Germinal d’Emile Zola


Chaval s’emporta; jamais il n’aurait baissé, lui! Et Zacharie,

venu par curiosité, déclara que c’était dégoûtant. Mais
Étienne les fit taire d’un geste de sourde violence.
—Ça finira, nous serons les maîtres, un jour!
Maheu, resté muet depuis les enchères, parut s’éveiller. Il
répéta:
—Les maîtres… Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop tôt!
II
C’était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse
de Montsou. Dès le samedi soir, les bonnes ménagères du
coron avaient lavé leur salle à grande eau, un déluge, des
seaux jetés à la volée sur les dalles et contre les murs; et le
sol n’était pas encore sec, malgré le sable blanc dont on le
semait, tout un luxe coûteux pour ces bourses de pauvre.
Cependant, la journée s’annonçait très chaude, un de ces
lourds ciels, écrasants d’orage, qui étouffent en été les
campagnes du Nord, plates et nues, à l’infini.
Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les
Maheu. Tandis que le père, à partir de cinq heures,
s’enrageait au lit, s’habillait quand même, les enfants
faisaient jusqu’à neuf heures la grasse matinée. Ce jour-là,

Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir
manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la
matinée, sans trop savoir à quoi: il raccommoda le baquet
qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince
impérial qu’on avait donné aux petits. Cependant, les
autres descendaient un à un, le père Bonnemort avait sorti
une chaise pour s’asseoir au soleil, la mère et Alzire
s’étaient mises tout de suite à la cuisine. Catherine parut,
poussant devant elle Lénore et Henri qu’elle venait
d’habiller; et onze heures sonnaient, l’odeur du lapin qui
bouillait avec des pommes de terre, emplissait déjà la
maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les
derniers, les yeux bouffis, bâillant encore.
Du reste, le coron était en l’air, allumé par la fête, dans le
coup de feu du dîner, qu’on hâtait pour filer en bandes à
Montsou. Des troupes d’enfants galopaient, des hommes
en bras de chemise traînaient des savates, avec le
déhanchement paresseux des jours de repos. Les fenêtres
et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient
voir la file des salles, toutes débordantes, en gestes et en
cris, du grouillement des familles. Et, d’un bout à l’autre des
façades, ça sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui
combattait ce jour-là l’odeur invétérée de l’oignon frit.
Les Maheu dînèrent à midi sonnant. Ils ne menaient pas
grand vacarme, au milieu des bavardages de porte à
porte, des voisinages mêlant les femmes, dans un
continuel remous d’appels, de réponses, d’objets prêtés,

de mioches chassés ou ramenés d’une claque. D’ailleurs,
ils étaient en froid depuis trois semaines avec leurs
voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et
de Philomène. Les hommes se voyaient, mais les femmes
affectaient de ne plus se connaître. Cette brouille avait
resserré les rapports avec la Pierronne. Seulement, la
Pierronne, laissant à sa mère Pierron et Lydie, était partie
de grand matin pour passer la journée chez une cousine, à
Marchiennes; et l’on plaisantait, car on la connaissait, la
cousine: elle avait des moustaches, elle était maître-porion
au Voreux. La Maheude déclara que ce n’était guère
propre, de lâcher sa famille, un dimanche de ducasse.
Outre le lapin aux pommes de terre, qu’ils engraissaient
dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe
grasse et le boeuf. La paie de quinzaine était justement
tombée la veille. Ils ne se souvenaient pas d’un pareil régal.
Même à la dernière Sainte-Barbe, cette fête des mineurs
où ils ne font rien de trois jours, le lapin n’avait pas été si
gras ni si tendre. Aussi les dix paires de mâchoires, depuis
la petite Estelle dont les dents commençaient à pousser,
jusqu’au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes,
travaillaient d’un tel coeur, que les os eux-mêmes
disparaissaient. C’était bon, la viande; mais ils la
digéraient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa,
il ne resta qu’un morceau de bouilli pour le soir. On
ajouterait des tartines, si l’on avait faim.
Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. Bébert l’attendait,

derrière l’école. Et ils rôdèrent longtemps avant de
débaucher Lydie, que la Brûlé voulait retenir près d’elle,
décidée à ne pas sortir. Quand elle s’aperçut de la fuite de
l’enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que
Pierron, ennuyé de ce tapage, s’en allait flâner
tranquillement, d’un air de mari qui s’amuse sans remords,
en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir.
Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se décida à
prendre l’air, après avoir demandé à la Maheude si elle le
rejoindrait, là-bas. Non, elle ne pouvait guère, c’était une
vraie corvée, avec les petits; peut-être que oui tout de
même, elle réfléchirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu’il
fut dehors, il hésita, puis il entra chez les voisins, pour voir
si Levaque était prêt. Mais il trouva Zacharie qui attendait
Philomène; et la Levaque venait d’entamer l’éternel sujet du
mariage, criait qu’on se fichait d’elle, qu’elle aurait une
dernière explication avec la Maheude. Était-ce une
existence, de garder les enfants sans père de sa fille,
lorsque celle-ci roulait avec son amoureux? Philomène
ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie
l’emmena, en répétant que lui voulait bien, si sa mère
voulait. Du reste, Levaque avait déjà filé, Maheu renvoya
aussi la voisine à sa femme et se hâta de sortir. Bouteloup,
qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur
la table, refusa obstinément l’offre amicale d’une chope. Il
restait à la maison, en bon mari.
Peu à peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes

s’en allaient les uns derrière les autres; tandis que les filles,
guettant sur les portes, partaient du côté opposé, au bras
de leurs galants. Comme son père tournait le coin de
l’église, Catherine, qui aperçut Chaval, se hâta de le
rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la
mère demeurée seule, au milieu des enfants débandés, ne
trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un
second verre de café brûlant, qu’elle buvait à petits coups.
Dans le coron, il n’y avait plus que les femmes, s’invitant,
achevant d’égoutter les cafetières, autour des tables
encore chaudes et grasses du dîner.
Maheu flairait que Levaque était à l’Avantage, et il
descendit chez Rasseneur, sans hâte. En effet, derrière le
débit, dans le jardin étroit fermé d’une haie, Levaque faisait
une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne
jouant pas, le père Bonnemort et le vieux Mouque suivaient
la boule, tellement absorbés, qu’ils oubliaient même de se
pousser du coude. Un soleil ardent tapait d’aplomb, il n’y
avait qu’une raie d’ombre, le long du cabaret; et Étienne
était là, buvant sa chope devant une table, ennuyé de ce
que Souvarine venait de le lâcher pour monter dans sa
chambre. Presque tous les dimanches, le machineur
s’enfermait, écrivait ou lisait.
—Joues-tu? demanda Levaque à Maheu.
Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait déjà de
soif.

—Rasseneur! appela Étienne. Apporte donc une chope.
Et, se retournant vers Maheu:
—Tu sais, c’est moi qui paie.
Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait
guère, il fallut l’appeler à trois reprises; et ce fut madame
Rasseneur qui apporta de la bière tiède. Le jeune homme
avait baissé la voix pour se plaindre de la maison: des
braves gens sans doute, des gens dont les idées étaient
bonnes; seulement, la bière ne valait rien, et des soupes
exécrables! Dix fois déjà, il aurait changé de pension, s’il
n’avait pas reculé devant la course de Montsou. Un jour ou
l’autre, il finirait par chercher au coron une famille.
—Bien sûr, répétait Maheu de sa voix lente, bien sûr, tu
serais mieux dans une famille.
Mais des cris éclatèrent, Levaque avait abattu toutes les
quilles d’un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la
terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde
approbation. Et la joie d’un tel coup déborda en
plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aperçurent, par-
dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle rôdait
là depuis une heure, elle s’était enhardie à s’approcher, en
entendant les rires.
—Comment! tu es seule? cria Levaque. Et tes amoureux?

—Mes amoureux, je les ai remisés, répondit-elle avec une
belle gaieté impudente. J’en cherche un.
Tous s’offrirent, la chauffèrent de gros mots. Elle refusait de
la tête, riait plus fort, faisait la gentille. Son père, du reste,
assistait à ce jeu, sans même quitter des yeux les quilles
abattues.
—Va! continua Levaque en jetant un regard vers Étienne,
on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille!…
Faudra le prendre de force.
Étienne, alors, s’égaya. C’était en effet autour de lui que
tournait la herscheuse. Et il disait non, amusé pourtant,
mais sans avoir la moindre envie d’elle. Quelques minutes
encore, elle resta plantée derrière la haie, le regardant de
ses grands yeux fixes; puis, elle s’en alla avec lenteur, le
visage brusquement sérieux, comme accablée par le lourd
soleil.
A demi-voix, Étienne avait repris de longues explications
qu’il donnait à Maheu, sur la nécessité, pour les
charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de
prévoyance.
—Puisque la Compagnie prétend qu’elle nous laisse libres,
répétait-il, que craignons-nous? Nous n’avons que ses
pensions, et elle les distribue à son gré, du moment où elle
ne nous fait aucune retenue. Eh bien! il serait prudent de

créer, à côté de son bon plaisir, une association mutuelle
de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins,
dans les cas de besoins immédiats.
Et il précisait des détails, discutait l’organisation,
promettait de prendre toute la peine.
—Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement,
ce sont les autres… Tâche de décider les autres.
Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour vider les
chopes. Mais Maheu refusa d’en boire une seconde: on
verrait plus tard, la journée n’était pas finie. Il venait de
songer à Pierron. Où pouvait-il être, Pierron? sans doute à
l’estaminet Lenfant. Et il décida Étienne et Levaque, tous
trois partirent pour Montsou, au moment où une nouvelle
bande envahissait le jeu de quilles de l’Avantage.
En chemin, sur le pavé, il fallut entrer au débit Casimir, puis
à l’estaminet du Progrès. Des camarades les appelaient
par les portes ouvertes: pas moyen de dire non. Chaque
fois, c’était une chope, deux s’ils faisaient la politesse de
rendre. Ils restaient là dix minutes, ils échangeaient quatre
paroles, et ils recommençaient plus loin, très raisonnables,
connaissant la bière, dont ils pouvaient s’emplir, sans autre
ennui que de la pisser trop vite, au fur et à mesure, claire
comme de l’eau de roche. A l’estaminet Lenfant, ils
tombèrent droit sur Pierron qui achevait sa deuxième
chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une

troisième. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils
étaient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie
ne serait pas à l’estaminet Tison. La salle était vide, ils
demandèrent une chope pour l’attendre un moment.
Ensuite, ils songèrent à l’estaminet Saint-Éloi, y
acceptèrent une tournée du porion Richomme, vaguèrent
dès lors de débit en débit, sans prétexte, histoire
uniquement de se promener.
—Faut aller au Volcan! dit tout d’un coup Levaque, qui
s’allumait.
Les autres se mirent à rire, hésitants, puis
accompagnèrent le camarade, au milieu de la cohue
croissante de la ducasse. Dans la salle étroite et longue du
Volcan, sur une estrade de planches dressée au fond, cinq
chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, défilaient,
avec des gestes et un décolletage de monstres; et les
consommateurs donnaient dix sous, lorsqu’ils en voulaient
une, derrière les planches de l’estrade. Il y avait surtout là
des herscheurs, des moulineurs, jusqu’à des galibots de
quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de
genièvre que de bière. Quelques vieux mineurs se
risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont
les ménages tombaient à l’ordure.
Dès que leur société fut assise autour d’une petite table,
Étienne s’empara de Levaque, pour lui expliquer son idée
d’une caisse de prévoyance. Il avait la propagande

obstinée des nouveaux convertis, qui se créent une
mission.
—Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt
sous par mois. Avec ces vingt sous accumulés, on aurait,
en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l’argent,
on est fort, n’est-ce pas? dans n’importe quelle occasion…
Hein! qu’en dis-tu?
—Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d’un air
distrait. On en causera.
Une blonde énorme l’excitait; et il s’entêta à rester, lorsque
Maheu et Pierron, après avoir bu leur chope, voulurent
partir, sans attendre une seconde romance.
Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui
semblait les suivre. Elle était toujours là, à le regarder de
ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille,
comme pour dire: «Veux-tu?» Le jeune homme plaisanta,
haussa les épaules. Alors, elle eut un geste de colère et se
perdit dans la foule.
—Où donc est Chaval? demanda Pierron.
—C’est vrai, dit Maheu. Il est pour sûr chez Piquette…
Allons chez Piquette.
Mais, comme ils arrivaient tous trois à l’estaminet Piquette,
un bruit de bataille, sur la porte, les arrêta. Zacharie

menaçait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique;
tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait.
—Tiens! le voilà, Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est
avec
Catherine.
Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant
se promenaient à travers la ducasse. C’était, le long de la
route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses
et peinturlurées, dévalant en lacet, un flot de peuple qui
roulait sous le soleil, pareil à une traînée de fourmis,
perdues dans la nudité rase de la plaine. L’éternelle boue
noire avait séché, une poussière noire montait, volait ainsi
qu’une nuée d’orage. Aux deux bords, les cabarets
crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu’au
pavé, où stationnait un double rang de camelots, des
bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les
filles, des couteaux et des casquettes pour les garçons;
sans compter les douceurs, des dragées et des biscuits.
Devant l’église, on tirait de l’arc. Il y avait des jeux de
boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de
Joiselle, à côté de la Régie, dans un enclos de planches,
on se ruait à un combat de coqs, deux grands coqs rouges,
armés d’éperons de fer, dont la gorge ouverte saignait.
Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des
culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la
cohue buvait, s’empiffrait sans un cri, une muette
indigestion de bière et de pommes de terre frites

s’élargissait, dans la grosse chaleur, que les poêles de
friture, bouillant en plein air, augmentaient encore.
Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de
trois francs à Catherine. A chaque tour, ils rencontraient
Mouque et Bonnemort, qui étaient venus à la fête, et qui,
réfléchis, la traversaient côte à côte, de leurs jambes
lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils
aperçurent Jeanlin en train d’exciter Bébert et Lydie à voler
les bouteilles de genièvre d’un débit de hasard, installé au
bord d’un terrain vague. Catherine ne put que gifler son
frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. Ces
satanés enfants finiraient au bagne.

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