Germinal d’Emile Zola


—En voilà une rude leçon cependant, et c’est vous qui
défendez les mauvais boisages!… Vous réfléchirez, mes
amis, vous comprendrez qu’une grève serait un désastre
pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de
faim: comment ferez-vous?… Je compte sur votre sagesse
d’ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi
au plus tard.
Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de
troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir
de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut
obligé de résumer l’entretien: la Compagnie d’un côté avec
son nouveau tarif, les ouvriers de l’autre avec leur demande
d’une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne
leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que
leurs conditions seraient certainement repoussées par la
Régie.
—Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il,
inquiet de leur silence.
Dans le vestibule, Pierron salua très bas, pendant que
Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu
cherchait un mot pour partir, lorsque Étienne, de nouveau,

le toucha du coude. Et tous s’en allèrent, au milieu de ce
silence menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit.
Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle à manger, il
retrouva ses convives immobiles et muets, devant les
liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le
visage acheva de s’assombrir. Puis, tandis qu’il buvait son
café froid, on tâcha de parler d’autre chose. Mais les
Grégoire eux-mêmes revinrent à la grève, étonnés qu’il n’y
eût pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter leur
travail. Paul rassurait Cécile, affirmait qu’on attendait les
gendarmes.
Enfin, madame Hennebeau appela le domestique.
—Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les
fenêtres et donnez de l’air.
III
Quinze jours s’étaient écoulés; et, le lundi de la troisième
semaine, les feuilles de présence, envoyées à la Direction,
indiquèrent une diminution nouvelle dans le nombre des
ouvriers descendus. Ce matin-là, on comptait sur la reprise
du travail; mais l’obstination de la Régie à ne pas céder
exaspérait les mineurs. Le Voreux, Crèvecoeur, Mirou,

Madeleine n’étaient plus les seuls qui chômaient; à la
Victoire et à Feutry-Cantel, la descente comptait à peine
maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-
même se trouvait atteint. Peu à peu, la grève devenait
générale.
Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C’était
l’usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers,
où dort le travail. Dans le ciel gris de décembre, le long des
hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliées
avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les
jambes maigres des tréteaux, le stock de charbon
s’épuisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la
provision des bois pourrissait sous les averses. A
l’embarcadère du canal, il était resté une péniche à moitié
chargée, comme assoupie dans l’eau trouble; et, sur le terri
désert, dont les sulfures décomposés fumaient malgré la
pluie, une charrette dressait mélancoliquement ses
brancards. Mais les bâtiments surtout s’engourdissaient, le
criblage aux persiennes closes, le beffroi où ne montaient
plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie
des générateurs, et la cheminée géante trop large pour les
rares fumées. On ne chauffait la machine d’extraction que
le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des
chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus
ouvriers, veillant aux désastres qui endommagent les
voies, dès qu’on cesse de les entretenir; puis, à partir de
neuf heures, le reste du service se faisait par les échelles.
Et, au-dessus de cette mort des bâtiments ensevelis dans

leur drap de poussière noire, il n’y avait toujours que
l’échappement de la pompe soufflant son haleine grosse et
longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient
détruite, si le souffle s’était arrêté.
En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante,
lui aussi, semblait mort. Le préfet de Lille était accouru,
des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le
calme des grévistes, préfet et gendarmes s’étaient
décidés à rentrer chez eux. Jamais le coron n’avait donné
un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour
éviter d’aller au cabaret, dormaient la journée entière; les
femmes, en se rationnant de café, devenaient
raisonnables, moins enragées de bavardages et de
querelles; et jusqu’aux bandes d’enfants qui avaient l’air de
comprendre, d’une telle sagesse, qu’elles couraient pieds
nus et se giflaient sans bruit. C’était le mot d’ordre, répété,
circulant de bouche en bouche: on voulait être sage.
Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la
maison des Maheu. Étienne, à titre de secrétaire, y avait
partagé les trois mille francs de la caisse de prévoyance,
entre les familles nécessiteuses; ensuite, de divers côtés,
étaient arrivées quelques centaines de francs, produites
par des souscriptions et des quêtes. Mais, aujourd’hui,
toutes les ressources s’épuisaient, les mineurs n’avaient
plus d’argent pour soutenir la grève, et la faim était là,
menaçante. Maigrat, après avoir promis un crédit d’une
quinzaine, s’était brusquement ravisé au bout de huit jours,

coupant les vivres. D’habitude, il prenait les ordres de la
Compagnie; peut-être celle-ci désirait-elle en finir tout de
suite, en affamant les corons. Il agissait d’ailleurs en tyran
capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de
la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il
fermait surtout sa porte à la Maheude, plein de rancune,
voulant la punir de ce qu’il n’avait pas eu Catherine. Pour
comble de misère, il gelait très fort, les femmes voyaient
diminuer leur tas de charbon, avec la pensée inquiète
qu’on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les
hommes ne redescendraient pas. Ce n’était point assez de
crever de faim, on allait aussi crever de froid.
Chez les Maheu, déjà tout manquait. Les Levaque
mangeaient encore, sur une pièce de vingt francs prêtée
par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de
l’argent; mais, pour paraître aussi affamés que les autres,
dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient à crédit
chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la Pierronne, si
elle avait tendu sa jupe. Dès le samedi, beaucoup de
familles s’étaient couchées sans souper. Et, en face des
jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se
faisait entendre, tous obéissaient au mot d’ordre, avec un
tranquille courage.
C’était quand même une confiance absolue, une foi
religieuse, le don aveugle d’une population de croyants.
Puisqu’on leur avait promis l’ère de la justice, ils étaient
prêts à souffrir pour la conquête du bonheur universel. La

faim exaltait les têtes, jamais l’horizon fermé n’avait ouvert
un au-delà plus large à ces hallucinés de la misère. Ils
revoyaient là-bas, quand leurs yeux se troublaient de
faiblesse, la cité idéale de leur rêve, mais prochaine à
cette heure et comme réelle, avec son peuple de frères,
son âge d’or de travail et de repas en commun. Rien
n’ébranlait la conviction qu’ils avaient d’y entrer enfin. La
caisse s’était épuisée, la Compagnie ne céderait pas,
chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient
leur espoir, et ils montraient le mépris souriant des faits. Si
la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette
foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les
Maheu et les autres avaient digéré trop vite leur soupe
d’eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige,
l’extase d’une vie meilleure qui jetait les martyrs aux bêtes.
Désormais, Étienne était le chef incontesté. Dans les
conversations du soir, il rendait des oracles, à mesure que
l’étude l’affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il
passait les nuits à lire, il recevait un nombre plus grand de
lettres; même il s’était abonné au Vengeur, une feuille
socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait
dans le coron, lui avait attiré, de la part des camarades,
une considération extraordinaire. Sa popularité croissante
le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une
correspondance étendue, discuter du sort des travailleurs
aux quatre coins de la province, donner des consultations
aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le
monde rouler autour de soi, c’était un continuel gonflement

de vanité, pour lui, l’ancien mécanicien, le haveur aux
mains grasses et noires. Il montait d’un échelon, il entrait
dans cette bourgeoisie exécrée, avec des satisfactions
d’intelligence et de bien-être, qu’il ne s’avouait pas. Un seul
malaise lui restait, la conscience de son manque
d’instruction, qui le rendait embarrassé et timide, dès qu’il
se trouvait devant un monsieur en redingote. S’il continuait
à s’instruire, dévorant tout, le manque de méthode rendait
l’assimilation très lente, une telle confusion se produisait,
qu’il finissait par savoir des choses qu’il n’avait pas
comprises. Aussi, à certaines heures de bon sens,
éprouvait-il une inquiétude sur sa mission, la peur de n’être
point l’homme attendu. Peut-être aurait-il fallu un avocat, un
savant capable de parler et d’agir, sans compromettre les
camarades? Mais une révolte le remettait bientôt
d’aplomb. Non, non, pas d’avocats! tous sont des canailles,
ils profitent de leur science pour s’engraisser avec le
peuple! Ça tournerait comme ça tournerait, les ouvriers
devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rêve de chef
populaire le berçait de nouveau: Montsou à ses pieds,
Paris dans un lointain de brouillard, qui sait? la députation
un jour, la tribune d’une salle riche, où il se voyait foudroyant
les bourgeois du premier discours prononcé par un ouvrier
dans un Parlement.
Depuis quelques jours, Étienne était perplexe. Pluchart
écrivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre à Montsou,
pour chauffer le zèle des grévistes. Il s’agissait d’organiser
une réunion privée, que le mécanicien présiderait; et il y

avait, sous ce projet, l’idée d’exploiter la grève, de gagner
à l’Internationale les mineurs, qui, jusque-là, s’étaient
montrés méfiants. Étienne redoutait du tapage, mais il
aurait cependant laissé venir Pluchart, si Rasseneur n’avait
blâmé violemment cette intervention. Malgré sa puissance,
le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les
services étaient plus anciens, et qui gardait des fidèles
parmi ses clients. Aussi hésitait-il encore, ne sachant que
répondre.
Justement, le lundi, vers quatre heures, une nouvelle lettre
arriva de Lille, comme Étienne se trouvait seul, avec la
Maheude, dans la salle du bas. Maheu, énervé d’oisiveté,
était parti à la pêche: s’il avait la chance de prendre un
beau poisson, en dessous de l’écluse du canal, on le
vendrait et on achèterait du pain. Le vieux Bonnemort et le
petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes
remises à neuf; tandis que les enfants étaient sortis avec
Alzire, qui passait des heures sur le terri, à ramasser des
escarbilles. Assise près du maigre feu, qu’on n’osait plus
entretenir, la Maheude, dégrafée, un sein hors du corsage
et tombant jusqu’au ventre, faisait téter Estelle.
Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l’interrogea.
—Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de
l’argent?
Il répondit non du geste, et elle continua:

—Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire…
Enfin, on tiendra tout de même. Quand on a le bon droit de
son côté, n’est-ce pas? ça vous donne du coeur, on finit
toujours par être les plus forts.
A cette heure, elle était pour la grève, raisonnablement. Il
aurait mieux valu forcer la Compagnie à être juste, sans
quitter le travail. Mais, puisqu’on l’avait quitté, on devait ne
pas le reprendre, avant d’obtenir justice. Là-dessus, elle se
montrait d’une énergie intraitable. Plutôt crever que de
paraître avoir eu tort, lorsqu’on avait raison!
—Ah! s’écria Étienne, s’il éclatait un bon choléra, qui nous
débarrassât de tous ces exploiteurs de la Compagnie!
—Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à
personne. Ça ne nous avancerait guère, il en repousserait
d’autres… Moi, je demande seulement que ceux-là
reviennent à des idées plus sensées, et j’attends ça, car il y
a des braves gens partout… Vous savez que je ne suis
pas du tout pour votre politique.
En effet, elle blâmait d’habitude ses violences de paroles,
elle le trouvait batailleur. Qu’on voulût se faire payer son
travail ce qu’il valait, c’était bon; mais pourquoi s’occuper
d’un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement?
pourquoi se mêler des affaires des autres, où il n’y avait
que de mauvais coups à attraper? Et elle lui gardait son
estime, parce qu’il ne se grisait pas et qu’il lui payait

régulièrement ses quarante-cinq francs de pension. Quand
un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le
reste.
Étienne, alors, parla de la République, qui donnerait du
pain à tout le monde. Mais la Maheude secoua la tête, car
elle se souvenait de 48, une année de chien, qui les avait
laissés nus comme des vers, elle et son homme, dans les
premiers temps de leur ménage. Elle s’oubliait à en conter
les embêtements d’une voix morne, les yeux perdus, la
gorge à l’air, tandis que sa fille Estelle, sans lâcher le sein,
s’endormait sur ses genoux. Et, absorbé lui aussi, Étienne
regardait fixement ce sein énorme, dont la blancheur molle
tranchait avec le teint massacré et jauni du visage.
—Pas un liard, murmurait-elle, rien à se mettre sous la
dent, et toutes les fosses qui s’arrêtaient. Enfin, quoi! la
crevaison du pauvre monde, comme aujourd’hui!
Mais, à ce moment, la porte s’ouvrit, et ils restèrent muets
de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite
avec Chaval, elle n’avait plus reparu au coron. Son trouble
était si grand, qu’elle ne referma pas la porte, tremblante et
muette. Elle comptait trouver sa mère seule, la vue du jeune
homme dérangeait la phrase préparée en route.
—Qu’est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans
même quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t’en!

Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots.
—Maman, c’est du café et du sucre… Oui, pour les
enfants… J’ai fait des heures, j’ai songé à eux…
Elle tirait de ses poches une livre de café et une livre de
sucre, qu’elle s’enhardit à poser sur la table. La grève du
Voreux la tourmentait, tandis qu’elle travaillait à Jean-Bart,
et elle n’avait trouvé que cette façon d’aider un peu ses
parents, sous le prétexte de songer aux petits. Mais son
bon coeur ne désarmait pas sa mère, qui répliqua:
—Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux
fait de rester à nous gagner du pain.
Elle l’accabla, elle se soulagea, en lui jetant à la face tout
ce qu’elle répétait contre elle, depuis un mois. Filer avec un
homme, se coller à seize ans, lorsqu’on avait une famille
dans le besoin! Il fallait être la dernière des filles
dénaturées. On pouvait pardonner une bêtise, mais une
mère n’oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l’avait
tenue à l’attache! Pas du tout, elle était libre comme l’air, on
lui demandait seulement de rentrer coucher.
—Dis? qu’est-ce que tu as dans la peau, à ton âge?
Catherine, immobile près de la table, écoutait, la tête
basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille
tardive, et elle tâchait de répondre, en paroles
entrecoupées.

—Oh! s’il n’y avait que moi, pour ce que ça m’amuse!…
C’est lui. Quand il veut, je suis bien forcée de vouloir, n’est-
ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort… Est-ce qu’on
sait comment les choses tournent? Enfin, c’est fait, et ce
n’est pas à défaire, car autant lui qu’un autre, maintenant.
Faut bien qu’il m’épouse.
Elle se défendait sans révolte, avec la résignation passive
des filles qui subissent le mâle de bonne heure. N’était-ce
pas la loi commune? Jamais elle n’avait rêvé autre chose,
une violence derrière le terri, un enfant à seize ans, puis la
misère dans le ménage, si son galant l’épousait. Et elle ne
rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que
bouleversée d’être traitée en gueuse devant ce garçon,
dont la présence l’oppressait et la désespérait.
Étienne, cependant, s’était levé, en affectant de secouer le
feu à demi éteint, pour ne pas gêner l’explication. Mais
leurs regards se rencontrèrent, il la trouvait pâle, éreintée,
jolie quand même avec ses yeux si clairs, dans sa face qui
se tannait; et il éprouva un singulier sentiment, sa rancune
était partie, il aurait simplement voulu qu’elle fût heureuse,
chez cet homme qu’elle lui avait préféré. C’était un besoin
de s’occuper d’elle encore, une envie d’aller à Montsou
forcer l’autre à des égards. Mais elle ne vit que de la pitié
dans cette tendresse qui s’offrait toujours, il devait la
mépriser pour la dévisager de la sorte. Alors, son coeur se
serra tellement, qu’elle étrangla, sans pouvoir bégayer

d’autres paroles d’excuse.
—C’est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude
implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file
tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois
embarrassée, car je t’aurais déjà fichu mon pied quelque
part.
Comme si, brusquement, cette menace se réalisait,
Catherine reçut dans le derrière, à toute volée, un coup de
pied dont la violence l’étourdit de surprise et de douleur.
C’était Chaval, entré d’un bond par la porte ouverte, qui lui
allongeait une ruade de bête mauvaise. Depuis une
minute, il la guettait du dehors.
—Ah! salope, hurla-t-il, je t’ai suivie, je savais bien que tu
revenais ici t’en faire foutre jusqu’au nez! Et c’est toi qui le
paies, hein? Tu l’arroses de café avec mon argent!
La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne bougeaient pas. D’un
geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte.
—Sortiras-tu, nom de Dieu!
Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la
mère.
—Un joli métier de garder la maison, pendant que ta putain
de fille est là-haut, les jambes en l’air!

Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la
traînait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la
Maheude, clouée sur sa chaise. Elle en avait oublié de
rentrer son sein. Estelle s’était endormie, le nez glissé en
avant, dans la jupe de laine; et le sein énorme pendait, libre
et nu, comme une mamelle de vache puissante.
—Quand la fille n’y est pas, c’est la mère qui se fait
tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n’est
pas dégoûté, ton salaud de logeur!
Du coup, Étienne voulut gifler le camarade. La peur
d’ameuter le coron par une bataille l’avait retenu de lui
arracher Catherine des mains. Mais, à son tour, une rage
l’emportait, et les deux hommes se trouvèrent face à face,
le sang dans les yeux. C’était une vieille haine, une jalousie
longtemps inavouée, qui éclatait. Maintenant, il fallait que
l’un des deux mangeât l’autre.
—Prends garde! balbutia Étienne, les dents serrées.
J’aurai ta peau.
—Essaie! répondit Chaval.
Ils se regardèrent encore pendant quelques secondes, de
si près, que leur souffle ardent brûlait leur visage. Et ce fut
Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour
l’entraîner. Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans
tourner la tête.

—Quelle brute! murmura Étienne en fermant la porte
violemment, agité d’une telle colère, qu’il dut se rasseoir.
En face de lui, la Maheude n’avait pas remué. Elle eut un
grand geste, et un silence se fit, pénible et lourd des
choses qu’ils ne disaient pas. Malgré son effort, il revenait
quand même à sa gorge, à cette coulée de chair blanche,
dont l’éclat maintenant le gênait. Sans doute, elle avait
quarante ans et elle était déformée, comme une bonne
femelle qui produisait trop; mais beaucoup la désiraient
encore, large, solide, avec sa grosse figure longue
d’ancienne belle fille. Lentement, d’un air tranquille, elle
avait pris à deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin
rose s’obstinait, elle le renfonça du doigt, puis se boutonna,
toute noire à présent, avachie dans son vieux caraco.
—C’est un cochon, dit-elle enfin. Il n’y a qu’un sale cochon
pour avoir des idées si dégoûtantes… Moi, je m’en fiche!
Ça ne méritait pas de réponse.
Puis, d’une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune
homme du regard:
—J’ai mes défauts bien sûr, mais je n’ai pas celui-là… Il n’y
a que deux hommes qui m’ont touchée, un herscheur
autrefois, à quinze ans, et Maheu ensuite. S’il m’avait
lâchée comme l’autre, dame! je ne sais trop ce qu’il serait
arrivé, et je ne suis pas plus fière pour m’être bien conduite
avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu’on n’a

point fait le mal, c’est souvent que les occasions ont
manqué… Seulement, je dis ce qui est, et je connais des
voisines qui n’en pourraient dire autant, n’est-ce pas?
—Ça, c’est bien vrai, répondit Étienne en se levant.
Et il sortit, pendant qu’elle se décidait à rallumer le feu,
après avoir posé Estelle endormie sur deux chaises. Si le
père attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de même
de la soupe.
Dehors, la nuit tombait déjà, une nuit glaciale, et la tête
basse, Étienne marchait, pris d’une tristesse noire. Ce
n’était plus de la colère contre l’homme, de la pitié pour la
pauvre fille maltraitée. La scène brutale s’effaçait, se
noyait, le rejetait à la souffrance de tous, aux abominations
de la misère. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes,
ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple
luttant, le ventre vide. Et le doute dont il était effleuré
parfois, s’éveillait en lui, dans la mélancolie affreuse du
crépuscule, le torturait d’un malaise qu’il n’avait jamais
ressenti si violent. De quelle terrible responsabilité il se
chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s’entêter à
la résistance, maintenant qu’il n’y avait ni argent ni crédit?
et quel serait le dénouement, s’il n’arrivait aucun secours, si
la faim abattait les courages? Brusquement, il venait
d’avoir la vision du désastre: des enfants qui mouraient,
des mères qui sanglotaient, tandis que les hommes, hâves
et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait

toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l’idée que la
Compagnie serait la plus forte et qu’il aurait fait le malheur
des camarades, l’emplissait d’une insupportable angoisse.
Lorsqu’il leva la tête, il vit qu’il était devant le Voreux. La
masse sombre des bâtiments s’alourdissait sous les
ténèbres croissantes. Au milieu du carreau désert, obstrué
de grandes ombres immobiles, on eût dit un coin de
forteresse abandonnée. Dès que la machine d’extraction
s’arrêtait, l’âme s’en allait des murs. A cette heure de nuit,
rien n’y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et
l’échappement de la pompe lui-même n’était qu’un râle
lointain, venu on ne savait d’où, dans cet anéantissement
de la fosse entière.
Étienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les
ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses
millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre
du travail contre l’argent? En tout cas, la victoire lui
coûterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il était
repris d’une fureur de bataille, du besoin farouche d’en finir
avec la misère, même au prix de la mort. Autant valait-il
que le coron crevât d’un coup, si l’on devait continuer à
crever en détail, de famine et d’injustice. Des lectures mal
digérées lui revenaient, des exemples de peuples qui
avaient incendié leurs villes pour arrêter l’ennemi, des
histoires vagues où les mères sauvaient les enfants de
l’esclavage, en leur cassant la tête sur le pavé, où les
hommes se laissaient mourir d’inanition, plutôt que de

manger le pain des tyrans. Cela l’exaltait, une gaieté rouge
se dégageait de sa crise de noire tristesse, chassant le
doute, lui faisant honte de cette lâcheté d’une heure. Et,
dans ce réveil de sa foi, des bouffées d’orgueil
reparaissaient et l’emportaient plus haut, la joie d’être le
chef, de se voir obéi jusqu’au sacrifice, le rêve élargi de sa
puissance, le soir du triomphe. Déjà, il imaginait une scène
d’une grandeur simple, son refus du pouvoir, l’autorité
remise entre les mains du peuple, quand il serait le maître.
Mais il s’éveilla, il tressaillit à la voix de Maheu qui lui
contait sa chance, une truite superbe pêchée et vendue
trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le
camarade retourner seul au coron, en lui disant qu’il le
suivait; et il entra s’attabler à l’Avantage, il attendit le départ
d’un client pour avertir nettement Rasseneur qu’il allait
écrire à Pluchart de venir tout de suite. Sa résolution était
prise, il voulait organiser une réunion privée, car la victoire
lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou
adhéraient en masse à l’Internationale.
IV
Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir, qu’on organisa
la réunion privée, pour le jeudi, à deux heures. La veuve,
outrée des misères qu’on faisait à ses enfants, les

charbonniers, ne décolérait plus, depuis surtout que son
cabaret se vidait. Jamais grève n’avait eu moins soif, les
soûlards s’enfermaient chez eux, par crainte de désobéir
au mot d’ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait
de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue,
muette et morne, d’un air de désolation. Plus de bière
coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux étaient
secs. Sur le pavé, au débit Casimir et à l’estaminet du
Progrès, on ne voyait que les faces pâles des cabaretières
interrogeant la route; puis, dans Montsou même, toute la
ligne s’étendait déserte, de l’estaminet Lenfant à
l’estaminet Tison, en passant par l’estaminet Piquette et le
débit de la Tête-Coupée; seul, l’estaminet Saint-Éloi, que
des porions fréquentaient, versait encore quelques chopes;
et la solitude gagnait jusqu’au Volcan, dont les dames
chômaient, faute d’amateurs, bien qu’elles eussent baissé
leur prix de dix sous à cinq sous, vu la rigueur des temps.
C’était un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier.
—Nom de Dieu! s’était écriée la veuve Désir, en tapant
des deux mains sur ses cuisses, c’est la faute aux
gendarmes! Qu’ils me foutent en prison, s’ils le veulent,
mais il faut que je les embête!
Pour elle, toutes les autorités, tous les patrons, c’étaient
des gendarmes, un terme de mépris général, dans lequel
elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait
accueilli avec transport la demande d’Étienne: sa maison
entière appartenait aux mineurs, elle prêterait gratuitement

la salle de bal, elle lancerait elle-même les invitations,
puisque la loi l’exigeait. D’ailleurs, tant mieux, si la loi n’était
pas contente! on verrait sa gueule. Dès le lendemain, le
jeune homme lui apporta à signer une cinquantaine de
lettres, qu’il avait fait copier par les voisins du coron
sachant écrire; et l’on envoya ces lettres, dans les fosses,
aux délégués et à des hommes dont on était sûr. L’ordre du
jour avoué était de discuter la continuation de la grève;
mais, en réalité, on attendait Pluchart, on comptait sur un
discours de lui, pour enlever l’adhésion en masse à
l’Internationale.
Le jeudi matin, Étienne fut pris d’inquiétude, en ne voyant
pas arriver son ancien contremaître, qui avait promis par
dépêche d’être là le mercredi soir. Que se passait-il donc?
Il était désolé de ne pouvoir s’entendre avec lui, avant la
réunion. Dès neuf heures, il se rendit à Montsou, dans
l’idée que le mécanicien y était peut-être allé tout droit,
sans s’arrêter au Voreux.
—Non, je n’ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir.
Mais tout est prêt, venez donc voir.
Elle le conduisit dans la salle de bal. La décoration en était
restée la même, des guirlandes qui soutenaient, au
plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des
écussons de carton doré alignant des noms de saints et de
saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplacé la
tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans

un angle; et, rangés de biais, des bancs garnissaient la
salle.
—C’est parfait, déclara Étienne.
—Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous.
Gueulez tant que ça vous plaira… Faudra que les
gendarmes me passent sur le corps, s’ils viennent.
Malgré son inquiétude, il ne put s’empêcher de sourire en
la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire
de seins dont un seul réclamait un homme, pour être
embrassé; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six
galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, à
cause de la besogne.
Mais Étienne s’étonna de voir entrer Rasseneur et
Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans
la grande salle vide, il s’écria:
—Tiens! c’est déjà vous!
Souvarine, qui avait travaillé la nuit au Voreux, les
machineurs n’étant pas en grève, venait simplement par
curiosité. Quant à Rasseneur, il semblait gêné depuis deux
jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire
débonnaire.
—Pluchart n’est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta
Étienne.

Le cabaretier détourna les yeux et répondit entre ses
dents:
—Ça ne m’étonne pas, je ne l’attends plus.
—Comment?
Alors, il se décida, il regarda l’autre en face, et d’un air
brave:
—C’est que, moi aussi, je lui ai envoyé une lettre, si tu veux
que je te le dise; et, dans cette lettre, je l’ai supplié de ne
pas venir… Oui, je trouve que nous devons faire nos
affaires nous-mêmes, sans nous adresser aux étrangers.
Étienne, hors de lui, tremblant de colère, les yeux dans les
yeux du camarade, répétait en bégayant:
—Tu as fait ça! tu as fait ça!
—J’ai fait ça, parfaitement! Et tu sais pourtant si j’ai
confiance en Pluchart! C’est un malin et un solide, on peut
marcher avec lui… Mais, vois-tu, je me fous de vos idées,
moi! La politique, le gouvernement, tout ça, je m’en fous!
Ce que je désire, c’est que le mineur soit mieux traité. J’ai
travaillé au fond pendant vingt ans, j’y ai sué tellement de
misère et de fatigue, que je me suis juré d’obtenir des
douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je
le sens bien, vous n’obtiendrez rien du tout avec vos

histoires, vous allez rendre le sort de l’ouvrier encore plus
misérable…Quand il sera forcé par la faim de
redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le
paiera à coups de trique, comme un chien échappé qu’on
fait rentrer à la niche… Voilà ce que je veux empêcher,
entends-tu!
Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur
ses grosses jambes. Et toute sa nature d’homme
raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui
coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n’était pas
stupide de croire qu’on pouvait d’un coup changer le
monde, mettre les ouvriers à la place des patrons, partager
l’argent comme on partage une pomme? Il faudrait des
mille ans et des mille ans pour que ça se réalisât peut-être.
Alors, qu’on lui fichât la paix, avec les miracles! Le parti le
plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c’était
de marcher droit, d’exiger les réformes possibles,
d’améliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les
occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s’il s’en occupait,
d’amener la Compagnie à des conditions meilleures; au
lieu que, va te faire fiche! on y crèverait tous, en s’obstinant.
Étienne l’avait laissé parler, la parole coupée par
l’indignation. Puis, il cria:
—Nom de Dieu! tu n’as donc pas de sang dans les
veines?

Un instant, il l’aurait giflé; et, pour résister à la tentation, il
se lança dans la salle à grands pas, il soulagea sa fureur
sur les bancs, au travers desquels il s’ouvrait un passage.
—Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On
n’a pas besoin d’entendre.
Après être allé lui-même la fermer, il s’assit tranquillement
sur une des chaises du bureau. Il avait roulé une cigarette,
il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les
lèvres pincées d’un mince sourire.
—Quand tu te fâcheras, ça n’avance à rien, reprit
judicieusement Rasseneur. Moi, j’ai cru d’abord que tu
avais du bon sens. C’était très bien de recommander le
calme aux camarades, de les forcer à ne pas remuer de
chez eux, d’user de ton pouvoir enfin pour le maintien de
l’ordre. Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le
gâchis!
A chacune de ses courses au milieu des bancs, Étienne
revenait vers le cabaretier, le saisissait par les épaules, le
secouait, en lui criant ses réponses dans la face.
—Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien être calme. Oui, je
leur ai imposé une discipline! oui, je leur conseille encore
de ne pas bouger! Seulement, il ne faut pas qu’on se foute
de nous, à la fin!… Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a
des heures où je sens ma tête qui déménage.

C’était, de son côté, une confession. Il se raillait de ses
illusions de néophyte, de son rêve religieux d’une cité où la
justice allait régner bientôt, entre les hommes devenus
frères. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et
attendre, si l’on voulait voir les hommes se manger entre
eux jusqu’à la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait
s’en mêler, autrement l’injustice serait éternelle, toujours les
riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se
pardonnait-il pas la bêtise d’avoir dit autrefois qu’on devait
bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien
alors, et depuis il avait lu, il avait étudié. Maintenant, ses
idées étaient mûres, il se vantait d’avoir un système.
Pourtant, il l’expliquait mal, en phrases dont la confusion
gardait un peu de toutes les théories traversées et
successivement abandonnées. Au sommet, restait debout
l’idée de Karl Marx: le capital était le résultat de la
spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquérir
cette richesse volée. Dans la pratique, il s’était d’abord,
avec Proudhon, laissé prendre par la chimère du crédit
mutuel, d’une vaste banque d’échange, qui supprimait les
intermédiaires; puis, les sociétés coopératives de
Lassalle, dotées par l’État, transformant peu à peu la terre
en une seule ville industrielle, l’avaient passionné, jusqu’au
jour où le dégoût lui en était venu, devant la difficulté du
contrôle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il
demandait que tous les instruments du travail fussent
rendus à la collectivité. Mais cela demeurait vague, il ne
savait comment réaliser ce nouveau rêve, empêché encore
par les scrupules de sa sensibilité et de sa raison, n’osant

risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en était
simplement à dire qu’il s’agissait de s’emparer du
gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait.
—Mais qu’est-ce qu’il te prend? pourquoi passes-tu aux
bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se
planter devant le cabaretier. Toi-même, tu le disais: il faut
que ça pète!
Rasseneur rougit légèrement.
—Oui, je l’ai dit. Et si ça pète, tu verras que je ne suis pas
plus lâche qu’un autre… Seulement, je refuse d’être avec
ceux qui augmentent le gâchis, pour y pêcher une position.
A son tour, Étienne fut pris de rougeur. Les deux hommes
ne crièrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnés par le
froid de leur rivalité. C’était, au fond, ce qui outrait les
systèmes, jetant l’un à une exagération révolutionnaire,
poussant l’autre à une affectation de prudence, les
emportant malgré eux au-delà de leurs idées vraies, dans
ces fatalités des rôles qu’on ne choisit pas soi-même. Et
Souvarine, qui les écoutait, laissa voir, sur son visage de
fille blonde, un mépris silencieux, l’écrasant mépris de
l’homme prêt à donner sa vie, obscurément, sans même en
tirer l’éclat du martyre.
—Alors, c’est pour moi que tu dis ça? demanda Étienne.
Tu es jaloux?

—Jaloux de quoi? répondit Rasseneur. Je ne me pose pas
en grand homme, je ne cherche pas à créer une section à
Montsou, pour en devenir le secrétaire.
L’autre voulut l’interrompre, mais il ajouta:
—Sois donc franc! tu te fiches de l’Internationale, tu brûles
seulement d’être à notre tête, de faire le monsieur en
correspondant avec le fameux Conseil fédéral du Nord!
Un silence régna. Étienne, frémissant, reprit:
—C’est bon… Je croyais n’avoir rien à me reprocher.
Toujours je te consultais, car je savais que tu avais
combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne
peux souffrir personne à ton côté, j’agirai désormais tout
seul… Et, d’abord, je t’avertis que la réunion aura lieu,
même si Pluchart ne vient pas, et que les camarades
adhéreront malgré toi.
—Oh! adhérer, murmura le cabaretier, ce n’est pas fait… Il
faudra les décider à payer la cotisation.
—Nullement. L’Internationale accorde du temps aux
ouvriers en grève. Nous paierons plus tard, et c’est elle qui,
tout de suite, viendra à notre secours.
Rasseneur, du coup, s’emporta.
—Eh bien! nous allons voir… J’en suis, de ta réunion, et je

parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tête aux amis,
je les éclairerai sur leurs intérêts véritables. Nous saurons
lequel ils entendent suivre, de moi, qu’ils connaissent
depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversé chez
nous, en moins d’une année… Non! non! fous-moi la paix!
c’est maintenant à qui écrasera l’autre!
Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de
fleurs tremblèrent au plafond, les écussons dorés sautèrent
contre les murs. Puis, la grande salle retomba à sa paix
lourde.
Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table.
Après avoir marché un instant en silence, Étienne se
soulageait longuement. Était-ce sa faute, si on lâchait ce
gros fainéant pour venir à lui? et il se défendait d’avoir
recherché la popularité, il ne savait pas même comment
tout cela s’était fait, la bonne amitié du coron, la confiance
des mineurs, le pouvoir qu’il avait sur eux, à cette heure. Il
s’indignait qu’on l’accusât de vouloir pousser au gâchis par
ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa
fraternité.
Brusquement, il s’arrêta devant Souvarine, il cria:
—Vois-tu, si je savais coûter une goutte de sang à un ami,
je filerais tout de suite en Amérique!
Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de

nouveau ses lèvres.
—Oh! du sang, murmura-t-il, qu’est-ce que ça fait? la terre
en a
besoin.
Étienne, se calmant, prit une chaise et s’accouda de l’autre
côté de la table. Cette face blonde, dont les yeux rêveurs
s’ensauvageaient parfois d’une clarté rouge, l’inquiétait,
exerçait sur sa volonté une action singulière. Sans que le
camarade parlât, conquis par ce silence même, il se
sentait absorbé peu à peu.
—Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place? N’ai-je
pas raison de vouloir agir?… Le mieux, n’est-ce pas? est
de nous mettre de cette Association.
Souvarine, après avoir soufflé lentement un jet de fumée,
répondit par son mot favori:
—Oui, des bêtises! mais, en attendant, c’est toujours ça…
D’ailleurs, leur Internationale va marcher bientôt. Il s’en
occupe.
—Qui donc?
—Lui!
Il avait prononcé ce mot à demi-voix, d’un air de ferveur
religieuse, en jetant un regard vers l’Orient. C’était du

maître qu’il parlait, de Bakounine l’exterminateur.
—Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il,
tandis que tes savants sont des lâches, avec leur
évolution… Avant trois ans, l’Internationale, sous ses
ordres, doit écraser le vieux monde.
Étienne tendait les oreilles, très attentif. Il brûlait de
s’instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur
lequel le machineur ne lâchait que de rares paroles
obscures, comme s’il en eût gardé pour lui les mystères.
—Mais enfin explique-moi… Quel est votre but?
—Tout détruire… Plus de nations, plus de gouvernements,
plus de propriété, plus de Dieu ni de culte.
—J’entends bien. Seulement, à quoi ça vous mène-t-il?
—A la commune primitive et sans forme, à un monde
nouveau, au recommencement de tout.
—Et les moyens d’exécution? comment comptez-vous vous
y prendre?
—Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est
le vrai héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en
action, sans phrases puisées dans les livres. Il faut qu’une
série d’effroyables attentats épouvantent les puissants et
réveillent le peuple.

En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le
soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de
ses yeux pâles, et ses mains délicates étreignaient le bord
de la table, à la briser. Saisi de peur, l’autre le regardait,
songeait aux histoires dont il avait reçu la vague
confidence, des mines chargées sous les palais du tzar,
des chefs de la police abattus à coups de couteau ainsi
que des sangliers, une maîtresse à lui, la seule femme qu’il
eût aimée, pendue à Moscou, un matin de pluie, pendant
que, dans la foule, il la baisait des yeux, une dernière fois.
—Non! non! murmura Étienne, avec un grand geste qui
écartait ces abominables visions, nous n’en sommes pas
encore là, chez nous. L’assassinat, l’incendie, jamais! C’est
monstrueux, c’est injuste, tous les camarades se lèveraient
pour étrangler le coupable!
Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait
au rêve sombre de cette extermination du monde, fauché
comme un champ de seigle, à ras de terre. Ensuite, que
ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait
une réponse.
—Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir où nous
allons, nous autres.
Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard
noyé et perdu:

—Tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce
qu’ils empêchent la destruction pure et entravent la marche
de la révolution.
Cela fit rire Étienne, malgré le froid que la réponse lui avait
soufflé sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu’il y
avait du bon dans ces idées, dont l’effrayante simplicité
l’attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle à
Rasseneur, si l’on en contait de pareilles aux camarades. Il
s’agissait d’être pratique.
La veuve Désir leur proposa de déjeuner. Ils acceptèrent,
ils passèrent dans la salle du cabaret, qu’une cloison
mobile séparait du bal, pendant la semaine. Lorsqu’ils
eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut
partir; et, comme l’autre le retenait:
—A quoi bon? pour vous entendre dire des bêtises
inutiles!… J’en ai assez vu. Bonsoir!
Il s’en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux
lèvres.
L’inquiétude d’Étienne croissait. Il était une heure,
décidément Pluchart lui manquait de parole. Vers une
heure et demie, les délégués commencèrent à paraître, et
il dut les recevoir, car il désirait veiller aux entrées, de peur
que la Compagnie n’envoyât ses mouchards habituels. Il
examinait chaque lettre d’invitation, dévisageait les gens;

beaucoup, d’ailleurs, pénétraient sans lettre, il suffisait qu’il
les connût, pour qu’on leur ouvrît la porte. Comme deux
heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa
pipe devant le comptoir, en causant, sans hâte. Ce calme
goguenard acheva de l’énerver, d’autant plus que des
farceurs étaient venus, simplement pour la rigolade,
Zacharie, Mouquet, d’autres encore: ceux-là se fichaient de
la grève, trouvaient drôle de ne rien faire; et, attablés,
dépensant leurs derniers deux sous à une chope, ils
ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus,
qui allaient avaler leur langue d’embêtement.
Un nouveau quart d’heure s’écoula. On s’impatientait dans
la salle. Alors, Étienne, désespéré, eut un geste de
résolution. Et il se décidait à entrer, quand la veuve Désir,
qui allongeait la tête au-dehors, s’écria:
—Mais le voilà, votre monsieur!

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