Categories: Contes et nouvelles

Fables – Livre II

Fables – Livre II

de Jean de La Fontaine

Contre ceux qui ont le goût difficile

Quand j’aurais en naissant reçu de Calliope

Les dons qu’à ses amants cette muse a promis,

Je les consacrerais aux mensonges d’Ésope :

Mais je ne crois pas si chéri du Parnasse

Que de savoir orner toutes ces fictions.

On peut donner du lustre à leurs inventions :

On le peut, je l’essaie : un plus savant le fasse.

Cependant jusqu’ici d’un langage nouveau

J’ai fait parler le loup et répondre l’agneau ;

J’ai passé plus avant : les arbres et les plantes

Sont devenus chez moi créatures parlantes.

Qui ne prendrait ceci pour un enchantement ?

« Vraiment, me diront nos critiques,

Vous parlez magnifiquement

De cinq ou six contes d’enfant »

Censeurs, en voulez-vous qui soient plus authentiques

Et d’un style plus haut ? En voici :« Les Troyens,

« Après dix ans de guerre autour de leurs murailles,

« Avaient lassé les Grecs, qui par mille moyens,

« Par mille assauts, par cent batailles,

« N’avaient pu mettre à bout cette fière cité,

« Quand un cheval de bois, par Minerveinventé,

« D’un rare et nouvel artifice,

« Dans ses énormes flancs reçut le sageUlysse,

« Le vaillant Diomède, Ajaxl’impétueux,

« Que ce colosse monstrueux

« Avec leurs escadrons devait porter dansTroie,

« Livrant à leur fureur ses dieux mêmesen proie :

« Stratagème inouï, qui desfabricateurs

« Paya la constance et lapeine. »

« C’est assez, me dira quelqu’un de nosauteurs :

La période est longue, il faut reprendrehaleine ;

Et puis votre cheval de bois,

Vos héros avec leurs phalanges,

Ce sont des contes plus étranges

Qu’un renard qui cajole un corbeau sur savoix :

De plus il vous sied mal d’écrire en si hautstyle. »

Eh bien ! baissons d’un ton.

« La jalouse Amaryle

« Songeait à son Alcippe et croyait deses soins

« N’avoir que ses moutons et son chienpour témoins.

« Tircis, qui l’aperçut, se glisse entredes saules ;

« Il entend la bergère adressant cesparoles

« Au doux zéphire, et le priant

« De les porter à son amant. »

« Je vous arrête à cette rime,

Dira mon censeur à l’instant ;

Je ne la tiens pas légitime.

Ni d’une assez grande vertu.

Remettez, pour le mieux, ces deux vers à lafonte. »

« Maudit censeur ! tetairas-tu ?

Ne saurai-je achever mon conte ?

C’est un dessein très dangereux

Que d’entreprendre de te plaire. »

 

Les délicats sont malheureux :

Rien ne saurait les satisfaire.

Conseil tenu par les Rats

 

Un chat, nommé Rodilardus,

Faisait des rats telle déconfiture

Que l’on n’en voyait presque plus,

Tant il en avait mis dedans la sépulture.

Le peu qu’il en restait n’osant quitter sontrou

Ne trouvait à manger que le quart de sonsoûl,

Et Rodilard passait, chez la gentmisérable,

Non pour un chat, mais pour un diable.

Or, un jour qu’au haut et au loin

Le galand alla chercher femme,

Pendant tout le sabbat qu’il fit avec sadame,

Le demeurant des rats tint chapitre en uncoin

Sur la nécessité présente.

Dès l’abord, leur doyen, personne fortprudente,

Opina qu’il fallait, et plus tôt que plustard,

Attacher un grelot au cou deRodilard ;

Qu’ainsi, quand il irait en guerre,

De sa marche avertis, ils s’enfuiraient enterre ;

Qu’ils n’y savaient que ce moyen.

Chacun fut de l’avis de Monsieur leDoyen :

Chose ne leur parut à tous plus salutaire.

La difficulté fut d’attacher le grelot.

L’un dit : « Je n’y vas point, je nesuis pas si sot, »

L’autre : « Je ne saurais. » Sibien que sans rien faire

On se quitta. J’ai maints chapitres vus,

Qui pour néant se sont ainsi tenus ;

Chapitres, non de rats, mais chapitres demoines,

Voire chapitres de chanoines.

 

Ne faut-il que délibérer,

La cour en conseillers foisonne ;

Est-il besoin d’exécuter,

L’on ne rencontre plus personne.

Le Loup plaidant contre le Renardpar-devant le Singe

 

Un loup disait qu’on l’avait volé.

Un renard, son voisin, d’assez mauvaisevie,

Pour ce prétendu vol par lui fut appelé.

Devant le singe il fut plaidé,

Non point par avocat, mais par chaquepartie,

Thémis n’avait point travaillé

De mémoire de singe à fait plusembrouillé.

Le magistrat suait en son lit de justice.

Après qu’on eut bien contesté,

Répliqué, crié, tempêté,

Le juge, instruit de leur malice,

Leur dit : « Je vous connais delongtemps, mes amis,

Et tous deux vous paierez l’amende ;

Car toi, loup, tu te plains, quoiqu’on net’ait rien pris

Et toi, renard, as pris ce que l’on tedemande. »

Le juge prétendait qu’à tort et à travers

On ne saurait manquer, condamnant unpervers.

 

Note :

Quelques personnes de bon sens ont cru quel’impossibilité et la contradiction, qui est dans le jugement de cesinge, était une chose à censurer : mais je ne m’en suis serviqu’après Phèdre ; et c’est en cela que consiste le bon mot,selon mon avis. La Fontaine

Les deux Taureaux et une Grenouille

 

Deux taureaux combattaient à quiposséderait

Une génisse avec l’empire.

Une grenouille en soupirait.

« Qu’avez-vous ? » se mit à luidire

Quelqu’un du peuple croassant.

« Eh ! ne voyez-vous pas,dit-elle,

Que la fin de cette querelle

Sera l’exil de l’un ; que l’autre, lechassant,

Le fera renoncer aux campagnesfleuries ?

Il ne régnera plus sur l’herbe desprairies,

Viendra dans nos marais régner sur nosroseaux ;

Et nous foulant aux pieds jusques au fond deseaux,

Tantôt l’une, et puis l’autre, il faudra qu’onpâtisse

Du combat qu’a causé Madame laGénisse »

 

Cette crainte était de bon sens.

L’un des taureaux en leur demeure

S’alla cacher, à leurs dépens :

Il en écrasait vingt par heure.

Hélas, on voit que de tout temps

Les petits ont pâti des sottises degrands.

La Chauve-souris et les deuxBelettes

 

Une chauve-souris donna tête baissée

Dans un nid de belettes ; et sitôtqu’elle y fut,

L’autre, envers les souris de longtempscourroucée,

Pour la dévorer accourut.

« Quoi ? vous osez, dit-elle, à mesyeux vous produire,

Après que votre race a tâché de menuire !

N’êtes-vous pas souris ? Parlez sansfiction.

Oui, vous l’êtes, ou bien je ne suis pasbelette.

– Pardonnez-moi, dit la pauvrette,

Ce n’est pas ma profession.

Moi souris ! Des méchants vous ont ditces nouvelles.

Grâce à l’auteur de l’univers,

Je suis oiseau ; voyez mesailes :

Vive la gent qui fend les airs. »

Sa raison plut, et sembla bonne.

Elle fait si bien qu’on lui donne

Liberté de se retirer.

Deux jours après, notre étourdie

Aveuglément va se fourrer

Chez une autre belette, aux oiseauxennemie.

La voilà derechef en danger de sa vie.

La dame du logis avec son long museau

S’en allait la croquer en qualitéd’oiseau,

Quand elle protesta qu’on lui faisaitoutrage :

« Moi, pour telle passer ! Vous n’yregardez pas

Qui fait l’oiseau ? C’est le plumage.

Je suis souris : vivent lesrats ! »

Jupiter confonde les chats ! »

Par cette adroite répartie

Elle sauva deux fois sa vie.

 

Plusieurs se sont trouvés qui, d’écharpechangeant,

Aux dangers ainsi qu’elle, ont souvent fait lafigue.

Le sage dit, selon les gens,

« Vive le Roi ! vive laligue ! »

L’Oiseau blessé d’une Flèche

 

Mortellement atteint d’une flècheempennée,

Un oiseau déplorait sa triste destinée,

Et disait, en souffrant un surcroît dedouleur :

« Faut-il contribuer à son propremalheur !

Cruels humains ! Vous tirez de nosailes

De quoi faire voler ces machinesmortelles.

Mais ne vous moquez point, engeance sanspitié :

Souvent il vous arrive un sort comme lenôtre.

Des enfants de Japet toujours une moitié

Fournira des armes à l’autre. »

La Lice et sa Compagne

 

Une lice étant sur son terme,

Et ne sachant où mettre un fardeau sipressant,

Fait si bien qu’à la fin sa compagneconsent

De lui prêter sa hutte, où la lices’enferme.

Au bout de quelque temps sa compagnerevient.

La lice lui demande encore unequinzaine ;

Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’àpeine.

Pour faire court, elle l’obtient.

Ce second terme échu, l’autre luiredemande

Sa maison, sa chambre, son lit.

La lice cette fois, montre les dents, etdit :

« Je suis prête à sortir avec toute mabande,

Si vous pouvez nous mettre hors. »

Ses enfants étaient déjà forts.

 

Ce qu’on donne aux méchants, toujours on leregrette.

 

Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,

Il faut que l’on en vienne auxcoups ;

Il faut plaider, il faut combattre.

Laissez-leur un pied chez vous,

Ils en auront bientôt pris quatre.

L’Aigle et l’Escarbot

 

L’aigle donnait la chasse à maître JeanLapin,

Qui droit à son terrier s’enfuyait au plusvite.

Le trou de l’escarbot se rencontre enchemin.

Je laisse à penser si ce gîte

Était sûr ; mais où mieux ?

Jean Lapin s’y blottit.

L’aigle fondant sur lui nonobstant cetasile,

L’escarbot intercède et dit :

« Princesse des oiseaux, il vous est fortfacile

D’enlever malgré moi ce pauvremalheureux ;

Mais ne me faites pas cet affront, je vousprie ;

Et puisque Jean Lapin vous demande la vie,

Donnez-la-lui, de grâce, ou l’ôtez à tousdeux :

C’est mon voisin, c’est moncompère. »

L’oiseau de Jupiter, sans répondre un seulmot,

Choque de l’aile l’escarbot,

L’étourdit, l’oblige à se taire,

Enlève Jean Lapin. L’escarbot indigné

Vole au nid de l’oiseau, fracasse en sonabsence,

Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douceespérance :

Pas un seul ne fut épargné.

L’aigle étant de retour et voyant ceménage,

Remplit le ciel de cris : et pour comblede rage,

Ne sait sur qui venger le tort qu’elle asouffert.

Elle gémit en vain : sa plainte au ventse perd.

Il fallut pour cet an vivre en mèreaffligée.

L’an suivant, elle mit son nid en lieu plushaut.

L’escarbot prend son temps, fait faire auxœufs le saut.

La mort de Jean lapin derechef est vengée.

Ce second deuil fut tel, que l’écho de cesbois

N’en dormit de plus de six mois.

L’oiseau qui porte Ganymède

Du monarque des dieux enfin implorel’aide,

Dépose en son giron ses œufs, et croit qu’enpaix

Ils seront dans ce lieu ; que, pour sesintérêts,

Jupiter se verra contraint de lesdéfendre :

Hardi qui les irait là prendre.

Aussi ne les y prit-on pas.

Leur ennemi changea de note,

Sur la robe du dieu fit tomber unecrotte ;

Le dieu la secouant jeta les œufs à bas.

Quand l’aigle sut l’inadvertance,

Elle menaça Jupiter

D’abandonner sa cour, d’aller vivre audésert,

De quitter toute dépendance,

Avec mainte autre extravagance.

Le pauvre Jupiter se tut :

Devant son tribunal l’escarbot comparut,

Fit sa plainte et conta l’affaire.

On fit entendre à l’aigle enfin qu’elle avaittort.

Mais, les deux ennemis ne voulant pointd’accord,

Le monarque des dieux s’avisa, pour bienfaire,

De transporter le temps où l’aigle faitl’amour

En une autre saison, quand la raceescarbote

Est en quartier d’hiver, et comme lamarmotte,

Se cache et ne voit point le jour.

Le Lion et le Moucheron

 

« Va-t-en, chétif insecte, excrément dela terre » :

C’est en ces mots que le Lion

Parlait un jour au moucheron.

L’autre lui déclara la guerre.

« Penses-tu, lui dit-il, que ton titre deroi

Me fasse peur, ni me soucie ?

Un bœuf est plus puissant que toi,

Je le mène à ma fantaisie. »

A peine il achevait ces mots,

Que lui-même il sonna la charge,

Fut la trompette et le héros.

Dans l’abord il se met au large ;

Puis prend son temps, fond sur le cou

Du lion, qu’il rend presque fou.

Le quadrupède écume, et son œilétincelle ;

Il rugit ; on se cache, on tremble àl’environ :

Et cette alarme universelle

Est l’ouvrage d’un moucheron.

Un avorton de mouche en cent lieux leharcelle :

Tantôt pique l’échine et tantôt le museau.

Tantôt entre au fond du naseau.

La rage alors se trouve à son faîtemontée.

L’invisible ennemi triomphe, et rit devoir

Qu’il n’est griffe ni dent en la bêteirritée

Qui de la mettre en sang lui fasse sondevoir.

Le malheureux lion se déchire lui-même,

Fait résonner sa queue à l’entour de sesflancs,

Bat l’air, qui n’en peut mais, et sa fureurextrême

Le fatigue, l’abat : le voilà sur lesdents.

L’insecte du combat se retire avecgloire :

Comme il sonna la charge, il sonne lavictoire,

Va partout l’annoncer, et rencontre enchemin

L’embuscade d’une araignée ;

Il y rencontre aussi sa fin.

 

Quelle chose par là nous peut êtreenseignée ?

J’en vois deux dont l’une est qu’entre nosennemis

Les plus à craindre sont souvent les pluspetits ;

L’autre, qu’aux grands périls tel a pu sesoustraire,

Qui périt pour la moindre affaire.

L’Âne chargé d’éponges et l’Âne chargé desel

 

Un ânier, son sceptre à la main,

Menait, en empereur romain,

Deux coursiers à longues oreilles.

L’un, d’éponges chargé, marchait comme uncourrier ;

Et l’autre, se faisant prier,

Portait, comme on dit, lesbouteilles :

Sa charge était de sel. Nos gaillardspèlerins

Par monts, par vaux et par chemins,

Au gué d’une rivière à la fin arrivèrent,

Et fort empêchés se trouvèrent.

L’ânier, qui tous les jours traversait ce guélà,

Sur l’âne à l’éponge monta,

Chassant devant lui l’autre bête,

Qui, voulant en faire à sa tête,

Dans un trou se précipita,

Revint sur l’eau, puis échappa ;

Car au bout de quelques nagées,

Tout son sel se fondit si bien

Que le baudet ne sentit rien

Sur ses épaules soulagées.

Camarade épongier prit exemple sur lui,

Comme un mouton qui va devant dessus la foid’autrui.

Voilà mon âne à l’eau ; jusqu’au col ilse plonge,

Lui le conducteur et l’éponge.

Tous trois burent d’autant : l’ânier etle grison

Firent à l’éponge raison.

Celle-ci devint si pesante,

Et de tant d’eau s’emplit d’abord,

Que l’âne succombant ne put gagner lebord.

L’ânier l’embrassait, dans l’attente

D’une prompte et certaine mort.

Quelqu’un vint au secours : qui ce fut,il n’importe ;

C’est assez qu’on ait vu par là qu’il ne fautpoint

Agir chacun de même sorte.

J’en voulais venir à ce point.

Le Lion et le Rat

 

Il faut, autant qu’on peut, obliger tout lemonde :

On a souvent besoin d’un plus petit quesoi.

De cette vérité deux fables feront foi,

Tant la chose en preuves abonde.

 

Entre les pattes d’un lion

Un rat sortit de terre assez à l’étourdie.

Le roi des animaux, en cette occasion,

Montra ce qu’il était et lui donna la vie.

Ce bienfait ne fut pas perdu.

Quelqu’un aurait-il jamais cru

Qu’un lion d’un rat eût affaire ?

Cependant il advint qu’au sortir desforêts

Ce lion fut pris dans des rets,

Dont ses rugissements ne le purentdéfaire.

Sire rat accourut et fit tant par sesdents

Qu’une maille rongée emporta toutl’ouvrage.

 

Patience et longueur de temps

Font plus que force ni que rage.

La Colombe et la Fourmi

 

L’autre exemple est tiré d’animaux pluspetits.

 

Le long d’un clair ruisseau buvait unecolombe,

Quand sur l’eau se penchant une fourmi ytombe,

Et dans cet océan l’on eût vu la fourmi

S’efforcer, mais en vain, de regagner larive.

La colombe aussitôt usa de charité :

Un brin d’herbe dans l’eau par elle étantjeté,

Ce fut un promontoire où la fourmi arrive.

Elle se sauve ; et là-dessus

Passe un certain croquant qui marchait lespieds nus.

Ce croquant, par hasard, avait unearbalète.

Dès qu’il voit l’oiseau de Vénus,

Il le croit en son pot, et déjà lui faitfête.

Tandis qu’à le tuer mon villageoiss’apprête,

La fourmi le pique au talon.

Le vilain retourne la tête :

La colombe l’entend, part et tire de long.

Le soupé du croquant avec elles’envole :

Point de pigeon pour une obole.

L’Astrologue qui se laisse tomber dans unpuits

 

Un astrologue un jour se laissa choir

Au fond d’un puits. On lui dit :« Pauvre bête,

Tandis qu’à peine à tes pieds tu peuxvoir,

Penses-tu lire au-dessus de tatête ? »

Cette aventure en soi, sans aller plusavant,

Peut servir de leçon à la plupart deshommes.

Parmi ce que de gens sur la terre noussommes

Il en est peu qui fort souvent

Ne se plaisent d’entendre dire

Qu’au livre du destin les mortels peuventlire.

Mais ce livre, qu’Homère et les siens ontchanté,

Qu’est-ce, que le hasard parmil’antiquité,

Et parmi nous la providence ?

Or, du hasard, il n’est point descience :

S’il en était, on aurait tort

De l’appeler hasard, ni fortune, ni sort,

Toutes choses très incertaines.

Quant aux volontés souveraines

De celui qui fait tout, et rien qu’avecdessein,

Qui les sait, que lui seul ? Comment lireen son sein ?

Aurait-il imprimé sur le front des étoiles

Ce que la nuit des temps enferme dans sesvoiles ?

A quelle utilité ? Pour exercerl’esprit

De ceux qui de la sphère et du globe ontécrit ?

Pour nous faire éviter des mauxinévitables ?

Nous rendre, dans les biens, de plaisirincapable ?

Et, causant du dégoût pour ces biensprévenus,

Les convertir en maux devant qu’ils soientvenus ?

C’est erreur, ou plutôt, c’est crime de lecroire.

Le firmament se meut, les astres font leurcours,

Le soleil nous fuit tous les jours,

Tous les jours sa clarté succède à l’ombrenoire,

Sans que nous en puissions autre choseinférer

Que la nécessité de luire et d’éclairer,

D’amener les saisons, de mûrir lessemences,

De verser sur les corps certainesinfluences.

Du reste, en quoi répond au sort toujoursdivers

Ce train toujours égal dont marchel’univers ?

Charlatans, faiseurs d’horoscopes,

Quittez les cours des princes del’Europe ;

Emmenez avec vous les souffleurs tout d’untemps :

Vous ne méritez pas plus de foi que cesgens.

 

Je m’emporte un peu trop : revenons àl’histoire

De ce spéculateur qui fut contraint deboire.

Outre la vanité de son art mensonger,

C’est l’image de ceux qui baillent auxchimères,

Cependant qu’ils sont en danger,

Soit pour eux, soit pour leurs affaires.

Le Lièvre et les Grenouilles

 

Un lièvre en son gîte songeait

(Car que faire en un gîte, à moins que l’on nesonge ?) ;

 

Dans un profond ennui ce lièvre seplongeait :

Cet animal est triste, et la crainte leronge.

« Les gens de naturel peureux

Sont, disait-il, bien malheureux ;

Ils ne sauraient manger morceau qui leurprofite,

Jamais un plaisir pur, toujours assautsdivers.

Voilà comme je vis : cette craintemaudite

M’empêche de dormir, sinon les yeuxouverts.

Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.

Et la peur se corrige-t-elle ?

Je crois même qu’en bonne foi

Les hommes ont peur comme moi »

Ainsi raisonnait notre lièvre,

Et cependant faisait le guet.

Il était douteux, inquiet :

Un souffle, une ombre, un rien, tout luidonnait la fièvre.

Le mélancolique animal,

En rêvant à cette matière,

Entend un léger bruit : ce lui fut unsignal

Pour s’enfuir devers sa tanière.

Il s’en alla passer sur le bord d’unétang.

Grenouilles aussitôt de sauter dans lesondes,

Grenouilles de rentrer en leurs grottesprofondes.

« Oh ! dit-il, j’en fais faireautant

Qu’on m’en fait faire ! Ma présence

Effraye aussi les gens, je mets l’alarme aucamp !

Et d’où me vient cette vaillance ?

Comment ! des animaux qui tremblentdevant moi !

Je suis donc un foudre de guerre ?

Il n’est, je le vois bien, si poltron sur laterre

Qui ne puisse trouver un plus poltron quesoi. »

Le Coq et le Renard

 

Sur la branche d’un arbre était ensentinelle

Un vieux coq adroit et matois.

« Frère, dit un renard, adoucissant savoix,

Nous ne sommes plus en querelle :

Paix générale cette fois.

Je viens te l’annoncer, descends, que jet’embrasse.

Ne me retarde point, de grâce ;

Je dois faire aujourd’hui vingt postes sansmanquer.

Les tiens et toi pouvez vaquer,

Sans nulle crainte, à vos affaires ;

Nous vous y servirons en frères.

Faites en les feux dès ce soir,

Et cependant, viens recevoir

Le baiser d’amour fraternelle.

– Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais

Apprendre une plus douce et meilleurenouvelle

Que celle

De cette paix ;

Et ce m’est une double joie

De la tenir de toi. Je vois deux lévriers,

Qui, je m’assure, sont courriers

Que pour ce sujet on m’envoie.

Ils vont vite et seront dans un moment ànous

Je descends : nous pourrons nousentre-baiser tous.

– Adieu, dit le renard, ma traite est longue àfaire,

Nous nous réjouirons du succès del’affaire

Une autre fois. » Le galand aussitôt

Tire ses grègues, gagne au haut,

Mal content de son stratagème.

Et notre vieux coq en soi-même

Se mit à rire de sa peur ;

Car c’est double plaisir de tromper letrompeur.

Le Corbeau voulant imiter l’Aigle

 

L’oiseau de Jupiter enlevant un mouton,

Un corbeau, témoin de l’affaire,

Et plus faible de reins, mais non pas moinsglouton,

En voulant sur l’heure autant faire.

Il tourne à l’entour du troupeau,

Marque entre cent moutons le plus gras, leplus beau,

Un vrai mouton de sacrifice :

On l’avait réservé pour la bouche desDieux.

Gaillard corbeau disait, en le couvant desyeux :

« Je ne sais qui fut tanourrice ;

Mais ton corps me paraît en merveilleuxétat :

Tu me serviras de pâture »

Sur l’animal bêlant à ces mots il s’abat.

La moutonnière créature

Pesait plus qu’un fromage, outre que satoison

Était d’une épaisseur extrême,

Et mêlée à peu près de la même façon

Que la barbe de Polyphème.

Elle empêtra si bien les serres ducorbeau,

Que le pauvre animal ne put faireretraite.

Le berger vient, le prend, l’encage etbeau

Le donne à ses enfants pour servird’amusette.

Il faut se mesurer ; la conséquence estnette :

Mal prend aux volereaux de faire lesvoleurs.

L’exemple est un dangereux leurre :

Tous les mangeurs de gens ne sont pas grandsseigneurs ;

Où la guêpe a passé, le moucheron demeure.

Le Paon se plaignant à Junon

 

Le paon se plaignait à Junon.

« Déesse, disait-il, ce n’est pas sansraison

Que je me plains, que je murmure :

Le chant dont vous m’avez fait don

Déplaît à toute la nature ;

Au lieu qu’un rossignol, chétive créature,

Forme ses sons aussi doux qu’éclatants,

Est lui seul l’honneur duprintemps. »

Junon répondit en colère :

« Oiseau jaloux, et qui devrais tetaire,

Est-ce à toi d’envier la voix durossignol,

Toi que l’on voit porter à l’entour de toncol

Un arc en ciel nué de cent sortes desoies,

Qui te panades, qui déploies

Une si riche queue, et qui semble à nosyeux

La boutique d’un lapidaire ?

Est-il quelque oiseau sous les cieux

Plus que toi capable de plaire ?

Tout animal n’a pas toutes propriétés.

Nous vous avons donné diversesqualités :

Les uns ont la grandeur et la force enpartage ;

Le faucon est léger, l’aigle plein decourage ;

Le corbeau sert pour le présage ;

La corneille avertit des malheurs àvenir ;

Tous sont contents de leur ramage.

Cesse donc de te plaindre ; ou bien, pourte punir,

Je t’ôterai ton plumage. »

La Chatte métamorphosée en Femme

 

Un homme chérissait éperdument sachatte ;

Il la trouvait mignonne, et belle, etdélicate,

Qui miaulait d’un ton fort doux :

Il était plus ou que les fous.

Cet homme donc, par prières, par larmes,

Par sortilèges et par charmes,

Fait tant qu’il obtient du destin

Que sa chatte, en un beau matin,

Devient femme ; et, le matin même,

Maître sot en fait sa moitié.

Le voilà fou d’amour extrême,

De fou qu’il était d’amitié.

Jamais la dame la plus belle

Ne charma tant son favori

Que fait cette épouse nouvelle

Son hypocondre de mari.

Il n’y trouve plus rien de chatte.

Un soir quelques souris qui rongeaient de lanatte

Troublèrent le repos des nouveaux mariés.

Aussitôt la femme est sur pieds.

Elle manqua son aventure.

Souris de revenir, femme d’être enposture :

Pour cette fois, elle accourut àpoint ;

Ce lui fut toujours une amorce,

Tant le naturel a de force.

Il se moque de tout, certain âge accompli.

Le vase est imbibé, l’étoffe a pris sonpli.

En vain de son train ordinaire

On le veut désaccoutumer :

Quelque chose qu’on puisse faire,

On ne saurait le réformer.

Coups de fourche ni d’étrivières

Ne lui font changer de manière ;

Et fussiez-vous embâtonnés,

Jamais vous n’en serez les maîtres.

Qu’on lui ferme la porte au nez,

Il reviendra par les fenêtres.

Le Lion et l’Âne chassant

 

Le roi des animaux se mit un jour en tête

De giboyer : il célébrait sa fête.

Le gibier du lion, ce ne sont pasmoineaux,

Mais beaux et bons sangliers, daims et cerfsbons et beaux.

Pour réussir dans cette affaire,

Il se servit du ministère

De l’âne à la voix de Stentor.

L’âne à Messer lion fit office de cor.

Le lion le posta, le couvrit de ramée,

Lui commanda de braire, assuré qu’à ce son

Les moins intimidés fuiraient de leurmaison.

Leur troupe n’était pas encore accoutumée

A la tempête de sa voix ;

L’air en retentissait d’un bruitépouvantable :

La frayeur saisissait les hôtes de cesbois,

Tous fuyaient, tous tombaient au piègeinévitable

Où les attendait le lion.

« N’ai-je pas bien servi dans cetteoccasion ?

Dit l’âne en se donnant tout l’honneur de lachasse.

– Oui, reprit le lion, c’est bravementcrié :

Si je ne connaissais ta personne et tarace,

J’en serais moi-même effrayé. »

L’âne, s’il eût osé, se fut mis en colère,

Encor qu’on le raillât avec justeraison ;

Car qui pourrait souffrir un ânefanfaron ?

Ce n’est pas là leur caractère.

Testament expliqué par Ésope

 

Si ce qu’on dit d’Ésope est vrai,

C’était l’oracle de la Grèce :

Lui seul avait plus de sagesse

Que tout l’Aréopage. En voici pour essai

Une histoire des plus gentilles

Et qui pourra plaire au lecteur.

 

Un certain homme avait trois filles,

Toutes trois de contraire humeur :

Une buveuse, une coquette,

La troisième, avare parfaite.

Cet homme, par son testament,

Selon les lois municipales,

Leur laissa tout son bien par portionségales,

Et donnant à leur mère tant,

Payable quand chacune d’elles

Ne posséderait plus sa contingente part.

Le père mort, les trois femelles

Courent au testament, sans attendre plustard.

On le lit, on tâche d’entendre

La volonté du testateur ;

Mais en vain ; car comment comprendre

Qu’aussitôt que chacune sœur

Ne possédera plus sa part héréditaire,

Il lui faudra payer sa mère ?

Ce n’est pas un fort bon moyen

Pour payer, que d’être sans bien.

Que voulait donc dire le père ?

L’affaire est consultée, et tous lesavocats,

Après avoir tourné le cas

En cent et cent mille manières,

Y jettent leur bonnet, se confessentvaincus,

Et conseillent aux héritières

De partager le bien sans songer ausurplus.

« Quant à la somme de la veuve,

Voici, leur dirent-ils, ce que le conseiltreuve :

Il faut que chaque sœur se charge partraité

Du tiers, payable à volonté,

Si mieux n’aime la mère en créer unerente,

Dès le décès du mort courante. »

La chose ainsi réglée, on composa troislots :

En l’un, les maisons de bouteille,

Les buffets dressés sous la treille,

La vaisselle d’argent, les cuvettes, lesbrocs,

Les magasins de malvoisie,

Les esclaves de bouche, et pour dire en deuxmots,

L’attirail de la goinfrerie ;

Dans un autre, celui de la coquetterie,

La maison de la ville et les meublesexquis,

Les eunuques et les coiffeuses,

Et les brodeuses,

Les joyaux, les robes de prix ;

Dans le troisième lot, les fermes, leménage,

Les troupeaux et le pâturage,

Valets et bêtes de labeur.

Ces lots faits, on jugea que le sort pourraitfaire

Que peut-être pas une sœur

N’aurait ce qui lui pourrait plaire.

Ainsi chacune prit son inclination,

Le tout à l’estimation.

Ce fut dans la ville d’Athènes

Que cette rencontre arriva.

Petits et grands, tout approuva

Le partage et le choix : Ésope seultrouva

Qu’après bien du temps et des peines

Les gens avaient pris justement

Le contre-pied du testament.

« Si le défunt vivait, disait-il, quel’Attique

Aurait de reproches de lui !

Comment ? Ce peuple qui se pique

D’être le plus subtil des peuplesd’aujourd’hui,

A si mal entendu la volonté suprême

D’un testateur ? » Ayant ainsiparlé,

Il fait le partage lui-même,

Et donne à chaque sœur un lot contre songré ;

Rien qui pût être convenable,

Partant rien aux sœurs d’agréable :

A la coquette, l’attirail

Qui suit les personnes buveuses ;

La biberonne eut le bétail ;

La ménagère eut les coiffeuses.

Tel fut l’avis du Phrygien,

Alléguant qu’il n’était moyen

Plus sûr pour obliger les filles

A se défaire de leur bien ;

Qu’elles se marieraient dans les bonnesfamilles,

Quand on leur verrait de l’argent ;

Paieraient leur mère tout comptant ;

Ne posséderaient plus les effets de leurpère :

Ce que disait le testament.

Le peuple s’étonna comme il se pouvaitfaire

Qu’un homme seul eût plus de sens

Qu’une multitude de gens.

Share