Voici EUTHYDÈME ou Le Disputeur de Platon
PREMIERS INTERLOCUTEURS
CRITON , SOCRATE
SECONDS INTERLOCUTEURS
SOCRATE, EUTHYDÈME , DYONISODORE ,
CLINIAS , CTÉSIPPE
CRITON.
Socrate, qui était donc cet homme avec qui tu disputais
hier dans le lycée? je m’approchai tant que je pus pour
vous ouïr; mais la presse était si grande autour de vous,
qu’il me fut impossible de rien entendre distinctement. Je
me haussai sur la pointe des pieds pour voir du moins,
et il me sembla que celui avec qui tu parlais était un
étranger. Qui est-il?
SOCRATE.
Qui veux-tu dire, Criton? car il n’y en avait pas qu’un, ils
étaient deux.
CRITON.
Celui dont je demande le nom était assis le troisième à ta
droite. Le fils d’Axiochus était entre vous
deux. Il me semble qu’il a bien grandi, et qu’il est à-peu-
près de l’âge de mon fils Critobule; mais Critobule
est délicat, tandis que l’autre est plus formé, beau et de
bonne grâce.
SOCRATE.
Celui dont tu me demandes le nom s’appelle
Euthydème , et celui qui était à ma gauche est son
frère Dionysodore . Il était aussi de
la conversation.
CRITON.
Je ne connais ni l’un ni l’autre, Socrate.
SOCRATE.
Ce sont de nouveaux sophistes, à ce qu’il paraît.
CRITON.
De quel pays sont-ils et de quelle science font-ils
profession?
SOCRATE.
Originairement ils sont, je crois, de là-bas, de Chios, et
ils étaient allés s’établir à Thurium ; mais ils se sont
enfuis de là et rôdent ici autour depuis plusieurs années.
Pour ce qui est de leur science, Criton, elle est
admirable; ils savent tout. Jusqu’ici j’ignorais encore ce
que c’était que des athlètes parfaits; en voilà, grâce à
Dieu: ils excellent dans toute espèce d’exercices. Et ils ne
sont pas comme les frères Acarnaniens qui ne
savaient que les exercices du corps: d’abord ils sont
supérieurs dans ce genre par une manière de combattre
qui assure toujours la victoire; ils savent très bien se
battre armés de toutes pièces, et l’enseignent à qui
les paie; mais de plus, ils excellent dans les combats
judiciaires et enseignent aussi à plaider ou à composer
des plaidoyers. Jusqu’ici leur talent se bornait à ce que je
viens de dire, mais maintenant ils sont arrivé à la
dernière perfection, et les voilà parvenus dans un
nouveau genre de combat à une adresse telle que nul ne
saurait leur résister; ils sont devenus des raisonneurs
incomparables, et quoi qu’on dise, vrai ou faux, ils
réfutent tout également. Aussi, Criton, ai-je résolu de les
prendre pour maîtres, car ils promettent de rendre le
premier venu aussi habile qu’eux en très peu de temps.
CRITON.
Mais, Socrate, ne crains-tu pas l’âge? N’es-tu pas trop
vieux?
SOCRATE.
Point du tout. Et c’est là ce qui m’encourage; je te dirai
qu’eux-mêmes étaient déjà avancés en âge quand ils se
sont adonnés à cet art de raisonner que je désire tant
apprendre; il n’y a pas un an ou deux qu’ils
l’ignoraient encore. Tout ce que je crains, c’est que je ne
fasse honte à ces étrangers, comme au joueur de luth
Connos , fils de Métrobe, qui me donne encore des
leçons de musique. Les enfants, mes compagnons, se
moquent de moi et appellent Connos le pédagogue des
vieillards. J’ai peur qu’on ne raille de même ces
étrangers, et qu’à cause de cela ils ne veuillent pas de
moi. Voilà pourquoi, Criton, j’ai persuadé à quelques
vieillards de venir apprendre avec moi la musique de
Connos, et je tâcherai également de persuader à
d’autres de venir apprendre à raisonner. Et si tu me veux
croire, tu viendras aussi. Peut-être ne serait-il pas mal de
prendre avec nous tes fils, comme un appât; car je suis
sûr que pour les avoir ils consentiront à nous instruire.
CRITON.
Volontiers, Socrate, si tu le désires; mais dis-moi
auparavant ce qu’enseignent ces étrangers, afin que je
sache ce qu’ils nous apprendront.
SOCRATE.
Je ne te ferai pas attendre, et je ne dirai point que je ne
peux le faire faute de les avoir entendus; car je leur ai
prêté la plus grande attention, et n’ai rien oublié de tout
ce qu’ils ont dit. Je vais donc t’en faire un récit fidèle
depuis le commencement jusqu’à la fin. Je m’étais
assis d’aventure seul où tu me vis, dans l’endroit où l’on
quitte ses habits, et déjà je m’étais levé pour sortir,
quand le signe divin accoutumé me retint . Je
m’assis donc de nouveau, et peu après Euthydème
et Dionysodore entrèrent avec une foule de jeunes gens
que je pris pour leurs écoliers. Ils se promenèrent un
peu sous le portique couvert; et à peine avaient-ils fait
deux ou trois tours, que Clinias entra, celui qui te
semble, et avec raison, beaucoup grandi, suivi d’un
grand nombre d’amants, et entre autres de Ctésippe,
jeune homme de Péanée , d’un beau naturel, mais
un peu emporté, comme on l’est à son âge.
Clinias dès l’entrée m’ayant vu seul, s’approcha de moi,
et, ainsi que tu l’as remarqué, vint s’asseoir à ma droite.
Dionysodore et Euthydème, le voyant, s’arrêtèrent; ils
tinrent ensemble une espèce de conseil, et de temps en
temps jetaient les yeux sur nous, car je les observais
avec soin. Enfin ils s’approchèrent et s’assirent,
Euthydème auprès du jeune homme, et Dionysodore à
ma gauche. Les autres prirent place comme ils purent.
Je les saluai en leur disant que je ne les avais pas
vus depuis longtemps; et me tournant du côté de Clinias:
Mon cher, voici Euthyclème et Dionysodore, qui ne se
mêlent point de bagatelles; ils ont une parfaite
connaissance de l’art militaire, de tout ce qu’il faut à un
bon général pour bien commander une armée, la ranger
en bataille et lui faire faire l’exercice; ils t’apprendront
aussi à te défendre toi-même devant les tribunaux si
quelqu’un te faisait injure. Euthydème et
Dionysodore eurent grande pitié de m’entendre parler
ainsi, et se regardant l’un l’autre ils se prirent à rire.
Euthydème s’adressant à moi:
— Nous ne nous en soucions plus, Socrate, et ne
considérons cela que comme un amusement.
Tout étonné, je lui dis:
— Il faut que votre principal emploi soit bien
considérable, puisque de telles choses sont des jeux
pour vous; mais, au nom des dieux, apprenez-moi quel
est ce bel emploi.
— Nous sommes persuadés, Socrate, me dit-il, qu’il n’y
a personne qui enseigne la vertu aussi bien et aussi
promptement que nous.
— Par Jupiter, m’écriai-je, que dites-vous là? et
comment avez-vous fait une si heureuse découverte? Je
croyais jusqu’ici, comme je le disais tout à l’heure, que
vous n’excelliez qu’en l’art militaire, et ne vous louais que
par cet endroit: car il me souvient que quand vous vîntes
ici la première fois, vous ne faisiez profession que de
cette science. Mais si vous possédez encore celle
d’apprendre la vertu aux hommes, soyez-moi propices, je
vous salue comme des dieux et vous demande pardon
d’avoir parlé de vous comme je l’ai fait. Mais voyez
bien, Euthydème et toi Dionysodore, si ce que vous dites
est vrai, et ne trouvez pas étrange que la grandeur de
vos promesses me rende un peu incrédule.
— Sois bien sûr, Socrate, reprirent-ils, que nous
n’avons rien dit qui ne soit vrai.
— En ce cas, je vous tiens plus heureux que le grand
roi avec sa puissance; mais dites-moi, avez-vous dessein
d’enseigner cette science, ou quelle est votre intention?