Ferragus

Chapitre 3La Femme accusée

Il est bien peu de femmes qui ne se soient trouvées, une foisdans leur vie, à propos d’un fait incontestable, en face d’uneinterrogation précise, aiguë, tranchante, une de ces questionsimpitoyablement faites par leurs maris, et dont la seuleappréhension donne un léger froid, dont le premier mot entre dansle cœur comme y entrerait l’acier d’un poignard. De là cet axiome :Toute femme ment. Mensonge officieux, mensonge véniel, mensongesublime, mensonge horrible ; mais obligation de mentir. Puiscette obligation admise, ne faut-il pas savoir bien mentir ?les femmes mentent admirablement en France. Nos mœurs leurapprennent si bien l’imposture ! Enfin, la femme est sinaïvement impertinente, si jolie, si gracieuse, si vraie dans lemensonge ; elle en reconnaît si bien l’utilité pour éviter,dans la vie sociale, les chocs violents auxquels le bonheur nerésisterait pas, qu’il leur est nécessaire comme la ouate où ellesmettent leurs bijoux. Le mensonge devient donc pour elles le fondde la langue, et la vérité n’est plus qu’une exception ; ellesla disent, comme elles sont vertueuses, par caprice ou parspéculation. Puis selon leur caractère certaines femmes rient enmentant ; celles-ci pleurent, celles-là deviennentgraves ; quelques-unes se fâchent. Après avoir commencé dansla vie par feindre de l’insensibilité pour les hommages qui lesflattaient le plus, elles finissent souvent par se mentir àelles-mêmes. Qui n’a pas admiré leur apparence de supériorité aumoment où elles tremblent pour les mystérieux trésors de leuramour ? Qui n’a pas étudié leur aisance, leur facilité, leurliberté d’esprit dans les plus grands embarras de la vie ?Chez elles, rien d’emprunté : la tromperie coule alors comme laneige tombe du ciel. Puis, avec quel art elles découvrent le vraidans autrui ! Avec quelle finesse elles emploient la plusdroite logique à propos de la question passionnée qui leur livretoujours quelque secret de cœur chez un homme assez naïf pourprocéder près d’elles par interrogation ! Questionner unefemme n’est-ce pas se livrer à elle ? n’apprendra-t-elle pastout ce qu’on veut lui cacher, et ne saura-t-elle pas se taire enparlant ? Et quelques hommes ont la prétention de lutter avecla femme de Paris ! avec une femme qui sait se mettreau-dessus des coups de poignards, en disant : – Vous êtes biencurieux ! que vous importe ? Pourquoi voulez-vous lesavoir ? Ah ! vous êtes jaloux ! Et si je ne voulaispas vous répondre ? enfin, avec une femme qui possède centtrente-sept mille manières de dire NON et d’incommensurablesvariations pour dire OUI. Le traité du non et du oui n’est-il pasune des plus belles œuvres diplomatiques, philosophiques,logographiques et morales qui nous restent à faire ? Mais pouraccomplir cette œuvre diabolique ne faudrait-il pas un génieandrogyne ? aussi ne sera-t-elle jamais tentée. Puis, de tousles ouvrages inédits celui-là n’est-il pas le plus connu, le mieuxpratiqué par les femmes ? Avez-vous jamais étudié l’allure, lapose, la disinvoltura d’un mensonge ? Examinez. MadameDesmarets était assise dans le coin droit de sa voiture, et sonmari dans le coin gauche. Ayant su se remettre de son émotion ensortant du bal, madame Jules affectait une contenance calme. Sonmari ne lui avait rien dit et ne lui disait rien encore. Julesregardait par la portière les pans noirs des maisons silencieusesdevant lesquelles il passait ; mais tout à coup, comme poussépar une pensée déterminante, en tournant un coin de rue, il examinasa femme, qui semblait avoir froid, malgré la pelisse doublée defourrure dans laquelle elle était enveloppée ; il lui trouvaun air pensif, et peut-être était-elle réellement pensive. Detoutes les choses qui se communiquent, la réflexion et la gravitésont les plus contagieuses.

– Qu’est-ce que monsieur de Maulincour a donc pu te dire pourt’affecter si vivement, demanda Jules, et que veut-il donc quej’aille apprendre chez lui ?

– Mais il ne pourra rien te dire chez lui que je ne te disemaintenant, répondit-elle.

Puis, avec cette finesse féminine qui déshonore toujours un peula vertu, madame Jules attendit une autre question. Le mariretourna la tête vers les maisons et continua ses études sur lesportes cochères. Une interrogation de plus n’était-elle pas unsoupçon, une défiance ? Soupçonner une femme est un crime enamour. Jules avait déjà tué un homme sans avoir douté de sa femme.Clémence ne savait pas tout ce qu’il y avait de passion vraie, deréflexions profondes dans le silence de son mari, de même que Julesignorait le drame admirable qui serrait le cœur de sa Clémence. Etla voiture d’aller dans Paris silencieux, emportant deux époux,deux amants qui s’idolâtraient, et qui, doucement appuyés, réunissur des coussins de soie, étaient néanmoins séparés par un abîme.Dans ces élégants coupés qui reviennent du bal, entre minuit etdeux heures du matin, combien de scènes bizarres ne se passe-t-ilpas, en s’en tenant aux coupés dont les lanternes éclairent et larue et la voiture, ceux dont les glaces sont claires, enfin lescoupés de l’amour légitime où les couples peuvent se quereller sansavoir peur d’être vus par les passants, parce que l’Etat civildonne le droit de bouder, de battre, d’embrasser une femme envoiture et ailleurs, partout ! Aussi combien de secrets ne serévèle-t-il pas aux fantassins nocturnes, à ces jeunes gens venusau bal en voiture, mais obligés, par quelque cause que ce soit, des’en aller à pied ! C’était la première fois que Jules etClémence se trouvaient ainsi chacun dans leur coin. Le mari sepressait ordinairement près de sa femme.

– Il fait bien froid, dit madame Jules.

Mais ce mari n’entendit point, il étudiait toutes les enseignesnoires au-dessus des boutiques.

– Clémence, dit-il enfin, pardonne-moi la question que je vaist’adresser.

Et il se rapprocha, la saisit par la taille et la ramena près delui.

– Mon Dieu, nous y voici ! pensa la pauvre femme.

– Eh ! bien, reprit-elle en allant au-devant de laquestion, tu veux apprendre ce que me disait monsieur deMaulincour. Je te le dirai, Jules ; mais ce ne sera point sansterreur. Mon Dieu, pouvons-nous avoir des secrets l’un pourl’autre ? Depuis un moment, je te vois luttant entre laconscience de notre amour et des craintes vagues ; mais notreconscience n’est-elle pas claire, et tes soupçons ne tesemblent-ils pas bien ténébreux ? Pourquoi ne pas rester dansla clarté qui te plaît ? Quand je t’aurai tout raconté, tudésireras en savoir davantage ; et cependant, je ne saismoi-même ce que cachent les étranges paroles de cet homme.Eh ! bien, peut-être y aura-t-il alors entre vous deux quelquefatale affaire. J’aimerais bien mieux que nous oubliassions tousdeux ce mauvais moment. Mais, dans tous les cas, jure-moid’attendre que cette singulière aventure s’explique naturellement.Monsieur de Maulincour m’a déclaré que les trois accidents dont tuas entendu parler : la pierre tombée sur son domestique, sa chuteen cabriolet et son duel à propos de madame de Serizy étaientl’effet d’une conjuration que j’avais tramée contre lui. Puis, ilm’a menacée de t’expliquer l’intérêt qui me porterait àl’assassiner. Comprends-tu quelque chose à tout cela ? Montrouble est venu de l’impression que m’ont causée la vue de safigure empreinte de folie, ses yeux hagards et ses parolesviolemment entrecoupées par une émotion intérieure. Je l’ai crufou. Voilà tout. Maintenant, je ne serais pas femme si je nem’étais point aperçue que, depuis un an, je suis devenue, comme ondit, la passion de monsieur de Maulincour. Il ne m’a jamais vuequ’au bal, et ses propos étaient insignifiants, comme tous ceux quel’on tient au bal. Peut-être veut-il nous désunir pour me trouverun jour seule et sans défense. Tu vois bien ? Déjà tessourcils se froncent. Oh ! je hais cordialement le monde. Noussommes si heureux sans lui ! pourquoi donc l’allerchercher ? Jules, je t’en supplie, promets-moi d’oublier toutceci. Demain nous apprendrons sans doute que monsieur de Maulincourest devenu fou.

– Quelle singulière chose ! se dit Jules en descendant devoiture sous le péristyle de son escalier.

Il tendit les bras à sa femme, et tous deux montèrent dans leursappartements.

Pour développer cette histoire dans toute la vérité de sesdétails, pour en suivre le cours dans toutes ses sinuosités, ilfaut ici divulguer quelques secrets de l’amour, se glisser sous leslambris d’une chambre à coucher, non pas effrontément, mais à lamanière de Trilby, n’effaroucher ni Dougal, ni Jeannie,n’effaroucher personne, être aussi chaste que veut l’être notrenoble langue française, aussi hardi que l’a été le pinceau deGérard dans son tableau de Daphnis et Chloé. La chambre à coucherde madame Jules était un lieu sacré. Elle, son mari, sa femme dechambre pouvaient seuls y entrer. L’opulence a de beaux priviléges,et les plus enviables sont ceux qui permettent de développer lessentiments dans toute leur étendue, de les féconder parl’accomplissement de leurs mille caprices, de les environner de cetéclat qui les agrandit, de ces recherches qui les purifient, de cesdélicatesses qui les rendent encore plus attrayants. Si voushaïssez les dîners sur l’herbe et les repas mal servis, si vouséprouvez quelque plaisir à voir une nappe damassée éblouissante deblancheur, un couvert de vermeil, des porcelaines d’une exquisepureté, une table bordée d’or, riche de ciselure, éclairée par desbougies diaphanes, puis, sous des globes d’argent armoriés, lesmiracles de la cuisine la plus recherchée ; pour êtreconséquent, vous devez alors laisser la mansarde en haut desmaisons, les grisettes dans la rue ; abandonner les mansardes,les grisettes, les parapluies, les socques articulés aux gens quipayent leur dîner avec des cachets ; puis, vous devezcomprendre l’amour comme un principe qui ne se développe dans toutesa grâce que sur les tapis de la Savonnerie, sous la lueur d’opaled’une lampe marmorine, entre des murailles discrètes et revêtues desoie, devant un foyer doré, dans une chambre sourde au bruit desvoisins, de la rue, de tout, par des persiennes, par des volets,par d’ondoyants rideaux. Il vous faut des glaces dans lesquellesles formes se jouent, et qui répètent à l’infini la femme que l’onvoudrait multiple, et que l’amour multiplie souvent ; puis desdivans bien bas ; puis un lit qui, semblable à un secret, selaisse deviner sans être montré ; puis, dans cette chambrecoquette, des fourrures pour les pieds nus, des bougies sous verreau milieu des mousselines drapées, pour lire à toute heure de nuit,et des fleurs qui n’entêtent pas, et des toiles dont la finesse eûtsatisfait Anne d’Autriche. Madame Jules avait réalisé ce délicieuxprogramme, mais ce n’était rien. Toute femme de goût pouvait enfaire autant, quoique, néanmoins, il y ait dans l’arrangement deces choses un cachet de personnalité qui donne à tel ornement, àtel détail, un caractère inimitable. Aujourd’hui plus que jamaisrègne le fanatisme de l’individualité. Plus nos lois tendront à uneimpossible égalité, plus nous nous en écarterons par les mœurs.Aussi, les personnes riches commencent-elles, en France, à devenirplus exclusives dans leurs goûts et dans les choses qui leurappartiennent, qu’elles ne l’ont été depuis trente ans. MadameJules savait à quoi l’engageait ce programme, et avait tout mischez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l’amour.Les Quinze cents francs et ma Sophie, ou la passion dans lachaumière, sont des propos d’affamés auxquels le pain bis suffitd’abord, mais qui, devenus gourmets s’ils aiment réellement,finissent par regretter les richesses de la gastronomie. L’amour ale travail et la misère en horreur. Il aime mieux mourir que devivoter. La plupart des femmes, en rentrant du bal, impatientes dese coucher, jettent autour d’elles leurs robes, leurs fleursfanées, leurs bouquets dont l’odeur s’est flétrie. Elles laissentleurs petits souliers sous un fauteuil, marchent sur les cothurnesflottants, ôtent leurs peignes, déroulent leurs tresses sans soind’elles-mêmes. Peu leur importe que leurs maris voient les agrafes,les doubles épingles, les artificieux crochets qui soutenaient lesélégants édifices de la coiffure ou de la parure. Plus de mystères,tout tombe alors devant le mari, plus de fard pour le mari. Lecorset, la plupart du temps corset plein de précautions, reste là,si la femme de chambre trop endormie oublie de l’emporter. Enfinles bouffants de baleine, les entournures garnies de taffetasgommé, les chiffons menteurs, les cheveux vendus par le coiffeur,toute la fausse femme est là, éparse. Disjecta membra poetae, lapoésie artificielle tant admirée par ceux pour qui elle avait étéconçue, élaborée, la jolie femme encombre tous les coins. A l’amourd’un mari qui bâille, se présente alors une femme vraie qui bâilleaussi, qui vient dans un désordre sans élégance, coiffée de nuitavec un bonnet fripé, celui de la veille, celui du lendemain. -Car, après tout, monsieur, si vous voulez un joli bonnet de nuit àchiffonner tous les soirs, augmentez ma pension. Et voilà la vietelle qu’elle est. Une femme est toujours vieille et déplaisante àson mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l’autre,pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie oudéchire toutes les femmes. Inspirée par un amour vrai, car l’amoura, comme les autres êtres, l’instinct de sa conservation, madameJules agissait tout autrement, et trouvait, dans les constantsbénéfices de son bonheur, la force nécessaire d’accomplir cesdevoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parcequ’ils perpétuent l’amour. Ces soins, ces devoirs, ne procèdent-ilspas d’ailleurs d’une dignité personnelle qui sied à ravir ?N’est-ce pas des flatteries ? n’est-ce pas respecter en soil’être aimé ? Donc madame Jules avait interdit à son maril’entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d’oùelle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour lesmystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre,toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femmecoquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveuxsimplement tordus en grosses tresses sur sa tête ; car, n’enredoutant pas le désordre, elle n’en ravissait à l’amour ni la vueni le toucher ; une femme toujours plus simple, plus bellealors qu’elle ne l’était pour le monde ; une femme qui s’étaitranimée dans l’eau, et dont tout l’artifice consistait à être plusblanche que ses mousselines, plus fraîche que le plus frais parfum,plus séduisante que la plus habile courtisane, enfin toujourstendre, et partant toujours aimée. Cette admirable entente dumétier de femme fut le grand secret de Joséphine pour plaire àNapoléon, comme il avait été jadis celui de Césonie pour CaïusCaligula, de Diane de Poitiers pour Henri II. Mais s’il futlargement productif pour des femmes qui comptaient sept ou huitlustres, quelle arme entre les mains de jeunes femmes ! Unmari subit alors avec délices les bonheurs de sa fidélité.

Or, en rentrant après cette conversation, qui l’avait glacéed’effroi et qui lui donnait encore les plus vives inquiétudes,madame Jules prit un soin particulier de sa toilette de nuit. Ellevoulut se faire et se fit ravissante. Elle avait serré la batistedu peignoir, entr’ouvert son corsage, laissé tomber ses cheveuxnoirs sur ses épaules rebondies ; son bain parfumé lui donnaitune senteur enivrante ; ses pieds nus étaient dans despantoufles de velours. Forte de ses avantages, elle vint à pasmenus, et mit ses mains sur les yeux de Jules, qu’elle trouvapensif, en robe de chambre, le coude appuyé sur la cheminée, unpied sur la barre. Elle lui dit alors à l’oreille en l’échauffantde son haleine, et la mordant du bout des dents : – A quoipensez-vous, monsieur ? Puis le serrant avec adresse, ellel’enveloppa de ses bras, pour l’arracher à ses mauvaises pensées.La femme qui aime a toute l’intelligence de son pouvoir ; etplus elle est vertueuse, plus agissante est sa coquetterie.

– A toi, répondit-il.

– A moi seule ?

– Oui !

– Oh ! voilà un oui bien hasardé.

Ils se couchèrent. En s’endormant madame Jules se dit :Décidément, monsieur de Maulincour sera la cause de quelquemalheur. Jules est préoccupé, distrait, et garde des pensées qu’ilne me dit pas. Il était environ trois heures du matin lorsquemadame Jules fut réveillée par un pressentiment qui l’avait frappéeau cœur pendant son sommeil. Elle eut une perception à la foisphysique et morale de l’absence de son mari. Elle ne sentait plusle bras que Jules lui passait sous la tête, ce bras dans lequelelle dormait heureuse, paisible, depuis cinq années, et qu’elle nefatiguait jamais. Puis une voix lui avait dit : – Jules souffre,Jules pleure… . Elle leva la tête, se mit sur son séant, trouva laplace de son mari froide, et l’aperçut assis devant le feu, lespieds sur le garde-cendre, la tête appuyée sur le dos d’un grandfauteuil. Jules avait des larmes sur les joues. La pauvre femme sejeta vivement à bas du lit, et sauta d’un bond sur les genoux deson mari.

– Jules, qu’as-tu ? souffres-tu ? parle !dis ! dis-moi ! Parle-moi, si tu m’aimes. En un momentelle lui jeta cent paroles qui exprimaient la tendresse la plusprofonde.

Jules se mit aux pieds de sa femme, lui baisa les genoux, lesmains, et lui répondit en laissant échapper de nouvelles larmes : -Ma chère Clémence, je suis bien malheureux ! Ce n’est pasaimer que de se défier de sa maîtresse, et tu es ma maîtresse. Jet’adore en te soupçonnant… Les paroles que cet homme m’a dites cesoir m’ont frappé au cœur ; elles y sont restées malgré moipour me bouleverser. Il y a là-dessous quelque mystère. Enfin, j’enrougis, tes explications ne m’ont pas satisfait. Ma raison me jettedes lueurs que mon amour me fait repousser. C’est un affreuxcombat. Pouvais-je rester là, tenant ta tête en y soupçonnant despensées qui me seraient inconnues ? – Oh ! je te crois,je te crois, lui cria-t-il vivement en la voyant sourire avectristesse, et ouvrir la bouche pour parler. Ne me dis rien, ne mereproche rien. De toi, la moindre parole me tuerait. D’ailleurspourrais-tu me dire une seule chose que je ne me sois dite depuistrois heures ? Oui, depuis trois heures, je suis là, teregardant dormir, si belle, admirant ton front si pur et sipaisible. Oh ! oui, tu m’as toujours dit toutes tes pensées,n’est-ce pas ? Je suis seul dans ton âme. En te contemplant,en plongeant mes yeux dans les tiens, j’y vois bien tout. Ta vieest toujours aussi pure que ton regard est clair. Non, il n’y a pasde secret derrière cet oeil si transparent. Il se souleva, et labaisa sur les yeux. – Laisse moi t’avouer, ma chère créature, quedepuis cinq ans ce qui grandissait chaque jour mon bonheur, c’étaitde ne te savoir aucune de ces affections naturelles qui prennenttoujours un peu sur l’amour. Tu n’avais ni sœur, ni père, ni mère,ni compagne, et je n’étais alors ni au-dessus ni au-dessous depersonne dans ton cœur : j’y étais seul. Clémence, répète-moitoutes les douceurs d’âme que tu m’as si souvent dites, ne megronde pas, console-moi, je suis malheureux. J’ai certes un soupçonodieux à me reprocher, et toi tu n’as rien dans le cœur qui tebrûle. Ma bien-aimée, dis, pouvais-je rester ainsi près detoi ? Comment deux têtes qui sont si bien uniesdemeureraient-elles sur le même oreiller quand l’une d’ellessouffre et que l’autre est tranquille… – A quoi penses-tudonc ? s’écria-t-il brusquement en voyant Clémence songeuse,interdite, et qui ne pouvait retenir des larmes.

– Je pense à ma mère, répondit-elle d’un ton grave. Tu nesaurais connaître, Jules, la douleur de ta Clémence obligée de sesouvenir des adieux mortuaires de sa mère, en entendant ta voix, laplus douce des musiques ; et de songer à la solennellepression des mains glacées d’une mourante, en sentant la caressedes tiennes en un moment où tu m’accables des témoignages de tondélicieux amour. Elle releva son mari, le prit, l’étreignit avecune force nerveuse bien supérieure à celle d’un homme, lui baisales cheveux et le couvrit de larmes. – Ah ! je voudrais êtrehachée vivante pour toi ! Dis-moi bien que je te rendsheureux, que je suis pour toi la plus belle des femmes, que je suismille femmes pour toi. Mais tu es aimé comme nul homme ne le serajamais. Je ne sais pas ce que veulent dire les mots devoir etvertu. Jules, je t’aime pour toi, je suis heureuse de t’aimer, etje t’aimerai toujours mieux jusqu’à mon dernier souffle. J’aiquelque orgueil de mon amour, je me crois destinée à n’éprouverqu’un sentiment dans ma vie. Ce que je vais te dire est affreux,peut-être : je suis contente de ne pas avoir d’enfant, et n’ensouhaite point. Je me sens plus épouse que mère. Eh ! bien,as-tu des craintes ? Ecoute-moi, mon amour, promets-moid’oublier, non pas cette heure mêlée de tendresse et de doutes,mais les paroles de ce fou. Jules, je le veux. Promets-moi de ne lepoint voir, de ne point aller chez lui. J’ai la conviction que situ fais un seul pas de plus dans ce dédale, nous roulerons dans unabîme où je périrai, mais en ayant ton nom sur les lèvres et toncœur dans mon cœur. Pourquoi me mets-tu donc si haut en ton âme, etsi bas en réalité ? Comment, toi qui fais crédit à tant degens de leur fortune, tu ne me ferais pas l’aumône d’unsoupçon ; et, pour la première occasion dans ta vie où tu peuxme prouver une foi sans bornes, tu me détrônerais de toncœur ! Entre un fou et moi, c’est le fou que tu crois,oh ! Jules. Elle s’arrêta, chassa les cheveux qui retombaientsur son front et sur son cou ; puis, d’un accent déchirant,elle ajouta : – J’en ai trop dit, un mot devait suffire. Si ton âmeet ton front conservent un nuage, quelque léger qu’il puisse être,sache-le bien, j’en mourrai !

Elle ne put réprimer un frémissement, et pâlit.

– Oh ! je tuerai cet homme, se dit Jules en saisissant safemme et la portant dans son lit.

– Dormons en paix, mon ange, reprit-il, j’ai tout oublié, je tele jure.

Clémence s’endormit sur cette douce parole, plus doucementrépétée. Puis Jules, la regardant endormie, se dit en lui-même : -Elle a raison, quand l’amour est si pur, un soupçon le flétrit.Pour cette âme si fraîche, pour cette fleur si tendre, uneflétrissure, oui, ce doit être la mort.

Quand, entre deux êtres pleins d’affection l’un pour l’autre, etdont la vie s’échange à tout moment, un nuage est survenu, quoiquece nuage se dissipe, il laisse dans les âmes quelques traces de sonpassage. Ou la tendresse devient plus vive, comme la terre est plusbelle après la pluie ; ou la secousse retentit encore, commeun lointain tonnerre dans un ciel pur ; mais il est impossiblede se retrouver dans sa vie antérieure, et il faut que l’amourcroisse ou qu’il diminue. Au déjeuner, monsieur et madame Juleseurent l’un pour l’autre de ces soins dans lesquels il entre un peud’affectation. C’était de ces regards pleins d’une gaieté presqueforcée, et qui semblent être l’effort de gens empressés à setromper eux-mêmes. Jules avait des doutes involontaires, et safemme avait des craintes certaines. Néanmoins, sûrs l’un del’autre, ils avaient dormi. Cet état de gêne était-il dû à undéfaut de foi, au souvenir de leur scène nocturne ? Ils ne lesavaient pas eux-mêmes. Mais ils s’étaient aimés, ils s’aimaienttrop purement pour que l’impression à la fois cruelle etbienfaisante de cette nuit ne laissât pas quelques traces dansleurs âmes ; jaloux tous deux de les faire disparaître etvoulant revenir tous les deux le premier l’un à l’autre, ils nepouvaient s’empêcher de songer à la cause première d’un premierdésaccord. Pour des âmes aimantes, ce n’est pas des chagrins, lapeine est loin encore ; mais c’est une sorte de deuildifficile à peindre. S’il y a des rapports entre les couleurs etles agitations de l’âme ; si, comme l’a dit l’aveugle deLocke, l’écarlate doit produire à la vue les effets produits dansl’ouïe par une fanfare, il peut être permis de comparer à desteintes grises cette mélancolie de contre-coup. Mais l’amourattristé, l’amour auquel il reste un sentiment vrai de son bonheurmomentanément troublé, donne des voluptés qui, tenant à la peine età la joie, sont toutes nouvelles. Jules étudiait la voix de safemme, il en épiait les regards avec le sentiment jeune quil’animait dans les premiers moments de sa passion pour elle. Lessouvenirs de cinq années tout heureuses, la beauté de Clémence, lanaïveté de son amour, effacèrent alors promptement les derniersvestiges d’une intolérable douleur. Ce lendemain était un dimanche,jour où il n’y avait ni Bourse ni affaire ; les deux épouxpassèrent alors la journée ensemble, se mettant plus avant au cœurl’un de l’autre qu’ils n’y avaient jamais été, semblables à deuxenfants qui, dans un moment de peur, se serrent, se pressent et setiennent, s’unissant par instinct. Il y a dans une vie à deux deces journées complétement heureuses, dues au hasard, et qui ne serattachent ni à la veille, ni au lendemain, fleurséphémères !… Jules et Clémence en jouirent délicieusement,comme s’ils eussent pressenti que c’était la dernière journée deleur vie amoureuse. Quel nom donner à cette puissance inconnue quifait hâter le pas des voyageurs sans que l’orage se soit encoremanifesté, qui fait resplendir de vie et de beauté le mourantquelques jours avant sa mort et lui inspire les plus riantsprojets, qui conseille au savant de hausser sa lampe nocturne aumoment où elle l’éclaire parfaitement, qui fait craindre à une mèrele regard trop profond jeté sur son enfant par un hommeperspicace ? Nous subissons tous cette influence dans lesgrandes catastrophes de notre vie, et nous ne l’avons encore ninommée ni étudiée : c’est plus que le pressentiment, et ce n’estpas encore la vision. Tout alla bien jusqu’au lendemain. Le lundi,Jules Desmarets, obligé d’être à la Bourse à son heure accoutumée,ne sortit pas sans aller, suivant son habitude, demander à sa femmesi elle voulait profiter de sa voiture.

– Non, dit-elle, il fait trop mauvais temps pour sepromener.

En effet, il pleuvait à verse. Il était environ deux heures etdemie quand monsieur Desmarets se rendit au Parquet et au Trésor. Aquatre heures, en sortant de la Bourse, il se trouva nez à nezdevant monsieur de Maulincour, qui l’attendait là avec lapertinacité fiévreuse que donnent la haine et la vengeance.

– Monsieur, j’ai des renseignements importants à vouscommuniquer, dit l’officier en prenant l’Agent de change par lebras. Ecoutez, je suis un homme trop loyal pour avoir recours à deslettres anonymes qui troubleraient votre repos, j’ai préféré vousparler. Enfin croyez que s’il ne s’agissait pas de ma vie, je nem’immiscerais, certes, en aucune manière dans les affaires d’unménage, quand même je pourrais m’en croire le droit.

– Si ce que vous avez à me dire concerne madame Desmarets,répondit Jules, je vous prierai, monsieur, de vous taire.

– Si je me taisais, monsieur, vous pourriez voir avant peumadame Jules sur les bancs de la Cour d’assises, à côté d’unforçat. Faut-il me taire maintenant ?

Jules pâlit, mais sa belle figure reprit promptement un calmefaux ; puis, entraînant l’officier sous un des auvents de laBourse provisoire où ils se trouvaient alors, il lui dit d’une voixque voilait une profonde émotion intérieure : – Monsieur, je vousécouterai ; mais il y aura entre nous un duel à mort si… .

– Oh ! j’y consens, s’écria monsieur de Maulincour, j’aipour vous la plus grande estime. Vous parlez de mort,monsieur ? Vous ignorez sans doute que votre femme m’apeut-être fait empoisonner samedi soir. Oui, monsieur, depuisavant-hier, il se passe en moi quelque chosed’extraordinaire ; mes cheveux me distillent intérieurement àtravers le crâne une fièvre et une langueur mortelle, et je saisparfaitement quel homme a touché mes cheveux pendant le bal.

Monsieur de Maulincour raconta, sans en omettre un seul fait, etson amour platonique pour madame Jules, et les détails del’aventure qui commence cette scène. Tout le monde l’eût écoutéeavec autant d’attention que l’agent de change ; mais le maride madame Jules avait le droit d’en être plus étonné que qui que cefût au monde. Là se déploya son caractère, il fut plus surprisqu’abattu. Devenu juge, et juge d’une femme adorée, il trouva dansson âme la droiture du juge, comme il en prit l’inflexibilité.Amant encore, il songea moins à sa vie brisée qu’à celle de cettefemme ; il écouta, non sa propre douleur, mais la voixlointaine qui lui criait : – Clémence ne saurait mentir !Pourquoi te trahirait-elle ?

– Monsieur, dit l’officier aux gardes en terminant, certaind’avoir reconnu, samedi soir, dans monsieur de Funcal, ce Ferragusque la police croit mort, j’ai mis aussitôt sur ses traces un hommeintelligent. En revenant chez moi, je me suis souvenu, par unheureux hasard, du nom de madame Meynardie, cité dans la lettre decette Ida, la maîtresse présumée de mon persécuteur. Muni de ceseul renseignement, mon émissaire me rendra promptement compte decette épouvantable aventure, car il est plus habile à découvrir lavérité que ne l’est la police elle-même.

– Monsieur, répondit l’Agent de change, je ne saurais vousremercier de cette confidence. Vous m’annoncez des preuves, destémoins, je les attendrai. Je poursuivrai courageusement la véritédans cette affaire étrange, mais vous me permettrez de douterjusqu’à ce que l’évidence des faits me soit prouvée. En tout cas,vous aurez satisfaction, car vous devez comprendre qu’il nous enfaut une.

Monsieur Jules revint chez lui.

– Qu’as-tu, Jules ? lui dit sa femme, tu es pâle à fairepeur.

– Le temps est froid, dit-il en marchant d’un pas lent danscette chambre où tout parlait de bonheur et d’amour, cette chambresi calme où se préparait une tempête meurtrière.

– Tu n’es pas sortie aujourd’hui, reprit-il machinalement enapparence.

Il fut poussé sans doute à faire cette question par la dernièredes mille pensées qui s’étaient secrètement enroulées dans uneméditation lucide, quoique précipitamment activée par lajalousie.

– Non, répondit-elle avec un faux accent de candeur.

En ce moment, Jules aperçut dans le cabinet de toilette de safemme quelques gouttes d’eau sur le chapeau de velours qu’ellemettait le matin. Monsieur Jules était un homme violent, mais aussiplein de délicatesse, et il lui répugna de placer sa femme en faced’un démenti. Dans une telle situation, tout doit être fini pour lavie entre certains êtres. Cependant ces gouttes d’eau furent commeune lueur qui lui déchira la cervelle. Il sortit de sa chambre,descendit à la loge, et dit à son concierge, après s’être assuréqu’il y était seul : – Fouquereau, cent écus de rente si tu disvrai, chassé si tu me trompes, et rien si, m’ayant dit la vérité,tu parles de ma question et de ta réponse.

Il s’arrêta pour bien voir son concierge qu’il attira sous lejour de la fenêtre, et reprit : – Madame est-elle sortie cematin ?

– Madame est sortie à trois heures moins un quart, et je croisl’avoir vue rentrer il y a une demi-heure.

– Cela est vrai, sur ton honneur ?

– Oui, monsieur.

– Tu auras la rente que je t’ai promise ; mais si tuparles, souviens-toi de ma promesse ! alors tu perdraistout.

Jules revint chez sa femme.

– Clémence, lui dit-il, j’ai besoin de mettre un peu d’ordredans mes comptes de maison, ne t’offense donc pas de ce que je vaiste demander, Ne t’ai-je pas remis quarante mille francs depuis lecommencement de l’année ?

– Plus, dit-elle Quarante-sept.

– En trouverais-tu bien l’emploi ?

– Mais oui, dit-elle. D’abord, j’avais à payer plusieursmémoires de l’année dernière…

– Je ne saurai rien ainsi, se dit Jules, je m’y prends mal.

En ce moment le valet de chambre de Jules entra, et lui remitune lettre qu’il ouvrit par contenance ; mais il la lut avecavidité lorsqu’il eut jeté les yeux sur la signature.

 » Monsieur,

Dans l’intérêt de votre repos et du nôtre, j’ai pris le parti devous écrire sans avoir l’avantage d’être connue de vous ; maisma position, mon âge et la crainte de quelque malheur me forcent àvous prier d’avoir de l’indulgence dans une conjoncture fâcheuse oùse trouve notre famille désolée. Monsieur Auguste de Maulincournous a donné depuis quelques jours des preuves d’aliénationmentale, et nous craignons qu’il ne trouble votre bonheur par deschimères dont il nous a entretenus, monsieur le commandeur dePamiers et moi, pendant un premier accès de fièvre. Nous vousprévenons donc de sa maladie, sans doute guérissable encore, elle ades effets si graves et si importants pour l’honneur de notrefamille et l’avenir de mon petit-fils, que je compte sur votreentière discrétion. Si monsieur le commandeur ou moi, monsieur,avions pu nous transporter chez vous, nous nous serions dispensésde vous écrire ; mais je ne doute pas que vous n’ayez égard àla prière qui vous est faite ici par une mère de brûler cettelettre.

Agréez l’assurance de ma parfaite considération.

Baronne de Maulincour, née de Rieux.  »

– Combien de tortures ! s’écria Jules.

– Mais que se passe-t-il donc en toi ? lui dit sa femme entémoignant une vive anxiété.

– J’en suis arrivé, répondit Jules, à me demander si c’est toiqui me fais parvenir cet avis pour dissiper mes soupçons, reprit-ilen lui jetant la lettre. Ainsi juge de mes souffrances ?

– Le malheureux, dit madame Jules en laissant tomber le papier,je le plains, quoiqu’il me fasse bien du mal.

– Tu sais qu’il m’a parlé ?

– Ah ! tu es allé le voir malgré ta parole, dit-ellefrappée de terreur.

– Clémence, notre amour est en danger de périr, et nous sommesen dehors de toutes les lois ordinaires de la vie, laissons doncles petites considérations au milieu des grands périls. Ecoute,dis-moi pourquoi tu es sortie ce matin. Les femmes se croient ledroit de nous faire quelquefois de petits mensonges. Ne seplaisent-elles pas souvent à nous cacher des plaisirs qu’elles nouspréparent ? Tout à l’heure, tu m’as dit un mot pour un autresans doute, un non pour un oui.

Il entra dans le cabinet de toilette, et en rapporta lechapeau.

– Tiens, vois ? sans vouloir faire ici le Bartholo, tonchapeau t’a trahie. Ces taches ne sont-elles pas des gouttes depluie ? Donc tu es sortie en fiacre, et tu as reçu ces gouttesd’eau, soit en allant chercher une voiture, soit en entrant dans lamaison où tu es allée, soit en la quittant. Mais une femme peutsortir de chez elle fort innocemment, même après avoir dit à sonmari qu’elle ne sortirait pas. Il y a tant de raisons pour changerd’avis ! Avoir des caprices, n’est-ce pas un de vosdroits ? Vous n’êtes pas obligées d’être conséquentes avecvous-mêmes. Tu auras oublié quelque chose, un service à rendre, unevisite, ou quelque bonne action à faire. Mais rien n’empêche unefemme de dire à son mari ce qu’elle a fait. Rougit-on jamais dansle sein d’un ami ? Eh ! bien ? ce n’est pas le marijaloux qui te parle, ma Clémence, c’est l’amant, c’est l’ami, lefrère. Il se jeta passionnément à ses pieds. – Parle, non pour tejustifier, mais pour calmer d’horribles souffrances. Je sais bienque tu es sortie. Eh ! bien, qu’as-tu fait ? où es-tuallée !

– Oui, je suis sortie, Jules, répondit-elle d’une voix altéréequoique son visage fût calme. Mais ne me demande rien de plus.Attends avec confiance, sans quoi tu te créeras des remordséternels. Jules, mon Jules, la confiance est la vertu de l’amour.Je te l’avoue, en ce moment je suis trop troublée pour terépondre ; mais je ne suis point une femme artificieuse, et jet’aime, tu le sais.

– Au milieu de tout ce qui peut ébranler la foi d’un homme, enéveiller la jalousie, car je ne suis donc pas le premier dans toncœur, je ne suis donc pas toi-même… Eh ! bien, Clémence,j’aime encore mieux te croire, croire en ta voix, croire en tesyeux ! Si tu me trompes, tu mériterais…

– Oh ! mille morts, dit-elle en l’interrompant.

– Moi, je ne te cache aucune de mes pensées, et toi, tu…

– Chut, dit-elle, notre bonheur dépend de notre mutuelsilence.

– Ah ! je veux tout savoir, s’écria-t-il dans un violentaccès de rage.

En ce moment, des cris de femme se firent entendre, et lesglapissements d’une petite voix aigre arrivèrent de l’antichambrejusqu’aux deux époux.

– J’entrerai, je vous dis ! criait-on. Oui, j’entrerai, jeveux la voir, je la verrai.

Jules et Clémence se précipitèrent dans le salon et ils virentbientôt les portes s’ouvrir avec violence. Une jeune femme semontra tout à coup, suivie de deux domestiques qui dirent à leurmaître : – Monsieur, cette femme veut entrer ici malgré nous. Nouslui avons déjà dit que madame n’y était pas. Elle nous a réponduqu’elle savait bien que madame était sortie, mais qu’elle venait dela voir rentrer. Elle nous menace de rester à la porte de l’hôteljusqu’à ce qu’elle ait parlé à madame.

– Retirez-vous, dit monsieur Desmarets à ses gens.

– Que voulez-vous, mademoiselle, ajouta-t-il en se tournant versl’inconnue.

Cette demoiselle était le type d’une femme qui ne se rencontrequ’à Paris. Elle se fait à Paris, comme la boue, comme le pavé deParis, comme l’eau de la Seine se fabrique à Paris, dans de grandsréservoirs à travers lesquels l’industrie la filtre dix fois avantde la livrer aux carafes à facettes où elle scintille et claire etpure, de fangeuse qu’elle était. Aussi est-ce une créaturevéritablement originale. Vingt fois saisie par le crayon dupeintre, par le pinceau du caricaturiste, par la plombagine dudessinateur, elle échappe à toutes les analyses, parce qu’elle estinsaisissable dans tous ses modes, comme l’est la nature, commel’est ce fantasque Paris. En effet, elle ne tient au vice que parun rayon, et s’en éloigne par les mille autres points de lacirconférence sociale. D’ailleurs, elle ne laisse deviner qu’untrait de son caractère, le seul qui la rende blâmable : ses bellesvertus sont cachées ; son naïf dévergondage, elle en faitgloire. Incomplétement traduite dans les drames et les livres oùelle a été mise en scène avec toutes ses poésies, elle ne serajamais vraie que dans son grenier, parce qu’elle sera toujours,autre part, ou calomniée ou flattée. Riche, elle se vicie ;pauvre, elle est incomprise. Et cela ne saurait êtreautrement ! Elle a trop de vices et trop de bonnesqualités ; elle est trop près d’une asphyxie sublime ou d’unrire flétrissant ; elle est trop belle et trop hideuse ;elle personnifie trop bien Paris, auquel elle fournit des portièresédentées, des laveuses de linge, des balayeuses, des mendiantes,parfois des comtesses impertinentes, des actrices admirées, descantatrices applaudies ; elle a même donné jadis deuxquasi-reines à la monarchie. Qui pourrait saisir un telProtée ? Elle est toute la femme, moins que la femme, plus quela femme. De ce vaste portrait, un peintre de mœurs ne peut rendreque certains détails, l’ensemble est l’infini. C’était une grisettede Paris, mais la grisette dans toute sa splendeur ; lagrisette en fiacre, heureuse, jeune, belle, fraîche, mais grisette,et grisette à griffes, à ciseaux, hardie comme une Espagnole,hargneuse comme une prude anglaise réclamant ses droits conjugaux,coquette comme une grande dame, plus franche et prête à tout ;une véritable lionne sortie du petit appartement dont elle avaittant de fois rêvé les rideaux de calicot rouge, le meuble envelours d’Utrecht, la table à thé, le cabaret de porcelaines àsujets peints, la causeuse, le petit tapis de moquette, la penduled’albâtre et les flambeaux sous verre, la chambre jaune, le molédredon ; bref, toutes les joies de la vie des grisettes : lafemme de ménage, ancienne grisette elle-même, mais grisette àmoustaches et à chevrons, les parties de spectacle, les marrons àdiscrétion, les robes de soie et les chapeaux à gâcher : enfintoutes les félicités calculées au comptoir des modistes, moinsl’équipage, qui n’apparaît dans les imaginations du comptoir quecomme un bâton de maréchal dans les songes du soldat. Oui, cettegrisette avait tout cela pour une affection vraie ou malgrél’affection vraie, comme quelques autres l’obtiennent souvent pourune heure par jour, espèce d’impôt insouciamment acquitté sous lesgriffes d’un vieillard. La jeune femme qui se trouvait en présencede monsieur et madame Jules avait le pied si découvert dans sachaussure qu’à peine voyait-on une légère ligne noire entre letapis et son bas blanc. Cette chaussure, dont la caricatureparisienne rend si bien le trait, est une grâce particulière à lagrisette parisienne ; mais elle se trahit encore mieux auxyeux de l’observateur par le soin avec lequel ses vêtementsadhèrent à ses formes, qu’ils dessinent nettement. Aussi l’inconnueétait-elle, pour ne pas perdre l’expression pittoresque créée parle soldat français, ficelée dans une robe verte, à guimpe, quilaissait deviner la beauté de son corsage, alors parfaitementvisible ; car son châle de cachemire Ternaux, tombant à terre,n’était plus retenu que par les deux bouts qu’elle gardaitentortillés à demi dans ses poignets. Elle avait une figure fine,des joues roses, un teint blanc, des yeux gris étincelants, unfront bombé, très proéminent, des cheveux soigneusement lissés quis’échappaient de son petit chapeau, en grosses boucles sur soncou.

– Je me nomme Ida, monsieur. Et si c’est là madame Jules, àlaquelle j’ai l’avantage de parler, je venais pour lui dire tout ceque j’ai sur le cœur, conte elle. C’est très-mal, quand on a sonaffaire faite, et qu’on est dans ses meubles comme vous êtes ici,de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel j’aicontracté un mariage moral, et qui parle de réparer ses torts enm’épousant à la mucipalité. Il y a bien assez de jolis jeunes gensdans le monde, pas vrai, monsieur ? pour se passer sesfantaisies, sans venir me prendre un homme d’âge, qui fait monbonheur. Quien, je n’ai pas une belle hôtel, moi, j’ai monamour ! Je haïs les bel hommes et l’argent, je suis tout cœur,et…

Madame Jules se tourna vers son mari : – Vous me permettrez,monsieur, de ne pas en entendre davantage, dit-elle en rentrantdans sa chambre.

– Si cette dame est avec vous, j’ai fait des brioches, à ce queje vois ; mais tant pire, reprit Ida. Pourquoi vient-elle voirmonsieur Ferragus tous les jours ?

– Vous vous trompez, mademoiselle, dit Jules stupéfait. Ma femmeest incapable…

– Ah ! vous êtes donc mariés vous deusse ! dit lagrisette en manifestant quelque surprise. C’est alors bien plusmal, monsieur, pas vrai, à une femme qui a le bonheur d’être mariéeen légitime mariage, d’avoir des rapports avec un homme commeHenri…

– Mais quoi, Henri, dit monsieur Jules en prenant Ida etl’entraînant dans une pièce voisine pour que sa femme n’entendîtplus rien.

– Eh ! bien, monsieur Ferragus…

– Mais il est mort, dit Jules.

– C’te farce ! Je suis allée a Franconi avec lui hier ausoir, et il m’a ramenée, comme cela se doit. D’ailleurs votre damepeut vous en donner des nouvelles. N’est-elle pas allée le voir àtrois heures ? Je le sais bien : je l’ai attendue dans la rue,rapport à ce qu’un aimable homme, monsieur Justin, que vousconnaissez peut-être, un petit vieux qui a des breloques, et quiporte un corset, m’avait prévenue que j’avais une madame Jules pourrivale. Ce nom-là, monsieur, est bien connu parmi les noms deguerre. Excusez, puisque c’est le vôtre, mais quand madame Julesserait une duchesse de la cour, Henri est si riche qu’il peutsatisfaire toutes ses fantaisies. Mon affaire est de défendre monbien, et j’en ai le droit ; car, moi, je l’aime, Henri !C’est ma promière inclination, et il y va de mon amour et de monsort à venir. Je ne crains rien, monsieur ; je suis honnête,et je n’ai jamais menti, ni volé le bien de qui que ce soit. Ceserait une impératrice qui serait ma rivale, que j’irais à elletout droit ; et si elle m’enlevait mon mari futur, je me senscapable de la tuer, tout impératrice qu’elle serait, parce quetoutes les belles femmes sont égales, monsieur..

– Assez ! assez ! dit Jules. Oùdemeurez-vous ?

– Rue de la Corderie-du-Temple, n o 14, monsieur. Ida Gruget,couturière en corsets, pour vous servir, car nous en faisonsbeaucoup pour les messieurs.

– Et où demeure l’homme que vous nommez Ferragus ?

– Mais, monsieur, dit-elle en se pinçant les lèvres, ce n’estd’abord pas un homme. C’est un monsieur plus riche que vous nel’êtes peut-être. Mais pourquoi est-ce que vous me demandez sonadresse quand votre femme la sait ? Il m’a dit de ne point ladonner. Est-ce que je suis obligée de vous répondre ?… Je nesuis, Dieu merci, ni au confessionnal ni à la police, et je nedépends que de moi.

– Et si je vous offrais vingt, trente, quarante mille francspour me dire où demeure monsieur Ferragus ?

– Ah ! n, i, ni, mon petit ami, c’est fini ! dit-elleen joignant à cette singulière réponse un geste populaire. Il n’y apas de somme qui me fasse dire cela. J’ai bien l’honneur de voussaluer. Par où s’en va-t-on donc d’ici ?

Jules, atterré, laissa partir Ida, sans songer à elle. Le mondeentier semblait s’écrouler sous lui ; et, au-dessus de lui, leciel tombait en éclats.

– Monsieur est servi, lui dit son valet de chambre.

Le valet de chambre et le valet d’office attendirent dans lasalle à manger pendant environ un quart d’heure sans voir arriverleurs maîtres.

Madame ne dînera pas, vint dire la femme de chambre.

– Qu’y a-t-il donc, Joséphine ? demanda le valet.

– Je ne sais pas, répondit-elle. Madame pleure et va se mettreau lit. Monsieur avait sans doute une inclination en ville, et celas’est découvert dans un bien mauvais moment, entendez-vous ?Je ne répondrais pas de la vie de madame. Tous les hommes sont sigauches ! Ils vous font toujours des scènes sans aucuneprécaution.

– Pas du tout, reprit le valet de chambre à voix basse, c’est,au contraire, madame qui… enfin vous comprenez. Quel temps auraitdonc, monsieur pour aller en ville, lui qui depuis cinq ans n’a pascouché une seule fois hors de la chambre de madame ; quidescend à son cabinet à dix heures, et n’en sort qu’à midi pourdéjeuner ! Enfin sa vie est connue, elle est régulière, aulieu que madame file presque tous les jours, à trois heures, on nesait où.

– Et monsieur aussi, dit la femme de chambre en prenant le partide sa maîtresse.

– Mais il va à la Bourse, monsieur. Voilà pourtant trois foisque je l’avertis qu’il est servi, reprit le valet de chambre aprèsune pause, et c’est comme si l’on parlait à un terne.

Monsieur Jules entra.

– Où est madame ? demanda-t-il.

– Madame va se coucher, elle a la migraine, répondit la femme dechambre en prenant un air important.

Monsieur Jules dit alors avec beaucoup de sang-froid ens’adressant à ses gens : – Vous pouvez desservir, je vais tenircompagnie à madame.

Et il rentra chez sa femme qu’il trouva pleurant, mais étouffantses sanglots dans son mouchoir.

– Pourquoi pleurez-vous ? lui dit Jules. Vous n’avez àattendre de moi ni violences ni reproches. Pourquoi mevengerais-je ? Si vous n’avez pas été fidèle à mon amour,c’est que vous n’en étiez pas digne…

– Pas digne ! Ces mots répétés s’entendirent à travers lessanglots et l’accent avec lequel ils furent prononcés eût attendritout autre homme que Jules.

– Pour vous tuer, il faudrait aimer plus que je n’aimepeut-être, dit-il en continuant ; mais je n’en aurais pas lecourage, je me tuerais plutôt, moi, vous laissant à votre… bonheuret à… à qui ?

Il n’acheva pas.

– Se tuer, cria Clémence en se jetant aux pieds de Jules et lestenant embrassés.

Mais, lui, voulut se débarrasser de cette étreinte et secoua safemme en la traînant jusqu’à son lit.

– Laissez-moi, dit-il.

– Non, non Jules ! criait-elle. Si tu ne m’aimes plus, jemourrai. Veux-tu tout savoir ?

– Oui.

Il la prit, la serra violemment, s’assit sur le bord du lit, laretint entre ses jambes ; puis regardant d’un oeil sec cettebelle tête devenue couleur de feu, mais sillonnée de larmes : -Allons, dis, répéta-t-il.

Les sanglots de Clémence recommencèrent.

– Non c’est un secret de vie et de mort. Si je le disais, je… ..Non je ne puis pas. Grâce, Jules !

– Tu me trompes toujours…

– Ah ! tu ne me dis plus vous ! s’écria-t-elle. Oui,Jules, tu peux croire que je te trompe, mais bientôt tu saurastout.

– Mais ce Ferragus, ce forçat que tu vas voir, cet homme enrichipar des crimes, s’il n’est pas à toi, si tu ne lui appartienspas…

– Oh ! Jules ?…

– Eh ! bien est-ce ton bienfaiteur inconnu ; l’hommeauquel nous devrions notre fortune comme on l’a déjà dit ?

– Qui a dit cela ?

– Un homme que j’ai tué est duel.

– Oh ! Dieu ! déjà une mort.

– Si ce n’est pas ton protecteur, s’il ne te donne pas de l’or,si c’est toi qui lui en portes, voyons, est-ce ton frère ?

– Eh ! bien, dit-elle, si cela était ?

Monsieur Desmarets se croisa les bras.

– Pourquoi me l’aurait-on caché ? reprit-il. Vous m’auriezdonc trompé, ta mère et toi ? D’ailleurs va-t-on chez sonfrère tous les jours, ou presque tous les jours, hein ?

Sa femme était évanouie à ses pieds.

– Morte, dit-il. Et si j’avais tort ?

Il sauta sur les cordons de sonnette, appela Joséphine et mitClémence sur le lit.

– J’en mourrai, dit madame Jules en revenant à elle.

– Joséphine, cria monsieur Desmarets, allez chercher monsieurDesplein. Puis vous irez après chez mon frère, en le priant devenir le plus tôt possible.

– Pourquoi votre frère ? dit Clémence.

Jules était déjà sorti.

Pour la première fois depuis cinq ans madame Jules se couchaseule dans son lit, et fut contrainte de laisser entrer un médecindans sa chambre sacrée. Ce fut deux peines bien vives. Despleintrouva madame Jules fort mal, jamais émotion violente n’avait étéplus intempestive. Il ne voulut rien préjuger, et remit aulendemain à donner son avis, après avoir ordonné quelquesprescriptions qui ne furent point exécutées, les intérêts du cœurayant fait oublier tous les soins physiques. Vers le matin,Clémence n’avait pas encore dormi. Elle était préoccupée par lesourd murmure d’une conversation qui durait depuis plusieurs heuresentre les deux frères ; mais l’épaisseur des murs ne laissaitarriver à son oreille aucun mot qui pût lui trahir l’objet de cettelongue conférence. Monsieur Desmarets, le notaire, s’en allabientôt. Le calme de la nuit, puis la singulière activité de sensque donne la passion, permirent alors à Clémence d’entendre le crid’une plume et les mouvements involontaires d’un homme occupé àécrire. Ceux qui passent habituellement les nuits, et qui ontobservé les différents effets de l’acoustique par un profondsilence, savent que souvent un léger retentissement est facile àpercevoir dans les mêmes lieux où des murmures égaux et continusn’avaient rien de distinctible. A quatre heures le bruit cessa.Clémence se leva inquiète et tremblante. Puis, pieds nus, sanspeignoir, ne pensant ni à sa moiteur, ni à l’état dans lequel ellese trouvait, la pauvre femme ouvrit heureusement la porte decommunication sans la faire crier. Elle vit son mari, une plume àla main, tout endormi dans son fauteuil. Les bougies brûlaient dansles bobèches. Elle s’avança lentement, et lut sur une enveloppedéjà cachetée : CECI EST MON TESTAMENT.

Elle s’agenouilla comme devant une tombe, et baisa la main deson mari qui s’éveilla soudain.

– Jules, mon ami, l’on accorde quelques jours aux criminelscondamnés à mort, dit-elle en le regardant avec des yeux alluméspar la fièvre et par l’amour. Ta femme innocente ne t’en demandeque deux. Laisse-moi libre pendant deux jours, et… attends !Après, je mourrai heureuse, du moins tu me regretteras.

– Clémence, je te les accorde.

Et, comme elle baisait les mains de son mari dans une touchanteeffusion de cœur, Jules, fasciné par ce cri de l’innocence, la pritet la baisa au front, tout honteux de subir encore le pouvoir decette noble beauté.

Le lendemain, après avoir pris quelques heures de repos, Julesentra dans la chambre de sa femme, obéissant machinalement à sacoutume de ne point sortir sans l’avoir vue. Clémence dormait. Unrayon de lumière passant par les fentes les plus élevées desfenêtres tombait sur le visage de cette femme accablée. Déjà lesdouleurs avaient altéré son front et la fraîche rougeur de seslèvres. L’oeil d’un amant ne pouvait pas se tromper à l’aspect dequelques marbrures foncées et de la pâleur maladive qui remplaçaitet le ton égal des joues et la blancheur mate du teint, deux fondspurs sur lesquels se jouaient si naïvement les sentiments de cettebelle âme.

– Elle souffre, se dit Jules. Pauvre Clémence, que Dieu nousprotége !

Il la baisa bien doucement sur le front. Elle s’éveilla, vit sonmari et comprit tout ; mais, ne pouvant parler, elle lui pritla main, et ses yeux se mouillèrent de larmes.

– Je suis innocente, dit-elle en achevant son rêve.

– Tu ne sortiras pas, lui demanda Jules.

– Non, je me sens trop faible pour quitter mon lit.

– Si tu changes d’avis, attends mon retour, dit Jules.

Et il descendit à la loge.

– Fouquereau, vous surveillerez exactement votre porte, je veuxconnaître les gens qui entreront dans l’hôtel, et ceux qui ensortiront.

Puis monsieur Jules se jeta dans un fiacre, se fit conduire àl’hôtel de Maulincour, et y demanda le baron.

– Monsieur est malade, lui dit-on.

Jules insista pour entrer, donna son nom ; et, à défaut demonsieur de Maulincour, il voulut voir le vidame ou la douairière.Il attendit pendant quelque temps dans le salon de la vieillebaronne qui vint le trouver, et lui dit que son petit-fils étaitbeaucoup trop indisposé pour le recevoir.

– Je connais, madame, répondit Jules, la nature de sa maladiepar la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et jevous prie de croire…

– Une lettre à vous, monsieur ! de moi ! s’écria ladouairière en l’interrompant, mais je n’ai point écrit de lettre.Et que m’y fait-on dire, monsieur, dans cette lettre ?

– Madame, reprit Jules, ayant l’intention de venir chez monsieurde Maulincour aujourd’hui même, et de vous rendre cette lettre,j’ai cru pouvoir la conserver malgré l’injonction qui la termine.La voici.

La douairière sonna pour avoir ses doubles besicles, et,lorsqu’elle eut jeté les yeux sur le papier, elle manifesta la plusgrande surprise.

– Monsieur, dit-elle, mon écriture est si parfaitement imitée,que s’il ne s’agissait pas d’une affaire récente je m’y tromperaismoi-même. Mon petit-fils est malade, il est vrai, monsieur ;mais sa raison n’a jamais été le moindrement du monde altérée. Noussommes le jouet de quelques mauvaises gens ; cependant, je nedevine pas dans quel but a été faite cette impertinence… Vous allezvoir mon petit-fils, monsieur, et vous reconnaîtrez qu’il estparfaitement sain d’esprit.

Et elle sonna de nouveau pour faire demander au baron s’ilpouvait recevoir monsieur Desmarets. Le valet revint avec uneréponse affirmative. Jules monta chez Auguste de Maulincour, qu’iltrouva dans un fauteuil, assis au coin de la cheminée, et qui, tropfaible pour se lever, le salua par un geste mélancolique, le vidamede Pamiers lui tenait compagnie.

– Monsieur le baron, dit Jules, j’ai quelque chose à vous dired’assez particulier pour désirer que nous soyons seuls.

– Monsieur, répondit Auguste, monsieur le commandeur sait toutecette affaire, et vous pouvez parler devant lui sans crainte.

– Monsieur le baron, reprit Jules d’une voix grave, vous aveztroublé, presque détruit mon bonheur, sans en avoir le droit.Jusqu’au moment où nous verrons qui de nous peut demander ou doitaccorder une réparation à l’autre, vous êtes tenu de m’aider àmarcher dans la voie ténébreuse où vous m’avez jeté. Je viens doncpour apprendre de vous la demeure actuelle de l’être mystérieux quiexerce sur nos destinées une si fatale influence, et qui sembleavoir à ses ordres une puissance surnaturelle. Hier, au moment oùje rentrais, après avoir entendu vos aveux, voici la lettre quej’ai reçue.

Et Jules lui présenta la fausse lettre.

– Ce Ferragus, ce Bourignard, ou ce monsieur de Funcal est undémon, s’écria Maulincour après l’avoir lue. Dans quel affreuxdédale ai-je mis le pied ? Où vais-je ? – J’ai eu tort,monsieur, dit-il en regardant Jules ; mais la mort est,certes, la plus grande des expiations, et ma mort approche. Vouspouvez donc me demander tout ce que vous désirerez, je suis à vosordres.

– Monsieur, vous devez savoir où demeure l’inconnu, je veuxabsolument, dût-il m’en coûter toute ma fortune actuelle, pénétrerce mystère ; et, en présence d’un ennemi si cruellementintelligent, les moments sont précieux.

– Justin va vous dire tout, répondit le baron.

A ces mots, le commandeur s’agita sur sa chaise.

Auguste sonna.

– Justin n’est pas à l’hôtel, s’écria le vidame avec uneprécipitation qui disait beaucoup de choses.

– Hé ! bien, dit vivement Auguste, nos gens savent où ilest, un homme montera vite à cheval pour le chercher. Votre valetest dans Paris, n’est-ce pas ? On l’y trouvera.

Le commandeur parut visiblement troublé.

– Justin ne viendra pas, mon ami, dit le vieillard. Il est mort.Je voulais te cacher cet accident., mais…

– Mort, s’écria monsieur de Maulincour, mort ? Etquand ? et comment ?

– Hier, dans la nuit. Il est allé souper avec d’anciens amis, ets’est enivré sans doute ; ses amis, pris de vin comme lui,l’auront laissé se coucher dans la rue, et une grosse voiture lui apassé sur le corps…

– Le forçat ne l’a pas manqué. Du premier coup il l’a tué, ditAuguste. Il n’a pas été si heureux avec moi, il a été obligé de s’yprendre à quatre fois.

Jules devint sombre et pensif.

– Je ne saurai donc rien, s’écria l’Agent de change après unelongue pause. Votre valet a peut-être été justement puni !N’a-t-il pas outre-passé vos ordres en calomniant madame Desmaretsdans l’esprit d’une Ida, dont il a réveillé la jalousie afin de ladéchaîner sur nous.

– Ah ! monsieur, dans ma colère, je lui avais abandonnémadame Jules.

– Monsieur ! s’écria le mari vivement irrité.

– Oh ! maintenant, monsieur, répondit l’officier enréclamant le silence par un geste de main, je suis prêt à tout.Vous ne ferez pas mieux que ce qui est fait, et vous ne me direzrien que ma conscience ne m’ait déjà dit. J’attends ce matin leplus célèbre professeur de toxicologie pour connaître mon sort. Sije suis destiné à de trop grandes souffrances, ma résolution estprise, je me brûlerai la cervelle.

– Vous parlez comme un enfant, s’écria le commandeur épouvantépar le sang-froid avec lequel le baron avait dit ces mots. Votregrand’mère mourrait de chagrin.

– Ainsi, monsieur, dit Jules, il n’existe aucun moyen deconnaître en quel endroit de Paris demeure cet hommeextraordinaire ?

– Je crois, monsieur, répondit le vieillard, avoir entendu direà ce pauvre Justin que monsieur de Funcal logeait à l’ambassade dePortugal ou à celle du Brésil. Monsieur de Funcal est ungentilhomme qui appartient aux deux pays. Quant au forçat, il estmort et enterré. Votre persécuteur, quel qu’il soit, me paraîtassez puissant pour que vous l’acceptiez sous sa nouvelle formejusqu’au moment où vous aurez les moyens de le confondre et del’écraser ; mais agissez avec prudence, mon cher monsieur. Simonsieur de Maulincour avait suivi mes conseils, rien de tout cecine serait arrivé.

Jules se retira froidement, mais avec politesse, et ne sut quelparti prendre pour arriver à Ferragus. Au moment où il rentra sonconcierge lui dit que madame était sortie pour aller jeter unelettre dans la boîte de la petite poste, qui se trouvait en face dela rue de Ménars. Jules se sentit humilié de reconnaître laprodigieuse intelligence avec laquelle son concierge épousait sacause, et l’adresse avec laquelle il devinait les moyens de leservir. L’empressement des inférieurs et leur habileté particulièreà compromettre les maîtres qui se compromettent lui étaient connus,le danger de les avoir pour complices en quoi que ce soit, ill’avait apprécié ; mais il ne put songer à sa dignitépersonnelle qu’au moment où il se trouva si subitement ravalé. Queltriomphe pour l’esclave incapable de s’élever jusqu’à son maître,de faire tomber le maître jusqu’à lui ! Jules fut brusque etdur. Autre faute. Mais il souffrait tant ! Sa vie, jusque-làsi droite, si pure, devenait tortueuse ; et il lui fallaitmaintenant ruser, mentir. Et Clémence aussi mentait et rusait. Cemoment fut un moment de dégoût. Perdu dans un abîme de penséesamères, Jules resta machinalement immobile à la porte de son hôtel.Tantôt s’abandonnant à des idées de désespoir, il voulait fuir,quitter la France, en emportant sur son amour toutes les illusionsde l’incertitude. Tantôt, ne mettant pas en doute que la lettrejetée à la poste par Clémence ne s’adressât à Ferragus, ilcherchait les moyens de surprendre la réponse qu’allait y faire cetêtre mystérieux. Tantôt il analysait les singuliers hasards de savie depuis son mariage, et se demandait si la calomnie dont ilavait tiré vengeance n’était pas une vérité. Enfin, revenant à laréponse de Ferragus, il se disait : – Mais cet homme siprofondément habile, si logique dans ses moindres actes, qui voit,qui pressent, qui calcule et devine même nos pensées, Ferragusrépondra-t-il ? Ne doit-il pas employer des moyens en harmonieavec sa puissance ? N’enverra-t-il pas sa réponse par quelquehabile coquin, ou, peut-être, dans un écrin apporté par un honnêtehomme qui ne saura pas ce qu’il apporte, ou dans l’enveloppe dessouliers qu’une ouvrière viendra livrer fort innocemment à mafemme ? Si Clémence et lui s’entendent ? Et il se défiaitde tout, et il parcourait les champs immenses, la mer sans rivagedes suppositions ; puis, après avoir flotté pendant quelquetemps entre mille partis contraires, il se trouva plus fort chezlui que partout ailleurs, et résolut de veiller dans sa maison,comme un formicaleo au fond de sa volute sablonneuse.

– Fouquereau, dit-il à son concierge, je suis sorti pour tousceux qui viendront me voir. Si quelqu’un veut parler à madame oului apporte quelque chose, tu tinteras deux coups. Puis tu memontreras toutes les lettres qui seraient adressées ici, n’importeà qui !

– Ainsi, pensa-t-il en remontant dans son cabinet qui setrouvait à l’entresol, je vais au-devant des finesses de maîtreFerragus. S’il envoie quelque émissaire assez rusé pour me demanderafin de savoir si madame est seule, au moins je ne serai pas jouécomme un sot !

Il se colla aux vitres qui, dans son cabinet, donnaient sur larue, et, par une dernière ruse que lui inspira la jalousie, ilrésolut de faire monter son premier commis dans sa voiture, et del’envoyer à la Bourse en son lieu et place, avec une lettre pour unAgent de change de ses amis, auquel il expliqua ses achats et sesventes, en le priant de le remplacer. Il remit ses transactions lesplus délicates au lendemain, se moquant de la hausse et de labaisse, et de toutes les dettes européennes. Beau privilége del’amour ! il écrase tout, fait tout pâlir : l’autel, le trôneet les grands-livres. A trois heures et demie, au moment où laBourse est dans tout le feu des reports, des fins-courant, desprimes, des fermes, etc., monsieur Jules vit entrer dans soncabinet Fouquereau tout radieux.

– Monsieur, il vient de venir une vieille femme, mais soignée,je dis, une fine mouche Elle a demandé monsieur, a paru contrariéede ne point le trouver, et m’a donné pour madame une lettre quevoici.

En proie à une angoisse fiévreuse, Jules décacheta lalettre ; mais il tomba bientôt dans son fauteuil tout épuisé.La lettre était un non-sens continuel, et il fallait en avoir laclef pour la lire. Elle avait été écrite en chiffres.

– Va-t’en, Fouquereau. Le concierge sortit. – C’est un mystèreplus profond que ne l’est la mer à l’endroit où la sonde s’y perd.Ah ! c’est de l’amour ! L’amour seul est aussi sagace,aussi ingénieux que l’est ce correspondant. Mon Dieu ! jetuerai Clémence.

En ce moment une idée heureuse jaillit dans sa cervelle avectant de force, qu’il en fut presque physiquement éclairé. Aux joursde sa laborieuse misère, avant son mariage, Jules s’était fait unami véritable, un demi Pméja. L’excessive délicatesse avec laquelleil avait manié les susceptibilités d’un ami pauvre et modeste, lerespect dont il l’avait entouré, l’ingénieuse adresse avec laquelleil l’avait noblement forcé de participer à son opulence sans lefaire rougir, accrurent leur amitié. Jacquet resta fidèle àDesmarets, malgré sa fortune.

Jacquet, homme de probité, travailleur, austère en ses mœurs,avait fait lentement son chemin dans le ministère qui consomme à lafois le plus de friponnerie et le plus probité. Employé auMinistère des Affaires Etrangères, il y avait en charge la partiela plus délicate des archives. Jacquet était dans le ministère uneespèce de ver-luisant qui jetait la lumière à ses heures sur lescorrespondances secrètes, en déchiffrant et classant les dépêches.Placé plus haut que le simple bourgeois, il se trouvait auxAffaires Etrangères tout ce qu’il y avait de plus élevé dans lesrangs subalternes, et vivait obscurément, heureux d’une obscuritéqui le mettait à l’abri des revers, satisfait de payer en oboles sadette à la patrie. Adjoint né de sa mairie, il obtenait, en stylede journal, toute la considération qui lui était due. Grâce àJules, sa position s’était améliorée par un bon mariage. Patrioteinconnu, ministériel en fait, il se contentait de gémir, an coin dufeu, sur la marche du gouvernement. Du reste, Jacquet était dansson ménage un roi débonnaire, un homme à parapluie, qui payait à safemme un remise dont il ne profitait jamais. Enfin, pour achever lapeinture de ce philosophe sans le savoir, il n’avait pas encoresoupçonné, ne devait même jamais soupçonner tout le parti qu’ilpouvait tirer de sa position, en ayant pour ami intime un Agent dechange, et connaissant tous les matins le secret de l’Etat. Cethomme sublime à la manière du soldat ignoré qui meurt en sauvantNapoléon par un qui vive, demeurait au Ministère.

En dix minutes, Jules se trouva dans le bureau de l’archiviste,Jacquet lui avança une chaise, posa méthodiquement sur sa table songarde-vue en taffetas vert, se frotta les mains, prit sa tabatière,se leva en faisant craquer ses omoplates, se rehaussa le thorax, etdit : – Par quel hasard ici, mosieur Desmarets ? Que meveux-tu ?

– Jacquet, j’ai besoin de toi pour deviner un secret, un secretde vie et de mort.

– Cela ne concerne pas la politique ?

– Ce n’est pas à toi que je le demanderais si je voulais lesavoir, dit Jules. Non, c’est une affaire de ménage sur laquelle jeréclame de toi le silence le plus profond.

– Claude-Joseph Jacquet, muet par état. Tu ne me connais doncpas ? dit-il en riant. C’est ma partie, la discrétion.

Jules lui montra la lettre en lui disant : – Il faut me lire cebillet adressé à ma femme…

– Diable ! diable ! mauvaise affaire, dit Jacquet enexaminant la lettre de la même manière qu’un usurier examine uneffet négociable. Ah ! c’est une lettre à grille. Attends.

Il laissa Jules seul dans le cabinet, et revint assezpromptement.

– Niaiserie, mon ami ! c’est écrit avec une vieille grilledont se servait l’ambassadeur de Portugal, sous monsieur deChoiseul, lors du renvoi des Jésuites. Tiens, voici.

Jacquet superposa un papier à jour, régulièrement découpé commeune de ces dentelles que les confiseurs mettent sur leurs dragées,et Jules put alors facilement lire les phrases qui restèrent àdécouvert.

 » N’aie plus d’inquiétudes, ma chère Clémence, notre bonheur nesera plus troublé par personne, et ton mari déposera ses soupçons.Je ne puis t’aller voir. Quelque malade que tu sois, il faut avoirle courage de venir ; cherche, trouve des forces ; tu enpuiseras dans ton amour. Mon affection pour toi m’a contraint desubir la plus cruelle des opérations, et il m’est impossible debouger de mon lit. Quelques moxas m’ont été appliqués hier au soirà la nuque du cou, d’une épaule à l’autre, et il a fallu leslaisser brûler assez long-temps. Tu me comprends ? mais jepensais à toi, je n’ai pas trop souffert. Pour dérouter toutes lesperquisitions de Maulincour, qui ne nous persécutera pluslong-temps, j’ai quitté le toit protecteur de l’ambassade, et suisà l’abri de toutes recherches, rue des Enfants-Rouges, n o 12, chezune vieille femme nommée madame Etienne Gruget, la mère de cetteIda, qui va payer cher sa sotte incartade. Viens-y demain, à neufheures du matin. Je suis dans une chambre à laquelle on ne parvientque par un escalier intérieur. Demande monsieur Camuset. A demain.Je te baise le front, ma chérie.  »

Jacquet regarda Jules avec une sorte de terreur honnête, quicomportait une compassion vraie, et dit son mot favori : -Diable ! diable ! sur deux tons différents.

– Cela te semble clair, n’est-ce pas, dit Jules. Eh ! bien,il y a dans le fond de mon cœur une voix qui plaide pour ma femme,et qui se fait entendre plus haut que toutes les douleurs de lajalousie. Je subirai jusqu’à demain le plus horrible dessupplices ; mais enfin, demain, de neuf à dix heures, jesaurai tout, et je serai malheureux ou heureux pour la vie. Pense àmoi, Jacquet.

– Je serai chez toi demain à onze heures. Nous irons làensemble, et je t’attendrai, si tu le veux, dans la rue. Tu peuxcourir des dangers, il faut près de toi quelqu’un de dévoué qui tecomprenne à demi-mot et que tu puisses employer sûrement. Comptesur moi.

– Même pour m’aider à tuer quelqu’un ?

– Diable ! diable ! dit Jacquet vivement en répétantpour ainsi dire la même note musicale, j’ai deux enfants et unefemme…

Jules serra la main de Claude Jacquet et sortit. Mais il revintprécipitamment.

– J’oublie la lettre, dit-il. Puis ce n’est pas tout, il faut larecacheter.

– Diable ! diable ! tu l’as ouverte sans en prendrel’empreinte ; mais le cachet s’est heureusement assez bienfendu. Va, laisse-la moi, je te la rapporterai secundumscripturam.

– A quelle heure ?

– A cinq heures et demie…

– Si je n’étais pas encore rentré, remets-la tout bonnement auconcierge, en lui disant de la monter à madame.

– Me veux-tu demain ?

– Non. Adieu.

Jules arriva promptement à la place de la Rotonde du Temple, ily laissa son cabriolet, et vint à pied rue des Enfants-Rouges où ilexamina la maison de madame Etienne Gruget. Là, devait s’éclaircirle mystère d’où dépendait le sort de tant de personnes ; làétait Ferragus, et à Ferragus aboutissaient tous les fils de cetteintrigue. La réunion de madame Jules, de son mari, de cet homme,n’était-elle pas le nœud gordien de ce drame déjà sanglant, etauquel ne devait pas manquer le glaive qui dénoue les liens lesplus fortement serrés ?

Cette maison était une de celles qui appartiennent au genre ditcabajoutis. Ce nom très-significatif est donné par le peuple deParis à ces maisons composées, pour ainsi dire, de pièces derapport. C’est presque toujours ou des habitations primitivementséparées, mais réunies par les fantaisies des différentspropriétaires qui les ont successivement agrandies ; ou desmaisons commencées, laissées, reprises, achevées ; maisonsmalheureuses qui ont passé, comme certains peuples, sous plusieursdynasties de maîtres capricieux. Ni les étages ni les fenêtres nesont ensemble, pour emprunter à la peinture un de ses termes lesplus pittoresques ; tout jure, même les ornements extérieurs.Le cabajoutis est à l’architecture parisienne ce que le capharnaümest à l’appartement, un vrai fouillis où l’on a jeté pêle-mêle leschoses les plus discordantes.

– Madame Etienne, demanda Jules à la portière.

Cette portière était logée sous la grande porte, dans une de cesespèces de cages à poulets, petite maison de bois montée sur desroulettes, et assez semblable à ces cabinets que la police àconstruits sur toutes les places de fiacres.

– Hein ? fit la portière en quittant le bas qu’elletricotait.

A Paris, les différents sujets qui concourent à la physionomied’une portion quelconque de cette monstrueuse cité, s’harmonientadmirablement avec le caractère de l’ensemble. Ainsi portier,concierge ou suisse, quel que soit le nom donné à ce muscleessentiel du monstre parisien, il est toujours conforme au quartierdont il fait partie, et souvent il le résume. Brodé sur toutes lescoutures, oisif, le concierge joue sur les rentes dans le faubourgSaint-Germain, le portier a ses aises dans la Chaussée-d’Antin, illit les journaux dans le quartier de la Bourse, il a un état dansle faubourg Montmartre. La portière est une ancienne prostituéedans le quartier de la prostitution ; au Marais, elle a desmœurs, elle est revêche, elle a ses lubies.

En voyant monsieur Jules, cette portière prit un couteau pourremuer la motte presque éteinte de sa chaufferette ; puis ellelui dit : – Vous demandez madame Etienne, est-ce madame EtienneGruget ?

– Oui, dit Jules Desmarets en prenant un air presque fâché.

– Qui travaille en passementerie ?

– Oui.

– Eh ! bien, monsieur, dit-elle en sortant de sa cage,mettant la main sur le bras de monsieur Jules et le conduisant aubout d’un long boyau voûté comme une cave, vous monterez le secondescalier au fond de la cour. Voyez-vous les fenêtres où il y a desgéroflées ? c’est là que reste madame Etienne.

– Merci, madame. Croyez-vous qu’elle soit seule ?

– Mais pourquoi donc qu’elle ne serait pas seule, cette femme,elle est veuve ?

Jules monta lestement un escalier fort obscur, dont les marchesavaient des callosités formées par la boue durcie qu’y laissaientles allants et les venants. Au second étage, il vit trois portes,mais point de géroflées. Heureusement, sur l’une de ces portes, laplus huileuse et la plus brune des trois, il lut ces mots écrits àla craie : Ida viendra ce soir à neuf heures. – C’est là, se ditJules. Il tira un vieux cordon de sonnette tout noir, à pied debiche, entendit le bruit étouffé d’une sonnette fêlée et lesjappements d’un petit chien asthmatique. La manière dont les sonsretentissaient dans l’intérieur lui annonça un appartement encombréde choses qui n’y laissaient pas subsister le moindre écho, traitcaractéristique des logements occupés par des ouvriers, par depetits ménages, auxquels la place et l’air manquent. Julescherchait machinalement les géroflées, et finit par les trouver surl’appui extérieur d’une croisée à coulisse, entre deux plombsempestés. Là, des fleurs ; là, un jardin long de deux pieds,large de six pouces ; là, un grain de blé ; là, toute lavie résumée ; mais là aussi toutes les misères de la vie. Enface de ces fleurs chétives et des superbes tuyaux de blé, un rayonde lumière, tombant là du ciel comme par grâce, faisait ressortirla poussière, la graisse, et je ne sais quelle couleur particulièreaux taudis parisiens, mille saletés qui encadraient, vieillissaientet tachaient les murs humides, les balustres vermoulus del’escalier, les châssis disjoints des fenêtres, et les portesprimitivement rouges. Bientôt une toux de vieille et le pas lourdd’une femme qui traînait péniblement des chaussons de lisièreannoncèrent la mère d’Ida Gruget. Cette vieille ouvrit la porte,sortit sur le palier, leva la tête, et dit : Ah ! c’estmonsieur Bocquillon. Mais non. Par exemple, comme vous ressemblez àmonsieur Bocquillon. Vous êtes son frère, peut-être. Qu’y a-t-ilpour votre service ? Entrez donc, monsieur.

Jules suivit cette femme dans une première pièce où il vit, maisen masse, des cages, des ustensiles de ménage, des fourneaux, desmeubles, de petits plats de terre pleins de pâtée ou d’eau pour lechien et les chats, une horloge de bois, des couvertures, desgravures d’Eisen, de vieux fers entassés, mêlés, confondus demanière à produire un tableau véritablement grotesque, le vraicapharnaüm parisien, auquel ne manquaient même pas quelques numérosdu Constitutionnel.

Jules, dominé par une pensée de prudence, n’écouta pas la veuveGruget, qui lui disait : – Entrez donc ici, monsieur, vous vouschaufferez.

Craignant d’être entendu par Ferragus, Jules se demandait s’ilne valait pas mieux conclure dans cette première pièce le marchéqu’il venait proposer à la vieille. Une poule qui sortit encaquetant d’une soupente le tira de sa méditation secrète. Julesavait pris sa résolution. Il suivit alors la mère d’Ida dans lapièce à feu, où ils furent accompagnés par le petit carlin poussif,personnage muet, qui grimpa sur un vieux tabouret. Madame Grugetavait eu toute la fatuité d’une demi-misère en parlant de chaufferson hôte. Son pot-au-feu cachait complètement deux tisonsnotablement disjoints. L’écumoire gisait à terre, la queue dans lescendres. Le chambranle de la cheminée, orné d’un Jésus de cire missous une cage carrée en verre bordé de papier bleuâtre, étaitencombré de laines, de bobines et d’outils nécessaires à lapassementerie. Jules examina tous les meubles de l’appartement avecune curiosité pleine d’intérêt, et manifesta malgré lui sa secrètesatisfaction.

– Eh ! bien, dites donc, monsieur, est-ce que vous voulezvous arranger de mes meubes ? lui dit la veuve en s’asseyantsur un fauteuil de canne jaune qui semblait être sonquartier-général. Elle y gardait à la fois son mouchoir, satabatière, son tricot, des légumes épluchés à moitié, des lunettes,un calendrier, des galons de livrée commencés, un jeu de cartesgrasses, et deux volumes de romans, tout cela frappé en creux. Cemeuble, sur lequel cette vieille descendait le fleuve de la vie,ressemblait au sac encyclopédique que porte une femme en voyage, etoù se trouve son ménage en abrégé, depuis le portrait du marijusqu’à de l’eau de mélisse pour les défaillances, des dragées pourles enfants, et du taffetas anglais pour les coupures.

Jules étudia tout. Il regarda fort attentivement le visage jeunede madame Gruget, ses yeux gris, sans sourcils, dénués de cils, sabouche démeublée, ses rides pleines de tons noirs, son bonnet detulle roux, à ruches plus rousses encore, et ses jupons d’indiennetroués, ses pantoufles usées, sa chaufferette brûlée, sa tablechargée de plats et de soieries, d’ouvrages en coton, en laine, aumilieu desquels s’élevait une bouteille de vin. Puis, il se dit enlui-même : Cette femme a quelque passion, quelques vices cachés,elle est à moi.

– Madame, dit-il à haute voix et en lui faisant un signed’intelligence, je viens pour vous commander des galons… Puis ilbaissa la voix. – Je sais, reprit-il, que vous avez chez vous uninconnu qui prend le nom de Camuset. La vieille le regarda soudain,sans donner la moindre marque d’étonnement. – Dites, peut-il nousentendre ? Songez qu’il s’agit de votre fortune.

– Monsieur, répondit-elle, parlez sans crainte, je n’ai personneici. Mais j’aurais quelqu’un là-haut qu’il lui serait bienimpossible de vous écouter.

– Ah ! la vieille rusée, elle sait répondre en normand, sedit Jules. Nous pourrons nous accorder. – Evitez-vous la peine dementir, madame, reprit-il. Et d’abord, sachez bien que je ne vousveux point de mal, ni à votre locataire malade de ses moxas, ni àvotre fille Ida, couturière en corsets, amie de Ferragus. Vous levoyez, je suis au courant de tout. Rassurez-vous, je ne suis pointde la police, et ne désire rien qui puisse offenser votreconscience. Une jeune dame viendra demain ici, de neuf à dixheures, pour causer avec l’ami de votre fille. Je veux être àportée de tout voir, de tout entendre, sans être ni vu ni entendupar eux. Vous m’en fournirez les moyens, et je reconnaîtrai ceservice par une somme de deux mille francs une fois payée, et parsix cents francs de rente viagère. Mon notaire préparera devantvous, ce soir, l’acte ; je lui remettrai votre argent, il vousle délivrera demain, après la conférence où je veux assister, etpendant laquelle j’acquerrai des preuves de votre bonne foi.

– Ça pourra-t-il nuire à ma fille, mon cher monsieur, dit elleen lui jetant des regards de chatte inquiète.

– En rien, madame. Mais, d’ailleurs, il paraît que votre fillese conduit bien mal envers vous. Aimée par un homme aussi riche,aussi puissant que l’est Ferragus, il devrait lui être facile devous rendre plus heureuse que vous ne semblez l’être.

– Ah ! mon cher monsieur, pas seulement un pauvre billet despectacle pour l’Ambigu ou la Gaîté où elle va comme elle veut.C’est une indignité ! Une fille pour qui j’ai vendu mescouverts d’argent, que je mange maintenant, à mon âge, dedans dumétal allemand, pour lui payer son apprentissage, et lui donner unétat où elle ferait de l’or, si elle voulait. Car, pour ça, elletient de moi, elle est adroite comme une fée, c’est une justice àlui rendre. Enfin, elle pourrait bien me repasser ses vieillesrobes de soie, moi qu’aime tant à porter de la soie. Non, monsieur,elle va au Cadran-Bleu, dîner à cinquante francs par tête, roule envoiture comme une princesse, et se moque de sa mère comme deColin-Tampon. Dieu de Dieu ! qué jeunesse incohérente quecelle que nous avons faite, c’est pas notre plus bel éloge. Unemère, monsieur, qu’est bonne mère, car j’ai caché sesinconséquences, et je l’ai toujours eue dans mon giron à m’ôter lepain de la bouche, et lui fourrer tout. Eh ! bien, non. Cavient, ça vous câline, ça vous dit : – Bonjour, ma mère. Et voilàleux devoirs remplis envers l’auteur de ses jours. Va comme je tepousse. Mais elle aura des enfants, un jour ou l’autre, et elleverra ce que c’est que cette mauvaise marchandise-là, qu’on aimetout de même.

– Comment ! elle ne fait rien pour vous ?

– Ah ! rien, non, monsieur, je ne dis pas cela, si elle nefaisait rien, ce serait par trop peu de chose. Elle me paye monloyer, elle me donne du bois, et trente-six francs par mois… Mais,monsieur, est-ce qu’à mon âge, cinquante-deux ans, avec des yeuxqui me tirent le soir, je devrais encore travailler ?D’ailleurs, porquoi ne veut-elle pas de moi ? Je lui fais-t-yhonte ? qu’elle le dise tout de suite. En vérité, faudraits’enterrer pour ces chiens d’enfants qui vous ont oublié rien quele temps de fermer la porte. Elle tira son mouchoir de sa poche, etamena un billet de loterie qui tomba par terre ; mais elle leramassa promptement en disant : – Quien ! c’est ma quittancede mes impositions.

Jules devina soudain la cause de la sage parcimonie dont seplaignait la mère, et il n’en fut que plus certain del’acquiescement de la veuve Gruget au marché proposé.

– Eh ! bien, madame, dit-il, acceptez alors ce que je vousoffre.

– Vous disiez donc, monsieur, deux mille francs de comptant, etsix cents francs de viager ?

– Madame, j’ai changé d’avis, et vous promets seulement troiscents francs de rente viagère. L’affaire, ainsi faite, me paraîtplus convenable à mes intérêts. Mais je vous donnerai cinq millefrancs d’argent comptant. N’aimez-vous pas mieux cela ?

– Dame, oui, monsieur.

– Vous aurez plus d’aisance, et vous irez à l’Ambigu-Comique,chez Franconi, partout, à votre aise, en fiacre.

– Ah ! je n’aime point Franconi, rapport à ce qu’on n’yparle pas. Mais, monsieur, si j’accepte, c’est que ça sera bienavantageux à mon enfant. Enfin, je ne serai plus à ses crochets.Pauvre petite, après tout, je ne lui en veux point de ce qu’elle adu plaisir. Monsieur, faut que jeunesse s’amuse ! etdonc ! Si vous m’assureriez que je ne ferai de tort àpersonne…

– A personne, répéta Jules. Mais, voyons, comment allez-vousvous y prendre ?

– Eh ! bien, monsieur, en donnant ce soir à monsieurFerragus une petite infusion de têtes de pavots, il dormira bien,le cher homme ! Et il en a bon besoin, rapport à sessouffrances, car il souffre, que c’est une pitié. Mais aussi,demandez-moi ce que c’est que cette invention à un homme sain sebrûler le dos pour s’ôter un tic douloureux qui ne le tourmente quetous les deux ans. Pour en revenir à notre affaire, j’ai la clef dema voisine, dont le logement est au-dessus du mien, et qui a unepièce mur mitoyen avec celle où couche monsieur Ferragus. Elle està la campagne pour dix jours. Et donc, en faisant faire un trou,pendant la nuit, au mur de séparation, vous les entendrez et lesverrez à votre aise. Je suis intime avec un serrurier, un bienaimable homme, qui raconte comme un ange, et fera cela pour moi, nivu, ni connu.

– Voila cent francs pour lui, soyez ce soir chez monsieurDesmarets, un notaire dont voici l’adresse. A neuf heures, l’actesera prêt, mais… motus.

– Suffit, monsieur, comme vous dites, momus ! Au revoir,monsieur.

Jules revint chez lui, presque calmé par la certitude où ilétait de tout savoir le lendemain. En arrivant, il trouva chez sonportier la lettre parfaitement bien recachetée.

– Comment te portes-tu ? dit-il à sa femme malgré l’espècede froid qui les séparait.

Les habitudes de cœur sont si difficiles à quitter !

– Assez bien. Jules, reprit-elle d’une voix coquette, veux-tudîner près de moi ?

– Oui, répondit-il en apportant la lettre, tiens, voici ce queFouquereau m’a remis pour toi.

Clémence, qui était pâle, rougit extrêmement en apercevant lalettre, et cette rougeur subite causa la plus vive douleur à sonmari.

– Est-ce de la joie, dit-il en riant, est-ce un effet del’attente ?

– Oh ! il y a bien des choses, dit-elle en regardant lecachet.

– Je vous laisse, madame.

Et il descendit dans son cabinet, où il écrivit à son frère sesintentions relatives à la constitution de la rente viagère destinéeà la veuve Gruget. Quand il revint, il trouva son dîner préparé surune petite table, près du lit de Clémence, et Joséphine prête àservir.

– Si j’étais debout, avec quel plaisir je te servirais !dit-elle quand Joséphine les eut laissés seuls. Oh ! même àgenoux, reprit-elle en passant ses mains pâles dans la chevelure deJules. Cher noble cœur, tu as été bien gracieux et bien bon pourmoi tout à l’heure. Tu m’as fait là plus de bien, par ta confiance,que tous les médecins de la terre ne pourraient m’en faire par leurordonnance. Ta délicatesse de femme, car tu sais aimer comme unefemme, toi… eh ! bien, elle a répandu dans mon âme je ne saisquel baume qui m’a presque guérie. Il y a trêve, Jules, avance tatête, que je la baise.

Jules ne put se refuser au plaisir d’embrasser Clémence. Mais cene fut pas sans une sorte de remords au cœur, il se trouvait petitdevant cette femme qu’il était toujours tenté de croire innocente.Elle avait une sorte de joie triste. Une chaste espérance brillaitsur son visage à travers l’expression de ses chagrins. Ilssemblaient également malheureux d’être obligés de se tromper l’unl’autre, et encore une caresse, ils allaient tout s’avouer, nerésistant pas à leurs douleurs.

– Demain soir, Clémence.

– Non, monsieur, demain à midi, vous saurez tout, et vous vousagenouillerez devant votre femme. Oh ! non, tu ne t’humilieraspas, non, tu es tout pardonné ; non, tu n’as pas de torts.Ecoute : hier, tu m’as bien rudement brisée ; mais ma vien’aurait peut-être pas été complète sans cette angoisse, ce seraune ombre qui fera valoir des jours célestes.

– Tu m’ensorcelles, s’écria Jules, et tu me donnerais desremords.

– Pauvre ami, la destinée est plus haute que nous, et je ne suispas complice de ma destinée. Je sortirai demain.

– A quelle heure, demanda Jules.

– A neuf heures et demie.

– Clémence, répondit monsieur Desmarets, prends bien desprécautions, consulte le docteur Desplein et le vieil Haudry.

– Je ne consulterai que mon cœur et mon courage.

– Je te laisse libre, et ne viendrai te voir qu’à midi.

– Tu ne me tiendras pas un peu compagnie ce soir, je ne suisplus souffrante ?…

Après avoir terminé ses affaires, Jules revint près de sa femme,ramené par une attraction invincible. Sa passion était plus forteque toutes ses douleurs.

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