Germinal d’Emile Zola


—Vous savez, dit un soir Étienne, j’ai reçu une lettre de
Pluchart.
Il n’y avait plus là que Rasseneur. Le dernier client était
parti, rentrant au coron qui se couchait.
—Ah! s’écria le cabaretier, debout devant ses deux
locataires. Où en est-il, Pluchart?
Étienne, depuis deux mois, entretenait une
correspondance suivie avec le mécanicien de Lille, auquel

il avait eu l’idée d’apprendre son embauchement à
Montsou, et qui maintenant l’endoctrinait, frappé de la
propagande qu’il pouvait faire au milieu des mineurs.
—Il en est, que l’association en question marche très bien.
On adhère de tous les côtés, paraît-il.
—Qu’est-ce que tu en dis, toi, de leur société? demanda
Rasseneur à
Souvarine.
Celui-ci, qui grattait tendrement la tête de Pologne, souffla
un jet de fumée, en murmurant de son air tranquille:
—Encore des bêtises!
Mais Étienne s’enflammait. Toute une prédisposition de
révolte le jetait à la lutte du travail contre le capital, dans les
illusions premières de son ignorance. C’était de
l’Association internationale des travailleurs qu’il s’agissait,
de cette fameuse Internationale qui venait de se créer à
Londres. N’y avait-il pas là un effort superbe, une
campagne où la justice allait enfin triompher? Plus de
frontières, les travailleurs du monde entier se levant,
s’unissant, pour assurer à l’ouvrier le pain qu’il gagne. Et
quelle organisation simple et grande: en bas, la section,
qui représente la commune; puis, la fédération, qui groupe
les sections d’une même province; puis, la nation, et au-
dessus, enfin, l’humanité, incarnée dans un Conseil

général, où chaque nation était représentée par un
secrétaire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis
la terre, on dicterait des lois aux patrons, s’ils faisaient les
méchants.
—Des bêtises! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est
encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de
politique, pas de conspiration, n’est-ce pas? tout au grand
jour, et uniquement pour la hausse des salaires… Fichez-
moi donc la paix, avec votre évolution! Allumez le feu aux
quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et
quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-être
en repoussera-t-il un meilleur.
Étienne se mit à rire. Il n’entendait pas toujours les paroles
de son camarade, cette théorie de la destruction lui
semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et
d’un bon sens d’homme établi, ne daigna pas se fâcher. Il
voulait seulement préciser les choses.
—Alors, quoi? tu vas tenter de créer une section à
Montsou?
C’était ce que désirait Pluchart, qui était secrétaire de la
Fédération du Nord. Il insistait particulièrement sur les
services que l’Association rendrait aux mineurs, s’ils se
mettaient un jour en grève. Étienne, justement, croyait la
grève prochaine: l’affaire des bois finirait mal, il ne fallait
plus qu’une exigence de la Compagnie pour révolter toutes

les fosses.
—L’embêtant, c’est les cotisations, déclara Rasseneur d’un
ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds
général, deux francs pour la section, ça n’a l’air de rien, et
je parie que beaucoup refuseront de les donner.
—D’autant plus, ajouta Étienne, qu’on devrait d’abord créer
ici une caisse de prévoyance, dont nous ferions à
l’occasion une caisse de résistance… N’importe, il est
temps de songer à ces choses. Moi, je suis prêt, si les
autres sont prêts.
Il y eut un silence. La lampe à pétrole fumait sur le
comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait
distinctement la pelle d’un chauffeur du Voreux chargeant
un foyer de la machine.
—Tout est si cher! reprit madame Rasseneur, qui était
entrée et qui écoutait d’un air sombre, comme grandie
dans son éternelle robe noire. Si je vous disais que j’ai
payé les oeufs vingt-deux sous… Il faudra que ça pète.
Les trois hommes, cette fois, furent du même avis. Ils
parlaient l’un après l’autre, d’une voix désolée, et les
doléances commencèrent. L’ouvrier ne pouvait pas tenir le
coup, la révolution n’avait fait qu’aggraver ses misères,
c’étaient les bourgeois qui s’engraissaient depuis 89, si
goulûment, qu’ils ne lui laissaient même pas le fond des

plats à torcher. Qu’on dise un peu si les travailleurs avaient
eu leur part raisonnable, dans l’extraordinaire
accroissement de la richesse et du bien-être, depuis cent
ans? On s’était fichu d’eux en les déclarant libres: oui,
libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guère.
Ça ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des
gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer
aux misérables qu’à leurs vieilles bottes. Non, d’une façon
ou d’une autre, il fallait en finir, que ce fût gentiment, par
des lois, par une entente de bonne amitié, ou que ce fût en
sauvages, en brûlant tout et en se mangeant les uns les
autres. Les enfants verraient sûrement cela, si les vieux ne
le voyaient pas, car le siècle ne pouvait s’achever sans qu’il
y eût une autre révolution, celle des ouvriers cette fois, un
chambardement qui nettoierait la société du haut en bas, et
qui la rebâtirait avec plus de propreté et de justice.
—Il faut que ça pète, répéta énergiquement madame
Rasseneur.
—Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que ça pète.
Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont
le nez se frisait de plaisir. Il dit à demi-voix, les yeux
perdus, comme pour lui-même:
—Augmenter le salaire, est-ce qu’on peut? Il est fixé par la
loi d’airain à la plus petite somme indispensable, juste le
nécessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et

fabriquent des enfants… S’il tombe trop bas, les ouvriers
crèvent, et la demande de nouveaux hommes le fait
remonter. S’il monte trop haut, l’offre trop grande le fait
baisser… C’est l’équilibre des ventres vides, la
condamnation perpétuelle au bagne de la faim.
Quand il s’oubliait de la sorte, abordant des sujets de
socialiste instruit, Étienne et Rasseneur demeuraient
inquiets, troublés par ses affirmations désolantes,
auxquelles ils ne savaient que répondre.
—Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les
regardant, il faut tout détruire, ou la faim repoussera. Oui!
l’anarchie, plus rien, la terre lavée par le sang, purifiée par
l’incendie!… On verra ensuite.
—Monsieur a bien raison, déclara madame Rasseneur,
qui, dans ses violences révolutionnaires, se montrait d’une
grande politesse.
Étienne, désespéré de son ignorance, ne voulut pas
discuter davantage. Il se leva, en disant:
—Allons nous coucher. Tout ça ne m’empêchera pas de
me lever à trois heures.
Déjà Souvarine, après avoir soufflé le bout de cigarette
collé à ses lèvres, prenait délicatement la grosse lapine
sous le ventre, pour la poser à terre. Rasseneur fermait la
maison. Ils se séparèrent en silence, les oreilles

bourdonnantes, la tête comme enflée des questions graves
qu’ils remuaient.
Et, chaque soir, c’étaient des conversations semblables,
dans la salle nue, autour de l’unique chope qu’Étienne
mettait une heure à vider. Un fonds d’idées obscures,
endormies en lui, s’agitait, s’élargissait. Dévoré surtout du
besoin de savoir, il avait hésité longtemps à emprunter des
livres à son voisin, qui malheureusement ne possédait
guère que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il
s’était fait prêter un livre français sur les Sociétés
coopératives, encore des bêtises, disait Souvarine; et il
lisait aussi régulièrement un journal que ce dernier recevait,
Le Combat, feuille anarchiste publiée à Genève. D’ailleurs,
malgré leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi
fermé, avec son air de camper dans la vie, sans intérêts, ni
sentiments, ni biens d’aucune sorte.
Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation
d’Étienne s’améliora. Au milieu de cette vie monotone,
sans cesse recommençante de la mine, un accident s’était
produit: les chantiers de la veine Guillaume venaient de
tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la
couche, qui annonçait certainement l’approche d’une faille;
et, en effet, on avait bientôt rencontré cette faille, que les
ingénieurs, malgré leur grande connaissance du terrain,
ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait
que de la veine disparue, glissée sans doute plus bas, de
l’autre côté de la faille. Les vieux mineurs ouvraient déjà les

narines, comme de bons chiens lancés à la chasse de la
houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient
rester les bras croisés, et des affiches annoncèrent que la
Compagnie allait mettre aux enchères de nouveaux
marchandages.
Maheu, un jour, à la sortie, accompagna Étienne et lui offrit
d’entrer comme haveur dans son marchandage, à la place
de Levaque passé à un autre chantier. L’affaire était déjà
arrangée avec le maître-porion et l’ingénieur, qui se
montraient très contents du jeune homme. Aussi Étienne
n’eut-il qu’à accepter ce rapide avancement, heureux de
l’estime croissante où Maheu le tenait.
Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la fosse prendre
connaissance des affiches. Les tailles mises aux enchères
se trouvaient à la veine Filonnière, dans la galerie nord du
Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur
hochait la tête à la lecture que le jeune homme lui faisait
des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent
descendus et qu’il l’eut emmené visiter la veine, il lui fit
remarquer l’éloignement de l’accrochage, la nature
ébouleuse du terrain, le peu d’épaisseur et la dureté du
charbon. Pourtant, si l’on voulait manger, il fallait travailler.
Aussi, le dimanche suivant, allèrent-ils aux enchères, qui
avaient lieu dans la baraque, et que l’ingénieur de la fosse,
assisté du maître-porion, présidait, en l’absence de
l’ingénieur divisionnaire. Cinq à six cents charbonniers se
trouvaient là, en face de la petite estrade, plantée dans un

coin; et les adjudications marchaient d’un tel train, qu’on
entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres
criés, étouffés par d’autres chiffres.
Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des
quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous
les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris
de la panique du chômage. L’ingénieur Négrel ne se
pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les
enchères aux plus bas chiffres possibles, tandis que
Dansaert, désireux de hâter encore les choses, mentait sur
l’excellence des marchés. Il fallut que Maheu, pour avoir
ses cinquante mètres d’avancement, luttât contre un
camarade, qui s’obstinait, lui aussi; à tour de rôle, ils
retiraient chacun un centime de la berline; et, s’il demeura
vainqueur, ce fut en abaissant tellement le salaire, que le
porion Richomme, debout derrière lui, se fâchait entre ses
dents, le poussait du coude, en grognant avec colère que
jamais il ne s’en tirerait, à ce prix-là.
Quand ils sortirent, Étienne jurait. Et il éclata devant
Chaval, qui revenait des blés en compagnie de Catherine,
flânant, pendant que le beau-père s’occupait des affaires
sérieuses.
—Nom de Dieu! cria-t-il, en voilà un égorgement!… Alors,
aujourd’hui, c’est l’ouvrier qu’on force à manger l’ouvrier!

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer