, que si l’expiation nedoit pas cesser, elle peut se modifier, s’atténuer, devenir, à lalongue, moins rigoureuse, moins intense.

Elle remarque aussi qu’au moment de se séparer du corps, l’âmes’entête ou cède ; si elle reste endurcie, si elle nemanifeste aucune contrition de ses fautes, la coulpe ne saurait luiêtre remise, car après la mort le franc-arbitre ne subsiste plus,la volonté que l’on possède, à l’instant où l’on sort de ce monde,reste invariable.

Si, au contraire, elle ne persévère pas dans ses sentimentsd’impénitence, une partie de la répression lui sera sans nul douteôtée ; par conséquent, n’est voué à la géhenne continuelle,que celui qui, délibérément, ne veut pas, quand il en est tempsencore, revenir à résipiscence, que celui qui se refuse à renierses fautes.

Ajoutons que, d’après la sainte, Dieu n’a même pas à faireévacuer l’âme pour jamais polluée sur les enfers, car elle y vad’elle-même, elle y est conduite par la nature même de sespéchés ; elle s’y précipite, comme en son propre bien, elles’y engouffre naturellement, si l’on peut dire.

En somme, on peut se figurer un enfer très petit et unpurgatoire très grand ; on peut s’imaginer que l’enfer est peupeuplé, qu’il n’est réservé qu’aux cas de scélératesse rares, qu’enréalité la foule des âmes désincarnées se presse dans le purgatoireet y endure des corrections proportionnées aux méfaits qu’ellesont, ici-bas, voulus. Ces idées n’ont rien d’insoutenable et ellesont l’avantage d’accorder les idées de miséricorde et dejustice.

– Parfait ! répliqua railleusement la voix. Alors l’hommeserait bien bon de se contraindre ; il peut voler, piller,tuer son père et violer sa fille, c’est le même prix ; pourvuqu’à la dernière minute il se repente, il est sauvé !

– Mais non ! La contrition n’enlève que l’éternité de lapeine et non la peine même ! Chacun doit être puni ourécompensé, selon ses oeuvres. Celui qui sera souillé d’unparricide ou d’un inceste supportera un châtiment autrementpénible, autrement long que celui qui ne les aura pointcommis ; l’égalité dans la souffrance piaculaire, dans ladouleur réparatrice, n’existe pas.

Au reste, cette idée d’une vie purgative après la mort est sinaturelle, si certaine, que toutes les religions l’assument. Pourtoutes, l’âme est une sorte d’aérostat qui ne peut monter,atteindre ses fins dernières dans l’espace, qu’en jetant son lest.Dans les cultes de l’Orient, l’âme, pour se dépurer, seréincarne ; elle se frotte dans de nouveaux corps, ainsiqu’une lame dans des couches de grès qui l’éclaircissent. Pour nousautres, catholiques, elle ne subit aucun avatar terrestre, maiselle s’allège, se dérouille, s’éclaire dans le purgatoire où Dieula transforme, l’attire, l’extrait peu à peu de sa gangue depéchés, jusqu’à ce qu’elle puisse s’élever et se perdre en lui.

Pour en finir avec cette irritante question d’un perpétuelenfer, comment ne point concevoir que la justice divine hésite, laplupart du temps, à prononcer d’inexorables arrêts. L’humanité est,en majeure partie, composée de scélérats inconscients etd’imbéciles qui ne se rendent même pas compte de la portée de leursfautes. Ceux-là, leur parfaite incompréhension les sauve. Quant auxautres qui se putréfient, en sachant ce qu’ils font, ils sontévidemment plus coupables, mais la société qui hait les genssupérieurs se charge, elle-même, de les châtier ; elle leshumilie, les persécute et il est dès lors permis d’espérer quenotre-Seigneur prendra en pitié ces pauvres âmes si misérablementpiétinées, pendant leur séjour sur la terre, par la cohue desmufles.

– Alors il y a tout avantage à être un imbécile, car l’on estépargné sur la terre et au ciel.

– Ah certes ! Et puis… et puis… à quoi sert de discuter,puisque nous ne pouvons nous faire la moindre idée de ce qu’est lajustice infinie d’un Dieu !

En voilà assez, d’ailleurs, ces débats m’assomment ! Ilessaya de distraire sa pensée de ces sujets, il voulut, pour romprel’obsession, se reporter à Paris, mais cinq minutes ne s’étaientpas écoulées que le double revenait à la charge.

Il s’emparait, une fois de plus, du dilemme boiteux de tout àl’heure, assaillait encore la bonté du créateur, à propos despéchés de l’homme. Le purgatoire est déjà exorbitant, car enfin,disait-il, Dieu savait que l’homme céderait aux tentations ;alors pourquoi les tolérer et surtout pourquoi le condamner ?c’est de la bonté, c’est de la justice, cela ?

– Mais c’est un sophisme ! s’écria Durtal qui s’agaçait.Dieu laisse à chacun sa liberté ; personne n’est tenté au delàde ses forces. S’il permet, en certains cas, que la séductiondépasse nos moyens de résistance, c’est pour nous rappeler àl’humilité, pour nous ramener à lui par le remords, c’est pourd’autres causes que nous ignorons et qu’il n’a pas à nous montrer.Il est probable qu’alors ces transgressions sont autrementappréciées que celles que nous avons pratiquées de notre pleingré…

– La liberté de l’homme ! Elle est jolie, oui,parlons-en ! Et l’atavisme ? Et le milieu ? Et lesmaladies du cerveau et des moelles ? Est-ce qu’un homme agitéd’impulsions maladives, envahi par des troubles génésiques, estresponsable de ses actes ?

– Mais qu’est-ce qui dit que, dans ces conditions-là, on luiimpute Là-Haut, ces actes ? – c’est idiot, à la fin, detoujours comparer la justice divine aux tribunaux des hommes !Mais c’est tout le contraire ; les jugements humains sontsouvent si infâmes qu’ils avèrent qu’une autre équité existe. Mieuxque les preuves de la théodicée, la magistrature prouve Dieu, car,sans lui, comment serait-il assouvi cet instinct de justice si innéen chacun de nous que même les plus humbles des bêtesl’ont ?

– Tout cela n’empêche, reprit la voix, que le caractère changesuivant que l’estomac fonctionne bien ou mal ; la médisance,la colère, l’envie, c’est de la bile accumulée ou de la digestionratée ; la bonhomie, la joie, c’est le sang qui circulelibrement, le corps qui s’épanouit à l’aise ; les mystiquessont des anémonerveux ; les extatiques sont des hystériquesmal nourris, les maisons d’aliénés en regorgent ; ilsdépendent de la science quand les visions commencent.

Du coup, Durtal se remit ; les arguments matérialistesétaient peu inquiétants, car aucun ne tenait debout ; tousconfondaient la fonction et l’organe, l’habitant et le logis,l’horloge et l’heure. Leurs assertions ne reposaient sur aucunebase. Assimiler la bienheureuse lucidité et l’inégalable génied’une sainte Térèse aux extravagances des nymphomanes et desfolles, c’était si obtus, si niais, qu’on ne pouvait vraiment qu’enrire !

– Le mystère demeurait entier ; aucun médecin n’avait pu etne pouvait découvrir la psyché dans les cellules rondes oufusiformes, dans les matières blanches ou les substances grises ducerveau. Ils reconnaissaient plus ou moins justement les organesdont l’âme se servait pour tirer les fils du pantin qu’elle étaitcondamnée à mouvoir, mais, elle, restait invisible ; elleétait partie, alors qu’ils forçaient les pièces de son logis, aprèsla mort.

Non, ces racontars-là n’agissent pas sur moi, se confirmaDurtal.

– Et celui-ci, agit-il mieux ? crois-tu à l’utilité de lavie, à la nécessité de cette chaîne sans fin, de ce touage desouffrances qui se prolongera, pour la plupart, même après lamort ? La vraie bonté, elle eût consisté à ne rien inventer, àne rien créer, à laisser tout en l’état, dans le néant, enpaix !

L’attaque pivotait sur elle-même, revenait toujours, aprèsd’apparents détours, au même rond-point.

Durtal baissa le nez, car cet argument le dématait ; toutesles répliques que l’on pouvait imaginer étaient d’une faiblesseinsigne et la moins étique, celle qui consiste à nous dénier ledroit de juger, parce que nous ne pouvons percevoir que des détailsdu plan divin, parce que nous ne possédons sur lui aucune vued’ensemble, ne prévalait pas contre la terrible phrase deSchopenhauer : « si Dieu a fait le monde, je ne voudrais pas être ceDieu, car la misère du monde me déchirerait le coeur ! »

Il n’y a pas à barguigner, se disait-il, j’ai beau saisir que laDouleur est le vrai désinfectant des âmes, je suis pourtant obligéde me demander pourquoi le Créateur n’a pas inventé un moyen denous purifier moins atroce. – Ah ! lorsque je songe auxsouffrances internées dans les asiles d’aliénés et les sallesd’hospice, ça me révolte, ça me fait douter de tout !

Si encore la Douleur était un antiseptique des délits futurs ouun détersif des fautes passées, on comprendrait encore ! Maisnon, elle s’abat, indifférente, sur les mauvais et sur lesbons ; elle est aveugle. – La meilleure preuve est la viergequi était sans tache et qui n’avait pas, comme son fils, à expierpour nous. Elle ne devait pas, par conséquent, être châtiée et,elle aussi, elle a subi au pied du calvaire le supplice exigé parcette horrible loi !

– Bien, mais alors, reprit Durtal, après un silence deréflexion, si la vierge innocente a donné l’exemple, de quel droit,nous autres, les coupables, osons-nous nous plaindre ?

Non, il faudrait pourtant se résoudre à demeurer dans lesténèbres, à vivre entouré d’énigmes. L’argent, l’amour, rien n’estclair ; le hasard, s’il existe, est aussi mystérieux que laprovidence et plus qu’elle encore, il est indéchiffrable !Dieu est au moins une origine de l’inconnu, une clef.

– Une origine qui est, elle-même, un autre secret, une clef quin’ouvre rien !

Ah ! c’est irritant, se dit-il, d’être ainsi harcelé, danstous les sens. En voilà assez ; d’ailleurs, ce sont là desquestions qu’un théologien est seul à même de discuter ; moi,je suis sans armes ; la partie n’est pas égale ; je neveux plus répondre.

Et il ne pouvait pas ne point entendre un vague ricanement quimontait en lui.

Il quitta le jardin, se dirigea vers la chapelle, mais lacrainte d’être repris par des folies de blasphèmes l’en détourna.Ne sachant plus où aller, il regagna sa cellule, se répétant : ilne faudrait pas se chamailler ainsi ; oui, mais comments’empêcher d’entendre des ergotages qui sortent d’on ne sait où.J’ai beau me crier : tais-toi ! – l’autre parle !

Arrivé dans sa chambre, il voulut prier et tomba à genoux devantson lit.

Alors ce fut abominable. Cette posture suscita des souvenirs deFlorence, étendue au travers de la couche. Il se releva et lesvieilles aberrations revinrent. Il repensait à cette créature, àses goûts bizarres, à sa manie de mordiller les oreilles, de boiredes odeurs de toilette dans de petits verres, de grignoter destartines de caviar et des dattes. Elle était si libertine et siétrange, imbécile sans doute, mais obscure ! – Et si elleétait dans cette pièce, retroussée, sur ce lit, là, devant toi, queferais-tu ? Il se balbutiait : – je tâcherais de ne pascéder ! – Tu mens, avoue donc que tu te jetterais sur elle,avoue que tu enverrais la conversion, le cloître, tout audiable ! Il en pâlit ; la possibilité de sa lâcheté lesuppliciait. Avoir communié, alors que l’on n’était pas pluscertain de l’avenir, pas plus assuré de soi, c’est presque unsacrilège, se dit-il. Et il se cabra. Jusqu’ici il avait tenu bon,mais la vision de Florence l’entama. Il s’affala, désespéré, surune chaise, ne sachant plus que devenir, ramassant ce qui luirestait de courage pour descendre à l’église où commençaitl’office. Il s’y tréfila, s’y tenailla, assailli par des rappelsturpides, dégoûté de lui-même, sentant sa volonté qui fuyait,blessée de toutes parts.

Et quand il fut dans la cour, il demeura abasourdi, se demandantoù il allait s’abriter. Tous les lieux lui étaient devenushostiles ; dans sa cellule, c’étaient des souvenancescharnelles, dehors, c’étaient les tentations contre la foi ;ou plutôt je traîne cela constamment avec moi, se cria-t-il. MonDieu ! Mon Dieu, j’étais, hier, si tranquille !

Il piétinait au hasard d’une allée, quand un nouveau phénomènesurgit.

Il avait eu jusqu’à cette heure, dans le ciel interne, la pluiedes scrupules, la tempête des doutes, le coup de foudre de laluxure ; maintenant, c’était le silence et la mort.

Les ténèbres complètes se faisaient en lui.

Il cherchait à tâtons son âme et la trouvait inerte, sansconnaissance, presque glacée. Il avait le corps vivant et sain,toute son intelligence, toute sa raison et ses autres puissances,ses autres facultés, s’engourdissaient, peu à peu, et s’arrêtaient.Il se manifestait, en son être, un effet tout à la fois analogue etcontraire à ceux que le curare produit sur l’organisme, lorsqu’ilcircule dans les réseaux du sang ; les membres separalysent ; l’on n’éprouve aucune douleur, mais le froidmonte ; l’âme finit par être séquestrée toute vive dans uncadavre ; là, c’était le corps vivant qui détenait une âmemorte.

Harcelé par la peur, il se dégagea d’un suprême effort, voulutse visiter, voir où il en était ; et de même qu’un marin, qui,dans un navire où s’est déclarée une voie d’eau, descend à fond decale, il dut rétrograder, car l’escalier était coupé, les marchess’ouvraient sur un abîme.

Malgré la terreur qui le galopait, il se pencha, fasciné, sur cetrou et, à force de fixer le noir, il distingua desapparences ; dans un jour d’éclipse, dans un air raréfié, ilapercevait au fond de soi le panorama de son âme, un crépusculedésert, aux horizons rapprochés de nuit ; et c’était, souscette lumière louche, quelque chose comme une lande rasée, comme unmarécage comblé de gravats et de cendres ; la place des péchésarrachés par le confesseur restait visible, mais, sauf une ivraiede vices sèche qui rampaient encore, rien ne poussait.

Il se voyait épuisé ; il savait qu’il n’avait plus la forced’extirper ses dernières racines et il défaillait, à l’idée qu’ilfaudrait encore s’ensemencer de vertus, labourer ce sol aride,fumer cette terre morte. Il se sentait incapable de tout travail,et il avait en même temps la conviction que Dieu le rejetait, queDieu ne l’aiderait plus. Cette certitude le ravina. Ce futinexprimable ; – car rien ne peut rendre les anxiétés, lesangoisses de cet état par lequel il faut avoir passé pour lecomprendre. L’affolement d’un enfant qui ne s’est jamais éloignédes jupes de sa mère et que l’on abandonnerait sans crier gare, enpleine campagne, à la brune, pourrait seul en donner un semblantd’idée ; et encore, en raison même de son âge, l’enfant, aprèss’être désolé, finirait-il par se calmer, par se distraire de sonchagrin, par ne plus percevoir le danger qui l’entoure, tandis que,dans ces états, c’est le désespoir tenace et absolu, la penséeimmuable du délaissement, la transe opiniâtre, que rien ne diminue,que rien n’apaise.

L’on n’ose plus, ni avancer, ni reculer ; on voudrait seterrer, attendre, en baissant la tête, la fin d’on ne sait quoi,être assuré que des menaces que l’on ignore et que l’on devine sontécartées. Durtal en était à ce point ; il ne pouvait revenirsur ses pas, car cette voie, qu’il avait quittée, lui faisaithorreur. Il eût mieux aimé crever que de retourner à Paris pour yrecommencer ses instances charnelles, pour y revivre ses heures delibertinage et d’ennuis ; mais s’il ne pouvait plus rebrousserchemin, il ne pouvait davantage marcher de l’avant, car la routeaboutissait à un cul-de-sac. Si la terre le repoussait, le ciel sefermait en même temps, pour lui.

Il gisait, à mi-côte, dans la cécité, dans l’ombre, il ne savaitoù.

Et cet état s’aggravait d’une incompréhension absolue des causesqui l’amenaient, s’exagérait au souvenir des grâces autrefoisreçues.

Durtal se rappelait la douceur des prémisses, la caresse destouches divines, cette marche continue et sans obstacles, cetterencontre d’un prêtre isolé, cet envoi à la Trappe, cette facilitémême à se plier à la vie monastique, cette absolution aux effetsvraiment sensibles, cette réponse rapide, nette, qu’il pouvaitcommunier sans crainte.

Et, subitement, sans qu’il eût en somme, failli, celui quil’avait jusqu’alors tenu par la main, refusait de le guider, lecongédiait, sans dire mot, dans les ténèbres.

Tout est fini, pensa-t-il ; je suis condamné à flotter,ici-bas, tel qu’une épave dont personne ne veut ; aucune bergene m’est désormais accessible, car si le monde me répugne, jedégoûte Dieu. Ah ! Seigneur, souvenez-vous de l’enclos deGethsemani, de la tragique défection du père que vous imploriezdans d’indicibles affres ! Souvenez-vous qu’alors un ange vousconsola et ayez pitié de moi, parlez, ne vous en allez pas ! -Dans le silence où s’éteignit son cri, il s’accabla ; et,cependant, il voulut réagir contre cette désolation, tenterd’échapper au désespoir : il pria, et il eut de nouveau cettesensation très précise que ses obsécrations ne portaient point,n’étaient même pas entendues. Il appela l’intendante desallégeances, la médiatrice des pardons à son aide et il futpersuadé que la vierge ne l’écoutait plus.

Il se tut, découragé, et l’ombre se condensa encore, et une nuitcomplète le recouvrit. Il ne souffrit plus alors, au sens propre dumot, mais ce fut pis ; car ce fut l’anéantissement dans levide, le vertige de l’homme que l’on courbe sur un gouffre ;et les bribes de raisonnement qu’il pouvait rassembler et lier,dans cette débâcle, finirent par se ramifier en des scrupules.

Il cherchait quelles fautes justifiaient, depuis sa communion,une telle épreuve et il ne les découvrait pas. Il en vint à grossirses peccadilles, à enfler ses impatiences ; il voulut seconvaincre qu’il avait éprouvé un certain plaisir à surprendrel’image de Florence dans sa cellule, et il se tortura si violemmentqu’il ranima l’âme à moitié évanouie par ces moxas et la remit,sans le vouloir, dans cet état aigu de scrupules où elle était,quand s’annonça la crise.

Et il ne perdait pas, dans ces bagarres de réflexions, la tristefaculté de l’analyse. Il se disait, se jaugeant d’un coup d’oeil :- je suis comme la litière d’un cirque, piétiné par toutes lesdouleurs qui sortent et rentrent à tour de rôle. Les doutes sur lafoi, qui semblaient s’étirer dans tous les sens, tournaient, ensomme, dans le même cercle. Et voici maintenant que les scrupules,dont je me croyais débarrassé, réapparaissent et me parcourent.

Comment expliquer cela ? Cette torture, qui la luiinfligeait, l’esprit de malice ou Dieu ?

Qu’il fût trituré par le malin, cela était sûr ; la naturemême de ces attaques décelait son étampe ; oui, mais commentinterpréter cet abandon de Dieu ? Car enfin, le démon nepouvait empêcher le sauveur de l’assister ! Et il était bienobligé de conclure que s’il était martyrisé par l’un, l’autre sedésintéressait, laissait faire, se retirait complètement delui.

Cette constatation déduite de remarques précises, cetteassurance raisonnée, l’acheva. Il en cria d’angoisse, regardantl’étang près duquel il marchait, souhaitant d’y tomber, jugeant quel’asphyxie, que la mort seraient préférables à une viepareille.

Puis il trembla devant cette eau qui l’attirait et il s’enfuit,charria sa détresse au hasard des bois. Il tenta de l’user par delongues marches, mais il se fatiguait sans la lasser ; ilfinit par s’affaisser, moulu, brisé, devant la table duréfectoire.

Il considérait son assiette, sans courage pour manger, sansenvie de boire ; il haletait, ne tenait plus, si éreinté qu’ilfût, en place. Il se leva, erra dans la cour, jusqu’aux complies etlà, dans la chapelle où il espérait quand même trouver unsoulagement, ce fut le comble ; la mine éclata ; l’âmesapée depuis le matin fit explosion.

A genoux, désolé, il tentait encore d’invoquer un appui et rienne venait ; il étranglait, emmuré dans une fosse si profonde,sous une voûte si épaisse, que tout appel était étouffé, qu’aucunson ne vibrait. à bout de courage, il pleura, la tête dans sesmains, et, tandis qu’il se plaignait à Dieu de l’avoir ainsi amené,pour le supplicier, dans une Trappe, d’ignobles visionsl’assaillirent.

Des fluides lui passaient devant la face, peuplaient l’espace depriapées. Il ne les voyait pas avec les yeux de son corps quin’étaient nullement hallucinés, mais il les percevait hors de luiet les sentait en lui ; en un mot, le toucher était extérieuret la vision interne.

Il tâcha de fixer la statue de saint Joseph, devant laquelle ilse tenait, et il voulut se forcer à ne discerner qu’elle, mais sesyeux semblèrent se retourner, ne plus voir qu’en dedans et descroupes ouvertes les emplirent. Ce fut une mêlée d’apparitions auxcontours indécis, aux couleurs confuses, qui ne se précisaientqu’aux endroits convoités par la séculaire infamie de l’homme. Etcela changea encore. Les formes humaines se fondirent. Il ne resta,dans d’invisibles paysages de chairs, que des marais rougis par lesfeux d’on ne sait quel couchant, que des marais frissonnant sousl’abri divisé des herbes. Puis le site sensuel se rétrécit encore,mais se maintint, cette fois, et ne bougea plus ; et ce fut lapoussée d’une flore immonde, l’épanouissement de la pâquerette desténèbres, l’éclosion du lotus des cavernes, enfoui au fond duval.

Et des souffles ardents stimulaient Durtal, l’enveloppaient, semuaient en des haleines furieuses qui lui buvaient la bouche.

Il regardait, malgré lui, ne pouvant se soustraire aux avaniesimposées de ces viols, mais le corps était inerte, demeurait calmeet l’âme se révoltait en gémissant ; la tentation était doncnulle ; mais si ces manigances ne parvenaient à lui suggérerque du dégoût et de l’horreur, elles le faisaient incomparablementpâtir, en s’attardant ; toute la lie de son existencedévergondée remontait à sa surface ; ces rappels de rutsavariés le crucifiaient. Jointe à la somme des douleurs accumuléesdepuis l’aube, la surcharge de ces souvenirs l’écrasa et une sueurfroide l’inonda, de la tête aux pieds.

Il agonisa et soudain, comme s’il venait surveiller ses aides,vérifier si ses ordres s’exécutaient, le bourreau entra enscène ; Durtal ne le vit pas, mais il le sentit, et ce futinénarrable. Dès qu’elle eut l’impression de la présence démoniaqueréelle, l’âme trembla tout entière, voulut fuir, tourbillonna ainsiqu’un oiseau qui se cogne aux vitres.

Et elle retomba, épuisée ; alors, si invraisemblable quecela fût, les rôles de la vie s’intervertirent ; le corps sedressa, tint bon, commanda l’âme affolée, réprima, dans une tensionfurieuse, cette panique.

Très nettement, très clairement, Durtal perçut pour la premièrefois, la distinction, la séparation de l’âme et du corps, et pourla première fois aussi, il eut conscience de ce phénomène d’uncorps qui avait tant torturé sa compagne par ses exigences et sesbesoins, oublier dans le danger commun toutes les rancunes etempêcher celle qui lui résistait d’habitude de sombrer.

Il vit cela en un éclair et subitement tout s’effaça. Il semblaque le démon s’était éloigné ; le mur de ténèbres qui cernaitDurtal s’ouvrit et des lueurs fusèrent de toutes parts ; en unimmense élan, le Salve Regina, jailli du choeur, balayait lesfantômes, chassait les larves.

Le cordial exalté de ce chant le ranima. Il reprit courage, seremit à espérer que cet effroyable abandon allait cesser ; ilpria et ses exorations s’élevèrent ; il comprit qu’ellesétaient écoutées enfin.

L’office était terminé ; il rejoignit l’hôtellerie, etquand il parut si défait, si pâle, devant le père étienne etl’oblat, ils s’écrièrent : qu’avez-vous ?

Il s’effondra sur une chaise, essaya de leur décrirel’épouvantable calvaire qu’il avait gravi. Il y a plus de neufheures que cela dure, fit-il, je m’ étonne de n’être pas devenufou ! – et il ajouta : c’est égal, jamais je n’aurais cru quel’âme pût tant souffrir !

Et le visage du père s’illumina. Il pressa les mains de Durtalet lui dit :

– Réjouissez-vous, mon frère ; vous êtes traité tel qu’unmoine ici !

– Comment cela ? fit Durtal, interdit.

– Mais oui, cette agonie, – car il n’y a pas d’autre mot pourdéfinir l’horreur de cet état, – elle est une des plus sérieusesépreuves que Dieu nous inflige ; c’est une des opérations dela vie purgative ; soyez heureux, car c’est une grande grâceque Jésus vous fait !

– Et cela prouve que votre conversion est bonne, affirmal’oblat.

– Dieu ! mais ce n’est pas lui pourtant qui m’a insinué lesdoutes sur la foi, qui a fait naître en moi la folie des scrupules,qui m’a suscité l’esprit de blasphème, qui m’a caressé par dedégoûtantes apparitions, la face !

– Non, mais il le permet. Ah ! c’est affreux, je le sais,dit l’hôtelier. Dieu se cache et, on a beau l’appeler, il ne vousrépond pas. On se croit délaissé et cependant il est près devous ; et tandis qu’il s’efface, Satan s’avance. Il voustortille, il vous pose un microscope sur vos fautes ; samalice vous ronge la cervelle ainsi qu’une lime sourde – et, quandà tout cela se joignent, pour vous excéder, les visionsimpures…

Le trappiste s’interrompit-puis, se parlant à lui-même,lentement, il dit :

– Ce ne serait rien d’être en présence d’une tentation réelle,d’une vraie femme, en chair et en os, mais ces apparences surlesquelles l’imagination travaille, c’est horrible !

– Et moi qui croyais que l’on avait la paix dans lescloîtres !

– Non, on est sur cette terre pour lutter et c’est justementdans les cloîtres que le très-bas s’agite ; là, les âmes luiéchappent et il veut, à tout prix, les conquérir. Aucun endroit surla terre n’est plus hanté par lui qu’une cellule ; personnen’est plus harcelé qu’un moine.

– Un récit qui figure dans la vie des pères du désert est à cepoint de vue typique, fit l’oblat. Un seul démon est chargé degarder une ville et il dort, pendant que deux ou trois centsdémons, qui ont ordre de guetter un monastère, n’ont aucun repos,se démènent, c’est le cas de le dire, comme de vraisdiables !

Et, en effet, la mission d’accélérer le péché des villes est unesinécure ; car sans même qu’elles s’en doutent, Satan lestient ; il n’a donc que faire de les tourmenter pour lesretirer de la fiance de Dieu, puisque, sans même qu’il ait à sedonner le moindre mal, toutes lui obéissent.

Aussi réserve-t-il ses légions pour assiéger les couvents où larésistance est acharnée. Au reste, vous venez de voir la façon dontil conduit l’attaque !

– Ah ! s’exclama Durtal, ce n’est pas lui qui vous fait leplus souffrir ! Car ce qui est pis que le scrupule, pis queles tentations contre la pureté ou contre la foi, c’est l’abandonsupposé du ciel ; non, rien ne peut rendre cela !

– C’est ce que la théologie mystique nomme « la Nuit obscure »,répondit M. Bruno.

Et Durtal s’écria :

– Ah ! j’y suis maintenant ; je me souviens… voilàdonc pourquoi saint Jean de la croix atteste qu’on ne peutdépeindre les douleurs de cette nuit et pourquoi il n’exagère rienlorsqu’il affirme qu’on est alors plongé, tout vivant, dans lesenfers.

Et moi qui doutais de la véracité de ses livres ; moi quil’accusais d’outrance ! Il atténuait plutôt. Seulement, ilfaut avoir ressenti cela, par soi-même, pour y croire !

– Et vous n’avez rien vu, repartit tranquillement l’oblat ;vous avez passé par la première partie de cette nuit, par la nuitdes sens ; elle est terrible déjà, je le sais par expérience,mais elle n’est rien en comparaison de la nuit de l’esprit quiparfois lui succède. Celle-là est l’exacte image des souffrancesque notre-Seigneur endura au jardin des olives, alors que, suant lesang il cria, à bout de forces : Seigneur, détournez de moi cecalice !

Celle-là est si épouvantable… et M. Bruno se tut, en pâlissant.Quiconque a subi ce martyre, reprit-il après une pause, saitd’avance ce qui attend, dans l’autre vie, les réprouvés !

– Voyons, fit le moine, l’heure du coucher est sonnée. Iln’existe qu’un remède à tous ces maux, c’est la sainteEucharistie ; demain, dimanche, la communauté s’approche dusacrement ; il faut que vous vous joigniez à nous.

– Mais je ne peux pas communier dans l’état où je suis…

– Eh bien, soyez debout, cette nuit, à trois heures ;j’irai vous chercher dans votre cellule et je vous emmènerai chezle P. Maximin qui nous confesse à cette heure.

Et sans attendre sa réponse, l’hôtelier lui serra la main ets’en fut.

– Il a raison, fit l’oblat, c’est le vrai remède.

Et quand il fut remonté dans sa chambre, Durtal pensa :

– Je comprends maintenant pourquoi l’abbé Gévresin tenait tant àme prêter saint Jean de la croix ; il savait que j’entreraisdans la nuit obscure ; il n’osait m’avertir nettement de peurde m’effrayer et il voulait cependant me mettre en garde contre ledésespoir, m’aider par le souvenir ici de ces lectures. Seulement,comment a-t-il pu penser que, dans un pareil naufrage, je merappellerais quelque chose !

Tout cela me fait songer que j’ai omis de lui écrire et qu’ilfaudra que, demain, je tienne ma promesse, en lui envoyant unelettre.

Et il repensa à ce saint Jean de la croix, à ce carme inouï, quiavait si placidement décrit cette terrifiante phase de la genèsemystique.

Il se rendait compte de la lucidité, de la puissance d’esprit dece saint, expliquant la vicissitude la plus obscure, la moinsconnue de l’âme, surprenant, suivant les opérations de Dieu quimaniait cette âme, la comprimait dans sa main, la pressait commeune éponge, puis la laissait se réimbiber, se regonfler de douleurset la tordait encore et la faisait s’égoutter en des larmes desang, pour l’épurer.

Chapitre 6

 

Non, dit tout bas Durtal, je ne veux pas usurper la place de cesbraves gens.

– Mais je vous assure que ça leur est égal.

Et Durtal se défendant encore de passer devant les convers quiattendaient leur tour de confession, le père étienne insista : – Jevais rester avec vous et dès que la cellule sera libre, vous yentrerez.

Durtal était alors sur le palier d’un escalier qui portait,échelonné sur chacune de ses marches, un frère agenouillé oudebout, la tête enveloppée dans son capuchon, le visage tournécontre le mur. Tous se récolaient, s’épuraient, silencieux,l’âme.

De quelles fautes peuvent-ils bien s’accuser, pensaitDurtal ? qui sait ? Reprit-il, apercevant le frèreAnaclet, la tête dans sa poitrine et les mains jointes ; quisait s’il ne se reproche pas l’affection si discrète qu’il a pourmoi ; car, dans les couvents, toute amitié estinterdite !

Il se remémorait, dans le Chemin de la perfection de sainteTérèse, une page à la fois ardente et glacée où elle crie le néantdes liaisons humaines, déclare que l’amitié est une faiblesse,avère nettement que toute religieuse qui désire voir ses prochesest imparfaite.

– Venez, dit le P. Etienne qui interrompit ses réflexions et lepoussa par la porte d’où sortait un moine, dans la cellule. Le P.Maximin y était assis, près d’un prie-dieu.

Durtal s’agenouilla et lui raconta, brièvement, ses scrupules,ses luttes de la veille.

– Ce qui vous arrive n’est pas surprenant après uneconversion ; au reste, c’est bon signe, car, seules, lespersonnes sur lesquelles Dieu a des vues sont soumises à cesépreuves, dit lentement le moine, lorsque Durtal eut terminé sonrécit.

Et il poursuivit :

– Maintenant que vous n’avez plus de péchés graves, le démons’efforce de vous noyer dans un crachat. En somme, dans cesépisodes d’une malice aux abois, il y a pour vous tentation et nonpas faute.

Vous avez, si je sais résumer vos aveux, subi la tentation de lachair et de la foi et vous avez été torturé par le scrupule.

Laissons de côté les visions sensuelles ; telles qu’ellesse sont produites, elles demeurent indépendantes de votre volonté,pénibles, sans doute, mais inactives.

Les doutes sur la Foi sont plus dangereux.

Pénétrez-vous bien de cette vérité qu’il n’existe, en sus de laprière, qu’un remède qui soit souverain contre ce mal, lemépris.

Satan est l’orgueil, méprisez-le et aussitôt son audacecroule ; il parle ; haussez les épaules, et il se tait.Ce qu’il faut, c’est de ne pas disserter avec lui ; si retorsque vous puissiez être, vous auriez le dessous, car il possède laplus rusée des dialectiques.

– Oui, mais comment faire ? je ne voulais pas l’écouter etje l’entendais quand même ; j’étais bien obligé, ne fût-ce quepour le réfuter, de lui répondre.

– Et c’est justement sur cela qu’il comptait pour vousréduire ; retenez avec soin ceci : afin de vous donner lafacilité de le rétorquer, il vous présentera, au besoin, desarguments grotesques et, une fois qu’il vous verra, confiant,naïvement satisfait de l’excellence de vos répliques, il vousembrouillera dans des sophismes si spécieux que vous vous débattrezvainement pour les résoudre.

Non, je vous le répète, eussiez-vous la meilleure des raisons àlui opposer, ne ripostez pas, refusez la lutte.

Le prieur se tut, puis tranquillement, il reprit :

– Il y a deux manières de se débarrasser d’une chose qui gêne,la jeter au loin ou la laisser tomber. Jeter au loin exige uneffort dont on peut n’être pas capable, laisser tomber n’imposeaucune fatigue, est simple, sans péril, à la portée de tous.

Jeter au loin implique encore un certain intérêt, une certaineanimation, voire même une certaine crainte ; laisser tomber,c’est l’indifférence, le mépris absolu ; croyez-moi, usez dece moyen et Satan fuira.

Cette arme du mépris serait aussi toute-puissante pour vaincrel’assaut des scrupules si, dans les combats de cette nature, lapersonne assiégée y voyait clair. Malheureusement, le propre duscrupule est d’affoler les gens, de leur faire perdre aussitôt latramontane, et il est dès lors indispensable de s’adresser auprêtre, pour se défendre.

En effet, poursuivit le moine, qui s’était interrompu, unmoment, pour réfléchir – plus on se regarde de près et moins on sevoit ; l’on devient presbyte dès qu’on s’observe ; il estnécessaire de se placer à un certain point de vue pour distinguerles objets, car lorsqu’ils sont très rapprochés, ils deviennentaussi confus que s’ils étaient loin. C’est pourquoi il faut, enpareil cas, recourir au confesseur qui n’est ni trop éloigné, nitrop contigu, qui se tient juste à l’endroit d’où les objets sedétachent dans leur relief. Seulement, il en est du scrupule ainsique de certaines maladies qui, lorsqu’elles ne sont pas prises àtemps, deviennent presque incurables.

Ne lui permettez donc point de s’implanter en vous ; lescrupule ne résiste pas à l’aveu, dès qu’il débute. Au moment oùvous le formulez devant le prêtre, il se dissout ; c’est unesorte de mirage qu’un mot efface.

Vous m’ objecterez, continua le moine, après un silence, qu’ilest très mortifiant d’avouer des chimères qui sont, la plupart dutemps, absurdes ; mais c’est bien pour cela que le démon voussuggère presque toujours moins des arguties que des sottises. Ilvous appréhende ainsi, par la vanité, par la fausse honte.

Le moine se tut encore, puis il continua :

– Le scrupule non traité, le scrupule non guéri mène audécouragement, qui est la pire des tentations, car, dans lesautres, Satan n’attaque qu’une vertu en particulier et il semontre, tandis que, dans celle-là, il les attaque toutes en mêmetemps et il se cache.

Et cela est si vrai que si vous êtes séduit par laconcupiscence, par l’amour de l’argent, par l’orgueil, vous pouvez,en vous examinant, vous rendre compte de la nature de la tentationqui vous épuise ; dans le découragement, au contraire, votreentendement est obscurci à un tel degré que vous ne soupçonnez mêmepas que cet état, dans lequel vous croupissez, n’est qu’unemanoeuvre diabolique qu’il faut combattre ; et vous lâcheztout, vous livrez même la seule arme qui pouvait vous sauver, laprière, dont le démon vous détourne ainsi que d’une chosevaine.

N’hésitez donc jamais à couper le mal dans sa racine, à soignerle scrupule aussitôt qu’il naît.

Maintenant, dites-moi, vous n’avez pas autre chose àconfesser ?

– Non, si ce n’est l’indésir de l’Eucharistie, la langueur danslaquelle maintenant je fonds.

– Il y a de la fatigue dans votre cas, car l’on n’endure pasimpunément un pareil choc ; ne vous inquiétez pas de cela -ayez confiance – ne prétendez point vous présenter devant Dieu,tiré à quatre épingles ; allez 1 à lui, simplement,naturellement, en négligé même, tel que vous êtes ; n’oubliezpas que si vous êtes un serviteur, vous êtes aussi un fils ;ayez bon courage, Notre-Seigneur va dissiper tous cescauchemars.

Et lorsqu’il eut reçu l’absolution, Durtal descendit à l’église,pour attendre l’heure de la messe.

Et quand le moment de la communion fut venu, il suivit M. Brunoderrière les convers ; tous étaient agenouillés sur les dalleset, les uns après les autres, ils se relevaient pour échanger lebaiser de paix, et gagner l’autel.

Tout en se répétant les conseils du père Maximin, tout ens’exhortant à l’abandon, Durtal ne pouvait s’empêcher de penser, envoyant tous ces moines aborder la table : ce que le seigneur vatrouver un changement lorsque je m’avancerai à mon tour ;après être descendu dans les sanctuaires, il va être réduit àvisiter les bouges. Et sincèrement, humblement, il le plaignit.

Et il éprouva, comme la première fois qu’il s’était approché dupacifiant mystère, une sensation d’étouffement, de coeur gros,lorsqu’il fut retourné à sa place. Il quitta, aussitôt la messeterminée, la chapelle et s’échappa dans le parc.

Alors, doucement, sans effets sensibles, le sacrementagit ; le Christ ouvrit, peu à peu, ce logis fermé etl’aéra ; le jour entra à flots chez Durtal. Des fenêtres deses sens qui plongeaient jusqu’alors sur il ne savait quel puisard,sur quel enclos humide et noyé d’ombre, il contempla subitement,dans une trouée de lumière, la fuite à perte de vue du ciel.

Sa vision de la nature se modifia ; les ambiances setransformèrent ; ce brouillard de tristesse qui les voilaits’évanouit ; l’éclairage soudain de son âme se répercuta surles alentours.

Il eut cette sensation de dilatement, de joie presque enfantinedu malade qui opère sa première sortie, du convalescent qui, aprèsavoir traîné dans une chambre met enfin le pied dehors ; toutse rajeunit. Ces allées, ces bois qu’il avait tant parcourus, qu’ilcommençait à connaître, à tous leurs détours, dans tous leurscoins, lui apparurent sous un autre aspect. Une allégressecontenue, une douceur recueillie émanaient de ce site qui luiparaissait, au lieu de s’étendre ainsi qu’autrefois, se rapprocher,se rassembler autour du crucifix, se tourner, attentif, vers laliquide croix.

Les arbres bruissaient, tremblants, dans un souffle de prières,s’inclinaient devant le Christ qui ne tordait plus ses brasdouloureux dans le miroir de l’étang, mais qui étreignait ces eaux,les éployait contre lui, en les bénissant.

Et elles-mêmes différaient ; leur encre s’emplissait devisions monacales, de robes blanches qu’y laissait, en passant, lereflet des nuées ; et le cygne les éclaboussait, dans unclapotis de soleil, faisait, en nageant, courir devant lui degrands ronds d’huile.

L’on eût dit de ces ondes dorées par l’huile des catéchumènes etle saint-chrême que l’église exorcise, le samedi de la semainesainte ; et, au-dessus d’elles, le ciel entr’ ouvrit sontabernacle de nuages, en sortit un clair soleil semblable à unemonstrance d’or en fusion, à un saint sacrement de flammes.

C’était un Salut de la nature, une génuflexion d’arbres et defleurs, chantant dans le vent, encensant de leurs parfums le painsacré qui resplendissait Là-Haut, dans la custode embrasée del’astre.

Durtal regardait, transporté. Il avait envie de crier à cepaysage son enthousiasme et sa foi ; il éprouvait enfin uneaise à vivre. L’horreur de l’existence ne comptait plus devant detels instants qu’aucun bonheur simplement terrestre n’est capablede donner. Dieu seul avait le pouvoir de gorger ainsi une âme, dela faire déborder et ruisseler en des flots de joie ; et, luiseul pouvait aussi combler la vasque des douleurs, comme aucunévénement de ce monde ne le savait faire. Durtal venait del’expérimenter ; la souffrance et la liesse spirituellesatteignaient, sous l’épreinte divine, une acuité que les gens lesplus humainement heureux ou malheureux ne soupçonnent même pas.

Cette idée le ramena aux terribles détresses de la veille. Iltenta de résumer ce qu’il avait pu observer sur lui-même dans cetteTrappe.

D’abord, cette distinction si nette du corps et de l’âme ;puis cette action démoniale, insinuante et têtue, presque visible,alors que l’action céleste demeure, au contraire, sourde et voilée,n’apparaît qu’à certains moments, semble s’éliminer pour jamais, àd’autres.

Et tout cela, se sentant, se comprenant, ayant l’air simple ensoi, mais ne s’expliquant guère. Ce corps paraissant s’élancer ausecours de l’âme, et lui empruntant sans doute sa volonté, pour larelever alors qu’elle s’affaisse, était inintelligible. Comment uncorps avait-il pu même obscurément réagir et témoigner tout à coupd’une décision si forte qu’il avait serré sa compagne dans un étauet l’avait empêché de fuir ?

C’est aussi mystérieux que le reste, se disait Durtal et,songeur, il reprenait :

– Ce qui n’est pas moins étrange, c’est la manoeuvre secrète deJésus dans son sacrement. Si j’en juge par ce qui m’est arrivé, unepremière communion exaspère l’action diabolique, tandis qu’uneseconde la réprime.

Ah ! ce que je me suis mis dedans, avec tous mescalculs ! En m’abritant ici, je me croyais à peu près sûr demon âme et mon corps m’inquiétait ; et c’est juste lecontraire qui s’est passé.

Mon estomac s’est ravigouré et s’est montré apte à supporter uneffort dont jamais je ne l’eusse cru capable et mon âme a étéau-dessous de tout, vacillante et sèche, si fragile, sifaible !

Enfin, laissons cela.

Il se promena, soulevé de terre par une joie confuse. Il sevaporisait en une sorte de griserie, en une vague éthérisation oùmontaient, sans même penser à se formuler par des mots, des actionsde grâces ; c’était un remerciement de son âme, de son corps,de tout son être, à ce Dieu qu’il sentait vivant en lui et éparsdans ce paysage agenouillé qui semblait s’épandre, lui aussi, endes hymnes muettes de gratitude.

L’heure qui sonnait à l’horloge du fronton lui rappela que lemoment d’aller déjeuner était venu. Il regagna l’hôtellerie, secoupa une tartine qu’il enduisit de fromage, but un demi-verre devin et il s’apprêtait à ressortir quand il réfléchit que l’horairedes offices avait changé.

Ils doivent être différents de ceux de la semaine, se dit-il, etil grimpa dans sa cellule pour y consulter les pancartes.

Il n’en découvrit qu’une, celle du règlement même des moines,qui contenait des renseignements sur les pratiques dominicales ducloître et il la lut :

Exercices de la communauté pour tous les dimanchesordinaires.

Matin 1 Lever, petit office, oraison, à 1h. 1/2. 2 1/2 Grandoffice canonial chanté. 5 1/2 Prime, messe matutinale, 6 heures. 63/4 Chapitre, instructions, grand silence. 9 1/4 Aspersion, Tierce,procession. 10 Grand’messe. 11 10 Sexte et examen particulier. 111/2 Angelus, dîner. 12 1/4 Méridienne, grand silence.

Soir 2 Fin du repos, None. 4 Vêpres et Salut. 5 3/4 Un quartd’heure d’oraison. 6 Souper. 7 Lecture d’avant Complies. 7 1/4Complies. 7 1/2 Salve, Angelus. 7 3/4 Examen et retraite. 8Coucher, grand silence.

Durtal résuma cet indicateur à son usage, sur un bout de papier.En somme, se dit-il, je dois être à la chapelle à 9 heures 1/4 pourl’aspersion, la grand’messe et l’office de Sexte – de là, à 2heures à None – puis à 4 heures, pour les Vêpres et le Salut, à 7heures 1/2 enfin pour les Complies.

Voilà une journée qui va être occupée, sans compter que je suislevé depuis deux heures et demi du matin, conclut-il ; etquand il arriva à l’église vers neuf heures, il y rencontra laplupart des convers à genoux, les uns faisant leur chemin de croix,les autres égrenant leur chapelet ; et, dès que la clochetinta, tous se remirent à leur place.

Assisté de deux pères en coule, le prieur, vêtu de l’aubeblanche, entra et tandis que l’on chantait l’antienne Asperges me,Domine, hyssopo et mundabor, tous les moines, à la suite,défilèrent devant le père Maximin, debout sur les marches, tournantle dos à l’autel, et il les aspergea d’eau bénite, alors que,baissant la tête, ils regagnaient, en se signant, leursstalles.

Puis le prieur descendit de l’autel, vint jusqu’à l’entrée duvestibule où il dispersa l’eau d’une croix, tracée par legoupillon, sur l’oblat et sur Durtal.

Il put enfin s’habiller et vint célébrer le sacrifice.

Alors Durtal put recenser ses dimanches chez lesbénédictines.

Le Kyrie eleison était le même, mais plus lent, plus sonore,plus grave sur la terminaison prolongée du dernier ; à Paris,la voix des nonnes l’effilait et le lissait quand même, satinait leson de son glas, le rendait moins sourd, moins ample. Le Gloria inexcelsis différait ; celui de la Trappe était plus primitif,plus montueux, plus sombre, intéressant par sa barbarie même, maismoins touchant, car dans ces formules d’adoration dans l’Adoramuste, par exemple, ce te ne se détachait plus, ne s’égouttait pluscomme une larme d’essence amoureuse, comme un aveu retenu, parhumilité, sur le bord des lèvres ; – mais ce fut quand leCredo s’éleva, que Durtal put s’exalter à l’aise.

Il ne l’avait pas encore entendu aussi autoritaire et aussiimposant ; il s’avançait, chanté à l’unisson, déroulait lalente procession des dogmes, en des sons étoffés, rigides, d’unviolet presque obscur, d’un rouge presque noir, s’éclaircissait àpeine à la fin, alors qu’il expirait en un long, en un plaintifamen.

En suivant l’office Cistercien, Durtal pouvait reconnaître lestronçons de plain-chant encore conservés dans la messe desparoisses. Toute la partie du canon, le Sursum Corda, le VereDignum, les antiennes, le Pater, restaient intacts. Seuls leSanctus et l’Agnus Dei changeaient encore.

Massifs, bâtis, en quelque sorte, dans le style roman, ils sedrapaient dans cette couleur ardente et sourde que revêtent, ensomme, les offices de la Trappe.

– Eh bien ! Fit l’oblat, lorsque, après la cérémonie, ilss’assirent devant la table du réfectoire ; eh bien !Comment trouvez-vous notre grand’messe ?

– Elle est superbe, répondit Durtal. Et, rêvassant, il dit :

– Avoir le tout complet ! transporter ici, au lieu de cettechapelle sans intérêt, l’abside de Saint-Séverin ; pendre surles murs des tableaux de Fra Angelico, de Memling, de Grünewald, deGérard David, de Roger Van Den Weyden, de Bouts, y adjoindred’admirables sculptures, des oeuvres de pierre, telles que cellesdu grand portail de Chartres, des retables en bois sculptés, telsque ceux de la cathédrale d’Amiens, quel rêve !

Et pourtant, reprit-il, après un silence, ce rêve a été uneréalité, cela s’est vu. Cette église idéale, elle a existé pendantdes siècles, partout, au Moyen Age ! Le chant, lesorfèvreries, les panneaux, les sculptures, les tissus, tout était àl’avenant ; les liturgies possédaient, pour se faire valoir,de fabuleux écrins ; ce que tout cela est loin !

– Vous ne direz toujours pas, répliqua, en souriant, M. Bruno,que les ornements d’église sont laids ici !

– Non, ils sont exquis. D’abord, les chasubles n’ont pas cesformes de tablier de sapeur et elles n’arborent point sur lesépaules du prêtre ce renflement, cette sorte de soufflet pareil àune oreille couchée d’ânon, qu’à Paris les étoliers fabriquent.

Puis ce n’est plus la croix galonnée ou tissée, emplissant toutel’étoffe, tombant ainsi d’un paletot sac dans le dos ducélébrant ; les chasubles trappistines ont gardé la formed’antan, telle que nous l’ont conservée, dans leurs scènesreligieuses, les anciens imagiers et les vieux peintres ; etcette croix à quatre feuilles, semblable à celles que le styleogival cisela dans les murs de ses églises, tient du lotus trèsépanoui, d’une fleur si mûre que ses pétales écartéss’abaissent.

Sans compter, poursuivit Durtal, que l’étoffe qui semble tailléedans une sorte de flanelle ou de molleton doit avoir été plongéedans de triples teintures car elle prend une profondeur et uneclarté magnifique de tons. Les passementiers religieux peuventchamarrer d’argent et d’or leurs moires et leurs soies, jamais ilsn’arriveront à donner la couleur véhémente et pourtant si familièreà l’oeil de cette trame cramoisie fleurie de jaune soufre queportait le père Maximin, l’autre jour.

– Oui, et la chasuble de deuil, avec ses croix lobées et sesdiscrets rinceaux blancs, dont s’enveloppa le père abbé, le jour oùil nous communia, n’était-elle pas, elle aussi, une caresse pour leregard ?

Durtal soupira : Aah ! Si les statues de la chapelledécelaient un goût pareil !

– A propos, fit l’oblat, venez saluer cette Notre-Dame del’Atre, dont je vous ai parlé et qui a été découverte dans lesvestiges du vieux cloître.

Ils se levèrent de table, enfilèrent un corridor, s’engagèrentdans une galerie latérale au bout de laquelle ils s’arrêtèrent enface d’une statue, grandeur nature, de pierre.

Elle était lourde et mastoque, représentait, dans une robe àlongs plis, une paysanne couronnée et joufflue, tendant sur un brasun enfant qui bénissait une boule.

Mais, dans ce portrait d’une robuste terrienne, issue desBourgognes ou des Flandres, il y avait une candeur, une bontépresque tumultueuses qui jaillissaient de la face souriante, desyeux ingénus, des bonnes et grosses lèvres, indulgentes, prêtes àtous les pardons.

Elle était une vierge rustique faite pour les humblesconvers ; elle n’était pas une grande dame qui pût les tenir àdistance, mais elle était bien leur mère nourrice d’âme, leur vraiemère à eux ! Comment ne l’a-t-on pas compris, ici ;comment, au lieu de présider dans la chapelle, se morfond-elle dansle bout d’un corridor ? s’écria Durtal.

L’oblat détourna la conversation. – Que je vous prévienne,fit-il, le salut n’aura pas lieu après les vêpres, ainsi quel’indique votre pancarte, mais bien après les complies ; cedernier office sera donc avancé d’un quart d’heure, au moins.

Et l’oblat remonta dans sa cellule, pendant que Durtal sedirigeait vers le grand étang. Là il se coucha sur une litière deroseaux secs, regardant ces eaux qui venaient se briser, enondulant, à ses pieds. Le va-et-vient de ces eaux limitées,repliées sur elles-mêmes, ne dépassant plus le bassin qu’elless’étaient creusé, l’entraîna dans de longues rêveries.

Il se disait qu’un fleuve était le plus exact symbole de la vieactive ; on le suivait dès sa naissance, sur tout sonparcours, au travers des territoires qu’il fécondait : ilremplissait une tâche assignée, avant que d’aller mourir, ens’immergeant, dans le sépulcre béant des mers ; mais l’étang,cette eau hospitalisée, emprisonnée dans une haie de roseaux qu’ilavait lui-même grandis, en fertilisant le sol de ses bords, il seconcentrait, vivait sur lui-même, ne semblait s’acquitter d’aucuneoeuvre connue, sinon d’observer le silence et de réfléchir àl’infini le ciel.

L’eau sédentaire m’ inquiète, continuait Durtal. Il me sembleque, ne pouvant s’étendre, elle s’enfonce et que là où les eauxcourantes empruntent seulement le reflet des choses qui s’y mirent,elle les engloutisse, sans les rendre. C’est à coup sûr, dans cetétang, une absorption continue et profonde de nuages oubliés,d’arbres perdus, de sensations même saisies sur le visage desmoines qui s’y penchèrent. Cette eau est pleine et non pas videcomme celles qui se distraient, en voguant dans les campagnes, enbaignant les villes. C’est une eau contemplative en parfait accordavec la vie recueillie des cloîtres.

Le fait est, conclut-il, qu’une rivière n’aurait, ici, aucunsens ; elle ne serait que de passage, resterait indifférenteet pressée, serait dans tous les cas inapte à pacifier l’âme quel’eau monacale des étangs apaise. Ah ! ce qu’en fondantNotre-Dame de l’Atre, saint Bernard avait su assortir la règleCistercienne et le site.

Mais, laissons ces imaginations, dit-il, en se levant ; et,songeant que c’était dimanche, il se transféra à Paris, revit seshaltes, ce jour-là, dans les églises.

Le matin, Saint-Séverin l’enchantait, mais il ne fallait pass’ingérer dans ce sanctuaire d’autres offices. Les vêpres y étaientbousillées et mesquines ; et, si c’était jour de gala, lemaître de chapelle se révélait obsédé par l’amour d’une musiqueignoble.

Quelquefois, Durtal s’était réfugié à Saint-Gervais où l’onjouait au moins, à certaines époques, des motets de vieuxmaîtres ; mais cette église était, de même que saint-Eustache,un concert payant où la foi n’avait que faire. Aucun recueillementn’était possible au milieu de dames qui se pâmaient derrière desfaces à main et s’agitaient dans des cris de chaises. C’étaient defrivoles séances de musique pieuse, un compromis entre le théâtreet Dieu.

Mieux valait Saint-Sulpice où le public était silencieux aumoins. C’était là, d’ailleurs, que les vêpres se célébraient avecle plus de solennité et le moins de hâte.

La plupart du temps, le séminaire renforçait la maîtrise et,maniées par ce choeur imposant, elles se déroulaient, majestueuses,soutenues par les grandes orgues.

Chantées, par moitié, sans unisson, réduites à l’état decouplets débités, les uns, par un baryton et, les autres, par lechoeur, elles étaient maquillées et frisées au petit fer, maiscomme elles n’étaient pas moins adultérées dans les autres églises,il y avait tout avantage à les écouter à Saint-Sulpice dont lapuissante maîtrise, très bien dirigée, n’avait pas, ainsi qu’àNotre-Dame, par exemple, ces voix en farine qui s’égrugent aumoindre souffle.

Cela ne devenait réellement odieux que lorsqu’en une formidableexplosion, la première strophe du Magnificat frappait lesvoûtes.

L’orgue avalait alors une strophe sur deux et, sous le séditieuxprétexte que la durée de l’office des encensements était troplongue pour être emplie, tout entière, par ce chant, M. Widor,installé devant son buffet, écoulait des soldes défraîchis demusique, gargouillait Là-Haut, imitant la voix humaine et la flûte,le biniou et le galoubet, la musette et le basson, rapiotait desbalivernes qu’il accompagnait sur la cornemuse ou bien, las deminauder, il sifflait furieusement au disque, finissait par simulerle roulement des locomotives sur les ponts de fonte, en lâchanttoutes ses bombardes.

Et le maître de chapelle, ne voulant pas se montrer inférieurdans sa haine instinctive du plain-chant à l’organiste, se donnaitla joie, lorsque commençait le salut, de remiser les mélodiesgrégoriennes, pour faire dégurgiter des rigodons à seschoristes.

Ce n’était plus un sanctuaire, mais un beuglant. Les Ave maria,les Ave verum, tous les déculottages mystiques de feu Gounod, lesrapsodies du vieux Thomas, les entrechats d’indigents musicastres,défilaient, à la queue leu leu, dévidés par des chefs de choeur dechez Lamoureux, chantés malheureusement aussi par des enfants donton ne craignait pas de polluer la chasteté des voix, dans cespasses bourgeoises de musique, dans ces retapes d’art !

– Ah ! se disait Durtal, si seulement ce maître dechapelle, qui est évidemment un excellent musicien, car enfin,lorsqu’il le faut, il sait faire exécuter, mieux que nulle part àParis, le De profundis en faux bourdon et le Dies Irae, siseulement cet homme faisait jouer, ainsi qu’à saint-Gervais, duPalestrina et du Vittoria, de l’Aichinger et de l’Allegri, del’Orlando de Lassus et du de Près, mais non, il doit égalementabominer ces maîtres, les considérer comme des débris archaïques,bons à reléguer dans des combles !

Et Durtal continuait :

C’est tout de même incroyable, ce que l’on entend maintenant àParis, dans les églises ! Sous couleur de ménager legagne-pain des chantres, on supprime la moitié des strophes descantiques et des hymnes et l’on y substitue, pour varier lesplaisirs, les divagations ennuyées d’un orgue.

On y beugle le Tantum ergo sur l’air national autrichien, ou, cequi est pis encore, on l’affuble de flons-flons d’opérettes ou deglous-glous de cantine. On divise même son texte en des coupletsqu’on agrémente, ainsi qu’une chanson à boire, d’un petitrefrain.

Et les autres proses ecclésiales sont traitées de même.

Et cependant la papauté a formellement défendu par plusieursbulles de laisser souiller le sanctuaire par des fredons. Pour n’enciter qu’une, dans son extravagante Docta sanctorum, Jean XXII aexpressément prohibé la musique et les voix profanes dans lestemples. Il a en même temps interdit aux maîtrises d’altérer pardes fioritures le plain-chant. Les décrets du concile de Trente nesont pas, à ce point de vue, moins nets, et, tout récemment encore,un règlement de la sacrée congrégation des rites est intervenu pourproscrire les sabbats musicaux dans les lieux saints.

Alors que font les curés qui sont, en somme, chargés de lapolice musicale dans leurs églises ? rien, ils s’enfichent.

Ah ! ce n’est pas pour dire, mais avec ces prêtres qui,dans l’espoir d’une recette, permettent, les jours de fête, à desvoix retroussées d’actrices de danser le chahut aux sons pesants del’orgue, elle est devenue quelque chose de pas bien propre, lapauvre Eglise !

A Saint-Sulpice, reprit Durtal, le curé tolère la vilenie desgaudrioles qu’on lui sert, mais il n’admet pas au moins, commecelui de Saint-Séverin, que des cabotines égaient, le vendredisaint, par les éclats débraillés de leurs voix, l’office. Il n’apas encore accepté non plus le solo de cor anglais que j’ai ouï, unsoir d’adoration perpétuelle, à Saint-Thomas. Enfin, si les grandssaluts à Saint-Sulpice sont une honte, les complies y restent,malgré leur attitude théâtrale, vraiment charmantes.

Et Durtal songea à ces Complies dont la paternité est souventattribuée à saint Benoît ; elles étaient, en somme, la prièreintégrale des soirs, l’adjuration préventive, la sauvegarde contreles entreprises du succubat ; elles étaient, en quelque sorte,des sentinelles avancées, des grand’gardes posées autour de l’âme,pour la protéger, pendant la nuit.

Et l’ordonnance de ce camp retranché de prières était parfaite.Après la bénédiction, la voix la plus amenuisée, la plus filiformede la maîtrise, la voix du plus petit des enfants lançait, ainsiqu’un qui vive, la leçon brève tirée de la première épître de saintPierre, avertissant les fidèles qu’ils aient à être sobres et àveiller pour ne pas se laisser surprendre à l’improviste. Un prêtrerécitait ensuite les prières habituées des soirs, l’orgue de choeurdonnait l’intonation et les psaumes tombaient, psalmodiés, un à un,des psaumes crépusculaires où, devant ces approches de la nuitpeuplée de lémures et sillonnée de larves, l’homme appelle Dieu àl’aide et le prie d’éloigner de son sommeil le viol des chemineauxde l’enfer, le stupre des lamies qui passent.

Et l’hymne de saint Ambroise, le Te lucis ante terminum,précisait davantage encore le sens épars de ces psaumes, lerésumait en ses courtes strophes. Malheureusement la plusimportante, celle qui prévoit et décèle les dangers luxurieux del’ombre, était engloutie par les grandes orgues. Cette hymne àSaint-Sulpice ne se clamait pas en plain-chant, ainsi qu’à laTrappe, mais il s’entonnait sur un air pompeux et martelé, un airemballé de gloire, d’une assez fière allure, originaire sans doutedu dix-huitième siècle.

Puis, c’était une pause – et l’homme se sentait mieux à l’abri,derrière ce rempart d’invocations, se recueillait alors, plusrassuré, et empruntait des voix innocentes pour adresser à Dieu denouvelles suppliques. Après le capitule débité par l’officiant, lesenfants de la maîtrise chantaient le répons bref In manus tuas,Domine, commendo spiritum meum qui se déroulait en se bissant, puisse dédoublait et ressoudait à la fin ses deux tronçons séparés parun verset et une moitié d’antienne.

Et après cette prière c’était encore le cantique de ce Siméonqui, dès qu’il eût vu le messie, désira mourir. Ce Nunc dimittisque l’église a incorporé dans les complies, pour nous stimuler ànous reviser, le soir, – car nul ne sait s’il se réveillera, lelendemain, – était enlevé par toute la maîtrise qui alternait avecles répons de l’orgue.

Enfin, pour terminer cet office de ville assiégée, pour prendreses dernières dispositions et tenter de reposer à l’abri d’un coupde main, en paix, l’église édifiait encore quelques oraisons etplaçait ses paroisses sous la tutelle de la vierge dont ellechantait une des quatre antiennes qui se succèdent, suivant lePropre.

Les Complies sont évidemment à la Trappe moins solennelles,moins intéressantes même qu’à Saint-Sulpice, conclut Durtal, car lebréviaire monastique est par extraordinaire moins complet pour cetoffice que le bréviaire romain. Quant aux vêpres du dimanche, jesuis curieux de les entendre, ici.

Et il les entendit ; mais elles ne différaient guère desvêpres adoptées par les bénédictines de la rue monsieur ;elles étaient plus massives, plus graves, plus romanes, si l’onpeut dire, car, forcément les voix de femmes les effilent enlancettes, les ogivent, les modulent, en quelque sorte, dans lestyle gothique, mais les airs grégoriens étaient les mêmes.

Par contre, elles ne ressemblaient en rien à celles deSaint-Sulpice, dont les sauces modernes sophistiquent les essencesmêmes des plains-chants. Seulement le Magnificat de la Trappe,abrupt et d’un éclat sec, ne valait pas ce majestueux, cetadmirable Magnificat Royal qu’à Paris l’on chante.

Ils sont étonnants avec leurs superbes voix, ces moines, sedisait Durtal et il sourit, tandis qu’ils achevaient le cantique dela vierge, car il se rappelait que, dans la primitive église lechantre s’appelait « fabarius cantor », « mangeur de fèves », parcequ’il était condamné à manger ces légumes pour fortifier sa voix.Or, à la Trappe, les plats de fèves étaient fréquents ;c’était peut-être là la recette des voix monastiques toujoursjeunes !

Et il rêvassait à la liturgie et au plain-chant, en fumant descigarettes, après vêpres, dans les allées.

Il se remémorait le symbolisme de ces heures canoniales quiretraçaient, chaque jour, au fidèle, la brièveté de la vie, lui enrésumaient l’image, depuis l’enfance jusqu’à la mort.

Récitée, dès l’aube, Prime figurait l’adolescence ; Tiercela jeunesse ; Sexte la pleine vigueur de l’âge ; None lesapproches de la vieillesse et les Vêpres allégorisaient ladécrépitude. Elles appartenaient d’ailleurs aux nocturnes et ellesse psalmodiaient jadis à six heures du soir, à cette heure où, autemps des équinoxes, le soleil se couche dans la cendre rouge desnuées. Quant aux complies, elles retentissaient, alors que, symboledu trépas, la nuit était venue.

Cet office canonial était un merveilleux rosaire depsaumes ; chaque grain de chacune de ces heures se référaitaux différentes phases de l’existence humaine, suivait, peu à peu,les périodes du jour, le déclin de la destinée, pour aboutir auplus parfait des offices, aux Complies, cette absoute provisoired’une mort représentée, elle-même, par le sommeil !

Et si, de ces textes si savamment triés, de ces proses sisolidement scellées, Durtal passait à la robe sacerdotale de leurssons, à ces chants neumatiques, à cette divine psalmodie, touteuniforme, toute simple, qu’est le plain-chant, il devait constaterque, sauf dans les cloîtres bénédictins, on lui avait partoutadjoint un accompagnement d’orgue, on l’avait enfourné de forcedans la tonalité moderne et il disparaissait sous ces végétationsqui l’étouffaient, devenait partout incolore et amorphe,incompréhensible.

Un seul de ses bourreaux, Niedermeyer, s’était au moins montrépitoyable. Lui, avait essayé d’un système plus ingénieux et plusprobe. Il avait renversé les termes du supplice. Au lieu de vouloirassouplir le plain-chant et le fourrer dans le moule de l’harmoniemoderne, il avait contraint cette harmonie à se ployer à latonalité austère du plain-chant. Il conservait ainsi son caractère,mais combien il eût été plus naturel de le laisser solitaire, de nepas l’obliger à remorquer un inutile cortège, une maladroitesuite !

Ici au moins, à la Trappe, il vivait, s’épanouissait, en toutesécurité, sans traîtrises de la part de ces moines. Il y avaittoujours homophonie, toujours on le chantait, sans accompagnement,à l’unisson.

Cette vérité, il put se la confirmer, une fois de plus, après lesouper, le soir, alors qu’à la fin des complies, le père sacristainalluma tous les cierges de l’autel.

A ce moment, dans le silence, ces trappistes à genoux, la têtedans leurs mains ou la joue penchée sur la manche de leur grandecoule, trois convers entrèrent, deux tenant des flambeaux et unautre qui les précédait, un encensoir ; et, derrière eux, àquelques pas, le prieur s’avança, les mains jointes.

Durtal regardait le costume changé des trois frères. Ilsn’avaient plus leur robe de bure, faite de pièces et de morceaux,pisseuse, couleur de macadam, mais des robes d’un brun violi deprune, sur lequel tranchait le blanc tuyauté d’un surplis neuf.

Tandis que le P. Maximin, vêtu d’une chape d’un blanc laiteux,tissée de croix en jaune citron, insérait l’hostie dans la custode,le thuriféraire déposait l’encensoir sur les braises duquelfondaient les larmes des vrais encens. Contrairement à ce qui alieu à Paris où l’encensoir brandi devant l’autel sonne contre seschaînes et simule le cliquetis clair du cheval qui secoue, enlevant la tête, la gourmette et le mors, l’encensoir à la Trappedemeurait immobile devant l’autel, fumait seul, derrière le dos desofficiants.

Et tout le monde chanta l’implorante et la mélancolique antiennedu Parce Domine, puis le Tantum ergo, ce chant magnifique quipourrait presque être mimé, tant les sentiments qui se succèdentdans sa prose rimée sont, dans leurs nuances, nets.

Dans la première strophe, il semble, en effet, qu’il hochedoucement la tête, qu’il appuie, pour ainsi dire, du menton, afind’attester l’insuffisance des sens à expliquer le dogme de laprésence réelle, l’avatar accompli du pain. Il est alors admiratifet réfléchi ; puis cette mélodie si attentive, sirespectueuse, ne s’attarde plus à constater la faiblesse de laraison et la puissance de la foi, mais dans sa seconde strophe,elle s’élance, adule la gloire des trois personnes, exulted’allégresse, ne se reprend qu’à la fin où la musique ajoute unsens nouveau au texte de saint Thomas, en avouant dans un long,dans un dolent amen, l’indignité de l’assistance à recevoir labénédiction de la chair remise sur cette croix que l’ostensoir vadessiner dans l’air.

Et, lentement, tandis que, déroulant sa spirale de fumée,l’encensoir tendait comme une gaze bleue devant l’autel, tandis quele saint-sacrement se levait, tel qu’une lune d’or, parmi lesétoiles des cierges scintillant dans les ténèbres commencées decette brume, les cloches de l’abbaye tintèrent, à coups précipitéset doux. Et tous les moines accroupis, les yeux fermés, seredressèrent et entonnèrent le Laudate sur la vieille mélodie quise chante également à Notre-Dame-des-Victoires, au Salut dusoir.

Puis, un à un, après s’être agenouillés devant l’autel, ilssortirent de l’église, pendant que Durtal et l’oblat retournaient àl’hôtellerie où les attendait le P. Etienne.

Il dit à Durtal : – Je ne voulais pas aller me coucher, sanssavoir comment vous aviez supporté la journée ; et commeDurtal le remerciait, en l’assurant que ce dimanche avait été trèspacifique, le père étienne sourit et révéla, en un mot, que, sousleur attitude réservée, tous à la Trappe, s’intéressaient à leurhôte plus que lui-même ne le croyait.

Le R. P. abbé et le P. prieur vont être contents quand je vaisleur donner cette réponse, dit le moine, qui souhaita bonne nuit àDurtal, en lui serrant la main.

Chapitre 7

 

A sept heures, au moment où il s’apprêtait à manger son pain,Durtal se heurta au P. Etienne.

– Mon père, dit-il, c’est demain mardi ; le temps de maretraite est écoulé et je vais partir ; comment dois-je m’yprendre pour commander une voiture à Saint-Landry ?

Le moine sourit.

– Je puis, quand le facteur apportera le courrier, le charger decette commission ; mais, voyons, vous avez donc bien hâte denous quitter ?

– Non, mais je ne voudrais pas abuser…

– Ecoutez, puisque vous êtes si bien rompu à la vie des Trappes,restez-nous encore pendant deux jours. Le procureur doit se rendre,pour régler un différend, à Saint-Landry. Il vous conduira à lagare dans notre voiture. Cela vous évitera une dépense et le trajetd’ici au chemin de fer vous paraîtra, à deux, moins long.

Durtal accepta et comme il pleuvait, il remonta dans sa chambre.Elle est étrange, fit-il en s’asseyant, cette impossibilité où l’onse trouve, dans un cloître, de lire un livre ; l’on n’a enviede rien ; on pense à Dieu par soi-même et non par les volumesqui vous en parlent.

Machinalement, il avait tiré d’un tas de bouquins unin-dix-huit, qu’il avait rencontré, sur sa table, le jour où ils’était installé dans la cellule ; celui-là exhibait ce titre: Manrèse ou les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola.

Il avait déjà parcouru cet ouvrage à Paris et les pages qu’ilfeuilletait à nouveau ne changeaient pas l’impression rêche,presque hostile, qu’il avait conservée de ce livre.

Le fait est que ces exercices ne laissaient aucune initiative àl’âme ; ils la considéraient ainsi qu’une pâte molle bonne àcouler dans un moule ; ils ne lui montraient aucun horizon,aucun ciel. Au lieu d’essayer de l’étendre, de la grandir, ils larapetissaient de parti pris, la rabattaient dans les cases de leurgaufrier, ne la nourrissaient que de minuties fanées, que devétilles sèches.

Cette culture japonaise d’arbres contrefaits et demeurés nains,cette déformation chinoise d’enfants plantés dans des pots,horripilaient Durtal qui ferma le volume.

Il en ouvrit un autre : l’Introduction à la vie dévote, de saintFrançois de Sales.

Certes, il n’éprouvait aucun besoin de le relire, malgré sesmignardises et sa bonhomie tout d’abord charmante mais quifinissaient par vous écoeurer, par vous poisser l’âme avec sesdragées aux liqueurs et ses fondants ; en somme cette oeuvresi vantée dans le monde des catholiques était un julep parfumé à labergamote et à l’ambre. Cela sentait le mouchoir de luxe secouédans une église où persistait un relent d’encens.

Mais l’homme même, l’évêque que fut saint François de Salesétait suggestif ; il évoquait avec son nom toute l’histoiremystique du XVIIe siècle.

Et Durtal rappelait ses souvenirs gardés de la vie religieuse deces temps. Il y avait eu alors dans l’église deux courants :

Celui du Mysticisme dit exalté, originaire de sainte Térèse, desaint Jean de la croix et ce courant s’était concentré sur MarieGuyon.

Et un autre, celui du mysticisme dit tempéré, dont les adeptesfurent saint François de Sales et son amie, la célèbre baronne deChantal.

Ce fut naturellement ce dernier courant qui triompha. Jésus semettant à la portée des salons, descendant au niveau des femmes dumonde, Jésus modéré, convenable, ne maniant l’âme de sa créatureque juste assez pour la douer d’un attrait de plus, ce Jésusélégant fit fureur ; mais Mme Guyon, qui dérivait surtout desainte Térèse, qui enseignait la théorie mystique de l’amour et lecommerce familier avec le ciel, souleva la réprobation de tout unclergé qui abominait la mystique sans la comprendre ; elleexaspéra le terrible Bossuet qui l’accusa de l’hérésie à la mode,de molinisme et de quiétisme. Elle réfuta, sans trop de peine, cegrief, la malheureuse, mais il ne l’en persécuta pas moins ;il s’acharna sur elle, la fit incarcérer à Vincennes, se révélatenace et hargneux, atroce.

Fénelon, qui avait essayé de concilier ces deux tendances, enapprêtant une petite Mystique, ni trop chaude, ni trop froide, unpeu moins tiède que celle de saint François de Sales et surtoutbeaucoup moins ardente que celle de sainte Térèse, finit à son tourpar déplaire au cormoran de Meaux et, bien qu’il eût lâché et reniéMme Guyon dont il était, depuis de longues années, l’ami, il futpoursuivi, traqué par Bossuet, condamné à Rome, envoyé en exil àCambrai.

Et, ici, Durtal ne pouvait s’empêcher de sourire, car il seremémorait les plaintes navrées de ses partisans, pleurant cettedisgrâce, représentant ainsi qu’un martyr cet archevêque dont lapunition consistait à cesser son rôle de courtisan à Versaillespour aller enfin administrer son diocèse qui ne paraissait pasl’avoir préoccupé jusqu’alors.

Ce Job mitré qui restait, dans son malheur, archevêque et duc deCambrai et prince du saint-empire et riche, se désolant parce qu’ilest obligé de visiter ses ouailles, dénote bien l’état del’épiscopat sous le règne redonnant du grand roi. C’était unsacerdoce de financiers et de valets.

Seulement, il avait encore une certaine allure, il avait dutalent, dans tous les cas ; tandis que, maintenant, lesévêques ne sont, pour la plupart, ni moins intrigants, ni moinsserviles ; mais ils n’ont plus ni talent, ni tenue. Pêchés, enpartie, dans le vivier des mauvais prêtres, ils s’attestent prêts àtout, sortent des âmes de vieux usuriers, de bas maquignons, degueux, quand on les presse.

C’est triste à dire, mais c’est ainsi, conclut Durtal. Quant àMme Guyon, reprit-il, elle ne fut ni une écrivain originale, ni unesainte ; elle n’était qu’une succédanée mal venue des vraismystiques ; elle présumait et manquait, à coup sûr, de cettehumilité qui a magnifié les sainte Térèse et les sainteClaire ; mais enfin, elle flambait, elle était une emballée deJésus, elle n’était surtout pas une courtisane pieuse, une bigotemitigée de cour, comme la Maintenon !

Au reste, quelle époque religieuse que celle-là ! Sessaints ont tous quelque chose de sage et de compassé, de verbeux etde froid qui m’en détourne. Saint François de Sales, saint Vincentde Paul, sainte Chantal… non, j’aime mieux saint François d’Assise,saint Bernard, sainte Angèle… la mystique du dix-septième siècle,elle est bien à l’avenant de ses églises emphatiques et mesquines,de sa peinture pompeuse et glacée, de sa poésie solennelle, de saprose morne !

Voyons, fit-il, ma cellule n’est encore ni balayée, ni rangée etj’ai peur, en m’attardant ici, de gêner le père étienne. Il pleutcependant trop fort pour que je puisse me promener dans lesbois ; le plus simple serait d’aller lire le petit office dela vierge, à la chapelle.

Il y descendit ; elle était à cette heure à peu prèsvide ; les moines travaillaient dans les champs ou dans lafabrique ; seuls, deux pères, à genoux devant l’autel deNotre-Dame, priaient si violemment qu’ils ne l’entendirent même paspousser la porte.

Et Durtal qui s’était installé auprès d’eux, en face du porchedonnant sur le maître-autel, les voyait réverbérés dans la plaquede verre placée devant la châsse du bienheureux Guerric. Cetteplaque faisait, en effet, glace et les pères blancs s’yenfonçaient, vivaient en oraisons sous la table, dans le coeur mêmede l’autel.

Et, lui aussi, y apparaissait, en un coin, reflété, au bas de lachâsse, près de la dépouille sacrée du moine.

A un moment, il releva la tête et il s’aperçut que l’oeil deboeuf percé dans la rotonde, derrière le maître-autel,reproduisait, sur sa vitre étamée de gris et de bleu, les marquesgravées au revers de la médaille de saint Benoît, les premièreslettres de ses formules impératives, les initiales de sesdistiques.(1) (1. L’image diminuée de cet oeil de boeuf sert defleuron à la couverture et à la page-titre de ce livre. -L’explication des signes est donnée au verso de la page-titre.)

On eût dit d’une immense médaille claire, tamisant un jour pâle,le blutant au travers d’oraisons, ne le laissant pénétrer quesanctifié, que bénit par le patriarche, jusqu’à l’autel.

Et tandis qu’il rêvassait, la cloche tinta ; les deuxtrappistes regagnèrent leurs stalles, pendant que les autresentraient.

A traîner ainsi, dans cette chapelle, l’heure de sexte étaitsonnée. L’abbé s’avança. Durtal le revoyait, pour la première fois,depuis leur entretien ; il semblait moins souffrant, moinspâle, marchait majestueux dans sa grande coule blanche, au capuchonde laquelle pendait un gland violet et les pères s’inclinaient, enbaisant leur manche devant lui ; il atteignit sa place quedésignait une crosse de bois debout près d’une stalle et touss’emmantelèrent d’un grand signe de croix, saluèrent l’autel et lavoix faible, implorante, du vieux trappiste monta : Deus inadjutorium meum intende.

Et l’office continua, dans le tangage monotone et charmant de ladoxologie, coupé d’inclinations profondes, de grands mouvements debras relevant la manche de la coule tombant jusqu’à terre, pourpermettre à la main de sortir et de tourner les pages.

Quand sexte fut terminé, Durtal s’en fut rejoindre l’oblat.

Ils trouvèrent sur la table du réfectoire une petite omelette,des poireaux liés dans une sauce à la farine et à l’huile, desharicots et du fromage.

– C’est étonnant, dit Durtal, comme à propos des mystiques, lemonde erre sur des idées préconçues, sur des rengaînes. Lesphrénologistes prétendent que les mystiques ont des crânes enpointe ; or, ici, où leur forme est plus visible qu’ailleurspuisque tous sont sans cheveux et rasés, il n’y a pas plus de têtesen oeuf qu’autre part. Je regardais, ce matin, la contexture de ceschefs ; aucun n’est pareil. Les uns sont ovales et couchés,d’autres sont en poire et sont droits ; d’autres sontronds ; ceux-ci ont des bosses et ceux-là n’en ontpoint ; et il en est de même des faces ; quand elles nesont pas transfigurées par la prière, elles sont quelconques. S’ilsne portaient pas le costume de leur ordre, personne ne pourraitreconnaître en ces trappistes des êtres prédestinés vivant hors lasociété moderne, en plein Moyen Age, dans la fiance absolue d’unDieu. S’ils ont des âmes qui ne ressemblent pas à celles desautres, ils ont, en somme, le visage et le corps des premiersvenus.

– Tout est en dedans, dit l’oblat. Pourquoi les âmes éluesseraient-elles écrouées dans des geôles charnelles différentes desautres ?

Cette conversation qui continuait, à bâtons rompus, sur laTrappe, finit par se fixer sur la mort dans les cloîtres et M.Bruno divulgua quelques détails.

– Quand la mort est proche, fit-il, le père abbé dessine sur laterre une croix de cendre bénite que l’on recouvre de paille etl’on y dépose, enveloppé dans un drap de serge, le moribond.

Les frères récitent auprès de lui les prières des agonisants et,au moment où il expire, on chante en choeur le répons : SubveniteSancti Dei. le père abbé encense le cadavre qu’on lave tandis queles moines psalmodient l’office des trépassés dans une autrepièce.

On remet ensuite au défunt ses habits réguliers et,processionnellement, on le transfère dans l’église où il gît, surun brancard, le visage découvert, jusqu’à l’heure désignée pour lesfunérailles.

Alors la communauté entonne, en s’acheminant vers le cimetière,non plus le chant des trépassés, les psaumes des douleurs et lesproses des regrets, mais bien l’In exitu Israël de AEgypto, qui estle psaume de la délivrance, le chant libéré des joies.

Et le trappiste est enterré, sans cercueil, dans sa robe debure, la tête couverte par son capuce.

Enfin, pendant trente jours, sa place reste vide auréfectoire ; sa portion est servie, comme de coutume, mais lefrère portier la distribue aux pauvres.

Ah ! le bonheur de décéder ainsi, s’écria en terminantl’oblat, car, si l’on meurt, après avoir honnêtement rempli satâche, dans l’ordre, on est assuré de l’éternelle béatitude, selonles promesses faites par Notre-Seigneur à saint Benoît et à saintBernard !

– La pluie cesse, dit Durtal ; j’ai envie de visiteraujourd’hui cette petite chapelle, au bout du parc, dont vousm’avez parlé, l’autre jour. Quel est le chemin le plus court pourl’accoster ?

M. Bruno lui établit son itinéraire et Durtal s’en fut, enroulant une cigarette, rejoindre le grand étang ; là, ilbifurqua par un sentier, sur la gauche, et escalada une ruelled’arbres.

Il glissait sur la terre détrempée, avançait avec peine. Ilfinit par atteindre cependant un bouquet de noyers qu’il contourna.Derrière eux, s’élevait une tour naine coiffée d’un minuscule dômeet percée d’une porte. à gauche et à droite de cette porte, sur dessocles où des ornements de l’époque romane apparaissaient encoresous la croûte veloutée des mousses, deux anges de pierre étaientdebout.

Ils appartenaient évidemment à l’école bourguignonne, avec leursgrosses têtes rondes, leurs cheveux ébouriffés et divisés en ondes,leurs faces joufflues au nez relevé, leurs solides draperies àtuyaux durs. Eux aussi provenaient des ruines du vieux cloître,mais ce qui était malheureusement bien moderne, c’était l’intérieurde cette chapelle si exiguë que les pieds touchaient presque le murd’entrée lorsqu’on s’agenouillait devant l’autel.

Dans une niche enfumée par une gaze blanche, une vierge quiexhibait des yeux en plâtre bleu et deux pommes d’api à la placedes joues, souriait en étendant les mains. Elle était d’uneinsignifiance vraiment gênante, mais son sanctuaire, qui gardait latiédeur des pièces toujours closes, était intime. Les cloisonstapissées de lustrine rouge étaient époussetées, le plancher étaitbalayé et les bénitiers pleins, de superbes roses-thés’épanouissaient dans des pots, entre les candélabres. Durtalcomprit alors pourquoi il avait si souvent aperçu M. Bruno sedirigeant, des fleurs à la main, de ce côté ; il devait orerdans ce lieu qu’il aimait sans doute parce qu’il était isolé dansla solitude profonde de cette Trappe.

Le brave homme ! Se cria Durtal, resongeant aux servicesaffectueux, aux prévenances fraternelles que l’oblat avait eus pourlui. Et il ajouta : l’heureux homme aussi, car il se possède et vitsi placide ici !

Et en effet, reprit-il, à quoi bon lutter si ce n’est contresoi-même ? s’agiter pour de l’argent, pour de la gloire, sedémener afin d’opprimer les autres et d’être adulé par eux, quellebesogne vaine !

Seule, l’Eglise, en dressant les reposoirs de l’annéeliturgique, en forçant les saisons à suivre, pas à pas, la vie duChrist, a su nous tracer le plan des occupations nécessaires, desfins utiles. Elle nous a fourni le moyen de marcher toujours côte àcôte avec Jésus, de vivre l’au jour le jour des évangiles ;pour les chrétiens, elle a fait du temps le messager des douleurset le héraut des joies ; elle a confié à l’année le rôle deservante du Nouveau Testament, d’émissaire zélée du culte.

Et Durtal réfléchissait à ce cycle de la liturgie qui débute aupremier jour de l’an religieux, à l’Avent, puis tourne d’unmouvement insensible, sur lui-même, jusqu’à ce qu’il revienne à sonpoint de départ, à cette époque où l’église se prépare, par lapénitence et la prière, à célébrer la Noël.

Et, feuilletant son eucologe, voyant ce cercle inouï d’offices,il pensait à ce prodigieux joyau, à cette couronne du roiRecceswinthe que le musée de Cluny recèle.

L’année liturgique n’était-elle pas, comme elle, pavée decristaux et de cabochons par ses admirables cantiques, par sesferventes hymnes, sertis dans l’or même des Saluts et desVêpres ?

Il semblait que l’Eglise eût substitué à cette couronne d’épinesdont les juifs avaient ceint les tempes du sauveur la couronnevraiment royale du propre du temps, la seule qui fût ciselée dansun métal assez précieux, avec un art assez pur, pour oser se posersur le front d’un Dieu !

Et la grande Lapidaire avait commencé son oeuvre en incrustant,dans ce diadème d’offices, l’hymne de saint Ambroise, etl’invocation tirée de l’Ancien Testament, le Rorate coeli, ce chantmélancolique de l’attente et du regret, cette gemme fumeuse,violacée, dont l’eau s’éclaire alors qu’après chacune de sesstrophes surgit la déprécation solennelle des patriarches appelantla présence tant espérée du Christ.

Et les quatre dimanches de l’Avent disparaissaient avec lespages tournées de l’eucologe ; la nuit de la nativité étaitvenue : après le Jesu redemptor des Vêpres, le vieux chantportugais, l’Adeste fideles, s’élevait, au salut, de toutes lesbouches. C’était une prose d’une naïveté vraiment charmante, uneancienne image où défilaient les pâtres et les rois, sur un airpopulaire approprié aux grandes marches, apte à 1 charmer, à aider,par le rythme en quelque sorte militaire des pas, les longuesétapes des fidèles quittant leurs chaumières pour se rendre auxéglises éloignées des bourgs.

Et, imperceptiblement, ainsi que l’année, en une invisiblerotation, le cercle virait, s’arrêtait à la fête des saintsInnocents où s’épanouissait, telle qu’une flore d’abattoir, en unegerbe cueillie sur un sol irrigué par le sang des agneaux, cetteséquence rouge et sentant la rose qu’est le Salvete floresmartyrum, de Prudence ; – la couronne bougeait et l’hymne del’épiphanie, le Crudelis Herodes de Sedulius, paraissait à sontour.

Maintenant, les dimanches gravitaient, les dimanches violets oùl’on n’entend plus le Gloria in excelsis, où l’on chante l’AudiBenigne de saint Ambroise et le Miserere, ce psaume couleur decendre qui est peut-être le plus parfait chef-d’oeuvre de tristessequ’ait puisé, dans ses répertoires de plains-chants, l’Eglise.

C’était le Carême, dont les améthystes s’éteignaient dans legris mouillé des hydrophanes, dans le blanc embrumé des quartz etl’invocation magnifique l’Attende Domine montait sous les cintres.Issu, comme le Rorate coeli, des proses de l’Ancien Testament, cechant humilié, contrit, énumérant les punitions méritées desfautes, devenait sinon moins douloureux, en tous cas plus graveencore et plus pressant, lorsqu’il confirmait, lorsqu’il résumait,dans la strophe initiale de son refrain, l’aveu déjà confessé deshontes.

Et, subitement, sur cette couronne éclatait, après les feux lasdes Carêmes, l’escarboucle en flamme de la passion. Sur la suiebouleversée d’un ciel, une croix rouge se dressait et des hourrasmajestueux et des cris éplorés acclamaient le fruit ensanglanté del’arbre ; et le Vexilla regis se répétait encore, le dimanchesuivant, à la férie des rameaux qui joignait à cette prose deFortunat l’hymne verte qu’elle accompagnait d’un bruit soyeux depalmes, le Gloria, laus et honor de Théodulphe.

Puis les feux des pierreries grésillaient et mouraient. Auxbraises des gemmes succédaient les charbons éteints desobsidiennes, des pierres noires, renflant à peine sur l’or terni,sans un reflet, de leurs montures ; l’on entrait dans lasemaine sainte ; partout le Pange lingua gloriosi et le Stabatgémissaient sous les voûtes ; et c’étaient les ténèbres, leslamentations et les psaumes dont le glas faisait vaciller la flammedes cierges de cire brune, et, après chaque halte, à la fin dechacun des psaumes, l’un des cierges expirait et sa fusée de fuméebleue s’évaporait encore dans le pourtour ajouré des arches,lorsque le choeur reprenait la série interrompue des plaintes.

Et la couronne conversait une fois de plus ; les grains dece rosaire musical coulaient encore et tout changeait. Jésus étaitressuscité et les chants d’allégresse sautaient des orgues. LeVictimae paschali laudes exultait avant l’évangile des messes et,au salut, l’O filii et filiae, vraiment créé pour être entonné parles jubilations éperdues des foules, courait, jouait, dansl’ouragan joyeux des orgues qui déracinaient les piliers etsoulevaient les nefs.

Et les fêtes carillonnées se suivaient à de plus longsintervalles. à l’Ascension, les cristaux lourds et clairs de saintAmbroise emplissaient d’eau lumineuse le bassin minuscule deschatons ; les feux des rubis et des grenats s’allumaient ànouveau avec l’hymne cramoisie et la prose écarlate de laPentecôte, le Veni creator et le Veni Spiritus. La fête de laTrinité passait, signalée par les quatrains de Grégoire le Grand etpour la fête du saint sacrement, la liturgie pouvait exhiber leplus merveilleux écrin de son douaire, l’office de saint Thomas, lePange lingua, l’Adoro te, le Sacris Solemniis, le Verbum supernumet surtout le Lauda Sion, ce pur chef-d’oeuvre de la poésie latineet de la scolastique, cette hymne si précise, si lucide dans sonabstraction, si ferme dans son verbe rimé autour duquel s’enroulela mélodie la plus enthousiaste, la plus souple peut-être duplain-chant.

Le cercle se déplaçait encore, montrant sur ses différentesfaces les vingt-trois à vingt-huit dimanches qui défilent derrièrela Pentecôte, les semaines vertes du temps de pèlerinage, et ils’arrêtait à la dernière férie, au dimanche après l’octave de laToussaint, à la dédicace des églises qu’encensait le Coelestisurbs, de vieilles stances dont les ruines avaient été malconsolidées par les architectes d’Urbain VIII, d’antiques cabochonsdont l’eau trouble dormait, ne s’animait qu’en de rares lueurs.

La soudure de la couronne religieuse de l’année liturgique sefaisait alors aux messes où l’évangile du dernier dimanche qui suitla Pentecôte, l’évangile selon saint Mathieu répète, ainsi quel’évangile selon saint Luc qui se récite au premier dimanche del’Avent, les terribles prédictions du Christ sur la désolation destemps, sur la fin annoncée du monde.

Ce n’est pas tout, reprit Durtal que cette course au travers deson paroissien intéressait. Dans cette couronne du propre du temps,s’insèrent, telles que des pierres plus petites, les proses dupropre des saints qui comblent les places vides et achèvent deparer le cycle.

D’abord, les perles et les gemmes de la Sainte Vierge, lesjoyaux limpides, les saphirs bleus et les spinelles roses de sesantiennes, puis l’aigue-marine si lucide, si pure de l’Ave marisstella, la topaze pâlie des larmes de l’O quot undis lacrymarum dela fête des sept douleurs, et l’hyacinthe, couleur de sang essuyé,du Stabat; puis s’égrènent les fêtes des anges et des saints, leshymnes dédiées aux apôtres et aux évangélistes, aux martyrssolitaires ou accouplés, hors et pendant le temps pascal, auxconfesseurs pontifes ou non pontifes, aux vierges, aux saintesfemmes, toutes fêtes différenciées par des séquences particulières,par des proses spéciales, dont quelques-unes naïves, comme lesquatrains tressés en l’honneur de la nativité de saintJean-baptiste, par Paul Diacre.

Il reste enfin la Toussaint avec le Placare Christe et les troiscoups de tocsin, le glas en tercets du Dies irae qui retentit lejour réservé à la commémoration des morts.

Quel immense bien-fonds de poésie, quel incomparable fief d’artl’église possède ! S’écria-t-il, en fermant son livre ;et des souvenirs se levaient pour lui de cette excursion dansl’eucologe.

Que de soirs où la tristesse de vivre s’était dissipée, enécoutant ces proses clamées dans les églises !

Il repensait à la voix suppliante de l’Avent et il se rappelaitun soir où il rôdait, sous une pluie fine, le long des quais. Ilétait chassé de chez lui par d’ignobles visions et en même tempsobsédé par le dégoût croissant de ses vices. Il avait fini, sans levouloir, par échouer à Saint-Gervais.

Dans la chapelle de la vierge, de pauvres femmes étaientprostrées. Il s’était agenouillé, las, abasourdi, l’âme si mal àl’aise, qu’elle somnolait, sans force pour s’éveiller. Des chantreset des gamins de la maîtrise s’étaient installés avec deux ou troisprêtres dans cette chapelle ; on avait allumé des cierges, etune voix blonde et ténue d’enfant avait, dans le noir de l’église,chanté les longues antiennes du Rorate.

Dans l’état d’accablement, de tristesse où il stagnait, Durtals’était senti ouvert et saigné jusqu’au fond de l’âme, alors quemoins tremblante qu’une voix plus âgée qui eût compris le sens desparoles qu’elle disait, cette voix racontait ingénument, presquesans confusion, au juste : Peccavimus et facti sumus tanquamimmundus nos.

Et Durtal reprenait ces mots, les épelait, terrifié, pensait :ah oui, nous avons péché et nous sommes semblables au lépreux,Seigneur ! – Et le chant continuait et, à son tour, letrès-haut empruntait ce même organe innocent de l’enfance, pourconfesser à l’homme sa pitié, pour lui confirmer le pardon assurépar la venue du Fils.

Et la soirée s’était terminée par un salut de plain-chant aumilieu de ce silence prosterné de malheureuses femmes.

Durtal se rappelait être sorti de l’église, étayé, renfloué,débarrassé de ses hantises et il était reparti sous la bruine,surpris que le chemin fût aussi court, fredonnant le Rorate dontl’air l’obsédait, finissant par y voir l’attente personnelle d’uninconnu propice.

Et c’étaient d’autres soirs… l’Octave des Morts à Saint-Sulpiceet à Saint-Thomas-d’Aquin où l’on ressuscitait, après les vêpresdes trépassés, la vieille séquence disparue du bréviaire romain, leLanguentibus in purgatorio.

Cette église était la seule à Paris qui eût conservé ces pagesde l’hymnaire gallican et elle les faisait détailler, sansmaîtrise, par deux basses, mais ces chantres, si médiocresd’habitude, aimaient sans doute cette mélodie, car s’ils ne lachantaient pas avec art, ils l’expulsaient au moins dans un peud’âme.

Et cette invocation à la madone que l’on adjurait de sauver lesâmes du purgatoire était dolente comme ces âmes mêmes, et simélancolique, si languide qu’on oubliait l’alentour, l’horreur dece sanctuaire dont le choeur est une scène de théâtre, entourée debaignoires fermées et, garnie de lustres ; on rêvait, loin deParis, quelques instants, hors de cette population de dévotes et dedomestiques qui fréquente ce lieu, le soir.

Ah ! l’Eglise, se disait-il, en descendant le sentier quiconduisait au grand étang, quelle génitrice d’art ! Etsubitement, le bruit d’un corps tombant dans l’eau interrompit sesréflexions.

Il regarda derrière la haie des roseaux et ne vit rien, sinon degrands cercles courant sur l’onde et, tout à coup, dans l’un de cesronds, une tête minuscule de chien parut tenant un poisson dans lagueule ; et la bête se haussa un peu hors de l’eau, montra uncorps effilé et couvert d’une fourrure et, tranquillement, de sespetits yeux noirs, elle fixa Durtal.

Puis, en un éclair, elle franchit la distance qui la séparait dubord et disparut sous les herbes.

– C’est la loutre, se dit-il, se rappelant la discussion à tabledu vicaire de passage et de l’oblat.

Et il s’en allait rejoindre l’autre étang quand il se heurta aupère Etienne.

Il lui raconta sa rencontre.

– Pas possible ! s’écria le moine ; personne n’ajamais vu la loutre ; vous devez confondre avec un rat d’eau,avec un autre animal, car cette bête que nous guettons depuis desannées est invisible.

Durtal lui en fit la description.

– C’est pourtant elle ! Convint l’hôtelier, surpris.

Il était évident que cette loutre vivait à l’état de légendedans cet étang. Dans ces existences monotones, dans ces jourssemblables du cloître, elle prenait les proportions d’un sujetfabuleux, d’un événement dont le mystère devait occuper lesintervalles ménagés entre les oraisons des heures.

– Il faut indiquer à M. Bruno l’endroit exact où vous l’avezremarquée, car il va recommencer la chasse, fit le père étienne,après un silence.

– Mais enfin en quoi cela peut-il vous gêner qu’elle mange vospoissons, puisque vous ne les pêchez point ?

– Pardon, nous les pêchons pour les envoyer à l’archevêché,répondit le moine qui reprit : – c’est tout de même bien étrangeque vous ayez aperçu cette bête !

Décidément, en partant d’ici, l’on dira de moi : il est lemonsieur qui a vu la loutre ! pensa Durtal.

Tout en causant, ils étaient parvenus près de l’étang encroix.

– Regardez, dit le père, en désignant le cygne qui se dressait,furieux, et battait des ailes, en sifflant.

– Qu’est-ce qui lui prend ?

– Il lui prend que la couleur blanche de ma robe l’exaspère.

– Ah ! et pourquoi ?

– Je ne sais ; il veut peut-être être le seul qui soitblanc, ici ; il épargne les convers, mais dès qu’un père…tenez, vous allez voir.

Et l’hôtelier se dirigea tranquillement vers le cygne.

– Viens, dit-il à la bête irritée qui l’éclaboussa d’eau ;et il tendit la main que le cygne happa.

– Voilà, fit le moine, en montrant la marque d’une pince rougeimprimée dans sa chair.

Et il sourit, en se tenant la main et quitta Durtal qui sedemanda si, en procédant de la sorte, le trappiste n’avait pasvoulu s’infliger une punition corporelle pour expier unedistraction quelconque, une vétille.

Ce coup de bec a dû le tenailler atrocement, car les larmes luisont montées aux yeux. Comment s’est-il exposé si joyeusement àcette morsure ?

Et il se souvenait qu’un jour, à l’office de none, un des jeunesmoines s’était trompé dans le ton d’une antienne ; au momentoù se terminait l’office, il s’était agenouillé devant l’autel,puis il s’était étendu sur les dalles tout de son long, à platventre, la bouche collée au sol, jusqu’à ce que la cliquette duprieur lui eût intimé l’ordre de se relever.

C’était la coulpe volontaire, pour une négligence commise, pourun oubli. Qui sait si le père étienne ne s’était pas, à son tour,châtié d’une pensée qu’il jugeait peccamineuse, en se faisant ainsipincer ?

Il consulta, à ce propos, l’oblat, le soir, mais M. Bruno secontenta de sourire, sans répondre.

Et Durtal lui parlant de son prochain départ pour Paris, levieil homme hocha la tête.

– Etant données, fit-il, les appréhensions, la gêne que vouscause la communion, vous agirez sagement en vous approchant, dèsvotre rentrée, de la Sainte Table.

Et voyant que Durtal ne répliquait pas et baissait le nez :

– Croyez-en un homme qui a connu ces épreuves ; si vous nevous étreignez pas, tandis que vous serez encore sous l’impressiontoute chaude de la Trappe, vous flotterez entre le désir et leregret, sans avancer ; vous vous ingénierez à vous découvrirdes excuses pour ne pas vous confesser ; vous tâcherez decroire qu’il est impossible de vous aboucher, à Paris, avec un abbéqui vous comprenne. Or, permettez-moi de vous l’assurer, rien n’estplus faux. Si vous désirez un confident expert et facile, allezchez les jésuites ; si vous voulez surtout une âme zélée deprêtre, allez à Saint-Sulpice.

Vous y rencontrerez des ecclésiastiques honnêtes etintelligents, de braves coeurs. à Paris, où le clergé des paroissesest si mélangé, ils sont le dessus de panier du sacerdoce ; etcela se conçoit, ils forment une communauté, habitent en cellule,ne dînent pas en ville et, comme le règlement sulpicien leurinterdit de prétendre aux honneurs et aux places, ils ne risquentpas de devenir, par ambition, de mauvais prêtres. Vous lesconnaissez ?

– Non, mais pour résoudre cette question qui ne laisse pas, eneffet, de m’ inquiéter, je compte sur un abbé que je fréquente, surcelui-là même qui m’a envoyé dans cette Trappe.

Et cela me fait penser, reprit-il, en se levant pour se rendre àcomplies, que j’ai encore oublié de lui écrire. Il est vrai que,maintenant, il est trop tard, j’arriverai chez lui presque aussitôtque ma lettre. C’est bizarre, mais à force de se promener dans sespropres aîtres, à force de vivre sur soi-même, les jours coulent etl’on n’a le temps de rien faire ici !

Chapitre 8

 

Il avait espéré, pour son dernier jour à la Trappe, une matinéede quiétude et de flâne d’esprit, une mitigation de siestespirituelle et de réveil charmé par des mélopées d’offices et, pasdu tout, l’idée envahissante, têtue, qu’il allait quitter, lelendemain, le monastère, lui gâtait toutes les joies qu’il s’étaitpromises.

Maintenant qu’il n’avait plus à se monder, à se passer au vandes confessions, à se présenter à la susception matinale duviatique, il restait irrésolu, ne sachant plus à quoi occuper sontemps, ahuri par cette reprise de la vie profane qui renversait sesbarrages d’oubli, qui l’atteignait déjà par-dessus les diguesfranchies du cloître.

Ainsi qu’une bête capturée, il commença de se frotter contre lesbarreaux de sa cage, fit le tour de la clôture, s’emplissant la vuede ces paysages où il avait égoutté de si clémentes et de sicruelles heures.

Il sentait en lui un affaissement de terrain, un éboulis d’âme,un découragement absolu devant cette perspective de rentrer dansl’existence habituelle, de se mêler à nouveau aux va-et-vient deshommes ; et il éprouvait en même temps une fatigue cérébraleimmense.

Il se traîna par les allées, dans un état de complet déconfort,dans un de ces accès de spleen religieux qui déterminent,lorsqu’ils se prolongent, pendant des années, le taedium vitae descloîtres. Il avait horreur d’une vie autre que celle-là et l’âme,surmenée par des prières, défaillait dans un corps insuffisammentreposé et mal nourri ; elle n’avait plus aucun désir,demandait à n’être pas dérangée, à dormir, tombait dans un de cesétats de torpeur où tout devient indifférent, où l’on finit parperdre doucement connaissance, par s’asphyxier sans que l’onsouffre.

Il avait beau, pour réagir en se consolant, se promettre qu’ilassisterait, à Paris, aux offices des bénédictines, qu’il setiendrait sur la lisière de la société, à part, il était bienobligé de se répondre que ces subterfuges sont impossibles, quel’évent même de la ville est rebelle aux leurres, que l’isolementdans une chambre ne ressemble en rien à la solitude d’une cellule,que les messes célébrées dans les chapelles ouvertes au public nepeuvent s’assimiler aux offices fermés des Trappes.

Puis à quoi bon tenter de se méprendre ? Il en était del’âme comme du corps qui se porte mieux au bord de la mer ou dansles montagnes que dans le fond des villes. Il y avait l’airspirituel meilleur même à Paris, dans certains quartiers religieuxde la rive gauche que dans les arrondissements situés sur l’autrerive ; plus vif dans quelques basiliques, plus pur, parexemple, à Notre-Dame-des-Victoires que dans les églises telles quela Trinité ou la Madeleine.

Mais le monastère était, en quelque sorte, la vraie plage et lehaut plateau de l’âme. L’atmosphère y était balsamique ; lesforces revenaient, l’appétit perdu de Dieu se ranimait ;c’était la santé succédant aux malaises, le régime fortifiant etsoutenu substitué à la langueur, aux exercices restreints desvilles.

Cette conviction qu’aucune duperie ne lui serait à Parispossible l’atterra. Il vagabonda de la cellule à la chapelle, de lachapelle dans les bois, attendant avec impatience l’heure du dînerpour pouvoir parler à quelqu’un, car, dans son désarroi, un nouveaubesoin venait de naître. Il avait, depuis plus de huit jours, étirédes après-midi entières sans desserrer les dents ; il n’ensouffrait pas, était même satisfait de ce silence, mais depuisqu’il était talonné par cette idée d’un départ, il ne pouvait plusse taire, pensait dans les allées, tout haut, pour alléger cettesensation de coeur gros qui l’étouffait.

M. Bruno était trop sagace pour ne point deviner le malaise deson compagnon, devenu tour à tour taciturne et bavard pendant lerepas. Il fit semblant de ne rien voir, mais, après qu’il eutrécité les grâces, il disparut et Durtal, qui rôdait près du grandétang, fut surpris de l’apercevoir se dirigeant de son côté avec leP. Etienne.

Ils l’accostèrent et le trappiste qui souriait lui proposa, s’iln’avait pas formé d’autre projet, de se distraire, en visitant lecouvent et surtout la bibliothèque que le père serait ravi de luimontrer.

– Si cela me convient, mais certainement ! s’écriaDurtal.

Ils retournèrent, tous les trois, vers l’abbaye ; le moinesouleva le loquet d’une petite porte creusée dans un mur près del’église et Durtal pénétra dans un cimetière minuscule, planté decroix de bois sur des tombes d’herbe.

Il n’y avait aucune inscription, aucune fleur dans cet enclosqu’ils traversèrent ; le moine poussa une autre porte et ilsdébouchèrent dans un long couloir qui puait le rat. Au bout de cecouloir, Durtal reconnut l’escalier qu’il avait franchi, un matin,pour aller se confesser chez le prieur. Ils le laissèrent à leurgauche, tournèrent dans une autre galerie et l’hôtelier lesintroduisit dans une salle immense, percée de hautes fenêtres,décorée de trumeaux du dix-huitième siècle et de grisailles ;elle était exclusivement meublée de bancs et de stalles au-dessusdesquels, un siège isolé, sculpté d’armes abbatiales peintes,marquait la place de Dom Anselme.

– Oh ! cette salle du chapitre, elle n’a rien demonastique ! Dit le père étienne, en désignant les peinturesprofanes des murs ; nous avons conservé tel quel le salon decet ancien château, mais je vous prie de croire que ce décor nenous plaît guère.

– Et que fait-on dans cette salle ?

– Mais, nous nous y réunissons après la messe ; le chapitres’ouvre par la lecture du martyrologe, suivie des dernières prièresde Prime. Puis on lit un passage de la règle que le P. abbécommente. Enfin, nous pratiquons l’exercice d’humilité,c’est-à-dire que celui d’entre nous qui a commis une faute contrela règle se prosterne et l’avoue devant ses frères.

Ils se rendirent de là au réfectoire. Cette pièce aussi haute deplafond, mais plus petite, était garnie de tables dessinant laforme d’un fer à cheval. Des sortes de grands huiliers contenant,chacun, deux demi-bouteilles de piquette séparées par une carafeet, devant eux, des tasses de terre brune à deux anses servant deverres, y étaient, de distance en distance, posés. Le moineexpliqua que ces faux huiliers à trois branches indiquaient laplace de deux couverts, chaque moine ayant droit à sademi-bouteille de boisson et partageant avec son voisin l’eau de lacarafe.

– Cette chaire, reprit le P. Etienne, en désignant un grandcoquetier de bois, adossé à la muraille, est destinée au lecteur desemaine, au père qui fait la lecture pendant le repas.

– Et il dure combien de temps ce repas ?

– Juste une demi-heure.

– Oui, et la cuisine que nous autres nous mangeons est unecuisine délicate, en comparaison de celle qu’on sert aux moines,dit l’oblat.

– Je mentirais si je vous affirmais que nous nous régalons,répondit l’hôtelier. Savez-vous ce qui est le plus pénible àsupporter, les premiers temps surtout, c’est le manqued’assaisonnement des plats. Le poivre et les épices sont interditspar la règle, et comme aucune salière ne figure sur notre table,nous avalons tels quels des aliments qui sont à peine salés, pourla plupart.

Certains jours d’été, lorsque l’on sue à grosses gouttes, celadevient presque impossible, car le coeur lève. Et il fauts’enfourner quand même cette pâtée chaude, l’absorber en quantitésuffisante pour ne pas faiblir jusqu’au lendemain ; on seregarde, découragés, n’en pouvant plus ; il n’y a pas d’autremot pour définir notre dîner au mois d’août, c’est un supplice.

– Et tous, le P. abbé, le prieur, les pères, les frères, tousont la même nourriture ?

– Tous. Venez visiter maintenant le dortoir.

Ils montèrent au premier. Un immense corridor, garni, tel qu’uneécurie, de box de bois, s’étendait, fermé à chacun de ses bouts parune porte.

– Voici notre logis, fit le moine, en s’arrêtant devant cescases. Des pancartes étaient placées au-dessus d’elles, affichantle nom de chaque moine et la première arborait sur son étiquettecette inscription : le père abbé.

Durtal tâta le lit accoté contre l’une des deux cloisons.

Il avait l’aspérité d’un peigne à carder et le mordant d’unerâpe. Il se composait d’une simple paillasse piquée, étendue surune planche ; pas de draps, mais une couverture de prison enlaine grise ; à la place des oreillers un sac de paille.

– Dieu que c’est dur ! s’écria Durtal, et le moine rit.

– Nos robes amortissent la rugosité de ce faux matelas, dit-il,car la règle ne nous permet pas de nous déshabiller ; nouspouvons seulement nous déchausser ; aussi dormons-nous toutvêtus, la tête enveloppée dans notre capuce.

– Et ce qu’il doit faire froid dans ce corridor balayé par tousles vents ! ajouta Durtal.

– Sans doute, l’hiver est farouche ici ; mais ce n’est pascette saison-là qui nous alarme ; on vit tant bien que mal,même sans feu, par les temps de glace ; mais l’été ! – Sivous saviez ce que le réveil dans des vêtements encore trempés desueur, pas secs depuis la veille, est atroce !

Puis, bien qu’à cause de la grande chaleur on ait souvent àpeine dormi, il faut, avant le jour, sauter en bas de sa couche etcommencer aussitôt le grand office de nuit, les vigiles qui durentau moins deux heures. Même après vingt ans de Trappe, on ne peutpas ne point souffrir de ce lever ; on se bat à la chapellecontre le sommeil qui vous écrase ; on dort pendant que l’onentend chanter un verset ; on lutte pour se tenir éveillé,afin de pouvoir en chanter un autre, et l’on retombe.

Il faudrait pouvoir donner un tour de clef à la pensée et l’onen est incapable.

Vraiment, je vous assure qu’en dehors même de la fatiguecorporelle qui explique cet état, le matin, il y a là une agressiondémoniaque, une tentation incessante pour nous inciter à malréciter l’office.

– Et vous subissez, tous, cette lutte ?

– Tous ; et cela n’empêche, conclut le moine dont le visagerayonna, cela n’empêche que nous ne soyons ici vraimentheureux.

C’est que toutes ces épreuves ne sont rien à côté des joiesprofondes et intimes que le bon Dieu nous accorde ! Ah !Il est un maître généreux ; il nous paye au centuple nospauvres peines.

Tout en parlant, ils avaient enfilé le corridor et étaientarrivés à son autre bout.

Le moine ouvrit la porte et Durtal, stupéfié, se trouva dans unvestibule, juste en face de sa cellule.

– Je ne croyais pas, dit-il, habiter si près de vous !

– Cette maison est un véritable labyrinthe – mais M. Bruno vavous conduire à la bibliothèque où le père prieur vous attend, car,moi, il faut que j’aille à mes affaires. A tout à l’heure,reprit-il, en souriant.

La bibliothèque était située de l’autre côté de l’escalier parlequel Durtal accédait à sa chambre. Elle était grande, garnie derayons du haut en bas, occupée au milieu par une sorte de tablecomptoir sous laquelle s’étageaient encore des rangées delivres.

Le P. Maximin dit à Durtal :

– Nous ne sommes pas bien riches, mais enfin nous possédons desinstruments de travail assez complets sur la théologie et lamonographie des cloîtres.

– Vous avez des volumes superbes, s’écria Durtal qui regardaitde magnifiques in-folio reliés dans de splendides reliures auxarmes.

– Tenez, voici les oeuvres de saint Bernard en une belleédition, et le moine présenta à Durtal d’énormes textuairesimprimés avec des caractères graves, sur papier sonore.

– Quand je pense que je m’ étais promis de savourer saintBernard, dans cette abbaye même qu’il a fondée, et me voici à laveille de mon départ et je n’ai rien lu.

– Vous ne connaissez pas ses ouvrages ?

– Si, des morceaux épars de ses sermons et de ses lettres ;j’ai parcouru des selectae médiocres de ses oeuvres, mais c’esttout.

– Il est notre maître par excellence ici, mais il n’est pas leseul de nos ancêtres en saint Benoît dont ce couvent dispose, ditle père, avec une certaine fierté. – Voyez, et il désigna sur desrayons de puissants in-quarto, voici : saint Grégoire Le Grand,Bède le Vénérable, saint Pierre Damien, saint Anselme… et vos amissont là, fit-il, suivant de l’oeil Durtal qui lisait des titres devolumes, sainte Térèse, saint Jean de la Croix, sainte Madeleine dePazzi, sainte Angèle, Tauler… , et celle-ci qui, de même que lasoeur Emmerich, dictait ses entretiens avec Jésus, pendantl’extase. – Et le prieur tira de la file des livres deuxin-dix-huit : les Dialogues de sainte Catherine de Sienne.

– Elle est terrible pour les prêtres de son temps cettedominicaine, reprit le moine. Elle vérifie leurs méfaits, leurreproche nettement de vendre le Saint-Esprit, de pratiquer dessortilèges, de se servir du sacrement pour composer desmaléfices.

– Sans compter les vices indus dont elle les accuse dans lasérie du péché de chair, ajouta l’oblat.

– Certes, elle ne mâche pas ses mots, mais elle avait le droitde le prendre sur ce ton et de menacer au nom du seigneur, car elleétait vraiment inspirée par lui. Sa doctrine était puisée auxsources divines. – Doctrina ejus infusa, non acquisita, a ditl’église dans la bulle qui la canonise. Ses Dialogues sontadmirables ; les pages où Dieu lui explique les saintesfraudes dont il use parfois pour ramener les hommes au bien, lespassages où elle traite de la vie monastique, de cette barque quipossède trois cordages : la chasteté, l’obéissance et la pauvreté,et qui affronte la tempête sous la conduite du Saint-Esprit, sontdélicieux. Elle se révèle, dans son oeuvre, l’élève du disciplebien-aimé et de saint Thomas d’Aquin. On croirait entendre l’angede l’école paraphrasant le dernier des Evangiles !

– Oui, fit à son tour l’oblat ; si sainte Catherine deSienne ne s’adonne pas aux hautes spéculations de la mystique, sielle n’analyse point comme sainte Térèse les mystères de l’amourdivin et ne trace pas l’itinéraire des âmes destinées à la vieparfaite, elle reflète directement au moins les entretiens du ciel.Elle appelle, elle aime ! Vous avez parcouru, monsieur, sestraités de la discrétion et de la prière ?

– Non. J’ai lu Catherine de Gênes, mais les livres de Catherinede Sienne ne me sont jamais tombés entre les mains.

– Et ce recueil-ci, qu’en pensez-vous ?

Durtal regarda le titre et fit la moue.

– Je vois que Suso ne vous ravit guère.

– Je mentirais si je vous assurais que les dissertations de ceDominicain m’enchantent. D’abord, l’illuminé que fut cet homme nem’attire pas. Sans parler de la frénésie de ses pénitences, quelleminutie de dévotion, quelle étroitesse de piété fut lasienne ! Songez qu’il ne pouvait se décider à boire sansavoir, au préalable, divisé son breuvage en cinq parts. Il pensaithonorer ainsi les cinq plaies du sauveur ; et encoreavalait-il en deux fois sa dernière gorgée, pour s’évoquer l’eau etle sang qui sortirent du flanc du Verbe.

Non, ça ne m’entre pas dans la caboche, ces choses-là ;jamais, je n’admettrai que de semblables pratiques puissentglorifier le Christ !

Et, remarquez bien que cet amour des égrugeures, que cettepassion des béatilles se retrouve dans toute son oeuvre. Son Dieuest si difficile à contenter, si méticuleux, si tâtillon, quepersonne n’irait au ciel si l’on croyait ce qu’il raconte ! -C’est un épilogueur d’éternité, un grigou de paradis, ceDieu-là !

En somme, Suso s’épand en d’impétueux discours sur desvétilles ; puis ce qu’avec ses insipides allégories, sonmorose Colloque des neuf rochers m’assomme !

– Vous conviendrez bien, pourtant, que son étude sur l’Union del’âme est substantielle et que l’office de l’Eternelle Sagessequ’il composa vaut qu’on le lise.

– Je ne dis pas, mon père ; je n’ai plus présent à lamémoire cet office ; mais je me rappelle assez bien le traitéde l’Union avec Dieu ; il m’a semblé plus intéressant que lereste, mais avouez qu’il est de bien courte haleine… et puis sainteTérèse a élucidé, elle aussi, cette question du renoncement humainet de la fruition divine… et dame alors !

– Allons, fit l’oblat en souriant, je renonce à faire de vous unlecteur fervent du bon Suso.

– Pour nous, reprit le P. Maximin, voici vraiment quel devraitêtre, si nous avions un peu de temps pour travailler, le levain denos méditations, le sujet de nos lectures et il amena à lui unin-folio qui contenait les oeuvres de sainte Hildegarde, abbesse dumonastère de Ruperstberg.

C’est que, voyez-vous, celle-là est la grande prophétesse duNouveau Testament. Jamais, depuis les visions de saint Jean àPathmos, l’esprit-saint ne s’était communiqué à un être terrestreavec autant de plénitude et de lumière. Dans son Heptachronon, elleprédit le protestantisme et la captivité du Vatican ; dans sonScivia ou connaissance des voies du seigneur qui a été rédigé,d’après son récit, par un moine du couvent de Saint-Désibode, elleinterprète les symboles des écritures et la nature même deséléments. Elle a également écrit un diligent commentaire de notrerègle et d’altières et d’enthousiastes pages sur la musique sacrée,sur la littérature, sur l’art qu’elle définit excellemment : uneréminiscence à moitié effacée d’une condition primitive dont noussommes déchus depuis l’éden. Malheureusement, pour la comprendre,il faut se livrer à de minutieuses recherches, à de patientesétudes. Son style apocalyptique a quelque chose derétractile ; il semble qu’il se recule et se referme davantageencore lorsqu’on veut l’ouvrir.

– Je sais bien, moi, que j’y perds mon peu de latin, dit M.Bruno. Quel dommage qu’il n’existe pas une traduction, avec glosesà l’appui, de ses oeuvres !

– Elles sont intraduisibles, fit le père qui poursuivit :

Sainte Hildegarde est, avec saint Bernard, l’une des plus puresgloires de la famille de saint Benoît. Quelle prédestinée que cettevierge qui fut inondée des clartés intérieures dès l’âge de troisans et mourut à quatre-vingt-deux ans, après avoir vécu toute savie dans les cloîtres !

– Et ajoutez qu’elle fut, à l’état permanent, fatidique, s’écrial’oblat. Elle ne ressemble à aucune autre sainte ; tout enelle étonne jusqu’à cette façon dont Dieu l’apostrophe, car iloublie qu’elle est femme et l’appelle : « l’homme ».

– Et elle emploie, quand elle veut se désigner, cette étrangeexpression : « moi, la chétive forme », repartit le prieur. – Maisvoici une autre écrivain qui nous est chère aussi, et il montra àDurtal les deux volumes de sainte Gertrude. Celle-là est encorel’une de nos grandes moniales, une abbesse vraiment bénédictine,dans le sens exact du mot, car elle faisait expliquer les saintesécritures à ses nonnes, voulait que la piété de ses filless’appuyât sur la science, que leur foi se sustentât avec desaliments liturgiques, si l’on peut dire.

– Je ne connais d’elle que ses Exercices, observa Durtal et ilsm’ ont laissé le souvenir de paroles d’écho, de redites des livressaints. Si tant est qu’on puisse 1 la juger sur de simplesextraits, elle me paraît ne pas avoir l’expression originale, êtrebien au-dessous d’une sainte Térèse ou d’une sainte Angèle.

– Sans doute, répondit le moine. Elle se rapproche cependant desainte Angèle par le don de la familiarité lorsqu’elle converseavec le Christ et aussi par la véhémence amoureuse de sespropos ; seulement tout cela se transforme en sortant de sapropre source ; elle pense liturgiquement ; et cela estsi vrai que la plus minime des réflexions se présente aussitôt àelle, habillée de la langue des Evangiles et des Psaumes.

Ses Révélations, ses Insinuations, son Héraut de l’amour divinsont merveilleux à ce point de vue ; puis n’est-elle pasexquise sa prière à la Sainte Vierge qui débute par cette phrase :Salut, ô blanc lis de la Trinité resplendissante et toujourstranquille ? …

Comme suite à ses oeuvres, les Bénédictins de Solesmes ont éditéaussi les Révélations de sainte Mechtilde, son livre sur la Grâcespéciale et la Lumière de la Divinité de son homonyme la soeur deMagdebourg ; ils sont là, sur cette rangée…

– Que je vous montre des guides savamment jalonnés pour l’âmequi s’échappe d’elle-même et veut tenter l’ascension des montséternels, dit à son tour M. Bruno, en présentant à Durtal laLucerna mystica de Lopez Ezquerra, les in-quarto de Scaramelli, lestomes de Schram, l’Ascétique chrétienne de Ribet, les Principes dethéologie mystique du père Séraphin.

– Et celui-ci, le connaissez-vous ? Reprit l’oblat ;ce volume qu’il tendait était intitulé De l’Oraison, demeuraitanonyme, portait en bas de sa première page : Solesmes, typographiede l’abbaye de Sainte-Cécile – et au-dessous de la date imprimée1886, Durtal déchiffra ces mots écrits à l’encre : « Communicationessentiellement privée. »

– Je n’ai jamais vu cet opuscule qui ne semble pas, du reste,avoir été mis dans le commerce ; quel en estl’auteur ?

– La plus extraordinaire des moniales de ce temps ;l’abbesse des bénédictines de Solesmes. Je regrette seulement quevous partiez si tôt, car j’eusse été heureux de vous le fairelire.

Au point de vue du document il est d’une science vraimentsouveraine et il contient d’admirables citations de sainteHildegarde et de Cassien ; au point de vue de la mystiquemême, la mère Sainte-Cécile ne fait évidemment que reproduire lestravaux de ses devancières et elle ne nous apprend rien de trèsneuf. Néanmoins, je me rappelle un passage qui me semble plusspécial, plus personnel. Attendez…

Et l’oblat compulsa quelques pages. Le voici :

« L’âme spiritualisée ne paraît pas exposée à la tentationproprement dite, mais par une permission divine, elle est appelée àse frotter au démon, esprit contre esprit… le contact du démon estalors perçu à la surface de l’âme, sous la forme d’une brûlure toutà la fois spirituelle et sensible… si l’âme tient bon dans sonunion avec Dieu, si elle est forte, la douleur quoique très viveest supportable, mais si l’âme commet quelque légère imperfectionmême intérieure, le démon avance d’autant et porte son horriblebrûlure plus avant, jusqu’à ce que, par des actes généreux, elleait pu le repousser plus au dehors. »

Cet effleurement satanique qui produit un effet presque matérielsur les parties les plus intangibles de notre être est, vousl’avouerez, pour le moins curieux, conclut l’oblat, en fermant levolume.

– La mère Sainte-Cécile est une stratégiste remarquable d’âme,fit le prieur, mais… mais… cette oeuvre qu’elle a rédigée pour lesfilles de son abbaye contient, je crois, quelques propositionstéméraires qui n’ont pas été lues sans déplaisir à Rome.

Pour en finir avec nos pauvres richesses, reprit-il, nousn’avons de ce côté – et il désigna une partie des bibliothèques quicouvraient la pièce – que des ouvrages de longue haleine, leMénologe Cistercien, la Patrologie de Migne, des dictionnairesd’hagiographie, des manuels d’herméneutique sacrée, de droit canon,d’apologétique chrétienne, d’exégèse biblique, les oeuvrescomplètes de saint Thomas, des outils de travail que nousn’employons guère, car, vous le savez, nous sommes un rameau dutronc bénédictin voué à une vie de labeur corporel et depénitence ; nous sommes les hommes de peine du bon Dieu,surtout. Ici, c’est M. Bruno qui se sert de ces livres et moi aussiquelquefois, car je suis plus spécialement chargé du spirituel,dans ce monastère, ajouta, en souriant, le moine.

Durtal le regardait ; il maniait avec des mainscaressantes, couvait d’un oeil tout en lumière bleue, les volumes,riait avec une joie d’enfant en tournant les pages.

Quelle différence entre ce moine qui adorait évidemment lesbouquins et ce prieur, au profil impérieux, aux lèvres muettes quil’avait écouté, le second jour, en confession ! Puis, songeantà tous ces trappistes, à la sérénité de leurs visages, àl’allégresse de leurs yeux, Durtal se disait que ces Cisterciensn’étaient nullement, ainsi que le monde croit, des gens douloureuxet funèbres, mais qu’ils étaient, bien au contraire, les plus gaisdes hommes.

– A propos, dit le P. Maximin, le R. P. abbé m’a chargé d’unecommission. Sachant que vous voulez nous quitter demain, il seraitdésireux, maintenant qu’il est sur pied, de passer au moinsquelques minutes avec vous. Il sera libre, ce soir. Cela vousgênerait-il de le rejoindre après Complies ?

– Pas du tout, je serai très heureux de causer avec DomAnselme.

– Alors, c’est entendu.

Ils descendirent. Durtal remercia le prieur qui rentra dans laclôture des couloirs et l’oblat qui remonta dans sa cellule. Ilbaguenauda, atteignit, malgré ce tourment du départ qui le hantait,sans trop de peine, le soir.

Le Salve Regina qu’il entendait pour la dernière fois peut-être,ainsi modelé par des voix mâles, cette chapelle aérienne bâtie avecdes sons et s’évaporant avec la fin de l’antienne, dans la fuméedes cierges, le remua jusqu’au fond de l’âme ; puis vraiment,ce soir-là, la Trappe se montrait charmante. Après l’office, on ditle chapelet, non comme à Paris où l’on débite un Pater, dix Ave etun Gloria et ainsi de suite ; là, on égrenait, en latin, unPater, un Ave, un Gloria et l’on recommençait jusqu’à ce que l’oneût épuisé de la sorte quelques dizaines.

Ce chapelet fut détaillé à genoux, moitié par le prieur, moitiépar tous les moines. Il roulait au galop si vite que l’ondiscernait à peine les mots, mais dès qu’il fut terminé, sur unsignal, le grand silence se fit et chacun, la tête dans ses mains,pria.

Et Durtal se rendit compte du système ingénieux des oraisonsconventuelles ; après les prières purement vocales commecelles-là, venait la prière mentale, la déprécation personnelle,stimulée, mise en train par la machine même des patenôtres.

Rien n’est laissé au hasard dans la religion ; toutexercice qui semble, au premier abord, inutile, a une raisond’être, se disait-il, en sortant dans la cour. Et le fait est quele rosaire, qui ne paraît être qu’une toupie de sons, remplit unbut. Il repose l’âme excédée des supplications qu’elle récite, ens’y appliquant, en y pensant ; il l’empêche de bafouiller, derabâcher toujours à Dieu les mêmes pétitions, les mêmesplaintes ; il lui permet de souffler, de se délasser, dans desorations où elle peut se dispenser de réfléchir et se déprendre. Ensomme, le chapelet occupe, en priant, les heures de fatigue où l’onne prierait point. – Ah ! voici le père abbé.

Le trappiste lui exprima le regret de ne le visiter que quelquesmoments, ainsi ; puis, après qu’il eut répondu à Durtal, quis’enquérait de l’état de sa santé, qu’il espérait être enfin guéri,il lui proposa de se promener dans le jardin et l’invita à ne pointse gêner pour fumer, s’il en avait envie, ses cigarettes.

Et la conversation s’engagea sur Paris. Dom Anselme demandaitdes renseignements et finissait par dire, en souriant :

– Je vois par des bribes de journaux qui me parviennent que lasociété est férue de socialisme, pour l’instant. Tout le mondevoudrait résoudre la fameuse question sociale. Où ça enest-il ?

– Où ça en est ? mais à rien ! à moins de changer lesâmes des ouvriers et des patrons et de les rendre, du jour aulendemain, désintéressées et charitables, à quoi voulez-vous quetous ces systèmes aboutissent ?

– Eh bien ! Mais, fit le moine, en enveloppant d’un gestele monastère, elle est résolue cette question, ici. Le salairen’existant plus, toutes les sources des conflits sontsupprimées.

Chacun besogne suivant ses aptitudes et suivant sesforces ; les pères, qui n’ont pas de solides épaules et degros bras, plient les enveloppes des chocolats ou apprêtent descomptes et ceux qui sont robustes remuent la terre.

J’ajoute que l’égalité dans nos cloîtres est telle que le prieuret l’abbé n’ont aucun avantage de plus que les autres moines. àtable, les portions et, au dortoir, les paillasses sont identiques.Les seuls profits de l’abbé consistent, en somme, dans lesinévitables soucis que suscitent la conduite morale et la directiontemporelle d’une abbaye. Il n’y a donc pas de raison pour que lesouvriers conventuels se mettent en grève, conclut, en souriant,l’abbé.

– Oui, mais vous êtes des minimistes, vous supprimez la famille,la femme, vous vivez de rien et vous n’attendez de n’êtreréellement récompensés de vos labeurs qu’après la mort. Allez doncfaire comprendre cela aux gens des villes !

– La situation sociale se résume ainsi, n’est-ce pas ? Lespatrons veulent exploiter les ouvriers qui veulent, à leur tour,être payés le plus possible en travaillant le moins qu’ilspourront. Eh bien ! Mais alors, c’est sans issue !

– Parfaitement, et c’est triste, car le socialisme dérive, ensomme, d’idées clémentes, d’idées propres, mais toujours il seheurtera contre l’égoïsme et le lucre, contre les inévitablesbrisants des péchés de l’homme.

Et votre petite fabrique de chocolat vous procure-t-elle aumoins des bénéfices ?

– Oui, c’est elle qui nous sauve.

L’abbé se tut pendant une seconde, et il reprit :

– Vous savez, Monsieur, comment un couvent se fonde. Je choisispour exemple notre ordre. Un domaine et les terres qui en dépendentlui sont offerts, à charge par lui de les peupler. Quefait-il ? Il prend une poignée de ses moines et les essaimedans le sol qu’on lui donne. Mais, là, s’arrête sa tâche. Le graindoit lever seul ; autrement dit, les trappistes, détachés deleur maison-mère, doivent gagner leur vie et se suffire.

Aussi, quand nous prîmes possession de ces bâtiments,étions-nous si pauvres que, depuis le pain jusqu’aux souliers, toutnous manquait ; mais nous n’avions aucune inquiétude surl’avenir, car il n’y a pas d’exemple, dans l’histoire monastique,que la providence n’ait point secouru les abbayes qui se fiaient àelle. Petit à petit, nous avons tiré de cette terre notreprovende ; nous avons appris les métiers utiles ;maintenant nous fabriquons nos vêtements et nos chaussures ;nous moissonnons notre blé et cuisons notre pain ; notreexistence matérielle est donc assurée, mais les impôts nousécrasent ; c’est pourquoi nous avons fondé cette fabrique dontle rapport devient, d’années en années, meilleur. Dans un an oudeux, la bâtisse qui nous abrite et que nous n’avons pu faireréparer, faute d’argent, s’effondrera ; mais si Dieu permetque des âmes généreuses nous viennent en aide, peut-êtreserons-nous alors en état d’édifier un monastère et c’est notresouhait à tous, car vraiment cette bicoque, avec ses pièces à ladébandade et sa chapelle en rotonde, nous est pénible. L’abbé setut encore, puis, après une pause, il dit, à mi-voix, se parlant àlui-même :

– On ne saurait le nier, un couvent qui n’a pas l’aspect d’uncloître est un obstacle aux vocations ; le postulant a besoin- c’est dans la nature, cela – de se pétrir dans un milieu qui luiplaise, de s’encourager dans une église qui l’enveloppe, dans unechapelle un peu sombre, et, pour obtenir ce résultat, il faut lestyle roman ou le gothique.

– Ah oui ! par exemple. – Et vous avez beaucoup denovices ?

– Nous avons surtout beaucoup de sujets qui désirent tâter de lavie des Trappes, mais la plupart ne parviennent pas à supporternotre régime. En dehors même de la question de savoir si lavocation des débutants est imaginaire ou réelle, nous sommes, aupoint de vue physique, après quinze jours d’essai, nettementfixés.

– Ce qui doit terrasser les constitutions les plus robustes,c’est ce repas unique de légumes ; je ne comprends même pascomment, en menant une existence active, vous pouvez yrésister.

– La vérité, c’est que les corps obéissent quand les âmes sontrésolues. Nos ancêtres l’enduraient bien, la vie des Trappes !Ce qui manque aujourd’hui, ce sont les âmes. Je me souviens, moi,quand j’ai fait ma probation dans un cloître de Cîteaux, je n’avaisaucune santé et pourtant j’aurais, s’il l’avait fallu, mangé despierres !

Au reste, la règle sera prochainement adoucie, poursuivitl’abbé ; mais, dans tous les cas, il est un pays qui, enprévision d’une disette, nous assurerait un bon nombre de recrues,la Hollande.

Et voyant le regard étonné de Durtal, le père dit :

– Oui, dans ce pays protestant, la végétation mystique estflorissante. Le catholicisme y est d’autant plus fervent qu’il est,sinon persécuté, du moins méprisé, noyé dans la masse desluthériens. Peut-être cela tient-il aussi de la nature du sol, àses plaines solitaires, à ses canaux silencieux, au goût même desHollandais pour une vie régulière et paisible ; toujoursest-il que, dans ce petit noyau de catholiques, la vocationCistercienne est très fréquente.

Durtal regardait ce trappiste qui marchait, majestueux ettranquille, la tête enfouie dans son capuce, les mains passées soussa ceinture.

Par instants, ses yeux éclairaient dans l’intérieur du capuchonet l’améthyste qu’il portait au doigt pétillait en de brèvesflammes.

L’on n’entendait aucun bruit ; à cette heure, la Trappedormait. Durtal et l’abbé longeaient les rives du grand étang dontl’eau vivait, seule éveillée dans le sommeil de ces bois, car lalune qui resplendissait dans un ciel sans nuées l’ensemençait d’unemyriade de poissons d’or ; et ce frai lumineux tombé del’astre montait, descendait, frétillait en de milliers de cédillesde feu dont le vent qui soufflait activait les lueurs.

L’abbé ne causait plus et Durtal qui rêvait, grisé par ladouceur de cette nuit, gémit subitement. Il venait de s’aviser qu’àpareille heure, le lendemain, il serait à Paris et, voyant lemonastère dont la façade apparaissait, toute pâle, au fond d’uneallée, ainsi qu’au bout d’un tunnel noir, il s’écria, songeant àtous ces moines qui l’habitaient :

– Ah ! ce qu’ils sont heureux !

Et l’abbé répondit : trop.

Puis, doucement, à voix basse :

– C’est pourtant vrai ; nous entrons ici pour fairepénitence, pour nous mortifier et nous avons à peine souffert quedéjà Dieu nous console ! Il est si bon qu’il veut se leurrer,lui-même, sur nos mérites. S’il tolère qu’à certains moments ledémon nous persécute, il nous donne, en échange, tant de bonheurqu’il n’y a plus aucune proportion de gardée entre la récompense etla peine. Parfois, quand j’y songe, je me demande comment ilsubsiste encore cet équilibre que les moniales et les moines sontchargés de maintenir, car, ni les uns, ni les autres, nous nesouffrons assez pour neutraliser les offenses assidues desvilles.

L’abbé s’interrompit, puis il reprit pensif :

– Le monde ne conçoit même pas que les austérités des abbayespuissent lui profiter. La doctrine de la suppléance mystique luiéchappe complètement. Il ne peut se figurer que la substitution del’innocent au coupable, alors qu’il s’agit de subir une peineméritée, est nécessaire. Il ne s’explique pas davantage qu’envoulant pâtir pour les autres, les moines détournent les colères duciel et établissent une solidarité dans le bien qui faitcontre-poids à la fédération du mal. Et Dieu sait pourtant de quelscataclysmes ce monde inconscient serait menacé, si, par suite d’unedisparition soudaine de tous les cloîtres, cet équilibre qui lesauve était rompu !

– Le cas s’est déjà présenté, fit Durtal qui, – tout en écoutantce trappiste, pensait à l’abbé Gévresin et se rappelait que ceprêtre s’exprimait, sur le même sujet, en des termes presquepareils. – La révolution a, en effet, supprimé, d’un trait deplume, tous les couvents, mais, j’y songe, l’histoire de ce temps,sur lequel tant de regrattiers s’acharnent, est encore à écrire. Aulieu de chercher des documents sur les actes, sur les personnesmêmes des jacobins, il faudrait dépouiller les archives des ordresreligieux qui existaient à cette époque.

En travaillant ainsi à côté de la révolution, en sondant sesalentours, l’on exhumerait ses fondements, l’on déterrerait sescauses ; l’on découvrirait certainement qu’à mesure que lescouvents s’effondraient, des excès monstrueux prenaient naissance.Qui sait si les folies démoniaques d’un Carrier ou d’un Marat neconcordent point avec la mort d’une abbaye dont la saintetépréservait, depuis des années, la France ?

– Pour être juste, répondit l’abbé, il convient de dire que larévolution n’a détruit que des ruines. Le régime de la commendeavait fini par sataniser les monastères. Ce sont eux, hélas !Qui, par le relâchement de leurs moeurs, ont fait pencher labalance et attiré sur ce pays la foudre.

La Terreur n’a été qu’une conséquence de leur impiété. Dieu, querien ne retenait plus, a laissé faire.

– Oui, mais comment convaincre maintenant de la nécessité descompensations un monde qui divague dans des accès continus degain ; comment le persuader qu’il serait urgent, pour conjurerde nouvelles crises, d’abriter les villes derrière les redoutessacrées des cloîtres ?

Après le siège de 1870, prudemment, l’on enveloppa Paris dans unimmense réseau d’infranchissables forts ; mais ne serait-ilpas indispensable aussi de l’entourer d’une ceinture de prières, debastionner ses alentours de maisons conventuelles, d’édifier,partout, dans sa banlieue, des monastères de clarisses, deCarmélites, de Bénédictines du saint-sacrement, des monastères quiseraient, en quelque sorte, de puissantes citadelles destinées àarrêter la marche en avant des armées du mal ?

– Certes, les villes auraient grand besoin d’être garanties desinvasions infernales par un cordon sanitaire d’ordres… mais,voyons, monsieur, je ne veux point vous priver d’un reposutile ; je vous joindrai, demain, avant que vous ne quittieznotre solitude ; je tiens cependant à vous affirmer dèsmaintenant que vous ne comptez ici que des amis et que vous y sereztoujours le bienvenu. J’espère que, de votre côté, vous ne garderezpas un mauvais souvenir de notre pauvre hospitalité et que vousnous le prouverez, en revenant nous voir.

Ils étaient arrivés, tout en bavardant, devant l’hôtellerie.

Le père serra les mains de Durtal, et il gravit lentement leperron, balayant de sa robe la poussière argentée des marches,montant, tout blanc, dans un rayon de lune.

Chapitre 9

 

Durtal voulut, aussitôt après la messe, visiter, une dernièrefois, ces bois qu’il avait, tour à tour, si languissamment et siviolemment battus. Il se promena d’abord dans la vieille allée deces tilleuls dont les pâles émanations étaient vraiment pour sonesprit ce que leurs feuilles infusées sont pour le corps, une sortede panacée très faible, de sédatif bénin, très doux.

Puis il s’assit à leur ombre, sur un banc de pierre. En sepenchant un peu, par les trous agités des branches, il apercevaitla façade solennelle de l’abbaye, et, vis-à-vis d’elle, séparée parle potager, la gigantesque croix debout, devant ce plan liquided’une basilique que simulait l’étang.

Il se leva, s’approcha de cette croix d’eau dont le cielbleuissait le jus de chique et il contemplait le grand Christ demarbre blanc qui dominait toute la Trappe, semblait se dresser, enface d’elle, comme un rappel permanent des voeux de souffrancesqu’il avait acceptés et qu’il se réservait de changer, à la longue,en joies.

Le fait est, se dit Durtal qui repensait à ces aveuxcontradictoires des moines, confessant qu’ils menaient, à la foisla vie la plus attrayante et la plus atroce, le fait est que le bonDieu les dupe. Ils atteignent ici-bas le paradis en y cherchantl’enfer ; quelle étrange existence, j’ai moi-même égouttéedans ce cloître, reprit-il, car j’y ai été, presque en même temps,et très malheureux et très heureux ; et maintenant je sensbien le mirage qui déjà commence ; avant deux jours, lesouvenir des chagrins qui furent cependant, si je les recense avecsoin, très supérieurs aux liesses, aura disparu et je ne merappellerai plus que les témulences intérieures à la chapelle, queles vols délicieux, le matin, dans les sentiers du parc.

Ce que je regretterai la geôle en plein air de ce couvent !- c’est curieux, je m’y découvre attaché par d’obscurs liens ;il me remonte, lorsque je suis dans ma cellule, je ne sais quellessouvenances de famille ancienne. Je me suis aussitôt retrouvé chezmoi, dans un lieu que je n’avais jamais vu ; j’ai reconnu, dèsle premier instant, une vie très spéciale et que j’ignoraisnéanmoins. Il me semble que quelque chose qui m’ intéresse, quim’est même personnel, s’est passé, avant que je ne fusse né, ici.Vraiment, si je croyais aux métempsycoses, je pourrais m’ imaginerque j’ai été, dans les existences antérieures, moine… mauvais moinealors, se dit-il, en souriant de ces réflexions, puisque j’auraisdû me réincarner et retourner, pour expier mes fautes, dans uncloître.

Tout en se causant, il avait arpenté une longue allée quiconduisait au bout de la clôture et, coupant à mi-chemin, à traversdes halliers, il flâna sur la lisière du grand étang.

Il ne bouillonnait pas de même que certains jours où le vent lecreusait et l’enflait, le faisait courir et revenir sur lui-même,dès qu’il touchait ses rives. Il restait immobile, n’était remuéque par des reflets de nuages mouvants et d’arbres. Par moments,une feuille tombée des peupliers voisins voguait sur l’image d’unenuée ; par d’autres, des bulles d’air filaient du fond etcrevaient à la surface, dans le bleu réverbéré du ciel.

Durtal chercha la loutre, mais elle ne se montra point ; ilrevoyait seulement les martinets qui écorchaient l’eau d’un coupd’aile, les libellules qui pétillaient comme des aigrettes,éclairaient comme les flammes azurées des soufres.

S’il avait souffert près de l’étang en croix, il ne pouvaitévoquer devant la nappe de cet autre étang que le rappel deslénitives heures qu’il y avait coulées, étendu sur un lit de mousseou sur une couche de roseaux secs ; et il le regardait,attendri, essayant de le fixer, de l’emporter dans sa mémoire, pourrevivre à Paris, les yeux fermés, sur ses bords.

Il poursuivit sa marche, s’attarda dans une allée de noyers quilongeait les murailles au-dessus du monastère ; de là, ilplongeait dans la cour, devant le cloître, sur des communs, desécuries, des bûchers, sur les cabines mêmes des porcs. Il tentaitd’apercevoir le frère Siméon, mais il était probablement occupédans les étables, car il ne parut pas. Les bâtiments étaient muets,les pourceaux rentrés ; seuls, quelques chats efflanquésrôdaient, taciturnes, se regardant à peine lorsqu’ils serencontraient, allant, chacun de son côté, à la recherche sansdoute d’un nourrissant gibier qui les consolerait de ces éternelsrepas de soupe maigre que leur servait la Trappe.

L’heure pressait, il s’en fut prier, une dernière fois, à lachapelle et regagna sa cellule, afin de préparer sa valise.

Tout en rangeant ses affaires, il pensait à l’inutilité deslogis qu’on pare. Il avait dépensé tout son argent, à Paris, pouracheter des bibelots et des livres, car il avait jusqu’alorsdétesté la nudité des murs.

Et aujourd’hui, considérant les parois désertes de cette pièce,il s’avouait qu’il était mieux chez lui entre ces quatre cloisonsblanchies à la chaux, que dans sa chambre tendue, à Paris,d’étoffes.

Subitement, il discernait que la Trappe l’avait détaché de sespréférences, l’avait en quelques jours renversé de fond en comble.La puissance d’un pareil milieu ! se dit-il, un peu effrayé dese sentir ainsi transformé. Et il reprit, en bouclant sa malle : ilfaut pourtant que je rejoigne le P. Etienne, car enfin, il s’agitde régler ma dépense ; je ne veux pas du tout être à la chargede ces braves gens.

Il visita les corridors, finit par croiser le père dans lacour.

Il était un peu gêné pour aborder cette question ; auxpremiers mots, l’hôtelier sourit.

– La règle de saint Benoît est formelle, fit-il, nous devonsrecevoir les hôtes comme nous recevrions Notre-Seigneur Jésus même,c’est vous dire que nous ne pouvons échanger contre de l’argent nospauvres soins.

Et Durtal insistant, embarrassé.

– S’il ne vous convient pas d’avoir partagé, sans la payer,notre maigre pitance, faites alors comme il vous plaira ;seulement la somme que vous donnerez sera distribuée, par pièces dedix et de vingt sous, aux pauvres qui viennent, chaque matin, debien loin souvent, frapper à la porte du monastère.

Durtal s’inclina et remit l’argent qu’il tenait tout préparé,dans sa poche, au père ; puis il s’enquit s’il ne pourrait pasentretenir le père Maximin avant son départ.

– Mais si ; au reste, le père prieur ne vous aurait paslaissé partir, sans vous serrer la main. Je vais m’assurer s’il estlibre ; attendez-moi dans le réfectoire. – Et le moinedisparut et rentra, quelques minutes après, précédé du prieur.

– Eh bien, dit celui-ci, vous allez donc vous replonger dans labagarre !

– Oh ! sans joie, mon père.

– Je comprends cela. C’est si bon, n’est-ce pas, de ne plus rienentendre et de se taire ? Enfin, prenez courage, nous prieronspour vous.

Et comme Durtal les remerciait, tous les deux, de leursattentives bontés.

– Mais c’est plaisir que d’accueillir un retraitant tel quevous, s’écria le père étienne ; rien ne vous rebute et vousêtes si exact que vous êtes debout avant l’heure ; vous m’avezrendu mon rôle de surveillant facile. Si tous étaient aussi peuexigeants et aussi souples !

Et il avoua avoir hébergé des prêtres envoyés par leurs évêquesen pénitence, des ecclésiastiques tarés dont les plaintes sur lanourriture, sur la chambre, sur les exigences matinales du réveil,ne tarissaient pas.

– Si encore, fit le prieur, l’on pouvait espérer les ramener aubien, les renvoyer guéris dans leurs paroisses, mais non ; ilsdécampent encore plus révoltés qu’avant ; le diable ne leslâche pas, ceux-là !

Sur ces entrefaites, un convers apporta des plats recouverts pardes assiettes et les déposa sur la table.

– Nous avons modifié l’heure de votre dîner, à cause du train,fit le père étienne.

– Bon appétit, adieu, et que le Seigneur vous bénisse, dit leprieur.

Il leva la main et enveloppa d’un grand signe de croix Durtalqui s’agenouilla, surpris par le ton subitement ému du moine. Maisle père Maximin se reprit aussitôt et il le salua, au moment où M.Bruno entrait.

Le repas fut silencieux ; l’oblat était visiblement peinédu départ de ce compagnon qu’il aimait et Durtal considérait, lecoeur gros, ce vieillard qui était si charitablement sorti de sasolitude pour lui prêter son aide.

– Vous ne viendrez donc pas, un jour, à Paris, me voir ?lui dit-il.

– Non, j’ai quitté la vie sans esprit de retour ; je suismort au monde ; je ne veux plus revoir Paris, je ne veux plusrevivre.

Mais si Dieu me prête encore quelques années d’existence,j’espère vous retrouver ici, car ce n’est pas en vain que l’on afranchi le seuil de l’ascétère mystique, pour y vérifier, par uneexpérience sur soi-même, la réalité de ces perquisitions queNotre-Seigneur opère. Or, comme Dieu ne procède pas au hasard, ilachèvera certainement, en vous triturant, son oeuvre. J’ose vous lerecommander, tâchez de ne pas vous céder et essayez de mourir assezà vous-même pour ne point contrarier ses plans.

– Je sais bien, fit Durtal, que tout s’est déplacé en moi, queje ne suis plus le même, mais ce qui m’ épouvante, c’est d’être sûrmaintenant que les travaux de l’école térésienne sont exacts…alors, alors… s’il faut passer par tous les rouleaux des laminoirsque saint Jean de la Croix décrit…

Un bruit de voiture, dans la cour, l’interrompit. M. Bruno s’enfut à la fenêtre et s’informa :

– Vos bagages sont descendus ?

– Oui.

Ils se regardèrent.

– Ecoutez, je voudrais vraiment vous dire…

– Non, non, ne me remerciez pas, s’écria l’oblat. Voyez-vous, jen’ai jamais si bien compris la misère de mon être ; ah !Si j’avais été un autre homme, j’aurais pu, en priant mieux, vousaider plus !

La porte s’ouvrit et le père étienne déclara :

– Vous n’avez pas une minute à perdre, si vous ne voulez pasmanquer le train.

Ainsi bousculé par l’heure, Durtal n’eut que le tempsd’embrasser son ami qui l’accompagna dans la cour. Sur une sorte dechar à banc, un trappiste qui allongeait, sous un crâne chauve etdes joues vergetées de fils roses, une grande barbe noire,l’attendait, assis.

Durtal pressait, une dernière fois, la main de l’hôtelier et del’oblat, quand le père abbé vint, à son tour, lui souhaiter un bonvoyage et, au bout de la cour, Durtal aperçut deux yeux qui lefixaient, ceux du frère Anaclet qui, de loin, lui disait, un peuincliné, sans un geste, adieu.

Jusqu’à ce pauvre homme dont le regard éloquent racontait uneaffection vraiment touchante, une pitié de saint pour l’étrangerqu’il avait vu si tumultueux et si triste, dans l’abandon désolédes bois ?

Certes, la rigidité de la règle interdisait toute effusion à cesmoines, mais Durtal sentait bien qu’ils étaient allés pour luijusqu’aux limites des concessions permises et son affliction futaffreuse lorsqu’il leur jeta, en partant, un dernier merci.

Et la porte de la Trappe se referma, cette porte devant laquelleil avait tremblé, en arrivant, et qu’il considérait, les larmes auxyeux, maintenant.

– Nous allons détaler bon train, fit le procureur, car noussommes en retard. Et le cheval courut, ventre à terre, sur lesroutes.

Durtal reconnaissait son compagnon pour l’avoir entrevu dans larotonde, chantant au choeur, pendant l’office.

Il avait l’air à la fois bonhomme et décidé et son petit oeilgris souriait, en furetant, derrière des lunettes à branches.

– Eh bien, dit-il, comment avez-vous supporté notrerégime ?

– J’ai eu toutes les chances ; je suis débarqué, ici,l’estomac détraqué, le corps malade et les repas laconiques de laTrappe m’ ont guéri !

Et Durtal lui narrant brièvement les stages d’âme qu’il avaitsubis, le moine murmura :

– Ce n’est rien, en fait d’assauts démoniaques, nous avons eu,ici, de véritables cas de possession.

– Et c’est le frère Siméon qui les a résolus !

– Ah ! vous savez cela… et il répliqua très simplement àDurtal qui lui parlait de son admiration pour les pauvresconvers.

– Vous avez raison, monsieur ; si vous pouviez causer avecces paysans et ces illettrés, vous seriez surpris des réponsessouvent profondes que ces gens vous feraient ; puis ils sontles seuls qui soient réellement courageux à la Trappe ; nousautres, les pères, lorsque nous nous croyons trop affaiblis, nousacceptons volontiers le supplément autorisé d’un oeuf ; euxpas ; ils prient davantage et il faut admettre queNotre-Seigneur les écoute, puisqu’ils se rétablissent et ne sont,en somme, jamais malades.

Et à une question de Durtal lui demandant en quoi consistaientses fonctions de procureur, le moine repartit :

– Elles consistent à tenir des comptes, à être placier decommerce, à voyager, à pratiquer tout, hélas ! Sauf ce quiconcerne la vie du cloître ; mais nous sommes si peu nombreuxà Notre-Dame de l’Atre que nous devenons forcément des maîtresJacque. Voyez le père étienne qui est cellérier de l’abbaye ethôtelier, il est aussi sacristain et sonneur de cloches ; moi,je suis également premier chantre et professeur de plain-chant.

Et, tandis que la voiture roulait, cahotée dans les ornières, leprocureur affirmait à Durtal qui lui racontait combien les officeschantés de la Trappe l’avaient ravi :

– Ce n’est pas chez nous qu’il convient de les entendre ;nos choeurs sont trop restreints, trop faibles, pour pouvoirsoulever la masse géante de ces chants. Il faut aller chez lesmoines noirs de Solesmes ou de Ligugé, si vous voulez retrouver lesmélodies grégoriennes exécutées, telles qu’elles le furent au MoyenAge. à propos, connaissez-vous, à Paris, les Bénédictines de la rueMonsieur ?

– Oui, mais ne pensez-vous point qu’elles roucoulent unpeu ?

– Je ne dis pas ; n’empêche cependant que leur répertoireest authentique ; mais au petit séminaire de Versailles, vousavez mieux encore, puisqu’on y chante exactement comme àSolesmes ; remarquez-le bien, du reste, à Paris, quand leséglises consentent à ne pas répudier les cantilènes liturgiques,elles usent, pour la plupart, de la fausse notation imprimée etrépandue à foison dans tous les diocèses de France, par la maisonPustet, de Ratisbonne.

Or, les erreurs et les fraudes dont pullulent ces éditions sontavérées.

La légende sur laquelle ses partisans l’étayent est inexacte.Prétendre, ainsi qu’ils le font, que cette version n’est autre quecelle de Palestrina qui fut chargé par le pape Paul v de réviser laliturgie musicale de l’église, est un argument dénué de véracité etprivé de force, car tout le monde sait que lorsque Palestrina estmort il avait à peine commencé la correction du Graduel.

J’ajouterai que, quand bien même ce musicien aurait achevé sonoeuvre, cela ne prouverait pas que son interprétation devrait êtrepréférée à celle qui a été récemment constituée, après de patientesrecherches, par l’abbaye de Solesmes ; car les textesbénédictins s’appuient sur la copie conservée au monastère deSaint-Gall, de l’antiphonaire de saint Grégoire qui représente lemonument le plus ancien, le plus sûr que l’église détienne du vraiplain-chant.

Ce manuscrit dont des fac-similés, dont des photographiesexistent est le code des mélodies grégoriennes et il devrait être,s’il m’est permis de parler de la sorte, la bible neumatique desmaîtrises.

Les disciples de saint Benoît ont donc absolument raisonlorsqu’ils attestent que leur version est la seule fidèle, la seulejuste.

– Comment se fait-il alors que tant d’églises se fournissent àRatisbonne ?

– Hélas ! Comment se fait-il que Pustet ait pendant silongtemps accaparé le monopole des livres liturgiques et… mais non,mieux vaut se taire… tenez seulement pour certain que les volumesallemands sont la négation absolue de la tradition grégorienne,l’hérésie la plus complète du plain-chant.

A propos, quelle heure avons-nous ? – Ah ! Il fautnous dépêcher, fit le procureur, en regardant la montre que luitendait Durtal. – Hue, la belle ! – Et il cingla la bête.

– Vous conduisez avec un entrain ! s’écria Durtal.

– C’est vrai, j’ai oublié de vous dire qu’en sus de 1 mes autresfonctions, j’exerçais encore, au besoin, celle de cocher.

Durtal pensait qu’ils étaient tout de même extraordinaires cesgens qui vivaient de la vie intérieure, en Dieu. Dès qu’ilsconsentaient à redescendre sur la terre, ils se révélaient les plussagaces et les plus audacieux des commerçants. Un abbé fondait,avec les quelques sous qu’il réussissait à se procurer, unefabrique ; il décernait l’emploi qui convenait à chacun de sesmoines et il improvisait avec eux des artisans, des commis auxécritures, transformait un professeur de plain-chant en un placier,se débrouillait dans la bagarre des achats et des ventes et, peu àpeu, la maison, qui ne s’élevait qu’au ras du sol, grandissait,poussait, finissait par nourrir de ses fruits l’abbaye qui l’avaitplantée.

Transportés dans un autre milieu, ces gens-là eussent tout aussifacilement créé de grandes usines et lancé des banques. Et il enétait de même des femmes. Quand on songe aux qualités pratiquesd’homme d’affaires et au sang-froid de vieux diplomate que doitposséder, pour régir sa communauté, une mère abbesse, l’on est bienobligé de s’avouer que les seules femmes vraiment intelligentes,vraiment remarquables, sont, hors les salons, hors le monde, à latête des cloîtres !

Et comme il s’étonnait, tout haut, que les moines fussent siexperts à monter des entreprises.

– Il le faut bien, soupira le père ; mais si vous croyezque nous ne regrettons pas le temps où l’on pouvait se suffire, enpiochant la terre ! On avait l’esprit libre, au moins ;on pouvait se sanctifier dans ce silence qui est aussi nécessaireque le pain au moine, car c’est grâce à lui que l’on étouffe lavanité qui surgit, que l’on réprime l’indocilité qui murmure, quel’on refoule toutes les aspirations, toutes les pensées vers Dieu,que l’on devient enfin attentif à sa Présence.

Au lieu de cela… mais nous voici à la gare ; ne vousoccupez pas de votre valise et allez prendre votre billet carj’entends siffler le train. Et Durtal n’eut que le temps, en effet,de serrer la main du père qui lui déposa son bagage dans lewagon.

Là, quand il fut seul assis, regardant le moine qui s’éloignait,il se sentit le coeur gonflé, prêt à se rompre.

Et dans le vacarme des ferrailles, le train partit.

Nettement, clairement, en une minute, Durtal se rendit compte del’effrayant désarroi dans lequel l’avait jeté la Trappe.

Ah ! ce qu’en dehors d’elle, tout m’est égal et ce que plusrien ne m’ importe ! Se cria-t-il. Et il gémit, 3 sachantqu’il ne parviendrait plus, en effet, à s’intéresser à tout ce quifait la joie des hommes ! L’inutilité de se soucier d’autrechose que de la mystique et de la liturgie, de penser à autre chosequ’à Dieu, s’implanta si violemment en lui qu’il se demanda cequ’il allait devenir à Paris avec des idées pareilles.

Il se vit, subissant les tracas des controverses, la lâcheté descondescendances, la vanité des affirmations, l’inanité des preuves.Il se vit, choqué, heurté par les réflexions de tout le monde,contraint désormais de s’avancer ou de reculer, de se taire.

Dans tous les cas, c’était la paix à jamais perdue. Comment, eneffet, se rallier et se recouvrer, alors qu’il faudrait s’habiterdans un lieu de passage, dans une âme ouverte à tous les vents,visitée par la foule des pensées publiques ?

Son mépris des relations, son dégoût des accointancess’accrurent. Non, tout, plutôt que de me mêler encore à la société,se clama-t-il ; et il se tut, désespéré, car il n’ignoraitpoint qu’il ne pourrait, loin de la zone monastique, rester dansl’isolement. C’était l’ennui, à bref délai, le vide ; aussipourquoi ne s’était-il rien réservé, pourquoi s’était-il confiétout entier au cloître ? Il n’avait même pas su ménager leplaisir de rentrer dans son intérieur ; il avait découvert lemoyen de perdre l’amusement du bibelot, de s’extirper cettedernière satisfaction, dans la blanche nudité d’une cellule !Il ne tenait plus à rien, gisait, démantelé, se disait : j’airenoncé au peu de bonheur qui pouvait m’ échoir et je vais mettrequoi à la place ?

Et, terrifié, il perçut les inquiétudes d’une conscience habileà se tourmenter, les reproches permanents d’une tiédeur acquise,les appréhensions des doutes contre la foi, la crainte des clameursfurieuses des sens remués par des rencontres.

Et il se répétait que le plus difficile ne serait pas encore demater les émois de sa chair, mais bien de vivre chrétiennement, dese confesser, de communier, à Paris, dans une église. – Ça, jamaisil n’y arriverait. – Et il supputait ses discussions avec l’abbéGévresin, ses atermoiements, ses refus, prévoyait que leur amitiése traînerait dans des disputes.

Puis où se réfugier ? Au souvenir seul de la Trappe, lesreprésentations théâtrales de Saint-Sulpice le faisaient bondir.Saint-Séverin lui semblait et distrait et fade. Comment demeureraussi parmi le peuple stupide des dévots, comment écouter, sansgrincer des dents, les chants grimés des maîtrises ? Commentenfin retrouver dans la chapelle des bénédictines, et même àNotre-Dame-des-Victoires, cette sourde chaleur rayonnant des âmesdes moines et dégelant, peu à peu, les glaces de son pauvreêtre ?

Et puis ce n’était même pas cela ! Ce qui était vraimentnavrant, vraiment affreux, c’était de penser que jamais plus sansdoute il n’éprouverait cette admirable allégresse qui vous soulèvede terre, vous porte on ne sait où, sans qu’on sache comment,au-dessus des sens !

Ah ! ces allées de la Trappe parcourues dès l’aube, cesallées où, un jour, après une communion, Dieu lui avait dilatél’âme de telle sorte, qu’il ne la sentait même plus sienne, tant leChrist l’avait noyée dans la mer de sa divine infinité, engloutiedans le céleste firmament de sa personne !

Comment réintégrer cet état de grâce, sans communion et horsd’un cloître ? Non, c’est bien fini, conclut-il.

Et il fut pris d’un tel accès de tristesse, d’un tel élan dedésespoir, qu’il rêva de descendre à la première station et deretourner à la Trappe ; et il dut hausser les épaules car iln’avait ni le caractère assez patient, ni la volonté assez ferme,ni le corps assez résistant pour supporter les terribles épreuvesd’un noviciat. D’ailleurs, la perspective de n’avoir pas de celluleà soi, de coucher tout habillé, pêle-mêle, dans un dortoir,l’épouvantait.

Mais quoi alors ? Et douloureusement, il se résumait,

– Ah ! se disait-il, j’ai vécu vingt années en dix joursdans ce couvent et je sors de là, la cervelle défaite et le coeuren charpie ; je suis à jamais fichu. Paris etNotre-Dame-de-l’Atre m’ ont rejeté à tour de rôle comme une épaveet me voici condamné à vivre dépareillé, car je suis encore trophomme de lettres pour faire un moine et je suis cependant déjà tropmoine pour rester parmi les gens de lettres.

Il tressauta et se tut, ébloui par des jets de lumièreélectrique qui l’inondèrent, en même temps que s’arrêtait letrain.

Il était de retour à Paris.

– Si ceux-là, reprit-il, pensant à ces écrivains qu’il luiserait sans doute difficile de ne pas revoir, si ceux-là savaientcombien ils sont inférieurs au dernier des convers ! s’ilspouvaient s’imaginer combien l’ébriété divine d’un porcher de laTrappe m’ intéresse plus que toutes leurs conversations et que tousleurs livres ! Ah ! vivre, vivre à l’ombre des prières del’humble Siméon, Seigneur !

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