EUTHYDÈME de Platon

— Mais c’est à toi à me prouver le contraire.
— Et cela se peut-il, selon ton opinion, et y a-t-il moyen
de réfuter, si personne ne se trompe?
— Non, dit Euthydème, c’est impossible.
— Aussi ne t’ai-je pas demandé, reprit Dionysodore, de
réfuter; car comment demander ce qui n’est pas?
— O Euthydème! lui dis-je, je ne comprends pas encore
à fond toutes ces belles choses; mais je commence
cependant à voir jour un peu. Peut-être vais-je te faire
une question assez niaise, mais pardonne-la-moi.
S’il est impossible de se tromper, ou d’avoir une opinion
fausse, ou d’être ignorant, il est aussi impossible de
commettre une faute en agissant; car alors celui qui fait
quelque chose ne peut se tromper dans ce qu’il fait.
N’est-ce pas ainsi que vous l’entendez?
— Tout-à-fait, dit-il.
— Voici maintenant cette question un peu niaise que je
voulais faire. Si nous ne pouvons nous tromper ni dans
nos actions, ni dans nos paroles, ni dans nos pensées,
par Jupiter! alors qu’êtes-vous venus enseigner ici?
N’avez-vous pas annoncé tout à l’heure que vous sauriez
enseigner la vertu mieux que personne à tous ceux
qui voudraient l’apprendre?
— Radotes-tu donc déjà, Socrate, reprit Dionysodore,
pour venir répéter ici ce que nous avons dit plus haut?
En vérité, y eût-il déjà un an que j’eusse avancé une
chose, tu nous la répéterais encore; mais pour ce que
nous disons présentement, tu ne saurais qu’en faire.
— C’est qu’assurément ce sont des choses très difficiles,
lui répondis-je, puisqu’elles sont dites par d’habiles gens.

Ce que tu viens de dire en dernier lieu n’est pas moins
difficile, et on ne sait qu’en faire; car quand tu me
reproches, Dionysodore, que je ne saurais que faire de
ce que tu dis, que prétends-tu? N’est-ce pas que je ne
peux le réfuter? Réponds-moi; tes paroles, que je
ne savais que faire de tes arguments, veulent-elles dire
autre chose?
— C’est de ce que tu dis là qu’il est difficile de faire
quelque chose. Réponds-moi, Socrate. — Avant que tu
aies répondu, Dionysodore?
— Comment, tu ne veux pas répondre? Le premier, cela
est-il juste? lui dis-je.
— Très juste.
— Et par quelle raison? demandai-je. Évidemment,
comme tu t’es donné à nous pour un homme merveilleux
en l’art de parler, tu sais parfaitement aussi quand
il faut répondre et quand il ne le faut pas. Ainsi tu ne me
réponds point parce que tu ne trouves pas à propos de
répondre maintenant.
— C’est badiner, dit-il, et non pas répondre. Fais ce que
je te dis, mon ami, et réponds, puisque tu conviens que
je suis plus habile que toi.
— Il faut donc obéir, c’est une nécessité à ce qu’il
paraît; tu es le maître. Interroge donc.
— Veux-tu dire que ce qui veut dire quelque chose est
animé , ou bien crois-tu que les choses inanimées
veulent dire quelque chose?
— Celles-là seulement qui sont animées.
— Eh bien, connais-tu des paroles animées?
— Par Jupiter, non!
— Pourquoi donc demandais-tu tout à l’heure ce

que mes paroles voulaient dire?
— Il n’y a pas d’autre raison si ce n’est que je me suis
trompé par ignorance. Peut-être aussi que je ne me suis
pas trompé, et que j’ai eu raison d’attribuer de
l’intelligence aux paroles. Que t’en semble, me suis-je
trompé, ou non? car si je ne me suis pas trompé, tu as
beau être habile, tu ne saurais me réfuter ni que faire de
mes paroles; et si je me suis trompé, tu n’as pas non
plus bien parlé, puisque tu as soutenu qu’il était
impossible de se tromper. Et il n’y a pas un an que tu as
dit cela. Mais il me semble, ô Dionysodore et
Euthydème, que ce discours en reste toujours au même
point, et qu’aujourd’hui comme autrefois en détruisant
tout il se détruit lui-même. Votre art même, si admirable
de subtilité, n’a pu trouver le moyen d’empêcher cela.

Là-dessus Ctésippe s’écria:
— Nos amis de Thurium, de Chios, ou de quelle
autre ville il vous plaira, tout ce que vous dites est
merveilleux, et il vous coûte peu de rêver éveillés.
Craignant qu’ils n’en vinssent aux injures, je tâchai
d’apaiser Ctésippe et lui dis: Je te répète, Ctésippe, ce
que j’ai déjà dit à Clinias: tu ne connais pas la
merveilleuse science de ces étrangers; ils n’ont pas voulu
nous l’exposer sérieusement, mais imiter Protée , le
sophiste égyptien, et nous tromper par des prestiges.
Imitons donc, de notre côté, Ménélas, et ne leur
donnons point de relâche, jusqu’à ce qu’ils nous aient
montré le côté sérieux de leur science; car je suis
persuadé que nous aurons quelque chose d’admirable à
voir quand une fois ils voudront agir sérieusement.

Employons donc les prières, les conjurations et les
invocations pour qu’ils se découvrent à nous. Mais je
veux encore auparavant leur expliquer de quelle manière
je les supplie de se montrer à moi; et pour cela je
reprendrai le discours où il a été interrompu et
tâcherai d’en exposer le reste de mon mieux. Peut-être
parviendrai-je à les toucher, et que, par pitié des efforts
que je fais pour arriver au sérieux, ils agiront enfin
sérieusement eux-mêmes.
Mais toi, Clinias, rappelle-moi donc où nous en étions
demeurés tout à l’heure. N’est-ce pas où nous étions
enfin tombés d’accord qu’il fallait nous livrer à la
philosophie?
— Oui, répondit-il.
— La philosophie, n’est-ce pas l’acquisition d’une
science?
— Assurément.
— Mais quelle est la science qu’il importe
d’acquérir? n’est-ce pas simplement celle qui nous est
profitable?
— C’est celle-là même.
— Or, si nous savions trouver, en parcourant la terre,
les lieux où est caché le plus d’or, cette connaissance
nous serait-elle profitable?
— Peut-être, me dit-il.
— Mais nous avions prouvé plus haut, repris-je, qu’il
serait inutile que, sans aucun travail et sans creuser la
terre, tout se changeât pour nous en or, et qu’il ne
servirait à rien de savoir transformer les pierres en or, si
nous ne savions pas aussi en faire usage. T’en souvient-
il?

— Oui, très bien.
— Il paraît donc que de même aucune science ne nous
apportera d’utilité, ni l’économie , ni la médecine, ni
toute autre, si tout en sachant faire elle n’apprenait à se
servir de ce qu’elle fait. N’est-ce pas?
— Il l’avoua.
— Celle même qui rendrait immortel sans
apprendre à faire usage de l’immortalité, ne nous serait
pas fort utile, d’après ce que nous avons établi.
— Nous fûmes d’accord là-dessus.
— Nous avons donc besoin, mon bel enfant, continuai-
je, d’une science qui sache faire et sache user de ce
qu’elle a fait.
— C’est évident, me dit-il.
— Il n’est donc point nécessaire que nous soyons
faiseurs de lyre, et que nous apprenions cette
science; car ici l’art de faire et l’art d’user sont deux
choses distinctes, et l’art de faire une lyre est bien
différent de l’art d’en jouer: n’est-il pas vrai?
— Il l’affirma.
— Nous n’avons pas non plus besoin de l’art de faire
des flûtes, car c’est encore la même chose.
Il en convint.
Mais, au nom des dieux, continuai-je, est-ce peut-être
l’art de faire des harangues qu’il faut apprendre pour
être heureux?
— Je ne le crois pas, me répondit Clinias.
— Et pourquoi?
— Parce que je vois des faiseurs de harangues qui ne
savent pas mieux se servir de leurs discours que les
faiseurs de lyres de leurs instruments; et dans ce genre

aussi il y a des hommes qui savent employer ce que
d’autres ont fait, sans être capables par eux-mêmes de
faire une harangue. Il n’est donc pas moins évident que
pour les harangues l’art de les faire et l’art de s’en servir
sont deux arts différents.
— Tu me parais avoir donné une preuve suffisante,
repris-je, que l’art de faire des harangues n’est pas celui
dont l’acquisition puisse rendre heureux. Je m’imaginais
cependant que la science que nous cherchons
depuis longtemps serait celle-là; car, pour te dire la
vérité, Clinias, toutes les fois que je parle à ces faiseurs
de harangues, je les trouve admirables, et leur art me
paraît divin et sublime; et cela n’est pas étonnant,
puisqu’il fait partie de l’art des enchantements et ne lui
est inférieur que de peu. L’art des enchantements
adoucit la fureur des vipères, des araignées, des
scorpions et des autres bêtes, et celle des maladies; l’art
des harangues conjure et adoucit les juges, l’assemblée
et toute espèce de foule. N’est- ce pas ton sentiment?
— Je n’en ai point d’autre, me répondit-il.
— Où nous tournerons-nous donc, et à quel art nous
adresser?
— Je ne le vois guère.
— Attends, je crois l’avoir trouvé.
— Quel est-il? reprit Clinias.
— L’art militaire, répondis-je, me paraît l’art dont
l’acquisition doit nous rendre heureux.
— Je ne suis pas de cet avis, moi.
— Pourquoi?
— Ce n’est qu’une chasse aux hommes.
— Eh bien?

— Toute chasse, me répondit-il, ne fait que découvrir et
poursuivre la proie: quand elle est prise, on n’est pas
encore en état de s’en servir; les chasseurs et les
pêcheurs la mettent entre les mains des cuisiniers. Les
géomètres, les astronomes, les arithméticiens sont
aussi des chasseurs, car ils ne font pas les figures et les
nombres, mais ils cherchent ce qui existe déjà; et ne
sachant pas se servir de leurs découvertes, les plus
sages d’entre eux les donnent aux dialecticiens, afin
qu’ils les mettent en usage.
— Quoi! Clinias, lui répondis-je, ô le plus beau et le
plus sage des enfants, en est-il ainsi?
— Certainement, dit-il, et de même les généraux
après qu’ils se sont rendus maîtres d’une place ou d’une
armée, les abandonnent aux politiques, parce qu’ils ne
savent pas comment user de ce qu’ils ont pris; justement
comme les chasseurs de cailles abandonnent leur proie à
ceux qui les nourrissent. Si donc, pour nous rendre
heureux, il nous faut un art qui sache user de ce qu’il a
fait, ou pris à la chasse, cherchons-en un autre que l’art
militaire.

  CRITON.

Que dis-tu, Socrate! serait-il possible que ce jeune
garçon eût ainsi parlé?

SOCRATE.
Tu en doutes?

CRITON.
Oui, par Jupiter! car s’il a parlé de la sorte, il n’aura

plus besoin ni d’Euthydème, ni de tel autre homme que
ce soit pour maître.

SOCRATE.
Par Jupiter! est-ce Ctésippe qui a parlé de la sorte, et
l’aurais-je oublié?

  CRITON.

Eh quoi! Ctésippe?

SOCRATE.
Au moins suis-je certain que ce ne fut ni Euthydème ni
Dionysodore. Ou n’y avait-il pas là quelque esprit
supérieur, mon cher Criton, qui prononçât ses paroles?
pour les avoir entendues, j’en suis certain.

CRITON.
Oui, par Jupiter! Socrate, il me paraît que ce devait être
un esprit supérieur. Mais après, avez-vous cherché
encore une autre science et trouvé enfin celle que vous
cherchiez?

SOCRATE.
Comment, trouvé, mon ami? Nous ne prêtions pas
moins à rire que les enfants qui courent après les
alouettes. Quand nous pensions en tenir une, elle nous
échappait. Je ne te répéterai pas toutes celles que nous
avons examinées; mais, arrivés à l’art de régner, et
considérant s’il était capable de rendre les hommes
heureux, nous nous vîmes tombés dans un labyrinthe où,
croyant être à la fin, nous étions obligés de retourner sur
nos pas, et nous nous retrouvions, comme au

commencement de nos recherches, aussi dépourvus que
nous l’étions d’abord.

CRITON.
Comment cela, Socrate?

SOCRATE.
Je vais te le dire. La politique et la science de régner
nous parurent la même chose.

CRITON.
Eh bien?

SOCRATE.
Voyant que l’art militaire et tous les autres se mettent
au service de la politique, comme de la seule science qui
sache faire usage des choses, il nous parut évident que
c’était celle que nous cherchions, qu’elle était la cause de
la prospérité publique, et qu’en un mot, selon le
vers d’Eschyle , elle était seule assise au gouvernail
de l’état, dirigeant tout et commandant à tout pour
l’utilité commune.

CRITON.
Et n’était-ce pas bien pensé, Socrate?

SOCRATE.
Tu en jugeras toi-même, Criton, si tu as la patience
d’entendre ce qui suit. Nous examinâmes à son tour
l’affaire de cette manière. Cette science de régner,
à qui tout est soumis, fait-elle quelque chose, ou ne fait-

elle rien? Nous avouâmes tous qu’elle faisait quelque
chose. Et toi, Criton, ne dirais-tu pas de même?

CRITON.
Oui.

SOCRATE.
Que fait-elle donc, à ton sens? Si je te disais, Que
produit la médecine dans son domaine? ne me
répondrais-tu pas, La santé?

CRITON.
Oui.

SOCRATE.
Et ton art, l’agriculture, dans son domaine, quel
ouvrage fait-elle? Ne me répondrais-tu pas qu’elle
tire de la terre notre nourriture?

CRITON.
Oui.

SOCRATE.
Et la science de régner, dans son domaine aussi, que
produit-elle? peut-être es-tu un peu embarrassé?

CRITON.
J’en conviens, Socrate.

SOCRATE.
Et nous aussi, Criton. Mais tu sais du moins que si c’est

la science que nous cherchons, elle doit être utile.

CRITON.
Sans doute.

SOCRATE.
C’est-à-dire qu’il faut qu’elle nous apporte du bien.

CRITON.
Cela est nécessaire, Socrate.

SOCRATE.
Or, nous étions tombés d’accord, Clinias et moi, que le
bien n’était autre chose qu’une science.

CRITON.
C’est ce que tu m’as dit.

SOCRATE.
Et nous avions trouvé que toutes ces choses qu’on
pourrait regarder comme l’ouvrage de la politique, telles
que la richesse, la liberté, la paix des citoyens, n’étaient
ni bonnes ni mauvaises; mais que la politique devait
nous instruire et nous rendre sages, pour être cette
science que nous cherchons et qui doit nous être
utile et nous rendre heureux.

CRITON.
En effet: du moins tu m’as raconté tout à l’heure que
vous en étiez convenus.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer