Germinal d’Emile Zola

Et, de sa main tendue de nouveau, il désigna dans les

ténèbres des points invisibles, à mesure qu’il les nommait.
Là-bas, à Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore,
mais la sucrerie Hoton venait de réduire son personnel, il
n’y avait guère que la minoterie Dutilleul et la corderie
Bleuze pour les câbles de mine, qui tinssent le coup. Puis,
d’un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitié de
l’horizon: les ateliers de construction Sonneville n’avaient
pas reçu les deux tiers de leurs commandes habituelles;
sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes,
deux seulement étaient allumés; enfin, à la verrerie
Gagebois, une grève menaçait, car on parlait d’une
réduction de salaire.
—Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque
indication. J’en viens.
—Nous autres, ça va jusqu’à présent, ajouta le charretier.
Les fosses ont pourtant diminué leur extraction. Et
regardez, en face, à la Victoire, il n’y a aussi que deux
batteries de fours à coke qui flambent.
Il cracha, il repartit derrière son cheval somnolent, après
l’avoir attelé aux berlines vides.
Maintenant, Étienne dominait le pays entier. Les ténèbres
demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait
comme emplies de grandes misères, que le jeune homme,
inconsciemment, sentait à cette heure autour de lui,
partout, dans l’étendue sans bornes. N’était-ce pas un cri

de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette
campagne nue? Les rafales s’étaient enragées, elles
semblaient apporter la mort du travail, une disette qui
tuerait beaucoup d’hommes. Et, les yeux errants, il
s’efforçait de percer les ombres, tourmenté du désir et de
la peur de voir. Tout s’anéantissait au fond de l’inconnu des
nuits obscures, il n’apercevait, très loin, que les hauts
fourneaux et les fours à coke. Ceux-ci, des batteries de
cent cheminées, plantées obliquement, alignaient des
rampes de flammes rouges; tandis que les deux tours, plus
à gauche, brûlaient toutes bleues en plein ciel, comme des
torches géantes. C’était d’une tristesse d’incendie, il n’y
avait d’autres levers d’astres, à l’horizon menaçant, que ces
feux nocturnes des pays de la houille et du fer.
—Vous êtes peut-être de la Belgique? reprit derrière
Étienne le charretier, qui était revenu.
Cette fois, il n’amenait que trois berlines. On pouvait
toujours culbuter celles-là: un accident arrivé à la cage
d’extraction, un écrou cassé, allait arrêter le travail pendant
un grand quart d’heure. En bas du terri, un silence s’était
fait, les moulineurs n’ébranlaient plus les tréteaux d’un
roulement prolongé. On entendait seulement sortir de la
fosse le bruit lointain d’un marteau, tapant sur de la tôle.
—Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme.
Le manoeuvre, après avoir vidé les berlines, s’était assis à

terre, heureux de l’accident; et il gardait sa sauvagerie
muette, il avait simplement levé de gros yeux éteints sur le
charretier, comme gêné par tant de paroles. Ce dernier, en
effet, n’en disait pas si long d’habitude. Il fallait que le
visage de l’inconnu lui convînt et qu’il fût pris d’une de ces
démangeaisons de confidences, qui font parfois causer les
vieilles gens tout seuls, à haute voix.
—Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m’appelle Bonnemort.
—C’est un surnom? demanda Étienne étonné.
Le vieux eut un ricanement d’aise, et montrant le Voreux:
—Oui, oui… On m’a retiré trois fois de là-dedans en
morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec
de la terre jusque dans le gésier, la troisième avec le
ventre gonflé d’eau comme une grenouille… Alors, quand
ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils m’ont appelé
Bonnemort, pour rire.
Sa gaieté redoubla, un grincement de poulie mal graissée,
qui finit par dégénérer en un accès terrible de toux. La
corbeille de feu, maintenant, éclairait en plein sa grosse
tête, aux cheveux blancs et rares, à la face plate, d’une
pâleur livide, maculée de taches bleuâtres. Il était petit, le
cou énorme, les mollets et les talons en dehors, avec de
longs bras dont les mains carrées tombaient à ses genoux.
Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur

les pieds, sans paraître souffrir du vent, il semblait en
pierre, il n’avait l’air de se douter ni du froid ni des
bourrasques sifflant à ses oreilles. Quand il eut toussé, la
gorge arrachée par un raclement profond, il cracha au pied
de la corbeille, et la terre noircit.
Étienne le regardait, regardait le sol qu’il tachait de la
sorte.
—Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez à la mine?
Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras.
—Longtemps, ah! oui!… Je n’avais pas huit ans, lorsque je
suis descendu, tenez! juste dans le Voreux, et j’en ai
cinquante-huit, à cette heure. Calculez un peu… J’ai tout
fait là-dedans, galibot d’abord, puis herscheur, quand j’ai
eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans.
Ensuite, à cause de mes sacrées jambes, ils m’ont mis de
la coupe à terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu’au
moment où il leur a fallu me sortir du fond, parce que le
médecin disait que j’allais y rester. Alors, il y a cinq années
de cela, ils m’ont fait charretier… Hein? c’est joli, cinquante
ans de mine, dont quarante-cinq au fond!
Tandis qu’il parlait, des morceaux de houille enflammés,
qui, par moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa
face blême d’un reflet sanglant.
—Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux

pas, ils me croient trop bête!… J’irai bien deux années,
jusqu’à ma soixantaine, pour avoir la pension de cent
quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir
aujourd’hui, ils m’accorderaient tout de suite celle de cent
cinquante. Ils sont malins, les bougres!… D’ailleurs, je suis
solide, à part les jambes. C’est, voyez-vous, l’eau qui m’est
entrée sous la peau, à force d’être arrosé dans les tailles. Il
y a des jours où je ne peux pas remuer une patte sans
crier.
Une crise de toux l’interrompit encore.
—Et ça vous fait tousser aussi? dit Étienne.
Mais il répondit non de la tête, violemment. Puis, quand il
put parler:
—Non, non, je me suis enrhumé, l’autre mois. Jamais je ne
toussais, à présent je ne peux plus me débarrasser… Et le
drôle, c’est que je crache, c’est que je crache…
Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir.
—Est-ce que c’est du sang? demanda Étienne, osant enfin
le questionner.
Lentement, Bonnemort s’essuyait la bouche d’un revers de
main.
—C’est du charbon… J’en ai dans la carcasse de quoi me

chauffer jusqu’à la fin de mes jours. Et voilà cinq ans que je
ne remets pas les pieds au fond. J’avais ça en magasin,
paraît-il, sans même m’en douter. Bah! ça conserve!
Il y eut un silence, le marteau lointain battait à coups
réguliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte,
comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs
de la nuit. Devant les flammes qui s’effaraient, le vieux
continuait plus bas, remâchant des souvenirs. Ah! bien sûr,
ce n’était pas d’hier que lui et les siens tapaient à la veine!
La famille travaillait pour la Compagnie des mines de
Montsou, depuis la création; et cela datait de loin, il y avait
déjà cent six ans. Son aïeul, Guillaume Maheu, un gamin de
quinze ans alors, avait trouvé le charbon gras à Réquillart,
la première fosse de la Compagnie, une vieille fosse
aujourd’hui abandonnée, là-bas, près de la sucrerie
Fauvelle. Tout le pays le savait, à preuve que la veine
découverte s’appelait la veine Guillaume, du prénom de
son grand-père. Il ne l’avait pas connu, un gros à ce qu’on
racontait, très fort, mort de vieillesse à soixante ans. Puis,
son père, Nicolas Maheu dit le Rouge, âgé de quarante
ans à peine, était resté dans le Voreux, que l’on fonçait en
ce temps-là: un éboulement, un aplatissement complet, le
sang bu et les os avalés par les roches. Deux de ses
oncles et ses trois frères, plus tard, y avaient aussi laissé
leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en était sorti à peu près
entier, les jambes mal d’aplomb seulement, passait pour un
malin. Quoi faire, d’ailleurs? Il fallait travailler. On faisait ça
de père en fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils,

Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits-fils, et
tout son monde, qui logeait en face, dans le coron. Cent six
ans d’abattage, les mioches après les vieux, pour le même
patron: hein? beaucoup de bourgeois n’auraient pas su
dire si bien leur histoire!
—Encore, lorsqu’on mange! murmura de nouveau Étienne.
—C’est ce que je dis, tant qu’on a du pain à manger, on
peut vivre.
Bonnemort se tut, les yeux tournés vers le coron, où des
lueurs s’allumaient une à une. Quatre heures sonnaient au
clocher de Montsou, le froid devenait plus vif.
—Et elle est riche, votre Compagnie? reprit Étienne.
Le vieux haussa les épaules, puis les laissa retomber,
comme accablé sous un écroulement d’écus.
—Ah! oui, ah! oui… Pas aussi riche peut-être que sa
voisine, la Compagnie d’Anzin. Mais des millions et des
millions tout de même. On ne compte plus… Dix-neuf
fosses, dont treize pour l’exploitation, le Voreux, la Victoire,
Crèvecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-
Cantel, d’autres encore, et six pour l’épuisement ou
l’aérage, comme Réquillart… Dix mille ouvriers, des
concessions qui s’étendent sur soixante-sept communes,
une extraction de cinq mille tonnes par jour, un chemin de
fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des

fabriques!… Ah! oui, ah! oui, il y en a, de l’argent!
Un roulement de berlines, sur les tréteaux, fit dresser les
oreilles du gros cheval jaune. En bas, la cage devait être
réparée, les moulineurs avaient repris leur besogne.
Pendant qu’il attelait sa bête, pour redescendre, le
charretier ajouta doucement, en s’adressant à elle:
—Faut pas t’habituer à bavarder, fichu paresseux!… Si
monsieur
Hennebeau savait à quoi tu perds le temps!
Étienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda:
—Alors, c’est à monsieur Hennebeau, la mine?
—Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n’est que le
directeur général. Il est payé comme nous.
D’un geste, le jeune homme montra l’immensité des
ténèbres.
—A qui est-ce donc, tout ça?
Mais Bonnemort resta un instant suffoqué par une nouvelle
crise, d’une telle violence, qu’il ne pouvait reprendre
haleine. Enfin, quand il eut craché et essuyé l’écume noire
de ses lèvres, il dit, dans le vent qui redoublait:
—Hein? à qui tout ça?… On n’en sait rien. A des gens.

Et, de la main, il désignait dans l’ombre un point vague, un
lieu ignoré et reculé, peuplé de ces gens, pour qui les
Maheu tapaient à la veine depuis plus d’un siècle. Sa voix
avait pris une sorte de peur religieuse, c’était comme s’il
eût parlé d’un tabernacle inaccessible, où se cachait le
dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair,
et qu’ils n’avaient jamais vu.
—Au moins si l’on mangeait du pain à sa suffisance!
répéta pour la troisième fois Étienne, sans transition
apparente.
—Dame, oui! si l’on mangeait toujours du pain, ce serait
trop beau!
Le cheval était parti, le charretier disparut à son tour, d’un
pas traînard d’invalide. Près du culbuteur, le manoeuvre
n’avait point bougé, ramassé en boule, enfonçant le menton
entre ses genoux, fixant sur le vide ses gros yeux éteints.
Quand il eut repris son paquet, Étienne ne s’éloigna pas
encore. Il sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que
sa poitrine brûlait, devant le grand feu. Peut-être, tout de
même, ferait-il bien de s’adresser à la fosse: le vieux
pouvait ne pas savoir; puis, il se résignait, il accepterait
n’importe quelle besogne. Où aller et que devenir, à travers
ce pays affamé par le chômage? laisser derrière un mur sa
carcasse de chien perdu? Cependant, une hésitation le
troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine

rase, noyée sous une nuit si épaisse. A chaque
bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s’il eût
soufflé d’un horizon sans cesse élargi. Aucune aube ne
blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls
flambaient, ainsi que les fours à coke, ensanglantant les
ténèbres, sans en éclairer l’inconnu. Et le Voreux, au fond
de son trou, avec son tassement de bête méchante,
s’écrasait davantage, respirait d’une haleine plus grosse et
plus longue, l’air gêné par sa digestion pénible de chair
humaine.
II
Au milieu des champs de blé et de betteraves, le coron
des Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On
distinguait vaguement les quatre immenses corps de
petites maisons adossées, des corps de caserne ou
d’hôpital, géométriques, parallèles, que séparaient les trois
larges avenues, divisées en jardins égaux. Et, sur le
plateau désert, on entendait la seule plainte des rafales,
dans les treillages arrachés des clôtures.
Chez les Maheu, au numéro 16 du deuxième corps, rien ne
bougeait. Des ténèbres épaisses noyaient l’unique
chambre du premier étage, comme écrasant de leur poids
le sommeil des êtres que l’on sentait là, en tas, la bouche

ouverte, assommés de fatigue. Malgré le froid vif du
dehors, l’air alourdi avait une chaleur vivante, cet
étouffement chaud des chambrées les mieux tenues, qui
sentent le bétail humain.
Quatre heures sonnèrent au coucou de la salle du rez-de-
chaussée, rien encore ne remua, des haleines grêles
sifflaient, accompagnées de deux ronflements sonores. Et,
brusquement, ce fut Catherine qui se leva. Dans sa fatigue,
elle avait, par habitude, compté les quatre coups du timbre,
à travers le plancher, sans trouver la force de s’éveiller
complètement. Puis, les jambes jetées hors des
couvertures, elle tâtonna, frotta enfin une allumette et alluma
la chandelle. Mais elle restait assise, la tête si pesante,
qu’elle se renversait entre les deux épaules, cédant au
besoin invincible de retomber sur le traversin.
Maintenant, la chandelle éclairait la chambre, carrée, à
deux fenêtres, que trois lits emplissaient. Il y avait une
armoire, une table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton
fumeux tachait durement les murs, peints en jaune clair. Et
rien autre, des hardes pendues à des clous, une cruche
posée sur le carreau, près d’une terrine rouge servant de
cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, l’aîné, un garçon
de vingt et un ans, était couché avec son frère Jeanlin, qui
achevait sa onzième année; dans celui de droite, deux
mioches, Lénore et Henri, la première de six ans, le
second de quatre, dormaient aux bras l’un de l’autre; tandis
que Catherine partageait le troisième lit avec sa soeur

Alzire, si chétive pour ses neuf ans, qu’elle ne l’aurait même
pas sentie près d’elle, sans la bosse de la petite infirme qui
lui enfonçait les côtes. La porte vitrée était ouverte, on
apercevait le couloir du palier, l’espèce de boyau où le
père et la mère occupaient un quatrième lit, contre lequel
ils avaient dû installer le berceau de la dernière venue,
Estelle, âgée de trois mois à peine.
Cependant, Catherine fit un effort désespéré. Elle s’étirait,
elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui
embroussaillaient le front et la nuque. Fluette pour ses
quinze ans, elle ne montrait de ses membres, hors du
fourreau étroit de sa chemise, que des pieds bleuis,
comme tatoués de charbon, et des bras délicats, dont la
blancheur de lait tranchait sur le teint blême du visage, déjà
gâté par les continuels lavages au savon noir. Un dernier
bâillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents
superbes dans la pâleur chlorotique des gencives; pendant
que ses yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec
une expression douloureuse et brisée, qui semblait enfler
de fatigue sa nudité entière.
Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu
bégayait, empâtée:
—Sacré nom! il est l’heure… C’est toi qui allumes,
Catherine?
—Oui, père… Ça vient de sonner, en bas.

—Dépêche-toi donc, fainéante! Si tu avais moins dansé
hier dimanche, tu nous aurais réveillés plus tôt… En voilà
une vie de paresse!
Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit à son
tour, ses reproches s’embarrassèrent, s’éteignirent dans un
nouveau ronflement.
La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et
venait par la chambre. Comme elle passait devant le lit
d’Henri et de Lénore, elle rejeta sur eux la couverture, qui
avait glissé; et ils ne s’éveillaient pas, anéantis dans le
gros sommeil de l’enfance. Alzire, les yeux ouverts, s’était
retournée pour prendre la place chaude de sa grande
soeur, sans prononcer un mot.
—Dis donc, Zacharie! et toi, Jeanlin, dis donc! répétait
Catherine, debout devant les deux frères, qui restaient
vautrés, le nez dans le traversin.
Elle dut saisir le grand par l’épaule et le secouer; puis,
tandis qu’il mâchait des injures, elle prit le parti de les
découvrir, en arrachant le drap. Cela lui parut drôle, elle se
mit à rire, lorsqu’elle vit les deux garçons se débattre, les
jambes nues.
—C’est bête, lâche-moi! grogna Zacharie de méchante
humeur, quand il se fut assis. Je n’aime pas les farces…
Dire, nom de Dieu! qu’il faut se lever!

Il était maigre, dégingandé, la figure longue, salie de
quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et
la pâleur anémique de toute la famille. Sa chemise lui
remontait au ventre, et il la baissa, non par pudeur, mais
parce qu’il n’avait pas chaud.
—C’est sonné en bas, répétait Catherine. Allons, houp! le
père se fâche.
Jeanlin, qui s’était pelotonné, referma les yeux, en disant:
—Va te faire fiche, je dors!
Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il était si petit, les
membres grêles, avec des articulations énormes, grossies
par des scrofules, qu’elle le prit, à pleins bras. Mais il
gigotait, son masque de singe blafard et crépu, troué de
ses yeux verts, élargi par ses grandes oreilles, pâlissait de
la rage d’être faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit.
—Méchant bougre! murmura-t-elle en retenant un cri et en
le posant par terre.
Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s’était pas
rendormie. Elle suivait de ses yeux intelligents d’infirme sa
soeur et ses deux frères, qui maintenant s’habillaient. Une
autre querelle éclata autour de la terrine, les garçons
bousculèrent la jeune fille, parce qu’elle se lavait trop
longtemps. Les chemises volaient, pendant que, gonflés

encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec
l’aisance tranquille d’une portée de jeunes chiens, grandis
ensemble. Du reste, Catherine fut prête la première. Elle
enfila sa culotte de mineur, passa la veste de toile, noua le
béguin bleu autour de son chignon; et, dans ces vêtements
propres du lundi, elle avait l’air d’un petit homme, rien ne lui
restait de son sexe, que le dandinement léger des
hanches.
—Quand le vieux rentrera, dit méchamment Zacharie, il
sera content de trouver le lit défait… Tu sais, je lui
raconterai que c’est toi.
Le vieux, c’était le grand-père, Bonnemort, qui, travaillant la
nuit, se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait
pas, il y avait toujours dedans quelqu’un à ronfler.
Sans répondre, Catherine s’était mise à tirer la couverture
et à la border. Mais, depuis un instant, des bruits
s’entendaient derrière le mur, dans la maison voisine. Ces
constructions de briques, installées économiquement par
la Compagnie, étaient si minces, que les moindres souffles
les traversaient. On vivait coude à coude, d’un bout à
l’autre; et rien de la vie intime n’y restait caché, même aux
gamins. Un pas lourd avait ébranlé un escalier, puis il y eut
comme une chute molle, suivie d’un soupir d’aise.
—Bon! dit Catherine, Levaque descend, et voilà Bouteloup
qui va retrouver la Levaque.

Jeanlin ricana, les yeux d’Alzire eux-mêmes brillèrent.
Chaque matin, ils s’égayaient ainsi du ménage à trois des
voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe à terre,
ce qui donnait à la femme deux hommes, l’un de nuit, l’autre
de jour.
—Philomène tousse, reprit Catherine, après avoir tendu
l’oreille.
Elle parlait de l’aînée des Levaque, une grande fille de dix-
neuf ans, la maîtresse de Zacharie, dont elle avait deux
enfants déjà, si délicate de poitrine d’ailleurs, qu’elle était
cribleuse à la fosse, n’ayant jamais pu travailler au fond.
—Ah, ouiche! Philomène! répondit Zacharie, elle s’en
moque, elle dort!… C’est cochon de dormir jusqu’à six
heures!
Il passait sa culotte, lorsqu’il ouvrit une fenêtre, préoccupé
d’une idée brusque. Au-dehors, dans les ténèbres, le coron
s’éveillait, des lumières pointaient une à une, entre les
lames des persiennes. Et ce fut encore une dispute: il se
penchait pour guetter s’il ne verrait pas sortir de chez les
Pierron, en face, le maître-porion du Voreux, qu’on accusait
de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui criait
que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour à
l’accrochage, et que bien sûr Dansaert n’avait pu coucher,
cette nuit-là. L’air entrait par bouffées glaciales, tous deux
s’emportaient, en soutenant chacun l’exactitude de ses

renseignements, lorsque des cris et des larmes éclatèrent.
C’était, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait.
Du coup, Maheu se réveilla. Qu’avait-il donc dans les os?
voilà qu’il se rendormait comme un propre à rien! Et il jurait
si fort, que les enfants, à côté, ne soufflaient plus. Zacharie
et Jeanlin achevèrent de se laver, avec une lenteur déjà
lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours.
Les deux mioches, Lénore et Henri, aux bras l’un de l’autre,
n’avaient pas remué, respirant du même petit souffle,
malgré le vacarme.
—Catherine, donne-moi la chandelle! cria Maheu.
Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle
dans le cabinet, laissant ses frères chercher leurs
vêtements, au peu de clarté qui venait de la porte. Son
père sautait du lit. Mais elle ne s’arrêta point, elle descendit
en gros bas de laine, à tâtons, et alluma dans la salle une
autre chandelle, pour préparer le café. Tous les sabots de
la famille étaient sous le buffet.
—Te tairas-tu, vermine! reprit Maheu, exaspéré des cris
d’Estelle, qui continuaient.
Il était petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait
en gras, la tête forte, la face plate et livide, sous les
cheveux jaunes, coupés très courts. L’enfant hurlait
davantage, effrayée par ces grands bras noueux qui se

balançaient au-dessus d’elle.
—Laisse-la, tu sais bien qu’elle ne veut pas se taire, dit la
Maheude, en s’allongeant au milieu du lit.
Elle aussi venait de s’éveiller, et elle se plaignait, c’était
bête de ne jamais faire sa nuit complète. Ils ne pouvaient
donc partir doucement? Enfouie dans la couverture, elle ne
montrait que sa figure longue, aux grands traits, d’une
beauté lourde, déjà déformée à trente-neuf ans par sa vie
de misère et les sept enfants qu’elle avait eus. Les yeux au
plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme
s’habillait. Ni l’un ni l’autre n’entendait plus la petite qui
s’étranglait à crier.
—Hein? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici à lundi
seulement: encore six jours à attendre la quinzaine… Il n’y a
pas moyen que ça dure. A vous tous, vous apportez neuf
francs. Comment veux-tu que j’arrive? nous sommes dix à
la maison.
—Oh! neuf francs! se récria Maheu. Moi et Zacharie, trois:
ça fait six… Catherine et le père, deux: ça fait quatre;
quatre et six, dix… Et Jeanlin, un, ça fait onze.
—Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de
chômage…
Jamais plus de neuf, entends-tu?
Il ne répondit pas, occupé à chercher par terre sa ceinture

de cuir.
Puis, il dit en se relevant:
—Faut pas se plaindre, je suis tout de même solide. Il y en
a plus d’un, à quarante-deux ans, qui passe au
raccommodage.
—Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du
pain… Qu’est-ce que je vais fiche, dis? Tu n’as rien, toi?
—J’ai deux sous.
—Garde-les pour boire une chope… Mon Dieu! qu’est-ce
que je vais fiche? Six jours, ça n’en finit plus. Nous devons
soixante francs à Maigrat, qui m’a mise à la porte avant-
hier. Ça ne m’empêchera pas de retourner le voir. Mais, s’il
s’entête à refuser…
Et la Maheude continua d’une voix morne, la tête immobile,
fermant par instants les yeux sous la clarté triste de la
chandelle. Elle disait le buffet vide, les petits demandant
des tartines, le café même manquant, et l’eau qui donnait
des coliques, et les longues journées passées à tromper la
faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu à peu, elle
avait dû hausser le ton, car le hurlement d’Estelle couvrait
ses paroles. Ces cris devenaient insoutenables. Maheu
parut tout d’un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la
petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la mère, en
balbutiant de fureur:

—Tiens! prends-la, je l’écraserais… Nom de Dieu d’enfant!
ça ne manque de rien, ça tète, et ça se plaint plus haut que
les autres!
Estelle s’était mise à téter, en effet. Disparue sous la
couverture, calmée par la tiédeur du lit, elle n’avait plus
qu’un petit bruit goulu des lèvres.
—Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t’ont pas dit
d’aller les voir? reprit le père au bout d’un silence.
La mère pinça la bouche, d’un air de doute découragé.
—Oui, ils m’ont rencontrée, ils portent des vêtements aux
enfants pauvres… Enfin, je mènerai ce matin chez eux
Lénore et Henri. S’ils me donnaient cent sous seulement.
Le silence recommença. Maheu était prêt. Il demeura un
moment immobile, puis il conclut de sa voix sourde:
—Qu’est-ce que tu veux? c’est comme ça, arrange-toi pour
la soupe… Ça n’avance à rien d’en causer, vaut mieux être
là-bas au travail.

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