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Fort Comme la Mort

Fort Comme la Mort

de Guy de Maupassant

Partie 1

 

Chapitre 1

 

Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond. C’était un grand carré de lumière éclatante et bleue, un trou clair sur un infini lointain d’azur, où passaient, rapides,des vols d’oiseaux.

Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la clarté joyeuse du ciel s’atténuait, devenait douce, s’endormait sur les étoffes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine les coins sombres où, seuls, les cadres d’or s’allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnés là-dedans, la paix des maisons d’artistes où l’âme humaine a travaillé. En ces murs que la pensée habite, où la pensée s’agite, s’épuise en des efforts violents, il semble que tout soit las, accablé, dès qu’elle s’apaise. Tout semble mort après ces crises de vie ; et tout repose, les meubles, les étoffes, les grands personnages inachevés sur les toiles, comme si le logis entier avait souffert de lafatigue du maître, avait peiné avec lui, prenant part, tous lesjours, à sa lutte recommencée. Une vague odeur engourdissante depeinture, de térébenthine et de tabac flottait, captée par lestapis et les sièges ; et aucun autre bruit ne troublait lelourd silence que les cris vifs et courts des hirondelles quipassaient sur le châssis ouvert, et la longue rumeur confuse deParis à peine entendue pardessus les toits. Rien ne remuait que lamontée intermittente d’un petit nuage de fumée bleue s’élevant versle plafond à chaque bouffée de cigarette qu’Olivier Bertin, allongésur son divan, soufflait lentement entre ses lèvres.

Le regard perdu dans le ciel lointain, il cherchait le sujetd’un nouveau tableau. Qu’allait-il faire ? Il n’en savait rienencore. Ce n’était point d’ailleurs un artiste résolu et sûr delui, mais un inquiet dont l’inspiration indécise hésitait sanscesse entre toutes les manifestations de l’art. Riche, illustre,ayant conquis tous les honneurs, il demeurait, vers la fin de savie, l’homme qui ne sait pas encore au juste vers quel idéal il amarché. Il avait été prix de Rome, défenseur des traditions,évocateur, après tant d’autres, des grandes scènes del’histoire ; puis, modernisant ses tendances, il avait peintdes hommes vivants avec des souvenirs classiques. Intelligent,enthousiaste, travailleur tenace au rêve changeant, épris de sonart qu’il connaissait à merveille, il avait acquis, grâce à lafinesse de son esprit, des qualités d’exécution remarquables et unegrande souplesse de talent née en partie de ses hésitations et deses tentatives dans tous les genres. Peut-être aussi l’engouementbrusque du monde pour ses œuvres élégantes, distinguées etcorrectes, avait-il influencé sa nature en l’empêchant d’être cequ’il serait normalement devenu. Depuis le triomphe du début, ledésir de plaire toujours le troublait sans qu’il s’en rendîtcompte, modifiait secrètement sa voie, atténuait ses convictions.Ce désir de plaire, d’ailleurs, apparaissait chez lui sous toutesles formes et avait contribué beaucoup à sa gloire.

L’aménité de ses manières, toutes les habitudes de sa vie, lesoin qu’il prenait de sa personne, son ancienne réputation de forceet d’adresse, d’homme d’épée et de cheval, avaient fait un cortègede petites notoriétés à sa célébrité croissante. Après Cléopâtre,la première toile qui l’illustra jadis, Paris brusquement s’étaitépris de lui, l’avait adopté, fêté, et il était devenu soudain unde ces brillants artistes mondains qu’on rencontre au bois, que lessalons se disputent, que l’Institut accueille dès leur jeunesse. Ily était entré en conquérant avec l’approbation de la villeentière.

La fortune l’avait conduit ainsi jusqu’aux approches de lavieillesse, en le choyant et le caressant.

Donc, sous l’influence de la belle journée qu’il sentaitépanouie au-dehors, il cherchait un sujet poétique. Un peu engourdid’ailleurs par sa cigarette et son déjeuner, il rêvassait, leregard en l’air, esquissant dans l’azur des figures rapides, desfemmes gracieuses dans une allée du bois ou sur le trottoir d’unerue, des amoureux au bord de l’eau, toutes les fantaisies galantesoù se complaisait sa pensée. Les images changeantes se dessinaientau ciel, vagues et mobiles dans l’hallucination colorée de sonœil ; et les hirondelles qui rayaient l’espace d’un volincessant de flèches lancées semblaient vouloir les effacer en lesbiffant comme des traits de plume.

Il ne trouvait rien ! Toutes les figures entrevuesressemblaient à quelque chose qu’il avait fait déjà, toutes lesfemmes apparues étaient les filles ou les sœurs de celles qu’avaitenfantées son caprice d’artiste ; et la crainte encoreconfuse, dont il était obsédé depuis un an, d’être vidé, d’avoirfait le tour de ses sujets, d’avoir tari son inspiration, seprécisait devant cette revue de son œuvre, devant cette impuissanceà rêver du nouveau, à découvrir de l’inconnu.

Il se leva mollement pour chercher dans ses cartons parmi sesprojets délaissés s’il ne trouverait point quelque chose quiéveillerait une idée en lui.

Tout en soufflant sa fumée, il se mit à feuilleter lesesquisses, les croquis, les dessins qu’il gardait enfermés en unegrande armoire ancienne ; puis, vite dégoûté de ces vainesrecherches, l’esprit meurtri par une courbature, il rejeta sacigarette, siffla un air qui courait les rues et, se baissant,ramassa sous une chaise un pesant haltère qui traînait.

Ayant relevé de l’autre main une draperie voilant la glace quilui servait à contrôler la justesse des poses, à vérifier lesperspectives, à mettre à l’épreuve la vérité, et s’étant placéjuste en face, il jongla en se regardant.

Il avait été célèbre dans les ateliers pour sa force, puis dansle monde pour sa beauté. L’âge, maintenant, pesait sur lui,l’alourdissait. Grand, les épaules larges, la poitrine pleine, ilavait pris du ventre comme un ancien lutteur, bien qu’il continuâtà faire des armes tous les jours et à monter à cheval avecassiduité. La tête était restée remarquable, aussi bellequ’autrefois, bien que différente. Les cheveux blancs, drus etcourts, avivaient son œil noir sous d’épais sourcils gris. Samoustache forte, une moustache de vieux soldat, était demeuréepresque brune et donnait à sa figure un rare caractère d’énergie etde fierté.

Debout devant la glace, les talons unis, le corps droit, ilfaisait décrire aux deux boules de fonte tous les mouvementsordonnés, au bout de son bras musculeux, dont il suivait d’unregard complaisant l’effort tranquille et puissant.

Mais soudain, au fond du miroir où se reflétait l’atelier toutentier, il vit remuer une portière, puis une tête de femme parut,rien qu’une tête qui regardait. Une voix, derrière lui, demanda:

« On est ici ? »

Il répondit : « Présent » en se retournant. Puis jetant sonhaltère sur le tapis, il courut vers la porte avec une souplesse unpeu forcée.

Une femme entrait, en toilette claire. Quand ils se furent serréla main :

« Vous vous exerciez, dit-elle.

– Oui, dit-il, je faisais le paon, et je me suis laissésurprendre. »

Elle rit et reprit :

« La loge de votre concierge était vide et, comme je vous saistoujours seul à cette heure-ci, je suis entrée sans me faireannoncer. »

Il la regardait.

« Bigre ! comme vous êtes belle. Quel chic !

– Oui, j’ai une robe neuve. La trouvez-vous jolie ?

– Charmante, d’une grande harmonie. Ah ! on peut direqu’aujourd’hui on a le sentiment des nuances. »

Il tournait autour d’elle, tapotait l’étoffe, modifiait du boutdes doigts l’ordonnance des plis, en homme qui sait la toilettecomme un couturier, ayant employé, durant toute sa vie, sa penséed’artiste et ses muscles d’athlète à raconter, avec la barbe mincedes pinceaux, les modes changeantes et délicates, à révéler lagrâce féminine enfermée et captive en des armures de velours et desoie ou sous la neige des dentelles.

Il finit par déclarer :

« C’est très réussi. Ça vous va très bien. »

Elle se laissait admirer, contente d’être jolie et de luiplaire.

Plus toute jeune, mais encore belle, pas très grande un peuforte, mais fraîche avec cet éclat qui donne à là chair de quaranteans une saveur de maturité, elle avait l’air d’une de ces roses quis’épanouissent indéfiniment jusqu’à ce que, trop fleuries, ellestombent en une heure.

Elle gardait sous ses cheveux blonds la grâce alerte et jeune deces Parisiennes qui ne vieillissent pas, qui portent en elles uneforce surprenante de vie, une provision inépuisable de résistance,et qui, pendant vingt ans, restent pareilles, indestructibles ettriomphantes, soigneuses avant tout de leur corps et économes deleur santé.

Elle leva son voile et murmura :

« Eh bien, on ne m’embrasse pas ?

– J’ai fumé », dit-il.

Elle fit : « Pouah. » Puis, tendant ses lèvres : « Tant pis.»

Et leurs bouches se rencontrèrent.

Il enleva son ombrelle et la dévêtit de sa jaquette printanière,avec des mouvements prompts et sûrs, habitués à cette manœuvrefamilière. Comme elle s’asseyait ensuite sur le divan, il demandaavec intérêt :

« Votre mari va bien ?

– Très bien, il doit même parler à la Chambre en ce moment.

– Ah ! Sur quoi donc ?

– Sans doute sur les betteraves ou les huiles de colza, commetoujours. »

Son mari, le comte de Guilleroy, député de l’Eure, s’était faitune spécialité de toutes les questions agricoles.

Mais ayant aperçu dans un coin une esquisse qu’elle neconnaissait pas, elle traversa l’atelier, en demandant :

« Qu’est-ce que cela ?

– Un pastel que je commence, le portrait de la princesse dePontève.

– Vous savez, dit-elle gravement, que si vous vous remettez àfaire des portraits de femme, je fermerai votre atelier. Je saistrop où ça mène, ce travail-là.

– Oh ! dit-il, on ne fait pas deux fois un portraitd’Any.

– Je l’espère bien. »

Elle examinait le pastel commencé en femme qui sait lesquestions d’art. Elle s’éloigna, se rapprocha, fit un abat-jour desa main, chercha la place d’où l’esquisse était le mieux enlumière, puis elle se déclara satisfaite.

« Il est fort bon. Vous réussissez très bien le pastel. »

Il murmura, flatté :

« Vous trouvez ?

– Oui, c’est un art délicat où il faut beaucoup de distinction.Ça n’est pas fait pour les maçons de la peinture.

Depuis douze ans elle accentuait son penchant vers l’artdistingué, combattait ses retours vers la simple réalité, et pardes considérations d’élégance mondaine, elle le poussait tendrementvers un idéal de grâce un peu maniéré et factice.

Elle demanda :

« Comment est-elle, la princesse ? »

Il dut lui donner mille détails de toute sorte, ces détailsminutieux où se complaît la curiosité jalouse et subtile desfemmes, en passant des remarques sur la toilette aux considérationssur l’esprit.

Et soudain :

« Est-elle coquette avec vous ? »

Il rit et jura que non.

Alors, posant ses deux mains sur les épaules du peintre, elle leregarda fixement. L’ardeur de l’interrogation faisait frémir lapupille ronde au milieu de l’iris bleu taché d’imperceptiblespoints noirs comme des éclaboussures d’encre.

Elle murmura de nouveau :

« Bien vrai, elle n’est pas coquette ?

– Oh ! bien vrai. »

Elle ajouta :

« Je suis tranquille d’ailleurs. Vous n’aimerez plus que moimaintenant. C’est fini, fini pour d’autres. Il est trop tard, monpauvre ami. »

Il fut effleuré par ce léger frisson pénible qui frôle le cœurdes hommes mûrs quand on leur parle de leur âge, et il murmura:

« Aujourd’hui, demain, comme hier, il n’y a eu et il n’y auraque vous en ma vie, Any. »

Elle lui prit alors le bras, et retournant vers le divan, le fitasseoir à côté d’elle.

« À quoi pensiez-vous ?

– Je cherche un sujet de tableau.

– Quoi donc ?

– Je ne sais pas, puisque je cherche.

– Qu’avez-vous fait ces jours-ci ? »

Il dut lui raconter toutes les visites qu’il avait reçues, lesdîners et les soirées, les conversations et les potins. Ilss’intéressaient l’un et l’autre d’ailleurs à toutes ces chosesfutiles et familières de l’existence mondaine. Les petitesrivalités, les liaisons connues ou soupçonnées, les jugements toutfaits, mille fois redits, mille fois entendus, sur les mêmespersonnes, les mêmes événements et les mêmes opinions, emportaientet noyaient leurs esprits dans ce fleuve trouble et agité qu’onappelle la vie parisienne. Connaissant tout le monde, dans tous lesmondes, lui comme artiste devant qui toutes les portes s’étaientouvertes, elle comme femme élégante d’un député conservateur, ilsétaient exercés à ce sport de la causerie française fine, banale,aimablement malveillante, inutilement spirituelle, vulgairementdistinguée qui donne une réputation particulière et très enviée àceux dont la langue s’est assouplie à ce bavardage médisant.

« Quand venez-vous dîner ? demanda-t-elle tout à coup.

– Quand vous voudrez. Dites votre jour.

– Vendredi. J’aurai la duchesse de Mortemain, les Corbelle etMusadieu, pour fêter le retour de ma fillette qui arrive ce soir.Mais ne le dites pas. C’est un secret.

– Oh ! mais oui, j’accepte. Je serai ravi de retrouverAnnette. Je ne l’ai pas vue depuis trois ans.

– C’est vrai ! Depuis trois ans ! »

Élevée d’abord à Paris chez ses parents, Annette était devenuel’affection dernière et passionnée de sa grand-mère, Mme Paradin,qui, presque aveugle, demeurait toute l’année dans la propriété deson gendre, au château de Roncières, dans l’Eure. Peu à peu, lavieille femme avait gardé de plus en plus l’enfant près d’elle et,comme les Guilleroy passaient presque la moitié de leur vie en cedomaine où les appelaient sans cesse des intérêts de toute sorte,agricoles et électoraux, on avait fini par ne plus amener à Parisque de temps en temps la fillette, qui préférait d’ailleurs la vielibre et remuante de la campagne à la vie cloîtrée de la ville.

Depuis trois ans elle n’y était même pas venue une seule fois,la comtesse préférant l’en tenir tout à fait éloignée, afin de nepoint éveiller en elle un goût nouveau avant le jour fixé pour sonentrée dans le monde. Mme de Guilleroy lui avait donné là-bas deuxinstitutrices fort diplômées, et elle multipliait ses voyagesauprès de sa mère et de sa fille. Le séjour d’Annette au châteauétait d’ailleurs rendu presque nécessaire par la présence de lavieille femme.

Autrefois, Olivier Bertin allait chaque été passer six semainesou deux mois à Roncières ; mais depuis trois ans desrhumatismes l’avaient entraîné en des villes d’eaux lointaines quiavaient tellement ravivé son amour de Paris, qu’il ne le pouvaitplus quitter en y rentrant.

La jeune fille, en principe, n’aurait dû revenir qu’à l’automne,mais son père avait brusquement conçu un projet de mariage pourelle, et il la rappelait afin qu’elle rencontrât immédiatementcelui qu’il lui destinait comme fiancé, le marquis de Farandal.Cette combinaison, d’ailleurs, était tenue très secrète, et seulOlivier Bertin en avait reçu la confidence de Mme de Guilleroy.

Donc il demanda :

« Alors, l’idée de votre mari est bien arrêtée ?

– Oui, je la crois même très heureuse. »

Puis ils parlèrent d’autres choses.

Elle revint à la peinture et voulut le décider à faire unChrist. Il résistait, jugeant qu’il y en avait déjà assez par lemonde ; mais elle tenait bon, obstinée, et elles’impatientait.

« Oh ! si je savais dessiner, je vous montrerais mapensée ; ce serait très nouveau, très hardi. On le descend dela croix et l’homme qui a détaché les mains laisse échapper tout lehaut du corps. Il tombe et s’abat sur la foule qui lève les braspour le recevoir et le soutenir. Comprenez-vous bien ? »

Oui, il comprenait ; il trouvait même la conceptionoriginale, mais il se sentait dans une veine de modernité, et,comme son amie était étendue sur le divan, un pied tombant, chausséd’un fin soulier, et donnant à l’œil la sensation de la chair àtravers le bas presque transparent, il s’écria :

« Tenez, tenez, voilà ce qu’il faut peindre, voilà la vie : unpied de femme au bord d’une robe ! On peut mettre toutlà-dedans, de la vérité, du désir, de la poésie. Rien n’est plusgracieux, plus joli qu’un pied de femme, et quel mystèreensuite ; la jambe cachée, perdue et devinée sous cetteétoffe ! »

S’étant assis par terre, à la turque, il saisit le soulier etl’enleva ; et le pied, sorti de sa gaine de cuir, s’agitacomme une petite bête remuante, surprise d’être laissée libre.

Bertin répétait :

« Est-ce fin, et distingué, et matériel, plus matériel que lamain. Montrez votre main, Any ! »

Elle avait de longs gants, montant jusqu’au coude. Pour en ôterun, elle le prit tout en haut par le bord et vivement le fitglisser, en le retournant à la façon d’une peau de serpent qu’onarrache. Le bras apparut, pâle, gras, rond, dévêtu si vite qu’ilfit surgir l’idée d’une nudité complète et hardie.

Alors, elle tendit sa main en la laissant pendre au bout dupoignet. Les bagues brillaient sur ses doigts blancs ; et lesongles roses, très effilés, semblaient des griffes amoureusespoussées au bout de cette mignonne patte de femme.

Olivier Bertin, doucement, la maniait en l’admirant. Il faisaitremuer les doigts comme des joujoux de chair, et il disait :

« Quelle drôle de chose ! Quelle drôle de chose ! Quelgentil petit membre, intelligent et adroit, qui exécute tout cequ’on veut, des livres, de la dentelle, des maisons, des pyramides,des locomotives, de la pâtisserie, ou des caresses, ce qui estencore sa meilleure besogne. »

Il enlevait les bagues une à une ; et comme l’alliance, unfil d’or, tombait à son tour, il murmura en souriant :

« La loi. Saluons.

– Bête ! » dit-elle un peu froissée.

Il avait toujours eu l’esprit gouailleur, cette tendancefrançaise qui mêle une apparence d’ironie aux sentiments les plussérieux, et souvent il la contristait sans le vouloir, sans savoirsaisir les distinctions subtiles des femmes et discerner leslimites des départements sacrés, comme il disait. Elle se fâchaitsurtout chaque fois qu’il parlait avec une nuance de blaguefamilière de leur liaison si longue qu’il affirmait être le plusbel exemple d’amour du XIXe siècle. Elle demanda après un silence:

« Vous nous mènerez au vernissage, Annette et moi ?

– Je crois bien. »

Alors, elle l’interrogea sur les meilleures toiles du prochainSalon, dont l’ouverture devait avoir lieu dans quinze jours.

Mais soudain, saisie peut-être par le souvenir d’une courseoubliée :

« Allons, donnez-moi mon soulier. Je m’en vais. »

Il jouait rêveusement avec la chaussure légère en la tournant etla retournant dans ses mains distraites.

Il se pencha, baisa le pied qui semblait flotter entre la robeet le tapis et qui ne remuait plus, un peu refroidi par l’air, puisil le chaussa ; et Mme de Guilleroy s’étant levée, alla versla table où traînaient des papiers des lettres ouvertes, vieilleset récentes, à côté d’un encrier de peintre où l’encre ancienneétait séchée. Elle regardait d’un œil curieux, touchait auxfeuilles, les soulevait pour voir dessous.

Il dit en s’approchant d’elle :

« Vous allez déranger mon désordre. »

Sans répondre, elle demanda :

« Quel est ce monsieur qui veut acheter vosBaigneuses ?

– Un Américain que je ne connais pas.

– Avez-vous consenti pour la Chanteuse des rues ?

– Oui. Dix mille.

– Vous avez bien fait. C’était gentil, mais pas exceptionnel.Adieu, cher. »

Elle tendit alors sa joue, qu’il effleura d’un calmebaiser ; et elle disparut sous la portière, après avoir dit, ami-voix :

« Vendredi, huit heures. Je ne veux point que vous mereconduisiez. Vous le savez bien. Adieu. »

Quand elle fut partie, il ralluma d’abord une cigarette, puis semit à marcher à pas lents à travers son atelier. Tout le passé decette liaison se déroulait devant lui.

Il se rappelait les détails lointains disparus, les recherchaiten les enchaînant l’un à l’autre, s’intéressait tout seul à cettechasse aux souvenirs.

C’était au moment où il venait de se lever comme un astre surl’horizon du Paris artiste, alors que les peintres avaient accaparétoute la faveur du public et peuplaient un quartier d’hôtelsmagnifiques gagnés en quelques coups de pinceau.

Bertin, après son retour de Rome, en 1864, était demeuréquelques années sans succès et sans renom ; puis soudain, en1868, il exposa sa Cléopâtre et fut en quelques jours porté auxnues par la critique et le public.

En 1872, après la guerre, après que la mort d’Henri Regnault eutfait à tous ses confrères une sorte de piédestal de gloire, uneJocaste, sujet hardi, classa Bertin parmi les audacieux, bien queson exécution sagement originale le fît goûter quand même par lesacadémiques. En 1873, une première médaille le mit hors concoursavec sa Juive d’Alger qu’il donna au retour d’un voyage enAfrique ; et un portrait de la princesse de Salia, en 1874, lefit considérer, dans le monde élégant, comme le premierportraitiste de son époque. De ce jour, Il devint le peintre chéride la Parisienne et des Parisiennes, l’interprète le plus adroit etle plus ingénieux de leur grâce, de leur tournure, de leur nature.En quelques mois toutes les femmes en vue à Paris sollicitèrent lafaveur d’être reproduites par lui. Il se montra difficile et se fitpayer fort cher.

Or, comme il était à la mode et faisait des visites à la façond’un simple homme du monde, il aperçut un jour, chez la duchesse deMortemain, une jeune femme en grand deuil, sortant alors qu’ilentrait, et dont la rencontre sous une porte l’éblouit d’une jolievision de grâce et d’élégance.

Ayant demandé son nom, il apprit qu’elle s’appelait la comtessede Guilleroy, femme d’un hobereau normand, agronome et député,qu’elle portait le deuil du père de son mari, qu’elle étaitspirituelle, très admirée et recherchée.

Il dit aussitôt, encore ému de cette apparition qui avait séduitson œil d’artiste :

« Ah ! en voilà une dont je ferais volontiers le portrait.»

Le mot dès le lendemain fut répété à la jeune femme et il reçut,le soir même, un petit billet teinté de bleu très vaguementparfumé, d’une écriture régulière et fine, montant un peu de gaucheà droite, et qui disait :

Monsieur,

La duchesse de Mortemain sort de chez moi et m’assure que vousseriez disposé à faire, avec ma pauvre figure, un de voschefs-d’œuvre. Je vous la confierais bien volontiers si j’étaiscertaine que vous n’avez point dit une parole en l’air et que vousvoyez en moi quelque chose qui puisse être reproduit et idéalisépar vous.

Croyez, Monsieur, à mes sentiments très distingués.

Anne de Guilleroy.

Il répondit en demandant quand il pourrait se présenter chez lacomtesse, et il fut très simplement invité à déjeuner le lundisuivant.

C’était au premier étage, boulevard Malesherbes, dans une grandeet luxueuse maison moderne. Ayant traversé un vaste salon tendu desoie bleue à encadrements de bois, blanc et or, on fit entrer lepeintre dans une sorte de boudoir à tapisseries du siècle dernierclaires et coquettes, ces tapisseries à la Watteau, aux nuancestendres, aux sujets gracieux, qui semblent faites, dessinées etexécutées par des ouvriers rêvassant d’amour.

Il venait de s’asseoir quand la comtesse parut. Elle marchait silégèrement qu’il ne l’avait point entendue traverser l’appartementvoisin, et il fut surpris en l’apercevant. Elle lui tendit la maind’une façon familière.

« Alors, c’est vrai, dit-elle, que vous voulez bien faire monportrait.

– J’en serai très heureux, Madame. »

Sa robe noire, étroite, la faisait très mince, lui donnait l’airtout jeune, un air grave pourtant que démentait sa tête souriante,tout éclairée par ses cheveux blonds. Le comte entra, tenant par lamain une petite fille de six ans.

Mme de Guilleroy présenta :

« Mon mari. »

C’était un homme de petite taille, sans moustaches, aux jouescreuses, ombrées, sous la peau, par la barbe rasée.

Il avait un peu l’air d’un prêtre ou d’un acteur, les cheveuxlongs rejetés en arrière, des manières polies, et autour de labouche deux grands plis circulaires descendant des joues au mentonet qu’on eût dit creusés par l’habitude de parler en public.

Il remercia le peintre avec une abondance de phrases quirévélait l’orateur. Depuis longtemps il avait envie de faire fairele portrait de sa femme, et certes, c’est M. Olivier Bertin qu’ilaurait choisi, s’il n’avait craint un refus, car il savait combienil était harcelé de demandes.

Il fut donc convenu, avec beaucoup de politesses de part etd’autre, qu’il amènerait dès le lendemain la comtesse à l’atelier.Il se demandait cependant, à cause du grand deuil qu’elle portait,s’il ne vaudrait pas mieux attendre, mais le peintre déclara qu’ilvoulait traduire la première émotion reçue et ce contrastesaisissant de la tête si vive, si fine, lumineuse sous la cheveluredorée, avec le noir austère du vêtement.

Elle vint donc le lendemain avec son mari, et les jours suivantsavec sa fille, qu’on asseyait devant une table chargée de livresd’images.

Olivier Bertin, selon sa coutume, se montrait fort réservé. Lesfemmes du monde l’inquiétaient un peu, car il ne les connaissaitguère. Il les supposait en même temps rouées et niaises, hypocriteset dangereuses, futiles et encombrantes. Il avait eu, chez lesfemmes du demi-monde, des aventures rapides dues à sa renommée, àson esprit amusant, à sa taille d’athlète élégant et à sa figureénergique et brune. Il les préférait donc et aimait avec elles leslibres allures et les libres propos, accoutumé aux mœurs faciles,drolatiques et joyeuses des ateliers et des coulisses qu’ilfréquentait. Il allait dans le monde pour la gloire et non pour lecœur, s’y plaisait par vanité, y recevait des félicitations et descommandes, y faisait la roue devant les belles damescomplimenteuses, sans jamais leur faire la cour. Ne se permettantpoint près d’elles les plaisanteries hardies et les parolespoivrées, il les jugeait bégueules, et passait pour avoir bon ton.Toutes les fois qu’une d’elles était venue poser chez lui, il avaitsenti, malgré les avances qu’elle faisait pour lui plaire, cettedisparité de race qui empêche de confondre, bien qu’ils se mêlent,les artistes et les mondains. Derrière les sourires et derrièrel’admiration, qui chez les femmes est toujours un peu factice, ildevinait l’obscure réserve mentale de l’être qui se juge d’essencesupérieure. Il en résultait chez lui un petit sursaut d’orgueil,des manières plus respectueuses, presque hautaines, et à côté d’unevanité dissimulée de parvenu traité en égal par des princes et desprincesses, une fierté d’homme qui doit à son intelligence unesituation analogue à celle donnée aux autres par leur naissance. Ondisait de lui, avec une légère surprise : « Il est extrêmement bienélevé ! » Cette surprise, qui le flattait, le froissait enmême temps, car elle indiquait des frontières.

La gravité voulue et cérémonieuse du peintre gênait un peu Mmede Guilleroy, qui ne trouvait rien à dire à cet homme si froid,réputé spirituel.

Après avoir installé sa petite fille, elle venait s’asseoir surun fauteuil auprès de l’esquisse commencée, et elle s’efforçait,selon la recommandation de l’artiste, de donner de l’expression àsa physionomie.

Vers le milieu de la quatrième séance, il cessa tout à coup depeindre et demanda :

« Qu’est-ce qui vous amuse le plus dans la vie ? »

Elle demeura embarrassée.

« Mais je ne sais pas ! Pourquoi cette question ?

– Il me faut une pensée heureuse dans ces yeux-là, et je ne l’aipas encore vue.

– Eh bien, tâchez de me faire parler, j’aime beaucoupcauser.

– Vous êtes gaie ?

– Très gaie.

– Causons, Madame. »

Il avait dit « Causons, Madame » d’un ton très grave, puis, seremettant à peindre, il tâta avec elle quelques sujets, cherchantun point sur lequel leurs esprits se rencontreraient. Ilscommencèrent par échanger leurs observations sur les gens qu’ilsconnaissaient, puis ils parlèrent d’eux-mêmes, ce qui est toujoursla plus agréable et la plus attachante des causeries.

En se retrouvant le lendemain, ils se sentirent plus à l’aise,et Bertin, voyant qu’il plaisait et qu’il amusait, se mit àraconter des détails de sa vie d’artiste, mit en liberté sessouvenirs avec le tour d’esprit fantaisiste qui lui étaitparticulier.

Accoutumée à l’esprit composé des littérateurs de salon, ellefut surprise par cette verve un peu folle, qui disait les chosesfranchement en les éclairant d’une ironie, et tout de suite ellerépliqua sur le même ton, avec une grâce fine et hardie.

En huit jours elle l’eut conquis et séduit par cette bonnehumeur, cette franchise et cette simplicité. Il avait complètementoublié ses préjugés contre les femmes du monde, et auraitvolontiers affirmé qu’elles seules ont du charme et de l’entrain.Tout en peignant, debout devant sa toile, avançant et reculant avecdes mouvements d’homme qui combat, il laissait couler ses penséesfamilières, comme s’il eût connu depuis longtemps cette jolie femmeblonde et noire, faite de soleil et de deuil, assise devant lui,qui riait en l’écoutant et qui lui répondait gaiement avec tantd’animation qu’elle perdait la pose à tout moment.

Tantôt il s’éloignait d’elle, fermait un œil, se penchait pourbien découvrir tout l’ensemble de son modèle, tantôt ils’approchait tout près pour noter les moindres nuances de sonvisage, les plus fuyantes expressions, et saisir et rendre ce qu’ily a dans une figure de femme de plus que l’apparence visible, cetteémanation d’idéale beauté, ce reflet de quelque chose qu’on ne saitpas, l’intime et redoutable grâce propre à chacune, qui fait quecelle-là sera aimée éperdument par l’un et non par l’autre.

Un après-midi, la petite fille vint se planter devant la toile,avec un grand sérieux d’enfant, et demanda :

« C’est maman, dis ? »

Il la prit dans ses bras pour l’embrasser, flatté de cet hommagenaïf à la ressemblance de son œuvre.

Un autre jour, comme elle paraissait très tranquille onl’entendit tout à coup déclarer d’une petite voix triste :

« Maman, je m’ennuie. »

Et le peintre fut tellement ému par cette première plainte,qu’il fit apporter, le lendemain, tout un magasin de jouets àl’atelier.

La petite Annette étonnée, contente et toujours réfléchie, lesmit en ordre avec grand soin, pour les prendre l’un après l’autre,suivant le désir du moment. À dater de ce cadeau, elle aima lepeintre, comme aiment les enfants, de cette amitié animale etcaressante qui les rend si gentils et si capteurs des âmes.

Mme de Guilleroy prenait goût aux séances. Elle était fortdésœuvrée, cet hiver-là, se trouvant en deuil ; donc, le mondeet les fêtes lui manquant, elle enferma dans cet atelier tout lesouci de sa vie.

Fille d’un commerçant parisien fort riche et hospitalier, mortdepuis plusieurs années, et d’une femme toujours malade que le soinde sa santé tenait au lit six mois sur douze, elle était devenue,toute jeune, une parfaite maîtresse de maison, sachant recevoir,sourire causer, discerner les gens, et distinguer ce qu’on devaitdire à chacun, tout de suite à l’aise dans la vie, clairvoyante etsouple. Quand on lui présenta comme fiancé le comte de Guilleroy,elle comprit aussitôt les avantages que ce mariage lui apporterait,et les admit sans aucune contrainte, en fille réfléchie, qui saitfort bien qu’on ne peut tout avoir, et qu’il faut faire le bilan dubon et du mauvais en chaque situation.

Lancée dans le monde, recherchée surtout parce qu’elle étaitjolie et spirituelle, elle vit beaucoup d’hommes lui faire la coursans perdre une seule fois le calme de son cœur, raisonnable commeson esprit.

Elle était coquette, cependant, d’une coquetterie agressive etprudente qui ne s’avançait jamais trop loin. Les compliments luiplaisaient, les désirs éveillés la caressaient, pourvu qu’elle pûtparaître les ignorer ; et quand elle s’était sentie tout unsoir dans un salon encensée par les hommages, elle dormait bien, enfemme qui a accompli sa mission sur terre. Cette existence, quidurait à présent depuis sept ans, sans la fatiguer, sans luiparaître monotone, car elle adorait cette agitation incessante dumonde, lui laissait pourtant parfois désirer d’autres choses. Leshommes de son entourage, avocats politiques, financiers ou gens decercle désœuvrés, l’amusaient un peu comme des acteurs ; etelle ne les prenait pas trop au sérieux, bien qu’elle estimât leursfonctions, leurs places et leurs titres.

Le peintre lui plut d’abord par tout ce qu’il avait en lui denouveau pour elle. Elle s’amusait beaucoup dans l’atelier, riait detout son cœur, se sentait spirituelle, et lui savait gré del’agrément qu’elle prenait aux séances. Il lui plaisait aussi parcequ’il était beau, fort et célèbre, aucune femme, bien qu’ellesprétendent, n’étant indifférente à la beauté physique et à lagloire. Flattée d’avoir été remarquée par cet expert, disposée à lejuger fort bien à son tour, elle avait découvert chez lui unepensée alerte et cultivée, de la délicatesse, de la fantaisie, unvrai charme d’intelligence et une parole colorée, qui semblaitéclairer ce qu’elle exprimait.

Une intimité rapide naquit entre eux, et la poignée de mainqu’ils se donnaient quand elle entrait semblait mêler quelque chosede leur cœur un peu plus chaque jour.

Alors, sans aucun calcul, sans aucune détermination réfléchie,elle sentit croître en elle le désir naturel de le séduire, et ycéda. Elle n’avait rien prévu, rien combiné ; elle futseulement coquette, avec plus de grâce, comme on l’est par instinctenvers un homme qui vous plaît davantage que les autres ; etelle mit dans toutes ses manières avec lui, dans ses regards et sessourires, cette glu de séduction que répand autour d’elle la femmeen qui s’éveille le besoin d’être aimée.

Elle lui disait des choses flatteuses qui signifiaient : « Jevous trouve fort bien, Monsieur », et elle le faisait parlerlongtemps, pour lui montrer, en l’écoutant avec attention, combienil lui inspirait d’intérêt. Il cessait de peindre, s’asseyait prèsd’elle, et, dans cette surexcitation d’esprit que provoquel’ivresse de plaire, il avait des crises de poésie, de drôlerie oude philosophie, suivant les jours.

Elle s’amusait quand il était gai ; quand il était profond,elle tâchait de le suivre en ses développements, sans y parvenirtoujours ; et lorsqu’elle pensait à autre chose, elle semblaitl’écouter avec des airs d’avoir si bien compris, de tant jouir decette initiation, qu’il s’exaltait à la regarder l’entendre, émud’avoir découvert une âme fine, ouverte et docile, en qui la penséetombait comme une graine.

Le portrait avançait et s’annonçait fort bien, le peintre étantarrivé à l’état d’émotion nécessaire pour découvrir toutes lesqualités de son modèle, et les exprimer avec l’ardeur convaincuequi est l’inspiration des vrais artistes.

Penché vers elle, épiant tous les mouvements de sa figure,toutes les colorations de sa chair, toutes les ombres de la peau,toutes les expressions et les transparences des yeux, tous lessecrets de sa physionomie, il s’était imprégné d’elle comme uneéponge se gonfle d’eau ; et transportant sur sa toile cetteémanation de charme troublant que son regard recueillait, et quicoulait, ainsi qu’une onde, de sa pensée à son pinceau, il endemeurait étourdi, grisé comme s’il avait bu de la grâce defemme.

Elle le sentait s’éprendre d’elle, s’amusait à ce jeu, à cettevictoire de plus en plus certaine, et s’y animait elle-même.

Quelque chose de nouveau donnait à son existence une saveurnouvelle, éveillait en elle une joie mystérieuse. Quand elleentendait parler de lui, son cœur battait un peu plus vite, et elleavait envie de dire, – une de ces envies qui ne vont jamaisjusqu’aux lèvres – : « Il est amoureux de moi. » Elle étaitcontente quand on vantait son talent, et plus encore peut-êtrequand on le trouvait beau. Quand elle pensait à lui, toute seule,sans indiscrets pour la troubler, elle s’imaginait vraiment s’êtrefait là un bon ami, qui se contenterait toujours d’une cordialepoignée de main.

Lui, souvent, au milieu de la séance, posait brusquement lapalette sur son escabeau, allait prendre en ses bras la petiteAnnette, et tendrement l’embrassait sur les yeux ou dans lescheveux, en regardant la mère, comme pour dire : « C’est vous, cen’est pas l’enfant que j’embrasse ainsi. »

De temps en temps, d’ailleurs, Mme de Guilleroy n’amenait plussa fille, et venait seule. Ces jours-là on ne travaillait guère, oncausait davantage.

Elle fut en retard un après-midi. Il faisait froid. C’était à lafin de février. Olivier était rentré de bonne heure, comme ilfaisait maintenant, chaque fois qu’elle devait venir, car ilespérait toujours qu’elle arriverait en avance. En l’attendant, ilmarchait de long en large et il fumait, et il se demandait, surprisde se poser cette question pour la centième fois depuis huit jours,« Est-ce que je suis amoureux ? » Il n’en savait rien, nel’ayant pas encore été vraiment. Il avait eu des caprices trèsvifs, même assez longs, sans les prendre jamais pour de l’amour.Aujourd’hui il s’étonnait de ce qu’il sentait en lui.

L’aimait-il ? Certes, il la désirait à peine, n’ayant pasréfléchi à la possibilité d’une possession. Jusqu’ici, dès qu’unefemme lui avait plu, le désir l’avait aussitôt envahi, lui faisanttendre les mains vers elle, comme pour cueillir un fruit, sans quesa pensée intime eût été jamais profondément troublée par sonabsence ou par sa présence.

Le désir de celle-ci l’avait à peine effleuré, et semblaitblotti, caché derrière un autre sentiment plus puissant, encoreobscur et à peine éveillé. Olivier avait cru que l’amour commençaitpar des rêveries, par des exaltations poétiques. Ce qu’iléprouvait, au contraire, lui paraissait provenir d’une émotionindéfinissable, bien plus physique que morale. Il était nerveux,vibrant, inquiet comme lorsqu’une maladie germe en nous. Rien dedouloureux cependant ne se mêlait à cette fièvre du sang quiagitait aussi sa pensée, par contagion. Il n’ignorait pas que cetrouble venait de Mme de Guilleroy, du souvenir qu’elle luilaissait et de l’attente de son retour. Il ne se sentait pas jetévers elle, par un élan de tout son être, mais il la sentaittoujours présente en lui, comme si elle ne l’eût pas quitté ;elle lui abandonnait quelque chose d’elle en s’en allant, quelquechose de subtil et d’inexprimable. Quoi ? Était-ce del’amour ? Maintenant, il descendait en son propre cœur pourvoir et pour comprendre. Il la trouvait charmante, mais elle nerépondait pas au type de la femme idéale, que son espoir aveugleavait créé. Quiconque appelle l’amour, a prévu les qualités moraleset les dons physiques de celle qui le séduira ; et Mme deGuilleroy, bien qu’elle lui plût infiniment, ne lui paraissait pasêtre celle-là.

Mais pourquoi l’occupait-elle ainsi, plus que les autres, d’unefaçon différente, incessante ?

Était-il tombé simplement dans le piège tendu de sa coquetterie,qu’il avait flairé et compris depuis longtemps, et, circonvenu parses manœuvres, subissait-il l’influence de cette fascinationspéciale que donne aux femmes la volonté de plaire ?

Il marchait, s’asseyait, repartait, allumait des cigarettes etles jetait aussitôt ; et il regardait à tout instantl’aiguille de sa pendule, allant vers l’heure ordinaire d’une façonlente et immuable.

Plusieurs fois déjà, il avait hésité à soulever, d’un coupd’ongle, le verre bombé sur les deux flèches d’or qui tournaient,et à pousser la grande du bout du doigt jusqu’au chiffre qu’elleatteignait si paresseusement.

Il lui semblait que cela suffirait pour que la porte s’ouvrît etque l’attendue apparût, trompée et appelée par cette ruse. Puis ils’était mis à sourire de cette envie enfantine obstinée etdéraisonnable.

Il se posa enfin cette question : « Pourrai-je devenir sonamant ? » Cette idée lui parut singulière, peu réalisable,guère poursuivable aussi à cause des complications qu’elle pourraitamener dans sa vie.

Pourtant cette femme lui plaisait beaucoup, et il conclut : «Décidément, je suis dans un drôle d’état. »

La pendule sonna, et le bruit de l’heure le fit tressaillir,ébranlant ses nerfs plus que son âme. Il l’attendit avec cetteimpatience que le retard accroît de seconde en seconde. Elle étaittoujours exacte ; donc, avant dix minutes, il la verraitentrer. Quand les dix minutes furent passées, il se sentittourmenté comme à l’approche d’un chagrin, puis irrité qu’elle luifît perdre du temps, puis il comprit brusquement que si elle nevenait pas, il allait beaucoup souffrir. Que ferait-il ? Ill’attendrait !-Non, -il sortirait, afin que si, par hasard,elle arrivait fort en retard, elle trouvât l’atelier vide.

Il sortirait, mais quand ? Quelle latitude luilaisserait-il ? Ne vaudrait-il pas mieux rester et lui fairecomprendre, par quelques mots polis et froids, qu’il n’était pas deceux qu’on fait poser’ ? Et si elle ne venait pas ? Alorsil recevrait une dépêche, une carte, un domestique ou uncommissionnaire ? Si elle ne venait pas, qu’allait-ilfaire ? C’était une journée perdue : il ne pourrait plustravailler. Alors ?… Alors, il irait prendre de ses nouvelles,car il avait besoin de la voir.

C’était vrai, il avait besoin de la voir, un besoin profond,oppressant, harcelant. Qu’était cela ? de l’amour ? Maisil ne se sentait ni exaltation dans la pensée, ni emportement dansles sens, ni rêverie dans l’âme, en constatant que, si elle nevenait pas ce jour-là, il souffrirait beaucoup.

Le timbre de la rue retentit dans l’escalier du petit hôtel, etOlivier Bertin se sentit tout à coup un peu haletant, puis sijoyeux, qu’il fit une pirouette en jetant sa cigarette enl’air.

Elle entra ; elle était seule.

Il eut une grande audace, immédiatement.

« Savez-vous ce que je me demandais en vous attendant ?

– Mais non, je ne sais pas.

– Je me demandais si je n’étais pas amoureux de vous.

– Amoureux de moi ! vous devenez fou ! »

Mais elle souriait, et son sourire disait : « C’est gentil, jesuis très contente. »

Elle reprit :

« Voyons, vous n’êtes pas sérieux ; pourquoi faites-vouscette plaisanterie ? »

Il répondit :

« Je suis très sérieux, au contraire. Je ne vous affirme pas queje suis amoureux de vous, mais je me demande si je ne suis pas entrain de le devenir.

– Qu’est-ce qui vous fait penser ainsi ?

– Mon émotion quand vous n’êtes pas là, mon bonheur quand vousarrivez. »

Elle s’assit.

« Oh ! ne vous inquiétez pas pour si peu. Tant que vousdormirez bien et que vous dînerez avec appétit il n’y aura pas dedanger. »

Il se mit à rire.

« Et si je perds le sommeil et le manger !

– Prévenez-moi.

– Et alors ?

– Je vous laisserai vous guérir en paix.

– Merci bien. »

Et sur le thème de cet amour, ils marivaudèrent toutl’après-midi. Il en fut de même les jours suivants. Acceptant celacomme une drôlerie spirituelle et sans importance, elle lequestionnait avec bonne humeur en entrant.

« Comment va votre amour aujourd’hui ? »

Et il lui disait, sur un ton sérieux et léger, tous les progrèsde ce mal, tout le travail intime, continu, profond de la tendressequi naît et grandit. Il s’analysait minutieusement devant elle,heure par heure, depuis la séparation de la veille, avec une façonbadine de professeur qui fait un cours ; et elle l’écoutaitintéressée, un peu émue, troublée aussi par cette histoire quisemblait celle d’un livre dont elle était l’héroïne. Quand il avaiténuméré, avec des airs galants et dégagés, tous les soucis dont ildevenait la proie, sa voix, par moments, se faisait tremblante enexprimant par un mot ou seulement par une intonationl’endolorissement de son cœur.

Et toujours elle l’interrogeait, vibrante de curiosité, les yeuxfixés sur lui, l’oreille avide de ces choses un peu inquiétantes àentendre, mais si charmantes à écouter.

Quelquefois, en venant près d’elle pour rectifier la pose, illui prenait la main et essayait de la baiser. D’un mouvement vifelle lui ôtait ses doigts des lèvres et fronçant un peu lessourcils :

« Allons, travaillez », disait-elle.

Il se remettait au travail, mais cinq minutes ne s’étaient pasécoulées sans qu’elle lui posât une question pour le rameneradroitement au seul sujet qui les occupât.

En son cœur maintenant elle sentait naître des craintes. Ellevoulait bien être aimée, mais pas trop. Sûre de n’être pasentraînée, elle redoutait de le laisser s’aventurer trop loin, etde le perdre, forcée de le désespérer après avoir parul’encourager. S’il avait fallu cependant renoncer à cette tendre etmarivaudante amitié, à cette causerie qui coulait, roulant desparcelles d’amour comme un ruisseau dont le sable est plein d’or,elle aurait ressenti un gros chagrin, un chagrin pareil à undéchirement.

Quand elle sortait de chez elle pour se rendre à l’atelier dupeintre, une joie l’inondait, vive et chaude, la rendait légère etjoyeuse. En posant sa main sur la sonnette de l’hôtel d’Olivier,son cœur battait d’impatience, et le tapis de l’escalier était leplus doux que ses pieds eussent jamais pressé.

Cependant Bertin devenait sombre, un peu nerveux, souventirritable.

Il avait des impatiences aussitôt comprimées, maisfréquentes.

Un jour, comme elle venait d’entrer, il s’assit à côté d’elle,au lieu de se mettre à peindre, et il lui dit :

« Madame, vous ne pouvez ignorer maintenant que ce n’est pas uneplaisanterie, et que je vous aime follement. »

Troublée par ce début, et voyant venir la crise redoutée, elleessaya de l’arrêter, mais il ne l’écoutait plus. L’émotiondébordait de son cœur, et elle dut l’entendre, pâle, tremblante,anxieuse. Il parla longtemps, sans rien demander, avec tendresse,avec tristesse, avec une résignation désolée ; et elle selaissa prendre les mains qu’il conserva dans les siennes. Ils’était agenouillé sans qu’elle y prît garde, et avec un regardd’halluciné il la suppliait de ne pas lui faire de mal ! Quelmal ? Elle ne comprenait pas et n’essayait pas de comprendre,engourdie dans un chagrin cruel de le voir souffrir, et ce chagrinétait presque du bonheur. Tout à coup, elle vit des larmes dans sesyeux et fut tellement émue, qu’elle fit : « Oh ! » prête àl’embrasser comme on embrasse les enfants qui pleurent. Il répétaitd’une voix très douce : « Tenez, tenez, je souffre trop », et toutà coup, gagnée par cette douleur, par la contagion des larmes, ellesanglota, les nerfs affolés, les bras frémissants, prêts às’ouvrir.

Quand elle se sentit tout à coup enlacée par lui et baiséepassionnément sur les lèvres, elle voulut crier, lutter, lerepousser, mais elle se jugea perdue tout de suite, car elleconsentait en résistant, elle se donnait en se débattant, ellel’étreignait en criant : « Non, non, je ne veux pas. »

Elle demeura ensuite bouleversée, la figure sous ses mains, puistout à coup, elle se leva, ramassa son chapeau tombé sur le tapis,le posa sur sa tête et se sauva, malgré les supplications d’Olivierqui la retenait par sa robe.

Dès qu’elle fut dans la rue, elle eut envie de s’asseoir au borddu trottoir, tant elle se sentait écrasée, les jambes rompues. Unfiacre passait, elle l’appela et dit au cocher : « Allez doucement,promenez-moi où vous voudrez. » Elle se jeta dans la voiture,referma la portière, se blottit au fond, se sentant seule derrièreles glaces relevées, seule pour songer.

Pendant quelques minutes, elle n’eut dans la tête que le bruitdes roues et les secousses des cahots. Elle regardait les maisons,les gens à pied, les autres en fiacre, les omnibus, avec des yeuxvides qui ne voyaient rien ; elle ne pensait à rien non plus,comme si elle se fût donné du temps, accordé un répit avant d’oserréfléchir à ce qui s’était passé.

Puis, comme elle avait l’esprit prompt et nullement lâche, ellese dit : « Voilà, je suis une femme perdue. » Et pendant quelquesminutes encore, elle demeura sous l’émotion, sous la certitude dumalheur irréparable, épouvantée comme un homme tombé d’un toit etqui ne remue point encore, devinant qu’il a les jambes brisées etne le voulant point constater.

Mais au lieu de s’affoler sous la douleur qu’elle attendait etdont elle redoutait l’atteinte, son cœur, au sortir de cettecatastrophe, restait calme et paisible ; il battait lentement,doucement, après cette chute dont son âme était accablée, et nesemblait point prendre part à l’effarement de son esprit.

Elle répéta, à voix haute, comme pour l’entendre et s’enconvaincre : « Voilà, je suis une femme perdue. » Aucun écho desouffrance ne répondit dans sa chair à cette plainte de saconscience.

Elle se laissa bercer quelque temps par le mouvement de fiacre,remettant à tout à l’heure les raisonnements qu’elle aurait à fairesur cette situation cruelle. Non, elle ne souffrait pas. Elle avaitpeur de penser, voilà tout, peur de savoir, de comprendre et deréfléchir ; mais, au contraire, il lui semblait sentir dansl’être obscur et impénétrable que crée en nous la lutte incessantede nos penchants et de nos volontés, une invraisemblablequiétude.

Après une demi-heure, peut-être, de cet étrange repos,comprenant enfin que le désespoir appelé ne viendrait pas, ellesecoua cette torpeur et murmura : « C’est drôle, je n’ai presquepas de chagrin. »

Alors elle commença à se faire des reproches. Une colères’élevait en elle, contre son aveuglement et sa faiblesse. Commentn’avait-elle pas prévu cela ? compris que l’heure de cettelutte devait venir ? que cet homme lui plaisait assez pour larendre lâche ? et que dans les cœurs les plus droits le désirsouffle parfois comme un coup de vent qui emporte la volonté.

Mais quand elle se fut durement réprimandée et méprisée, elle sedemanda avec terreur ce qui allait arriver.

Son premier projet fut de rompre avec le peintre et de ne leplus jamais revoir.

À peine eut-elle pris cette résolution que mille raisons vinrentaussitôt la combattre.

Comment expliquerait-elle cette brouille ? Que dirait-elleà son mari ? La vérité soupçonnée ne serait-elle paschuchotée, puis répandue partout ?

Ne valait-il pas mieux, pour sauver les apparences, jouervis-à-vis d’Olivier Bertin lui-même l’hypocrite comédie del’indifférence et de l’oubli, et lui montrer qu’elle avait effacécette minute de sa mémoire et de sa vie ?

Mais le pourrait-elle ? aurait-elle l’audace de paraître nese rappeler de rien, de regarder avec un étonnement indigné en luidisant : « Que me voulez-vous ? » l’homme dont vraiment elleavait partagé la rapide et brutale émotion ?

Elle réfléchit longtemps et s’y décida néanmoins, aucune autresolution ne lui paraissant possible.

Elle irait chez lui le lendemain, avec courage, et lui feraitcomprendre aussitôt ce qu’elle voulait, ce qu’elle exigeait de lui.Il fallait que jamais un mot, une allusion, un regard, ne pût luirappeler cette honte.

Après avoir souffert, car il souffrirait aussi, il en prendraitassurément son parti, en homme loyal et bien élevé, et demeureraitdans l’avenir ce qu’il avait été jusque-là.

Dès que cette nouvelle résolution fut arrêtée, elle donna aucocher son adresse, et rentra chez elle, en proie à un abattementprofond, à un désir de se coucher, de ne voir personne, de dormir,d’oublier. S’étant enfermée dans sa chambre, elle demeura jusqu’audîner étendue sur sa chaise longue, engourdie, ne voulant plusoccuper son âme de cette pensée pleine de dangers.

Elle descendit à l’heure précise, étonnée d’être si calme etd’attendre son mari avec sa figure ordinaire. Il parut, portantdans ses bras leur fille ; elle lui serra la main et embrassal’enfant, sans qu’aucune angoisse l’agitât.

M. de Guilleroy s’informa de ce qu’elle avait fait. Ellerépondit avec indifférence, qu’elle avait posé comme tous lesjours.

« Et le portrait, est-il beau ? dit-il.

– Il vient fort bien. »

À son tour, il parla de ses affaires qu’il aimait raconter enmangeant, de la séance de la Chambre et de la discussion du projetde loi sur la falsification des denrées.

Ce bavardage, qu’elle supportait bien d’ordinaire, l’irrita, luifit regarder avec plus d’attention l’homme vulgaire et phraseur quis’intéressait à ces choses ; mais elle souriait en l’écoutant,et répondait aimablement, plus gracieuse même que de coutume, pluscomplaisante pour ces banalités. Elle pensait en le regardant : «Je l’ai trompé. C’est mon mari, et je l’ai trompé. Est-cebizarre ? Rien ne peut plus empêcher cela, rien ne peut pluseffacer cela ! J’ai fermé les yeux. J’ai consenti pendantquelques secondes, pendant quelques secondes seulement, au baiserd’un homme, et je ne suis plus une honnête femme. Quelques secondesdans ma vie, quelques secondes qu’on ne peut supprimer, ont amenépour moi ce petit fait irréparable, si grave, si court, un crime,le plus honteux pour une femme… et je n’éprouve point de désespoir.Si on me l’eût dit hier, je ne l’aurais pas cru. Si on me l’eûtaffirmé, j’aurais aussitôt songé aux affreux remords dont jedevrais être aujourd’hui déchirée. Et je n’en ai pas, presque pas.»

M. de Guilleroy sortit après dîner, comme il faisait presquetous les jours.

Alors elle prit sur ses genoux sa petite fille et pleura enl’embrassant ; elle pleura des larmes sincères, larmes de laconscience, non point larmes du cœur.

Mais elle ne dormit guère.

Dans les ténèbres de sa chambre, elle se tourmenta davantage desdangers que pouvait lui créer l’attitude du peintre ; et lapeur lui vint de l’entrevue du lendemain et des choses qu’il luifaudrait dire, en le regardant en face.

Levée tôt, elle demeura sur sa chaise longue durant toute lamatinée, s’efforçant de prévoir ce qu’elle avait à craindre, cequ’elle aurait à répondre, d’être prête pour toutes lessurprises.

Elle partit de bonne heure, afin de réfléchir encore enmarchant.

Il ne l’attendait guère et se demandait, depuis la veille, cequ’il devait faire vis-à-vis d’elle.

Après son départ, après cette fuite, à laquelle il n’avait pasosé s’opposer, il était demeuré seul, écoutant encore, bien qu’ellefût loin déjà, le bruit de ses pas, de sa robe, et de la porteretombant, poussée par une main éperdue.

Il restait debout, plein d’une joie ardente, profonde,bouillante. Il l’avait prise, elle ! Cela s’était passé entreeux ! Était-ce possible ? Après la surprise de cetriomphe, il le savourait, et pour le mieux goûter, il s’assit, secoucha presque sur le divan où il l’avait possédée.

Il y resta longtemps, plein de cette pensée qu’elle était samaîtresse, et qu’entre eux, entre cette femme qu’il avait tantdésirée et lui, s’était noué en quelques moments le lien mystérieuxqui attache secrètement deux êtres l’un à l’autre. Il gardait entoute sa chair encore frémissante le souvenir aigu de l’instantrapide où leurs lèvres s’étaient rencontrées, où leurs corpss’étaient unis et mêlés pour tressaillir ensemble du grand frissonde la vie.

Il ne sortit point ce soir-là, pour se repaître de cettepensée ; il se coucha tôt, tout vibrant de bonheur.

À peine éveillé, le lendemain, il se posa cette question : « Quedois-je faire ? » À une cocotte, à une actrice, il eût envoyédes fleurs ou même un bijou ; mais il demeurait torturé deperplexité devant cette situation nouvelle.

Assurément, il fallait écrire. Quoi ?… Il griffonna,ratura, déchira, recommença vingt lettres, qui toutes luisemblaient blessantes, odieuses, ridicules.

Il aurait voulu exprimer en termes délicats et charmeurs lareconnaissance de son âme, ses élans de tendresse folle, ses offresde dévouement sans fin ; mais il ne découvrait, pour dire ceschoses passionnées et pleines de nuances, que des phrases connues,des expressions banales, grossières ou puériles.

Il renonça donc à l’idée d’écrire, et se décida à l’aller voir,dès que l’heure de la séance serait passée, car il pensait bienqu’elle ne viendrait pas.

S’enfermant alors dans l’atelier, il s’exalta devant leportrait, les lèvres chatouillées de l’envie de se poser sur lapeinture où quelque chose d’elle était fixé ; et de moment enmoment, il regardait dans la rue par la fenêtre. Toutes les robesapparues au loin lui donnaient un battement de cœur. Vingt fois ilcrut la reconnaître, puis, quand la femme aperçue était passée, ils’asseyait un moment, accablé comme après une déception.

Soudain, il la vit, douta, prit sa jumelle, la reconnut, etbouleversé par une émotion violente, s’assit pour l’attendre.

Quand elle entra, il se précipita sur les genoux et voulut luiprendre les mains ; mais elle les retira brusquement, et commeil demeurait à ses pieds, saisi d’angoisse et les yeux levés verselle, elle lui dit avec hauteur :

« Que faites-vous donc, Monsieur, je ne comprends pas cetteattitude ? »

Il balbutia :

« Oh ! Madame, je vous supplie… »

Elle l’interrompit durement.

« Relevez-vous, vous êtes ridicule. »

Il se releva, effaré, murmurant :

« Qu’avez-vous ? Ne me traitez pas ainsi, je vousaime !… »

Alors, en quelques mots rapides et secs, elle lui signifia savolonté, et régla la situation.

« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ! Ne meparlez jamais de votre amour, ou je quitterai cet atelier pour n’ypoint revenir. Si vous oubliez, une seule fois, cette condition dema présence ici, vous ne me reverrez plus. »

Il la regardait, affolé par cette dureté qu’il n’avait pointprévue ; puis il comprit et murmura :

« J’obéirai, Madame. »

Elle répondit :

« Très bien, j’attendais cela de vous ! Maintenanttravaillez, car vous êtes long à finir ce portrait. »

Il prit donc sa palette et se mit à peindre ; mais sa maintremblait, ses yeux troublés regardaient sans voir ; il avaitenvie de pleurer, tant il se sentait le cœur meurtri.

Il essaya de lui parler ; elle répondit à peine. Comme iltentait de lui dire une galanterie sur son teint, elle l’arrêtad’un ton si cassant qu’il eut tout à coup une de ces fureursd’amoureux qui changent en haine la tendresse. Ce fut, dans son âmeet dans son corps, une grande secousse nerveuse, et tout de suite,sans transition, il la détesta. Oui, oui, c’était bien cela, lafemme ! Elle était pareille aux autres, elle aussi !Pourquoi pas ? Elle était fausse, changeante et faible commetoutes. Elle l’avait attiré, séduit par des ruses de fille,cherchant à l’affoler sans rien donner ensuite, le provoquant pourse refuser, employant pour lui toutes les manœuvres des lâchescoquettes qui semblent toujours prêtes à se dévêtir, tant quel’homme qu’elles rendent pareil aux chiens des rues n’est pashaletant de désir.

Tant pis pour elle, après tout ; il l’avait eue, il l’avaitprise. Elle pouvait éponger son corps et lui répondre insolemment,elle n’effacerait rien, et il l’oublierait, lui. Vraiment, ilaurait fait une belle folie en s’embarrassant d’une maîtressepareille qui aurait mangé sa vie d’artiste avec des dentscapricieuses de jolie femme.

Il avait envie de siffler, ainsi qu’il faisait devant sesmodèles ; mais comme il sentait son énervement grandir etqu’il redoutait de faire quelque sottise, il abrégea la séance,sous prétexte d’un rendez-vous. Quand ils se saluèrent en seséparant, ils se croyaient assurément plus loin l’un de l’autre quele jour où ils s’étaient rencontrés chez la duchesse deMortemain.

Dès qu’elle fut partie, il prit son chapeau et son pardessus etil sortit. Un soleil froid, dans un ciel bleu ouaté de brume,jetait sur la ville une lumière pâle, un peu fausse et triste.

Lorsqu’il eut marché quelque temps, d’un pas rapide et irrité,en heurtant les passants, pour ne point dévier de la ligne droite,sa grande fureur contre elle s’émietta en désolations et enregrets. Après qu’il se fut répété tous les reproches qu’il luifaisait, il se souvint, en voyant passer d’autres femmes, combienelle était jolie et séduisante. Comme tant d’autres qui nel’avouent point, il avait toujours attendu l’impossible rencontre,l’affection rare, unique, poétique et passionnée, dont le rêveplane sur nos cœurs. N’avait-il pas failli trouver cela ?N’était-ce pas elle qui lui aurait donné ce presque impossiblebonheur ? Pourquoi donc est-ce que rien ne se réalise ?Pourquoi ne peut-on rien saisir de ce qu’on poursuit, ou n’enatteint-on que des parcelles, qui rendent plus douloureuse cettechasse aux déceptions ?

Il n’en voulait plus à la jeune femme, mais à la vie elle-même.Maintenant qu’il raisonnait, pourquoi lui en aurait-il voulu àelle ? Que pouvait-il lui reprocher, après tout ? –d’avoir été aimable, bonne et gracieuse pour lui – tandis qu’ellepouvait lui reprocher, elle, de s’être conduit comme unmalfaiteur !

Il rentra plein de tristesse. Il aurait voulu lui demanderpardon, se dévouer pour elle, faire oublier, et il chercha ce qu’ilpourrait tenter pour qu’elle comprît combien il serait, jusqu’à lamort, docile désormais à toutes ses volontés.

Or, le lendemain, elle arriva accompagnée de sa fille, avec unsourire si morne, avec un air si chagrin, que le peintre crut voirdans ces pauvres yeux bleus, jusque-là si gais, toute la peine,tout le remords, toute la désolation de ce cœur de femme. Il futremué de pitié, et pour qu’elle oubliât, il eut pour elle, avec unedélicate réserve, les plus fines prévenances. Elle y répondit avecdouceur, avec bonté, avec l’attitude lasse et brisée d’une femmequi souffre.

Et lui, en la regardant, repris d’une folle idée de l’aimer etd’être aimé, il se demandait comment elle n’était pas plus fâchée,comment elle pouvait revenir encore, l’écouter et lui répondre,avec ce souvenir entre eux.

Du moment qu’elle pouvait le revoir, entendre sa voix etsupporter en face de lui la pensée unique qui ne devait pas laquitter, c’est qu’alors cette pensée ne lui était pas devenueodieusement intolérable. Quand une femme hait l’homme qui l’aviolée, elle ne peut plus se trouver devant lui sans que cettehaine éclate. Mais cet homme ne peut non plus lui demeurerindifférent. Il faut qu’elle le déteste ou qu’elle lui pardonne. Etquand elle pardonne cela, elle n’est pas loin d’aimer.

Tout en peignant avec lenteur, il raisonnait par petitsarguments précis, clairs et sûrs ; il se sentait lucide, fort,maître à présent des événements.

Il n’avait qu’à être prudent, qu’à être patient, qu’à êtredévoué, et il la reprendrait, un jour ou l’autre.

Il sut attendre. Pour la rassurer et la reconquérir, il eut desruses à son tour, des tendresses dissimulées sous d’apparentsremords, des attentions hésitantes et des attitudes indifférentes.Tranquille dans la certitude du bonheur prochain, que lui importaitun peu plus tôt, un peu plus tard. Il éprouvait même un plaisirbizarre et raffiné à ne se point presser, à la guetter, à se dire :« Elle a peur » en la voyant venir toujours avec son enfant.

Il sentait qu’entre eux se faisait un lent travail derapprochement, et que dans les regards de la comtesse quelque chosed’étrange, de contraint, de douloureusement doux, apparaissait, cetappel d’une âme qui lutte, d’une volonté qui défaille et qui sembledire : « Mais, force-moi donc ! »

Au bout de quelque temps, elle revint seule, rassurée par saréserve. Alors il la traita en amie, en camarade, lui parla de savie, ses projets, de son art, comme à un frère.

Séduite par cet abandon, elle prit avec joie ce rôle deconseillère, flattée qu’il la distinguât ainsi des autres femmes etconvaincue que son talent gagnerait de la délicatesse à cetteintimité intellectuelle. Mais à force de la consulter et de luimontrer de la déférence, il la fit passer, naturellement, desfonctions de conseillère au sacerdoce d’inspiratrice. Elle trouvacharmant d’étendre ainsi son influence sur le grand homme, etconsentit à peu près à ce qu’il l’aimât en artiste, puisqu’elleinspirait ses œuvres.

Ce fut un soir, après une longue causerie sur les maîtresses despeintres illustres, qu’elle se laissa glisser dans ses bras. Elle yresta, cette fois, sans essayer de fuir, et lui rendit sesbaisers.

Alors, elle n’eut plus de remords, mais le vague sentiment d’unedéchéance, et pour répondre aux reproches de sa raison, elle crut àune fatalité. Entraînée vers lui par son cœur qui était vierge, etpar son âme qui était vide, la chair conquise par la lentedomination des caresses, elle s’attacha peu à peu, commes’attachent les femmes tendres, qui aiment pour la premièrefois.

Chez lui, ce fut une crise d’amour aigu, sensuel et poétique. Illui semblait parfois qu’il s’était envolé, un jour, les mainstendues, et qu’il avait pu étreindre à pleins bras le rêve ailé etmagnifique qui plane toujours sur nos espérances.

Il avait fini le portrait de la comtesse, le meilleur, certes,qu’il eût peint, car il avait su voir et fixer ce je ne sais quoid’inexprimable que presque jamais un peintre ne dévoile, ce reflet,ce mystère, cette physionomie de l’âme qui passe, insaisissable,sur les visages.

Puis des mois s’écoulèrent, et puis des années qui desserrèrentà peine le lien qui unissait l’un à l’autre la comtesse deGuilleroy et le peintre Olivier Bertin. Ce n’était plus chez luil’exaltation des premiers temps, mais une affection calmée,profonde, une sorte d’amitié amoureuse dont il avait prisl’habitude.

Chez elle, au contraire, grandit sans cesse l’attachementpassionné, l’attachement obstiné de certaines femmes qui se donnentà un homme pour tout à fait et pour toujours. Honnêtes et droitesdans l’adultère comme elles auraient pu l’être dans le mariage,elles se vouent à une tendresse unique dont rien ne les détournera.Non seulement elles aiment leur amant, mais elles veulent l’aimer,et les yeux uniquement sur lui, elles occupent tellement leur cœurde sa pensée, que rien d’étranger n’y peut plus entrer. Elles ontlié leur vie avec résolution, comme on se lie les mains, avant desauter à l’eau du haut d’un pont, lorsqu’on sait nager et qu’onveut mourir.

Mais à partir du moment où la comtesse se fut donnée ainsi, ellese sentit assaillie de craintes sur la constance d’Olivier Bertin.Rien ne le tenait que sa volonté d’homme, son caprice, son goûtpassager pour une femme rencontrée un jour comme il en avait déjàrencontré tant d’autres ! Elle le sentait si libre et sifacile à tenter, lui qui vivait sans devoirs, sans habitudes etsans scrupules, comme tous les hommes ! Il était beau garçon,célèbre, recherché, ayant à la portée de ses désirs vite éveilléstoutes les femmes du monde dont la pudeur est si fragile, et toutesles femmes d’alcôve ou de théâtre prodigues de leurs faveurs avecdes gens comme lui. Une d’elles, un soir, après souper, pouvait lesuivre et lui plaire et le garder.

Elle vécut donc dans la terreur de le perdre, épiant sesallures, ses attitudes, bouleversée par un mot, pleine d’angoissedès qu’il admirait une autre femme, vantait le charme d’un visage,ou la grâce d’une tournure. Tout ce qu’elle ignorait de sa vie lafaisait trembler, et tout ce qu’elle en savait l’épouvantait. Àchacune de leurs rencontres, elle devenait ingénieuse àl’interroger, sans qu’il s’en aperçût, pour lui faire dire sesopinions sur les gens qu’il avait vus, sur les maisons où il avaitdîné, sur les impressions les plus légères de son esprit. Dèsqu’elle croyait deviner l’influence possible de quelqu’un, elle lacombattait avec une prodigieuse astuce, avec d’innombrablesressources.

Oh ! souvent elle pressentit ces courtes intrigues, sansracines profondes, qui durent huit ou quinze jours, de temps entemps, dans l’existence de tout artiste en vue.

Elle avait, pour ainsi dire, l’intuition du danger, avant mêmed’être prévenue de l’éveil d’un désir nouveau chez Olivier, parl’air de fête que prennent les yeux et le visage d’un homme quesurexcite une fantaisie galante.

Alors elle commençait à souffrir ; elle ne dormait plus quedes sommeils troublés par les tortures du doute. Pour lesurprendre, elle arrivait chez lui sans l’avoir prévenu, lui jetaitdes questions qui semblaient naïves, tâtait son cœur, écoutait sapensée, comme on tâte, comme on écoute, pour connaître le mal cachédans un être.

Et elle pleurait sitôt qu’elle était seule, sûre qu’on allait lelui prendre cette fois, lui voler cet amour à qui elle tenait sifort parce qu’elle y avait mis, avec toute sa volonté, toute saforce d’affection, toutes ses espérances et tous ses rêves.

Aussi, quand elle le sentait revenir à elle, après ces rapideséloignements, elle éprouvait à le reprendre, à le reposséder commeune chose perdue et retrouvée, un bonheur muet et profond quiparfois, quand elle passait devant une église, la jetait dedanspour remercier Dieu.

La préoccupation de lui plaire toujours, plus qu’aucune autre,et de le garder contre toutes, avait fait de sa vie entière uncombat ininterrompu de coquetterie. Elle avait lutté pour lui,devant lui, sans cesse, par la grâce, par la beauté, parl’élégance. Elle voulait que partout où il entendrait parlerd’elle, on vantât son charme, son goût, son esprit et sestoilettes. Elle voulait plaire aux autres pour lui et les séduireafin qu’il fût fier et jaloux d’elle. Et chaque fois qu’elle ledevina jaloux, après l’avoir fait un peu souffrir elle luiménageait un triomphe qui ravivait son amour en excitant savanité.

Puis comprenant qu’un homme pouvait toujours rencontrer, par lemonde, une femme dont la séduction physique serait plus puissante,étant nouvelle, elle eut recours à d’autres moyens : elle le flattaet le gâta.

D’une façon discrète et continue, elle fit couler l’éloge surlui ; elle le berça d’admiration et l’enveloppa decompliments, afin que, partout ailleurs, il trouvât l’amitié etmême la tendresse un peu froides et incomplètes, afin que sid’autres l’aimaient aussi, il finît par s’apercevoir qu’aucune nele comprenait comme elle.

Elle fit de sa maison, de ses deux salons où il entrait sisouvent, un endroit où son orgueil d’artiste était attiré autantque son cœur d’homme, l’endroit de Paris où il aimait le mieuxvenir parce que toutes ses convoitises y étaient en même tempssatisfaites.

Non seulement, elle apprit à découvrir tous ses goûts, afin delui donner en les rassasiant chez elle, une impression de bien-êtreque rien ne remplacerait, mais elle sut en faire naître denouveaux, lui créer des gourmandises de toute sorte, matérielles ousentimentales, des habitudes de petits soins, d’affection,d’adoration, de flatterie ! Elle s’efforça de séduire ses yeuxpar des élégances, son odorat par des parfums, son oreille par descompliments et sa bouche par des nourritures.

Mais lorsqu’elle eut mis en son âme et en sa chair decélibataire égoïste et fêté une multitude de petits besoinstyranniques, lorsqu’elle fut bien certaine qu’aucune maîtressen’aurait comme elle le souci de les surveiller et de les entretenirpour le ligoter par toutes les menues jouissances de la vie, elleeut peur tout à coup, en le voyant se dégoûter de sa propre maison,se plaindre sans cesse de vivre seul, et, ne pouvant venir chezelle qu’avec toutes les réserves imposées par la société, chercherau Cercle, chercher partout les moyens d’adoucir son isolement,elle eut peur qu’il ne songeât au mariage.

En certains jours, elle souffrait tellement de toutes cesinquiétudes, qu’elle désirait la vieillesse pour en avoir fini aveccette angoisse-là, et se reposer dans une affection refroidie etcalme.

Les années passèrent, cependant, sans les désunir. La chaîneattachée par elle était solide, et elle en refaisait les anneaux àmesure qu’ils s’usaient. Mais toujours soucieuse, elle surveillaitle cœur du peintre comme on surveille un enfant qui traverse unerue pleine de voitures, et chaque jour encore elle redoutaitl’événement inconnu, dont la menace est suspendue sur nous.

Le comte, sans soupçons et sans jalousie, trouvait naturellecette intimité de sa femme et d’un artiste fameux qui était reçupartout avec de grands égards. À force de se voir, les deux hommes,habitués l’un à l’autre, avaient fini par s’aimer.

Chapitre 2

 

Quand Bertin entra, le vendredi soir, chez son amie, où ildevait dîner pour fêter le retour d’Annette de Guilleroy, il netrouva encore, dans le petit salon Louis XV que M. de Musadieu, quivenait d’arriver.

C’était un vieil homme d’esprit, qui aurait pu devenir peut-êtreun homme de valeur, et qui ne se consolait point de ce qu’iln’avait pas été.

Ancien conservateur des musées impériaux, il avait trouvé moyende se faire renommer inspecteur des Beaux-Arts sous la République,ce qui ne l’empêchait pas d’être, avant tout, l’ami des Princes, detous les Princes, des Princesses et des Duchesses de l’aristocratieeuropéenne, et le protecteur juré des artistes de toute sorte. Louéd’une intelligence alerte, capable de tout entrevoir, d’une grandefacilité de parole qui lui permettait de dire avec agrément leschoses les plus ordinaires d’une souplesse de pensée qui le mettaità l’aise dans tous les milieux, et d’un flair subtil de diplomatequi lui faisait juger les hommes à première vue, il promenait, desalon en salon, le long des jours et des soirs, son activitééclairée, inutile et bavarde.

Apte à tout faire, semblait-il, il parlait de tout avec unsemblant de compétence attachant et une clarté de vulgarisateur quile faisait fort apprécier des femmes du monde, à qui il rendait lesservices d’un bazar roulant d’érudition. Il savait, en effet,beaucoup de choses sans avoir jamais lu que les livresindispensables, mais il était au mieux avec les cinq Académies,avec tous les savants, tous les écrivains, tous les éruditsspécialistes qu’il écoutait avec discernement. Il savait oublieraussitôt les explications trop techniques ou inutiles à sesrelations, retenait fort bien les autres, et prêtait à cesconnaissances ainsi glanées un tour aisé, clair et bon enfant, quiles rendait faciles à comprendre comme des fabliaux scientifiques.Il donnait l’impression d’un entrepôt d’idées, d’un de ces vastesmagasins où on ne rencontre jamais les objets rares, mais où tousles autres sont à foison, à bon marché, de toute nature, de touteorigine, depuis les ustensiles de ménage jusqu’aux vulgairesinstruments de physique amusante ou de chirurgie domestique.

Les peintres, avec qui ses fonctions le laissaient en rapportconstant, le blaguaient et le redoutaient. Il leur rendait,d’ailleurs, des services, leur faisait vendre des tableaux, lesmettait en relations avec le monde, aimait les présenter, lesprotéger, les lancer, semblait se vouer à une œuvre mystérieuse defusion entre les mondains et les artistes, se faisait gloire deconnaître intimement ceux-ci, et d’entrer familièrement chezceux-là, de déjeuner avec le prince de Galles, de passage à Paris,et de dîner, le soir même, avec Paul Adelmans, Olivier Bertin etAmaury Maldant.

Bertin, qui l’aimait assez, le trouvant drôle, disait de lui : «C’est l’encyclopédie de Jules Verne, reliée en peau d’âne !»

Les deux hommes se serrèrent la main, et se mirent à parler dela situation politique, des bruits de guerre que Musadieu jugeaitalarmants, pour des raisons évidentes qu’il exposait fort bien,l’Allemagne ayant tout intérêt à nous écraser et à hâter ce momentattendu depuis dix-huit ans par M. de Bismarck ; tandisqu’Olivier Bertin prouvait, par des arguments irréfutables, que cescraintes étaient chimériques, l’Allemagne ne pouvant être assezfolle pour compromettre sa conquête dans une aventure toujoursdouteuse, et le Chancelier assez imprudent pour risquer, auxderniers jours de sa vie, son œuvre et sa gloire d’un seulcoup.

M. de Musadieu, cependant, semblait savoir des choses qu’il nevoulait pas dire. Il avait vu d’ailleurs un ministre dans lajournée et rencontré le grand-duc Wladimir, revenu de Cannes, laveille au soir.

L’artiste résistait et, avec une ironie tranquille, contestaitla compétence des gens les mieux informés. Derrière toutes cesrumeurs, on préparait des mouvements de bourse ! Seul, M. deBismarck devait avoir là-dessus une opinion arrêtée, peut-être.

M. de Guilleroy entra, serra les mains avec empressement, ens’excusant, par phrases onctueuses, de les avoir laissés seuls.

« Et vous, mon cher député, demanda le peintre, que pensez-vousdes bruits de guerre ? »

M. de Guilleroy se lança dans un discours. Il en savait plus quepersonne comme membre de la Chambre, et cependant il n’était pas dumême avis que la plupart de ses collègues. Non, il ne croyait pas àla probabilité d’un conflit prochain, à moins qu’il ne fût provoquépar la turbulence française et par les rodomontades des soi-disantpatriotes de la ligue. Et il fit de M. de Bismarck un portrait àgrands traits, un portrait à la Saint-Simon. Cet homme-là, on nevoulait pas le comprendre, parce qu’on prête toujours aux autres sapropre manière de penser, et qu’on les croit prêts à faire ce qu’onaurait fait à leur place. M. de Bismarck n’était pas un diplomatefaux et menteur, mais un franc, un brutal, qui criait toujours lavérité, annonçait toujours ses intentions. « Je veux la paix »,dit-il. C’était vrai, il voulait la paix, rien que la paix, et toutle prouvait d’une façon aveuglante depuis dix-huit ans, tout,jusqu’à ses armements, jusqu’à ses alliances, jusqu’à ce faisceaude peuples unis contre notre impétuosité. M. de Guilleroy conclutd’un ton profond, convaincu : « C’est un grand homme, un très grandhomme qui désire la tranquillité, mais qui croit seulement auxmenaces et aux moyens violents pour l’obtenir. En somme, Messieurs,un grand barbare.

– Qui veut la fin veut les moyens, reprit M. de Musadieu. Jevous accorde volontiers qu’il adore la paix si vous me concédezqu’il a toujours envie de faire la guerre pour l’obtenir. C’est làd’ailleurs une vérité indiscutable et phénoménale : on ne fait laguerre en ce monde que pour avoir la paix ! »

Un domestique annonçait : « Madame la duchesse de Mortemain.»

Dans les deux battants de la porte ouverte, apparut une grandeet forte femme, qui entra avec autorité.

Guilleroy, se précipitant, lui baisa les doigts et demanda :

« Comment allez-vous, Duchesse ? »

Les deux autres hommes la saluèrent avec une certainefamiliarité distinguée, car la duchesse avait des façons d’êtrecordiales et brusques.

Veuve du général-duc de Mortemain, mère d’une fille uniquemariée au prince de Salia, fille du marquis de Farandal, de grandeorigine et royalement riche, elle recevait dans son hôtel de la ruede Varenne toutes les notoriétés du monde entier, qui serencontraient et se complimentaient chez elle. Aucune Altesse netraversait Paris sans dîner à sa table, et aucun homme ne pouvaitfaire parler de lui sans qu’elle eût aussitôt le désir de leconnaître. Il fallait qu’elle le vît, qu’elle le fit causer,qu’elle le jugeât. Et cela l’amusait beaucoup, agitait sa vie,alimentait cette flamme de curiosité hautaine et bienveillante quibrûlait en elle.

Elle s’était à peine assise, quand le même domestique cria : «Monsieur le baron et madame la baronne de Corbelle. »

Ils étaient jeunes, le baron chauve et gros, la baronne fluette,élégante, très brune.

Ce couple avait une situation spéciale dans l’aristocratiefrançaise, due uniquement au choix scrupuleux de ses relations. Depetite noblesse, sans valeur, sans esprit, mû dans tous ses actespar un amour immodéré de ce qui est select, comme il faut etdistingué, il était parvenu, à force de hanter uniquement lesmaisons les plus princières, à force de montrer ses sentimentsroyalistes, pieux, corrects au suprême degré, à force de respectertout ce qui doit être respecté, de mépriser tout ce qui doit êtreméprisé, de ne jamais se tromper sur un point des dogmes mondains,de ne jamais hésiter sur un détail d’étiquette, à passer aux yeuxde beaucoup pour la fine fleur du high-life. Son opinion formaitune sorte de code du comme il faut, et sa présence dans une maisonconstituait pour elle un vrai titre d’honorabilité.

Les Corbelle étaient parents du comte de Guilleroy.

« Eh bien, dit la duchesse étonnée, et votre femme ?

– Un instant, un petit instant, demanda le comte. Il y a unesurprise, elle va venir. »

Quand Mme de Guilleroy, mariée depuis un mois, avait fait sonentrée dans le monde, elle fut présentée à la duchesse deMortemain, qui tout de suite l’aima, l’adopta, la patronna.

Depuis vingt ans, cette amitié ne s’était point démentie, etquand la duchesse disait « ma petite », on entendait encore en savoix l’émotion de cette toquade subite et persistante. C’est chezelle qu’avait eu lieu la rencontre du peintre et de lacomtesse.

Musadieu s’était approché, il demanda :

« La duchesse a-t-elle été voir l’exposition desIntempérants ?

– Non, qu’est-ce que c’est ?

– Un groupe d’artistes nouveaux, des impressionnistes à l’étatd’ivresse. Il y en a deux très forts. »

La grande dame murmura avec dédain :

« Je n’aime pas les plaisanteries de ces messieurs. »

Autoritaire, brusque, n’admettant guère d’autre opinion que lasienne, fondant la sienne uniquement sur la conscience de sasituation sociale, considérant, sans bien s’en rendre compte, lesartistes et les savants comme des mercenaires intelligents chargéspar Dieu d’amuser les gens du monde ou de leur rendre des services,elle ne donnait d’autre base à ses jugements que le degréd’étonnement et de plaisir irraisonné que lui procurait la vued’une chose, la lecture d’un livre ou le récit d’unedécouverte.

Grande, forte, lourde, rouge, parlant haut, elle passait pouravoir grand air parce que rien ne la troublait qu’elle osait toutdire et protégeait le monde entier, les princes détrônés par sesréceptions en leur honneur, et même le Tout-Puissant par seslargesses au clergé et ses dons aux églises.

Musadieu reprit :

« La duchesse sait-elle qu’on croit avoir arrêté l’assassin deMarie Lambourg ? »

Son intérêt s’éveilla brusquement, et elle répondit :

« Non, racontez-moi ça ? »

Et il narra les détails. Haut, très maigre, portant un giletblanc, de petits diamants comme boutons de chemise, il parlait sansgestes, avec un air correct qui lui permettait de dire les chosestrès osées dont il avait la spécialité. Fort myope, il semblait,malgré son pince-nez, ne jamais voir personne, et quand ils’asseyait on eût dit que toute l’ossature de son corps se courbaitsuivant la forme du fauteuil. Son torse plié devenait tout petit,s’affaissait comme si la colonne vertébrale eût été encaoutchouc ; ses jambes croisées l’une sur l’autre semblaientdeux rubans enroulés, et ses longs bras, retenus par ceux du siège,laissaient pendre des mains pâles, aux doigts interminables. Sescheveux et sa moustache teints artistement, avec des mèchesblanches habilement oubliées, étaient un sujet de plaisanteriefréquent.

Comme il expliquait à la duchesse que les bijoux de la fillepublique assassinée avaient été donnés en cadeau par le meurtrierprésumé à une autre créature de mœurs légères, la porte du grandsalon s’ouvrit de nouveau, toute grande, et deux femmes en toilettede dentelle blanche, blondes, dans une crème de malines, seressemblant comme deux sœurs d’âge très différent, l’une un peutrop mûre, l’autre un peu trop jeune, l’une un peu trop forte,l’autre un peu trop mince, s’avancèrent en se tenant par la tailleet en souriant.

On cria, on applaudit. Personne, sauf Olivier Bertin, ne savaitle retour d’Annette de Guilleroy, et l’apparition de la jeune filleà côté de sa mère qui, d’un peu loin, semblait presque aussifraîche et même plus belle, car, fleur trop ouverte, elle n’avaitpas fini d’être éclatante, tandis que l’enfant, à peine épanouie,commençait seulement à être jolie, les fit trouver charmantestoutes les deux.

La duchesse ravie, battant des mains, s’exclamait :

« Dieu ! qu’elles sont ravissantes et amusantes l’une àcôté de l’autre ! Regardez donc, Monsieur de Musadieu, commeelles se ressemblent ! »

On comparait ; deux opinions se formèrent aussitôt. D’aprèsMusadieu, les Corbelle et le comte de Guilleroy, la comtesse et safille ne se ressemblaient que par le teint, les cheveux, et surtoutles yeux, qui étaient tout à fait les mêmes, également tachetés depoints noirs, pareils à des minuscules gouttes d’encre tombées surl’iris bleu. Mais d’ici peu, quand la jeune fille serait devenueune femme, elles ne se ressembleraient presque plus.

D’après la duchesse, au contraire, et d’après Olivier Bertin,elles étaient en tout semblables, et seule la différence d’âge lesfaisait paraître différentes.

Le peintre disait :

« Est-elle changée, depuis trois ans ? Je ne l’aurais pasreconnue, je ne vais plus oser la tutoyer. »

La comtesse se mit à rire.

« Ah ! par exemple ! Je voudrais bien vous voir dire «vous » à Annette. »

La jeune fille, dont la future crânerie apparaissait sous desairs timidement espiègles, reprit :

« C’est moi qui n’oserai plus dire « tu » à M. Bertin. »

Sa mère sourit.

« Garde cette mauvaise habitude, je te la permets. Vous referezvite connaissance. »

Mais Annette remuait la tête.

« Non, non. Ça me gênerait. »

La duchesse, l’ayant embrassée, l’examinait en connaisseuseintéressée.

« Voyons, petite, regarde-moi bien en face. Oui, tu as tout àfait le même regard que ta mère ; tu seras pas mal dansquelque temps, quand tu auras pris du brillant. Il faut engraisser,pas beaucoup, mais un peu ; tu es maigrichonne. »

La comtesse s’écria :

« Oh ! ne lui dites pas cela.

– Et pourquoi ?

– C’est si agréable d’être mince ! Moi je vais me fairemaigrir. »

Mais Mme de Mortemain se fâcha, oubliant, dans la vivacité de sacolère, la présence d’une fillette.

« Ah toujours ! vous en êtes toujours à la mode des os,parce qu’on les habille mieux que la chair. Moi je suis de lagénération des femmes grasses ! Aujourd’hui c’est lagénération des femmes maigres ! Ça me fait penser aux vachesd’Égypte. Je ne comprends pas les hommes, par exemple, qui ontl’air d’admirer vos carcasses. De notre temps, ils demandaientmieux. »

Elle se tut au milieu des sourires, puis reprit :

« Regarde ta maman, petite, elle est très bien, juste à point,imite-la. »

On passait dans la salle à manger. Lorsqu’on fut assis, Musadieureprit la discussion.

« Moi, je dis que les hommes doivent être maigres, parce qu’ilssont fait pour des exercices qui réclament de l’adresse et del’agilité, incompatibles avec le ventre. Le cas des femmes est unpeu différent. Est-ce pas votre avis, Corbelle ? »

Corbelle fut perplexe, la duchesse étant forte, et sa proprefemme plus que mince ! Mais la baronne vint au secours de sonmari, et résolument se prononça pour la sveltesse. L’année d’avant,elle avait dû lutter contre un commencement d’embonpoint, qu’elledomina très vite.

Mme de Guilleroy demanda :

« Dites comment vous avez fait ? »

Et la baronne expliqua la méthode employée par toutes les femmesélégantes du jour. On ne buvait pas en mangeant. Une heure après lerepas seulement, on se permettait une tasse de thé, très chaud,brûlant. Cela réussissait à tout le monde. Elle cita des exemplesétonnants de grosses femmes devenues, en trois mois, plus fines quedes lames de couteau. La duchesse exaspérée s’écria :

« Dieu ! que c’est bête de se torturer ainsi ! Vousn’aimez rien, mais rien, pas même le champagne. Voyons, Bertin,vous qui êtes artiste, qu’en pensez-vous ?

– Mon Dieu, Madame, je suis peintre, je drape, ça m’estégal ! Si j’étais sculpteur, je me plaindrais.

– Mais vous êtes homme, que préférez-vous ?

– Moi ?… une… élégance un peu nourrie, ce que ma cuisinièreappelle un bon petit poulet de grain. Il n’est pas gras, il estplein et fin. »

La comparaison fit rire ; mais la comtesse incréduleregardait sa fille et murmurait :

« Non, c’est très gentil d’être maigre, les femmes qui restentmaigres ne vieillissent pas. »

Ce point-là fut encore discuté et partagea la société. Tout lemonde, cependant, se trouva à peu près d’accord sur ceci : qu’unepersonne très grasse ne devait pas maigrir trop vite.

Cette observation donna lieu à une revue des femmes connues dansle monde et à de nouvelles contestations sur leur grâce, leur chicet leur beauté. Musadieu jugeait la blonde marquise de Lochristincomparablement charmante, tandis que Bertin estimait sans rivaleMme Mandelière, brune, avec son front bas, ses yeux sombres et sabouche un peu grande, où ses dents semblaient luire.

Il était assis à côté de la jeune fille, et, tout à coup, setournant vers elle :

« Écoute bien, Nanette. Tout ce que nous disons là, tul’entendras répéter au moins une fois par semaine, jusqu’à ce quetu sois vieille. En huit jours tu sauras par cœur tout ce qu’onpense dans le monde, sur la politique, les femmes, les pièces dethéâtre et le reste. Il n’y aura qu’à changer les noms des gens oules titres des œuvres de temps en temps. Quand tu nous auras tousentendus exposer et défendre notre opinion, tu choisiraspaisiblement la tienne parmi celles qu’on doit avoir, et puis tun’auras plus besoin de penser à rien, jamais ; tu n’auras qu’àte reposer. »

La petite, sans répondre, leva sur lui un œil malin, où vivaitune intelligence jeune, alerte, tenue en laisse et prête àpartir.

Mais la duchesse et Musadieu, qui jouaient aux idées comme onjoue à la balle, sans s’apercevoir qu’ils se renvoyaient toujoursles mêmes, protestèrent au nom de la pensée et de l’activitéhumaines.

Alors Bertin s’efforça de démontrer combien l’intelligence desgens du monde, même les plus instruits, est sans valeur, sansnourriture et sans portée, combien leurs croyances sont pauvrementfondées, leur attention aux choses de l’esprit faible etindifférente, leurs goûts sautillants et douteux.

Saisi par un de ces accès d’indignation à moitié vrais, à moitiéfactices, que provoque d’abord le désir d’être éloquent, etqu’échauffe tout à coup un jugement clair, ordinairement obscurcipar la bienveillance, il montra comment les gens qui ont pourunique occupation dans la vie de faire des visites et de dîner enville se trouvent devenir, par une irrésistible fatalité, des êtreslégers et gentils, mais banals, qu’agitent vaguement des soucis descroyances et des appétits superficiels.

Il montra que rien chez eux n’est profond, ardent sincère, queleur culture intellectuelle étant nulle, et leur érudition unsimple vernis, ils demeurent, en somme des mannequins qui donnentl’illusion et font les gestes d’êtres d’élite qu’ils ne sont pas.Il prouva que les frêles racines de leurs instincts ayant poussédans les conventions, et non dans les réalités, ils n’aiment rienvéritablement, que le luxe même de leur existence est unesatisfaction de vanité et non l’apaisement d’un besoin raffiné deleur corps, car on mange mal chez eux, on y boit de mauvais vins,payés fort cher.

« Ils vivent, disait-il, à côté de tout, sans rien voir et rienpénétrer ; à côté de la science qu’ils ignorent à côté de lanature qu’ils ne savent pas regarder ; à côté du bonheur, carils sont impuissants à jouir ardemment de rien ; à côté de labeauté du monde ou de la beauté de l’art, dont ils parlent sansl’avoir découverte, et même sans y croire, car ils ignorentl’ivresse de goûter aux joies de la vie et de l’intelligence. Ilssont incapables de s’attacher à une chose jusqu’à l’aimeruniquement de s’intéresser à rien jusqu’à être illuminés par lebonheur de comprendre. »

Le baron de Corbelle crut devoir prendre la défense de la bonnecompagnie.

Il le fit avec des arguments inconsistants et irréfutables, deces arguments qui fondent devant la raison comme la neige au feu,et qu’on ne peut saisir, des arguments absurdes et triomphants decuré de campagne qui démontre Dieu. Il compara, pour finir, lesgens du monde aux chevaux de course qui ne servent à rien, à vraidire, mais qui sont la gloire de la race chevaline.

Bertin, gêné devant cet adversaire, gardait maintenant unsilence dédaigneux et poli. Mais, soudain, la bêtise du baronl’irrita, et interrompant adroitement son discours, il raconta, dulever jusqu’au coucher, sans rien omettre, la vie d’un homme bienélevé.

Tous les détails finement saisis dessinaient une silhouetteirrésistiblement comique. On voyait le monsieur habillé par sonvalet de chambre, exprimant d’abord au coiffeur qui le venait raserquelques idées générales, puis, au moment de la promenade matinale,interrogeant les palefreniers sur la santé des chevaux, puistrottant par les allées du bois, avec l’unique souci de saluer etd’être salué, puis déjeunant en face de sa femme, sortie en coupéde son côté, et ne lui parlant que pour énumérer le nom despersonnes aperçues le matin, puis allant jusqu’au soir, de salon ensalon, se retremper l’intelligence dans le commerce de sessemblables, et dînant chez un prince où était discutée l’attitudede l’Europe, pour finir ensuite la soirée au foyer de la danse, àl’Opéra, où ses timides prétentions de viveur étaient satisfaitesinnocemment par l’apparence d’un mauvais lieu.

Le portrait était si juste, sans que l’ironie en fût blessantepour personne, qu’un rire courait autour de la table.

La duchesse, secouée par une gaieté retenue de grosse personne,avait dans la poitrine de petites secousses discrètes. Elle ditenfin :

« Non, vraiment, c’est trop drôle, vous me ferez mourir de rire.»

Bertin, très excité, riposta :

« Oh ! Madame, dans le monde on ne meurt pas de rire. C’està peine si on rit. On a la complaisance, par bon goût, d’avoirl’air de s’amuser et de faire semblant de rire. On imite assez bienla grimace, on ne fait jamais la chose. Allez dans les théâtrespopulaires, vous verrez rire. Allez chez les bourgeois quis’amusent, vous verrez rire jusqu’à la suffocation ! Allezdans les chambrées de soldats, vous verrez des hommes étranglés,les yeux pleins de larmes, se tordre sur leur lit devant les farcesd’un loustic. Mais dans nos salons on ne rit pas. Je vous dis qu’onfait le simulacre de tout, même du rire. »

Musadieu l’arrêta :

« Permettez ; vous êtes sévère ! Vous-même, mon cher,il me semble pourtant que vous ne dédaignez pas ce monde que vousraillez si bien. »

Bertin sourit.

« Moi, je l’aime.

– Mais alors ?

– Je me méprise un peu comme un métis de race douteuse.

– Tout cela, c’est de la pose », dit la duchesse.

Et comme il se défendait de poser, elle termina la discussion endéclarant que tous les artistes aimaient à faire prendre aux gensdes vessies pour des lanternes.

La conversation, alors, devint générale, effleura tout, banaleet douce, amicale et discrète, et, comme le dîner touchait à safin, la comtesse, tout à coup, s’écria, en montrant ses verrespleins devant elle :

« Eh bien, je n’ai rien bu, rien, pas une goutte, nous verronssi je maigrirai. »

La duchesse, furieuse, voulut la forcer à avaler une gorgée oudeux d’eau minérale ; ce fut en vain, et elle s’écria :

« Oh ! la sotte ! voilà que sa fille va lui tourner latête. Je vous en prie, Guilleroy, empêchez votre femme de fairecette folie. »

Le comte, en train d’expliquer à Musadieu le système d’unebatteuse mécanique inventée en Amérique, n’avait pas entendu.

« Quelle folie, duchesse ?

– La folie de vouloir maigrir. »

Il jeta sur sa femme un regard bienveillant et indifférent.

« C’est que je n’ai pas pris l’habitude de la contrarier. »

La comtesse s’était levée en prenant le bras de sonvoisin ; le comte offrit le sien à la duchesse, et on passadans le grand salon, le boudoir du fond étant réservé auxréceptions de la journée.

C’était une pièce très vaste et très claire. Sur les quatremurs, de larges et beaux panneaux de soie bleu pâle à dessinsanciens enfermés en des encadrements blanc et or prenaient sous lalumière des lampes et du lustre une teinte lunaire douce et vive.Au milieu du principal, le portrait de la comtesse par OlivierBertin semblait habiter, animer l’appartement. Il y était chez lui,mêlait à l’air même du salon son sourire de jeune femme, la grâcede son regard, le charme léger de ses cheveux blonds. C’étaitd’ailleurs presque un usage, une sorte de pratique d’urbanité,comme le signe de croix en entrant dans les églises, decomplimenter le modèle sur l’œuvre du peintre chaque fois qu’ons’arrêtait devant.

Musadieu n’y manquait jamais. Son opinion de connaisseurcommissionné par l’État ayant une valeur d’expertise légale, il sefaisait un devoir d’affirmer souvent, avec conviction, lasupériorité de cette peinture.

« Vraiment, dit-il, voilà le plus beau portrait moderne que jeconnaisse. Il y a là-dedans une vie prodigieuse. »

Le comte de Guilleroy, chez qui l’habitude d’entendre vantercette toile avait enraciné la conviction qu’il possédait unchef-d’œuvre, s’approcha pour renchérir, et, pendant une minute oudeux, ils accumulèrent toutes les formules usitées et techniquespour célébrer les qualités apparentes et intentionnelles de cetableau.

Tous les yeux, levés vers le mur, semblaient ravis d’admiration,et Olivier Bertin, accoutumé à ces éloges, auxquels il ne prêtaitguère plus d’attention qu’on ne fait aux questions sur la santé,après une rencontre dans la rue, redressait cependant la lampe àréflecteur placée devant le portrait pour l’éclairer, le domestiquel’ayant posée, par négligence, un peu de travers.

Puis on s’assit, et le comte s’étant approché de la duchesse,elle lui dit :

« Je crois que mon neveu va venir me chercher et vous demanderune tasse de thé. »

Leurs désirs, depuis quelque temps, s’étaient rencontrés etdevinés, sans qu’ils se les fussent encore confiés, même par dessous-entendus.

Le frère de la duchesse de Mortemain, le marquis de Farandal,après s’être presque entièrement ruiné au jeu, était mort d’unechute de cheval, en laissant une veuve et un fils. Âgé maintenantde vingt-huit ans, ce jeune homme, un des plus convoités meneurs decotillon d’Europe, car on le faisait venir parfois à Vienne et àLondres pour couronner par des tours de valse des bals princiers,bien qu’à peu près sans fortune, demeurait par sa situation, par safamille, par son nom, par ses parentés presque royales, un deshommes les plus recherchés et les plus enviés de Paris.

Il fallait affermir cette gloire trop jeune, dansante etsportive, et après un mariage riche, très riche, remplacer lessuccès mondains par des succès politiques. Dès qu’il serait député,le marquis deviendrait, par ce seul fait, une des colonnes du trônefutur, un des conseillers du roi, un des chefs du parti.

La duchesse, bien renseignée, connaissait l’énorme fortune ducomte de Guilleroy, thésauriseur prudent logé dans un simpleappartement quand il aurait pu vivre en grand seigneur dans un desplus beaux hôtels de Paris. Elle savait ses spéculations toujoursheureuses, son flair subtil de financier, sa participation auxaffaires les plus fructueuses lancées depuis dix ans, et elle avaiteu la pensée de faire épouser à son neveu la fille du députénormand à qui ce mariage donnerait une influence prépondérante dansla société aristocratique de l’entourage des princes. Guilleroy,qui avait fait un mariage riche et multiplié par son adresse unebelle fortune personnelle, couvait maintenant d’autresambitions.

Il croyait au retour du roi et voulait, ce jour-là, être enmesure de profiter de cet événement de la façon la pluscomplète.

Simple député, il ne comptait pas pour grand-chose. Beau-père dumarquis de Farandal, dont les aïeux avaient été les familiersfidèles et préférés de la maison royale de France, il montait aupremier rang.

L’amitié de la duchesse pour sa femme prêtait en outre à cetteunion un caractère d’intimité très précieux, et par crainte qu’uneautre jeune fille se rencontrât qui plût subitement au marquis, ilavait fait revenir la sienne afin de hâter les événements.

Mme de Mortemain, pressentant ses projets et les devinant, yprêtait une complicité silencieuse, et, ce jour-là même, bienqu’elle n’eût pas été prévenue du brusque retour de la jeune fille,elle avait engagé son neveu à venir chez les Guilleroy, afin del’habituer, peu à peu, à entrer souvent dans cette maison.

Pour la première fois, le comte et la duchesse parlèrent à motscouverts de leurs désirs, et en se quittant, un traité d’allianceétait conclu.

On riait à l’autre bout du salon. M. de Musadieu racontait à labaronne de Corbelle la présentation d’une ambassade nègre auPrésident de la République, quand le marquis de Farandal futannoncé.

Il parut sur la porte et s’arrêta. Par un geste du bras rapideet familier, il posa un monocle sur son œil droit, et l’y laissacomme pour reconnaître le salon où il pénétrait, mais pour donner,peut-être, aux gens qui s’y trouvaient, le temps de le voir, etpour marquer son entrée. Puis, par un imperceptible mouvement de lajoue et du sourcil, il laissa retomber le morceau de verre au boutd’un cheveu de soie noire, et s’avança vivement vers Mme deGuilleroy dont il baisa la main tendue, en s’inclinant très bas. Ilen fit autant pour sa tante, puis il salua en serrant les autresmains, allant de l’un à l’autre avec une élégante aisance.

C’était un grand garçon à moustaches rousses, un peu chauvedéjà, taillé en officier, avec des allures anglaises de sportsman.On sentait, à le voir, un de ces hommes dont tous les membres sontplus exercés que la tête, et qui n’ont d’amour que pour les chosesoù se développent la force et l’activité physiques. Il étaitinstruit pourtant, car il avait appris et il apprenait encorechaque jour, avec une grande tension d’esprit, tout ce qu’il luiserait utile de savoir plus tard : l’histoire, en s’acharnant surles dates et en se méprenant sur les enseignements des faits, etles notions élémentaires d’économie politique nécessaires à undéputé, l’ABC de la sociologie à l’usage des classesdirigeantes.

Musadieu l’estimait, disant : « Ce sera un homme de valeur. »Bertin appréciait son adresse et sa vigueur. Ils allaient à la mêmesalle d’armes, chassaient ensemble souvent, et se rencontraient àcheval dans les allées du bois. Entre eux était née une sympathiede goûts communs, cette franc-maçonnerie instinctive que crée entredeux hommes un sujet de conversation tout trouvé, agréable à l’uncomme à l’autre.

Quand on présenta le marquis à Annette de Guilleroy, il eutbrusquement le soupçon des combinaisons de sa tante, et, aprèss’être incliné, il la parcourut d’un regard rapide d’amateur.

Il la jugea gentille, et surtout pleine de promesses, car ilavait tant conduit de cotillons qu’il s’y connaissait en jeunesfilles et pouvait prédire presque à coup sûr l’avenir de leurbeauté, comme un expert qui goûte un vin trop vert.

Il échangea seulement avec elle quelques phrases insignifiantes,puis s’assit auprès de la baronne de Corbelle, afin de potiner àmi-voix.

On se retira de bonne heure, et quand tout le monde fut parti,l’enfant couchée, les lampes éteintes, les domestiques remontés enleurs chambres, le comte de Guilleroy, marchant à travers le salon,éclairé seulement par deux bougies, retint longtemps la comtesseensommeillée sur un fauteuil, pour développer ses espérances,détailler l’attitude à garder, prévoir toutes les combinaisons, leschances et les précautions à prendre.

Il était tard quand il se retira, ravi d’ailleurs de sa soirée,et murmurant :

« Je crois bien que c’est une affaire faite… »

Chapitre 3

 

Quand viendrez-vous, mon ami ? Je ne vous ai pas aperçudepuis trois jours, et cela me semble long. Ma fille m’occupebeaucoup, mais vous savez que je ne peux plus me passer devous.

Le peintre, qui crayonnait des esquisses, cherchant toujours unsujet nouveau, relut le billet de la comtesse, puis ouvrant letiroir d’un secrétaire, il l’y déposa sur un amas d’autres lettresentassées là depuis le début de leur liaison.

Ils s’étaient accoutumés, grâce aux facilités de la viemondaine, à se voir presque chaque jour. De temps en temps, ellevenait chez lui, et le laissant travailler, s’asseyait pendant uneheure ou deux dans le fauteuil où elle avait posé jadis. Mais commeelle craignait un peu les remarques des domestiques, elle préféraitpour ces rencontres quotidiennes, pour cette petite monnaie del’amour, le recevoir chez elle, ou le retrouver dans un salon.

On arrêtait un peu d’avance ces combinaisons, qui semblaienttoujours naturelles à M. de Guilleroy.

Deux fois par semaine au moins le peintre dînait chez lacomtesse avec quelques amis ; le lundi, il la saluaitrégulièrement dans sa loge à l’Opéra ; puis ils se donnaientrendez-vous dans telle ou telle maison, où le hasard les amenait àla même heure. Il savait les soirs où elle ne sortait pas, et ilentrait alors prendre une tasse de thé chez elle, se sentant chezlui près de sa robe, si tendrement et si sûrement logé dans cetteaffection mûrie, si capturé par l’habitude de la trouver quelquepart, de passer à côté d’elle quelques instants, d’échangerquelques paroles, de mêler quelques pensées, qu’il éprouvait, bienque la flamme vive de sa tendresse fût depuis longtemps apaisée, unbesoin incessant de la voir.

Le désir de la famille, d’une maison animée, habitée, du repasen commun, des soirées où l’on cause sans fatigue avec des gensdepuis longtemps connus, ce désir du contact, du coudoiement, del’intimité qui sommeille en tout cœur humain, et que tout vieuxgarçon promène, de porte en porte, chez ses amis où il installe unpeu de lui, ajoutait une force d’égoïsme à ses sentimentsd’affection. Dans cette maison où il était aimé, gâté, où iltrouvait tout, il pouvait encore reposer et dorloter sasolitude.

Depuis trois jours il n’avait pas revu ses amis, que le retourde leur fille devait agiter beaucoup, et il s’ennuyait déjà, un peufâché même qu’ils ne l’eussent point appelé plus tôt, et mettantune certaine discrétion à ne les point solliciter le premier.

La lettre de la comtesse le souleva comme un coup de fouet. Ilétait trois heures de l’après-midi. Il se décida immédiatement à serendre chez elle pour la trouver avant qu’elle sortît.

Le valet de chambre parut, appelé par un coup de sonnette.

« Quel temps, Joseph ?

– Très beau, Monsieur.

– Chaud ?

– Oui, Monsieur.

– Gilet blanc, jaquette bleue, chapeau gris. »

Il avait toujours une tenue très élégante ; mais bien qu’ilfût habillé par un tailleur au style correct, la façon seule dontil portait ses vêtements, dont il marchait, le ventre sanglé dansun gilet blanc, le chapeau de feutre gris, haut de forme, un peurejeté en arrière, semblait révéler tout de suite qu’il étaitartiste et célibataire.

Quand il arriva chez la comtesse, on lui dit qu’elle sepréparait à faire une promenade au bois. Il fut mécontent etattendit.

Selon son habitude, il se mit à marcher à travers le salon,allant d’un siège à l’autre ou des fenêtres aux murs, dans lagrande pièce assombrie par les rideaux. Sur les tables légères, auxpieds dorés, des bibelots de toutes sortes, inutiles, jolis etcoûteux, traînaient dans un désordre cherché. C’étaient de petitesboîtes anciennes en or travaillé, des tabatières à miniatures, desstatuettes d’ivoire, puis des objets en argent mat tout à faitmodernes, d’une drôlerie sévère, où apparaissait le goût anglais :un minuscule poêle de cuisine, et dessus, un chat buvant dans unecasserole, un étui à cigarettes, simulant un gros pain, unecafetière pour mettre des allumettes, et puis dans un écrin touteune parure de poupée, colliers, bracelets, bagues, broches, bouclesd’oreilles avec des brillants, des saphirs, des rubis, desémeraudes, microscopique fantaisie qui semblait exécutée par desbijoutiers de Lilliput.

De temps en temps, il touchait un objet, donné par lui, àquelque anniversaire, le prenait, le maniait, l’examinait avec uneindifférence rêvassante, puis le remettait à sa place.

Dans un coin, quelques livres rarement ouverts, reliés avecluxe, s’offraient à la main sur un guéridon porté par un seul pied,devant un petit canapé de forme ronde. On voyait aussi sur cemeuble La Revue des Deux Mondes, un peu fripée, fatiguée, avec despages cornées, comme si on l’avait lue et relue, puis d’autrespublications non coupées, Les Arts modernes, qu’on doit recevoiruniquement à cause du prix, l’abonnement coûtant quatre centsfrancs par an, et La Feuille libre, mince plaquette à couverturebleue, où se répandent les poètes les plus récents qu’on appelleles « Énervés ».

Entre les fenêtres, le bureau de la comtesse, meuble coquet dudernier siècle, sur lequel elle écrivait les réponses aux questionspressées apportées pendant les réceptions. Quelques ouvrages encoresur ce bureau les livres familiers, enseigne de l’esprit et du cœurdé la femme : Musset, Manon Lescaut, Werther ; et pour montrerqu’on n’était pas étranger aux sensations compliquées et auxmystères de la psychologie, Les Fleurs du mal, Le Rouge et le Noir,La Femme au XVIIIe siècle, Adolphe.

À côté des volumes, un charmant miroir à main chef-d’œuvred’orfèvrerie, dont la glace était retournée sur un carré de veloursbrodé, afin qu’on pût admirer sur le dos un curieux travail d’or etd’argent.

Bertin le prit et se regarda dedans. Depuis quelques années ilvieillissait terriblement, et bien qu’il jugeât son visage plusoriginal qu’autrefois, il commençait à s’attrister du poids de sesjoues et des plissures de sa peau.

Une porte s’ouvrit derrière lui.

« Bonjour, monsieur Bertin, disait Annette.

– Bonjour, petite, tu vas bien ?

– Très bien, et vous ?

– Comment tu ne me tutoies pas, décidément.

– Non, vrai, ça me gêne.

– Allons donc !

– Oui, ça me gêne. Vous m’intimidez.

– Pourquoi ça ?

– Parce que… parce que vous n’êtes ni assez jeune ni assezvieux !… »

Le peintre se mit à rire.

« Devant cette raison, je n’insiste point. »

Elle rougit tout à coup, jusqu’à la peau blanche où poussent lespremiers cheveux, et reprit confuse :

« Maman m’a chargée de vous dire qu’elle descendait tout desuite, et de vous demander si vous vouliez venir au bois deBoulogne avec nous.

– Oui, certainement. Vous êtes seules ?

– Non, avec la duchesse de Mortemain.

– Très bien, j’en suis.

– Alors, vous permettez que j’aille mettre monchapeau ?

– Va, mon enfant ! »

Comme elle sortait, la comtesse entra, voilée, prête à partir.Elle tendit ses mains.

« On ne vous voit plus ? Qu’est-ce que vousfaites ?

– Je ne voulais pas vous gêner en ce moment.

Dans la façon dont elle prononça « Olivier », elle mit tous sesreproches et tout son attachement.

« Vous êtes la meilleure femme du monde », dit-il, ému parl’intonation de son nom.

Cette petite querelle de cœur finie et arrangée, elle reprit surle ton des causeries mondaines :

« Nous allons aller chercher la duchesse à son hôtel, et puis,nous ferons un tour de bois. Il va falloir montrer tout ça àNanette. »

Le landau attendait sous la porte cochère.

Bertin s’assit en face des deux femmes, et la voiture partit aumilieu du bruit des chevaux piaffant sous la voûte sonore.

Le long du grand boulevard descendant vers la Madeleine toute lagaieté du printemps nouveau semblait tombée du ciel sur lesvivants.

L’air tiède et le soleil donnaient aux hommes des airs de fête,aux femmes des airs d’amour, faisaient cabrioler les gamins et lesmarmitons blancs qui avaient déposé leurs corbeilles sur les bancspour courir et jouer avec leurs frères, les jeunes voyous. Leschiens semblaient pressés ; les serins des conciergess’égosillaient ; seules les vieilles rosses attelées auxfiacres allaient toujours de leur allure accablée, de leur trot demoribonds.

La comtesse murmura :

« Oh ! le beau jour, qu’il fait bon vivre ! »

Le peintre, sous la grande lumière, les contemplait l’une auprèsde l’autre, la mère et la fille. Certes, elles étaient différentes,mais si pareilles en même temps que celle-ci était bien lacontinuation de celle-là, faite du même sang, de la même chair,animée de la même vie. Leurs yeux surtout, ces yeux bleuséclaboussés de gouttelettes noires, d’un bleu si frais chez lafille, un peu décoloré chez la mère, fixaient si bien sur lui lemême regard, quand il leur parlait, qu’il s’attendait à lesentendre lui répondre les mêmes choses. Et il était un peu surprisde constater, en les faisant rire et bavarder, qu’il y avait devantlui deux femmes très distinctes, une qui avait vécu et une quiallait vivre. Non il ne prévoyait pas ce que deviendrait cetteenfant quand sa jeune intelligence, influencée par des goûts et desinstincts encore endormis, aurait poussé, se serait ouverte aumilieu des événements du monde. C’était une jolie petite personnenouvelle, prête aux hasards et à l’amour, ignorée et ignorante, quisortait du port comme un navire, tandis que sa mère y revenait,ayant traversé l’existence et aimé !

Il fut attendri à la pensée que c’était lui qu’elle avait choisiet qu’elle préférait encore, cette femme toujours jolie, bercée ence landau, dans l’air tiède du printemps.

Comme il lui jetait sa reconnaissance dans un regard elle ledevina, et il crut sentir un remerciement dans un frôlement de sarobe.

À son tour, il murmura :

« Oh ! oui, quel beau jour ! »

Quand on eut pris la duchesse, rue de Varenne, ils filèrent versles Invalides, traversèrent la Seine et gagnèrent l’avenue desChamps-Élysées en montant vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile, aumilieu d’un flot de voitures.

La jeune fille s’était assise près d’Olivier, à reculons, etelle ouvrait, sur ce fleuve d’équipages, des yeux avides et naïfs.De temps en temps, quand la duchesse et la comtesse accueillaientun salut d’un court mouvement de tête, elle demandait : « Quiest-ce ? » Il nommait « les Pontaiglin », ou « les Puicelci »,ou « la comtesse de Lochrist », ou « la belle Mme Mandelière ».

On suivait à présent l’avenue du Bois de Boulogne, au milieu dubruit et de l’agitation des roues. Les équipages, un peu moinsserrés qu’avant l’Arc de Triomphe, semblaient lutter dans unecourse sans fin. Les fiacres, les landaus lourds, les huit-ressortssolennels se dépassaient tour à tour, distancés soudain par unevictoria rapide, attelée d’un seul trotteur, emportant avec unevitesse folle, à travers toute cette foule roulante, bourgeoise ouaristocrate, à travers tous les mondes, toutes les classes, toutesles hiérarchies, une femme jeune, indolente, dont la toiletteclaire et hardie jetait aux voitures qu’elle frôlait un étrangeparfum de fleur inconnue.

« Cette dame-là, qui est-ce ? demandait Annette.

– Je ne sais pas », répondait Bertin, tandis que la duchesse etla comtesse échangeaient un sourire.

Les feuilles poussaient, les rossignols familiers de ce jardinparisien chantaient déjà dans la jeune verdure, et quand on eutpris la file au pas, en approchant du lac, ce fut de voiture àvoiture un échange incessant de saluts, de sourires et de parolesaimables, lorsque les roues se touchaient. Cela, maintenant, avaitl’air du glissement d’une flotte de barques où étaient assis desdames et des messieurs très sages. La duchesse, dont la tête à toutinstant se penchait devant les chapeaux levés ou les frontsinclinés, paraissait passer une revue et se remémorer ce qu’ellesavait, ce qu’elle pensait et ce qu’elle supposait des gens, àmesure qu’ils défilaient devant elle.

« Tiens, petite, revoici la belle Mme Mandelière, la beauté dela République. »

Dans une voiture légère et coquette, la beauté de la Républiquelaissait admirer, sous une apparente indifférence pour cette gloireindiscutée, ses grands yeux sombres, son front bas sous un casquede cheveux noirs, et sa bouche volontaire, un peu trop forte.

« Très belle tout de même », dit Bertin.

La comtesse n’aimait pas l’entendre vanter d’autres femmes. Ellehaussa doucement les épaules et ne répondit rien.

Mais la jeune fille, chez qui s’éveilla soudain l’instinct desrivalités, osa dire :

« Moi, je ne trouve point. »

Le peintre se retourna.

« Quoi, tu ne la trouves point belle ?

– Non, elle a l’air trempée dans l’encre. »

La duchesse riait, ravie.

« Bravo, petite, voilà six ans que la moitié des hommes de Parisse pâme devant cette négresse ! Je crois qu’ils se moquent denous. Tiens, regarde plutôt la comtesse de Lochrist. »

Seule dans un landau avec un caniche blanc, la comtesse, finecomme une miniature, une blonde aux yeux bruns, dont les lignesdélicates, depuis cinq ou six ans également, servaient de thème auxexclamations de ses partisans, saluait, un sourire fixé sur lalèvre.

Mais Nanette ne se montra pas encore enthousiaste.

« Oh ! fit-elle, elle n’est plus bien fraîche. »

Bertin qui d’ordinaire dans les discussions quotidiennementrevenues sur ces deux rivales, ne soutenait point la comtesse, sefâcha soudain de cette intolérance de gamine.

« Bigre, dit-il, qu’on l’aime plus ou moins, elle est charmante,et je te souhaite de devenir aussi jolie qu’elle.

– Laissez donc, reprit la duchesse, vous remarquez seulement lesfemmes quand elles ont passé trente ans. Elle a raison, cetteenfant, vous ne les vantez que défraîchies. »

Il s’écria :

« Permettez, une femme n’est vraiment belle que tard, lorsquetoute son expression est sortie. »

Et développant cette idée que la première fraîcheur n’est que levernis de la beauté qui mûrit, il prouva que les hommes du monde nese trompent pas en faisant peu d’attention aux jeunes femmes danstout leur éclat, et qu’ils ont raison de ne les proclamer « belles» qu’à la dernière période de leur épanouissement.

La comtesse flattée, murmurait :

« Il est dans le vrai, il juge en artiste. C’est très gentil, unjeune visage, mais toujours un peu banal. »

Et le peintre insista, indiquant à quel moment une figure,perdant peu à peu la grâce indécise de la jeunesse, prend sa formedéfinitive, son caractère, sa physionomie.

Et, à chaque parole, la comtesse faisait « oui » d’un petitbalancement de tête convaincu ; et plus il affirmait, avec unechaleur d’avocat qui plaide, avec une animation de suspect quisoutient sa cause, plus elle l’approuvait du regard et du geste,comme s’ils se fussent alliés pour se soutenir contre un danger,pour se défendre contre une opinion menaçante et fausse. Annette neles écoutait guère, tout occupée à regarder. Sa figure souventrieuse était devenue grave, et elle ne disait plus rien, étourdiede joie dans ce mouvement. Ce soleil, ces feuilles, ces voitures,cette belle vie riche et gaie, tout cela c’était pour elle.

Tous les jours, elle pourrait venir ainsi, connue à son tour,saluée, enviée ; et des hommes, en la montrant, diraientpeut-être qu’elle était belle. Elle cherchait ceux et celles quilui paraissaient les plus élégants, et demandait toujours leursnoms, sans s’occuper d’autre chose que de ces syllabes assembléesqui, parfois, éveillaient en elle un écho de respect etd’admiration, quand elle les avait lues souvent dans les journauxou dans l’histoire. Elle ne s’accoutumait pas à ce défilé decélébrités, et ne pouvait même croire tout à fait qu’elles fussentvraies, comme si elle eût assisté à quelque représentation. Lesfiacres lui inspiraient un mépris mêlé de dégoût, la gênaient etl’irritaient, et elle dit soudain :

« Je trouve qu’on ne devrait laisser venir ici que les voituresde maître. »

Bertin répondit :

« Eh bien ! mademoiselle, que fait-on de l’égalité, de laliberté et de la fraternité ? »

Elle eut une moue qui signifiait « à d’autres » et reprit :

« Il y aurait un bois pour les fiacres, celui de Vincennes, parexemple.

– Tu retardes, petite, et tu ne sais pas encore que nous nageonsen pleine démocratie. D’ailleurs, si tu veux voir le bois pur detout mélange, viens le matin, tu n’y trouveras que la fleur, lafine fleur de la société. »

Et il fit un tableau, un de ceux qu’il peignait si bien, du boismatinal avec ses cavaliers et ses amazones, de ce club des pluschoisis où tout le monde se connaît par ses noms, petits noms,parentés, titres, qualités et vices, comme si tous vivaient dans lemême quartier ou dans la même petite ville.

« Y venez-vous souvent ? dit-elle.

– Très souvent ; c’est vraiment ce qu’il y a de pluscharmant à Paris.

– Vous montez à cheval, le matin !

– Mais oui.

– Et puis, l’après-midi, vous faites des visites ?

– Oui.

– Alors, quand est-ce que vous travaillez ?

– Mais je travaille… quelquefois, et puis j’ai choisi unespécialité suivant mes goûts ! Comme je suis peintre de bellesdames, il faut bien que je les voie et que je les suive un peupartout. »

Elle murmura, toujours sans rire :

« À pied et à cheval ? »

Il jeta vers elle un regard oblique et satisfait, qui semblaitdire : Tiens, tiens, déjà de l’esprit, tu seras très bien, toi.

Un souffle d’air froid passa, venu de très loin, de la grandecampagne à peine éveillée encore ; et le bois entier frémit,ce bois coquet, frileux et mondain.

Pendant quelques secondes ce frisson fit trembler les maigresfeuilles sur les arbres et les étoffes sur les épaules. Toutes lesfemmes, d’un mouvement presque pareil, ramenèrent sur leurs bras etsur leur gorge le vêtement tombé derrière elles, et les chevaux semirent à trotter d’un bout à l’autre de l’allée, comme si la briseaigre, qui accourait, les eût fouettés en les touchant.

On rentra vite au milieu d’un bruit argentin de gourmettessecouées, sous une ondée oblique et rouge du soleil couchant.

« Est-ce que vous retournez chez vous ? » dit la comtesseau peintre, dont elle savait toutes les habitudes.

« Non, je vais au Cercle.

– Alors, nous vous déposons en passant ?

– Ça me va, merci bien.

– Et quand nous invitez-vous à déjeuner avec laduchesse ?

– Dites votre jour ? »

Ce peintre attitré des Parisiennes, que ses admirateurs avaientbaptisé « un Watteau réaliste » et que ses détracteurs appelaient «photographe de robes et manteaux », recevait souvent, soit àdéjeuner, soit à dîner, les belles personnes dont il avaitreproduit les traits, et d’autres encore, toutes les célèbres,toutes les connues, qu’amusaient beaucoup ces petites fêtes dans unhôtel de garçon.

« Après-demain ! Ça vous va-t-il, après-demain, ma chèreduchesse ? demanda Mme de Guilleroy.

– Mais oui, vous êtes charmante ! M. Bertin ne pense jamaisà moi, pour ces parties-là. On voit bien que je ne suis plus jeune.»

La comtesse, habituée à considérer la maison de l’artiste un peucomme la sienne, reprit :

« Rien que nous quatre, les quatre du landau, la duchesse,Annette, moi et vous, n’est-ce pas, grand artiste ?

– Rien que nous, dit-il en descendant, et je vous ferai fairedes écrevisses à l’alsacienne.

– Oh ! vous allez donner des passions à la petite. »

Il saluait, debout à la portière, puis il entra vivement dans levestibule de la grande porte du Cercle, jeta son pardessus et sacanne à la compagnie de valets de pied qui s’étaient levés commedes soldats au passage d’un officier, puis il monta le largeescalier, passa devant une autre brigade de domestiques en culottescourtes, poussa une porte et se sentit soudain alerte comme unjeune homme en entendant, au bout du couloir, un bruit continu defleurets heurtés, d’appels de pied, d’exclamations lancées par desvoix fortes : « Touché. – À moi. – Passé. – J’en ai. – Touché. – Àvous. »

Dans la salle d’armes, les tireurs, vêtus de toile grise, avecleur veste de peau, leurs pantalons serrés aux chevilles, une sortede tablier tombant sur le ventre, un bras en l’air, la mainrepliée, et dans l’autre main rendue énorme par le gant, le minceet souple fleuret, s’allongeaient et se redressaient avec unebrusque souplesse de pantins mécaniques.

D’autres se reposaient, causaient, encore essoufflés, rouges, ensueur, un mouchoir à la main pour éponger leur front et leurcou ; d’autres, assis sur le divan carré qui faisait le tourde la grande salle, regardaient les assauts. Liverdy contre Landa,et le maître du Cercle, Taillade, contre le grand Rocdiane.

Bertin, souriant, chez lui, serrait les mains.

« Je vous retiens, lui cria le baron de Baverie.

– Je suis à vous, mon cher. »

Et il passa dans le cabinet de toilette pour se déshabiller.

Depuis longtemps, il ne s’était senti aussi agile et vigoureux,et, devinant qu’il allait faire un excellent assaut, il se hâtaitavec une impatience d’écolier qui va jouer. Dès qu’il eut devantlui son adversaire, il l’attaqua avec une ardeur extrême, et, endix minutes, l’ayant touché onze fois, le fatigua si bien, que lebaron demanda grâce. Puis il tira avec Punisimont et avec sonconfrère Amaury Maldant.

La douche froide, ensuite, glaçant sa chair haletante, luirappela les bains de la vingtième année, quand il piquait des têtesdans la Seine, du haut des ponts de la banlieue, en plein automne,pour épater les bourgeois.

« Tu dînes ici ? lui demandait Maldant.

– Oui.

– Nous avons une table avec Liverdy, Rocdiane et Landa,dépêche-toi, il est sept heures un quart. »

La salle à manger, pleine d’hommes, bourdonnait.

Il y avait là tous les vagabonds nocturnes de Paris, desdésœuvrés et des occupés, tous ceux qui, à partir de sept heures dusoir, ne savent plus que faire et dînent au Cercle pours’accrocher, grâce au hasard d’une rencontre, à quelque chose ou àquelqu’un.

Quand les cinq amis se furent assis, le banquier Liverdy, unhomme de quarante ans, vigoureux et trapu, dit à Bertin :

« Vous étiez enragé, ce soir. »

Le peintre répondit :

« Oui, aujourd’hui, je ferais des choses surprenantes. »

Les autres sourirent, et le paysagiste Amaury Maldant, un petitmaigre, chauve, avec une barbe grise, dit d’un air fin :

« Moi aussi, j’ai toujours un retour de sève en avril ; çame fait pousser quelques feuilles, une demi-douzaine au plus, puisça coule en sentiment ; il n’y a jamais de fruits. »

Le marquis de Rocdiane et le comte de Landa le plaignirent. Plusâgés que lui, tous deux, sans qu’aucun œil exercé pût fixer leurâge, hommes de cercle, de cheval et d’épée à qui les exercicesincessants avaient fait des corps d’acier, ils se vantaient d’êtreplus jeunes, en tout, que les polissons énervés de la générationnouvelle.

Rocdiane, de bonne race, fréquentant tous les salons, maissuspect de tripotages d’argent de toute nature, ce qui n’était pasétonnant, disait Bertin, après avoir tant vécu dans les tripots,marié, séparé de sa femme qui lui payait une rente, administrateurde banques belges et portugaises, portait haut, sur sa figureénergique de Don Quichotte, un honneur un peu terni de gentilhommeà tout faire que nettoyait, de temps en temps, le sang d’une piqûreen duel.

Le comte de Landa, un bon colosse, fier de sa taille et de sesépaules, bien que marié et père de deux enfants, ne se décidaitqu’à grand-peine à dîner chez lui trois fois par semaine, etrestait au Cercle les autres jours, avec ses amis, après la séancede la salle d’armes.

« Le Cercle est une famille, disait-il, la famille de ceux quin’en ont pas encore, de ceux qui n’en auront jamais et de ceux quis’ennuient dans la leur. »

La conversation, partie sur le chapitre femmes, roulad’anecdotes en souvenirs et de souvenirs en vanteries jusqu’auxconfidences indiscrètes.

Le marquis de Rocdiane laissait soupçonner ses maîtresses pardes indications précises, femmes du monde dont il ne disait pas lesnoms, afin de les faire mieux deviner. Le banquier Liverdydésignait les siennes par leurs prénoms. Il racontait : « J’étaisau mieux, en ce moment-là, avec la femme d’un diplomate. Or, unsoir, en la quittant, je lui dis : ma petite Marguerite… » Ils’arrêtait au milieu des sourires, puis reprenait : « Hein !j’ai laissé échapper quelque chose. On devrait prendre l’habituded’appeler toutes les femmes Sophie. »

Olivier Bertin, très réservé, avait coutume de déclarer, quandon l’interrogeait :

« Moi, je me contente de mes modèles. »

On feignait de le croire, et Landa, un simple coureur de filles,s’exaltait à la pensée de tous les jolis morceaux qui trottent parles rues, et de toutes les jeunes personnes déshabillées devant lepeintre, à dix francs l’heure.

À mesure que les bouteilles se vidaient, tous ces grisons, commeles appelaient les jeunes du Cercle, tous ces grisons, dont la facerougissait, s’allumaient, secoués de désirs réchauffés et d’ardeursfermentées.

Rocdiane, après le café, tombait dans des indiscrétions plusvéridiques, et oubliait les femmes du monde pour célébrer lessimples cocottes.

« Paris, disait-il, un verre de kummel à la main, la seule villeoù un homme ne vieillisse pas, la seule où, à cinquante ans, pourvuqu’il soit solide et bien conservé, il trouvera toujours une gaminede dix-huit ans, jolie comme un ange, pour l’aimer. »

Landa, retrouvant son Rocdiane d’après les liqueurs,l’approuvait avec enthousiasme, énumérait les petites filles quil’adoraient encore tous les jours.

Mais Liverdy, plus sceptique et prétendant savoir exactement ceque valent les femmes, murmurait :

« Oui, elles vous le disent, qu’elles vous adorent. »

Landa riposta :

« Elles me le prouvent, mon cher.

– Ces preuves-là ne comptent pas.

– Elles me suffisent. »

Rocdiane criait :

« Mais elles le pensent, sacrebleu ! Croyez-vous qu’unejolie petite gueuse de vingt ans, qui fait la fête depuis cinq ousix ans déjà, la fête à Paris, où toutes nos moustaches lui ontappris et gâté le goût des baisers, sait encore distinguer un hommede trente d’avec un homme de soixante ? Allons donc !quelle blague ! Elle en a trop vu et trop connu. Tenez, jevous parie qu’elle aime mieux, au fond du cœur, mais vraimentmieux, un vieux banquier qu’un jeune gommeux. Est-ce qu’elle sait,est-ce qu’elle réfléchit à ça ? Est-ce que les hommes ont unâge, ici ? Eh ! mon cher, nous autres, nous rajeunissonsen blanchissant, et plus nous blanchissons, plus on nous dit qu’onnous aime, plus on nous le montre et plus on le croit. »

Ils se levèrent de table, congestionnés et fouettés parl’alcool, prêts à partir pour toutes les conquêtes, et ilscommençaient à délibérer sur l’emploi de leur soirée, Bertinparlant du Cirque, Rocdiane de l’Hippodrome, Maldant de l’Eden etLanda des Folies-Bergère, quand un bruit de violons qu’on accorde,léger, lointain, vint jusqu’à eux.

« Tiens, il y a donc musique aujourd’hui au Cercle, ditRocdiane.

– Oui, répondit Bertin, si nous y passions dix minutes avant desortir ?

– Allons. »

Ils traversèrent un salon, la salle de billard, une salle dejeu, puis arrivèrent dans une sorte de loge dominant la galerie desmusiciens. Quatre messieurs, enfoncés en des fauteuils, attendaientdéjà d’un air recueilli, tandis qu’en bas, au milieu des rangs desièges vides, une dizaine d’autres causaient, assis ou debout.

Le chef d’orchestre tapait sur le pupitre à petits coups de sonarchet : on commença.

Olivier Bertin adorait la musique ; comme on adore l’opium.Elle le faisait rêver.

Dès que le flot sonore des instruments l’avait touché, il sesentait emporté dans une sorte d’ivresse nerveuse qui rendait soncorps et son intelligence incroyablement vibrants. Son imaginations’en allait comme une folle, grisée par les mélodies, à travers dessongeries douces et d’agréables rêvasseries. Les yeux fermés, lesjambes croisées, les bras mous, il écoutait les sons et voyait deschoses qui passaient devant ses yeux et dans son esprit.

L’orchestre jouait une symphonie d’Haydn, et le peintre, dèsqu’il eut baissé ses paupières sur son regard, revit le bois, lafoule des voitures autour de lui, et, en face, dans le landau, lacomtesse et sa fille. Il entendait leurs voix, suivait leursparoles, sentait le mouvement de la voiture, respirait l’air pleind’odeur de feuilles.

Trois fois, son voisin, lui parlant, interrompit cette vision,qui recommença trois fois, comme recommence, après une traversée enmer, le roulis du bateau dans l’immobilité du lit.

Puis elle s’étendit, s’allongea en un voyage lointain, avec lesdeux femmes assises toujours devant lui, tantôt en chemin de fer,tantôt à la table d’hôtels étrangers. Durant toute la durée del’exécution musicale, elles l’accompagnèrent ainsi, comme si ellesavaient laissé, durant cette promenade au grand soleil, l’image deleurs deux visages empreinte au fond de son œil.

Un silence, puis un bruit de sièges remués et de voix chassèrentcette vapeur de songe, et il aperçut, sommeillant autour de lui,ses quatre amis en des postures naïves d’attention changée ensommeil.

Quand il les eut réveillés :

« Eh bien ! que faisons-nous maintenant ? dit-il.

– Moi, répondit avec franchise Rocdiane, j’ai envie de dormirici encore un peu.

– Et moi aussi », reprit Landa.

Bertin se leva :

« Eh bien, moi, je rentre, je suis un peu las. »

Il se sentait, au contraire, fort animé, mais il désirait s’enaller, par crainte des fins de soirée qu’il connaissait si bienautour de la table de baccara du Cercle.

Il rentra donc, et, le lendemain, après une nuit de nerfs, unede ces nuits qui mettent les artistes dans cet état d’activitécérébrale baptisée inspiration, il se décida à ne pas sortir et àtravailler jusqu’au soir.

Ce fut une journée excellente, une de ces journées de productionfacile, où l’idée semble descendre dans les mains et se fixerd’elle-même sur la toile.

Les portes closes, séparé du monde, dans la tranquillité del’hôtel fermé pour tous, dans la paix amie de l’atelier, l’œilclair, l’esprit lucide, surexcité, alerte, il goûta ce bonheurdonné aux seuls artistes d’enfanter leur œuvre dans l’allégresse.Rien n’existait plus pour lui, pendant ces heures de travail, quele morceau de toile où naissait une image sous la caresse de sespinceaux, et il éprouvait, en ses crises de fécondité, unesensation étrange et bonne de vie abondante qui se grise et serépand. Le soir il était brisé comme après une saine fatigue, et ilse coucha avec la pensée agréable de son déjeuner du lendemain.

La table fut couverte de fleurs, le menu très soigné pour Mme deGuilleroy, gourmande raffinée, et malgré une résistance énergique,mais courte, le peintre força ses convives à boire duchampagne.

« La petite sera ivre ! » disait la comtesse.

La duchesse indulgente répondait :

« Mon Dieu ! il faut bien l’être une première fois. »

Tout le monde, en retournant dans l’atelier, se sentait un peuagité par cette gaieté légère qui soulève comme si elle faisaitpousser des ailes aux pieds.

La duchesse et la comtesse, ayant une séance au comité des Mèresfrançaises, devaient reconduire la jeune fille avant de se rendre àla Société, mais Bertin offrit de faire un tour à pied avec elle,en la ramenant boulevard Malesherbes ; et ils sortirent tousles deux.

« Prenons par le plus long, dit-elle.

– Veux-tu rôder dans le parc Monceau ? c’est un endroittrès gentil ; nous regarderons les mioches et lesnourrices.

– Mais oui, je veux bien. »

Ils franchirent, par l’avenue Vélasquez, la grille dorée etmonumentale qui sert d’enseigne et d’entrée à ce bijou de parcélégant, étalant en plein Paris sa grâce factice et verdoyante, aumilieu d’une ceinture d’hôtels princiers.

Le long des larges allées, qui déploient à travers les pelouseset les massifs leur courbe savante, une foule de femmes etd’hommes, assis sur des chaises de fer, regardent défiler lespassants tandis que, par les petits chemins enfoncés sous lesombrages et serpentant comme des ruisseaux, un peuple d’enfantsgrouille dans le sable, court, saute à la corde sous l’œil indolentdes nourrices ou sous le regard inquiet des mères. Les arbresénormes, arrondis en dôme comme des monuments de feuilles, lesmarronniers géants dont la lourde verdure est éclaboussée degrappes rouges ou blanches, les sycomores distingués, les platanesdécoratifs avec leur tronc savamment tourmenté, ornent en desperspectives séduisantes les grands gazons onduleux.

Il fait chaud, les tourterelles roucoulent dans les feuillageset voisinent de cime en cime, tandis que les moineaux se baignentdans l’arc-en-ciel dont le soleil enlumine la poussière d’eau desarrosages égrenée sur l’herbe fine. Sur leurs socles, les statuesblanches semblent heureuses dans cette fraîcheur verte. Un jeunegarçon de marbre retire de son pied une épine introuvable, commes’il s’était piqué tout à l’heure en courant après la Diane quifuit là-bas vers le petit lac emprisonné dans les bosquets oùs’abrite la ruine d’un temple.

D’autres statues s’embrassent, amoureuses et froides, au borddes massifs, ou bien rêvent, un genou dans la main. Une cascadeécume et roule sur de jolis rochers. Un arbre, tronqué comme unecolonne, porte un lierre ; un tombeau porte une inscription.Les fûts de pierre dressés sur les gazons ne rappellent guère plusl’Acropole que cet élégant petit parc ne rappelle les forêtssauvages.

C’est l’endroit artificiel et charmant où les gens de ville vontcontempler des fleurs élevées en des serres, et admirer, comme onadmire au théâtre le spectacle de la vie, cette aimablereprésentation que donne, en plein Paris, la belle nature.

Olivier Bertin, depuis des années, venait presque chaque jour ence lieu préféré, pour y regarder les Parisiennes se mouvoir en leurvrai cadre. »C’est un parc fait pour la toilette, disait-il ;les gens mal mis y font horreur. » Et il y rôdait pendant desheures, en connaissait toutes les plantes et tous les promeneurshabituels.

Il marchait à côté d’Annette, le long des allées, l’œil distraitpar la vie bariolée et remuante du jardin.

« Oh l’amour ! » cria-t-elle.

Elle contemplait un petit garçon à boucles blondes qui laregardait de ses yeux bleus, d’un air étonné et ravi.

Puis, elle passa une revue de tous les enfants ; et leplaisir qu’elle avait à voir ces vivantes poupées enrubannées larendait bavarde et communicative.

Elle marchait à petits pas, disait à Bertin ses remarques, sesréflexions sur les petits, sur les nourrices, sur les mères. Lesenfants gros lui arrachaient des exclamations de joie, et lesenfants pâles l’apitoyaient.

Il l’écoutait, amusé par elle plus que par les mioches, et sansoublier la peinture, murmurait : « C’est délicieux ! » ensongeant qu’il devrait faire un exquis tableau, avec un coin duparc et un bouquet de nourrices, de mères et d’enfants. Comment n’yavait-il pas songé ?

« Tu aimes ces galopins-là ? dit-il.

– Je les adore. »

À la voir les regarder, il sentait qu’elle avait envie de lesprendre, de les embrasser, de les manier, une envie matérielle ettendre de mère future ; et il s’étonnait de cet instinctsecret, caché en cette chair de femme.

Comme elle était disposée à parler, il l’interrogea sur sesgoûts. Elle avoua des espérances de succès et de gloire mondaineavec une naïveté gentille, désira de beaux chevaux, qu’elleconnaissait presque en maquignon, car l’élevage occupait une partiedes fermes de Roncières ; et elle ne s’inquiéta guère plusd’un fiancé que de l’appartement qu’on trouverait toujours dans lamultitude des étages à louer.

Ils approchaient du lac où deux cygnes et six canards flottaientdoucement, aussi propres et calmes que des oiseaux de porcelaine etils passèrent devant une jeune femme assise sur une chaise, unlivre ouvert sur les genoux, les yeux levés devant elle, l’âmeenvolée dans une songerie.

Elle ne bougeait pas plus qu’une figure de cire. Laide, humble,vêtue en fille modeste qui ne songe point à plaire, uneinstitutrice peut-être, elle était partie pour le Rêve, emportéepar une phrase ou par un mot qui avait ensorcelé son cœur. Ellecontinuait, sans doute, selon la poussée de ses espérances,l’aventure commencée dans le livre.

Bertin s’arrêta, surpris :

« C’est beau, dit-il, de s’en aller comme ça. »

Ils avaient passé devant elle. Ils retournèrent et revinrentencore sans qu’elle les aperçût, tant elle suivait de toute sonattention le vol lointain de sa pensée.

Le peintre dit à Annette :

« Dis donc, petite ! est-ce que ça t’ennuierait de me poserune figure, une fois ou deux ?

– Mais non, au contraire !

– Regarde bien cette demoiselle qui se promène dans l’idéal.

– Là, sur cette chaise ?

– Oui. Et bien ! tu t’assoiras aussi sur une chaise, tuouvriras un livre sur tes genoux et tu tâcheras de faire commeelle. As-tu quelquefois rêvé tout éveillée ?

– Mais, oui.

– À quoi ? »

Et il essaya de la confesser sur ses promenades dans lebleu ; mais elle ne voulait point répondre, détournait sesquestions, regardait les canards nager après le pain que leurjetait une dame, et semblait gênée comme s’il eût touché en elle àquelque chose de sensible.

Puis, pour changer de sujet, elle raconta sa vie à Roncières,parla de sa grand-mère à qui elle faisait de longues lectures àhaute voix, tous les jours, et qui devait être bien seule et bientriste maintenant.

Le peintre, en l’écoutant, se sentait gai comme un oiseau, gaicomme il ne l’avait jamais été. Tout ce qu’elle lui disait, tousles menus et futiles et médiocres détails de cette simple existencede fillette l’amusaient et l’intéressaient.

« Asseyons-nous », dit-il.

Ils s’assirent auprès de l’eau. Et les deux cygnes s’en vinrentflotter devant eux, espérant quelque nourriture.

Bertin sentait en lui s’éveiller des souvenirs, ces souvenirsdisparus, noyés dans l’oubli et qui soudain reviennent, on ne saitpourquoi. Ils surgissaient rapides, de toutes sortes, si nombreuxen même temps, qu’il éprouvait la sensation d’une main remuant lavase de sa mémoire.

Il cherchait pourquoi avait lieu ce bouillonnement de sa vieancienne que plusieurs fois déjà, moins qu’aujourd’hui cependant,il avait senti et remarqué. Il existait toujours une cause à cesévocations subites, une cause matérielle et simple, une odeur, unparfum souvent. Que de fois une robe de femme lui avait jeté aupassage, avec le souffle évaporé d’une essence, tout un rappeld’événements effacés ! Au fond des vieux flacons de toilette,il avait retrouvé souvent aussi des parcelles de sonexistence ; et toutes les odeurs errantes, celles des rues,des champs, des maisons, des meubles, les douces et les mauvaises,les odeurs chaudes des soirs d’été, les odeurs froides des soirsd’hiver, ranimaient toujours chez lui de lointaines réminiscences,comme si les senteurs gardaient en elles les choses mortesembaumées, à la façon des aromates qui conservent les momies.

Était-ce l’herbe mouillée ou la fleur des marronniers quiranimait ainsi l’autrefois ? Non. Alors quoi ? Était-ce àson œil qu’il devait cette alerte ? Qu’avait-il vu ?Rien. Parmi les personnes rencontrées, une d’elles peut-êtreressemblait à une figure de jadis, et, sans qu’il l’eût reconnue,secouait en son cœur toutes les cloches du passé.

N’était-ce pas un son, plutôt ? Bien souvent un pianoentendu par hasard, une voix inconnue, même un orgue de Barbariejouant sur une place un air démodé, l’avaient brusquement rajeunide vingt ans, en lui gonflant la poitrine d’attendrissementsoubliés.

Mais cet appel continuait, incessant, insaisissable, presqueirritant. Qu’y avait-il autour de lui, près de lui, pour raviver dela sorte ses émotions éteintes ?

« Il fait un peu frais, dit-il, allons-nous-en. »

Ils se levèrent et se remirent à marcher.

Il regardait sur les bancs les pauvres assis, ceux pour qui lachaise était une trop forte dépense.

Annette, maintenant, les observait aussi et s’inquiétait de leurexistence, de leur profession, s’étonnait qu’ayant l’air simisérable ils vinssent paresser ainsi dans ce beau jardinpublic.

Et plus encore que tout à l’heure, Olivier remontait les annéesécoulées. Il lui semblait qu’une mouche ronflait à ses oreilles etles emplissait du bourdonnement confus des jours finis.

La jeune fille, le voyant rêveur, lui demanda :

« Qu’avez-vous ? vous semblez triste. »

Et il tressaillit jusqu’au cœur. Qui avait dit cela ? Elleou sa mère ? Non pas sa mère avec sa voix d’à présent, maisavec sa voix d’autrefois, tant changée qu’il venait seulement de lareconnaître.

Il répondit en souriant :

« Je n’ai rien, tu m’amuses beaucoup, tu es très gentille, tu merappelles ta maman. »

Comment n’avait-il pas remarqué plus vite cet étrange écho de laparole jadis si familière, qui sortait à présent de ces lèvresnouvelles.

« Parle encore, dit-il.

– De quoi ?

– Dis-moi ce que tes institutrices t’ont fait apprendre. Lesaimais-tu ? »

Elle se remit à bavarder.

Et il écoutait, saisi par un trouble croissant, il épiait, ilattendait, au milieu des phrases de cette fillette presqueétrangère à son cœur, un mot, un son, un rire, qui semblaientrestés dans sa gorge depuis la jeunesse de sa mère. Desintonations, parfois, le faisaient frémir d’étonnement. Certes, ily avait entre leurs paroles des dissemblances telles qu’il n’enavait pas, tout de suite, remarqué les rapports, telles que,souvent même, il ne les confondait plus du tout ; mais cettedifférence ne rendait que plus saisissants les brusques réveils duparler maternel. Jusqu’ici, il avait constaté la ressemblance deleurs visages d’un œil amical et curieux, mais voilà que le mystèrede cette voix ressuscitée les mêlait d’une telle façon qu’endétournant la tête pour ne plus voir la jeune fille il se demandaitpar moments si ce n’était pas la comtesse qui lui parlait ainsi,douze ans plus tôt.

Puis, lorsqu’halluciné par cette évocation il se retournait verselle, il retrouvait encore, à la rencontre de son regard, un peu decette défaillance que jetait en lui, aux premiers temps de leurtendresse, l’œil de la mère.

Ils avaient fait déjà trois fois le tour du parc, repassanttoujours devant les mêmes personnes, les mêmes nourrices, les mêmesenfants.

Annette, à présent, inspectait les hôtels qui entourent cejardin, et demandait les noms de leurs habitants.

Elle voulait tout savoir sur toutes ces gens, interrogeait avecune curiosité vorace, semblait emplir de renseignements sa mémoirede femme, et, la figure éclairée par l’intérêt, écoutait des yeuxautant que de l’oreille.

Mais en arrivant au pavillon qui sépare les deux portes sur leboulevard extérieur, Bertin s’aperçut que quatre heures allaientsonner.

« Oh ! dit-il, il faut rentrer. »

Et ils gagnèrent doucement le boulevard Malesherbes.

Quand il eut quitté la jeune fille, le peintre descendit vers laplace de la Concorde, pour faire une visite sur l’autre rive de laSeine.

Il chantonnait, il avait envie de courir, il aurait volontierssauté par-dessus les bancs, tant il se sentait agile. Paris luiparaissait radieux, plus joli que jamais. « Décidément, pensait-il,le printemps revernit tout le monde. »

Il était dans une de ces heures où l’esprit excité comprend toutavec plus de plaisir, où l’œil voit mieux, semble plusimpressionnable et plus clair, où l’on goûte une joie plus vive àregarder et à sentir, comme si une main toute-puissante venait derafraîchir toutes les couleurs de la terre, de ranimer tous lesmouvements des êtres, et de remonter en nous, ainsi qu’une montrequi s’arrête, l’activité des sensations.

Il pensait, en cueillant du regard mille choses amusantes : «Dire qu’il y a des moments où je ne trouve pas de sujets àpeindre ! »

Et il se sentait l’intelligence si libre et si clairvoyante quetoute son œuvre d’artiste lui parut banale, et qu’il concevait unenouvelle manière d’exprimer la vie, plus vraie et plus originale.Et soudain, l’envie de rentrer et de travailler le saisit, le fitretourner sur ses pas et s’enfermer dans son atelier.

Mais dès qu’il fut seul en face de la toile commencée, cetteardeur qui lui brûlait le sang tout à l’heure, s’apaisa tout àcoup. Il se sentit las, s’assit sur son divan et se remit àrêvasser.

L’espèce d’indifférence heureuse dans laquelle il vivait, cetteinsouciance d’homme satisfait dont presque tous les besoins sontapaisés, s’en allait de son cœur tout doucement, comme si quelquechose lui eût manqué. Il sentait sa maison vide, et désert songrand atelier. Alors, en regardant autour de lui, il lui semblavoir passer l’ombre d’une femme dont la présence lui était douce.Depuis longtemps, il avait oublié les impatiences d’amant quiattend le retour d’une maîtresse, et voilà que, subitement, il lasentait éloignée et la désirait près de lui avec un énervement dejeune homme.

Il s’attendrissait à songer combien ils s’étaient aimés, et ilretrouvait en tout ce vaste appartement où elle était si souventvenue, d’innombrables souvenirs d’elle, de ses gestes, de sesparoles, de ses baisers. Il se rappelait certains jours, certainesheures, certains moments ; et il sentait autour de lui lefrôlement de ses caresses anciennes.

Il se releva, ne pouvant plus tenir en place, et se mit àmarcher en songeant de nouveau que, malgré cette liaison dont sonexistence avait été remplie, il demeurait bien seul, toujoursseul.

Après les longues heures de travail, quand il regardait autourde lui, étourdi par ce réveil de l’homme qui rentre dans la vie, ilne voyait et ne sentait que des murs à la portée de sa main et desa voix. Il avait dû, n’ayant pas de femme en sa maison et nepouvant rencontrer qu’avec des précautions de voleur celle qu’ilaimait, traîner ses heures désœuvrées en tous les lieux publics oùl’on trouve, où l’on achète, des moyens quelconques de tuer letemps. Il avait des habitudes au Cercle, des habitudes au Cirque età l’Hippodrome, à jour fixe, des habitudes à l’Opéra, des habitudesun peu partout, pour ne pas rentrer chez lui, où il serait demeuréavec joie sans doute s’il y avait vécu près d’elle.

Autrefois, en certaines heures de tendre affolement, il avaitsouffert d’une façon cruelle de ne pouvoir la prendre et la garderavec lui ; puis son ardeur se modérant, il avait accepté sansrévolte leur séparation et sa liberté ; maintenant il lesregrettait de nouveau comme s’il recommençait à l’aimer.

Et ce retour de tendresse l’envahissait ainsi brusquement,presque sans raison, parce qu’il faisait beau dehors, et,peut-être, parce qu’il avait reconnu tout à l’heure la voixrajeunie de cette femme. Combien peu de chose il faut pour émouvoirle cœur d’un homme, d’un homme vieillissant, chez qui le souvenirse fait regret !

Comme autrefois, le besoin de la revoir lui venait, entrait dansson esprit et dans sa chair à la façon d’une fièvre ; et il semit à penser à elle un peu comme font les jeunes amoureux, enl’exaltant en son cœur et en s’exaltant lui-même pour la désirerdavantage ; puis il se décida, bien qu’il l’eût vue dans lamatinée, à aller lui demander une tasse de thé, le soir même.

Les heures lui parurent longues, et, en sortant pour descendreau boulevard Malesherbes, une peur vive le saisit de ne pas latrouver et d’être forcé de passer encore cette soirée tout seul,comme il en avait passé bien d’autres, pourtant.

À sa demande : – « La comtesse est-elle chez elle ? » – ledomestique répondant : – « Oui, Monsieur » – fit entrer de la joieen lui.

Il dit, d’un ton radieux : « C’est encore moi » – enapparaissant au seuil du petit salon où les deux femmestravaillaient sous les abat-jour roses d’une lampe à double foyeren métal anglais, portée sur une tige haute et mince.

La comtesse s’écria :

« Comment, c’est vous ! Quelle chance !

– Mais, oui. Je me suis senti très solitaire, et je suisvenu.

– Comme c’est gentil !

– Vous attendez quelqu’un ?

– Non…, peut-être…, je ne sais jamais. »

Il s’était assis et regardait avec un air de dédain le tricotgris en grosse laine qu’elles confectionnaient vivement au moyen delongues aiguilles en bois.

Il demanda :

« Qu’est-ce que cela ?

– Des couvertures.

– De pauvres ?

– Oui, bien entendu.

– C’est très laid.

– C’est très chaud.

– Possible, mais c’est très laid, surtout dans un appartementLouis XV, où tout caresse l’œil. Si ce n’est pour vos pauvres, vousdevriez, pour vos amis, faire vos charités plus élégantes.

– Mon Dieu, les hommes ! – dit-elle en haussant les épaules– mais on en prépare partout en ce moment, de cescouvertures-là.

– Je le sais bien, je le sais trop. On ne peut plus faire unevisite le soir, sans voir traîner cette affreuse loque grise surles plus jolies toilettes et sur les meubles les plus coquets. Ona, ce printemps, la bienfaisance de mauvais goût. »

La comtesse, pour juger s’il disait vrai, étendit le tricotqu’elle tenait sur la chaise de soie inoccupée à côté d’elle, puiselle convint avec indifférence :

« Oui, en effet, c’est laid. »

Et elle se remit à travailler. Les deux têtes voisines, penchéessous les deux lumières toutes proches, recevaient dans les cheveuxune coulée de lueur rose qui se répandait sur la chair des visages,sur les robes et sur les mains remuantes ; et ellesregardaient leur ouvrage avec cette attention légère et continuedes femmes habituées à ces besognes des doigts, que l’œil suit sansque l’esprit y songe.

Aux quatre coins de l’appartement, quatre autres lampes enporcelaine de Chine, portées sur des colonnes anciennes de boisdoré, répandaient sur les tapisseries une lumière douce etrégulière, atténuée par des transparents de dentelle jetés sur lesglobes.

Bertin prit un siège très bas, un fauteuil nain, où il pouvaittout juste s’asseoir, mais qu’il avait toujours préféré pour causeravec la comtesse, en demeurant presque à ses pieds.

Elle lui dit :

« Vous avez fait une longue promenade avec Nané, tantôt, dans leparc.

– Oui. Nous avons bavardé comme de vieux amis. Je l’aimebeaucoup, votre fille. Elle vous ressemble tout à fait. Quand elleprononce certaines phrases, on croirait que vous avez oublié votrevoix dans sa bouche.

– Mon mari me l’a déjà dit bien souvent. »

Il les regardait travailler, baignées dans la clarté des lampes,et la pensée dont il souffrait souvent, dont il avait encoresouffert dans le jour, le souci de son hôtel désert, immobile,silencieux, froid, quel que soit le temps, quel que soit le feu descheminées et du calorifère, le chagrina comme si, pour la premièrefois, il comprenait bien son isolement.

Oh ! comme il aurait décidément voulu être le mari de cettefemme, et non son amant ! Jadis il désirait l’enlever, laprendre à cet homme, la lui voler complètement. Aujourd’hui il lejalousait ce mari trompé qui était installé près d’elle pourtoujours, dans les habitudes de sa maison et dans le câlinement deson contact. En la regardant, il se sentait le cœur tout rempli dechoses anciennes revenues qu’il aurait voulu lui dire. Vraiment ill’aimait bien encore, même un peu plus, beaucoup plus aujourd’huiqu’il n’avait fait depuis longtemps ; et ce besoin de luiexprimer ce rajeunissement dont elle serait si contente, luifaisait désirer qu’on envoyât se coucher la jeune fille, le plusvite possible.

Obsédé par cette envie d’être seul avec elle, de se rapprocherjusqu’à ses genoux où il poserait sa tête, de lui prendre les mainsdont s’échapperaient la couverture du pauvre, les aiguilles debois, et la pelote de laine qui s’en irait sous un fauteuil au boutd’un fil déroulé, il regardait l’heure, ne parlait plus guère ettrouvait que vraiment on a tort d’habituer les fillettes à passerla soirée avec les grandes personnes.

Des pas troublèrent le silence du salon voisin, et ledomestique, dont la tête apparut, annonça :

« M. de Musadieu. »

Olivier Bertin eut une petite rage comprimée, et quand il serrala main de l’inspecteur des Beaux-Arts, il se sentit une envie dele prendre par les épaules et de le jeter dehors.

Musadieu était plein de nouvelles : le ministère allait tomber,et on chuchotait un scandale sur le marquis de Rocdiane. Il ajoutaen regardant la jeune fille : « Je conterai cela un peu plus tard.»

La comtesse leva les yeux sur la pendule et constata que dixheures allaient sonner.

« Il est temps de te coucher, mon enfant », dit-elle à safille.

Annette, sans répondre, plia son tricot, roula sa laine, baisasa mère sur les joues, tendit la main aux deux hommes et s’en allaprestement, comme si elle eût glissé sans agiter l’air enpassant.

Quand elle fut sortie :

« Eh bien, votre scandale ? » demanda la comtesse.

On prétendait que le marquis de Rocdiane, séparé à l’amiable desa femme qui lui payait une rente jugée par lui insuffisante, avaittrouvé, pour la faire doubler, un moyen sûr et singulier. Lamarquise, suivie sur son ordre, s’était laissé surprendre enflagrant délit, et avait dû racheter par une pension nouvelle leprocès-verbal dressé par le commissaire de police.

La comtesse écoutait, le regard curieux, les mains immobiles,tenant sur ses genoux l’ouvrage interrompu.

Bertin, que la présence de Musadieu exaspérait depuis le départde la jeune fille, se fâcha, et affirma avec une indignationd’homme qui sait et qui n’a voulu parler à personne de cettecalomnie, que c’était là un odieux mensonge, un de ces honteuxpotins que les gens du monde ne devraient jamais écouter nirépéter. Il se fâchait, debout maintenant contre la cheminée, avecdes airs nerveux d’homme disposé à faire de cette histoire unequestion personnelle.

Rocdiane était son ami, et si on avait pu, en certains cas, luireprocher sa légèreté, on ne pouvait l’accuser m même le soupçonnerd’aucune action vraiment suspecte. Musadieu, surpris et embarrassé,se défendait reculait, s’excusait.

« Permettez, disait-il, j’ai entendu ce propos tout à l’heurechez la duchesse de Mortemain. »

Bertin demanda :

« Qui vous a raconté cela ? Une femme, sansdoute ?

– Non, pas du tout, le marquis de Farandal. »

Et le peintre, crispé, répondit :

« Cela ne m’étonne pas de lui ! »

Il y eut un silence. La comtesse se remit à travailler. PuisOlivier reprit d’une voix calmée :

« Je sais pertinemment que cela est faux. »

Il ne savait rien, entendant parler pour la première fois decette aventure.

Musadieu se préparait une retraite, sentant la situationdangereuse, et il parlait déjà de s’en aller pour faire une visiteaux Corbelle, quand le comte de Guilleroy parut, revenant de dîneren ville.

Bertin se rassit, accablé, désespérant à présent de sedébarrasser du mari.

« Vous ne savez pas, dit le comte, le gros scandale qui court cesoir ? »

Comme personne ne répondait, il reprit :

« Il paraît que Rocdiane a surpris sa femme en conversationcriminelle et lui fait payer fort cher cette indiscrétion. »

Alors Bertin, avec des airs désolés, avec du chagrin dans lavoix et dans le geste, posant une main sur le genou de Guilleroyrépéta en termes amicaux et doux ce que tout à l’heure il avaitparu jeter au visage de Musadieu.

Et le comte, à moitié convaincu, fâché d’avoir répété à lalégère une chose douteuse et peut-être compromettante, plaidait sonignorance et son innocence. On raconte en effet tant de chosesfausses et méchantes !

Soudain, tous furent d’accord sur ceci : que le monde accuse,soupçonne et calomnie avec une déplorable facilité. Et ils parurentconvaincus tous les quatre, pendant cinq minutes, que tous lespropos chuchotés sont mensonges, que les femmes n’ont jamais lesamants qu’on leur suppose, que les hommes ne font jamais lesinfamies qu’on leur prête, et que la surface, en somme, est bienplus vilaine que le fond.

Bertin, qui n’en voulait plus à Musadieu depuis l’arrivée deGuilleroy, lui dit des choses flatteuses, le mit sur les sujetsqu’il préférait, ouvrit la vanne de sa faconde. Et le comtesemblait content comme un homme qui porte partout avec luil’apaisement et la cordialité.

Deux domestiques, venus à pas sourds sur les tapis, entrèrentportant la table à thé où l’eau bouillante fumait dans un joliappareil tout brillant, sous la flamme bleue d’une lampe àesprit-de-vin.

La comtesse se leva, prépara la boisson chaude avec lesprécautions et les soins que nous ont apportés les Russes, puisoffrit une tasse à Musadieu, une autre à Bertin, et revint avec desassiettes contenant des sandwichs aux foies gras et de menuespâtisseries autrichiennes et anglaises.

Le comte s’étant approché de la table mobile où s’alignaientaussi des sirops, des liqueurs et des verres, fit un grog, puis,discrètement, glissa dans la pièce voisine et disparut.

Bertin, de nouveau, se trouva seul en face de Musadieu, et ledésir soudain le reprit de pousser dehors ce gêneur qui, mis enverve, pérorait, semait des anecdotes, répétait des mots, enfaisait lui-même. Et le peintre, sans cesse, consultait la penduledont la longue aiguille approchait de minuit. La comtesse vit sonregard, comprit qu’il cherchait à lui parler, et, avec cetteadresse des femmes du monde habiles à changer par des nuances leton d’une causerie et l’atmosphère d’un salon, à faire comprendre,sans rien dire, qu’on doit rester ou qu’on doit partir, ellerépandit, par sa seule attitude, par l’air de son visage et l’ennuide ses yeux, du froid autour d’elle, comme si elle venait d’ouvrirune fenêtre.

Musadieu sentit ce courant d’air glaçant ses idées, et, sansqu’il se demandât pourquoi, l’envie se fit en lui de se lever et des’en aller.

Bertin, par savoir-vivre, imita son mouvement. Les deux hommesse retirèrent ensemble en traversant les deux salons, suivis par lacomtesse, qui causait toujours avec le peintre. Elle le retint surle seuil de l’antichambre pour une explication quelconque, pendantque Musadieu, aidé d’un valet de pied, endossait son paletot. CommeMme de Guilleroy parlait toujours à Bertin l’inspecteur desBeaux-Arts, ayant attendu quelques secondes devant la porte del’escalier tenue ouverte par l’autre domestique, se décida à sortirseul pour ne point rester debout en face du valet.

La porte doucement fut refermée sur lui, et la comtesse dit àl’artiste avec une parfaite aisance :

« Mais, au fait, pourquoi partez-vous si vite ? il n’estpas minuit. Restez donc encore un peu. »

Et ils rentrèrent ensemble dans le petit salon.

Dès qu’ils furent assis :

« Dieu ! que cet animal m’agaçait ! dit-il.

– Et pourquoi ?

– Il me prenait un peu de vous.

– Oh ! pas beaucoup.

– C’est possible, mais il me gênait.

– Vous êtes jaloux ?

– Ce n’est pas être jaloux que de trouver un homme encombrant.»

Il avait repris son petit fauteuil, et, tout près d’ellemaintenant, il maniait entre ses doigts l’étoffe de sa robe en luidisant quel souffle chaud lui passait dans le cœur, ce jour-là.

Elle écoutait, surprise, ravie, et doucement elle posa une maindans ses cheveux blancs qu’elle caressait doucement, comme pour leremercier.

« Je voudrais tant vivre près de vous ! » dit-il.

Il songeait toujours à ce mari, couché, endormi sans doute dansune chambre voisine, et il reprit :

« Il n’y a vraiment que le mariage pour unir deux existences.»

Elle murmura :

« Mon pauvre ami ! » pleine de pitié pour lui, et aussipour elle.

Il avait posé sa joue sur les genoux de la comtesse, et laregardait avec tendresse, avec une tendresse un peu mélancolique,un peu douloureuse, moins ardente que tout à l’heure, quand ilétait séparé d’elle par sa fille, son mari et Musadieu.

Elle dit, avec un sourire, en promenant toujours ses doigtslégers sur la tête d’Olivier :

« Dieu, que vous êtes blanc ! Vos derniers cheveux noirsont disparu.

– Hélas ! je le sais, ça va vite. »

Elle eut peur de l’avoir attristé.

« Oh ! vous étiez gris très jeune, d’ailleurs. Je vous aitoujours connu poivre et sel.

– Oui, c’est vrai. »

Pour effacer tout à fait la nuance de regret qu’elle avaitprovoquée elle se pencha et, lui soulevant la tête entre ses deuxmains, mit sur son front des baisers lents et tendres, ces longsbaisers qui semblent ne pas devoir finir.

Puis ils se regardèrent, cherchant à voir au fond de leurs yeuxle reflet de leur affection.

« Je voudrais bien, dit-il, passer une journée entière près devous. »

Il se sentait tourmenté obscurément par d’inexprimables besoinsd’intimité.

Il avait cru, tout à l’heure, que le départ des gens qui étaientlà suffirait à réaliser ce désir éveillé depuis le matin, etmaintenant qu’il demeurait seul avec sa maîtresse, qu’il avait surle front la tiédeur de ses mains, et contre la joue, à travers sarobe, la tiédeur de son corps, il retrouvait en lui le mêmetrouble, la même envie d’amour inconnue et fuyante.

Et il s’imaginait à présent que, hors de cette maison, dans lesbois peut-être où ils seraient tout à fait seuls, sans personneautour d’eux, cette inquiétude de son cœur serait satisfaite etcalmée.

Elle répondit :

« Que vous êtes enfant ! Mais nous nous voyons presquechaque jour. »

Il la supplia de trouver le moyen de venir déjeuner avec lui,quelque part aux environs de Paris, comme ils avaient fait jadisquatre ou cinq fois.

Elle s’étonnait de ce caprice, si difficile à réaliser,maintenant que sa fille était revenue.

Elle essaierait cependant, dès que son mari irait aux Ronces,mais cela ne se pourrait faire qu’après le vernissage qui avaitlieu le samedi suivant.

« Et d’ici là, dit-il, quand vous verrai-je ?

– Demain soir, chez les Corbelle. Venez en outre ici, jeudi, àtrois heures, si vous êtes libre, et je crois que nous devons dînerensemble vendredi chez la duchesse.

– Oui, parfaitement. »

Il se leva.

« Adieu.

– Adieu, mon ami. »

Il restait debout sans se décider à partir, car il n’avaitpresque rien trouvé de tout ce qu’il était venu lui dire, et sapensée restait pleine de choses inexprimées, gonflée d’effusionsvagues qui n’étaient point sorties.

Il répéta « Adieu », en lui prenant les mains.

« Adieu, mon ami.

– Je vous aime. »

Elle lui jeta un de ces sourires où une femme montre à un homme,en une seconde, tout ce qu’elle lui a donné.

Le cœur vibrant, il répéta pour la troisième fois :

« Adieu. »

Et il partit.

Chapitre 4

 

On eût dit que toutes les voitures de Paris faisaient, cejour-là, un pèlerinage au Palais de l’Industrie. Dès neuf heures dumatin, elles arrivaient par toutes les rues, par les avenues et lesponts, vers cette halle aux beaux-arts où le Tout-Paris artisteinvitait le Tout-Paris mondain à assister au vernissage simulé detrois mille quatre cents tableaux.

Une queue de foule se pressait aux portes, et, dédaigneuse de lasculpture, montait tout de suite aux galeries de peinture. Déjà, engravissant les marches, on levait les yeux vers les toiles exposéessur les murs de l’escalier où l’on accroche la catégorie spécialedes peintres de vestibule qui ont envoyé soit des œuvres deproportions inusitées, soit des œuvres qu’on n’a pas osé refuser.Dans le salon carré, c’était une bouillie de monde grouillante etbruissante. Les peintres, en représentation jusqu’au soir, sefaisaient reconnaître à leur activité, à la sonorité de leur voix,à l’autorité de leurs gestes. Ils commençaient à traîner des amispar la manche vers des tableaux qu’ils désignaient du bras, avecdes exclamations et une mimique énergique de connaisseurs. On envoyait de toutes sortes, de grands à longs cheveux, coiffés dechapeaux mous gris ou noirs, de formes inexprimables, larges etronds comme des toits, avec des bords en pente ombrageant le torseentier de l’homme. D’autres étaient petits, actifs, fluets outrapus, cravatés d’un foulard, vêtus de vestons ou ensaqués en desinguliers costumes spéciaux à la classe des rapins.

Il y avait le clan des élégants, des gommeux, des artistes duboulevard, le clan des académiques, corrects et décorés de rosettesrouges, énormes ou microscopiques, selon leur conception del’élégance et du bon ton, le clan des peintres bourgeois assistésde la famille entourant le père comme un chœur triomphal.

Sur les quatre panneaux géants, les toiles admises à l’honneurdu salon carré éblouissaient, dès l’entrée, par l’éclat des tons etle flamboiement des cadres, par une crudité de couleurs neuves,avivées par le vernis, aveuglantes sous le jour brutal tombé d’enhaut.

Le portrait du Président de la République faisait face à laporte, tandis que, sur un autre mur, un général chamarré d’or,coiffé d’un chapeau à plumes d’autruche et culotté de drap rouge,voisinait avec des nymphes toutes nues sous des saules et avec unnavire en détresse presque englouti sous une vague. Un évêqued’autrefois excommuniant un roi barbare, une rue d’Orient pleine depestiférés morts, et l’Ombre du Dante en excursion aux Enfers,saisissaient et captivaient le regard avec une violenceirrésistible d’expression.

On voyait encore, dans la pièce immense, une charge decavalerie, des tirailleurs dans un bois, des vaches dans unpâturage, deux seigneurs du siècle dernier se battant en duel aucoin d’une rue, une folle assise sur une borne, un prêtreadministrant un mourant, des moissonneurs, des rivières, un coucherde soleil, un clair de lune, des échantillons enfin de tout cequ’on fait, de tout ce que font et de tout ce que feront lespeintres jusqu’au dernier jour du monde.

Olivier, au milieu d’un groupe de confrères célèbres, membres del’Institut et du Jury, échangeait avec eux des opinions. Un malaisel’oppressait, une inquiétude sur son œuvre exposée dont, malgré lesfélicitations empressées, il ne sentait pas le succès.

Il s’élança. La duchesse de Mortemain apparaissait à la ported’entrée.

Elle demanda :

« Est-ce que la comtesse n’est pas arrivée ?

– Je ne l’ai pas vue.

– Et M. de Musadieu ?

– Non plus.

– Il m’avait promis d’être à dix heures au haut de l’escalierpour me guider dans les salles.

– Voulez-vous me permettre de le remplacer, duchesse ?

– Non, non. Vos amis ont besoin de vous. Nous vous reverronstout à l’heure, car je compte que nous déjeunerons ensemble. »

Musadieu accourait. Il avait été retenu quelques minutes à lasculpture et s’excusait, essoufflé déjà. Il disait :

« Par ici, duchesse, par ici, nous commençons à droite. »

Ils venaient de disparaître dans un remous de têtes, quand lacomtesse de Guilleroy, tenant par le bras sa fille, entra,cherchant du regard Olivier Bertin.

Il les vit, les rejoignit, et, les saluant :

« Dieu, qu’elles sont jolies ! dit-il. Vrai, Nanetteembellit beaucoup. En huit jours, elle a changé. »

Il la regardait de son œil observateur. Il ajouta :

« Les lignes sont plus douces, plus fondues, le teint pluslumineux. Elle est déjà bien moins petite fille et bien plusParisienne. »

Mais soudain il revint à la grande affaire du jour.

« Commençons à droite, nous allons rejoindre la duchesse. »

La comtesse, au courant de toutes les choses de la peinture etpréoccupée comme un exposant, demanda :

« Que dit-on ?

– Beau salon. Le Bonnat remarquable, deux excellents CarolusDuran, un Puvis de Chavannes admirable, un Roll très étonnant, trèsneuf, un Gervex exquis, et beaucoup d’autres, des Béraud, desCazin, des Duez, des tas de bonnes choses enfin.

– Et vous, dit-elle.

– On me fait des compliments, mais je ne suis pas content.

– Vous n’êtes jamais content.

– Si, quelquefois. Mais aujourd’hui, vrai, je crois que j’airaison.

– Pourquoi ?

– Je n’en sais rien.

– Allons voir. »

Quand ils arrivèrent devant le tableau – deux petites paysannesprenant un bain dans un ruisseau – un groupe arrêté l’admirait.Elle en fut joyeuse, et tout bas :

« Mais il est délicieux, c’est un bijou. Vous n’avez rien faitde mieux. »

Il se serrait contre elle, l’aimait, reconnaissant de chaque motqui calmait une souffrance, pansait une plaie. Et des raisonnementsrapides lui couraient dans l’esprit pour le convaincre qu’elleavait raison, qu’elle devait voir juste avec ses yeux intelligentsde Parisienne. Il oubliait, pour rassurer ses craintes, que depuisdouze ans il lui reprochait justement d’admirer trop lesmièvreries, les délicatesses élégantes, les sentiments exprimés,les nuances bâtardes de la mode, et jamais l’art, l’art seul, l’artdégagé des idées, des tendances et des préjugés mondains.

Les entraînant plus loin : « Continuons », dit-il. Et il lespromena pendant fort longtemps de salle en salle en leur montrantles toiles, leur expliquant les sujets, heureux entre elles,heureux par elles.

Soudain, la comtesse demanda :

« Quelle heure est-il ?

– Midi et demi.

– Oh ! Allons déjeuner. La duchesse doit nous attendre chezLedoyen, où elle m’a chargée de vous amener, si nous ne laretrouvions pas dans les salles. »

Le restaurant, au milieu d’un îlot d’arbres et d’arbustes, avaitl’air d’une ruche trop pleine et vibrante. Un bourdonnement confusde voix, d’appels, de cliquetis de verres et d’assiettes voltigeaitautour, en sortait par toutes les fenêtres et toutes les portesgrandes ouvertes. Les tables, pressées, entourées de gens en trainde manger, étaient répandues par longues files dans les cheminsvoisins, à droite et à gauche du passage étroit où les garçonscouraient, assourdis, affolés, tenant à bout de bras des plateauxchargés de viandes, de poissons ou de fruits.

Sous la galerie circulaire c’était une telle multitude d’hommeset de femmes qu’on eût dit une pâte vivante. Tout cela riait,appelait, buvait et mangeait, mis en gaieté par les vins et inondéd’une de ces joies qui tombent sur Paris, en certains jours, avecle soleil.

Un garçon fit monter la comtesse, Annette et Bertin dans lesalon réservé où les attendait la duchesse.

En y entrant, le peintre aperçut, à côté de sa tante, le marquisde Farandal, empressé et souriant, tendant les bras pour recevoirles ombrelles et les manteaux de la comtesse et de sa fille. Il enressentit un tel déplaisir, qu’il eut envie, soudain, de dire deschoses irritantes et brutales.

La duchesse expliquait la rencontre de son neveu et le départ deMusadieu emmené par le ministre des Beaux-Arts ; et Bertin, àla pensée que ce bellâtre de marquis devait épouser Annette, qu’ilétait venu pour elle, qu’il la regardait déjà comme destinée à sacouche, s’énervait et se révoltait comme si on eût méconnu et violéses droits, des droits mystérieux et sacrés.

Dès qu’on fut à table, le marquis, placé à côté de la jeunefille, s’occupa d’elle avec cet air empressé des hommes autorisés àfaire leur cour.

Il avait des regards curieux qui semblaient au peintre hardis etinvestigateurs, des sourires presque tendres et satisfaits, unegalanterie familière et officielle. Dans ses manières et sesparoles apparaissait déjà quelque chose de décidé comme l’annonced’une prochaine prise de possession.

La duchesse et la comtesse semblaient protéger et approuvercette allure de prétendant, et avaient l’une pour l’autre des coupsd’œil de complicité.

Aussitôt le déjeuner fini, on retourna à l’Exposition. C’étaitdans les salles une telle mêlée de foule, qu’il semblait impossibled’y pénétrer. Une chaleur d’humanité, une odeur fade de robes etd’habits vieillis sur le corps faisaient là-dedans une atmosphèreécœurante et lourde. On ne regardait plus les tableaux, mais lesvisages et les toilettes, on cherchait les gens connus ; etparfois une poussée avait lieu dans cette masse épaisse entrouverteun moment pour laisser passer la haute échelle double desvernisseurs qui criaient : « Attention, messieurs ; attention,mesdames. »

Au bout de cinq minutes, la comtesse et Olivier se trouvaientséparés des autres. Il voulait les chercher, mais elle dit, ens’appuyant sur lui :

« Ne sommes-nous pas bien ? Laissons-les donc, puisqu’ilest convenu que si nous nous perdons, nous nous retrouverons àquatre heures au buffet.

– C’est vrai », dit-il.

Mais il était absorbé par l’idée que le marquis accompagnaitAnnette et continuait à marivauder près d’elle avec sa fatuitégalante.

La comtesse murmura :

« Alors, vous m’aimez toujours ? »

Il répondit, d’un air préoccupé :

« Mais oui, certainement. »

Et il cherchait, par-dessus les têtes, à découvrir le chapeaugris de M. de Farandal.

Le sentant distrait et voulant ramener à elle sa pensée, ellereprit :

« Si vous saviez comme j’adore votre tableau de cette année.C’est votre chef-d’œuvre. »

Il sourit, oubliant soudain les jeunes gens pour ne se souvenirque de son souci du matin.

« Vrai ? vous trouvez ?

– Oui, je le préfère à tout.

– Il m’a donné beaucoup de mal. »

Avec des mots câlins, elle l’enguirlanda de nouveau, sachantbien, depuis longtemps, que rien n’a plus de puissance sur unartiste que la flatterie tendre et continue. Capté, ranimé, égayépar ces paroles douces, il se remit à causer, ne voyant qu’elle,n’écoutant qu’elle dans cette grande cohue flottante.

Pour la remercier, il murmura près de son oreille :

« J’ai une envie folle de vous embrasser. »

Une chaude émotion la traversa et, levant sur lui ses yeuxbrillants, elle répéta sa question :

« Alors, vous m’aimez toujours ? »

Et il répondit, avec l’intonation qu’elle voulait et qu’ellen’avait point entendue tout à l’heure :

« Oui, je vous aime, ma chère Any.

– Venez souvent me voir le soir, dit-elle. Maintenant que j’aima fille, je ne sortirai pas beaucoup. »

Depuis qu’elle sentait en lui ce réveil inattendu de tendresse,un grand bonheur l’agitait. Avec les cheveux tout blancs d’Olivieret l’apaisement des années, elle redoutait moins à présent qu’ilfût séduit par une autre femme, mais elle craignait affreusementqu’il se mariât, par horreur de la solitude. Cette peur, anciennedéjà, grandissait sans cesse, faisait naître en son esprit descombinaisons irréalisables afin de l’avoir près d’elle le pluspossible et d’éviter qu’il passât de longues soirées dans le froidsilence de son hôtel vide. Ne le pouvant toujours attirer etretenir, elle lui suggérait des distractions, l’envoyait authéâtre, le poussait dans le monde, aimant mieux le savoir aumilieu des femmes que dans la tristesse de sa maison.

Elle reprit, répondant à sa secrète pensée :

« Ah ! si je pouvais vous garder toujours, comme je vousgâterais ! Promettez-moi de venir très souvent, puisque je nesortirai plus guère.

– Je vous le promets. »

Une voix murmura, près de son oreille :

« Maman. »

La comtesse tressaillit, se retourna. Annette, la duchesse et lemarquis venaient de les rejoindre.

« Il est quatre heures, dit la duchesse, je suis très fatiguéeet j’ai envie de m’en aller. »

La comtesse reprit :

« Je m’en vais aussi, je n’en puis plus. »

Ils gagnèrent l’escalier intérieur qui part des galeries oùs’alignent les dessins et les aquarelles et domine l’immense jardinvitré où sont exposées les œuvres de sculpture.

De la plate-forme de cet escalier, on apercevait d’un bout àl’autre la serre géante pleine de statues dressées dans leschemins, autour des massifs d’arbustes verts et au-dessus de lafoule qui couvrait le sol des allées de son flot remuant et noir.Les marbres jaillissaient de cette nappe sombre de chapeaux etd’épaules, en la trouant en mille endroits, et semblaient lumineux,tant ils étaient blancs.

Comme Bertin saluait les femmes à la porte de sortie, Mme deGuilleroy lui demanda tout bas :

« Alors, vous venez ce soir ?

– Mais oui. »

Et il rentra dans l’Exposition pour causer avec les artistes desimpressions de la journée.

Les peintres et les sculpteurs se tenaient par groupes autourdes statues, devant le buffet, et là, on discutait, comme tous lesans, en soutenant ou en attaquant les mêmes idées, avec les mêmesarguments sur des œuvres à peu près pareilles. Olivier qui,d’ordinaire, s’animait à ces disputes, ayant la spécialité desripostes et des attaques déconcertantes et une réputation dethéoricien spirituel dont il était fier, s’agita pour sepassionner, mais les choses qu’il répondait, par habitude, nel’intéressaient pas plus que celles qu’il entendait, et il avaitenvie de s’en aller, de ne plus écouter, de ne plus comprendre,sachant d’avance tout ce qu’on dirait sur ces antiques questionsd’art dont il connaissait toutes les faces.

Il aimait ces choses pourtant, et les avait aimées jusqu’icid’une façon presque exclusive, mais il en était distrait ce jour-làpar une de ces préoccupations légères et tenaces, un de ces petitssoucis qui semblent ne nous devoir point toucher et qui sont làmalgré tout, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, piqués dans lapensée comme une invisible épine enfoncée dans la chair.

Il avait même oublié ses inquiétudes sur ses baigneuses pour nese souvenir que de la tenue déplaisante du marquis auprèsd’Annette. Que lui importait, après tout ? Avait-il undroit ? Pourquoi aurait-il voulu empêcher ce mariage précieux,décidé d’avance, convenable sur tous les points ? Mais aucunraisonnement n’effaçait cette impression de malaise et demécontentement qui l’avait saisi en voyant le Farandal parler etsourire en fiancé, en caressant du regard le visage de la jeunefille.

Lorsqu’il entra, le soir, chez la comtesse, et qu’il la retrouvaseule avec sa fille continuant sous la clarté des lampes leurtricot pour les malheureux, il eut grand-peine à se garder de tenirsur le marquis des propos moqueurs et méchants, et de découvrir auxyeux d’Annette toute sa banalité voilée de chic.

Depuis longtemps, en ces visites après dîner, il avait souventdes silences un peu somnolents et des poses abandonnées de vieilami qui ne se gêne plus. Enfoncé dans son fauteuil, les jambescroisées, la tête en arrière, il rêvassait en parlant et reposaitdans cette tranquille intimité son corps et son esprit. Mais voilàque, soudain, lui revinrent cet éveil et cette activité des hommesqui font des frais pour plaire, que préoccupe ce qu’ils vont dire,et qui cherchent devant certaines personnes des mots plus brillantsou plus rares pour parer leurs idées et les rendre coquettes. Il nelaissait plus tramer la causerie, mais la soutenait et l’activait,la fouaillant avec sa verve, et il éprouvait, quand il avait faitpartir d’un franc rire la comtesse et sa fille, ou quand il lessentait émues, ou quand il les voyait lever sur lui des yeuxsurpris, ou quand elles cessaient de travailler pour l’écouter, unchatouillement de plaisir, un petit frisson de succès qui le payaitde sa peine.

Il revenait maintenant chaque fois qu’il les savait seules, etjamais, peut-être, il n’avait passé d’aussi douces soirées.

Mme de Guilleroy, dont cette assiduité apaisait les craintesconstantes, faisait, pour l’attirer et le retenir, tous sesefforts. Elle refusait des dîners en ville, des bals, desreprésentations, afin d’avoir la joie de jeter dans la boîte dutélégraphe, en sortant à trois heures la petite dépêche bleue quidisait : « À tantôt ». Dans les premiers temps, voulant lui donnerplus vite le tête-à-tête qu’il désirait, elle envoyait coucher safille dès que dix heures commençaient à sonner. Puis, voyant unjour qu’il s’en étonnait et demandait en riant qu’on ne traitâtplus Annette en petit enfant pas sage, elle accorda un quartd’heure de grâce, puis une demi-heure, puis une heure. Il nerestait pas longtemps d’ailleurs après que la jeune fille étaitpartie, comme si la moitié du charme qui le tenait dans ce salonvenait de sortir avec elle. Approchant aussitôt des pieds de lacomtesse le petit siège bas qu’il préférait, il s’asseyait toutprès d’elle et posait, par moments, avec un mouvement câlin, unejoue contre ses genoux. Elle lui donnait une de ses mains, qu’iltenait dans les siennes, et sa fièvre d’esprit tombant soudain, ilcessait de parler et semblait se reposer dans un tendre silence del’effort qu’il avait fait.

Elle comprit bien, peu à peu, avec son flair de femme,qu’Annette l’attirait presque autant qu’elle-même. Elle n’en futpoint fâchée, heureuse qu’il pût trouver entre elles quelque chosede la famille dont elle l’avait privé ; et elle l’emprisonnaitle plus possible entre elles deux, jouant à la maman pour qu’il secrût presque père de cette fillette et qu’une nuance nouvelle detendresse s’ajoutât à tout ce qui le captivait dans cettemaison.

Sa coquetterie, toujours éveillée, mais inquiète depuis qu’ellesentait, de tous les côtés, comme des piqûres presqueimperceptibles encore, les innombrables attaques de l’âge, prit uneallure plus active. Pour devenir aussi svelte qu’Annette, ellecontinuait à ne point boire, et l’amincissement réel de sa taillelui rendait en effet sa tournure de jeune fille, tellement que, dedos, on les distinguait à peine ; mais sa figure amaigrie seressentait de ce régime. La peau distendue se plissait et prenaitune nuance jaunie qui rendait plus éclatante la fraîcheur superbede l’enfant. Alors elle soigna son visage avec des procédésd’actrice, et bien qu’elle se créât ainsi au grand jour uneblancheur un peu suspecte, elle obtint aux lumières cet éclatfactice et charmant qui donne aux femmes bien fardées unincomparable teint.

La constatation de cette décadence et l’emploi de cet artificemodifièrent ses habitudes. Elle évita le plus possible lescomparaisons en plein soleil et les rechercha à la lumière deslampes qui lui donnaient un avantage. Quand elle se sentaitfatiguée, pâle, plus vieillie que de coutume, elle avait desmigraines complaisantes qui lui faisaient manquer des bals ou desspectacles ; mais les jours où elle se sentait en beauté, elletriomphait et jouait à la grande sœur avec une modestie grave depetite mère. Afin de porter toujours des robes presque pareilles àcelles de sa fille, elle lui donnait des toilettes de jeune femme,un peu graves pour elle ; et Annette, chez qui apparaissait deplus en plus un caractère enjoué et rieur, les portait avec unevivacité pétillante qui la rendait plus gentille encore. Elle seprêtait de tout son cœur aux manèges coquets de sa mère, jouaitavec elle, d’instinct, de petites scènes de grâce, savaitl’embrasser à propos, lui enlacer la taille avec tendresse, montrerpar un mouvement, une caresse, quelque invention ingénieuse,combien elles étaient jolies toutes les deux et combien elles seressemblaient.

Olivier Bertin, à force de les voir ensemble et de les comparersans cesse, arrivait presque, par moments, à les confondre.Quelquefois, si la jeune fille lui parlait alors qu’il regardaitailleurs, il était forcé de demander : « Laquelle a dit cela ?» Souvent même, il s’amusait à jouer ce jeu de la confusion quandils étaient seuls tous les trois dans le salon aux tapisseriesLouis XV. Il fermait alors les yeux et les priait de lui adresserla même question l’une après l’autre d’abord, puis en changeantl’ordre des interrogations, afin qu’il reconnût les voix. Elless’essayaient avec tant d’adresse à trouver les mêmes intonations, àdire les mêmes phrases avec les mêmes accents, que souvent il nedevinait pas. Elles étaient parvenues, en vérité, à prononcer sipareillement, que les domestiques répondaient « Oui, madame » à lajeune fille et « Oui, mademoiselle » à la mère.

À force de s’imiter par amusement et de copier leurs mouvements,elles avaient acquis ainsi une telle similitude d’allures et degestes, que M. de Guilleroy lui-même, quand il voyait passer l’uneou l’autre dans le fond sombre du salon, les confondait à toutinstant et demandait : « Est-ce toi, Annette, ou est-ce tamaman ? »

De cette ressemblance naturelle et voulue, réelle et travaillée,était née dans l’esprit et dans le cœur du peintre l’impressionbizarre d’un être double, ancien et nouveau, très connu et presqueignoré, de deux corps faits l’un après l’autre avec la même chair,de la même femme continuée, rajeunie, redevenue ce qu’elle avaitété. Et il vivait près d’elles, partagé entre les deux, inquiet,troublé, sentant pour la mère ses ardeurs réveillées et couvrant lafille d’une obscure tendresse.

Partie 2

Chapitre 1

 

20 juillet, Paris. Onze heures soir.

Mon ami, ma mère vient de mourir à Roncières. Nous partons àminuit. Ne venez pas, car nous ne prévenons personne. Maisplaignez-moi et pensez à moi.

Votre Any.

21 juillet, midi.

Ma pauvre amie, je serais parti malgré vous si je ne m’étaishabitué à considérer toutes vos volontés comme des ordres. Je penseà vous depuis hier avec une douleur poignante. Je songe à ce voyagemuet que vous avez fait cette nuit en face de votre fille et devotre mari, dans ce wagon à peine éclairé qui vous traînait versvotre morte. Je vous voyais sous le quinquet huileux tous lestrois, vous pleurant et Annette sanglotant. J’ai vu votre arrivée àla gare, l’horrible trajet dans la voiture, l’entrée au château aumilieu des domestiques, votre élan dans l’escalier, vers cettechambre, vers ce lit où elle est couchée, votre premier regard surelle, et votre baiser sur sa maigre figure immobile. Et j’ai penséà votre cœur, à votre pauvre cœur, à ce pauvre cœur dont la moitiéest à moi et qui se brise, qui souffre tant, qui vous étouffe etqui me fait tant de mal aussi, en ce moment.

Je baise vos yeux pleins de larmes avec une profonde pitié.

Olivier.

24 juillet, Roncières.

Votre lettre m’aurait fait du bien, mon ami, si quelque chosepouvait me faire du bien en ce malheur horrible où je suis tombée.Nous l’avons enterrée hier, et depuis que son pauvre corps inaniméest sorti de cette maison, il me semble que je suis seule sur laterre. On aime sa mère presque sans le savoir, sans le sentir, carcela est naturel comme de vivre ; et on ne s’aperçoit de toutela profondeur des racines de cet amour qu’au moment de laséparation dernière. Aucune autre affection n’est comparable àcelle-là, car toutes les autres sont de rencontre, et celle-là estde naissance ; toutes les autres nous sont apportées plus tardpar les hasards de l’existence, et celle-là vit depuis notrepremier jour dans notre sang même. Et puis, et puis, ce n’est passeulement une mère qu’on a perdue, c’est toute notre enfanceelle-même qui disparaît à moitié, car notre petite vie de filletteétait à elle autant qu’à nous. Seule elle la connaissait commenous, elle savait un tas de choses lointaines insignifiantes etchères qui sont, qui étaient les douces premières émotions de notrecœur. À elle seule je pouvais dire encore : « Te rappelles-tu,mère, le jour où… ? Te rappelles-tu, mère, la poupée deporcelaine que grand-maman m’avait donnée ? » Nous marmottionstoutes les deux un long et doux chapelet de menus et mièvressouvenirs que personne sur la terre ne sait plus, que moi. C’estdonc une partie de moi qui est morte, la plus vieille, lameilleure. J’ai perdu le pauvre cœur où la petite fille que j’étaisvivait encore tout entière. Maintenant personne ne la connaît plus,personne ne se rappelle la petite Anne, ses jupes courtes, sesrires et ses mines.

Et un jour viendra, qui n’est peut-être pas bien loin, où jem’en irai à mon tour, laissant seule dans ce monde ma chèreAnnette, comme maman m’y laisse aujourd’hui. Que tout cela esttriste, dur, cruel ! On n’y songe jamais, pourtant ; onne regarde pas autour de soi la mort prendre quelqu’un à toutinstant, comme elle nous prendra bientôt. Si on la regardait, si ony songeait, si on n’était pas distrait, réjoui et aveuglé par toutce qui se passe devant nous, on ne pourrait plus vivre, car la vuede ce massacre sans fin nous rendrait fous.

Je suis si brisée, si désespérée, que je n’ai plus la force derien faire. Jour et nuit je pense à ma pauvre maman, clouée danscette boue, enfouie sous cette terre, dans ce champ, sous la pluie,et dont la vieille figure que j’embrassais avec tant de bonheurn’est plus qu’une pourriture affreuse. Oh ! quelle horreur,mon ami, quelle horreur !

Quand j’ai perdu papa, je venais de me marier, et je n’ai passenti toutes ces choses comme aujourd’hui. Oui, plaignez-moi,pensez à moi, écrivez-moi. J’ai tant besoin de vous à présent.

Anne.

Paris, 25 juillet.

Ma pauvre amie,

Votre chagrin me fait une peine horrible. Et je ne vois pas nonplus la vie en rose. Depuis votre départ je suis perdu, abandonné,sans attache et sans refuge. Tout me fatigue, m’ennuie et m’irrite.Je pense sans cesse à vous et à notre Annette, je vous sens lointoutes les deux quand j’aurais tant besoin que vous fussiez près demoi.

C’est extraordinaire comme je vous sens loin et comme vous memanquez. Jamais, même aux jours où j’étais jeune, vous ne m’avezété tout, comme en ce moment. J’ai pressenti depuis quelque tempscette crise, qui doit être un coup de soleil de l’été de laSaint-Martin. Ce que j’éprouve est même si bizarre, que je veuxvous le raconter. Figurez-vous que, depuis votre absence, je nepeux plus me promener. Autrefois, et même pendant les moisderniers, j’aimais beaucoup m’en aller tout seul par les rues enflânant, distrait par les gens et les choses, goûtant la joie devoir et le plaisir de battre le pavé d’un pied joyeux. J’allaisdevant moi sans savoir où, pour marcher, pour respirer, pourrêvasser. Maintenant je ne peux plus. Dès que je descends dans larue, une angoisse m’oppresse, une peur d’aveugle qui a lâché sonchien. Je deviens inquiet exactement comme un voyageur qui a perdula trace d’un sentier dans un bois, et il faut que je rentre. Parisme semble vide, affreux, troublant. Je me demande : « Où vais jealler ? » Je me réponds : « Nulle part, puisque je me promène.» Eh bien, je ne peux pas, je ne peux plus me promener sans but. Laseule pensée de marcher devant moi m’écrase de fatigue et m’accabled’ennui. Alors je vais traîner ma mélancolie au Cercle.

Et savez-vous pourquoi ? Uniquement parce que vous n’êtesplus ici. J’en suis certain. Lorsque je vous sais à Paris, il n’y aplus de promenade inutile, puisqu’il est possible que je vousrencontre sur le premier trottoir venu. Je peux aller partout parceque vous pouvez être partout. Si je ne vous aperçois point, je puisau moins trouver Annette qui est une émanation de vous. Vous memettez, l’une et l’autre, de l’espérance plein les rues,l’espérance de vous reconnaître, soit que vous veniez de loin versmoi, soit que je vous devine en vous suivant. Et alors la ville medevient charmante, et les femmes dont la tournure ressemble à lavôtre agitent mon cœur de tout le mouvement des rues, entretiennentmon attente, occupent mes yeux, me donnent une sorte d’appétit devous voir.

Vous allez me trouver bien égoïste, ma pauvre amie, moi qui vousparle ainsi de ma solitude de vieux pigeon roucoulant, alors quevous pleurez des larmes douloureuses. Pardonnez-moi, je suis tanthabitué à être gâté par vous, que je crie : « Au secours » quand jene vous ai plus.

Je baise vos pieds pour que vous ayez pitié de moi.

Olivier.

Roncières, 30 juillet.

Mon ami,

Merci pour votre lettre ! J’ai tant besoin de savoir quevous m’aimez ! Je viens de passer par des jours affreux. J’aicru vraiment que la douleur allait me tuer à mon tour. Elle étaiten moi, comme un bloc de souffrance enfermé dans ma poitrine, etqui grossissait sans cesse, m’étouffait, m’étranglait. Le médecinqu’on avait appelé, afin qu’il apaisât les crises de nerfs quej’avais quatre ou cinq fois par jour, m’a piquée avec de lamorphine, ce qui m’a rendue presque folle, et les grandes chaleursque nous traversons aggravaient mon état, me jetaient dans unesurexcitation qui touchait au délire. Je suis un peu calmée depuisle gros orage de vendredi. Il faut vous dire que, depuis le jour del’enterrement, je ne pleurais plus du tout, et voilà que, pendantl’ouragan dont l’approche m’avait bouleversée, j’ai senti tout d’uncoup que les larmes commençaient à me sortir des yeux, lentes,rares, petites, brûlantes. Oh ! ces premières larmes, commeelles font mal ! Elles me déchiraient comme si elles eussentété des griffes, et j’avais la gorge serrée à ne plus laisserpasser mon souffle. Puis, ces larmes devinrent plus rapides, plusgrosses, plus tièdes. Elles s’échappaient de mes yeux comme d’unesource, et il en venait tant, tant, tant, que mon mouchoir en futtrempé, et qu’il fallut en prendre un autre. Et le gros bloc dechagrin semblait s’amollir, se fendre, couler par mes yeux.

Depuis ce moment-là, je pleure du matin au soir, et cela mesauve. On finirait par devenir vraiment fou, ou par mourir, si onne pouvait pas pleurer. Je suis bien seule aussi. Mon mari fait destournées dans le pays, et j’ai tenu à ce qu’il emmenât Annette afinde la distraire et de la consoler un peu. Ils s’en vont en voitureou à cheval jusqu’à huit ou dix lieues de Roncières, et elle merevient rose de jeunesse, malgré sa tristesse, et les yeux toutbrillants de vie, tout animés par l’air de la campagne et la coursequ’elle a faite. Comme c’est beau d’avoir cet âge-là ! Jepense que nous allons rester ici encore quinze jours ou troissemaines ; puis, malgré le mois d’août, nous rentrerons àParis pour la raison que vous savez.

Je vous envoie tout ce qui me reste de mon cœur.

Any.

Paris, 4 août.

Je n’y tiens plus, ma chère amie ; il faut que vousreveniez, car il va certainement m’arriver quelque chose. Je medemande si je ne suis pas malade, tant j’ai le dégoût de tout ceque je faisais depuis si longtemps avec un certain plaisir ou avecune résignation indifférente. D’abord, il fait si chaud à Paris,que chaque nuit représente un bain turc de huit ou neuf heures. Jeme lève, accablé par la fatigue de ce sommeil en étuve, et je mepromène pendant une heure ou deux devant une toile blanche, avecl’intention d’y dessiner quelque chose. Mais je n’ai plus rien dansl’esprit, rien dans l’œil, rien dans la main. Je ne suis plus unpeintre !… Cet effort inutile vers le travail est exaspérant.Je fais venir des modèles, je les place, et comme ils me donnentdes poses, des mouvements, des expressions que j’ai peintes àsatiété, je les fais se rhabiller et je les flanque dehors. Vrai,je ne puis plus rien voir de neuf, et j’en souffre comme si jedevenais aveugle. Qu’est-ce que cela ? Fatigue de l’œil ou ducerveau, épuisement de la faculté artiste ou courbature du nerfoptique ? Sait-on ! il me semble que j’ai fini dedécouvrir le coin d’inexploré qu’il m’a été donné de visiter. Jen’aperçois plus que ce que tout le monde connaît ; je fais ceque tous les mauvais peintres ont fait ; je n’ai plus qu’unevision et qu’une observation de cuistre. Autrefois, il n’y a pasencore longtemps, le nombre des motifs nouveaux me paraissaitillimité, et j’avais, pour les exprimer, une telle variété demoyens que l’embarras du choix me rendait hésitant. Or, voilà que,tout à coup, le monde des sujets entrevus s’est dépeuplé, moninvestigation est devenue impuissante et stérile. Les gens quipassent n’ont plus de sens pour moi ; je ne trouve plus enchaque être humain ce caractère et cette saveur que j’aimais tantdiscerner et rendre apparents. Je crois cependant que je pourraisfaire un très joli portrait de votre fille. Est-ce parce qu’ellevous ressemble si fort, que je vous confonds dans ma pensée ?Oui, peut-être.

Donc, après m’être efforcé d’esquisser un homme ou une femme quine soient pas semblables à tous les modèles connus, je me décide àaller déjeuner quelque part, car je n’ai plus le courage dem’asseoir seul dans ma salle à manger. Le boulevard Malesherbes al’air d’une avenue de forêt emprisonnée dans une ville morte.Toutes les maisons sentent le vide. Sur la chaussée, les arroseurslancent des panaches de pluie blanche qui éclaboussent le pavé debois d’où s’exhale une vapeur de goudron mouillé et d’écurielavée ; et d’un bout à l’autre de la longue descente du parcMonceau à Saint-Augustin, on aperçoit cinq ou six formes noires,passants sans importance, fournisseurs ou domestiques. L’ombre desplatanes étale au pied des arbres, sur les trottoirs brûlants, unetache bizarre, qu’on dirait liquide comme de l’eau répandue quisèche. L’immobilité des feuilles dans les branches et de leursilhouette grise sur l’asphalte, exprime la fatigue de la villerôtie, sommeillant et transpirant à la façon d’un ouvrier endormisur un banc sous le soleil. Oui, elle sue, la gueuse, et elle pueaffreusement par ses bouches d’égout, les soupiraux des caves etdes cuisines, les ruisseaux où coule la crasse de ses rues. Alors,je pense à ces matinées d’été, dans votre verger plein de petitesfleurs champêtres qui donnent à l’air un goût de miel. Puis,j’entre, écœuré déjà, au restaurant où mangent, avec des airsaccablés, des hommes chauves et ventrus, au gilet entrouvert, etdont le front moite reluit. Toutes ces nourritures ont chaud, lemelon qui fond sous la glace, le pain mou, le filet flasque, lelégume recuit, le fromage purulent, les fruits mûris à ladevanture. Et je sors avec la nausée, et je retourne chez moi pouressayer de dormir un peu, jusqu’à l’heure du dîner que je prends auCercle.

J’y retrouve toujours Adelmans, Maldant, Rocdiane, Landa et biend’autres, qui m’ennuient et me fatiguent autant que des orgues deBarbarie. Chacun a son air, ou ses airs, que j’entends depuisquinze ans, et ils les jouent tous ensemble, chaque soir, dans cecercle, qui est, paraît-il, un endroit où l’on va se distraire. Ondevrait bien me changer ma génération dont j’ai les yeux, lesoreilles et l’esprit rassasiés. Ceux-là font toujours desconquêtes ; ils s’en vantent et s’entre-félicitent.

Après avoir bâillé autant de fois qu’il y a de minutes entrehuit heures et minuit, je rentre me coucher et je me déshabille ensongeant qu’il faudra recommencer demain.

Oui, ma chère amie, je suis à l’âge où la vie de garçon devientintolérable, parce qu’il n’y a plus rien de nouveau pour moi, sousle soleil. Un garçon doit être jeune, curieux, avide. Quand onn’est plus tout cela, il devient dangereux de rester libre. Dieu,que j’ai aimé ma liberté, jadis, avant de vous aimer plusqu’elle ! Comme elle me pèse aujourd’hui ! La liberté,pour un vieux garçon comme moi, c’est le vide, le vide partout,c’est le chemin de la mort, sans rien dedans pour empêcher de voirle bout, c’est cette question sans cesse posée : que dois jefaire ? qui puis je aller voir pour n’être pas seul ? Etje vais de camarade en camarade, de poignée de main en poignée demain, mendiant un peu d’amitié. J’en recueille des miettes qui nefont pas un morceau -Vous, j’ai Vous, mon amie, mais vous n’êtespas à moi. C’est même peut-être de vous que me vient l’angoissedont je souffre, car c’est le désir de votre contact, de votreprésence, du même toit sur nos têtes, des mêmes murs enfermant nosexistences, du même intérêt serrant nos cœurs, le besoin de cettecommunauté d’espoirs, de chagrins, de plaisirs, de gaieté, detristesse, et aussi de choses matérielles, qui mettent en moi tantde souci. Vous êtes à moi, c’est-à-dire que je vole un peu de vousde temps en temps. Mais je voudrais respirer sans cesse l’air mêmeque vous respirez, partager tout avec vous, ne me servir que dechoses qui appartiendraient à nous deux, sentir que tout ce dont jevis est à vous autant qu’à moi, le verre dans lequel je bois, lesiège sur lequel je me repose, le pain que je mange et le feu quime chauffe.

Adieu, revenez bien vite. J’ai trop de peine loin de vous.

Olivier.

Roncières, 8 août.

Mon ami, je suis malade, et si fatiguée que vous ne mereconnaîtrez point. Je crois que j’ai trop pleuré. Il faut que jeme repose un peu avant de revenir, car je ne veux pas me remontrerà vous comme je suis. Mon mari part pour Paris après-demain et vousportera de nos nouvelles. Il compte vous emmener dîner quelque partet me charge de vous prier de l’attendre chez vous vers septheures.

Quant à moi, dès que je me sentirai un peu mieux, dès que jen’aurai plus cette figure de déterrée qui me fait peur à moi-même,je retournerai près de vous. Je n’ai, au monde, qu’Annette et vous,moi aussi, et je veux offrir à chacun de vous tout ce que jepourrai lui donner, sans voler l’autre.

Je vous tends mes yeux qui ont tant pleuré, pour que vous lesbaisiez.

Anne.

Quand il reçut cette lettre annonçant le retour encore retardé,Olivier Bertin eut envie, une envie immodérée, de prendre unevoiture pour aller à la gare, et le train pour aller àRoncières ; puis, songeant que M. de Guilleroy devait revenirle lendemain, il se résigna et se mit à désirer l’arrivée du mariavec presque autant d’impatience que si c’eût été celle de la femmeelle-même.

Jamais il n’avait aimé Guilleroy comme en ces vingt-quatreheures d’attente.

Quand il le vit entrer, il s’élança vers lui, les mains tendues,s’écriant :

« Ah ! cher ami, que je suis heureux de vous voir !»

L’autre aussi semblait fort satisfait, content surtout derentrer à Paris, car la vie n’était pas gaie en Normandie, depuistrois semaines.

Les deux hommes s’assirent sur un petit canapé à deux places,dans un coin de l’atelier, sous un dais d’étoffes orientales, et,se reprenant les mains avec des airs attendris, ils se lesserrèrent de nouveau.

« Et la comtesse, demanda Bertin, comment va-t-elle ?

– Oh ! pas très bien. Elle a été très touchée, trèsaffectée, et elle se remet trop lentement. J’avoue même qu’ellem’inquiète un peu.

– Mais pourquoi ne revient-elle pas ?

– Je n’en sais rien. Il m’a été impossible de la décider àrentrer ici.

– Que fait-elle tout le jour ?

– Mon Dieu, elle pleure, elle pense à sa mère. Ça n’est pas bonpour elle. Je voudrais bien qu’elle se décidât à changer d’air, àquitter l’endroit où ça s’est passé, vous comprenez ?

– Et Annette ?

– Oh ! elle, une fleur épanouie ! »

Olivier eut un sourire de joie. Il demanda encore :

« A-t-elle eu beaucoup de chagrin ?

– Oui, beaucoup, beaucoup, mais vous savez, du chagrin dedix-huit ans, ça ne tient pas. »

Après un silence, Guilleroy reprit :

« Où allons-nous dîner, mon cher ? J’ai bien besoin de medégourdir, moi, d’entendre du bruit et de voir du mouvement.

– Mais, en cette saison, il me semble que le café desAmbassadeurs est indiqué. »

Et ils s’en allèrent, en se tenant par le bras, vers lesChamps-Élysées. Guilleroy, agité par cet éveil des Parisiens quirentrent et pour qui la ville, après chaque absence, semblerajeunie et pleine de surprises possibles, interrogeait le peintresur mille détails, sur ce qu’on avait fait, sur ce qu’on avait dit,et Olivier, après d’indifférentes réponses où se reflétait toutl’ennui de sa solitude, parlait de Roncières, cherchait à saisir encet homme, à recueillir autour de lui ce quelque chose de presquematériel que laissent en nous les gens qu’on vient de voir, subtileémanation des êtres qu’on emporte en les quittant, qu’on garde ensoi quelques heures et qui s’évapore dans l’air nouveau.

Le ciel lourd d’un soir d’été pesait sur la ville et sur lagrande avenue où commençaient à sautiller sous les feuillages lesrefrains alertes des concerts en plein vent. Les deux hommes, assisau balcon du café des Ambassadeurs, regardaient sous eux les bancset les chaises encore vides de l’enceinte fermée jusqu’au petitthéâtre où les chanteuses, dans la clarté blafarde des globesélectriques et du jour mêlés, étalaient leurs toilettes éclatanteset la teinte rose de leur chair. Des odeurs de fritures, de sauces,de mangeailles chaudes, flottaient dans les imperceptibles brisesque se renvoyaient les marronniers, et quand une femme passait,cherchant sa place réservée, suivie d’un homme en habit noir, ellesemait sur sa route le parfum capiteux et frais de ses robes et deson corps.

Guilleroy, radieux, murmura :

« Oh ! j’aime mieux être ici que là-bas.

– Et moi, répondit Bertin, j’aimerais mieux être là-basqu’ici.

– Allons donc !

– Parbleu. Je trouve Paris infect, cet été.

– Eh ! mon cher, c’est toujours Paris. »

Le député semblait être dans un jour de contentement, dans un deces rares jours d’effervescence où les hommes graves font desbêtises. Il regardait deux cocottes dînant à une table voisine avectrois maigres jeunes messieurs superlativement corrects, et ilinterrogeait sournoisement Olivier sur toutes les filles connues etcotées dont il entendait chaque jour citer les noms. Puis ilmurmura avec un ton de profond regret :

« Vous avez de la chance d’être resté garçon, vous. Vous pouvezfaire et voir tant de choses. »

Mais le peintre se récria, et pareil à tous ceux qu’une penséeharcèle, il prit Guilleroy pour confident de ses tristesses et deson isolement. Quand il eut tout dit, récité jusqu’au bout lalitanie de ses mélancolies, et raconté naïvement, poussé par lebesoin de soulager son cœur, combien il eût désiré l’amour et lefrôlement d’une femme installée à son côté, le comte, à son tour,convint que le mariage avait du bon. Retrouvant alors son éloquenceparlementaire pour vanter la douceur de sa vie intérieure, il fitde la comtesse un grand éloge, qu’Olivier approuvait gravement parde fréquents mouvements de tête.

Heureux d’entendre parler d’elle, mais jaloux de ce bonheurintime que Guilleroy célébrait par devoir, le peintre finit parmurmurer, avec une conviction sincère :

« Oui, vous avez eu de la chance, vous ! »

Le député, flatté, en convint ; puis il reprit :

« Je voudrais bien la voir revenir ; vraiment, elle medonne du souci en ce moment ! Tenez, puisque vous vous ennuyezà Paris, vous devriez aller à Roncières et la ramener. Elle vousécoutera, vous, car vous êtes son meilleur ami ; tandis qu’unmari…, vous savez… »

Olivier, ravi, reprit :

« Mais, je ne demande pas mieux, moi. Cependant…, croyez-vousque cela ne la contrariera pas de me voir arriver ainsi ?

– Non, pas du tout ; allez donc, mon cher.

– J’y consens alors. Je partirai demain par le train d’uneheure. Faut-il lui envoyer une dépêche ?

– Non, je m’en charge. Je vais la prévenir, afin que voustrouviez une voiture à la gare. »

Comme ils avaient fini de dîner, ils remontèrent auxboulevards ; mais au bout d’une demi-heure à peine, le comtesoudain quitta le peintre, sous le prétexte d’une affaire urgentequ’il avait tout à fait oubliée.

Chapitre 2

 

La comtesse et sa fille, vêtues de crêpe noir, venaient des’asseoir face à face, pour déjeuner, dans la vaste salle deRoncières. Les portraits d’aïeux, naïvement peints, l’un encuirasse, un autre en justaucorps, celui-ci poudré en officier desgardes françaises, celui-là en colonel de la Restauration,alignaient sur les murs la collection des Guilleroy passés, en descadres vieux dont la dorure tombait. Deux domestiques, aux passourds, commençaient à servir les deux femmes silencieuses ;et les mouches faisaient autour du lustre en cristal, suspendu aumilieu de la table, un petit nuage de points noirs tourbillonnantet bourdonnant.

« Ouvrez les fenêtres, dit la comtesse, il fait un peu fraisici. »

Les trois hautes fenêtres, allant du parquet au plafond, etlarges comme des baies, furent ouvertes à deux battants. Un souffled’air tiède, portant des odeurs d’herbe chaude et des bruitslointains de campagne, entra brusquement par ces trois grandstrous, se mêlant à l’air un peu humide de la pièce profondeenfermée dans les murs épais du château.

« Ah ! c’est bon », dit Annette, en respirant à pleinegorge.

Les yeux des deux femmes s’étaient tournés vers le dehors etregardaient au-dessous d’un ciel bleu clair, un peu voilé par cettebrume de midi qui miroite sur les terres imprégnées de soleil, lalongue pelouse verte du parc, avec ses îlots d’arbres de place enplace et ses perspectives ouvertes au loin sur la campagne jauneilluminée jusqu’à l’horizon par la nappe d’or des récoltesmûres.

« Nous ferons une longue promenade après déjeuner, dit lacomtesse. Nous pourrons aller à pied jusqu’à Berville, en suivantla rivière, car il ferait trop chaud dans la plaine.

– Oui, maman, et nous prendrons Julio pour faire lever desperdrix.

– Tu sais que ton père le défend.

– Oh, puisque papa est à Paris ! C’est si amusant de voirJulio en arrêt. Tiens, le voici qui taquine les vaches. Dieu, qu’ilest drôle ! »

Repoussant sa chaise, elle se leva et courut à une fenêtre d’oùelle cria : « Hardi, Julio, hardi ! »

Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiées d’herbe,accablées de chaleur, se reposaient couchées sur le flanc, leventre saillant, repoussé par la pression du sol. Allant de l’une àl’autre avec des aboiements, des gambades folles, une colère gaie,furieuse et feinte, un épagneul de chasse, svelte, blanc et roux,dont les oreilles frisées s’envolaient à chaque bond, s’acharnait àfaire lever les trois grosses bêtes qui ne voulaient pas. C’étaitlà, assurément, le jeu favori du chien, qui devait le recommencerchaque fois qu’il apercevait les vaches étendues. Elles,mécontentes, pas effrayées, le regardaient de leurs gros yeuxmouillés, en tournant la tête pour le suivre.

Annette, de sa fenêtre, cria :

« Apporte, Julio, apporte. »

Et l’épagneul, excité, s’enhardissait, aboyait plus fort,s’aventurait jusqu’à la croupe, en feignant de vouloir mordre.Elles commençaient à s’inquiéter, et les frissons nerveux de leurpeau pour chasser les mouches devenaient plus fréquents et pluslongs.

Soudain le chien, emporté par une course qu’il ne put maîtriserà temps, arriva en plein élan si près d’une vache, que, pour nepoint se culbuter contre elle, il dut sauter par-dessus. Frôlé parle bond, le pesant animal eut peur, et, levant d’abord la tête, seredressa ensuite avec lenteur sur ses quatre jambes, en reniflantfortement. Le voyant debout, les deux autres aussitôtl’imitèrent ; et Julio se mit à danser autour d’eux une dansede triomphe, tandis qu’Annette le félicitait.

« Bravo, Julio, bravo !

– Allons, dit la comtesse, viens donc déjeuner, mon enfant.»

Mais la jeune fille, posant une main en abat-jour sur ses yeux,annonça :

« Tiens ! le porteur du télégraphe. »

Dans le sentier invisible, perdu au milieu des blés et desavoines, une blouse bleue semblait glisser à la surface des épis,et s’en venait vers le château, au pas cadencé de l’homme.

« Mon Dieu ! murmura la comtesse, pourvu que ce ne soit pasune mauvaise nouvelle ! »

Elle frissonnait encore de cette terreur que laisse si longtempsen nous la mort d’un être aimé trouvée dans une dépêche. Elle nepouvait maintenant déchirer la bande collée pour ouvrir le petitpapier bleu, sans sentir trembler ses doigts et s’émouvoir son âme,et croire que de ces plis si longs à défaire allait sortir unchagrin qui ferait de nouveau couler ses larmes.

Annette, au contraire, pleine de curiosité jeune, aimait toutl’inconnu qui vient à nous. Son cœur, que la vie venait pour lapremière fois de meurtrir, ne pouvait attendre que des joies de lasacoche noire et redoutable attachée au flanc des piétons de laposte, qui sèment tant d’émotions par les rues des villes et leschemins des champs.

La comtesse ne mangeait plus, suivant en son esprit cet hommequi venait vers elle, porteur de quelques mots écrits, de quelquesmots dont elle serait peut-être blessée comme d’un coup de couteauà la gorge. L’angoisse de savoir la rendait haletante, et ellecherchait à deviner quelle était cette nouvelle si pressée. À quelsujet ? De qui ? La pensée d’Olivier la traversa.Serait-il malade ? Mort peut-être aussi ?

Les dix minutes qu’il fallut attendre lui parurentinterminables ; puis quand elle eut déchiré la dépêche etreconnu le nom de son mari, elle lut : « Je t’annonce que notre amiBertin part pour Roncières par le train d’une heure. Envoie phaétongare. Tendresses. »

« Eh bien, maman ? disait Annette.

– C’est M. Olivier Bertin qui vient nous voir.

– Ah ! quelle chance ! Et quand ?

– Tantôt.

– À quatre heures ?

– Oui.

– Oh ! qu’il est gentil ! »

Mais la comtesse avait pâli, car un souci nouveau depuis quelquetemps grandissait en elle, et la brusque arrivée du peintre luisemblait une menace aussi pénible que tout ce qu’elle avait puprévoir.

« Tu iras le chercher avec la voiture, dit-elle à sa fille.

– Et toi, maman, tu ne viendras pas !

– Non, je vous attendrai ici.

– Pourquoi ? Ça lui fera de la peine.

– Je ne me sens pas très bien.

– Tu voulais aller à pied jusqu’à Berville, tout à l’heure.

– Oui, mais le déjeuner m’a fait mal.

– D’ici là, tu iras mieux.

– Non, je vais même monter dans ma chambre. Fais-moi prévenirdès que vous serez arrivés.

– Oui, maman. »

Puis, après avoir donné des ordres pour qu’on attelât le phaétonà l’heure voulue et qu’on préparât l’appartement, la comtesserentra chez elle et s’enferma.

Sa vie, jusqu’alors, s’était écoulée presque sans souffrance,accidentée seulement par l’affection d’Olivier, et agitée par lesouci de la conserver. Elle y avait réussi, toujours victorieusedans cette lutte. Son cœur, bercé par les succès et la louange,devenu un cœur exigeant de belle mondaine à qui sont dues toutesles douceurs de la terre, après avoir consenti à un mariagebrillant, où l’inclination n’entrait pour rien, après avoir ensuiteaccepté l’amour comme le complément d’une existence heureuse, aprèsavoir pris son parti d’une liaison coupable, beaucoup parentraînement, un peu par religion pour le sentiment lui-même, parcompensation au train-train vulgaire de l’existence, s’étaitcantonné, barricadé dans ce bonheur que le hasard lui avait fait,sans autre désir que de le défendre contre les surprises de chaquejour. Elle avait donc accepté avec une bienveillance de jolie femmeles événements agréables qui se présentaient, et, peu aventureuse,peu harcelée par des besoins nouveaux et des démangeaisonsd’inconnu, mais tendre, tenace et prévoyante, contente du présent,inquiète, par nature, du lendemain, elle avait su jouir deséléments que lui fournissait le Destin avec une prudence économe etsagace.

Or, peu à peu, sans qu’elle osât même se l’avouer, s’étaitglissée dans son âme la préoccupation obscure des jours quipassent, de l’âge qui vient. C’était en sa pensée quelque chosecomme une petite démangeaison qui ne cessait jamais. Mais sachantbien que cette descente de la vie était sans fond, qu’une foiscommencée on ne l’arrêtait plus, et cédant à l’instinct du danger,elle ferma les yeux en se laissant glisser afin de conserver sonrêve, de ne pas avoir le vertige de l’abîme et le désespoir del’impuissance.

Elle vécut donc en souriant, avec une sorte d’orgueil factice derester belle si longtemps ; et, lorsqu’Annette apparut à côtéd’elle avec la fraîcheur de ses dix-huit années, au lieu desouffrir de ce voisinage, elle fut fière, au contraire, de pouvoirêtre préférée, dans la grâce savante de sa maturité, à cettefillette épanouie dans l’éclat radieux de la première jeunesse.

Elle se croyait même au début d’une période heureuse ettranquille quand la mort de sa mère vint la frapper en plein cœur.Ce fut, pendant les premiers jours, un de ces désespoirs profondsqui ne laissent place à nulle autre pensée. Elle restait du matinau soir abîmée dans la désolation, cherchant à se rappeler millechoses de la morte, des paroles familières, sa figure d’autrefois,des robes qu’elle avait portées jadis, comme si elle eût amassé aufond de sa mémoire des reliques, et recueilli dans le passé disparutous les intimes et menus souvenirs dont elle alimenterait sescruelles rêveries. Puis quand elle fut arrivée ainsi à un telparoxysme de désespoir, qu’elle avait à tout instant des crises denerfs et des syncopes, toute cette peine accumulée jaillit enlarmes, et, jour et nuit, coula de ses yeux.

Or, un matin, comme sa femme de chambre entrait et venaitd’ouvrir les volets et les rideaux en demandant : « Comment vaMadame aujourd’hui ? » elle répondit, se sentant épuisée etcourbaturée à force d’avoir pleuré : « Oh ! pas du tout.Vraiment je n’en puis plus. »

La domestique qui tenait le plateau portant le thé regarda samaîtresse, et émue de la voir si pâle dans la blancheur du lit,elle balbutia avec un accent triste et sincère :

« En effet, Madame a très mauvaise mine. Madame ferait bien dese soigner. »

Le ton dont cela fut dit enfonça au cœur de la comtesse unepetite piqûre comme d’une pointe d’aiguille, et dès que la bonnefut partie, elle se leva pour aller voir sa figure dans sa grandearmoire à glace.

Elle demeura stupéfaite en face d’elle-même, effrayée de sesjoues creuses, de ses yeux rouges, du ravage produit sur elle parces quelques jours de souffrance. Son visage qu’elle connaissait sibien, qu’elle avait si souvent regardé en tant de miroirs divers,dont elle savait toutes les expressions, toutes les gentillesses,tous les sourires, dont elle avait déjà bien des fois corrigé lapâleur, réparé les petites fatigues, détruit les rides légèresapparues au trop grand jour, au coin des yeux, lui sembla tout àcoup celui d’une autre femme, un visage nouveau qui se décomposait,irréparablement malade.

Pour se mieux voir, pour mieux constater ce mal inattendu, elles’approcha jusqu’à toucher la glace du front, si bien que sonhaleine, répandant une buée sur le verre, obscurcit, effaça presquel’image blême qu’elle contemplait. Elle dut alors prendre unmouchoir pour essuyer la brume de son souffle, et frissonnanted’une émotion bizarre, elle fit un long et patient examen desaltérations de son visage. D’un doigt léger elle tendit la peau desjoues, lissa celle du front, releva les cheveux, retourna lespaupières pour regarder le blanc de l’œil. Puis elle ouvrit labouche, inspecta ses dents un peu ternies où des points d’orbrillaient, s’inquiéta des gencives livides et de la teinte jaunede la chair au-dessus des joues et sur les tempes.

Elle mettait à cette revue de la beauté défaillante tantd’attention qu’elle n’entendit pas ouvrir la porte, et qu’elletressaillit jusqu’au cœur quand sa femme de chambre, deboutderrière elle, lui dit :

« Madame a oublié de prendre son thé. »

La comtesse se retourna, confuse, surprise, honteuse, et ladomestique, devinant sa pensée, reprit :

« Madame a trop pleuré, il n’y a rien de pire que les larmespour vider la peau. C’est le sang qui tourne en eau. »

Comme la comtesse ajoutait tristement :

« Il y a aussi l’âge. »

La bonne se récria :

« Oh ! oh ! Madame n’en est pas là ! En quelquesjours de repos il n’y paraîtra plus. Mais il faut que Madame sepromène et prenne bien garde de ne pas pleurer. »

Aussitôt qu’elle fut habillée, la comtesse descendit au parc, etpour la première fois depuis la mort de sa mère, elle alla visiterle petit verger où elle aimait autrefois soigner et cueillir desfleurs, puis elle gagna la rivière et marcha le long de l’eaujusqu’à l’heure du déjeuner.

En s’asseyant à la table en face de son mari, à côté de safille, elle demanda pour savoir leur pensée :

« Je me sens mieux aujourd’hui. Je dois être moins pale. »

Le comte répondit :

« Oh ! vous avez encore bien mauvaise mine. »

Son cœur se crispa, et une envie de pleurer lui mouilla lesyeux, car elle avait pris l’habitude des larmes.

Jusqu’au soir, et le lendemain, et les jours suivants, soitqu’elle pensât à sa mère, soit qu’elle pensât à elle-même, ellesentit à tout moment des sanglots lui gonfler la gorge et luimonter aux paupières, mais pour ne pas les laisser s’épandre et luiraviner les joues, elle les retenait en elle, et par un effortsurhumain de volonté, entraînant sa pensée sur des chosesétrangères, la maîtrisant, la dominant, l’écartant de ses peines,elle s’efforçait de se consoler, de se distraire, de ne plus songeraux choses tristes, afin de retrouver la santé de son teint.

Elle ne voulait pas surtout retourner à Paris et revoir OlivierBertin avant d’être redevenue elle-même. Comprenant qu’elle avaittrop maigri, que la chair des femmes de son âge a besoin d’êtrepleine pour se conserver fraîche, elle cherchait de l’appétit surles routes et dans les bois voisins, et bien qu’elle rentrâtfatiguée et sans faim, elle s’efforçait de manger beaucoup.

Le comte, qui voulait repartir, ne comprenait point sonobstination. Enfin, devant sa résistance invincible, il déclaraqu’il s’en allait seul, laissant la comtesse libre de revenirlorsqu’elle y serait disposée.

Elle reçut le lendemain la dépêche annonçant l’arrivéed’Olivier.

Une envie de fuir la saisit, tant elle avait peur de son premierregard. Elle aurait désiré attendre encore une semaine ou deux. Enune semaine, en se soignant, on peut changer tout à fait de visage,puisque les femmes, même bien portantes et jeunes, sous la moindreinfluence sont méconnaissables du jour au lendemain. Mais l’idéed’apparaître en plein soleil, en plein champ devant Olivier, danscette lumière du mois d’août, à côté d’Annette si fraîche,l’inquiéta tellement qu’elle se décida tout de suite à ne pointaller à la gare et à l’attendre dans la demi-ombre du salon.

Elle était montée dans sa chambre et songeait. Des souffles dechaleur remuaient de temps en temps les rideaux. Le chant descricris emplissait l’air. Jamais encore elle ne s’était sentie sitriste. Ce n’était plus la grande douleur écrasante qui avait broyéson cœur, qui l’avait déchirée, anéantie, devant le corps sans âmede la vieille maman bien-aimée. Cette douleur qu’elle avait crueinguérissable s’était, en quelques jours, atténuée jusqu’à n’êtrequ’une souffrance du souvenir ; mais elle se sentait emportéemaintenant, noyée dans un flot profond de mélancolie où elle étaitentrée tout doucement, et dont elle ne sortirait plus.

Elle avait envie de pleurer, une envie irrésistible – et nevoulait pas. Chaque fois qu’elle sentait ses paupières humides,elle les essuyait vivement, se levait, marchait, regardait le parc,et, sur les grands arbres des futaies, les corbeaux promenant dansle ciel bleu leur vol noir et lent.

Puis elle passait devant sa glace, se jugeait d’un coup d’œil,effaçait la trace d’une larme en effleurant le coin de l’œil avecla houppe de poudre de riz, et elle regardait l’heure en cherchantà deviner à quel point de la route il pouvait bien être arrivé.

Comme toutes les femmes qu’emporte une détresse d’âmeirraisonnée ou réelle, elle se rattachait à lui avec une tendresseéperdue. N’était-il pas tout pour elle, tout, tout, plus que lavie, tout ce que devient un être quand on l’aime uniquement etqu’on se sent vieillir !

Soudain elle entendit au loin le claquement d’un fouet, courut àla fenêtre et vit le phaéton qui faisait le tour de la pelouse augrand trot des deux chevaux. Assis à côté d’Annette, dans le fondde la voiture, Olivier agita son mouchoir en apercevant lacomtesse, et elle répondit à ce signe par des bonjours jetés desdeux mains. Puis elle descendit, le cœur battant, mais heureuse àprésent, toute vibrante de la joie de le sentir si près, de luiparler et de le voir.

Ils se rencontrèrent dans l’antichambre, devant la porte dusalon.

Il ouvrit les bras vers elle avec un irrésistible élan, et d’unevoix que chauffait une émotion vraie :

« Ah ! ma pauvre comtesse, permettez que je vousembrasse ! »

Elle ferma les yeux, se pencha, se pressa contre lui en tendantses joues, et pendant qu’il appuyait ses lèvres, elle murmura dansson oreille : « Je t’aime. »

Puis Olivier, sans lâcher ses mains qu’il serrait, la regarda,disant :

« Voyons cette triste figure ? »

Elle se sentait défaillir. Il reprit :

« Oui, un peu palotte ; mais ça n’est rien. »

Pour le remercier, elle balbutia :

« Ah ! cher ami, cher ami ! » ne trouvant pas autrechose à dire.

Mais il s’était retourné, cherchant derrière lui Annette,disparue, et brusquement :

« Est-ce étrange, hein, de voir votre fille en deuil ?

– Pourquoi ? » demanda la comtesse.

Il s’écria, avec une animation extraordinaire :

« Comment, pourquoi ? Mais c’est votre portrait peint parmoi, c’est mon portrait ! C’est vous, telle que je vous airencontrée autrefois en entrant chez la duchesse ! Hein, vousrappelez-vous cette porte où vous avez passé sous mon regard, commeune frégate passe sous le canon d’un fort. Sacristi ! quandj’ai aperçu à la gare, tout à l’heure, la petite debout sur lequai, tout en noir, avec le soleil de ses cheveux autour du visage,mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai cru que j’allais pleurer. Jevous dis que c’est à devenir fou quand on vous a connue comme moi,qui vous ai regardée mieux que personne et aimée plus que personne,et reproduite en peinture, Madame. Ah ! par exemple, j’ai bienpensé que vous me l’aviez envoyée toute seule au chemin de fer pourme donner cet étonnement. Dieu de Dieu, que j’ai été surpris !Je vous dis que c’est à devenir fou ! »

Il cria :

« Annette, Nané. »

La voix de la jeune fille répondit du dehors, car elle donnaitdu sucre aux chevaux.

« Voilà, voilà !

– Viens donc ici. »

Elle accourut.

« Tiens, mets-toi tout près de ta mère. »

Elle s’y plaça, et il les compara ; mais il répétaitmachinalement, sans conviction : « Oui, c’est étonnant, c’estétonnant », car elles se ressemblaient moins côte à côte qu’avantde quitter Paris, la jeune fille ayant pris en cette toilette noireune expression nouvelle de jeunesse lumineuse, tandis que la mèren’avait plus depuis longtemps cette flambée des cheveux et du teintdont elle avait jadis ébloui et grisé le peintre en le rencontrantpour la première fois.

Puis la comtesse et lui entrèrent au salon. Il semblaitradieux.

« Ah ! la bonne idée que j’ai eue de venir ! »disait-il. Il se reprit : « Non, c’est votre mari qui l’a eue pourmoi. Il m’a chargé de vous ramener. Et moi, savez-vous ce que jevous propose ?-Non, n’est-ce pas ?-Eh bien, je vouspropose au contraire de rester ici. Par ces chaleurs, Paris estodieux, tandis que la campagne est délicieuse. Dieu ! qu’ilfait bon ! »

La tombée du soir imprégnait le parc de fraîcheur, faisaitfrissonner les arbres et s’exhaler de la terre des vapeursimperceptibles qui jetaient sur l’horizon un léger voiletransparent. Les trois vaches, debout et la tête basse, broutaientavec avidité, et quatre paons, avec un fort bruit d’ailes,montaient se percher dans un cèdre où ils avaient coutume dedormir, sous les fenêtres du château. Des chiens aboyaient au loinpar la campagne, et dans l’air tranquille de cette fin de jourpassaient des appels de voix humaines, des phrases jetées à traversles champs, d’une pièce de terre à l’autre, et ces cris courts etgutturaux avec lesquels on conduit les bêtes.

Le peintre, nu-tête, les yeux brillants, respirait à pleinegorge ; et comme la comtesse le regardait :

« Voilà le bonheur », dit-il.

Elle se rapprocha de lui.

« Il ne dure jamais.

– Prenons-le quand il vient. »

Elle, alors, avec un sourire :

« Jusqu’ici vous n’aimiez pas la campagne.

– Je l’aime aujourd’hui, parce que je vous y trouve. Je nesaurais plus vivre en un endroit où vous n’êtes pas. Quand on estjeune, on peut être amoureux de loin, par lettres, par pensées, parexaltation pure, peut-être parce qu’on sent la vie devant soi,peut-être aussi parce qu’on a plus de passion que de besoins ducœur ; à mon âge, au contraire, l’amour est devenu unehabitude d’infirme, c’est un pansement de l’âme, qui ne battantplus que d’une aile s’envole moins dans l’idéal. Le cœur n’a plusd’extase, mais des exigences égoïstes. Et puis, je sens très bienque je n’ai pas de temps à perdre pour jouir de mon reste.

– Oh ! vieux ! » dit-elle en lui prenant la main.

Il répétait :

« Mais oui, mais oui. Je suis vieux. Tout le montre, mescheveux, mon caractère qui change, la tristesse qui vient.Sacristi, voilà une chose que je n’ai pas connue jusqu’ici : latristesse ! Si on m’eût dit, quand j’avais trente ans, qu’unjour je deviendrais triste sans raison, inquiet, mécontent de tout,je ne l’aurais pas cru. Cela prouve que mon cœur aussi a vieilli.»

Elle répondit avec une certitude profonde :

« Oh ! moi, j’ai le cœur tout jeune. Il n’a pas changé. Si,il a rajeuni peut-être. Il a eu vingt ans, il n’en a plus queseize. »

Ils restèrent longtemps à causer ainsi dans la fenêtre ouverte,mêlés à l’âme du soir, tout près l’un de l’autre, plus près qu’ilsn’avaient jamais été, en cette heure de tendresse, crépusculairecomme l’heure du jour.

Un domestique entra, annonçant :

« Madame la comtesse est servie. »

Elle demanda :

« Vous avez prévenu ma fille ?

– Mademoiselle est dans la salle à manger. »

Ils s’assirent à table, tous les trois. Les volets étaient clos,et deux grands candélabres de six bougies, éclairant le visaged’Annette, lui faisaient une tête poudrée d’or. Bertin, souriant,ne cessait de la regarder.

« Dieu ! qu’elle est jolie en noir ! » disait-il.

Et il se tournait vers la comtesse en admirant la fille, commepour remercier la mère de lui avoir donné ce plaisir.

Lorsqu’ils furent revenus dans le salon, la lune s’était levéesur les arbres du parc. Leur masse sombre avait l’air d’une grandeîle, et la campagne au-delà semblait une mer cachée sous la petitebrume qui flottait au ras des plaines.

« Oh ! maman, allons nous promener », dit Annette.

La comtesse y consentit.

« Je prends Julio.

– Oui, si tu veux. »

Ils sortirent. La jeune fille marchait devant en s’amusant avecle chien. Lorsqu’ils longèrent la pelouse, ils entendirent lesouffle des vaches qui, réveillées et sentant leur ennemi, levaientla tête pour regarder. Sous les arbres, plus loin, la lune effilaitentre les branches une pluie de rayons fins qui glissaient jusqu’àterre en mouillant les feuilles et se répandaient sur le chemin parpetites flaques de clarté jaune. Annette et Julio couraient,semblaient avoir sous cette nuit sereine le même cœur joyeux etvide, dont l’ivresse partait en gambades.

Dans les clairières où l’onde lunaire descendait ainsi qu’en despuits, la jeune fille passait comme une apparition, et le peintrela rappelait, émerveillé de cette vision noire, dont le clairvisage brillait. Puis, quand elle était repartie, il prenait etserrait la main de la comtesse, et souvent cherchait ses lèvres entraversant des ombres plus épaisses, comme si, chaque fois, la vued’Annette avait ravivé l’impatience de son cœur.

Ils gagnèrent enfin le bord de la plaine, où l’on devinait àpeine au loin, de place en place, les bouquets d’arbres des fermes.À travers la buée de lait qui baignait les champs, l’horizons’illimitait, et le silence léger, le silence vivant de ce grandespace lumineux et tiède était plein de l’inexprimable espoir, del’indéfinissable attente qui rendent si douces les nuits d’été.Très hauts dans le ciel, quelques petits nuages longs et mincessemblaient faits d’écailles d’argent. En demeurant quelquessecondes immobile, on entendait dans cette paix nocturne un confuset continu murmure de vie, mille bruits frêles dont l’harmonieressemblait d’abord à du silence.

Une caille, dans un pré voisin, jetait son double cri, et Julio,les oreilles dressées, s’en alla à pas furtifs vers les deux notesde flûte de l’oiseau. Annette le suivit, aussi légère que lui,retenant son souffle et se baissant.

« Ah ! dit la comtesse restée seule avec le peintre,pourquoi les moments comme celui-ci passent-ils si vite ? Onne peut rien tenir, on ne peut rien garder. On n’a même pas letemps de goûter ce qui est bon. C’est déjà fini. »

Olivier lui baisa la main et reprit en souriant :

« Oh ! ce soir, je ne fais point de philosophie. Je suistout à l’heure présente. »

Elle murmura :

« Vous ne m’aimez pas comme je vous aime !

– Ah ! par exemple !… »

Elle l’interrompit :

« Non, vous aimez en moi, comme vous le disiez fort bien avantdîner, une femme qui satisfait les besoins de votre cœur, une femmequi ne vous a jamais fait une peine et qui a mis un peu de bonheurdans votre vie. Cela, je le sais, je le sens. Oui, j’ai laconscience, j’ai la joie ardente de vous avoir été bonne, utile etsecourable. Vous avez aimé, vous aimez encore tout ce que voustrouvez en moi d’agréable, mes attentions pour vous, monadmiration, mon souci de vous plaire, ma passion, le don completque je vous ai fait de mon être intime. Mais ce n’est pas moi quevous aimez, comprenez-vous ! Oh, cela je le sens comme on sentun courant d’air froid. Vous aimez en moi mille choses, ma beauté,qui s’en va, mon dévouement, l’esprit qu’on me trouve, l’opinionqu’on a de moi dans le monde, celle que j’ai de vous dans moncœur ; mais ce n’est pas moi, moi, rien que moi,comprenez-vous ? »

Il eut un petit rire amical :

« Non, je ne comprends pas trop bien. Vous me faites une scènede reproches très inattendue. »

Elle s’écria :

« Oh, mon Dieu ! Je voudrais vous faire comprendre commentje vous aime, moi ! Voyons, je cherche, je ne trouve pas.Quand je pense à vous, et j’y pense toujours, je sens jusqu’au fondde ma chair et de mon âme une ivresse indicible de vous appartenir,et un besoin irrésistible de vous donner davantage de moi. Jevoudrais me sacrifier d’une façon absolue, car il n’y a rien demeilleur, quand on aime, que de donner, de donner toujours, tout,tout, sa vie, sa pensée, son corps, tout ce qu’on a, et de biensentir qu’on donne et d’être prête à tout risquer pour donner plusencore. Je vous aime, jusqu’à aimer souffrir pour vous, jusqu’àaimer mes inquiétudes, mes tourments, mes jalousies, la peine quej’ai quand je ne vous sens plus tendre pour moi. J’aime en vousquelqu’un que seule j’ai découvert, un vous qui n’est pas celui dumonde, celui qu’on admire, celui qu’on connaît, un vous qui est lemien, qui ne peut plus changer, qui ne peut pas vieillir, que je nepeux pas ne plus aimer, car j’ai, pour le regarder, des yeux qui nevoient plus que lui. Mais on ne peut pas dire ces choses. Il n’y apas de mots pour les exprimer. »

Il répéta tout bas, plusieurs fois de suite :

« Chère, chère, chère Any. »

Julio revenait en bondissant, sans avoir trouvé la caille quis’était tue à son approche, et Annette le suivait toujours,essoufflée d’avoir couru.

« Je n’en puis plus, dit-elle. Je me cramponne à vous, monsieurle peintre ! »

Elle s’appuya sur le bras libre d’Olivier et ils rentrèrent,marchant ainsi, lui entre elles, sous les arbres noirs. Ils neparlaient plus. Il avançait, possédé par elles, pénétré par unesorte de fluide féminin dont leur contact l’inondait. Il necherchait pas à les voir, puisqu’il les avait contre lui, et mêmeil fermait les yeux pour mieux les sentir. Elles le guidaient, leconduisaient, et il allait devant lui, épris d’elles, de celle degauche comme de celle de droite, sans savoir laquelle était àgauche, laquelle était à droite, laquelle était la mère, laquelleétait la fille. Il s’abandonnait volontairement avec une sensualitéinconsciente et raffinée au trouble de cette sensation. Ilcherchait même à les mêler dans son cœur, à ne plus les distinguerdans sa pensée, et il berçait son désir au charme de cetteconfusion. N’était-ce pas une seule femme que cette mère et cettefille si pareilles ? et la fille ne semblait-elle pas venuesur la terre uniquement pour rajeunir son amour ancien pour lamère ?

Quand il rouvrit les yeux en pénétrant dans le château, il luisembla qu’il venait de passer les plus délicieuses minutes de savie, de subir la plus étrange, la plus inanalysable et la pluscomplète émotion que pût goûter un homme, grisé d’une mêmetendresse par la séduction émanée de deux femmes.

« Ah ! l’exquise soirée ! » dit-il, dès qu’il seretrouva entre elles à la lumière des lampes.

Annette s’écria :

« Je n’ai pas du tout besoin de dormir, moi ; je passeraistoute la nuit à me promener quand il fait beau. »

La comtesse regarda la pendule :

« Oh ! il est onze heures et demie. Il faut se coucher, monenfant. »

Ils se séparèrent, chacun allant vers son appartement. Seule, lajeune fille qui n’avait pas envie de se mettre au lit, dormit bienvite.

Le lendemain, à l’heure ordinaire, lorsque la femme de chambre,après avoir ouvert les rideaux et les auvents, apporta le thé etregarda sa maîtresse encore ensommeillée, elle lui dit :

« Madame a déjà meilleure mine aujourd’hui.

– Vous croyez ?

– Oh ! oui. La figure de Madame est plus reposée. »

La comtesse, sans s’être encore regardée, savait bien quec’était vrai. Son cœur était léger, elle ne le sentait pas battre,et elle se sentait vivre. Le sang qui coulait en ses veines n’étaitplus rapide comme la veille, chaud et chargé de fièvre, promenanten toute sa chair de l’énervement et de l’inquiétude, mais il yrépandait un tiède bien-être, et aussi de la confianceheureuse.

Quand la domestique fut sortie, elle alla se voir dans la glace.Elle fut un peu surprise, car elle se sentait si bien qu’elles’attendait à se trouver rajeunie, en une seule nuit, de plusieursannées. Puis elle comprit l’enfantillage de cet espoir, et, aprèss’être encore regardée, elle se résigna à constater qu’elle avaitseulement le teint plus clair, les yeux moins fatigués, les lèvresplus vives que la veille. Comme son âme était contente, elle nepouvait s’attrister, et elle sourit en pensant : « Oui, dansquelques jours, je serai tout à fait bien. J’ai été trop éprouvéepour me remettre si vite. »

Mais elle resta longtemps, très longtemps assise devant sa tablede toilette où étaient étalés, dans un ordre gracieux, sur unenappe de mousseline bordée de dentelles, devant un beau miroir decristal taillé, tous ses petits instruments de coquetterie à manched’ivoire portant son chiffre coiffé d’une couronne. Ils étaient là,innombrables, jolis, différents, destinés à des besognes délicateset secrètes, les uns en acier, fins et coupants, de formesbizarres, comme des outils de chirurgie pour opérer des bobosd’enfant, les autres ronds et doux, en plume, en duvet, en peau debêtes inconnues, faits pour étendre sur la chair tendre la caressedes poudres odorantes, des parfums gras ou liquides.

Longtemps elle les mania de ses doigts savants, promena de seslèvres à ses tempes leur toucher plus moelleux qu’un baiser,corrigeant les nuances imparfaitement retrouvées, soulignant lesyeux, soignant les cils. Quand elle descendit enfin, elle était àpeu près sure que le premier regard qu’il lui jetterait ne seraitpas trop défavorable.

« Où est M. Bertin ? » demanda-t-elle au domestiquerencontré dans le vestibule.

L’homme répondit :

« M. Bertin est dans le verger, en train de faire une partie delawn-tennis avec mademoiselle. »

Elle les entendit de loin crier les points.

L’une après l’autre, la voix sonore du peintre et la voix finede la jeune fille annonçaient : quinze, trente, quarante, avantage,à deux, avantage, jeu.

Le verger où avait été battu un terrain pour le lawn-tennisétait un grand carré d’herbe planté de pommiers enclos par le parc,par le potager et par les fermes dépendant du château. Le long destalus qui le limitaient de trois côtés, comme les défenses d’uncamp retranché, on avait fait pousser des fleurs, de longuesplates-bandes de fleurs de toutes sortes, champêtres ou rares, desroses en quantité, des œillets, des héliotropes des fuchsias, duréséda, bien d’autres encore, qui donnaient à l’air un goût demiel, ainsi que disait Bertin. Des abeilles, d’ailleurs, dont lesruches alignaient leurs dômes de paille le long du mur auxespaliers du potager, couvraient ce champ fleuri de leur vol blondet ronflant.

Juste au milieu de ce verger on avait abattu quelques pommiers,afin d’obtenir la place nécessaire au lawn-tennis, et un filetgoudronné, tendu par le travers de cet espace, le séparait en deuxcamps.

Annette, d’un côté, sa jupe noire relevée, nu-tête montrant seschevilles et la moitié du mollet lorsqu’elle s’élançait pourattraper la balle au vol. allait, venait courait, les yeuxbrillants et les joues rouges, fatiguée, essoufflée par le jeucorrect et sûr de son adversaire.

Lui, la culotte de flanelle blanche serrée aux reins sur lachemise pareille, coiffé d’une casquette à visière, blanche aussi,et le ventre un peu saillant, attendait la balle avec sang-froid,jugeait avec précision sa chute, la recevait et la renvoyait sansse presser, sans courir, avec l’aisance élégante, l’attentionpassionnée et l’adresse professionnelle qu’il apportait à tous lesexercices.

Ce fut Annette qui aperçut sa mère. Elle cria :

« Bonjour, maman ; attends une minute que nous ayons finice coup-là. »

Cette distraction d’une seconde la perdit. La balle passa contreelle, rapide et basse, presque roulante, toucha terre et sortit dujeu.

Tandis que Bertin criait : « Gagné », que la jeune fille,surprise, l’accusait d’avoir profité de son inattention, Julio,dressé à chercher et à retrouver, comme des perdrix tombées dansles broussailles, les balles perdues qui s’égaraient, s’élançaderrière celle qui courait devant lui dans l’herbe, la saisit dansla gueule avec délicatesse, et la rapporta en remuant la queue.

Le peintre, maintenant, saluait la comtesse ; mais, presséde se remettre à jouer, animé par la lutte, content de se sentirsouple, il ne jeta sur ce visage tant soigné pour lui qu’un coupd’œil court et distrait ; puis il demanda :

« Vous permettez ? chère comtesse, j’ai peur de merefroidir et d’attraper une névralgie.

– Oh ! oui », dit-elle.

Elle s’assit sur un tas de foin, fauché le matin même, pourdonner champ libre aux joueurs, et, le cœur un peu triste tout àcoup, les regarda.

Sa fille, agacée de perdre toujours, s’animait, s’excitait,avait des cris de dépit ou de triomphe, des élans impétueux d’unbout à l’autre de son camp, et, souvent, dans ces bonds, des mèchesde cheveux tombaient, déroulées, puis répandues sur ses épaules.Elle les saisissait, et, la raquette entre les genoux, en quelquessecondes, avec des mouvements impatients, les rattachait en piquantdes épingles, par grands coups, dans la masse de la chevelure.

« Hein ! est-elle jolie ainsi, et fraîche comme lejour ? »

Oui, elle était jeune, elle pouvait courir, avoir chaud, devenirrouge, perdre ses cheveux, tout braver, tout oser, car toutl’embellissait.

Puis, quand ils se remettaient à jouer avec ardeur la comtesse,de plus en plus mélancolique, songeait qu’Olivier préférait cettepartie de balle, cette agitation d’enfant, ce plaisir des petitschats qui sautent après des boules de papier, à la douceur des’asseoir près d’elle, en cette chaude matinée, et de la sentir,aimante, contre lui.

Quand la cloche, au loin, sonna le premier coup du déjeuner, illui sembla qu’on la délivrait, qu’on lui ôtait un poids du cœur.Mais, comme elle revenait, appuyée à son bras, il lui dit :

« Je viens de m’amuser comme un gamin. C’est rudement bond’être, ou de se croire jeune. Ah oui ! ah oui ! il n’y aque ça ! Quand on n’aime plus courir, on est fini ! »

En sortant de table, la comtesse qui, pour la première fois, laveille, n’avait pas été au cimetière, proposa d’y aller ensemble,et ils partirent tous les trois pour le village.

Il fallait traverser le bois où coulait un ruisseau qu’onnommait la Rainette, sans doute à cause des petites grenouillesdont il était peuplé, puis franchir un bout de plaine avantd’arriver à l’église bâtie dans un groupe de maisons abritantl’épicier, le boulanger, le boucher, le marchand de vin et quelquesautres modestes commerçants chez qui venaient s’approvisionner lespaysans.

L’aller fut silencieux et recueilli, la pensée de la morteoppressant les âmes. Sur la tombe, les deux femmes s’agenouillèrentet prièrent longtemps. La comtesse courbée, demeurait immobile, unmouchoir dans les yeux, car elle avait peur de pleurer, et que leslarmes coulassent sur ses joues. Elle priait, non pas comme elleavait fait jusqu’à ce jour, par une espèce d’évocation de sa mère,par un appel désespéré sous le marbre de la tombe, jusqu’à cequ’elle crût sentir à son émotion devenue déchirante que la mortel’entendait, l’écoutait, mais simplement en balbutiant avec ardeurles paroles consacrées du Pater noster et de l’Ave Maria. Ellen’aurait pas eu, ce jour-là, la force et la tension d’esprit qu’illui fallait pour cette sorte de cruel entretien sans réponse avecce qui pouvait demeurer de l’être disparu autour du trou quicachait les restes de son corps. D’autres obsessions avaientpénétré dans son cœur de femme, l’avaient remuée, meurtrie,distraite ; et sa prière fervente montait vers le ciel pleined’obscures supplications. Elle implorait Dieu, l’inexorable Dieuqui a jeté sur la terre toutes les pauvres créatures, afin qu’ileût pitié d’elle-même autant que de celle rappelée à lui.

Elle n’aurait pu dire ce qu’elle lui demandait, tant sesappréhensions étaient encore cachées et confuses, mais elle sentitqu’elle avait besoin de l’aide divine, d’un secours surnaturelcontre des dangers prochains et d’inévitables douleurs.

Annette, les yeux fermés, après avoir aussi balbutié desformules, était partie en une rêverie, car elle ne voulait pas serelever avant sa mère.

Olivier Bertin les regardait, songeant qu’il avait devant lui unravissant tableau et regrettant un peu qu’il ne lui fût pas permisde faire un croquis.

En revenant, ils se mirent à parler de l’existence humaine,remuant doucement ces idées amères et poétiques d’une philosophieattendrie et découragée, qui sont un fréquent sujet de causerieentre les hommes et les femmes que la vie blesse un peu et dont lescœurs se mêlent en confondant leurs peines.

Annette, qui n’était point mûre pour ces pensées, s’éloignait àchaque instant afin de cueillir des fleurs champêtres au bord duchemin.

Mais Olivier, pris d’un désir de la garder près de lui, énervéde la voir sans cesse repartir, ne la quittait point de l’œil. Ils’irritait qu’elle s’intéressât aux couleurs des plantes plusqu’aux phrases qu’il prononçait. Il éprouvait un malaiseinexprimable de ne pas la captiver, la dominer comme sa mère, etune envie d’étendre la main, de la saisir, de la retenir, de luidéfendre de s’en aller. Il la sentait trop alerte, trop jeune, tropindifférente, trop libre, libre comme un oiseau, comme un jeunechien qui n’aboie pas, qui ne revient point, qui a dans les veinesl’indépendance, ce joli instinct de liberté que la voix et le fouetn’ont pas encore vaincu.

Pour l’attirer, il parla de choses plus gaies, et parfois ill’interrogeait, cherchait à éveiller un désir d’écouter et sacuriosité de femme ; mais on eût dit que le vent capricieux dugrand ciel soufflait dans la tête d’Annette ce jour-là, comme surles épis ondoyants, emportait et dispersait son attention dansl’espace, car elle avait à peine répondu le mot banal attendud’elle, jeté entre deux fuites avec un regard distrait, qu’elleretournait à ses fleurettes. Il s’exaspérait à la fin, mordu parune impatience puérile, et, comme elle venait prier sa mère deporter son premier bouquet pour qu’elle en pût cueillir un autre,il l’attrapa par le coude et lui serra le bras afin qu’elle nes’échappât plus. Elle se débattait en riant et tirait de toute saforce pour s’en aller, alors, mû par un instinct d’homme, ilemploya le moyen des faibles, et ne pouvant séduire son attention,il l’acheta en tentant sa coquetterie.

« Dis-moi, dit-il, quelle fleur tu préfères, je t’en ferai faireune broche. »

Elle hésita, surprise.

« Une broche, comment ?

– En pierres de la même couleur : en rubis si c’est lecoquelicot ; en saphir si c’est le bluet, avec une petitefeuille en émeraudes. »

La figure d’Annette s’éclaira de cette joie affectueuse dont lespromesses et les cadeaux animent les traits des femmes.

« Le bluet, dit-elle, c’est si gentil !

– Va pour un bluet. Nous irons le commander dès que nous seronsde retour à Paris. »

Elle ne partait plus, attachée à lui par la pensée du bijouqu’elle essayait déjà d’apercevoir, d’imaginer. Elle demanda :

« Est-ce très long à faire, une chose comme ça ? »

Il riait, la sentant prise.

« Je ne sais pas, cela dépend des difficultés. Nous presseronsle bijoutier. »

Elle fut soudain traversée par une réflexion navrante.

« Mais je ne pourrai pas le porter, puisque je suis en granddeuil. »

Il avait passé son bras sous celui de la jeune fille, et laserrant contre lui :

« Eh bien, tu garderas ta broche pour la fin de ton deuil, celane t’empêchera pas de la contempler. »

Comme la veille au soir, il était entre elles, tenu, serré,captif entre leurs épaules, et pour voir se lever sur lui leursyeux bleus pareils, pointillés de grains noirs, il leur parlait àtour de rôle, en tournant la tête vers l’une et vers l’autre. Legrand soleil les éclairant, il confondait moins à présent lacomtesse avec Annette, mais il confondait de plus en plus la filleavec le souvenir renaissant de ce qu’avait été la mère. Il avaitenvie de les embrasser l’une et l’autre, l’une pour retrouver sursa joue et sur sa nuque un peu de cette fraîcheur rose et blondequ’il avait savourée jadis, et qu’il revoyait aujourd’huimiraculeusement reparue, l’autre parce qu’il l’aimait toujours etqu’il sentait venir d’elle l’appel puissant d’une habitudeancienne. Il constatait même, à cette heure, et comprenait que sondésir un peu lassé depuis longtemps et que son affection pour elles’étaient ranimés à la vue de sa jeunesse ressuscitée.

Annette repartit chercher des fleurs. Olivier ne la rappelaitplus, comme si le contact de son bras et la satisfaction de la joiedonnée par lui l’eussent apaisé, mais il la suivait en tous sesmouvements, avec le plaisir qu’on éprouve à voir les êtres ou leschoses qui captivent nos yeux et les grisent. Quand elle revenait,apportant une gerbe, il respirait plus fortement, cherchant, sans ysonger, quelque chose d’elle, un peu de son haleine ou de lachaleur de sa peau dans l’air remué par sa course. Il la regardaitavec ravissement, comme on regarde une aurore, comme on écoute dela musique avec des tressaillements d’aise quand elle se baissait,se redressait, levait les deux bras en même temps pour remettre enplace sa coiffure. Et puis, de plus en plus, d’heure en heure, elleactivait en lui l’évocation de l’autrefois ! Elle avait desrires, des gentillesses, des mouvements qui lui mettaient sur labouche le goût des baisers donnés et rendus jadis, elle faisait dupassé lointain, dont il avait perdu la sensation précise, quelquechose de pareil à un présent rêvé ; elle brouillait lesépoques, les dates, les âges de son cœur, et rallumant des émotionsrefroidies, mêlait, sans qu’il s’en doutât, hier avec demain, lesouvenir avec l’espérance.

Il se demandait en fouillant sa mémoire si la comtesse, en sonplus complet épanouissement, avait eu ce charme souple de chèvre,ce charme hardi, capricieux, irrésistible, comme la grâce d’unanimal qui court et qui saute. Non. Elle avait été plus épanouie etmoins sauvage. Fille des villes, puis femme des villes, n’ayantjamais bu l’air des champs et vécu dans l’herbe, elle était devenuejolie à l’ombre des murs, et non pas au soleil du ciel.

Quand ils furent rentrés au château, la comtesse se mit à écriredes lettres sur sa petite table basse, dans l’embrasure d’unefenêtre ; Annette monta dans sa chambre, et le peintreressortit pour marcher à pas lents, un cigare à la bouche, lesmains derrière le dos, par les chemins tournants du parc. Mais ilne s’éloignait pas jusqu’à perdre de vue la façade blanche ou letoit pointu de la demeure. Dès qu’elle avait disparu derrière lesbouquets d’arbres ou les massifs d’arbustes, il avait une ombre surle cœur, comme lorsqu’un nuage couvre le soleil, et quand ellereparaissait dans les trouées de verdure, il s’arrêtait quelquessecondes pour contempler les deux lignes de hautes fenêtres. Puisil se remettait en route.

Il se sentait agité, mais content, content de quoi ? detout.

L’air lui semblait pur, la vie bonne, ce jour-là. Il se sentaitde nouveau dans le corps des légèretés de petit garçon, des enviesde courir et d’attraper avec ses mains les papillons jaunes quisautillaient sur la pelouse comme s’ils eussent été suspendus aubout de fils élastiques. Il chantonnait des airs d’opéra. Plusieursfois de suite, il répéta la phrase célèbre de Gounod : « Laisse-moicontempler ton visage », y découvrant une expression profondémenttendre qu’il n’avait jamais sentie ainsi.

Soudain, il se demanda comment il se pouvait faire qu’il fûtdevenu si vite si différent de lui-même. Hier, à Paris, mécontentde tout, dégoûté, irrité, aujourd’hui calme, satisfait de tout, oneût dit qu’un dieu complaisant avait changé son âme. « Ce bondieu-là, pensa-t-il, aurait bien dû me changer de corps en mêmetemps, et me rajeunir un peu. » Tout à coup, il aperçut Julio quichassait dans un fourré. Il l’appela, et quand le chien fut venuplacer sous la main sa tête fine coiffée de longues oreillesfrisottées, il s’assit dans l’herbe pour le mieux flatter, lui ditdes gentillesses, le coucha sur ses genoux, et s’attendrissant à lecaresser, l’embrassa comme font les femmes dont le cœur s’émeut àtoute occasion.

Après le dîner, au lieu de sortir comme la veille, ils passèrentla soirée au salon, en famille.

La comtesse dit tout à coup :

« Il va pourtant falloir que nous partions ! »

Olivier s’écria :

« Oh, ne parlez pas encore de ça ! Vous ne vouliez pasquitter Roncières quand je n’y étais pas. J’arrive, et vous nepensez plus qu’à filer.

– Mais, mon cher ami, dit-elle, nous ne pouvons pourtantdemeurer ici indéfiniment tous les trois.

– Il ne s’agit point d’indéfiniment, mais de quelques jours.Combien de fois suis-je resté chez vous des semainesentières ?

– Oui, mais en d’autres circonstances, alors que la maison étaitouverte à tout le monde. »

Alors Annette, d’une voix câline :

« Oh, maman ! quelques jours encore, deux ou trois. Ilm’apprend si bien à jouer au tennis. Je me fâche quand je perds, etpuis après je suis si contente d’avoir fait des progrès !»

Le matin même, la comtesse projetait de faire durer jusqu’audimanche ce séjour mystérieux de l’ami, et maintenant elle voulaitpartir, sans savoir pourquoi. Cette journée qu’elle avait espéréesi bonne, lui laissait à l’âme une tristesse inexprimable etpénétrante, une appréhension sans cause, tenace et confuse comme unpressentiment.

Quand elle se retrouva seule dans sa chambre, elle chercha mêmed’où lui venait ce nouvel accès mélancolique.

Avait-elle subi une de ces imperceptibles émotions dontl’effleurement a été si fugitif que la raison ne s’en souvientpoint, mais dont la vibration demeure aux cordes du cœur les plussensibles ? – Peut-être. Laquelle ? Elle se rappela bienquelques inavouables contrariétés dans les mille nuances desentiment par lesquelles elle avait passé, chaque minute apportantla sienne ! Or, elles étaient vraiment trop menues pour luilaisser ce découragement. « Je suis exigeante, pensait-elle. Jen’ai pas le droit de me tourmenter ainsi. »

Elle ouvrit sa fenêtre, afin de respirer l’air de la nuit, etelle y demeura accoudée, les yeux sur la lune.

Un bruit léger lui fit baisser la tête. Olivier se promenaitdevant le château. »Pourquoi a-t-il dit qu’il rentrait chez lui,pensa-t-elle ; pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue qu’ilressortait ? ne m’a-t-il pas demandé de venir avec lui ?Il sait bien que cela m’aurait rendue si heureuse. À quoisonge-t-il donc ? »

Cette idée qu’il n’avait pas voulu d’elle pour cette promenade,qu’il avait préféré s’en aller seul par cette belle nuit, seul, uncigare à la bouche, car elle voyait le point rouge du feu, seul,quand il aurait pu lui donner cette joie de l’emmener. Cette idéequ’il n’avait pas sans cesse besoin d’elle, sans cesse envied’elle, lui jeta dans l’âme un nouveau ferment d’amertume.

Elle allait fermer sa fenêtre pour ne plus le voir, pour n’êtreplus tentée de l’appeler, quand il leva les yeux et l’aperçut. Ilcria :

« Tiens, vous rêvez aux étoiles, comtesse ? »

Elle répondit :

« Oui, vous aussi, à ce que je vois ?

– Oh ! moi, je fume tout simplement. »

Elle ne put résister au désir de demander :

« Comment ne m’avez-vous pas prévenue que voussortiez ?

– Je voulais seulement griller un cigare. Je rentre,d’ailleurs.

– Alors bonsoir, mon ami.

– Bonsoir, comtesse. »

Elle recula jusqu’à sa chaise basse, s’y assit, et pleura ;et la femme de chambre, appelée pour la mettre au lit, voyant sesyeux rouges, lui dit avec compassion :

« Ah ! Madame va encore se faire une vilaine figure pourdemain. »

La comtesse dormit mal, fiévreuse, agitée par des cauchemars.Dès son réveil, avant de sonner, elle ouvrit elle-même sa fenêtreet ses rideaux pour se regarder dans la glace. Elle avait lestraits tirés, les paupières gonflées, le teint jaune ; et lechagrin qu’elle en éprouva fut si violent, qu’elle eut envie de sedire malade, de garder le lit et de ne se pas montrer jusqu’ausoir.

Puis, soudain, le besoin de partir entra en elle, irrésistible,de partir tout de suite, par le premier train, de quitter ce paysclair où l’on voyait trop, dans le grand jour des champs, lesineffaçables fatigues du chagrin et de la vie. À Paris, on vit dansla demi-ombre des appartements, où les rideaux lourds, même enplein midi, ne laissent entrer qu’une lumière douce. Elle yredeviendrait elle-même, belle, avec la pâleur qu’il faut danscette lueur éteinte et discrète. Alors le visage d’Annette luipassa devant les yeux, rouge, un peu dépeigné, si frais, quand ellejouait au lawn-tennis. Elle comprit l’inquiétude inconnue dontavait souffert son âme. Elle n’était point jalouse de la beauté desa fille ! Non, certes, mais elle sentait, elle s’avouait pourla première fois qu’il ne fallait plus jamais se montrer prèsd’elle, en plein soleil.

Elle sonna, et, avant de boire son thé, elle donna des ordrespour le départ, écrivit des dépêches, commanda même par letélégraphe son dîner du soir, arrêta ses comptes de campagne,distribua ses instructions dernières, régla tout en moins d’uneheure, en proie à une impatience fébrile et grandissante.

Quand elle descendit, Annette et Olivier, prévenus de cettedécision, l’interrogèrent avec surprise. Puis, voyant qu’elle nedonnait, pour ce brusque départ, aucune raison précise, ilsgrognèrent un peu et montrèrent leur mécontentement jusqu’àl’instant de se séparer dans la cour de la gare, à Paris.

La comtesse, tendant la main au peintre, lui demanda :

« Voulez-vous venir dîner demain ? »

Il répondit, un peu boudeur :

« Certainement, je viendrai. C’est égal, ce n’est pas gentil, ceque vous avez fait. Nous étions si bien, là-bas, tous lestrois ! »

Chapitre 3

 

Dès que la comtesse fut seule avec sa fille dans son coupé quila ramenait à l’hôtel, elle se sentit soudain tranquille, apaiséecomme si elle venait de traverser une crise redoutable. Ellerespirait mieux, souriait aux maisons, reconnaissait avec joietoute cette ville, dont les vrais Parisiens semblent porter lesdétails familiers dans leurs yeux et dans leur cœur. Chaqueboutique aperçue lui faisait prévoir les suivantes alignées le longdu boulevard, et deviner la figure du marchand si souvent entrevuederrière sa vitrine. Elle se sentait sauvée ! de quoi ?Rassurée ! pourquoi ? Confiante ! à quelsujet ?

Quand la voiture fut arrêtée sous la voûte de la porte cochère,elle descendit légèrement et entra, comme on fuit, dans l’ombre del’escalier, puis dans l’ombre de son salon, puis dans l’ombre de sachambre. Alors elle demeura debout quelques moments, contented’être là, en sécurité, dans ce jour brumeux et vague de Paris, quiéclaire à peine, laisse deviner autant que voir, où l’on peutmontrer ce qui plaît et cacher ce qu’on veut ; et le souvenirirraisonné de l’éclatante lumière qui baignait la campagnedemeurait encore en elle comme l’impression d’une souffrancefinie.

Quand elle descendit pour dîner, son mari, qui venait derentrer, l’embrassa avec affection, et souriant :

« Ah ! ah ! Je savais bien, moi, que l’ami Bertin vousramènerait. Je n’ai pas été maladroit en vous l’envoyant. »

Annette répondit gravement, de cette voix particulière qu’elleprenait quand elle plaisantait sans rire :

« Oh ! Il a eu beaucoup de mal. Maman ne pouvait pas sedécider. »

Et la comtesse ne dit rien, un peu confuse.

La porte étant interdite, personne ne vint ce soir-là.

Le lendemain, Mme de Guilleroy passa toute sa journée dans lesmagasins de deuil pour choisir et commander tout ce dont elle avaitbesoin. Elle aimait depuis sa jeunesse, presque depuis son enfance,ces longues séances d’essayage devant les glaces des grandesfaiseuses. Dès l’entrée dans la maison, elle se sentait réjouie àla pensée de tous les détails de cette minutieuse répétition, dansces coulisses de la vie parisienne. Elle adorait le bruit des robesdes « demoiselles » accourues à son entrée, leurs sourires, leursoffres, leurs interrogations ; et madame la couturière, lamodiste ou la corsetière, était pour elle une personne de valeur,qu’elle traitait en artiste lorsqu’elle exprimait son opinion pourdemander un conseil. Elle adorait encore plus se sentir maniée parles mains habiles des jeunes filles qui la dévêtaient et larhabillaient en la faisant pivoter doucement devant son refletgracieux. Le frisson que leurs doigts légers promenaient sur sapeau, sur son cou, ou dans ses cheveux était une des meilleures etdes plus douces petites gourmandises de sa vie de femmeélégante.

Ce jour-là, cependant, c’était avec une certaine angoissequ’elle allait passer, sans voile et nu-tête, devant tous cesmiroirs sincères. Sa première visite chez la modiste la rassura.Les trois chapeaux qu’elle choisit lui allaient à ravir, elle n’enpouvait douter, et quand la marchande lui eut dit avec conviction :« Oh ! Madame la Comtesse, les blondes ne devraient jamaisquitter le deuil », elle s’en alla toute contente et entra, pleinede confiance, chez les autres fournisseurs.

Puis elle trouva chez elle un billet de la duchesse venue pourla voir et annonçant qu’elle reviendrait dans la soirée ; puiselle écrivit des lettres ; puis elle rêvassa quelque temps,surprise que ce simple changement de lieu eût reculé dans un passéqui semblait déjà lointain le grand malheur qui l’avait déchirée.Elle ne pouvait même se convaincre que son retour de Roncièresdatât seulement de la veille, tant l’état de son âme était modifiédepuis sa rentrée à Paris, comme si ce petit déplacement eûtcicatrisé ses plaies.

Bertin, arrivé à l’heure du dîner, s’écria en l’apercevant :

« Vous êtes éblouissante, ce soir ! »

Et ce cri répandit en elle une onde tiède de bonheur.

Comme on quittait la table, le comte, qui avait une passion pourle billard, offrit à Bertin de faire une partie ensemble, et lesdeux femmes les accompagnèrent dans la salle de billard, où le caféfut servi.

Les hommes jouaient encore quand la duchesse fut annoncée, ettous rentrèrent au salon. Mme de Corbelle et son mari seprésentèrent en même temps, la voix pleine de larmes. Pendantquelques minutes, il sembla, au ton dolent des paroles, que tout lemonde allait pleurer ; mais, peu à peu, après lesattendrissements et les interrogations, un autre courant d’idéespassa ; les timbres, tout à coup, s’éclaircirent, et on se mità causer naturellement, comme si l’ombre du malheur quiassombrissait, à l’instant même, tout ce monde, se fût soudaindissipée.

Alors Bertin se leva, prit Annette par la main, l’amena sous leportrait de sa mère, dans le jet de feu du réflecteur, et demanda:

« Est-ce pas stupéfiant ? »

La duchesse fut tellement surprise, qu’elle semblait horsd’elle, et répétait :

« Dieu ! est-ce possible ! Dieu ! est-cepossible ! C’est une ressuscitée ! Dire que je n’avaispas vu ça en entrant ! Oh ! ma petite Any, comme je vousretrouve, moi qui vous ai si bien connue alors, dans votre premierdeuil de femme, non, dans le second, car vous aviez déjà perduvotre père ! Oh ! cette Annette, en noir comme ça, maisc’est sa mère revenue sur la terre. Quel miracle ! Sans ceportrait on ne s’en serait pas aperçu ! Votre fille vousressemble encore beaucoup, en réalité, mais elle ressemble bienplus à cette toile ! »

Musadieu apparaissait, ayant appris le retour de Mme deGuilleroy, et tenant à être un des premiers à lui présenter «l’hommage de sa douloureuse sympathie ».

Il interrompit son compliment en apercevant la jeune filledebout contre le cadre, enfermée dans le même éclat de lumière, etqui semblait la sœur vivante de la peinture. Il s’exclama :

« Ah ! par exemple, voilà bien une des choses les plusétonnantes que j’aie vues ! »

Et les Corbelle, dont la conviction suivait toujours lesopinions établies, s’émerveillèrent à leur tour avec une ardeurplus discrète.

Le cœur de la comtesse se serrait ! Il se serrait peu àpeu, comme si les exclamations étonnées de toutes ces gensl’eussent comprimé en lui faisant mal. Sans rien dire, elleregardait sa fille à côté de son image, et un énervementl’envahissait. Elle avait envie de crier : « Mais taisez-vous donc.Je le sais bien qu’elle me ressemble ! »

Jusqu’à la fin de la soirée, elle demeura mélancolique, perdantde nouveau la confiance qu’elle avait retrouvée la veille.

Bertin causait avec elle, lorsque le marquis de Farandal futannoncé. Le peintre, en le voyant entrer et s’approcher de lamaîtresse de maison, se leva, glissa derrière son fauteuil enmurmurant : « Allons bon ! voilà cette grande bête, maintenant», puis, ayant fait un détour, il gagna la porte et s’en alla.

La comtesse, après avoir reçu les compliments du nouveau venu,chercha des yeux Olivier, pour reprendre avec lui la causerie quil’intéressait. Ne l’apercevant plus, elle demanda :

« Quoi ! le grand homme est parti ? »

Son mari répondit :

« Je crois que oui, ma chère, je viens de le voir sortir àl’anglaise. »

Elle fut surprise, réfléchit quelques instants, puis se mit àcauser avec le marquis.

Les intimes, d’ailleurs, se retirèrent bientôt par discrétion,car elle leur avait seulement entrouvert sa porte, sitôt après sonmalheur.

Alors, quand elle se retrouva étendue en son lit, toutes lesangoisses qui l’avaient assaillie à la campagne, reparurent. Ellesse formulaient davantage ; elle les éprouvait plusnettement ; elle se sentait vieille !

Ce soir-là, pour la première fois, elle avait compris que dansson salon, où jusqu’alors elle était seule admirée, complimentée,fêtée, aimée, une autre, sa fille, prenait sa place. Elle avaitcompris cela, tout d’un coup, en sentant les hommages s’en allervers Annette. Dans ce royaume, la maison d’une jolie femme, dans ceroyaume où elle ne supporte aucun ombrage, d’où elle écarte avec unsoin discret et tenace toute redoutable comparaison, où elle nelaisse entrer ses égales que pour essayer d’en faire des vassales,elle voyait bien que sa fille allait devenir la souveraine. Commeil avait été bizarre, ce serrement de cœur quand tous les yeuxs’étaient tournés vers Annette que Bertin tenait par la main,debout à côté du tableau. Elle s’était sentie soudain disparue,dépossédée, détrônée. Tout le monde regardait Annette, personne nes’était plus tourné vers elle ! Elle était si bien accoutuméeà entendre des compliments et des flatteries, chaque fois qu’onadmirait son portrait, elle était si sûre des phrases élogieuses,dont elle ne tenait point compte mais dont elle se sentait tout demême chatouillée, que cet abandon, cette défection inattendue,cette admiration portée tout à coup tout entière vers sa fille,l’avaient plus remuée, étonnée, saisie que s’il se fût agi den’importe quelle rivalité en n’importe quelle circonstance.

Mais comme elle avait une de ces natures qui, dans toutes lescrises, après le premier abattement, réagissent, luttent ettrouvent des arguments de consolation, elle songea qu’une fois sachère fillette mariée, quand elles cesseraient de vivre sous lemême toit, elle n’aurait plus à supporter cette incessantecomparaison qui commençait à lui devenir trop pénible sous leregard de son ami.

Cependant, la secousse avait été très forte. Elle eut la fièvreet ne dormit guère.

Au matin, elle s’éveilla lasse et courbaturée, et alors surgiten elle un besoin irrésistible d’être réconfortée, d’être secourue,de demander aide à quelqu’un qui pût la guérir de toutes cespeines, de toutes ces misères morales et physiques.

Elle se sentait vraiment si mal à l’aise, si faible, que l’idéelui vint de consulter son médecin. Elle allait peut-être tombergravement malade, car il n’était pas naturel qu’elle passât enquelques heures par ces phases successives de souffrance etd’apaisement. Elle le fit donc appeler par dépêche etl’attendit.

Il arriva vers onze heures. C’était un de ces sérieux médecinsmondains dont les décorations et les titres garantissent lacapacité, dont le savoir-faire égale au moins le simple savoir, etqui ont surtout, pour toucher aux maux des femmes, des paroleshabiles plus sûres que des remèdes.

Il entra, salua, regarda sa cliente et, avec un sourire :

« Allons, ça n’est pas grave. Avec des yeux comme les vôtres, onn’est jamais bien malade. »

Elle lui fut tout de suite reconnaissante de ce début et luiconta ses faiblesses, ses énervements, ses mélancolies, puis, sansappuyer, ses mauvaises mines inquiétantes. Après qu’il l’eutécoutée avec un air d’attention, sans l’interroger d’ailleurs surautre chose que son appétit, comme s’il connaissait bien la naturesecrète de ce mal féminin, il l’ausculta, l’examina, tâta du boutdu doigt la chair des épaules, soupesa les bras, ayant sans douterencontré sa pensée, et compris avec sa finesse de praticien quisoulève tous les voiles, qu’elle le consultait pour sa beauté bienplus que pour sa santé, puis il dit :

« Oui, nous avons de l’anémie, des troubles nerveux. Ça n’estpas étonnant, puisque vous venez d’éprouver un gros chagrin. Jevais vous faire une petite ordonnance qui mettra bon ordre à cela.Mais, avant tout, il faut manger des choses fortifiantes, prendredu jus de viande, ne pas boire d’eau, mais de la bière. Je vaisvous indiquer une marque excellente. Ne vous fatiguez pas àveiller, mais marchez le plus que vous pourrez. Dormez beaucoup etengraissez un peu. C’est tout ce que je peux vous conseiller,madame et belle cliente. »

Elle l’avait écouté avec un intérêt ardent, cherchant à devinertous les sous-entendus.

Elle saisit le dernier mot.

« Oui, j’ai maigri. J’étais un peu trop forte à un moment, et jeme suis peut-être affaiblie en me mettant à la diète.

– Sans aucun doute. Il n’y a pas de mal à rester maigre quand onl’a toujours été, mais quand on maigrit par principe, c’esttoujours aux dépens de quelque chose. Cela, heureusement, se réparevite. Adieu, madame. »

Elle se sentait mieux déjà, plus alerte ; et elle voulutqu’on allât chercher pour le déjeuner la bière qu’il avaitindiquée, à la maison de vente principale, afin de l’avoir plusfraîche.

Elle sortait de table quand Bertin fut introduit.

« C’est encore moi, dit-il, toujours moi. Je viens vousinterroger. Faites-vous quelque chose, tantôt ?

– Non, rien ; pourquoi ?

– Et Annette ?

– Rien non plus.

– Alors, pouvez-vous venir chez moi vers quatreheures ?

– Oui ; mais à quel propos ?

– J’esquisse ma figure de la Rêverie, dont je vous ai parlé envous demandant si votre fille pourrait me donner quelques instantsde pose. Cela me rendrait un grand service si je l’avais seulementune heure aujourd’hui. Voulez-vous ? »

La comtesse hésitait, ennuyée sans savoir de quoi. Elle réponditcependant :

« C’est entendu, mon ami, nous serons chez vous à quatreheures.

– Merci. Vous êtes la complaisance même. »

Et il s’en alla préparer sa toile et étudier son sujet pour nepoint trop fatiguer le modèle.

Alors la comtesse sortit seule, à pied, afin de compléter sesachats. Elle descendit aux grandes rues centrales puis remonta leboulevard Malesherbes à pas lents, car elle se sentait les jambesrompues. Comme elle passait devant Saint-Augustin, une envie lasaisit d’entrer dans cette église et de s’y reposer. Elle poussa laporte capitonnée, soupira d’aise en goûtant l’air frais de la vastenef, prit une chaise, et s’assit.

Elle était religieuse comme le sont beaucoup de Parisiennes.Elle croyait à Dieu sans aucun doute, ne pouvant admettrel’existence de l’Univers, sans l’existence d’un créateur. Maisassociant, comme fait tout le monde, les attributs de la Divinitéavec la nature de la matière créée à portée de son œil, ellepersonnifiait à peu près son Éternel selon ce qu’elle savait de sonœuvre, sans avoir pour cela d’idées bien nettes sur ce que pouvaitêtre, en réalité, ce mystérieux Fabricant.

Elle y croyait fermement, l’adorait théoriquement, et leredoutait très vaguement, car elle ignorait en toute conscience sesintentions et ses volontés, n’ayant qu’une confiance très limitéedans les prêtres qu’elle considérait tous comme des fils de paysansréfractaires au service des armes. Son père, bourgeois parisien, nelui ayant imposé aucun principe de dévotion, elle avait pratiquéavec nonchalance jusqu’à son mariage. Alors, sa situation nouvelleréglant plus strictement ses obligations apparentes enversl’Église, elle s’était conformée avec ponctualité à cette légèreservitude.

Elle était dame patronnesse de crèches nombreuses et très envue, ne manquait jamais la messe d’une heure, le dimanche, faisaitl’aumône pour elle, directement, et, pour le monde, parl’intermédiaire d’un abbé, vicaire de sa paroisse.

Elle avait prié souvent par devoir, comme le soldat monte lagarde à la porte du général. Quelquefois elle avait prié parce queson cœur était triste, quand elle redoutait surtout les abandonsd’Olivier. Sans confier au ciel, alors, la cause de sasupplication, traitant Dieu avec la même hypocrisie naïve qu’unmari, elle lui demandait de la secourir. À la mort de son père,autrefois, puis tout récemment à la mort de sa mère, elle avait eudes crises violentes de ferveur, des implorations passionnées, desélans vers Celui qui veille sur nous et qui console.

Et voilà qu’aujourd’hui, dans cette église où elle venaitd’entrer par hasard, elle se sentait tout à coup un besoin profondde prier, de prier non pour quelqu’un ni pour quelque chose, maispour elle, pour elle seule, ainsi que déjà, l’autre jour, elleavait fait sur la tombe de sa mère. Il lui fallait de l’aide dequelque part, et elle appelait Dieu maintenant comme elle avaitappelé un médecin, le matin même.

Elle resta longtemps sur ses genoux, dans le silence de l’égliseque troublait par moments un bruit de pas. Puis, tout à coup, commesi une pendule eût sonné dans son cœur, elle eut un réveil de sessouvenirs, tira sa montre, tressaillit en voyant qu’il allait êtrequatre heures, et se sauva pour prendre sa fille, qu’Olivier, déjà,devait attendre.

Elles trouvèrent l’artiste dans son atelier, étudiant sur latoile la pose de sa Rêverie. Il voulait reproduire exactement cequ’il avait vu au parc Monceau, en se promenant avec Annette : unefille pauvre, rêvant, un livre ouvert sur les genoux. Il avaitbeaucoup hésité s’il la ferait laide ou jolie ? Laide, elleaurait plus de caractère, éveillerait plus de pensée, plusd’émotion, contiendrait plus de philosophie. Jolie, elle séduiraitdavantage, répandrait plus de charme, plairait mieux.

Le désir de faire une étude d’après sa petite amie le décida. LaRêveuse serait jolie, et pourrait, par suite, réaliser son rêvepoétique, un jour ou l’autre, tandis que, laide, elle demeureraitcondamnée au rêve sans fin et sans espoir.

Dès que les deux femmes furent entrées, Olivier dit en sefrottant les mains :

« Eh bien, mademoiselle Nané, nous allons donc travaillerensemble. »

La comtesse semblait soucieuse. Elle s’assit dans un fauteuil etregarda Olivier plaçant dans le jour voulu une chaise de jardin enjonc de fer. Il ouvrit ensuite sa bibliothèque pour chercher unlivre, puis, après une hésitation :

« Qu’est-ce qu’elle lit, votre fille ?

– Mon Dieu, ce que vous voudrez. Donnez-lui un volume de VictorHugo.

– La Légende des siècles ?

– Je veux bien. »

Il reprit alors :

« Petite, assieds-toi là et prends ce recueil de vers. Cherchela page… la page 336, où tu trouveras une pièce intitulée : « LesPauvres Gens ». Absorbe-la comme on boirait le meilleur des vins,tout doucement, mot à mot, et laisse-toi griser, laisse-toiattendrir. Écoute ce que te dira ton cœur. Puis, ferme le bouquinlève les yeux, pense et rêve… Moi, je vais préparer mes instrumentsde travail. »

Il s’en alla dans un coin triturer sa palette ; mais touten vidant sur la fine planchette les tubes de plomb d’où sortaient,en se tordant, de minces serpents de couleur, il se retournait detemps en temps pour regarder la jeune fille absorbée dans salecture.

Son cœur se serrait, ses doigts tremblaient, il ne savait plusce qu’il faisait et brouillait les tons en mêlant les petits tas depâte, tant il retrouvait soudain devant cette apparition, devantcette résurrection, dans ce même endroit, après douze ans, uneirrésistible poussée d’émotion.

Maintenant elle avait fini de lire et regardait devant elle.S’étant approché, il aperçut en ses yeux deux gouttes claires qui,se détachant, coulaient sur les joues. Alors il tressaillit d’unede ces secousses qui jettent un homme hors de lui, et il murmura,en se tournant vers la comtesse :

« Dieu, qu’elle est belle ! »

Mais il demeura stupéfait devant le visage livide et convulsé deMme de Guilleroy.

De ses yeux larges, pleins d’une sorte de terreur, elle lescontemplait, sa fille et lui. Il s’approcha, saisi d’inquiétude, endemandant :

« Qu’avez-vous ?

– Je veux vous parler. »

S’étant levée, elle dit à Annette rapidement :

« Attends une minute, mon enfant, j’ai un mot à dire à M.Bertin. »

Puis elle passa vite dans le petit salon voisin où il faisaitsouvent attendre ses visiteurs. Il la suivit, la tête brouillée, necomprenant pas. Dès qu’ils furent seuls, elle lui saisit les deuxmains et balbutia :

« Olivier, Olivier, je vous en prie, ne la faites plusposer ! »

Il murmura, troublé :

« Mais pourquoi ? »

Elle répondit d’une voix précipitée :

« Pourquoi ? pourquoi ? Il le demande ? Vous nele sentez donc pas, vous, pourquoi ? Oh ! j’aurais dû ledeviner plus tôt, moi, mais je viens seulement de le découvrir toutà l’heure… Je ne peux rien vous dire maintenant… rien… Allezchercher ma fille. Racontez-lui que je me trouve souffrante, faitesavancer un fiacre, et venez prendre de mes nouvelles dans uneheure. Je vous recevrai seul !

– Mais enfin, qu’avez-vous ? »

Elle semblait prête à se rouler dans une crise de nerfs.

« Laissez-moi. Je ne peux pas parler ici. Allez chercher mafille et faites venir un fiacre. »

Il dut obéir et rentra dans l’atelier. Annette, sans soupçons,s’était remise à lire, ayant le cœur inondé de tristesse parl’histoire poétique et lamentable. Olivier lui dit :

« Ta mère est indisposée. Elle a failli se trouver mal enentrant dans le petit salon. Va la rejoindre. J’apporte de l’éther.»

Il sortit, courut prendre un flacon dans sa chambre, et puisrevint.

Il les trouva pleurant dans les bras l’une de l’autre. Annette,attendrie par « Les Pauvres Gens », laissait couler son émotion, etla comtesse se soulageait un peu en confondant sa peine avec cedoux chagrin, en mêlant ses larmes avec celles de sa fille.

Il attendit quelque temps, n’osant parler et les regardant,oppressé lui-même d’une incompréhensible mélancolie.

Il dit enfin :

« Eh bien. Allez-vous mieux ? »

La comtesse répondit :

« Oui, un peu. Ce ne sera rien. Vous avez demandé unevoiture ?

– Oui, vous l’aurez tout à l’heure.

– Merci, mon ami, ce n’est rien. J’ai eu trop de chagrins depuisquelque temps.

– La voiture est avancée ! » annonça bientôt undomestique.

Et Bertin, plein d’angoisses secrètes, soutint jusqu’à laportière son amie pâle et encore défaillante, dont il sentaitbattre le cœur sous le corsage.

Quand il fut seul, il se demanda : « Mais qu’a-t-elledonc ? pourquoi cette crise ? » Et il se mit à chercher,rôdant autour de la vérité sans se décider à la découvrir. À lafin, il s’en approcha : « Voyons, se dit-il, est-ce qu’elle croitque je fais la cour à sa fille ? Non, ce serait tropfort ! » Et combattant, avec des arguments ingénieux etloyaux, cette conviction supposée, il s’indigna qu’elle eût puprêter un instant à cette affection saine, presque paternelle, uneapparence quelconque de galanterie. Il s’irritait peu à peu contrela comtesse, n’admettant point qu’elle osât le soupçonner d’unepareille vilenie, d’une si inqualifiable infamie, et il sepromettait, en lui répondant tout à l’heure, de ne lui pointménager les termes de sa révolte.

Il sortit bientôt pour se rendre chez elle, impatient des’expliquer. Tout le long de la route il prépara, avec unecroissante irritation, les raisonnements et les phrases quidevaient le justifier et le venger d’un pareil soupçon.

Il la trouva sur sa chaise longue, avec un visage altéré desouffrance.

« Eh bien, lui dit-il d’un ton sec. expliquez-moi donc, ma chèreamie, la scène étrange de tout à l’heure. »

Elle répondit, d’une voix brisée :

« Quoi, vous n’avez pas encore compris ?

– Non, je l’avoue.

– Voyons, Olivier, cherchez bien dans votre cœur.

– Dans mon cœur ?

– Oui, au fond de votre cœur.

– Je ne comprends pas ! Expliquez-vous mieux.

– Cherchez bien au fond de votre cœur s’il ne s’y trouve rien dedangereux pour vous et pour moi.

– Je vous répète que je ne comprends pas. Je devine qu’il y aquelque chose dans votre imagination, mais, dans ma conscience, jene vois rien.

– Je ne vous parle pas de votre conscience, je vous parle devotre cœur.

– Je ne sais pas deviner les énigmes. Je vous prie d’être plusclaire. »

Alors, levant lentement ses deux mains, elle prit celles dupeintre et les garda, puis, comme si chaque mot l’eût déchirée:

« Prenez garde, mon ami, vous allez vous éprendre de ma fille.»

Il retira brusquement ses mains, et, avec une vivacitéd’innocent qui se débat contre une prévention honteuse, avec desgestes vifs, une animation grandissante, il se défendit enl’accusant à son tour, elle, de l’avoir ainsi soupçonné.

Elle le laissa parler longtemps, obstinément incrédule, sûre dece qu’elle avait dit, puis elle reprit :

« Mais je ne vous soupçonne pas, mon ami. Vous ignorez ce qui sepasse en vous comme je l’ignorais moi-même ce matin. Vous metraitez comme si je vous accusais d’avoir voulu séduire Annette.Oh, non ! oh, non ! Je sais combien vous êtes loyal,digne de toute estime et de toute confiance. Je vous prieseulement, je vous supplie de regarder au fond de votre cœur sil’affection que vous commencez à avoir, malgré vous, pour ma fille,n’a pas un caractère un peu différent d’une simple amitié. »

Il se fâcha, et s’agitant de plus en plus, se mit à plaider denouveau sa loyauté, comme il avait fait, tout seul, dans la rue, envenant.

Elle attendit qu’il eût fini ses phrases ; puis, sanscolère, sans être ébranlée en sa conviction, mais affreusementpâle, elle murmura :

« Olivier, je sais bien tout ce que vous me dites, et je lepense ainsi que vous. Mais je suis sûre de ne pas me tromper.Écoutez, réfléchissez, comprenez. Ma fille me ressemble trop, elleest trop tout ce que j’étais autrefois quand vous avez commencé àm’aimer, pour que vous ne vous mettiez pas à l’aimer aussi.

– Alors, s’écria-t-il, vous osez me jeter une chose pareille àla face sur cette simple supposition et ce ridicule raisonnement :Il m’aime, ma fille me ressemble -donc il l’aimera. »

Mais voyant le visage de la comtesse s’altérer de plus en plus,il continua, d’un ton plus doux :

« Voyons, ma chère Any, mais c’est justement parce que je vousretrouve en elle, que cette fillette me plaît beaucoup. C’est vous,vous seule que j’aime en la regardant.

– Oui, c’est justement ce dont je commence à tant souffrir, etce que je redoute si fort. Vous ne démêlez point encore ce que voussentez. Vous ne vous y tromperez plus dans quelque temps.

– Any, je vous assure que vous devenez folle.

– Voulez-vous des preuves ?

– Oui.

– Vous n’étiez pas venu à Roncières depuis trois ans, malgré mesinstances. Mais vous vous êtes précipité quand on vous a proposéd’aller nous chercher.

– Ah ! par exemple ! Vous me reprochez de ne pas vousavoir laissée seule, là-bas, vous sachant malade, après la mort devotre mère.

– Soit ! Je n’insiste pas. Mais ceci : le besoin de revoirAnnette est chez vous si impérieux, que vous n’avez pu laisserpasser la journée d’aujourd’hui sans me demander de la conduirechez vous, sous prétexte de pose.

– Et vous ne supposez pas que c’est vous que je cherchais àvoir ?

– En ce moment vous argumentez contre vous-même, vous cherchez àvous convaincre, vous ne me trompez pas. Écoutez encore. Pourquoiêtes-vous parti brusquement, avant-hier soir, quand le marquis deFarandal est entré ? Le savez-vous ? »

Il hésita, fort surpris, fort inquiet, désarmé par cetteobservation. Puis, lentement :

« Mais… je ne sais trop… j’étais fatigué… et puis, pour êtrefranc, cet imbécile m’énerve.

– Depuis quand ?

– Depuis toujours.

– Pardon, je vous ai entendu faire son éloge. Il vous plaisaitautrefois. Soyez tout à fait sincère, Olivier. »

Il réfléchit quelques instants, puis, cherchant ses mots :

« Oui, il est possible que la grande tendresse que j’ai pourvous me fasse assez aimer tous les vôtres pour modifier mon opinionsur ce niais, qu’il m’est indifférent de rencontrer, de temps entemps, mais que je serais fâché de voir chez vous presque chaquejour.

– La maison de ma fille ne sera pas la mienne. Mais cela suffit.Je connais la droiture de votre cœur. Je sais que vous réfléchirezbeaucoup à ce que je viens de vous dire. Quand vous aurez réfléchi,vous comprendrez que je vous ai montré un gros danger, alors qu’ilest encore temps d’y échapper. Et vous y prendrez garde. Parlonsd’autre chose, voulez-vous ? »

Il n’insista pas, mal à l’aise maintenant, ne sachant plus tropce qu’il devait penser, ayant, en effet, besoin de réfléchir. Et ils’en alla, après un quart d’heure d’une conversationquelconque.

Chapitre 4

 

À petits pas, Olivier retournait chez lui, troublé comme s’ilvenait d’apprendre un honteux secret de famille. Il essayait desonder son cœur, de voir clair en lui, de lire ces pages intimes dulivre intérieur qui semblent collées l’une à l’autre, et que seul,parfois, un doigt étranger peut retourner en les séparant. Certes,il ne se croyait pas amoureux d’Annette ! La comtesse, dont lajalousie ombrageuse ne cessait d’être en alerte, avait prévu, deloin, le péril, et l’avait signalé avant qu’il existât. Mais cepéril pouvait-il exister, demain, après-demain, dans un mois ?C’est à cette question sincère qu’il essayait de répondresincèrement. Certes, la petite remuait ses instincts de tendresse,mais ils sont si nombreux dans l’homme ces instincts-là, qu’il nefallait pas confondre les redoutables avec les inoffensifs. Ainsiil adorait les bêtes, les chats surtout, et ne pouvait apercevoirleur fourrure soyeuse sans être saisi d’une envie irrésistible,sensuelle, de caresser leur dos onduleux et doux, de baiser leurpoil électrique. L’attraction qui le poussait vers la jeune filleressemblait un peu à ces désirs obscurs et innocents qui fontpartie de toutes les vibrations incessantes et inapaisables desnerfs humains. Ses yeux d’artiste et ses yeux d’homme étaientséduits par sa fraîcheur, par cette poussée de belle vie claire,par cette sève de jeunesse éclatant en elle ; et son cœur,plein des souvenirs de sa longue liaison avec la comtesse,trouvant, dans l’extraordinaire ressemblance d’Annette avec samère, un rappel d’émotions anciennes, des émotions endormies dudébut de son amour, avait peut-être un peu tressailli sous lasensation d’un réveil. Un réveil ? Oui ? C’étaitcela ? Cette idée l’illumina. Il se sentait réveillé après desannées de sommeil. S’il avait aimé la petite sans s’en douter, ilaurait éprouvé près d’elle ce rajeunissement de l’être entier, quicrée un homme différent dès que s’allume en lui la flamme d’undésir nouveau. Non, cette enfant n’avait fait que souffler surl’ancien feu ! C’était bien toujours la mère qu’il aimait,mais un peu plus qu’auparavant sans doute, à cause de sa fille, dece recommencement d’elle-même. Et il formula cette constatation parce sophisme rassurant : « On n’aime qu’une fois ! Le cœur peuts’émouvoir souvent à la rencontre d’un autre être, car chacunexerce sur chacun des attractions et des répulsions. Toutes cesinfluences font naître l’amitié, les caprices, les envies depossession, des ardeurs vives et passagères, mais non pas del’amour véritable. Pour qu’il existe, cet amour, il faut que lesdeux êtres soient tellement nés l’un pour l’autre, se trouventaccrochés l’un à l’autre par tant de points, par tant de goûtspareils, par tant d’affinités de la chair, de l’esprit, ducaractère, se sentent liés par tant de choses de toute nature, quecela forme un faisceau d’attaches. Ce qu’on aime, en somme, cen’est pas tant Mme X… ou M. Z…, c’est une femme ou un homme, unecréature sans nom, sortie de la Nature, cette grande femelle, avecdes organes, une forme, un cœur, un esprit, une manière d’êtregénérale qui attirent comme un aimant nos organes, nos yeux, noslèvres, notre cœur, notre pensée, tous nos appétits sensuels etintelligents. On aime un type, c’est-à-dire la réunion, dans uneseule personne, de toutes les qualités humaines qui peuvent nousséduire isolément dans les autres. »

Pour lui, la comtesse de Guilleroy avait été ce type, et ladurée de leur liaison, dont il ne se lassait pas, le lui prouvaitd’une façon certaine. Or Annette ressemblait physiquement à cequ’avait été sa mère, au point de tromper les yeux. Il n’y avaitdonc rien d’étonnant à ce que son cœur d’homme se laissât un peusurprendre, sans se laisser entraîner. Il avait adoré unefemme ! Une autre femme naissait d’elle, presque pareille. Ilne pouvait vraiment se défendre de reporter sur la seconde un légerreste affectueux de l’attachement passionné qu’il avait eu pour lapremière. Il n’y avait là rien de mal ; il n’y avait là aucundanger. Son regard et son souvenir se laissaient seuls illusionnerpar cette apparence de résurrection ; mais son instinct nes’égarait pas, car il n’avait jamais éprouvé pour la jeune fille lemoindre trouble de désir.

Cependant la comtesse lui reprochait d’être jaloux du marquis.Était-ce vrai ? Il fit de nouveau un examen de consciencesévère et constata qu’en réalité il en était un peu jaloux. Quoid’étonnant à cela, après tout ? N’est-on pas jaloux à chaqueinstant d’hommes qui font la cour à n’importe quelle femme ?N’éprouve-t-on pas dans la rue, au restaurant, au théâtre, unepetite inimitié contre le monsieur qui passe ou qui entre avec unebelle fille au bras ? Tout possesseur de femme est un rival.C’est un mâle satisfait, un vainqueur que les autres mâles envientEt puis, sans entrer dans ces considérations de physiologie, s’ilétait normal qu’il eût pour Annette une sympathie un peu surexcitéepar sa tendresse pour la mère, ne devenait-il pas naturel qu’ilsentît en lui s’éveiller un peu de haine animale contre le marifutur ? Il dompterait sans peine ce vilain sentiment.

Au fond de lui, cependant, demeurait une aigreur demécontentement contre lui-même et contre la comtesse. Leursrapports de chaque jour n’allaient-ils pas être gênés par lasuspicion qu’il sentirait en elle ? Ne devrait-il pas veiller,avec une attention scrupuleuse et fatigante, sur toutes sesparoles, sur tous ses actes, sur ses regards, sur ses moindresattitudes vis-à-vis de la jeune fille, car tout ce qu’il ferait,tout ce qu’il dirait, allait devenir suspect à la mère. Il rentrachez lui grincheux et se mit à fumer des cigarettes, avec unevivacité d’homme agacé qui use dix allumettes pour mettre le feu àson tabac. Il essaya en vain de travailler. Sa main, son œil et sonesprit semblaient déshabitués de la peinture, comme s’ils l’eussentoubliée, comme si jamais ils n’avaient connu et pratiqué ce métier.Il avait pris, pour la finir, une petite toile commencée : – uncoin de rue où chantait un aveugle, – et il la regardait avec uneindifférence invincible, avec une telle impuissance à la continuerqu’il s’assit devant, sa palette à la main, et l’oublia, tout encontinuant à la contempler avec une fixité attentive etdistraite.

Puis, soudain, l’impatience du temps qui ne marchait pas, desinterminables minutes, commença à le ronger de sa fièvreintolérable. Jusqu’à son dîner, qu’il prendrait au Cercle, queferait-il puisqu’il ne pouvait travailler ? L’idée de la ruele fatiguait d’avance, l’emplissait du dégoût des trottoirs, despassants, des voitures et des boutiques ; et la pensée defaire des visites ce jour-là, une visite, à n’importe qui, fitsurgir en lui la haine instantanée de toutes les gens qu’ilconnaissait.

Alors, que ferait-il ? Il circulerait dans son atelier delong en large, en regardant à chaque retour vers la pendulel’aiguille déplacée de quelques secondes ? Ah ! il lesconnaissait ces voyages de la porte au bahut chargé debibelots ! Aux heures de verve, d’élan, d’entrain, d’exécutionféconde et facile, c’étaient des récréations délicieuses, cesallées et venues à travers la grande pièce égayée, animée,échauffée par le travail ; mais, aux heures d’impuissance etde nausée, aux heures misérables où rien ne lui paraissait valoirla peine d’un effort et d’un mouvement, c’était la promenadeabominable du prisonnier dans son cachot. Si seulement il avait pudormir, rien qu’une heure, sur son divan. Mais non, il ne dormiraitpas, il s’agiterait jusqu’à trembler d’exaspération. D’où luivenait donc cette subite attaque d’humeur noire ? Il pensa :Je deviens rudement nerveux pour me mettre dans un pareil état surune cause insignifiante.

Alors, il songea à prendre un livre. Le volume de La Légende dessiècles était demeuré sur la chaise de fer où Annette l’avait posé.Il l’ouvrit, lut deux pages de vers et ne les comprit pas. Il neles comprit pas plus que s’ils avaient été écrits dans une langueétrangère. Il s’acharna et recommença pour constater toujours quevraiment il n’en pénétrait point le sens. « Allons, se dit-il, ilparaît que je suis sorti. » Mais une inspiration soudaine lerassura sur les deux heures qu’il lui fallait émietter jusqu’audîner. Il se fit chauffer un bain et y demeura étendu, amolli,soulagé par l’eau tiède, jusqu’au moment où son valet de chambreapportant le linge le réveilla d’un demi-sommeil. Il se renditalors au Cercle, où étaient réunis ses compagnons ordinaires. Ilfut reçu par des bras ouverts et des exclamations, car on nel’avait point vu depuis quelques jours.

« Je reviens de la campagne », dit-il.

Tous ces hommes, à l’exception du paysagiste Maldant,professaient pour les champs un mépris profond. Rocdiane et Landa yallaient chasser, il est vrai, mais ils ne goûtaient dans lesplaines et dans les bois que le plaisir de regarder tomber sousleurs plombs, pareils à des loques de plumes, les faisans, caillesou perdrix, ou de voir les petits lapins foudroyés culbuter commedes clowns, cinq ou six fois de suite sur la tête, en montrant àchaque cabriole la mèche de poils blancs de leur queue. Hors cesplaisirs d’automne et d’hiver, ils jugeaient la campagneassommante. Rocdiane disait : « Je préfère les petites femmes auxpetits pois. »

Le dîner fut ce qu’il était toujours, bruyant et jovial, agitépar des discussions où rien d’imprévu ne jaillit. Bertin, pours’animer, parla beaucoup. On le trouva drôle ; mais, dès qu’ileut bu son café et joué soixante points au billard avec le banquierLiverdy, il sortit, déambula quelque peu de la Madeleine à la rueTaitbout, passa trois fois devant le Vaudeville en se demandants’il entrerait, faillit prendre un fiacre pour aller àl’Hippodrome, changea d’avis et se dirigea vers le Nouveau-Cirque,puis fit brusquement demi-tour, sans motif, sans projet, sansprétexte, remonta le boulevard Malesherbes et ralentit le pas enapprochant de la demeure de la comtesse de Guilleroy : « Elletrouvera peut-être singulier de me voir revenir ce soir ? »pensait-il. Mais il se rassura en songeant qu’il n’y avait riend’étonnant à ce qu’il prît une seconde fois de ses nouvelles.

Elle était seule avec Annette, dans le petit salon du fond, ettravaillait toujours à la couverture pour les pauvres.

Elle dit simplement, en le voyant entrer :

« Tiens, c’est vous, mon ami ?

– Oui, j’étais inquiet, j’ai voulu vous voir. Commentallez-vous ?

– Merci, assez bien… »

Elle attendit quelques instants, puis ajouta, avec une intentionmarquée :

« Et vous ? »

Il se mit à rire d’un air dégagé en répondant :

« Oh ! moi, très bien, très bien. Vos craintes n’avaientpas la moindre raison d’être. »

Elle leva les yeux en cessant de tricoter et posa sur lui,lentement, un regard ardent de prière et de doute.

« Bien vrai, dit-il.

– Tant mieux », répondit-elle avec un sourire un peu forcé.

Il s’assit, et, pour la première fois en cette maison, unmalaise irrésistible l’envahit, une sorte de paralysie des idéesplus complète encore que celle qui l’avait saisi, dans le jour,devant sa toile.

La comtesse dit à sa fille :

« Tu peux continuer, mon enfant ; ça ne le gêne pas. »

Il demanda :

« Que faisait-elle donc ?

– Elle étudiait une fantaisie. »

Annette se leva pour aller au piano. Il la suivait de l’œil,sans y songer, ainsi qu’il faisait toujours, en la trouvant jolie.Alors il sentit sur lui le regard de la mère, et brusquement iltourna la tête, comme s’il eût cherché quelque chose dans le coinsombre du salon.

La comtesse prit sur sa table à ouvrage un petit étui d’orqu’elle avait reçu de lui, elle l’ouvrit, et lui tendant descigarettes :

« Fumez, mon ami, vous savez que j’aime ça, lorsque nous sommesseuls ici. »

Il obéit, et le piano se mit à chanter. C’était une musique d’ungoût ancien, gracieuse et légère, une de ces musiques qui semblentavoir été inspirées à l’artiste par un soir très doux de clair delune, au printemps.

Olivier demanda :

« De qui est-ce donc ? »

La comtesse répondit :

« De Méhul. C’est fort peu connu et charmant. »

Un désir grandissait en lui de regarder Annette, et il n’osaitpas. Il n’aurait eu qu’un petit mouvement à faire, un petitmouvement du cou, car il apercevait de côté les deux mèches de feudes bougies éclairant la partition, mais il devinait si bien, illisait si clairement l’attention guetteuse de la comtesse, qu’ildemeurait immobile, les yeux levés devant lui, intéressés,semblait-il, au fil de fumée grise du tabac.

Mme de Guilleroy murmura :

« C’est tout ce que vous avez à me dire ? »

Il sourit :

« Il ne faut pas m’en vouloir. Vous savez que la musiquem’hypnotise, elle boit mes pensées. Je parlerai dans uninstant.

– Tiens, dit-elle, j’avais étudié quelque chose pour vous, avantla mort de maman. Je ne vous l’ai jamais fait entendre, et je vousle jouerai tout à l’heure, quand la petite aura fini ; vousverrez comme c’est bizarre ! »

Elle avait un talent réel, et une compréhension subtile del’émotion qui court dans les sons. C’était même là une de ses plussûres puissances sur la sensibilité du peintre.

Dès qu’Annette eut achevé la symphonie champêtre de Méhul, lacomtesse se leva, prit sa place, et une mélodie étrange s’éveillasous ses doigts, une mélodie dont toutes les phrases semblaient desplaintes, plaintes diverses, changeantes, nombreuses,qu’interrompait une note unique, revenue sans cesse, tombant aumilieu des chants, les coupant, les scandant, les brisant, comme uncri monotone incessant, persécuteur, l’appel inapaisable d’uneobsession.

Mais Olivier regardait Annette qui venait de s’asseoir en facede lui, et il n’entendait rien, il ne comprenait pas.

Il la regardait, sans penser, se rassasiant de sa vue commed’une chose habituelle et bonne dont il venait d’être privé, labuvant sainement comme on boit de l’eau, quand on a soif.

« Eh bien ! dit la comtesse, est-ce beau ? »

Il s’écria réveillé :

« Admirable, superbe, de qui ?

– Vous ne le savez pas ?

– Non.

– Comment, vous ne le savez pas, vous ?

– Mais non.

– De Schubert. C’est encore une chose retrouvée récemment. »

Il dit avec un air de conviction profonde :

« Cela ne m’étonne point. C’est superbe ! vous seriezexquise en recommençant. »

Elle recommença, et lui, tournant la tête, se remit à contemplerAnnette, mais en écoutant aussi la musique, afin de goûter en mêmetemps deux plaisirs.

Puis, quand Mme de Guilleroy fut revenue prendre sa place, ilobéit simplement à la naturelle duplicité de l’homme et ne laissaplus se fixer ses yeux sur le blond profil de la jeune fille quitricotait en face de sa mère, de l’autre côté de la lampe.

Mais s’il ne la voyait pas, il goûtait la douceur de saprésence, comme on sent le voisinage d’un foyer chaud ; etl’envie de glisser sur elle des regards rapides, aussitôt ramenéssur la comtesse, le harcelait, une envie de collégien qui se hisseà la fenêtre de la rue dès que le maître tourne le dos.

Il s’en alla tôt, car il avait la parole aussi paralysée quel’esprit, et son silence persistant pouvait être interprété.

Dès qu’il fut dans la rue, un besoin d’errer le prit, car toutemusique entendue continuait en lui longtemps, le jetait en dessongeries qui semblaient la suite rêvée et plus précise desmélodies. Le chant des notes revenait, intermittent et fugitif,apportant des mesures isolées, affaiblies, lointaines comme unécho, puis se taisait, semblait laisser la pensée donner un sensaux motifs et voyager à la recherche d’une sorte d’idéal harmonieuxet tendre. Il tourna sur la gauche au boulevard extérieur, enapercevant l’éclairage de féerie du parc Monceau, et il entra dansl’allée centrale arrondie sous les lunes électriques. Un gardienrôdait à pas lents ; parfois un fiacre attardé passait ;un homme lisait un journal assis sur un banc dans un bain bleuâtrede clarté vive, au pied du mât de bronze qui portait un globeéclatant. D’autres foyers sur les pelouses, au milieu des arbres,répandaient dans les feuillages et sur les gazons leur lumièrefroide et puissante, animaient d’une vie pâle ce grand jardin deville.

Bertin, les mains derrière le dos, allait le long du trottoir,et il se souvenait de sa promenade avec Annette, en ce même parc,quand il avait reconnu dans la bouche la voix de sa mère.

Il se laissa tomber sur un banc, et aspirant la sueur fraîchedes pelouses arrosées, il se sentit assailli par toutes lesattentes passionnées qui font de l’âme des adolescents le canevasincohérent d’un infini roman d’amour. Autrefois il avait connu cessoirs-là, ces soirs de fantaisie vagabonde où il laissait errer soncaprice dans les aventures imaginaires, et il s’étonna de trouveren lui ce retour de sensations qui n’étaient plus de son âge.

Mais, comme la note obstinée de la mélodie de Schubert, lapensée d’Annette, la vision de son visage penché sous la lampe, etle soupçon bizarre de la comtesse, le ressaisissaient à toutinstant. Il continuait malgré lui à occuper son cœur de cettequestion, à sonder les fonds impénétrables où germent, avant denaître, les sentiments humains. Cette recherche obstinéel’agitait ; cette préoccupation constante de la jeune fillesemblait ouvrir à son âme une route de rêveries tendres ; ilne pouvait plus la chasser de sa mémoire ; il portait en luiune sorte d’évocation d’elle, comme autrefois il gardait, quand lacomtesse l’avait quitté, l’étrange sensation de sa présence dansles murs de son atelier.

Tout à coup, impatienté de cette domination d’un souvenir, ilmurmura en se levant :

« Any est stupide de m’avoir dit ça. Elle va me faire penser àla petite à présent. »

Il rentra chez lui, inquiet sur lui-même. Quand il se fut mis aulit, il sentit que le sommeil ne viendrait point, car une fièvrecourait en ses veines, une sève de rêve fermentait en son cœur.Redoutant l’insomnie, une de ces insomnies énervantes que provoquel’agitation de l’âme, il voulut essayer de prendre un livre.Combien de fois une courte lecture lui avait servi denarcotique ! Il se leva donc et passa dans sa bibliothèque,afin de choisir un ouvrage bien fait et soporifique ; mais sonesprit éveillé malgré lui, avide d’une émotion quelconque,cherchait sur les rayons un nom d’écrivain qui répondît à son étatd’exaltation et d’attente. Balzac, qu’il adorait, ne lui ditrien ; il dédaigna Hugo, méprisa Lamartine qui pourtant lelaissait toujours attendri et il tomba avidement sur Musset, lepoète des tout jeunes gens. Il en prit un volume et l’emporta pourlire au hasard des feuilles.

Quand il se fut recouché, il se mit à boire, avec une soifd’ivrogne, ces vers faciles d’inspiré qui chanta, comme un oiseau,l’aurore de l’existence et, n’ayant d’haleine que pour le matin, setut devant le jour brutal, ces vers d’un poète qui fut surtout unhomme enivré de la vie, lâchant son ivresse en fanfares d’amourséclatantes et naïves, écho de tous les jeunes cœurs éperdus dedésirs.

Jamais Bertin n’avait compris ainsi le charme physique de cespoèmes qui émeuvent les sens et remuent à peine l’intelligence. Lesyeux sur ces vers vibrants, il se sentait une âme de vingt ans,soulevée d’espérances, et il lut le volume presque entier dans unegriserie juvénile. Trois heures sonnèrent, jetant en luil’étonnement de n’avoir pas encore sommeil. Il se leva pour fermersa fenêtre restée ouverte et pour porter le livre sur la table, aumilieu de la chambre ; mais au contact de l’air frais de lanuit, une douleur, mal assoupie par les saisons d’Aix, lui courutle long des reins comme un rappel, comme un avis, et il rejeta lepoète avec un geste d’impatience en murmurant : « Vieux fou,va ! » Puis il se recoucha et souffla sa lumière.

Il n’alla pas le lendemain chez la comtesse, et il prit même larésolution énergique de n’y point retourner avant deux jours. Maisquoi qu’il fît, soit qu’il essayât de peindre, soit qu’il voulût sepromener, soit qu’il traînât de maison en maison sa mélancolie, ilétait partout harcelé par la préoccupation inapaisable de ces deuxfemmes.

S’étant interdit d’aller les voir, il se soulageait en pensant àelles, et il laissait sa pensée, il laissait son cœur se rassasierde leur souvenir. Il arrivait alors souvent que, dans cette sorted’hallucination où il berçait son isolement, les deux figures serapprochaient, différentes, telles qu’il les connaissait, puispassaient l’une devant l’autre, se mêlaient, fondues ensemble, nefaisaient plus qu’un visage, un peu confus, qui n’était plus celuide la mère, pas tout à fait celui de la fille, mais celui d’unefemme aimée éperdument, autrefois, encore, toujours.

Alors, il avait des remords de s’abandonner ainsi sur la pentede ces attendrissements qu’il sentait puissants et dangereux. Pourleur échapper, les rejeter, se délivrer de ce songe captivant etdoux, il dirigeait son esprit vers toutes les idées imaginables,vers tous les sujets de réflexion et de méditation possibles. Vainsefforts ! Toutes les routes de distraction qu’il prenait leramenaient au même point, où il rencontrait une jeune figure blondequi semblait embusquée pour l’attendre. C’était une vague etinévitable obsession flottant sur lui, tournant autour de lui etl’arrêtant, quel que fût le détour qu’il avait essayé pourfuir.

La confusion de ces deux êtres, qui l’avait si fort troublé lesoir de leur promenade dans le parc de Roncières, recommençait ensa mémoire dès que, cessant de réfléchir et de raisonner, il lesévoquait et s’efforçait de comprendre quelle émotion bizarreremuait sa chair. Il se disait : « Voyons, ai-je pour Annette plusde tendresse qu’il ne convient ? » Alors, fouillant son cœur,il le sentait brûlant d’affection pour une femme toute jeune, quiavait tous les traits d’Annette, mais qui n’était pas elle. Et ilse rassurait lâchement en songeant : « Non, je n’aime pas lapetite, je suis la victime de sa ressemblance. »

Cependant, les deux jours passés à Roncières restaient en sonâme comme une source de chaleur, de bonheur, d’enivrement ; etles moindres détails lui revenaient un à un, précis, plus savoureuxqu’à l’heure même. Tout à coup, en suivant le cours de sesressouvenirs, il revit le chemin qu’ils suivaient en sortant ducimetière, les cueillettes de fleurs de la jeune fille, et il serappela brusquement lui avoir promis un bluet en saphirs dès leurretour à Paris.

Toutes ses résolutions s’envolèrent, et, sans plus lutter, ilprit son chapeau et sortit, tout ému par la pensée du plaisir qu’illui ferait.

Le valet de pied des Guilleroy lui répondit, quand il seprésenta :

« Madame est sortie, mais Mademoiselle est ici. »

Il ressentit une joie vive.

« Prévenez-la que je voudrais lui parler. »

Puis il glissa dans le salon, à pas légers, comme s’il eûtcraint d’être entendu.

Annette parut presque aussitôt.

« Bonjour, cher maître », dit-elle avec gravité.

Il se mit à rire, lui serra la main, et, s’asseyant auprèsd’elle :

« Devine pourquoi je suis venu ? »

Elle chercha quelques secondes.

« Je ne sais pas.

– Pour t’emmener avec ta mère chez le bijoutier choisir le blueten saphirs que je t’ai promis à Roncières. »

La figure de la jeune fille fut illuminée de bonheur.

« Oh ! dit-elle, et maman qui est sortie. Mais elle varentrer. Vous l’attendrez, n’est-ce pas ?

– Oui, si ce n’est pas trop long.

– Oh ! quel insolent, trop long, avec moi. Vous me traitezen gamine.

– Non, dit-il, pas tant que tu crois. »

Il se sentait au cœur une envie de plaire, d’être galant etspirituel, comme aux jours les plus fringants de sa jeunesse, unede ces envies instinctives qui surexcitent toutes les facultés deséduction, qui font faire la roue aux paons et des vers aux poètes.Les phrases lui venaient aux lèvres, pressées, alertes, et il parlacomme il savait parler en ses bonnes heures. La petite, animée parcette verve, lui répondit avec toute la malice, avec toute lafinesse espiègle qui germaient en elle.

Tout à coup, comme il discutait une opinion, il s’écria :

« Mais vous m’avez déjà dit cela souvent, et je vous ai répondu…»

Elle l’interrompit en éclatant de rire :

« Tiens, vous ne me tutoyez plus ! Vous me prenez pourmaman. »

Il rougit, se tut, puis balbutia :

« C’est que ta mère m’a déjà soutenu cent fois cette idée-là.»

Son éloquence s’était éteinte ; il ne savait plus que dire,et il avait peur maintenant, une peur incompréhensible de cettefillette.

« Voici maman », dit-elle.

Elle avait entendu s’ouvrir la porte du premier salon, etOlivier, troublé comme si on l’eût pris en faute, expliqua commentil s’était souvenu tout à coup de la promesse faite, et comment ilétait venu les prendre l’une et l’autre pour aller chez lebijoutier.

« J’ai un coupé, dit-il. Je me mettrai sur le strapontin. »

Ils partirent, et quelques minutes plus tard ils entraient chezMontara.

Ayant passé toute sa vie dans l’intimité, l’observation, l’étudeet l’affection des femmes, s’étant toujours occupé d’elles, ayantdû sonder et découvrir leurs goûts, connaître comme elles latoilette, les questions de mode, tous les menus détails de leurexistence privée, il était arrivé à partager souvent certaines deleurs sensations, et il éprouvait toujours, en entrant dans un deces magasins où l’on vend les accessoires charmants et délicats deleur beauté, une émotion de plaisir presque égale à celle dontelles vibraient elles-mêmes. Il s’intéressait comme elles à tousles riens coquets dont elles se parent ; les étoffesplaisaient à ses yeux ; les dentelles attiraient sesmains ; les plus insignifiants bibelots élégants retenaientson attention. Dans les magasins de bijouterie, il ressentait pourles vitrines une nuance de respect religieux, comme devant lessanctuaires de la séduction opulente ; et le bureau de drapfoncé, où les doigts souples de l’orfèvre font rouler les pierresaux reflets précieux, lui imposait une certaine estime.

Quand il eut fait asseoir la comtesse et sa fille devant cemeuble sévère où l’une et l’autre posèrent une main par unmouvement naturel, il indiqua ce qu’il voulait ; et on lui fitvoir des modèles de fleurettes.

Puis on répandit devant eux des saphirs, dont il fallut choisirquatre. Ce fut long. Les deux femmes, du bout de l’ongle, lesretournaient sur le drap, puis les prenaient avec précaution,regardaient le jour à travers, les étudiaient avec une attentionsavante et passionnée. Quand on eut mis de côté ceux qu’ellesavaient distingués, il fallut trois émeraudes pour faire lesfeuilles, puis un tout petit brillant qui tremblerait au centrecomme une goutte de rosée.

Alors Olivier, que la joie de donner grisait, dit à la comtesse:

« Voulez-vous me faire le plaisir de choisir deuxbagues ?

– Moi ?

– Oui. Une pour vous, une pour Annette ? Laissez-moi vousfaire ces petits cadeaux en souvenir des deux jours passés àRoncières. »

Elle refusa. Il insista. Une longue discussion suivit, une luttede paroles et d’arguments où il finit, non sans peine, partriompher.

On apporta les bagues, les unes, les plus rares, seules en desécrins spéciaux, les autres enrégimentées par genres en de grandesboîtes carrées, où elles alignaient sur le velours toutes lesfantaisies de leurs chatons. Le peintre s’était assis entre lesdeux femmes et il se mit, comme elles, avec la même ardeurcurieuse, à cueillir un à un les anneaux d’or dans les fentesminces qui les retenaient. Il les déposait ensuite devant lui, surle drap du bureau où ils s’amassaient en deux groupes, celui qu’onrejetait à première vue et celui dans lequel on choisirait.

Le temps passait, insensible et doux, dans ce joli travail desélection plus captivant que tous les plaisirs du monde, distrayantet varié comme un spectacle, émouvant aussi, presque sensuel,jouissance exquise pour un cœur de femme.

Puis on compara, on s’anima, et le choix des trois juges, aprèsquelque hésitation, s’arrêta sur un petit serpent d’or qui tenaitun beau rubis entre sa gueule mince et sa queue tordue.

Olivier, radieux, se leva.

« Je vous laisse ma voiture, dit-il. J’ai des courses àfaire ; je m’en vais. »

Mais Annette pria sa mère de rentrer à pied, par ce beau temps.La comtesse y consentit, et, ayant remercié Bertin, s’en alla parles rues, avec sa fille.

Elles marchèrent quelque temps en silence, dans la joie savouréedes cadeaux reçus ; puis elles se mirent à parler de tous lesbijoux qu’elles avaient vus et maniés. Il leur en restait àl’esprit une sorte de miroitement, une sorte de cliquetis, unesorte de gaieté. Elles allaient vite, à travers la foule de cinqheures qui suit les trottoirs, un soir d’été. Des hommes seretournaient pour regarder Annette et murmuraient en passant devagues paroles d’admiration. C’était la première fois, depuis sondeuil, depuis que le noir donnait à sa fille ce vif éclat debeauté, que la comtesse sortait avec elle dans Paris ; et lasensation de ce succès de rue, de cette attention soulevée, de cescompliments chuchotés, de ce petit remous d’émotion flatteuse quelaisse dans une foule d’hommes la traversée d’une jolie femme, luiserrait le cœur peu à peu, le comprimait sous la même oppressionpénible que l’autre soir, dans son salon, quand on comparait lapetite avec son propre portrait. Malgré elle, elle guettait cesregards attirés par Annette, elle les sentait venir de loin, frôlerson visage sans s’y fixer, puis s’attacher soudain sur la figureblonde qui marchait à côté d’elle. Elle devinait, elle voyait dansles yeux les rapides et muets hommages à cette jeunesse épanouie,au charme attirant de cette fraîcheur, et elle pensa : « J’étaisaussi bien qu’elle, sinon mieux. » Soudain le souvenir d’Olivier latraversa et elle fut saisie, comme à Roncières, par une impérieuseenvie de fuir.

Elle ne voulait plus se sentir dans cette clarté, dans cecourant de monde, vue par tous ces hommes qui ne la regardaientpas. Ils étaient loin les jours, proches pourtant, où ellecherchait, où elle provoquait un parallèle avec sa fille. Qui doncaujourd’hui, parmi ces passants, songeait à les comparer ? Unseul y avait pensé peut-être, tout à l’heure, dans cette boutiqued’orfèvre ? Lui ? Oh ! quelle souffrance ! Sepouvait-il qu’il n’eût pas sans cesse à l’esprit l’obsession decette comparaison ! Certes il ne pouvait les voir ensemblesans y songer et sans se souvenir du temps où si fraîche, si jolie,elle entrait chez lui, sûre d’être aimée !

« Je me sens mal, dit-elle, nous allons prendre un fiacre, monenfant. »

Annette, inquiète, demanda :

« Qu’est-ce que tu as, maman ?

– Ce n’est rien, tu sais que, depuis la mort de ta grand-mère,j’ai souvent de ces faiblesses-là ! »

Chapitre 5

 

Les idées fixes ont la ténacité rongeuse des maladiesincurables. Une fois entrées en une âme, elles la dévorent, ne luilaissent plus la liberté de songer à rien, de s’intéresser à rien,de prendre goût à la moindre chose. La comtesse, quoi qu’elle fît,chez elle ou ailleurs, seule ou entourée de monde, ne pouvait plusrejeter d’elle cette réflexion qui l’avait saisie en revenant côteà côte avec sa fille : « Était-il possible qu’Olivier, en lesrevoyant presque chaque jour, n’eût pas sans cesse à l’espritl’obsession de les comparer ? »

Certes il devait le faire malgré lui, sans cesse, hanté lui-mêmepar cette ressemblance inoubliable un seul instant, qu’accentuaitencore l’imitation naguère cherchée des gestes et de la parole.Chaque fois qu’il entrait, elle songeait aussitôt à cerapprochement, elle le lisait dans son regard, le devinait, et lecommentait dans son cœur et dans sa tête. Alors elle était torturéepar le besoin de se cacher, de disparaître, de ne plus se montrer àlui près de sa fille.

Elle souffrait d’ailleurs de toutes les façons, ne se sentantplus chez elle dans sa maison. Ce froissement de dépossessionqu’elle avait eu, un soir, quand tous les yeux regardaient Annettesous son portrait, continuait, s’accentuait, l’exaspérait parfois.Elle se reprochait sans cesse ce besoin intime de délivrance, cetteenvie inavouable de faire sortir sa fille de chez elle, comme unhôte gênant et tenace, et elle y travaillait avec une adresseinconsciente, ressaisie par le besoin de lutter pour garder encore,malgré tout, l’homme qu’elle aimait.

Ne pouvant trop hâter le mariage d’Annette que leur deuil récentretardait encore un peu, elle avait peur, une peur confuse etforte, qu’un événement quelconque fit tomber ce projet, et ellecherchait, presque malgré elle, à faire naître dans le cœur de safille de la tendresse pour le marquis.

Toute la diplomatie rusée qu’elle avait employée depuis silongtemps afin de conserver Olivier prenait chez elle une formenouvelle, plus affinée, plus secrète, et s’exerçait à faire seplaire les deux jeunes gens, sans que les deux hommes serencontrassent.

Comme le peintre, tenu par des habitudes de travail, nedéjeunait jamais dehors et ne donnait d’ordinaire que ses soirées àses amis, elle invita souvent le marquis à déjeuner. Il arrivait,répandant autour de lui l’animation d’une promenade à cheval, unesorte de souffle d’air matinal. Et il parlait avec gaieté de toutesles choses mondaines qui semblent flotter chaque jour sur le réveilautomnal du Paris hippique et brillant dans les allées du bois.Annette s’amusait à l’écouter, prenait goût à ces préoccupations dujour qu’il lui apportait ainsi, toutes fraîches et comme vernies dechic. Une intimité juvénile s’établissait entre eux, uneaffectueuse camaraderie qu’un goût commun et passionné pour leschevaux resserrait naturellement. Quand il était parti, la comtesseet le comte faisaient adroitement son éloge, disaient de lui cequ’il fallait dire pour que la jeune fille comprît qu’il dépendaituniquement d’elle de l’épouser s’il lui plaisait.

Elle l’avait compris très vite d’ailleurs, et, raisonnant aveccandeur, jugeait tout simple de prendre pour mari ce beau garçonqui lui donnerait, entre autres satisfactions, celle qu’ellepréférait à toutes de galoper chaque matin à côté de lui, sur unpur-sang.

Ils se trouvèrent fiancés un jour, tout naturellement, après unepoignée de main et un sourire, et on parla de ce mariage commed’une chose depuis longtemps décidée. Alors le marquis commença àapporter des cadeaux. La duchesse traitait Annette comme sa proprefille. Donc toute cette affaire avait été chauffée par un accordcommun sur un petit feu d’intimité, pendant les heures calmes dujour, et le marquis, ayant en outre beaucoup d’autres occupations,de relations, de servitudes et de devoirs, venait rarement dans lasoirée.

C’était le tour d’Olivier. Il dînait régulièrement chaquesemaine chez ses amis, et continuait aussi à apparaître àl’improviste pour leur demander une tasse de thé entre dix heureset minuit.

Dès son entrée, la comtesse l’épiait, mordue par le désir desavoir ce qui se passait dans son cœur. Il n’avait pas un regard,pas un geste qu’elle n’interprétât aussitôt, et elle était torturéepar cette pensée : « Il est impossible qu’il ne l’aime pas en nousvoyant l’une auprès de l’autre. »

Lui aussi, il apportait des cadeaux. Il ne se passait point desemaine sans qu’il apparût portant à la main deux petits paquets,dont il offrait l’un à la mère, l’autre à la fille ; et lacomtesse, ouvrant les boîtes qui contenaient souvent des objetsprécieux, avait des serrements de cœur. Elle la connaissait bien,cette envie de donner que, femme, elle n’avait jamais pusatisfaire, cette envie d’apporter quelque chose, de faire plaisir,d’acheter pour quelqu’un, de trouver chez les marchands le bibelotqui plaira.

Jadis déjà le peintre avait traversé cette crise et elle l’avaitvu bien des fois entrer, avec ce même sourire, ce même geste, unpetit paquet dans la main. Puis cela s’était calmé, et maintenantcela recommençait. Pour qui ? Elle n’avait point dedoute ! Ce n’était pas pour elle !

Il semblait fatigué, maigri. Elle en conclut qu’il souffrait.Elle comparait ses entrées, ses airs, ses allures avec l’attitudedu marquis que la grâce d’Annette commençait à émouvoir aussi. Cen’était point la même chose : M. de Farandal était épris, OlivierBertin aimait ! Elle le croyait du moins pendant ses heures detorture, puis, pendant ses minutes d’apaisement, elle espéraitencore s’être trompée.

Oh ! souvent elle faillit l’interroger quand elle setrouvait seule avec lui, le prier, le supplier de lui parler,d’avouer tout, de ne lui rien cacher. Elle préférait savoir etpleurer sous la certitude, plutôt que de souffrir ainsi sous ledoute, et de ne pouvoir lire en ce cœur fermé où elle sentaitgrandir un autre amour.

Ce cœur auquel elle tenait plus qu’à sa vie, qu’elle avaitsurveillé, réchauffé, animé de sa tendresse depuis douze ans, dontelle se croyait sûre, qu’elle avait espéré définitivement acquis,conquis, soumis, passionnément dévoué pour jusqu’à la fin de leursjours, voilà qu’il lui échappait par une inconcevable, horrible etmonstrueuse fatalité. Oui, il s’était refermé tout d’un coup, avecun secret dedans. Elle ne pouvait plus y pénétrer par un motfamilier, y pelotonner son affection comme en une retraite fidèle,ouverte pour elle seule. À quoi sert d’aimer, de se donner sansréserve si, brusquement, celui à qui on a offert son être entier etson existence entière, tout, tout ce qu’on avait en ce monde, vouséchappe ainsi parce qu’un autre visage lui a plu, et devient alors,en quelques jours, presque un étranger !

Un étranger ! Lui, Olivier ? Il lui parlait commeauparavant avec les mêmes mots, la même voix, le même ton. Etpourtant il y avait quelque chose entre eux, quelque chosed’inexplicable, d’insaisissable, d’invincible, presque rien, cepresque rien qui fait s’éloigner une voile quand le venttourne.

Il s’éloignait, en effet, il s’éloignait d’elle, un peu pluschaque jour, par tous les regards qu’il jetait sur Annette.Lui-même ne cherchait pas à voir clair en son cœur. Il sentait biencette fermentation d’amour, cette irrésistible attraction, mais ilne voulait pas comprendre, il se confiait aux événements, auxhasards imprévus de la vie.

Il n’avait plus d’autre souci que celui des dîners et des soirsentre ces deux femmes séparées par leur deuil de tout mouvementmondain. Ne rencontrant chez elles que des figures indifférentes,celles des Corbelle et de Musadieu le plus souvent, il se croyaitpresque seul avec elles dans le monde, et, comme il ne voyait plusguère la duchesse et le marquis à qui on réservait les matins et lemilieu des jours, il les voulait oublier, soupçonnant le mariageremis à une époque indéterminée.

Annette d’ailleurs ne parlait jamais devant lui de M. deFarandal. Était-ce par une sorte de pudeur instinctive, oupeut-être par une de ces secrètes intuitions des cœurs féminins quileur fait pressentir ce qu’ils ignorent ?

Les semaines suivaient les semaines sans rien changer à cettevie, et l’automne était venu, amenant la rentrée des Chambres plustôt que de coutume en raison des dangers de la politique.

Le jour de la réouverture, le comte de Guilleroy devait emmenerà la séance du Parlement Mme de Mortemain, le marquis et Annetteaprès un déjeuner chez lui. Seule la comtesse, isolée dans sonchagrin toujours grandissant, avait déclaré qu’elle resterait aulogis.

On était sorti de table, on buvait le café dans le grand salon,on était gai. Le comte, heureux de cette reprise des travauxparlementaires, son seul plaisir, parlait presque avec esprit de lasituation présente et des embarras de la République ; lemarquis, décidément amoureux, lui répondait avec entrain, enregardant Annette ; et la duchesse était contente presqueégalement de l’émotion de son neveu et de la détresse dugouvernement. L’air du salon était chaud de cette première chaleurconcentrée des calorifères rallumés, chaleur d’étoffes, de tapis,de murs, où s’évapore hâtivement le parfum des fleurs asphyxiées.Il y avait, dans cette pièce close où le café aussi répandait sonarôme, quelque chose d’intime, de familial et de satisfait, quandla porte en fut ouverte devant Olivier Bertin.

Il s’arrêta sur le seuil tellement surpris qu’il hésitait àentrer, surpris comme un mari trompé qui voit le crime de sa femme.Une colère confuse et une telle émotion le suffoquaient qu’ilreconnut son cœur vermoulu d’amour. Tout ce qu’on lui avait cachéet tout ce qu’il s’était caché lui-même lui apparut en apercevantle marquis installé dans la maison, comme un fiancé !

Il pénétra, dans un sursaut d’exaspération, tout ce qu’il nevoulait pas savoir et tout ce qu’on n’osait point lui dire. Il nese demanda point pourquoi on lui avait dissimulé tous ces apprêtsdu mariage ? Il le devina ; et ses yeux, devenus durs,rencontrèrent ceux de la comtesse qui rougissait. Ils secomprirent.

Quand il se fut assis, on se tut quelques instants, sa présenceinattendue ayant paralysé l’essor des esprits, puis la duchesse semit à lui parler ; et il répondit d’une voix brève, d’untimbre étrange, changé subitement.

Il regardait autour de lui ces gens qui se remettaient à causeret il se disait : « Ils m’ont joué. Ils me le paieront. » Il envoulait surtout à la comtesse et à Annette, dont il pénétraitsoudain l’innocente dissimulation.

Le comte, regardant alors la pendule, s’écria :

« Oh ! oh ! il est temps de partir. »

Puis se tournant vers le peintre :

« Nous allons à l’ouverture de la session parlementaire. Mafemme seule reste ici. Voulez-vous nous accompagner ; vous meferiez grand plaisir ? »

Olivier répondit sèchement :

« Non, merci. Votre Chambre ne me tente pas. »

Annette alors s’approcha de lui, et prenant son air enjoué :

« Oh ! venez donc, cher maître. Je suis sûre que vous nousamuserez beaucoup plus que les députés.

– Non, vraiment. Vous vous amuserez bien sans moi. »

Le devinant mécontent et chagrin, elle insista, pour se montrergentille.

« Si, venez, monsieur le peintre. Je vous assure que, moi, je nepeux pas me passer de vous. »

Quelques mots lui échappèrent si vivement qu’il ne put ni lesarrêter dans sa bouche ni modifier leur accent.

« Bah ! Vous vous passez de moi comme tout le monde. »

Elle s’exclama, un peu surprise du ton :

« Allons, bon ! Voilà qu’il recommence à ne plus metutoyer. »

Il eut sur les lèvres un de ces sourires crispés qui montrenttout le mal d’une âme et avec un petit salut :

« Il faudra bien que j’en prenne l’habitude, un jour oul’autre.

– Pourquoi ça ?

– Parce que vous vous marierez et que votre mari, quel qu’ilsoit, aurait le droit de trouver déplacé ce tutoiement dans mabouche. »

La comtesse s’empressa de dire :

« Il sera temps alors d’y songer. Mais j’espère qu’Annetten’épousera pas un homme assez susceptible pour se formaliser decette familiarité de vieil ami. »

Le comte criait :

« Allons, allons, en route ! Nous allons nous mettre enretard ! »

Et ceux qui devaient l’accompagner, s’étant levés, sortirentavec lui après les poignées de main d’usage et les baisers que laduchesse, la comtesse et sa fille échangeaient à toute rencontrecomme à toute séparation.

Ils restèrent seuls, Elle et Lui, debout derrière les tenturesde la porte refermée.

« Asseyez-vous, mon ami », dit-elle doucement.

Mais lui, presque violent :

« Non, merci, je m’en vais aussi. »

Elle murmura, suppliante :

« Oh ! pourquoi ?

– Parce que ce n’est pas mon heure, paraît-il. Je vous demandepardon d’être venu sans prévenir.

– Olivier, qu’avez-vous ?

– Rien. Je regrette seulement d’avoir troublé une partie deplaisir organisée. »

Elle lui saisit la main.

« Que voulez-vous dire ? C’était le moment de leur départpuisqu’ils assistent à l’ouverture de la session. Moi, je restais.Vous avez été, au contraire, tout à fait inspiré en venantaujourd’hui où je suis seule. »

Il ricana.

« Inspiré, oui, j’ai été inspiré ! »

Elle lui prit les deux poignets, et, le regardant au fond desyeux, elle murmura à voix très basse :

« Avouez-moi que vous l’aimez ? »

Il dégagea ses mains, ne pouvant plus maîtriser sonimpatience.

« Mais vous êtes folle avec cette idée ! »

Elle le ressaisit par les bras, et, les doigts crispés sur sesmanches, le suppliant :

« Olivier ! avouez ! avouez ! j’aime mieuxsavoir, j’en suis certaine, mais j’aime mieux savoir ! J’aimemieux !… Oh ! vous ne comprenez pas ce qu’est devenue mavie ! »

Il haussa les épaules.

« Que voulez-vous que j’y fasse ? Est-ce ma faute si vousperdez la tête ? »

Elle le tenait, l’attirant vers l’autre salon, celui du fond, oùon ne les entendrait pas. Elle le traînait par l’étoffe de sajaquette, cramponnée à lui, haletante. Quand elle l’eut amenéjusqu’au petit divan rond, elle le força à s’y laisser tomber, etpuis s’assit auprès de lui.

« Olivier, mon ami, mon seul ami, je vous en prie, dites-moi quevous l’aimez. Je le sais, je le sens à tout ce que vous faites, jen’en puis douter, j’en meurs, mais je veux le savoir de votrebouche ! »

Comme il se débattait encore, elle s’affaissa à genoux contreses pieds. Sa voix râlait.

« Oh ! mon ami, mon ami, mon seul ami, est-ce vrai que vousl’aimez ? »

Il s’écria, en essayant de la relever :

« Mais non, mais non ! Je vous jure que non ! »

Elle tendit la main vers sa bouche et la colla dessus pour lafermer, balbutiant :

« Oh ! ne mentez pas. Je souffre trop ! »

Puis laissant tomber sa tête sur les genoux de cet homme, ellesanglota.

Il ne voyait plus que sa nuque, un gros tas de cheveux blonds oùse mêlaient beaucoup de cheveux blancs, et il fut traversé par uneimmense pitié, par une immense douleur.

Saisissant à pleins doigts cette lourde chevelure, il laredressa violemment, relevant vers lui deux yeux éperdus dont leslarmes ruisselaient. Et puis sur ces yeux pleins d’eau, il jeta seslèvres coup sur coup en répétant :

« Any ! Any ! ma chère, ma chère Any ! »

Alors, elle, essayant de sourire, et parlant avec cette voixhésitante des enfants que le chagrin suffoque :

« Oh ! mon ami, dites-moi seulement que vous m’aimez encoreun peu, moi ? »

Il se remit à l’embrasser.

« Oui, je vous aime, ma chère Any ! »

Elle se releva, se rassit auprès de lui, reprit ses mains, leregarda, et tendrement :

« Voilà si longtemps que nous nous aimons. Ça ne devrait pasfinir ainsi. »

Il demanda, en la serrant contre lui :

« Pourquoi cela finirait-il ?

– Parce que je suis vieille et qu’Annette ressemble trop à ceque j’étais quand vous m’avez connue ? »

Ce fut lui alors qui ferma du bout de sa main cette bouchedouloureuse, en disant :

« Encore ! Je vous en prie, n’en parlez plus. Je vous jureque vous vous trompez ! »

Elle répéta :

« Pourvu que vous m’aimiez un peu seulement, moi ! »

Il redit :

« Oui, je vous aime ! »

Puis ils demeurèrent longtemps sans parler, les mains dans lesmains, très émus et très tristes.

Enfin, elle interrompit ce silence en murmurant :

« Oh ! les heures qui me restent à vivre ne seront pasgaies.

– Je m’efforcerai de vous les rendre douces. »

L’ombre de ces ciels nuageux qui précède de deux heures lecrépuscule se répandait dans le salon, les ensevelissait peu à peusous le gris brumeux des soirs d’automne.

La pendule sonna.

« Il y a déjà longtemps que nous sommes ici, dit-elle. Vousdevriez vous en aller, car on pourrait venir, et nous ne sommes pascalmes ! »

Il se leva, l’étreignit, baisant comme autrefois sa boucheentrouverte, puis ils retraversèrent les deux salons en se tenantle bras, comme des époux.

« Adieu, mon ami.

– Adieu, mon amie. »

Et la portière retomba sur lui !

Il descendit l’escalier, tourna vers la Madeleine, se mit àmarcher sans savoir ce qu’il faisait, étourdi comme après un coup,les jambes faibles, le cœur chaud et palpitant ainsi qu’une loquebrûlante secouée en sa poitrine. Pendant deux heures, ou troisheures, ou peut-être quatre, il alla devant lui, dans une sorted’hébétement moral et d’anéantissement physique qui lui laissaienttout juste la force de mettre un pied devant l’autre. Puis ilrentra chez lui pour réfléchir.

Donc il aimait cette petite fille ! Il comprenaitmaintenant tout ce qu’il avait éprouvé près d’elle depuis lapromenade au parc Monceau quand il retrouva dans sa bouche l’appeld’une voix à peine reconnue, de la voix qui jadis avait éveillé soncœur, puis tout ce recommencement lent, irrésistible, d’un amourmal éteint, pas encore refroidi, qu’il s’obstinait à ne points’avouer.

Qu’allait-il faire ? Mais que pouvait-il faire ?Lorsqu’elle serait mariée, il éviterait de la voir souvent, voilàtout. En attendant, il continuerait à retourner dans la maison,afin qu’on ne se doutât de rien, et il cacherait son secret à toutle monde.

Il dîna chez lui, ce qui ne lui arrivait jamais. Puis il fitchauffer le grand poêle de son atelier, car la nuit s’annonçaitglaciale. Il ordonna même d’allumer le lustre comme s’il eûtredouté les coins obscurs, et il s’enferma. Quelle émotion bizarre,profonde, physique, affreusement triste l’étreignait ! Il lasentait dans sa gorge, dans sa poitrine, dans tous ses musclesamollis, autant que dans son âme défaillante. Les murs del’appartement l’oppressaient ; toute sa vie tenait là-dedans,sa vie d’artiste et sa vie d’homme. Chaque étude peinte accrochéelui rappelait un succès, chaque meuble lui disait un souvenir. Maissuccès et souvenirs étaient des choses passées ! Sa vie ?Comme elle lui sembla courte, vide et remplie. Il avait fait destableaux, encore des tableaux, toujours des tableaux et aimé unefemme. Il se rappelait les soirs d’exaltation, après lesrendez-vous, dans ce même atelier. Il avait marché des nuitsentières, avec de la fièvre plein son être. La joie de l’amourheureux, la joie du succès mondain, l’ivresse unique de la gloire,lui avaient fait savourer des heures inoubliables de triompheintime.

Il avait aimé une femme, et cette femme l’avait aimé. Par elleil avait reçu ce baptême qui révèle à l’homme le monde mystérieuxdes émotions et des tendresses. Elle avait ouvert son cœur presquede force, et maintenant il ne le pouvait plus refermer. Un autreamour entrait, malgré lui, par cette brèche ! un autre ouplutôt le même surchauffé par un nouveau visage, le même accru detoute la force que prend, en vieillissant, ce besoin d’adorer. Doncil aimait cette petite fille ! Il n’y avait plus à lutter, àrésister, à nier, il l’aimait avec le désespoir de savoir qu’iln’aurait même pas d’elle un peu de pitié, qu’elle ignoreraittoujours son atroce tourment, et qu’un autre l’épouserait. À cettepensée sans cesse reparue, impossible à chasser, il était saisi parune envie animale de hurler à la façon des chiens attachés, car ilse sentait impuissant, asservi, enchaîné comme eux. De plus en plusnerveux, à mesure qu’il songeait, il allait toujours à grands pas àtravers la vaste pièce éclairée comme pour une fête. Ne pouvantenfin tolérer davantage la douleur de cette plaie avivée, il voulutessayer de la calmer par le souvenir de son ancienne tendresse, dela noyer dans l’évocation de sa première et grande passion. Dans leplacard où il la gardait, il alla prendre la copie qu’il avaitfaite autrefois pour lui du portrait de la comtesse, puis il laposa sur son chevalet, et, s’étant assis en face, la contempla. Ilessayait de la revoir, de la retrouver vivante, telle qu’il l’avaitaimée jadis. Mais c’était toujours Annette qui surgissait sur latoile. La mère avait disparu, s’était évanouie laissant à sa placecette autre figure qui lui ressemblait étrangement. C’était lapetite avec ses cheveux un peu plus clairs, son sourire un peu plusgamin, son air un peu plus moqueur, et il sentait bien qu’ilappartenait corps et âme à ce jeune être-là, comme il n’avaitjamais appartenu à l’autre, comme une barque qui coule appartientaux vagues !

Alors il se releva, et, pour ne plus voir cette apparition, ilretourna la peinture ; puis comme il se sentait trempé detristesse, il alla prendre dans sa chambre, pour le rapporter dansl’atelier, le tiroir de son secrétaire où dormaient toutes leslettres de sa maîtresse. Elles étaient là comme en un lit, les unessur les autres, formant une couche épaisse de petits papiersminces. Il enfonça ses mains dedans, dans toute cette prose quiparlait d’eux, dans ce bain de leur longue liaison. Il regardaitcet étroit cercueil de planches où gisait cette masse d’enveloppesentassées, sur qui son nom, son nom seul, était toujours écrit. Ilsongeait qu’un amour, que le tendre attachement de deux êtres l’unpour l’autre, que l’histoire de deux cœurs, étaient racontéslà-dedans, dans ce flot jauni de papiers que tachaient des cachetsrouges, et il aspirait, en se penchant dessus, un souffle vieux,l’odeur mélancolique des lettres en fermées.

Il les voulut relire et, fouillant au fond du tiroir, prit unepoignée des plus anciennes. À mesure qu’il les ouvrait, dessouvenirs en sortaient, précis, qui remuaient son âme. Il enreconnaissait beaucoup qu’il avait portées sur lui pendant dessemaines entières, et il retrouvait, tout le long de la petiteécriture qui lui disait des phrases si douces, les émotionsoubliées d’autrefois. Tout à coup il rencontra sous ses doigts unfin mouchoir brodé. Qu’était-ce ? Il chercha quelquesinstants, puis se souvint ! Un jour, chez lui, elle avaitsangloté parce qu’elle était un peu jalouse, et il lui vola, pourle garder, son mouchoir trempé de larmes !

Ah ! les tristes choses ! les tristes choses ! Lapauvre femme !

Du fond de ce tiroir, du fond de son passé, toutes cesréminiscences montaient comme une vapeur : ce n’était plus que lavapeur impalpable de la réalité tarie. Il en souffrait pourtant etpleurait sur ces lettres, comme on pleure sur les morts parcequ’ils ne sont plus.

Mais tout cet ancien amour remué faisait fermenter en lui uneardeur jeune et nouvelle, une sève de tendresse irrésistible quirappelait dans son souvenir le visage radieux d’Annette. Il avaitaimé la mère, dans un élan passionné de servitude volontaire, ilcommençait à aimer cette petite fille comme un esclave, comme unvieil esclave tremblant à qui on rive des fers qu’il ne briseraplus.

Cela, il le sentait dans le fond de son être, et il en étaitterrifié.

Il essayait de comprendre comment et pourquoi elle le possédaitainsi ? Il la connaissait si peu ! Elle était à peine unefemme dont le cœur et l’âme dormaient encore du sommeil de lajeunesse.

Lui, maintenant, il était presque au bout de sa vie !Comment donc cette enfant l’avait-elle pris avec quelques sourireset des mèches de cheveux ! Ah ! les sourires, les cheveuxde cette petite fillette blonde lui donnaient des envies de tomberà genoux et de se frapper le front par terre !

Sait-on, sait-on jamais pourquoi une figure de femme a tout àcoup sur nous la puissance d’un poison ? Il semble qu’on l’abue avec les yeux, qu’elle est devenue notre pensée et notrechair ! On en est ivre, on en est fou, on vit de cette imageabsorbée et on voudrait en mourir !

Comme on souffre parfois de ce pouvoir féroce etincompréhensible d’une forme de visage sur le cœur d’unhomme !

Olivier Bertin s’était remis à marcher ; la nuits’avançait ; son poêle s’était éteint. À travers les vitrages,le froid du dehors entrait. Alors il gagna son lit où il continuajusqu’au jour à songer et à souffrir.

Il fut debout de bonne heure, sans savoir pourquoi, ni ce qu’ilallait faire, agité par ses nerfs, irrésolu comme une girouette quitourne.

À force de chercher une distraction pour son esprit, uneoccupation pour son corps, il se souvint que, ce jour-là même,quelques membres de son cercle se retrouvaient, chaque semaine, auBain Maure où ils déjeunaient après le massage. Il s’habilla doncrapidement, espérant que l’étuve et la douche le calmeraient, et ilsortit.

Dès qu’il eut mis le pied dehors, un froid vif le saisit, cepremier froid crispant de la première gelée qui détruit, en uneseule nuit, les derniers restes de l’été.

Tout le long des boulevards, c’était une pluie épaisse de largesfeuilles jaunes qui tombaient avec un bruit sec et menu. Ellestombaient, à perte de vue, d’un bout à l’autre des larges avenuesentre les façades des maisons, comme si toutes les tiges venaientd’être séparées des branches par le tranchant d’une fine lame deglace. Les chaussées et les trottoirs en étaient déjà couverts,ressemblaient, pour quelques heures, aux allées des forêts au débutde l’hiver. Tout ce feuillage mort crépitait sous les pas ets’amassait, par moments, en vagues légères, sous les poussées duvent.

C’était un de ces jours de transition qui sont la fin d’unesaison et le commencement d’une autre, qui ont une saveur ou unetristesse spéciale, tristesse d’agonie ou saveur de sève quirenaît.

En franchissant le seuil du Bain Turc, la pensée de la chaleurdont il allait pénétrer sa chair après ce passage dans l’air glacédes rues fit tressaillir le cœur triste d’Olivier d’un frisson desatisfaction. Il se dévêtit avec prestesse, roula autour de sataille l’écharpe légère qu’un garçon lui tendait et disparutderrière la porte capitonnée ouverte devant lui.

Un souffle chaud, oppressant, qui semblait venir d’un foyerlointain, le fit respirer comme s’il eût manqué d’air en traversantune galerie mauresque, éclairée par deux lanternes orientales. Puisun nègre crépu, vêtu seulement d’une ceinture, le torse luisant,les membres musculeux, s’élança devant lui pour soulever uneportière à l’autre extrémité, et Bertin pénétra dans la grandeétuve, ronde, élevée, silencieuse, presque mystique comme untemple. Le jour tombait d’en haut, par la coupole et par destrèfles en verres colorés, dans l’immense salle circulaire etdallée, aux murs couverts de faïences décorées à la mode arabe.

Des hommes de tout âge, presque nus, marchaient lentement, à pasgraves, sans parler ; d’autres étaient assis sur desbanquettes de marbre, les bras croisés ; d’autres causaient àvoix basse.

L’air brûlant faisait haleter dès l’entrée. Il y avaitlà-dedans, dans ce cirque étouffant et décoratif, où l’on chauffaitde la chair humaine, où circulaient des masseurs noirs et mauresaux jambes cuivrées, quelque chose d’antique et de mystérieux.

La première figure aperçue par le peintre fut celle du comte deLanda. Il circulait comme un lutteur romain, fier de son énormepoitrine et de ses gros bras croisés dessus. Habitué des étuves, ils’y croyait sur la scène comme un acteur applaudi, et il y jugeaiten expert la musculature discutée de tous les hommes forts deParis.

« Bonjour, Bertin », dit-il.

Ils se serrèrent la main ; puis Landa reprit :

« Hein, bon temps pour la sudation.

– Oui, magnifique.

– Vous avez vu Rocdiane ? Il est là-bas. J’ai été leprendre au saut du lit. Oh ! regardez-moi cetteanatomie ! »

Un petit monsieur passait, aux jambes cagneuses, aux brasgrêles, au flanc maigre, qui fit sourire de dédain ces deux vieuxmodèles de la vigueur humaine.

Rocdiane venait vers eux, ayant aperçu le peintre.

Ils s’assirent sur une longue table de marbre et se mirent àcauser comme dans un salon. Des garçons de service circulaient,offrant à boire. On entendait retentir les claques des masseurs surla chair nue et le jet subit des douches. Un clapotis d’eaucontinu, parti de tous les coins du grand amphithéâtre,l’emplissait aussi d’un bruit léger de pluie.

À tout moment un nouveau venu saluait les trois amis, ous’approchait pour leur serrer la main. C’étaient le gros ducd’Harisson, le petit prince Epilati, le baron Flach etd’autres.

Rocdiane dit tout à coup :

« Tiens, Farandal ! »

Le marquis entrait, les mains sur les hanches, marchant aveccette aisance des hommes très bien faits que rien ne gêne.

Landa murmura :

« C’est un gladiateur, ce gaillard-là ! »

Rocdiane reprit, se tournant vers Bertin :

« Est-ce vrai qu’il épouse la fille de vos amis ?

– Je le pense », dit le peintre.

Mais cette question, en face de cet homme, en ce moment, en cetendroit, fit passer dans le cœur d’Olivier une affreuse secousse dedésespoir et de révolte. L’horreur de toutes les réalités entrevueslui apparut en une seconde avec une telle acuité, qu’il luttapendant quelques instants contre une envie animale de se jeter surle marquis.

Puis il se leva.

« Je suis fatigué, dit-il. Je vais tout de suite au massage.»

Un Arabe passait.

« Ahmed, es-tu libre ?

– Oui, monsieur Bertin. »

Et il partit à pas pressés afin d’éviter la poignée de main deFarandal qui venait lentement en faisant le tour du Hammam.

À peine resta-t-il un quart d’heure dans la grande salle derepos si calme en sa ceinture de cellules où sont les lits, autourd’un parterre de plantes africaines et d’un jet d’eau qui s’égrèneau milieu. Il avait l’impression d’être suivi, menacé, que lemarquis allait le rejoindre et qu’il devrait, la main tendue, letraiter en ami avec le désir de le tuer.

Et il se retrouva bientôt sur le boulevard couvert de feuillesmortes. Elles ne tombaient plus, les dernières ayant été détachéespar une longue rafale. Leur tapis rouge et jaune frémissait,remuait, ondulait d’un trottoir à l’autre sous les poussées plusvives de la brise grandissante.

Tout à coup une sorte de mugissement glissa sur les toits, cecri de bête de la tempête qui passe, et, en même temps, un soufflefurieux de vent qui semblait venir de la Madeleine s’engouffra dansle boulevard.

Les feuilles, toutes les feuilles tombées qui paraissaientl’attendre, se soulevèrent à son approche. Elles couraient devantlui, s’amassant et tourbillonnant, s’enlevant en spirales jusqu’aufaîte des maisons. Il les chassait comme un troupeau, un troupeaufou qui s’envolait, qui s’en allait, fuyant vers les barrières deParis, vers le ciel libre de la banlieue. Et quand le gros nuage defeuilles et de poussière eut disparu sur les hauteurs du quartierMalesherbes, les chaussées et les trottoirs demeurèrent nus,étrangement propres et balayés.

Bertin songeait : « Que vais-je devenir ? Que vais-jefaire ? Où vais-je aller ? » Et il retournait chez lui,ne pouvant rien imaginer.

Un kiosque à journaux attira son œil. Il en acheta sept ou huit,espérant qu’il y trouverait à lire peut-être pendant une heure oudeux.

« Je déjeune ici », dit-il en rentrant. Et il monta dans sonatelier.

Mais il sentit en s’asseyant qu’il n’y pourrait pas rester, caril avait en tout son corps une agitation de bête enragée.

Les journaux parcourus ne purent distraire une minute son âme,et les faits qu’il lisait lui restaient dans les yeux sans allerjusqu’à sa pensée. Au milieu d’un article qu’il ne cherchait pointà comprendre, le mot Guilleroy le fit tressaillir. Il s’agissait dela séance de la Chambre, où le comte avait prononcé quelquesparoles.

Son attention, éveillée par cet appel, rencontra ensuite le nomdu célèbre ténor Montrosé, qui devait donner, vers la fin dedécembre, une représentation unique au grand Opéra. Ce serait,disait le journal, une magnifique solennité musicale, car le ténorMontrosé qui avait quitté Paris depuis six ans, venait deremporter, dans toute l’Europe et en Amérique, des succès sansprécédent, et il serait, en outre, accompagné de l’illustrecantatrice suédoise Helsson, qu’on n’avait pas entendue non plus àParis depuis cinq ans !

Tout à coup Olivier eut l’idée, qui sembla naître au fond de soncœur, de donner à Annette le plaisir de ce spectacle. Puis ilsongea que le deuil de la comtesse mettrait obstacle à ce projet,et il chercha des combinaisons pour le réaliser quand même. Uneseule se présenta. Il fallait prendre une loge sur la scène où l’onétait presque invisible, et, si la comtesse néanmoins n’y voulaitpas venir, faire accompagner Annette par son père et par laduchesse. En ce cas, c’est à la duchesse qu’il faudrait offrircette loge. Mais il devrait alors inviter le marquis !

Il hésita et réfléchit longtemps.

Certes, le mariage était décidé, même fixé sans aucun doute. Ildevinait la hâte de son amie à terminer cela, il comprenait que,dans les limites les plus courtes, elle donnerait sa fille àFarandal. Il n’y pouvait rien. Il ne pouvait ni empêcher, nimodifier, ni retarder cette affreuse chose ! Puisqu’il fallaitla subir, ne valait-il pas mieux essayer de dompter son âme, decacher sa souffrance, de paraître content, de ne plus se laisserentraîner, comme tout à l’heure, par son emportement.

Oui, il inviterait le marquis, apaisant par là les soupçons dela comtesse et se gardant une porte amie dans l’intérieur du jeuneménage.

Dès qu’il eut déjeuné, il descendit à l’Opéra pour s’assurer lapossession d’une des loges cachées derrière le rideau. Elle lui futpromise. Alors il courut chez les Guilleroy.

La comtesse parut presque aussitôt, et, encore tout émue de leurattendrissement de la veille :

« Comme c’est gentil de revenir aujourd’hui ! »dit-elle.

Il balbutia.

« Je vous apporte quelque chose.

– Quoi donc ?

– Une loge sur la scène de l’Opéra pour une représentationunique de Helsson et de Montrosé.

– Oh ! mon ami, quel chagrin ! Et mon deuil ?

– Votre deuil est vieux de quatre mois bientôt.

– Je vous assure que je ne peux pas.

– Et Annette ? Songez qu’une occasion pareille ne sereprésentera peut-être jamais.

– Avec qui irait-elle ?

– Avec son père et la duchesse que je vais inviter. J’ail’intention aussi d’offrir une place au marquis. »

Elle le regarda au fond des yeux tandis qu’une envie folle del’embrasser lui montait aux lèvres. Elle répéta, ne pouvant encroire ses oreilles :

« Au marquis ?

– Mais oui ! »

Et elle consentit tout de suite à cet arrangement.

Il reprit d’un air indifférent :

« Avez-vous fixe l’époque de leur mariage ?

– Mon Dieu oui, à peu près. Nous avons des raisons pour lepresser beaucoup, d’autant plus qu’il était déjà décidé avant lamort de maman. Vous vous le rappelez ?

– Oui, parfaitement. Et pour quand ?

– Mais, pour le commencement de janvier. Je vous demande pardonde ne vous l’avoir pas annoncé plus tôt. »

Annette entrait. Il sentit son cœur sauter dans sa poitrine avecune force de ressort, et toute la tendresse qui le jetait vers elles’aigrit soudain et fit naître en lui cette sorte de bizarreanimosité passionnée que devient l’amour quand la jalousie lefouette.

« Je vous apporte quelque chose », dit-il.

Elle répondit :

« Alors nous en sommes décidément au « vous ». »

Il prit un air paternel.

« Écoutez, mon enfant. Je suis au courant de l’événement qui seprépare. Je vous assure que cela sera indispensable dans quelquetemps. Vaut mieux tout de suite que plus tard. »

Elle haussa les épaules d’un air mécontent, tandis que lacomtesse se taisait, le regard au loin et la pensée tendue.

Annette demanda :

« Que m’apportez-vous ? »

Il annonça la représentation et les invitations qu’il comptaitfaire. Elle fut ravie, et, lui sautant au cou avec un élan degamine, l’embrassa sur les deux joues.

Il se sentit défaillir et comprit, sous le double effleurementde cette petite bouche au souffle frais, qu’il ne se guériraitjamais.

La comtesse, crispée, dit à sa fille :

« Tu sais que ton père t’attend.

– Oui, maman, j’y vais. »

Elle se sauva, en envoyant encore des baisers du bout desdoigts.

Dès qu’elle fut sortie, Olivier demanda :

« Vont-ils voyager ?

– Oui, pendant trois mois. »

Et il murmura, malgré lui :

« Tant mieux !

– Nous reprendrons notre ancienne vie », dit la comtesse.

Il balbutia :

« Je l’espère bien.

– En attendant, ne me négligez point.

– Non, mon amie. »

L’élan qu’il avait eu la veille en la voyant pleurer, et l’idéequ’il venait d’exprimer d’inviter le marquis à cette représentationde l’Opéra, redonnaient à la comtesse un peu d’espoir.

Il fut court. Une semaine ne s’était point passée qu’ellesuivait de nouveau sur la figure de cet homme, avec une attentiontorturante et jalouse, toutes les étapes de son supplice. Elle n’enpouvait rien ignorer, passant elle-même par toutes les douleursqu’elle devinait chez lui, et la constante présence d’Annette luirappelait, à tous les moments du jour, l’impuissance de sesefforts.

Tout l’accablait en même temps, les années et le deuil. Sacoquetterie active, savante, ingénieuse qui, durant toute sa vie,l’avait fait triompher pour lui, se trouvait paralysée par cetuniforme noir qui soulignait sa pâleur et l’altération de sestraits, de même qu’il rendait éblouissante l’adolescence de sonenfant. Elle était loin déjà l’époque, si proche cependant, duretour d’Annette à Paris, où elle recherchait avec orgueil dessimilitudes de toilette qui lui étaient alors favorables.Maintenant, elle avait des envies furieuses d’arracher de son corpsces vêtements de mort qui l’enlaidissaient et la torturaient.

Si elle avait senti à son service toutes les ressources del’élégance, si elle avait pu choisir et employer des étoffes auxnuances délicates, en harmonie avec son teint, qui auraient donné àson charme agonisant une puissance étudiée, aussi captivante que lagrâce inerte de sa fille, elle aurait su, sans doute, demeurerencore la plus séduisante.

Elle connaissait si bien l’action des toilettes enfiévrantes dusoir et des molles toilettes sensuelles du matin, du déshabillétroublant gardé pour déjeuner avec les amis intimes et qui laisse àla femme, jusqu’au milieu du jour, une sorte de saveur de sonlever, l’impression matérielle et chaude du lit quitté et de lachambre parfumée !

Mais que pouvait-elle tenter sous cette robe sépulcrale, souscette tenue de forçat, qui la couvrirait pendant une annéeentière ! Un an ! Elle resterait un an emprisonnée dansce noir, inactive et vaincue ! Pendant un an, elle sesentirait vieillir jour par jour, heure par heure, minute parminute, sous cette gaine de crêpe ! Que serait-elle dans un ansi sa pauvre chair malade continuait à s’altérer ainsi sous lesangoisses de son âme ?

Ces idées ne la quittaient plus, lui gâtaient tout ce qu’elleaurait savouré, lui faisaient une douleur de tout ce qui aurait étéune joie, ne lui laissaient plus une jouissance intacte, uncontentement ni une gaieté. Sans cesse elle frémissait d’un besoinexaspéré de secouer ce poids de misère qui l’écrasait, car sanscette obsession harcelante elle aurait été si heureuse encore,alerte et bien portante ! Elle se sentait une âme vivace etfraîche, un cœur toujours jeune, l’ardeur d’un être qui commence àvivre, un appétit de bonheur insatiable, plus vorace mêmequ’autrefois, et un besoin d’aimer dévorant.

Et voilà que toutes les bonnes choses, toutes les choses douces,délicieuses, poétiques, qui embellissent et font chérirl’existence, se retiraient d’elle, parce qu’elle avaitvieilli ! C’était fini ! Elle retrouvait pourtant encoreen elle ses attendrissements de jeune fille et ses élans passionnésde jeune femme. Rien n’avait vieilli que sa chair, sa misérablepeau, cette étoffe des os, peu à peu fanée, rongée comme le drapsur le bois d’un meuble. La hantise de cette décadence étaitattachée à elle, devenue presque une souffrance physique. L’idéefixe avait fait naître une sensation d’épiderme, la sensation duvieillissement, continue et perceptible comme celle du froid ou dela chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu’une vaguedémangeaison, la marche lente des rides sur son front,l’affaissement du tissu des joues et de la gorge, et lamultiplication de ces innombrables petits traits qui fripent lapeau fatiguée. Comme un être atteint d’un mal dévorant qu’unconstant prurit contraint à se gratter, la perception et la terreurde ce travail abominable et menu du temps rapide lui mirent dansl’âme l’irrésistible besoin de le constater dans les glaces. Ellesl’appelaient, l’attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes,voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pours’en mieux assurer, l’usure ineffaçable des ans. Ce fut d’abord unepensée intermittente reparue chaque fois qu’elle apercevait, soitchez elle, soit ailleurs, la surface polie du cristal redoutable.Elle s’arrêtait sur les trottoirs pour se regarder aux devanturesdes boutiques, accrochée comme par une main à toutes les plaques deverre dont les marchands ornent leurs façades. Cela devint unemaladie, une possession. Elle portait dans sa poche une mignonneboîte à poudre de riz en ivoire, grosse comme une noix, dont lecouvercle intérieur enfermait un imperceptible miroir, et souvent,tout en marchant, elle la tenait ouverte dans sa main et la levaitvers ses yeux.

Quand elle s’asseyait pour lire ou pour écrire, dans le salonaux tapisseries, sa pensée, un instant distraite par cette besognenouvelle, revenait bientôt à son obsession. Elle luttait, essayaitde se distraire, d’avoir d’autres idées, de continuer son travail.C’était en vain ; la piqûre du désir la harcelait, et bientôtsa main, lâchant le livre ou la plume, se tendait par un mouvementirrésistible vers la petite glace à manche de vieil argent quitraînait sur son bureau. Dans le cadre ovale et ciselé son visageentier s’enfermait comme une figure d’autrefois, comme un portraitdu dernier siècle, comme un pastel jadis frais que le soleil avaitterni. Puis, lorsqu’elle s’était longtemps contemplée, ellereposait, d’un mouvement las, le petit objet sur le meuble ets’efforçait de se remettre à l’œuvre, mais elle n’avait pas lu deuxpages ou écrit vingt lignes, que le besoin de se regarderrenaissait en elle, invincible et torturant ; et elle tendaitde nouveau le bras pour reprendre le miroir.

Elle le maniait maintenant comme un bibelot irritant et familierque la main ne peut quitter, s’en servait à tout moment en recevantses amis, et s’énervait jusqu’à crier, le haïssait comme un être enle retournant dans ses doigts.

Un jour, exaspérée par cette lutte entre elle et ce morceau deverre, elle le lança contre le mur où il se fendit ets’émietta.

Mais au bout de quelque temps son mari, qui l’avait faitréparer, le lui remit plus clair que jamais. Elle dut le prendre etremercier, résignée à le garder.

Chaque soir aussi et chaque matin enfermée en sa chambre, ellerecommençait malgré elle cet examen minutieux et patient del’odieux et tranquille ravage.

Couchée, elle ne pouvait dormir, rallumait une bougie etdemeurait, les yeux ouverts, à songer que les insomnies et lechagrin hâtaient irrémédiablement la besogne horrible du temps quicourt. Elle écoutait dans le silence de la nuit le balancier de sapendule qui semblait murmurer de son tic-tac, monotone et régulier– « ça va, ça va, ça va », et son cœur se crispait dans une tellesouffrance que, son drap sur sa bouche, elle gémissait dedésespoir.

Autrefois, comme tout le monde, elle avait eu la notion desannées qui passent et des changements qu’elles apportent. Commetout le monde, elle avait dit, elle s’était dit, chaque hiver,chaque printemps ou chaque été : « J’ai beaucoup changé depuis l’andernier. » Mais toujours belle, d’une beauté un peu différente,elle ne s’en inquiétait pas. Aujourd’hui, tout à coup, au lieu deconstater encore paisiblement la marche lente des saisons, ellevenait de découvrir et de comprendre la fuite formidable desinstants. Elle avait eu la révélation subite de ce glissement del’heure, de cette course imperceptible, affolante quand on y songe,de ce défilé infini des petites secondes pressées qui grignotent lecorps et la vie des hommes.

Après ces nuits misérables, elle trouvait de longues somnolencesplus tranquilles, dans la tiédeur des draps, lorsque sa femme dechambre avait ouvert ses rideaux et fait flamber le feu matinal.Elle demeurait lasse, assoupie, ni éveillée ni endormie, dans unengourdissement de pensée qui laissait renaître en elle l’espoirinstinctif et providentiel dont s’éclairent et dont vivent jusqu’àleurs derniers jours le cœur et le sourire des hommes.

Chaque matin maintenant, dès qu’elle avait quitté son lit, ellese sentait dominée par un désir puissant de prier Dieu, d’obtenirde lui un peu de soulagement et de consolation.

Elle s’agenouillait alors devant un grand Christ de chêne,cadeau d’Olivier, œuvre rare découverte par lui, et les lèvrescloses, implorant avec cette voix de l’âme dont on se parle àsoi-même, elle poussait vers le martyr divin une douloureusesupplication. Affolée par le besoin d’être entendue et secourue,naïve en sa détresse comme tous les fidèles à genoux, elle nepouvait douter qu’il l’écoutât, qu’il fût attentif à sa requête etpeut-être touché pour sa peine. Elle ne lui demandait pas de fairepour elle ce que jamais il n’a fait pour personne, de lui laisserjusqu’à sa mort le charme, la fraîcheur et la grâce, elle luidemandait seulement un peu de repos et de répit. Il fallait bienqu’elle vieillît, comme il fallait qu’elle mourût ! Maispourquoi si vite ? Des femmes restaient belles si tard !Ne pouvait-il lui accorder d’être une de celles-là ? Comme ilserait bon, Celui qui avait aussi tant souffert, s’il luiabandonnait seulement pendant deux ou trois ans encore le reste deséduction qu’il lui fallait pour plaire !

Elle ne lui disait point ces choses, mais elle les gémissaitvers Lui, dans la plainte confuse de son âme.

Puis, s’étant relevée, elle s’asseyait devant sa toilette, et,avec une tension de pensée aussi ardente que pour la prière, ellemaniait les poudres, les pâtes, les crayons, les houppes et lesbrosses qui lui refaisaient une beauté de plâtre, quotidienne etfragile.

Chapitre 6

 

Sur le boulevard deux noms sonnaient dans toutes les bouches : «Emma Helsson » et « Montrosé ». Plus on approchait de l’Opéra, pluson les entendait répéter. D’immenses affiches, d’ailleurs, colléessur les colonnes Morris, les lançaient aux yeux des passants, et ily avait dans l’air du soir l’émotion d’un événement.

Le lourd monument, qu’on appelle « l’Académie nationale deMusique », accroupi sous le ciel noir, montrait au public amassédevant lui sa façade pompeuse et blanchâtre et la colonnade demarbre de sa galerie, que d’invisibles foyers électriquesilluminaient comme un décor.

Sur la place, les gardes républicains à cheval dirigeaient lacirculation, et d’innombrables voitures arrivaient de tous lescoins de Paris, laissant entrevoir, derrière leurs glaces baissées,une crème d’étoffes claires et des têtes pâles.

Les coupés et les landaus s’engageaient à la file dans lesarcades réservées et, s’arrêtant quelques instants, laissaientdescendre, sous leurs pelisses de soirée garnies de fourrures, deplumes ou de dentelles inestimables, les femmes du monde et lesautres, chair précieuse, divinement parée.

Tout le long du célèbre escalier c’était une ascension deféerie, une montée ininterrompue de dames vêtues comme des reines,dont la gorge et les oreilles jetaient des éclairs de diamants etdont la longue robe traînait sur les marches.

La salle se peuplait de bonne heure, car on ne voulait pasperdre une note des deux illustres artistes ; et c’était, partout le vaste amphithéâtre, sous l’éclatante lumière électriquetombée du lustre, une houle de gens qui s’installaient et unegrande rumeur de voix.

De la loge sur la scène qu’occupaient déjà la duchesse, Annette,le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rienque les coulisses où des hommes causaient, couraient, criaient :des machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs encostume. Mais derrière l’immense rideau baissé on entendait lebruit profond de la foule, on sentait la présence d’une massed’êtres remuants et surexcités, dont l’agitation semblait traverserla toile pour se répandre jusqu’aux décors.

On allait jouer Faust.

Musadieu racontait des anecdotes sur les premièresreprésentations de cette œuvre à l’Opéra-Comique, sur le demi-fourd’alors suivi d’un éclatant triomphe, sur les interprètes du début,sur leur manière de chanter chaque morceau. Annette, à demi tournéevers lui, l’écoutait avec cette curiosité avide et jeune dont elleenveloppait le monde entier, et, par moments, elle jetait sur sonfiancé, qui serait son mari dans quelques jours, un coup d’œilplein de tendresse. Elle l’aimait, maintenant, comme aiment lescœurs naïfs, c’est-à-dire qu’elle aimait en lui toutes lesespérances du lendemain. L’ivresse des premières fêtes de la vie etl’ardent besoin d’être heureuse la faisaient frémir d’allégresse etd’attente.

Et Olivier, qui voyait tout, qui savait tout, qui avait descendutous les degrés de l’amour secret, impuissant et jaloux, jusqu’aufoyer de la souffrance humaine où le cœur semble crépiter comme dela chair sur des charbons, restait debout au fond de la loge en lescouvrant l’un et l’autre d’un regard de supplicié.

Les trois coups furent frappés, et soudain le petit tapotementsec d’un archet sur le pupitre du chef d’orchestre arrêta net tousles mouvements, les toux et les murmures ; puis, après uncourt et profond silence, les premières mesures de l’introductions’élevèrent, emplirent la salle de l’invisible et irrésistiblemystère de la musique qui s’épand à travers les corps affole lesnerfs et les âmes d’une fièvre poétique et matérielle, en mêlant àl’air limpide qu’on respire une onde sonore qu’on écoute.

Olivier s’assit au fond de la loge, douloureusement ému comme siles plaies de son cœur eussent été touchées par ces accents.

Mais le rideau s’étant levé, il se dressa de nouveau et il vit,dans un décor représentant le cabinet d’un alchimiste, le docteurFaust méditant.

Vingt fois déjà il avait entendu cet opéra qu’il connaissaitpresque par cœur, et son attention, quittant aussitôt la pièce, seporta sur la salle. Il n’en découvrait qu’un petit angle derrièrel’encadrement de la scène qui cachait sa loge, mais cet angle,s’étendant de l’orchestre au paradis, lui montrait toute unefraction du public, où il reconnaissait bien des têtes. Àl’orchestre, les hommes en cravate blanche, alignés côte à côte,semblaient un musée de figures familières, de mondains, d’artistes,de journalistes, toutes les catégories de ceux qui ne manquentjamais d’être où tout le monde va. Au balcon, dans les loges, il senommait, il pointait mentalement les femmes aperçues. La comtessede Lochrist, dans une avant-scène, était vraiment ravissante,tandis qu’un peu plus loin une nouvelle mariée, la marquised’Ébelin soulevait déjà les lorgnettes. « Joli début », se ditBertin.

On écoutait avec une grande attention, avec une sympathieévidente, le ténor Montrosé qui se lamentait sur la vie.

Olivier pensait : « Quelle bonne blague ! Voilà Faust, lemystérieux et sublime Faust, qui chante l’horrible dégoût et lenéant de tout ; et cette foule se demande avec inquiétude sila voix de Montrosé n’a pas changé. » – Alors, il écouta, comme lesautres et derrière les paroles banales du livret, à travers làmusique qui éveille au fond des âmes des perceptions profondes, ileut une sorte de révélation de la façon dont Goethe rêva le cœur deFaust.

Il avait lu autrefois le poème qu’il estimait très beau, sans enavoir été fort ému, et voilà que, soudain, il en pressentitl’insondable profondeur, car il lui semblait que, ce soir-là, ildevenait lui-même un Faust.

Un peu penchée sur le devant de la loge, Annette écoutait detoutes ses oreilles ; et des murmures de satisfactioncommençaient à passer dans le public, car la voix de Montrosé étaitmieux posée et plus nourrie qu’autrefois !

Bertin avait fermé les yeux. Depuis un mois, tout ce qu’ilvoyait, tout ce qu’il éprouvait, tout ce qu’il rencontrait en savie, il en faisait immédiatement une sorte d’accessoire de sapassion. Il jetait le monde et lui-même en pâture à cette idéefixe. Tout ce qu’il apercevait de beau, de rare, tout ce qu’ilimaginait de charmant, il l’offrait, aussitôt, mentalement, à sapetite amie, et il n’avait plus une idée qu’il ne rapportât à sonamour.

Maintenant, il écoutait au fond de lui-même l’écho deslamentations de Faust ; et le désir de la mort surgissait enlui, le désir d’en finir aussi avec ses chagrins, avec toute lamisère de sa tendresse sans issue. Il regardait le fin profild’Annette et il voyait le marquis de Farandal, assis derrière elle,qui la contemplait aussi. Il se sentait vieux, fini, perdu !Ah ! ne plus rien attendre, ne plus rien espérer, n’avoir plusmême le droit de désirer, se sentir déclassé, à la retraite de lavie, comme un fonctionnaire hors d’âge dont la carrière estterminée, quelle intolérable torture !

Des applaudissements éclatèrent, Montrosé triomphait déjà. EtMéphisto-Labarrière jaillit du sol.

Olivier, qui ne l’avait jamais entendu dans ce rôle, eut unereprise d’attention. Le souvenir d’Obin, si dramatique avec sa voixde basse, puis de Faure, si séduisant avec sa voix de baryton, vintle distraire quelques instants.

Mais soudain, une phrase chantée par Montrosé, avec uneirrésistible puissance, l’émut jusqu’au cœur. Faust disait à Satan:

Je veux un trésor qui les contient tous,

Je veux la jeunesse.

Et le ténor apparut en pourpoint de soie, l’épée au côté, unetoque à plumes sur la tête, élégant, jeune et beau de sa beautémaniérée de chanteur.

Un murmure s’éleva. Il était fort bien et plaisait aux femmes.Olivier, au contraire, eut un frisson de désappointement, carl’évocation poignante du poème dramatique de Goethe disparaissaitdans cette métamorphose. Il n’avait désormais devant les yeuxqu’une féerie pleine de jolis morceaux chantés, et des acteurs detalent dont il n’écoutait plus que la voix. Cet homme en pourpointce joli garçon à roulades, qui montrait ses cuisses et ses notes,lui déplaisait. Ce n’était point le vrai, l’irrésistible etsinistre chevalier Faust, celui qui allait séduire Marguerite.

Il se rassit, et la phrase qu’il venait d’entendre lui revint àla mémoire :

Je veux un trésor qui les contient tous,

Je veux la jeunesse.

Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement aufond de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonded’Annette qui surgissait dans la baie carrée de la loge, il sentaiten lui toute l’amertume de cet irréalisable désir.

Mais Montrosé venait de finir le premier acte avec une telleperfection que l’enthousiasme éclata. Pendant plusieurs minutes, lebruit des applaudissements, des pieds et des bravos, roula dans lasalle comme un orage. On voyait dans toutes les loges les femmesbattre leurs gants l’un contre l’autre, tandis que les hommes,debout derrière elles, criaient en claquant des mains.

La toile tomba, et se releva deux fois de suite sans que l’élanse ralentît. Puis quand le rideau fut baissé pour la troisièmefois, séparant du public la scène et les loges intérieures, laduchesse et Annette continuèrent encore à applaudir quelquesinstants, et furent remerciées spécialement par un petit salutdiscret que leur envoya le ténor.

« Oh ! il nous a vues, dit Annette.

– Quel admirable artiste ! » s’écria la duchesse.

Et Bertin, qui s’était penché en avant, regardait avec unsentiment confus d’irritation et de dédain l’acteur acclamédisparaître entre deux portants, en se dandinant un peu, la jambetendue, la main sur la hanche, dans la pose gardée d’un héros dethéâtre.

On se mit à parler de lui. Ses succès faisaient autant de bruitque son talent. Il avait passé dans toutes les capitales, au milieude l’extase des femmes qui, le sachant d’avance irrésistible,avaient des battements de cœur en le voyant entrer en scène. Ilsemblait peu se soucier d’ailleurs, disait-on, de ce déliresentimental, et se contentait de triomphes musicaux. Musadieuracontait, à mots très couverts à cause d’Annette, l’existence dece beau chanteur, et la duchesse, emballée, comprenait etapprouvait toutes les folies qu’il avait pu faire naître, tant ellele trouvait séduisant, élégant, distingué et musicien exceptionnel.Et elle concluait, en riant :

« D’ailleurs, comment résister à cette voix-là ! »

Olivier se fâcha et fut amer. Il ne comprenait pas, vraiment,qu’on eût du goût pour un cabotin, pour cette perpétuellereprésentation de types humains qu’il n’est jamais, pour cetteillusoire personnification des hommes rêvés, pour ce mannequinnocturne et fardé qui joue tous les rôles à tant par soir.

« Vous êtes jaloux d’eux, dit la duchesse. Vous autres, hommesdu monde et artistes, vous en voulez tous aux acteurs, parce qu’ilsont plus de succès que vous. »

Puis se tournant vers Annette :

« Voyons, petite, toi qui entres dans la vie et qui regardesavec des yeux sains, comment le trouves-tu, ce ténor ? »

Annette répondit d’un air convaincu :

« Mais je le trouve très bien, moi. »

On frappait les trois coups pour le second acte, et le rideau seleva sur la Kermesse.

Le passage de Helsson fut superbe. Elle aussi semblait avoirplus de voix qu’autrefois et la manier avec une sûreté pluscomplète. Elle était vraiment devenue la grande, l’excellente,l’exquise cantatrice dont la renommée par le monde égalait cellesde M. de Bismarck et de M. de Lesseps.

Quand Faust s’élança vers elle, quand il lui dit de sa voixensorcelante la phrase si pleine de charme :

Ne permettrez -vous pas, ma belle demoiselle,

Qu’on vous offre le bras, pour faire le chemin ?

Et lorsque la blonde et si jolie et si émouvante Marguerite luirépondit :

Non, monsieur, je ne suis demoiselle ni belle,

Et je n’ai pas besoin qu’on me donne la main.

la salle entière fut soulevée par un immense frisson deplaisir.

Les acclamations, quand le rideau tomba, furent formidables, etAnnette applaudit si longtemps que Bertin eut envie de lui saisirles mains pour la faire cesser. Son cœur était tordu par un nouveautourment. Il ne parla point, pendant l’entracte, car il poursuivaitdans les coulisses, de sa pensée fixe devenue haineuse, ilpoursuivait jusque dans sa loge où il le voyait remettre du blancsur ses joues, l’odieux chanteur qui surexcitait ainsi cetteenfant.

Puis, la toile se leva sur l’acte du « Jardin ».

Ce fut tout de suite une sorte de fièvre d’amour qui se répanditdans la salle, car jamais cette musique, qui semble n’être qu’unsouffle de baisers, n’avait rencontré deux pareils interprètes. Cen’étaient plus deux acteurs illustres, Montrosé et la Helsson,c’étaient deux êtres du monde idéal, à peine deux êtres, mais deuxvoix : la voix éternelle de l’homme qui aime, la voix éternelle dela femme qui cède ; et elles soupiraient ensemble toute lapoésie de la tendresse humaine.

Quand Faust chanta :

Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage,

il y eut dans les notes envolées de sa bouche un tel accentd’adoration, de transport et de supplication que, vraiment, ledésir d’aimer souleva un instant tous les cœurs.

Olivier se rappela qu’il l’avait murmurée lui-même, cettephrase, dans le parc de Roncières, sous les fenêtres du château.Jusqu’alors, il l’avait jugée un peu banale, et maintenant elle luivenait à la bouche comme un dernier cri de passion, une dernièreprière, le dernier espoir et la dernière faveur qu’il pût attendreen cette vie.

Puis il n’écouta plus rien, il n’entendit plus rien. Une crisede jalousie suraiguë le déchira, car il venait de voir Annetteporter son mouchoir à ses yeux.

Elle pleurait ! Donc son cœur s’éveillait, s’animait,s’agitait, son petit cœur de femme qui ne savait rien encore. Là,tout près de lui, sans qu’elle songeât à lui, elle avait larévélation de la façon dont l’amour peut bouleverser l’être humain,et cette révélation, cette initiation lui étaient venues de cemisérable cabotin chantant.

Ah ! il n’en voulait plus guère au marquis de Farandal, àce sot qui ne voyait rien, qui ne savait pas, qui ne comprenaitpas ! Mais comme il exécrait l’homme au maillot collant quiilluminait cette âme de jeune fille !

Il avait envie de se jeter sur elle comme on se jette surquelqu’un que va écraser un cheval emporté, de la saisir par lebras, de l’emmener, de l’entraîner, de lui dire : «Allons-nous-en ! allons-nous-en, je vous en supplie !»

Comme elle écoutait, comme elle palpitait ! et comme ilsouffrait, lui ! Il avait déjà souffert ainsi, mais moinscruellement ! Il se le rappela, car toutes les douleursjalouses renaissent ainsi que des blessures rouvertes. C’étaitd’abord à Roncières, en revenant du cimetière, quand il sentit pourla première fois qu’elle lui échappait, qu’il ne pouvait rien surelle, sur cette fillette indépendante comme un jeune animal. Maislà-bas, quand elle l’irritait en le quittant pour cueillir desfleurs, il éprouvait surtout l’envie brutale d’arrêter ses élans,de retenir son corps près de lui ; aujourd’hui, c’était sonâme elle-même qui fuyait, insaisissable. Ah ! cette irritationrongeuse qu’il venait de reconnaître, il l’avait éprouvée biensouvent encore par toutes les petites meurtrissures inavouables quisemblent faire des bleus incessants aux cœurs amoureux. Il serappelait toutes les impressions pénibles de menue jalousie tombantsur lui, à petits coups, le long des jours. Chaque fois qu’elleavait remarqué, admiré, aimé, désiré quelque chose, il en avait étéjaloux : jaloux de tout d’une façon imperceptible et continue, detout ce qui absorbait le temps, les regards, l’attention, lagaieté, l’étonnement, l’affection d’Annette, car tout cela la luiprenait un peu. Il avait été jaloux de tout ce qu’elle faisait sanslui, de tout ce qu’il ne savait pas, de ses sorties, de seslectures, de tout ce qui semblait lui plaire, jaloux d’un officierblessé héroïquement en Afrique et dont Paris s’occupa huit joursdurant, de l’auteur d’un roman très louangé, d’un jeune poèteinconnu qu’elle n’avait point vu mais dont Musadieu récitait lesvers, de tous les hommes enfin qu’on vantait devant elle mêmebanalement, car, lorsqu’on aime une femme, on ne peut tolérer sansangoisse qu’elle songe même à quelqu’un avec une apparenced’intérêt. On a au cœur l’impérieux besoin d’être seul au mondedevant ses yeux. On veut qu’elle ne voie, qu’elle ne connaisse,qu’elle n’apprécie personne autre. Sitôt qu’elle a l’air de seretourner pour considérer ou reconnaître quelqu’un, on se jettedevant son regard, et si on ne peut le détourner ou l’absorber toutentier, on souffre jusqu’au fond de l’âme.

Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblaitrépandre et cueillir de l’amour dans cette salle d’opéra, et il envoulait à tout le monde du triomphe de ce ténor, aux femmes qu’ilvoyait exaltées dans les loges, aux hommes, ces niais faisant uneapothéose à ce fat.

Un artiste ! Ils l’appelaient un artiste, un grandartiste ! Et il avait des succès, ce pitre, interprète d’unepensée étrangère, comme jamais créateur n’en avait connu !Ah ! c’était bien cela la justice et l’intelligence des gensdu monde, de ces amateurs ignorants et prétentieux pour quitravaillent jusqu’à la mort les maîtres de l’art humain. Il lesregardait applaudir, crier, s’extasier ; et cette hostilitéancienne qui avait toujours fermenté au fond de son cœurorgueilleux et fier de parvenu s’exaspérait, devenait une ragefurieuse contre ces imbéciles tout-puissants de par le seul droitde la naissance et de l’argent.

Jusqu’à la fin de la représentation, il demeura silencieux,dévoré par ses idées, puis, quand l’ouragan de l’enthousiasme finalfut apaisé, il offrit son bras à la duchesse pendant que le marquisprenait celui d’Annette. Ils redescendirent le grand escalier aumilieu d’un flot de femmes et d’hommes, dans une sorte de cascademagnifique et lente d’épaules nues, de robes somptueuses etd’habits noirs. Puis la duchesse, la jeune fille, son père et lemarquis montèrent dans le même landau, et Olivier Bertin resta seulavec Musadieu sur la place de l’Opéra.

Tout à coup il eut au cœur une sorte d’affection pour cet hommeou plutôt cette attraction naturelle qu’on éprouve pour uncompatriote rencontré dans un pays lointain, car il se sentaitmaintenant perdu dans cette cohue étrangère, indifférente, tandisqu’avec Musadieu il pouvait encore parler d’elle.

Il lui prit donc le bras.

« Vous ne rentrez pas tout de suite, dit-il. Le temps est beau,faisons un tour.

– Volontiers. »

Ils s’en allèrent vers la Madeleine, au milieu de la foulenoctambule, dans cette agitation courte et violente de minuit quisecoue les boulevards à la sortie des théâtres.

Musadieu avait dans la tête mille choses, tous ses sujets deconversation du moment que Bertin nommait son « menu du jour », etil fit couler sa faconde sur les deux ou trois motifs quil’intéressaient le plus. Le peintre le laissait aller sansl’écouter, en le tenant par le bras, sûr de l’amener tout à l’heureà parler d’elle et il marchait sans rien voir autour de lui,emprisonné dans son amour. Il marchait, épuisé par cette crisejalouse qui l’avait meurtri comme une chute, accablé par lacertitude qu’il n’avait plus rien à faire au monde.

Il souffrirait ainsi, de plus en plus, sans rien attendre. Iltraverserait des jours vides, l’un après l’autre, en la regardantde loin vivre, être heureuse, être aimée, aimer aussi sans doute.Un amant ! Elle aurait un amant peut-être, comme sa mère enavait eu un. Il sentait en lui des sources de souffrances sinombreuses, diverses et compliquées, un tel afflux de malheurs,tant de déchirements inévitables, il se sentait tellement perdu,tellement entré, dès maintenant, dans une agonie inimaginable,qu’il ne pouvait supposer que personne eût souffert comme lui. Etil songea soudain à la puérilité des poètes qui ont inventél’inutile labeur de Sisyphe, la soif matérielle de Tantale, le cœurdévoré de Prométhée ! Oh ! s’ils avaient prévu, s’ilsavaient fouillé l’amour éperdu d’un vieil homme pour une jeunefille, comment auraient-ils exprimé l’effort abominable et secretd’un être qu’on ne peut plus aimer, les tortures du désir stérile,et, plus terrible que le bec d’un vautour, une petite figure blondedépeçant un vieux cœur.

Musadieu parlait toujours et Bertin l’interrompit en murmurantpresque malgré lui, sous la puissance de l’idée fixe :

« Annette était charmante, ce soir.

– Oui, délicieuse… »

Le peintre ajouta, pour empêcher Musadieu de reprendre le filcoupé de ses idées :

« Elle est plus jolie que n’a été sa mère. »

L’autre approuva d’une façon distraite en répétant plusieursfois de suite : « Oui… oui… oui… », sans que son esprit se fixâtencore à cette pensée nouvelle.

Olivier s’efforçait de l’y maintenir, et, rusant pour l’yattacher par une des préoccupations favorites de Musadieu, ilreprit :

« Elle aura un des premiers salons de Paris, après son mariage.»

Cela suffit, et l’homme du monde convaincu qu’était l’inspecteurdes Beaux-Arts se mit à apprécier savamment la situationqu’occuperait, dans la société française, la marquise deFarandal.

Bertin l’écoutait, et il entrevoyait Annette dans un grand salonplein de lumières, entourée de femmes et d’hommes. Cette vision,encore, le rendit jaloux.

Ils montaient maintenant le boulevard Malesherbes. Quand ilspassèrent devant la maison des Guilleroy, le peintre leva les yeux.Des lumières semblaient briller aux fenêtres, derrière des fentesde rideaux. Le soupçon lui vint que la duchesse et son neveuavaient été peut-être invités à venir boire une tasse de thé. Etune rage le crispa qui le fit souffrir atrocement.

Il serrait toujours le bras de Musadieu, et il activait parfoisd’une contradiction ses opinions sur la jeune future marquise.Cette voix banale qui parlait d’elle faisait voltiger son imagedans la nuit autour d’eux.

Quand ils arrivèrent, avenue de Villiers, devant la porte dupeintre :

« Entrez-vous ? demanda Bertin.

– Non, merci. Il est tard, je vais me coucher.

– Voyons, montez une demi-heure, nous allons encorebavarder.

– Non. Vrai. Il est trop tard ! »

La pensée de rester seul, après les secousses qu’il venaitencore de supporter, emplit d’horreur l’âme d’Olivier. Il tenaitquelqu’un, il le garderait.

« Montez donc, je vais vous faire choisir une étude que je veuxvous offrir depuis longtemps. »

L’autre sachant que les peintres n’ont pas toujours l’humeurdonnante, et que la mémoire des promesses est courte, se jeta surl’occasion. En sa qualité d’inspecteur des Beaux-Arts, il possédaitune galerie collectionnée avec adresse.

« Je vous suis », dit-il.

Ils entrèrent.

Le valet de chambre réveillé apporta des grogs ; et laconversation se traîna sur la peinture pendant quelque temps.Bertin montrait des études en priant Musadieu de prendre celle quilui plairait le mieux, et Musadieu hésitait, troublé par la lumièredu gaz qui le trompait sur les tonalités. À la fin il choisit ungroupe de petites filles dansant à la corde sur un trottoir ;et presque tout de suite il voulut s’en aller en emportant soncadeau.

« Je le ferai déposer chez vous, disait le peintre.

– Non, j’aime mieux l’avoir ce soir même pour l’admirer avant deme mettre au lit. »

Rien ne put le retenir, et Olivier Bertin se retrouva seulencore une fois dans son hôtel, cette prison de ses souvenirs et desa douloureuse agitation.

Quand le domestique entra, le lendemain matin, en apportant lethé et les journaux il trouva son maître assis dans son lit, sipâle qu’il eut peur.

« Monsieur est indisposé ? dit-il.

– Ce n’est rien, un peu de migraine.

– Monsieur ne veut pas que j’aille chercher quelquechose ?

– Non. Quel temps fait-il ?

– Il pleut, monsieur.

– Bien. Cela suffit. »

L’homme, ayant déposé sur la petite table ordinaire le service àthé et les feuilles publiques, s’en alla.

Olivier prit Le Figaro et l’ouvrit. L’article de tête étaitintitulé : « Peinture moderne. » C’était un éloge dithyrambique dequatre ou cinq jeunes peintres qui, doués de réelles qualités decoloristes et les exagérant pour l’effet, avaient la prétentiond’être des révolutionnaires et des rénovateurs de génie.

Comme tous les aînés, Bertin se fâchait contre ces nouveauxvenus, s’irritait de leur ostracisme, contestait leurs doctrines.Il se mit donc à lire cet article avec le commencement de colèredont tressaille vite un cœur énervé, puis, en jetant les yeux plusbas, il aperçut son nom ; et ces quelques mots, à la fin d’unephrase, le frappèrent comme un coup de poing en pleine poitrine : «l’Art démodé d’Olivier Bertin… »

Il avait toujours été sensible à la critique et sensible auxéloges, mais au fond de sa conscience, malgré sa vanité légitime,il souffrait plus d’être contesté qu’il ne jouissait d’être loué,par suite de l’inquiétude sur lui-même que ses hésitations avaienttoujours nourrie. Autrefois pourtant, au temps de ses triomphes,les coups d’encensoir avaient été si nombreux, qu’ils lui faisaientoublier les coups d’épingle. Aujourd’hui, devant la pousséeincessante des nouveaux artistes et des nouveaux admirateurs, lesfélicitations devenaient plus rares et le dénigrement plus accusé.Il se sentait enrégimenté dans le bataillon des vieux peintres detalent que les jeunes ne traitent point en maîtres ; et, commeil était aussi intelligent que perspicace, il souffrait à présentdes moindres insinuations autant que des attaques directes.

Jamais pourtant aucune blessure à son orgueil d’artiste nel’avait fait ainsi saigner. Il demeurait haletant et relisaitl’article, pour le comprendre en ses moindres nuances. Ils étaientjetés au panier, quelques confrères et lui, avec une outrageantedésinvolture ; et il se leva en murmurant ces mots, qui luirestaient sur les lèvres : « l’Art démodé d’Olivier Bertin ».

Jamais pareille tristesse, pareil découragement, pareillesensation de la fin de tout, de la fin de son être physique et deson être pensant, ne l’avaient jeté dans une détresse d’âme aussidésespérée. Il resta jusqu’à deux heures dans un fauteuil, devantla cheminée, les jambes allongées vers le feu, n’ayant plus laforce de remuer, de faire quoi que ce soit. Puis le besoin d’êtreconsolé se leva en lui, le besoin de serrer des mains dévouées, devoir des yeux fidèles, d’être plaint, secouru, caressé par desparoles amies. Il alla donc, comme toujours, chez la comtesse.

Quand il entra, Annette était seule au salon, debout, le dostourné, écrivant vivement l’adresse d’une lettre. Sur la table, àcôté d’elle était déployé Le Figaro. Bertin vit le journal en mêmetemps que la jeune fille et demeura éperdu, n’osant plusavancer ! Oh ! si elle l’avait lu ! Elle se retournaet préoccupée, pressée, l’esprit hanté par des soucis de femme,elle lui dit :

« Ah ! bonjour, monsieur le peintre. Vous m’excuserez si jevous quitte. J’ai la couturière en haut qui me réclame. Vouscomprenez, la couturière, au moment d’un mariage, c’est important.Je vais vous prêter maman qui discute et raisonne avec mon artiste.Si j’ai besoin d’elle, je vous la ferai redemander pendant quelquesminutes. »

Et elle se sauva, en courant un peu, pour bien montrer sahâte.

Ce départ brusque, sans un mot d’affection, sans un regardattendri pour lui, qui l’aimait tant… tant… le laissa bouleversé.Son œil alors s’arrêta de nouveau sur Le Figaro ; et il pensa: « Elle l’a lu ! On me blague, on me nie. Elle ne croit plusen moi. Je ne suis plus rien pour elle. »

Il fit deux pas vers le journal, comme on marche vers un hommepour le souffleter. Puis il se dit : « Peut-être ne l’a-t-elle paslu tout de même. Elle est si préoccupée aujourd’hui. Mais on enparlera devant elle, ce soir, au dîner, sans aucun doute, et on luidonnera envie de le lire ! »

Par un mouvement spontané, presque irréfléchi il avait pris lenuméro, l’avait fermé, plié, et glissé dans sa poche avec uneprestesse de voleur.

La comtesse entrait. Dès qu’elle vit la figure livide etconvulsée d’Olivier, elle devina qu’il touchait aux limites de lasouffrance.

Elle eut un élan vers lui, un élan de toute sa pauvre âme sidéchirée aussi, de tout son pauvre corps si meurtri lui-même. Luijetant ses mains sur les épaules, et son regard au fond des yeux,elle lui dit :

« Oh ! que vous êtes malheureux ! »

Il ne nia plus, cette fois, et la gorge secouée de spasmes, ilbalbutia :

« Oui… oui… oui ! »

Elle sentit qu’il allait pleurer, et l’entraîna dans le coin leplus sombre du salon, vers deux fauteuils cachés par un petitparavent de soie ancienne. Ils s’y assirent derrière cette finemuraille brodée, voilés aussi par l’ombre grise d’un jour depluie.

Elle reprit, le plaignant surtout, navrée par cette douleur:

« Mon pauvre Olivier, comme vous souffrez ! »

Il appuya sa tête blanche sur l’épaule de son amie.

« Plus que vous ne croyez ! » dit-il.

Elle murmura, si tristement :

« Oh ! je le savais. J’ai tout senti. J’ai vu cela naîtreet grandir ! »

Il répondit, comme si elle l’eût accusé :

« Ce n’est pas ma faute, Any.

– Je le sais bien… Je ne vous reproche rien… »

Et doucement, en se tournant un peu, elle mit sa bouche sur undes yeux d’Olivier, où elle trouva une larme amère.

Elle tressaillit, comme si elle venait de boire une goutte dedésespoir, et elle répéta plusieurs fois :

« Ah ! pauvre ami… pauvre ami… pauvre ami !… »

Puis après un moment de silence, elle ajouta :

« C’est la faute de nos cœurs qui n’ont pas vieilli. Je sens lemien si vivant ! »

Il essaya de parler et ne put pas, car des sanglots maintenantl’étranglaient. Elle écoutait, contre elle, les suffocations danssa poitrine. Alors ressaisie par l’angoisse égoïste d’amour qui,depuis si longtemps, la rongeait, elle dit avec l’accent déchirantdont on constate un horrible malheur :

« Dieu ! comme vous l’aimez ! »

Il avoua encore une fois :

« Ah ! oui, je l’aime ! »

Elle songea quelques instants, et reprit :

« Vous ne m’avez jamais aimée ainsi, moi ? »

Il ne nia point, car il traversait une de ces heures où on dittoute la vérité, et il murmura :

« Non, j’étais trop jeune, alors ! »

Elle fut surprise.

« Trop jeune ? Pourquoi ?

– Parce que la vie était trop douce. C’est à nos âges seulementqu’on aime en désespérés. »

Elle demanda :

« Ce que vous éprouvez près d’elle ressemble-t-il à ce que vouséprouviez près de moi ?

– Oui et non… et c’est pourtant presque la même chose. Je vousai aimée autant qu’on peut aimer une femme. Elle, je l’aime commevous, puisque c’est vous ; mais cet amour est devenu quelquechose d’irrésistible, de destructeur, de plus fort que la mort. Jesuis à lui comme une maison qui brûle est au feu ! »

Elle sentit sa pitié séchée sous un souffle de jalousie, etprenant une voix consolante :

« Mon pauvre ami ! Dans quelques jours elle sera mariée etpartira. En ne la voyant plus, vous vous guérirez, sans doute.»

Il remua la tête.

« Oh ! je suis bien perdu, perdu !

– Mais non, mais non ! Vous serez trois mois sans la voir.Cela suffira. Il vous a bien suffi de trois mois pour l’aimer plusque moi, que vous connaissez depuis douze ans. »

Alors il l’implora dans son infinie détresse.

« Any, ne m’abandonnez pas ?

– Que puis-je faire, mon ami ?

– Ne me laissez pas seul.

– J’irai vous voir autant que vous voudrez.

– Non. Gardez-moi ici, le plus possible.

– Vous seriez près d’elle.

– Et près de vous.

– Il ne faut plus que vous la voyiez avant son mariage.

– Oh ! Any !

– Ou, du moins, très peu.

– Puis-je rester ici, ce soir ?

– Non, pas dans l’état où vous êtes. Il faut vous distraire,aller au cercle, au théâtre, n’importe où, mais pas rester ici.

– Je vous en prie.

– Non, Olivier, c’est impossible. Et puis j’ai à dîner des gensdont la présence vous agiterait encore.

– La duchesse ? et… lui ?

– Oui.

– Mais j’ai passé la soirée d’hier avec eux.

– Parlez-en ! Vous vous en trouvez bien, aujourd’hui.

– Je vous promets d’être calme.

– Non, c’est impossible.

– Alors, je m’en vais.

– Qui vous presse tant ?

– J’ai besoin de marcher.

– C’est cela, marchez beaucoup, marchez jusqu’à la nuit,tuez-vous de fatigue et puis couchez-vous ! »

Il s’était levé.

« Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. J’irai vous voir demain matin. Voulez-vousque je fasse une grosse imprudence, comme autrefois, que je feignede déjeuner ici, à midi, et que je déjeune avec vous à une heure unquart ?

– Oui, je veux bien. Vous êtes bonne !

– C’est que je vous aime.

– Moi aussi, je vous aime.

– Oh ! ne parlez plus de cela.

– Adieu, Any.

– Adieu, cher ami. À demain.

– Adieu. »

Il lui baisait les mains, coup sur coup, puis il lui baisa lestempes, puis le coin des lèvres. Il avait maintenant les yeux secs,l’air résolu. Au moment de sortir, il la saisit, l’enveloppa toutentière dans ses bras et, appuyant la bouche sur son front, ilsemblait boire, aspirer en elle tout l’amour qu’elle avait pourlui.

Et il s’en alla très vite, sans se retourner.

Quand elle fut seule, elle se laissa tomber sur un siège etsanglota. Elle serait restée ainsi jusqu’à la nuit, si Annette,soudain, n’était venue la chercher. La comtesse, pour avoir letemps d’essuyer ses yeux rouges, lui répondit :

« J’ai un tout petit mot à écrire, mon enfant. Remonte, et je tesuis dans une seconde. »

Jusqu’au soir, elle dut s’occuper de la grande question dutrousseau.

La duchesse et son neveu dînaient chez les Guilleroy, enfamille.

On venait de se mettre à table et on parlait encore de lareprésentation de la veille, quand le maître d’hôtel entra,apportant trois énormes bouquets.

Mme de Mortemain s’étonna.

« Mon Dieu, qu’est-ce que cela ? »

Annette s’écria :

« Oh ! qu’ils sont beaux ! qui est-ce qui peut nousles envoyer ? »

Sa mère répondit :

« Olivier Bertin, sans doute. »

Depuis son départ, elle pensait à lui. Il lui avait paru sisombre, si tragique, elle voyait si clairement son malheur sansissue, elle ressentait si atrocement le contrecoup de cettedouleur, elle l’aimait tant, si tendrement, si complètement,qu’elle avait le cœur écrasé sous des pressentiments lugubres.

Dans les trois bouquets, en effet, on trouva trois cartes dupeintre. Il avait écrit sur chacune, au crayon, les noms de lacomtesse, de la duchesse et d’Annette.

Mme de Mortemain demanda :

« Est-ce qu’il est malade, votre ami Bertin ? Je lui aitrouvé hier bien mauvaise mine. »

Et Mme de Guilleroy reprit :

« Oui, il m’inquiète un peu, bien qu’il ne se plaigne pas. »

Son mari ajouta :

« Oh ! il fait comme nous, il vieillit. Il vieillit mêmeferme en ce moment. Je crois d’ailleurs que les célibatairestombent tout d’un coup. Ils ont des chutes plus brusques que lesautres. Il a, en effet, beaucoup changé. »

La comtesse soupira :

« Oh ! oui ! »

Farandal cessa soudain de chuchoter avec Annette pour dire :

« Il y avait un article bien désagréable pour lui dans Le Figarode ce matin. »

Toute attaque, toute critique, toute allusion défavorable autalent de son ami, jetaient la comtesse hors d’elle.

« Oh ! dit-elle, les hommes de la valeur de Bertin n’ontpas à s’occuper de pareilles grossièretés. »

Guilleroy s’étonnait :

« Tiens, un article désagréable pour Olivier ; mais je nel’ai pas lu. À quelle page ? »

Le marquis le renseigna.

« À la première, en tête, avec ce titre : « Peinture moderne ».»

Et le député cessa de s’étonner.

« Parfaitement. Je ne l’ai pas lu, parce qu’il s’agissait depeinture. »

On sourit, tout le monde sachant qu’en dehors de la politique etde l’agriculture, M. de Guilleroy ne s’intéressait pas àgrand-chose.

Puis la conversation s’envola sur d’autres sujets, jusqu’à cequ’on entrât au salon pour prendre le café. La comtesse n’écoutaitpas, répondait à peine, poursuivie par le souci de ce que pouvaitfaire Olivier. Où était-il ? Où avait-il dîné ? Oùtraînait-il en ce moment son inguérissable cœur ? Elle sentaitmaintenant un regret cuisant de l’avoir laissé partir, de nel’avoir point gardé ; et elle le devinait rôdant par les rues,si triste, vagabond, solitaire, fuyant sous le chagrin.

Jusqu’à l’heure du départ de la duchesse et de son neveu, ellene parla guère, fouettée par des craintes vagues etsuperstitieuses, puis elle se mit au lit, et y resta, les yeuxouverts dans l’ombre, pensant à lui !

Un temps très long s’était écoulé quand elle crut entendresonner le timbre de l’appartement. Elle tressaillit, s’assit,écouta. Pour la seconde fois, le tintement vibrant éclata dans lanuit.

Elle sauta hors du lit, et de toute sa force pressa le boutonélectrique qui devait réveiller sa femme de chambre. Puis, unebougie à la main, elle courut au vestibule.

À travers la porte elle demanda :

« Qui est là ? »

Une voix inconnue répondit :

« C’est une lettre.

– Une lettre, de qui ?

– D’un médecin.

– Quel médecin ?

– Je ne sais pas, c’est pour un accident. »

N’hésitant plus, elle ouvrit, et se trouva en face d’un cocherde fiacre au chapeau ciré. Il tenait à la main un papier qu’il luiprésenta. Elle lut : « Très urgent – Monsieur le comte de Guilleroy-. »

L’écriture était inconnue.

« Entrez, mon ami, dit-elle ; asseyez-vous, etattendez-moi. »

Devant la chambre de son mari, son cœur se mit à battre si fortqu’elle ne pouvait l’appeler. Elle heurta le bois avec le métal deson bougeoir. Le comte dormait et n’entendait pas.

Alors, impatiente, énervée, elle lança des coups de pied et elleentendit une voix pleine de sommeil qui demandait :

« Qui est là ? Quelle heure est-il ? »

Elle répondit :

« C’est moi. J’ai à vous remettre une lettre urgente apportéepar un cocher. Il y a un accident. »

Il balbutia du fond de ses rideaux :

« Attendez, je me lève. J’arrive. »

Et, au bout d’une minute, il se montra en robe de chambre. Enmême temps que lui, deux domestiques accouraient, réveillés par lessonneries. Ils étaient effarés, ahuris, ayant aperçu dans la salleà manger un étranger assis sur une chaise.

Le comte avait pris la lettre et la retournait dans ses doigtsen murmurant :

« Qu’est-ce que cela ? Je ne devine pas. »

Elle dit fiévreuse :

« Mais lisez donc ! »

Il déchira l’enveloppe, déplia le papier, poussa une exclamationde stupeur, puis regarda sa femme avec des yeux effarés.

« Mon Dieu, qu’y a-t-il ? » dit-elle.

Il balbutia, pouvant à peine parler, tant son émotion étaitvive.

« Oh ! un grand malheur !… un grand malheur !…Bertin est tombé sous une voiture. »

Elle cria :

« Mort !

– Non, non, dit-il, voyez vous-même. »

Elle lui arracha des mains la lettre qu’il lui tendait, et ellelut :

Monsieur, un grand malheur vient d’arriver. Notre ami, l’éminentartiste, M. Olivier Bertin, a été renversé par un omnibus, dont laroue lui passa sur le corps. Je ne puis encore me prononcer sur lessuites probables de cet accident, qui peut n’être pas grave commeil peut avoir un dénouement fatal immédiat. M. Bertin vous prieinstamment et supplie Mme la comtesse de Guilleroy de venir le voirsur l’heure. J’espère, Monsieur, que Mme la comtesse et vous, vousvoudrez bien vous rendre au désir de notre ami commun, qui peutavoir cessé de vivre avant le jour.

Dr de Rivil.

La comtesse regardait son mari avec des yeux larges, fixes,pleins d’épouvante. Puis soudain elle reçut, comme un chocélectrique, une secousse de ce courage des femmes qui les faitparfois, aux heures terribles, les plus vaillants des êtres.

Se tournant vers sa domestique :

« Vite, je vais m’habiller ! »

La femme de chambre demanda :

« Qu’est-ce que Madame veut mettre ?

– Peu m’importe. Ce que vous voudrez.

« Jacques, reprit-elle ensuite, soyez prêt dans cinq minutes.»

En retournant chez elle, l’âme bouleversée, elle aperçut lecocher, qui attendait toujours, et lui dit :

« Vous avez votre voiture ?

– Oui, Madame.

– C’est bien, nous la prendrons. »

Puis elle courut vers sa chambre.

Follement, avec des mouvements précipités, elle jetait sur elle,accrochait, agrafait, nouait, attachait au hasard ses vêtements,puis, devant sa glace, elle releva et tordit ses cheveux à ladiable, en regardant, sans y songer cette fois, son visage pâle etses yeux hagards dans le miroir.

Quand elle eut son manteau sur les épaules, elle se précipitavers l’appartement de son mari, qui n’était pas encore prêt. Ellel’entraîna :

« Allons, disait-elle, songez donc qu’il peut mourir. »

Le comte, effaré, la suivit en trébuchant, tâtant de ses piedsl’escalier obscur, cherchant à distinguer les marches pour ne pointtomber.

Le trajet fut court et silencieux. La comtesse tremblait si fortque ses dents s’entrechoquaient, et elle voyait par la portièrefuir les becs de gaz voilés de pluie. Les trottoirs luisaient, leboulevard était désert, la nuit sinistre. Ils trouvèrent, enarrivant, la porte du peintre demeurée ouverte, la loge duconcierge éclairée et vide.

Sur le haut de l’escalier le médecin, le docteur de Rivil, unpetit homme grisonnant, court, rond, très soigné, très poli, vint àleur rencontre. Il fit à la comtesse un grand salut, puis tendit lamain au comte.

Elle lui demanda en haletant comme si la montée des marches eûtépuisé tout le souffle de sa gorge :

« Eh bien, docteur ?

– Eh bien, Madame, j’espère que ce sera moins grave que jen’avais cru au premier moment. »

Elle s’écria :

« Il ne mourra point ?

– Non. Du moins je ne le crois pas.

– En répondez-vous ?

– Non. Je dis seulement que j’espère me trouver en présenced’une simple contusion abdominale sans lésions internes.

– Qu’appelez-vous des lésions ?

– Des déchirures.

– Comment savez-vous qu’il n’en a pas ?

– Je le suppose.

– Et s’il en avait ?

– Oh ! alors, ce serait grave !

– Il en pourrait mourir ?

– Oui.

– Très vite ?

– Très vite. En quelques minutes ou même en quelques secondes.Mais, rassurez-vous, Madame, je suis convaincu qu’il sera guéridans quinze jours. »

Elle avait écouté, avec une attention profonde, pour toutsavoir, pour tout comprendre.

Elle reprit :

« Quelle déchirure pourrait-il avoir ?

– Une déchirure du foie par exemple.

– Ce serait très dangereux ?

– Oui… mais je serais surpris s’il survenait une complicationmaintenant. Entrons près de lui. Cela lui fera du bien, car il vousattend avec une grande impatience. »

Ce qu’elle vit d’abord, en pénétrant dans la chambre, ce fut unetête blême sur un oreiller blanc. Quelques bougies et le feu dufoyer l’éclairaient, dessinaient le profil, accusaient lesombres ; et, dans cette face livide, la comtesse aperçut deuxyeux qui la regardaient venir.

Tout son courage, toute son énergie, toute sa résolutiontombèrent, tant cette figure creuse et décomposée était celle d’unmoribond. Lui, qu’elle avait vu tout à l’heure, il était devenucette chose, ce spectre ! Elle murmura entre ses lèvres : «Oh ! mon Dieu ! » et elle se mit à marcher vers lui,palpitante d’horreur.

Il essayait de sourire, pour la rassurer, et la grimace de cettetentative était effrayante.

Quand elle fut tout près du lit, elle posa ses deux mains,doucement, sur celle d’Olivier allongée près du corps, et ellebalbutia :

« Oh ! mon pauvre ami.

– Ce n’est rien », dit-il tout bas, sans remuer la tête.

Elle le contemplait maintenant, éperdue de ce changement. Ilétait si pâle qu’il semblait ne plus avoir une goutte de sang sousla peau. Ses joues caves paraissaient aspirées à l’intérieur duvisage, et ses yeux aussi étaient rentrés comme si quelque fil lestirait en dedans.

Il vit bien la terreur de son amie et soupira :

« Me voici dans un bel état. »

Elle dit, en le regardant toujours fixement :

« Comment cela est-il arrivé ? »

Il faisait pour parler de grands efforts, et toute sa figure,par moments, tressaillait de secousses nerveuses.

« Je n’ai pas regardé autour de moi… je pensais à autre chose… àtout autre chose… oh ! oui… et un omnibus m’a renversé etpassé sur le ventre… »

En l’écoutant, elle voyait l’accident, et elle dit, soulevéed’épouvante :

« Est-ce que vous avez saigné ?

– Non. Je suis seulement un peu meurtri… un peu écrasé. »

Elle demanda :

« Où cela a-t-il eu lieu ? »

Il répondit tout bas :

« Je ne sais pas trop. C’était fort loin. »

Le médecin roulait un fauteuil où la comtesse s’affaissa. Lecomte restait debout au pied du lit, répétant entre ses dents :

« Oh ! mon pauvre ami… mon pauvre ami… quel affreuxmalheur ! »

Et il éprouvait vraiment un grand chagrin, car il aimaitbeaucoup Olivier.

La comtesse reprit :

« Mais, où cela est-il arrivé ? »

Le médecin répondit :

« Je n’en sais trop rien moi-même, ou plutôt je n’y comprendsrien. C’est aux Gobelins, presque hors Paris ! Du moins, lecocher de fiacre, qui l’a ramené, m’a affirmé l’avoir pris dans unepharmacie de ce quartier-là, où on l’avait porté, à neuf heures dusoir ! »

Puis se penchant vers Olivier :

« Est-ce vrai que l’accident a eu lieu près des Gobelins ?»

Bertin ferma les yeux, comme pour se souvenir, puis murmura:

« Je ne sais pas.

– Mais où alliez-vous ?

– Je ne me rappelle plus. J’allais devant moi ! »

Un gémissement qu’elle ne put retenir sortit des lèvres de lacomtesse ; puis, après une suffocation qui la laissa quelquessecondes sans haleine, elle tira son mouchoir de sa poche, s’encouvrit les yeux et se mit à pleurer affreusement.

Elle savait ; elle devinait ! Quelque chosed’intolérable, d’accablant, venait de tomber sur son cœur : leremords de n’avoir pas gardé Olivier chez elle, de l’avoir chassé,jeté à la rue où il avait roulé, ivre de chagrin, sous cettevoiture.

Il lui dit de cette voix sans timbre qu’il avait à présent :

« Ne pleurez pas. Ça me déchire. »

Par une tension formidable de volonté, elle cessa de sangloter,découvrit ses yeux et les tint sur lui tout grands, sans qu’unecrispation remuât son visage, où des larmes continuaient à couler,lentement.

Ils se regardaient immobiles tous deux, les mains unies sur ledrap du lit. Ils se regardaient, ne sachant plus qu’il y avait làd’autres personnes, et leur regard portait d’un cœur à l’autre uneémotion surhumaine.

C’était entre eux, rapide, muette et terrible, l’évocation detous leurs souvenirs, de toute leur tendresse écrasée aussi, detout ce qu’ils avaient senti ensemble de tout ce qu’ils avaient uniet confondu en leur vie, dans cet entraînement qui les donna l’un àl’autre.

Ils se regardaient, et le besoin de se parler, d’entendre cesmille choses intimes, si tristes, qu’ils avaient encore à se dire,leur montait aux lèvres, irrésistible. Elle sentit qu’il luifallait, à tout prix, éloigner ces deux hommes qu’elle avaitderrière elle, qu’elle devait trouver un moyen, une ruse, uneinspiration, elle, la femme féconde en ressources. Et elle se mit ày songer, les yeux toujours fixés sur Olivier.

Son mari et le docteur causaient à voix basse. Il était questiondes soins à donner.

Tournant la tête, elle dit au médecin :

« Avez-vous amené une garde ?

– Non. Je préfère envoyer un interne qui pourra mieux surveillerla situation.

– Envoyez l’un et l’autre. On ne prend jamais trop de soins.Pouvez-vous les avoir cette nuit même, car je ne pense pas que vousrestiez jusqu’au matin ?

– En effet, je vais rentrer. Je suis ici depuis quatre heuresdéjà.

– Mais, en rentrant, vous nous enverrez la garde etl’interne ?

– C’est assez difficile, au milieu de la nuit. Enfin, je vaisessayer.

– Il le faut.

– Ils vont peut-être promettre, mais viendront-ils ?

– Mon mari vous accompagnera et les ramènera de gré ou deforce.

– Vous ne pouvez rester seule ici, vous, Madame.

– Moi !… » fit-elle avec une sorte de cri, de défi, deprotestation indignée contre toute résistance à sa volonté. Puiselle exposa, avec cette autorité de parole à laquelle on neréplique point, les nécessités de la situation. Il fallait qu’oneût, avant une heure, l’interne et la garde, afin de prévenir tousles accidents. Pour les avoir, il fallait que quelqu’un les prît aulit et les amenât. Son mari seul pouvait faire cela. Pendant cetemps, elle resterait auprès du malade, elle, dont c’était ledevoir et le droit. Elle remplissait simplement son rôle d’amie,son rôle de femme. D’ailleurs, elle le voulait ainsi et personne nel’en pourrait dissuader.

Son raisonnement était sensé. Il en fallait bien convenir, et onse décida à le suivre.

Elle s’était levée, tout entière à cette pensée de leur départ,ayant hâte de les sentir loin et de rester seule. Maintenant, afinde ne point commettre de maladresse pendant leur absence, elleécoutait, en cherchant à bien comprendre, à tout retenir, à ne rienoublier, les recommandations du médecin. Le valet de chambre dupeintre, debout à côté d’elle, écoutait aussi, et, derrière lui, safemme, la cuisinière, qui avait aidé pendant les premierspansements, indiquait par des signes de tête qu’elle avaitégalement compris. Quand la comtesse eut récité comme une leçontoutes ces instructions, elle pressa les deux hommes de s’en aller,en répétant à son mari :

« Revenez vite, surtout, revenez vite.

– Je vous emmène dans mon coupé, disait le docteur au comte. Ilvous ramènera plus rapidement. Vous serez ici dans une heure. »

Avant de partir, le médecin examina de nouveau longuement leblessé, afin de s’assurer que son état demeurait satisfaisant.

Guilleroy hésitait encore. Il disait :

« Vous ne trouvez pas imprudent ce que nous faisonslà ?

– Non. Il n’y a pas de danger. Il n’a besoin que de repos et decalme. Madame de Guilleroy voudra bien ne pas le laisser parler etlui parler le moins possible. »

La comtesse fut atterrée, et reprit :

« Alors il ne faut pas lui parler ?

– Oh ! non, Madame. Prenez un fauteuil et demeurez près delui. Il ne se sentira pas seul et s’en trouvera bien ; maispas de fatigue, pas de fatigue de parole ou même de pensée. Jeserai ici vers neuf heures du matin. Adieu, Madame, je vousprésente mes respects. »

Il s’en alla en saluant profondément, suivi par le comte quirépétait :

« Ne vous tourmentez pas, ma chère. Avant une heure je serai deretour et vous pourrez rentrer chez nous. »

Lorsqu’ils furent partis, elle écouta le bruit de la porte d’enbas qu’on refermait, puis le roulement du coupé s’éloignant dans larue.

Le domestique et la cuisinière étaient demeurés dans la chambre,attendant des ordres. La comtesse les congédia.

« Retirez-vous, leur dit-elle, je sonnerai si j’ai besoin dequelque chose. »

Ils s’en allèrent aussi et elle demeura seule auprès de lui.

Elle était revenue tout contre le lit, et, posant ses mains surles deux bords de l’oreiller, des deux côtés de cette tête chérie,elle se pencha pour la contempler. Puis elle demanda, si près duvisage qu’elle semblait lui souffler les mots sur la peau :

« C’est vous qui vous êtes jeté sous cette voiture ? » Ilrépondit en essayant toujours de sourire :

« Non, c’est elle qui s’est jetée sur moi.

– Ce n’est pas vrai, c’est vous.

– Non, je vous affirme que c’est elle. »

Après quelques instants de silence, de ces instants où les âmessemblent s’enlacer dans les regards, elle murmura :

« Oh ! mon cher, cher Olivier ! dire que je vous ailaissé partir, que je ne vous ai pas gardé ! »

Il répondit avec conviction :

« Cela me serait arrivé tout de même, un jour ou l’autre. »

Ils se regardèrent encore, cherchant à voir leurs plus secrètespensées. Il reprit :

« Je ne crois pas que j’en revienne. Je souffre trop. » Ellebalbutia :

« Vous souffrez beaucoup ?

– Oh ! oui. »

Se penchant un peu plus, elle affleura son front, puis ses yeux,puis ses joues de baisers lents, légers, délicats comme des soins.Elle le touchait à peine du bout des lèvres, avec ce petit bruit desouffle que font les enfants qui embrassent. Et cela duralongtemps, très longtemps. Il laissait tomber sur lui cette pluiede douces et menues caresses qui semblait l’apaiser, le rafraîchir,car son visage contracté tressaillait moins qu’auparavant.

Puis il dit :

« Any ? »

Elle cessa de le baiser pour entendre.

« Quoi ! mon ami.

– Il faut que vous me fassiez une promesse.

– Je vous promets tout ce que vous voudrez.

– Si je ne suis pas mort avant le jour, jurez-moi que vousm’amènerez Annette, une fois, rien qu’une fois ! Je voudraistant ne pas mourir sans l’avoir revue… Songez que… demain… à cetteheure-ci… j’aurai peut-être… j’aurai sans doute fermé les yeux pourtoujours… et que je ne vous verrai plus jamais… moi… ni vous… nielle… »

Elle l’arrêta, le cœur déchiré :

« Oh ! taisez-vous… taisez-vous… oui, je vous promets del’amener.

– Vous le jurez ?

– Je le jure, mon ami… Mais, taisez-vous, ne parlez plus. Vousme faites un mal affreux… taisez-vous. »

Il eut une convulsion rapide de tous les traits, puis quand ellefut passée, il dit :

« Si nous n’avons plus que quelques moments à rester ensemble,ne les perdons point, profitons-en pour nous dire adieu. Je vous aitant aimée… »

Elle soupira :

« Et moi… comme je vous aime toujours ! »

Il dit encore :

« Je n’ai eu de bonheur que par vous. Les derniers jours seulsont été durs… Ce n’est point votre faute… Ah ! ma pauvre Any…comme la vie parfois est triste… et comme il est difficile demourir !…

– Taisez-vous, Olivier. Je vous en supplie… »

Il continuait, sans l’écouter :

« J’aurais été un homme si heureux, si vous n’aviez pas eu votrefille…

– Taisez-vous… mon Dieu !… Taisez-vous… »

Il semblait songer, plutôt que lui parler.

« Ah ! celui qui a inventé cette existence et fait leshommes a été bien aveugle, ou bien méchant…

– Olivier, je vous en supplie… si vous m’avez jamais aimée,taisez-vous… ne parlez plus ainsi. »

Il la contempla, penchée sur lui, si livide elle-même qu’elleavait l’air aussi d’une mourante, et il se tut.

Elle s’assit alors sur le fauteuil, tout contre sa couche, etreprit sa main étendue sur le drap :

« Maintenant, je vous défends de parler, dit-elle. Ne remuezplus, et pensez à moi comme je pense à vous. »

Ils recommencèrent à se regarder, immobiles, joints l’un àl’autre par le contact brûlant de leurs chairs. Elle serrait, parpetites secousses, cette main fiévreuse qu’elle tenait, et ilrépondait à ces appels en fermant un peu les doigts. Chacune de cespressions leur disait quelque chose, évoquait une parcelle de leurpassé fini, remuait dans leur mémoire les souvenirs stagnants deleur tendresse. Chacune d’elles était une question secrète, chacuned’elles était une réponse mystérieuse, tristes questions et tristesréponses, ces « vous en souvient-il ? » d’un vieil amour.

Leurs esprits, en ce rendez-vous d’agonie, qui serait peut-êtrele dernier, remontaient à travers les ans toute l’histoire de leurpassion ; et on n’entendait plus dans la chambre que lecrépitement du feu.

Il dit tout à coup, comme au sortir d’un rêve, avec un sursautde terreur :

« Vos lettres ! »

Elle demanda :

« Quoi ? mes lettres ?

– J’aurais pu mourir sans les avoir détruites. »

Elle s’écria :

« Eh ! que m’importe. Il s’agit bien de cela. Qu’on lestrouve et qu’on les lise, je m’en moque ! »

Il répondit :

« Moi, je ne veux pas. Levez-vous, Any. Ouvrez le tiroir du basde mon secrétaire, le grand, elles y sont toutes, toutes. Il fautles prendre et les jeter au feu. »

Elle ne bougeait point et restait crispée, comme s’il lui eûtconseillé une lâcheté.

Il reprit :

« Any, je vous en supplie. Si vous ne le faites pas, vous allezme tourmenter, m’énerver, m’affoler. Songez qu’elles tomberaiententre les mains de n’importe qui, d’un notaire, d’un domestique… oumême de votre mari… Je ne veux pas… »

Elle se leva, hésitant encore et répétant :

« Non, c’est trop dur, c’est trop cruel. Il me semble que vousallez me faire brûler nos deux cœurs. »

Il suppliait, le visage décomposé par l’angoisse.

Le voyant souffrir ainsi, elle se résigna, et marcha vers lemeuble. En ouvrant le tiroir, elle l’aperçut plein jusqu’aux bordsd’une couche épaisse de lettres entassées les unes sur lesautres ; et elle reconnut sur toutes les enveloppes les deuxlignes de l’adresse qu’elle avait si souvent écrites. Elle lessavait, ces deux lignes – un nom d’homme, un nom de rue – autantque son propre nom, autant qu’on peut savoir les quelques mots quivous ont représenté dans la vie toute l’espérance et tout lebonheur. Elle regardait cela, ces petites choses carrées quicontenaient tout ce qu’elle avait su dire de son amour, tout cequ’elle avait pu en arracher d’elle pour le lui donner, avec un peud’encre, sur du papier blanc.

Il avait essayé de tourner sa tête sur l’oreiller afin de laregarder, et il dit encore une fois :

« Brûlez-les bien vite. »

Alors, elle en prit deux poignées et les garda quelques instantsdans ses mains. Cela lui semblait lourd, douloureux, vivant etmort, tant il y avait des choses diverses là-dedans, en ce moment,des choses finies, si douces, senties, rêvées. C’était l’âme de sonâme, le cœur de son cœur, l’essence de son être aimant qu’elletenait là ; et elle se rappelait avec quel délire elle enavait griffonné quelques-unes, avec quelle exaltation, quelleivresse de vivre, d’adorer quelqu’un, et de le dire.

Olivier répéta :

« Brûlez, brûlez-les, Any. »

D’un même geste de ses deux mains, elle lança dans le foyer lesdeux paquets de papiers qui s’éparpillèrent en tombant sur le bois.Puis, elle en saisit d’autres dans le secrétaire et les jetapar-dessus, puis d’autres encore, avec des mouvements rapides, ense baissant et se relevant promptement pour vite achever cetteaffreuse besogne.

Quand la cheminée fut pleine et le tiroir vide, elle demeuradebout, attendant, regardant la flamme presque étouffée ramper surles côtés de cette montagne d’enveloppes. Elle les attaquait parles bords, rongeait les coins, courait sur la frange du papier,s’éteignait, reprenait, grandissait. Ce fut bientôt, tout autour dela pyramide blanche, une vive ceinture de feu clair qui emplit lachambre de lumière ; et cette lumière illuminant cette femmedebout et cet homme couché, c’était leur amour brûlant, c’étaitleur amour qui se changeait en cendres.

La comtesse se retourna, et, dans la lueur éclatante de cetteflambée, elle aperçut son ami, penché, hagard, au bord du lit.

Il demandait :

« Tout y est ?

– Oui, tout. »

Mais avant de retourner à lui, elle jeta vers cette destructionun dernier regard et, sur l’amas de papiers à moitié consumés déjà,qui se tordaient et devenaient noirs, elle vit couler quelque chosede rouge. On eût dit des gouttes de sang. Elles semblaient sortirdu cœur même des lettres, de chaque lettre, comme d’une blessure,et elles glissaient doucement vers la flamme en laissant unetraînée de pourpre.

La comtesse reçut dans l’âme le choc d’un effroi surnaturel etelle recula comme si elle eût regardé assassiner quelqu’un, puiselle comprit, elle comprit tout à coup qu’elle venait de voirsimplement la cire des cachets qui fondait.

Alors, elle retourna vers le blessé et, soulevant doucement satête, la remit avec précaution au centre de l’oreiller. Mais ilavait remué, et les douleurs s’accrurent. Il haletait maintenant,le visage tiraillé par d’atroces souffrances, et il ne semblaitplus savoir qu’elle était là.

Elle attendait qu’il se calmât un peu, qu’il levât son regardobstinément fermé, qu’il pût lui dire encore une parole.

Elle demanda, enfin :

« Vous souffrez beaucoup ? »

Il ne répondit pas.

Elle se pencha vers lui et posa un doigt sur son front pour leforcer à la regarder. Il ouvrit, en effet, les yeux des yeuxéperdus, des yeux fous.

Elle répéta terrifiée :

« Vous souffrez ?… Olivier ! Répondez-moi !Voulez-vous que j’appelle… Faites un effort, dites-moi quelquechose !… »

Elle crut entendre qu’il balbutiait :

« Amenez-la… vous me l’avez juré… »

Puis il s’agita sous ses draps, le corps tordu, la figureconvulsée et grimaçante.

Elle répétait :

« Olivier, mon Dieu ! Olivier, qu’avez-vous ?voulez-vous que j’appelle… »

Il l’avait entendue, cette fois, car il répondit :

« Non… ce n’est rien. »

Il parut en effet s’apaiser, souffrir moins, retomber tout àcoup dans une sorte d’hébétement somnolent. Espérant qu’il allaitdormir, elle se rassit auprès du lit, reprit sa main, et attendit.Il ne remuait plus, le menton sur la poitrine, la boucheentrouverte par sa respiration courte qui semblait lui racler lagorge en passant. Seuls, ses doigts s’agitaient par moments, malgrélui, avaient des secousses légères, que la comtesse percevaitjusqu’à la racine de ses cheveux, dont elle vibrait à crier. Cen’étaient plus les petites pressions volontaires qui racontaient, àla place des lèvres fatiguées, toutes les tristesses de leurscœurs, c’étaient d’inapaisables spasmes qui disaient seulement lestortures du corps.

Maintenant elle avait peur, une peur affreuse, et une enviefolle de s’en aller, de sonner, d’appeler, mais elle n’osait plusremuer, pour ne pas troubler son repos.

Le bruit lointain des voitures dans les rues entrait à traversles murailles ; et elle écoutait si le roulement des roues nes’arrêtait point devant la porte, si son mari ne revenait pas ladélivrer, l’arracher enfin à ce sinistre tête-à-tête.

Comme elle essayait de dégager sa main de celle d’Olivier, il laserra en poussant un grand soupir ! Alors elle se résigna àattendre afin de ne point l’agiter.

Le feu agonisait dans le foyer, sous la cendre noire deslettres ; deux bougies s’éteignirent ; un meublecraqua.

Dans l’hôtel tout était muet, tout semblait mort, sauf la hautehorloge flamande de l’escalier qui, régulièrement, carillonnaitl’heure, la demie et les quarts, chantait dans la nuit la marche duTemps, en la modulant sur ses timbres divers.

La comtesse immobile sentait grandir en son âme une intolérableterreur. Des cauchemars l’assaillaient ; des idées effrayanteslui troublaient l’esprit ; et elle crut s’apercevoir que lesdoigts d’Olivier se refroidissaient dans les siens. Était-cevrai ? Non, sans doute ! D’où lui était venue cependantla sensation d’un contact inexprimable et glacé ? Elle sesouleva, éperdue d’épouvante, pour regarder son visage. – Il étaitdétendu, impassible, inanimé, indifférent à toute misère, apaisésoudain par l’Éternel Oubli.

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