On ne s’en alla point ensemble, par prudence. Depuis
longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude
filèrent de leur côté, obliquant vers Montsou, tandis
qu’Étienne se dirigea vers la forêt, où il voulait rejoindre les
camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes,
parmi lesquelles il reconnut la Brûlé et la Levaque: elles
mangeaient en marchant des châtaignes que la Mouquette
avait apportées, elles en avalaient les pelures pour que ça
leur tînt davantage à l’estomac. Mais, dans la forêt, il ne
trouva personne, les camarades déjà étaient à Jean-Bart.
Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment
où Levaque et une centaine d’autres pénétraient sur le
carreau. De partout, des mineurs débouchaient, les Maheu
par la grande route, les femmes à travers champs, tous
débandés, sans chefs, sans armes, coulant naturellement
là, ainsi qu’une eau débordée qui suit les pentes. Étienne
aperçut Jeanlin, grimpé sur une passerelle, installé comme
au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers.
On était à peine trois cents.
Il y eut une hésitation, lorsque Deneulin se montra en haut
de l’escalier qui conduisait à la recette.
—Que voulez-vous? demanda-t-il d’une voix forte.
Après avoir vu disparaître la calèche, d’où ses filles lui
riaient encore, il était revenu à la fosse, repris d’une vague
inquiétude. Tout pourtant s’y trouvait en bon ordre, la
descente avait eu lieu, l’extraction fonctionnait, et il se
rassurait de nouveau, il causait avec le maître-porion,
lorsqu’on lui avait signalé l’approche des grévistes.
Vivement, il s’était posté à une fenêtre du criblage; et,
devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait
eu la conscience immédiate de son impuissance.
Comment défendre ces bâtiments ouverts de toutes parts?
A peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers
autour de lui. Il était perdu.
—Que voulez-vous? répéta-t-il, blême de colère rentrée,
faisant un effort pour accepter courageusement son
désastre.
Il y eut des poussées et des grondements dans la foule.
Étienne finit par se détacher, en disant:
—Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il
faut que le travail cesse partout.
Deneulin le traita carrément d’imbécile.
—Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien,
si vous arrêtez le travail chez moi? C’est comme si vous
me tiriez un coup de fusil dans le dos, à bout portant… Oui,
mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il
faudra que vous m’assassiniez d’abord!
Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut
retenir Levaque, qui se précipitait, menaçant, pendant
qu’Étienne parlementait toujours, cherchant à convaincre
Deneulin de la légitimité de leur action révolutionnaire.
Mais celui-ci répondait par le droit au travail. D’ailleurs, il
refusait de discuter ces bêtises, il voulait être le maître
chez lui. Son seul remords était de n’avoir pas là quatre
gendarmes pour balayer cette canaille.
—Parfaitement, c’est ma faute, je mérite ce qui m’arrive.
Avec des gaillards de votre espèce, il n’y a que la force.
C’est comme le gouvernement qui s’imagine vous acheter
par des concessions. Vous le flanquerez à bas, voilà tout,
quand il vous aura fourni des armes.
Étienne, frémissant, se contenait encore. Il baissa la voix.
—Je vous en prie, monsieur, donnez l’ordre qu’on remonte
vos ouvriers. Je ne réponds pas d’être maître de mes
camarades. Vous pouvez éviter un malheur.
—Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais?
Vous n’êtes pas de mon exploitation, vous n’avez rien à
débattre avec moi… Il n’y a que des brigands qui courent
ainsi la campagne pour piller les maisons.
Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les
femmes surtout l’insultaient. Et lui, continuant à leur tenir
tête, éprouvait un soulagement, dans cette franchise qui
vidait son coeur d’autoritaire. Puisque c’était la ruine de
toute façon, il trouvait lâches les platitudes inutiles. Mais
leur nombre augmentait toujours, près de cinq cents déjà
se ruaient vers la porte, et il allait se faire écharper, lorsque
son maître-porion le tira violemment en arrière.
—De grâce, Monsieur!… Ça va être un massacre. A quoi
bon faire tuer des hommes pour rien?
Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule.
—Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons
redevenus les plus forts!
On l’emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers
de la bande contre l’escalier, dont la rampe fut tordue.
C’étaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant
les hommes. La porte céda tout de suite, une porte sans
serrure, fermée simplement au loquet. Mais l’escalier était
trop étroit, la cohue, écrasée, n’aurait pu entrer de
longtemps, si la queue des assiégeants n’avait pris le parti
de passer par les autres ouvertures. Alors, il en déborda
de tous côtés, de la baraque, du criblage, du bâtiment des
chaudières. En moins de cinq minutes, la fosse entière leur
appartint, ils en battaient les trois étages, au milieu d’une
fureur de gestes et de cris, emportés dans l’élan de leur
victoire sur ce patron qui résistait.
Maheu, effrayé, s’était élancé un des premiers, en disant à
Étienne:
—Faut pas qu’ils le tuent!
Celui-ci courait déjà; puis, quand il eut compris que
Deneulin s’était barricadé dans la chambre des porions, il
répondit:
—Après? est-ce que ce serait de notre faute? Un enragé
pareil!
Cependant, il était plein d’inquiétude, trop calme encore
pour céder à ce coup de colère. Il souffrait aussi dans son
orgueil de chef, en voyant la bande échapper à son
autorité, s’enrager en dehors de la froide exécution des
volontés du peuple, telle qu’il l’avait prévue. Vainement, il
réclamait du sang-froid, il criait qu’on ne devait pas donner
raison à leurs ennemis, par des actes de destruction
inutile.
—Aux chaudières! hurlait la Brûlé. Éteignons les feux!
Levaque, qui avait trouvé une lime, l’agitait comme un
poignard, dominant le tumulte d’un cri terrible:
—Coupons les câbles! coupons les câbles!
Tous le répétèrent bientôt, seuls, Étienne et Maheu
continuaient à protester, étourdis, parlant dans le tumulte,
sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire:
—Mais il y a des hommes au fond, camarades!
Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts.
—Tant pis! fallait pas descendre!… C’est bien fait pour les
traîtres!… Oui, oui, qu’ils y restent!… Et puis, ils ont les
échelles!
Alors, quand cette idée des échelles les eut fait s’entêter
davantage, Étienne comprit qu’il devait céder. Dans la
crainte d’un plus grand désastre, il se précipita vers la
machine, voulant au moins remonter les cages, pour que
les câbles, sciés au-dessus du puits, ne pussent les broyer
de leur poids énorme, en tombant sur elles. Le machineur
avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il
s’empara de la barre de mise en train, il manoeuvra,
pendant que Levaque et deux autres grimpaient à la
charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages
étaient à peine fixées sur les verrous, qu’on entendit le bruit
strident de la lime mordant l’acier. Il se fit un grand silence,
ce bruit sembla emplir la fosse entière, tous levaient la tête,
regardaient, écoutaient, saisis d’émotion. Au premier rang,
Maheu se sentait gagner d’une joie farouche, comme si les
dents de la lime les eussent délivrés du malheur, en
mangeant le câble d’un de ces trous de misère, où l’on ne
descendrait plus.
Mais la Brûlé avait disparu par l’escalier de la baraque, en
hurlant toujours:
—Faut renverser les feux! aux chaudières! aux chaudières!
Des femmes la suivaient. La Maheude se hâta pour les
empêcher de tout casser, de même que son homme avait
voulu raisonner les camarades. Elle était la plus calme, on
pouvait exiger son droit, sans faire du dégât chez le
monde. Lorsqu’elle entra dans le bâtiment des chaudières,
les femmes en chassaient déjà les deux chauffeurs, et la
Brûlé, armée d’une grande pelle, accroupie devant un des
foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent
sur le carreau de briques, où il continuait à brûler avec une
fumée noire. Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs.
Bientôt, les femmes s’y acharnèrent, la Levaque
manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se
retroussant jusqu’aux cuisses afin de ne pas s’allumer,
toutes sanglantes dans le reflet d’incendie, suantes et
échevelées de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille
montaient, la chaleur ardente gerçait le plafond de la vaste
salle.
—Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe.
—Tant mieux! répondit la Brûlé. Ce sera de la besogne
faite… Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais
payer la mort de mon homme!
A ce moment, on entendit la voix aiguë de Jeanlin.
—Attention! je vas éteindre, moi! je lâche tout!
Entré un des premiers, il avait gambillé au travers de la
cohue, enchanté de cette bagarre, cherchant ce qu’il
pourrait faire de mal; et l’idée lui était venue de tourner les
robinets de décharge, pour lâcher la vapeur. Les jets
partirent avec la violence de coups de feu, les cinq
chaudières se vidèrent d’un souffle de tempête, sifflant
dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en
saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le
charbon pâlissait, les femmes n’étaient plus que des
ombres aux gestes cassés. Seul, l’enfant apparaissait,
monté sur la galerie, derrière les tourbillons de buée
blanche, l’air ravi, la bouche fendue par la joie d’avoir
déchaîné cet ouragan.
Cela dura près d’un quart d’heure. On avait lancé quelques
seaux d’eau sur les tas, pour achever de les éteindre: toute
menace d’incendie était écartée. Mais la colère de la foule
ne tombait pas, fouettée au contraire. Des hommes
descendaient avec des marteaux, les femmes elles-
mêmes s’armaient de barres de fer; et l’on parlait de crever
les générateurs, de briser les machines, de démolir la
fosse.
Étienne, prévenu, se hâta d’accourir avec Maheu. Lui-
même se grisait, emporté dans cette fièvre chaude de
revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d’être calmes,
maintenant que les câbles coupés, les feux éteints, les
chaudières vidées rendaient le travail impossible. On ne
l’écoutait toujours pas, il allait être débordé de nouveau,
lorsque des huées s’élevèrent dehors, à une petite porte
basse, où débouchait le goyot des échelles.
—A bas les traîtres!… Oh! les sales gueules de lâches!…
A bas! à bas!
C’était la sortie des ouvriers du fond qui commençait. Les
premiers, aveuglés par le grand jour, restaient là, à battre
des paupières. Puis, ils défilèrent, tâchant de gagner la
route et de fuir.
—A bas les lâches! à bas les faux frères!
Toute la bande des grévistes était accourue. En moins de
trois minutes, il ne resta pas un homme dans les bâtiments,
les cinq cents de Montsou se rangèrent sur deux files, pour
forcer à passer entre cette double haie ceux de Vandame
qui avaient eu la traîtrise de descendre. Et, à chaque
nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec
les vêtements en loques et la boue noire du travail, les
huées redoublaient, des blagues féroces l’accueillaient: oh!
celui-là, trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et
celui-ci, le nez mangé par les garces du Volcan! et cet
autre, dont les yeux pissaient de la cire à fournir dix
cathédrales! et cet autre, le grand sans fesses, long
comme un carême! Une herscheuse qui déboula, énorme,
la gorge dans le ventre et le ventre dans le derrière,
souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries
s’aggravaient, tournaient à la cruauté, des coups de poing
allaient pleuvoir; pendant que le défilé des pauvres diables
continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant
les coups d’un regard oblique, heureux quand ils pouvaient
enfin galoper hors de la fosse.
—Ah çà! combien sont-ils, là-dedans? demanda Étienne.
Il s’étonnait d’en voir sortir toujours, il s’irritait à l’idée qu’il
ne s’agissait pas de quelques ouvriers, pressés par la
faim, terrorisés par les porions. On lui avait donc menti,
dans la forêt? presque tout Jean-Bart était descendu. Mais
un cri lui échappa, il se précipita, en apercevant Chaval
debout sur le seuil.
—Nom de Dieu! c’est à ce rendez-vous que tu nous fais
venir?
Des imprécations éclataient, il y eut une poussée pour se
jeter sur le traître. Eh quoi! il avait juré avec eux, la veille, et
on le trouvait au fond, en compagnie des autres? C’était
donc pour se foutre du monde!
—Enlevez-le! au puits! au puits!
Chaval, blême de peur, bégayait, cherchait à s’expliquer.
Mais Étienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la
fureur de la bande.
—Tu as voulu en être, tu en seras… Allons! en marche,
bougre de mufle!
Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, à son tour,
venait de paraître, éblouie dans le clair soleil, effarée de
tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cassées
des cent deux échelles, les paumes saignantes, elle
soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s’élança, la
main haute.
—Ah! salope, toi aussi!… Quand ta mère crève de faim, tu
la trahis pour ton maquereau!
Maheu retint le bras, empêcha la gifle. Mais il secouait sa
fille, il s’enrageait comme sa femme à lui reprocher sa
conduite, tous les deux perdant la tête, criant plus fort que
les camarades.
La vue de Catherine avait achevé d’exaspérer Étienne. Il
répétait:
—En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale
cochon!
Chaval eut à peine le temps de reprendre ses sabots à la
baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses épaules
glacées. Tous l’entraînaient, le forçaient à galoper au milieu
d’eux. Éperdue, Catherine remettait également ses sabots,
boutonnait à son cou la vieille veste d’homme dont elle se
couvrait depuis le froid; et elle courut derrière son galant,
elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien
sûr.
Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui
avait trouvé une corne d’appel, soufflait, poussait des sons
rauques, comme s’il avait rassemblé des boeufs. Les
femmes, la Brûlé, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs
jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache à la
main, la manoeuvrait ainsi qu’une canne de tambour-major.
D’autres camarades arrivaient toujours, on était près de
mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un
torrent débordé. La voie de sortie était trop étroite, des
palissades furent rompues.
—Aux fosses! à bas les traîtres! plus de travail!
Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. Pas
un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre
des porions, et tout seul, défendant du geste qu’on le suivît,
il visita la fosse. Il était pâle, très calme. D’abord, il s’arrêta
devant le puits, leva les yeux, regarda les câbles coupés:
les bouts d’acier pendaient inutiles, la morsure de la lime
avait laissé une blessure vive, une plaie fraîche qui luisait
dans le noir des graisses. Ensuite, il monta à la machine,
en contempla la bielle immobile, pareille à l’articulation d’un
membre colossal frappé de paralysie, en toucha le métal
refroidi déjà, dont le froid lui donna un frisson, comme s’il
avait touché un mort. Puis, il descendit aux chaudières,
marcha lentement devant les foyers éteints, béants et
inondés, tapa du pied sur les générateurs qui sonnèrent le
vide. Allons! c’était bien fini, sa ruine s’achevait. Même s’il
raccommodait les câbles, s’il rallumait les feux, où
trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de grève, il
était en faillite. Et, dans cette certitude de son désastre, il
n’avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il
sentait la complicité de tous, une faute générale, séculaire.
Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient
pas lire et qui crevaient de faim.
IV
Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée,
sous le pâle soleil d’hiver, s’en allait, débordait de la route,
au travers des champs de betteraves.
Dès la Fourche-aux-Boeufs, Étienne en avait pris le
commandement. Sans qu’on s’arrêtât, il criait des ordres, il
organisait la marche. Jeanlin, en tête, galopait en sonnant
dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers
rangs, les femmes s’avançaient, quelques-unes armées de
bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui
semblaient chercher au loin la cité de justice promise; la
Brûlé, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs
jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis
pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait
bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et
les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en
une queue qui s’élargissait, hérissée de barres de fer,
dominée par l’unique hache de Levaque, dont le tranchant
miroitait au soleil. Étienne, au centre, ne perdait pas de vue
Chaval, qu’il forçait à marcher devant lui; tandis que Maheu,
derrière, l’air sombre, lançait des coups d’oeil sur
Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s’obstinant
à trotter près de son amant, pour qu’on ne lui fît pas du mal.
Des têtes nues s’échevelaient au grand air, on n’entendait
que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail
lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin.
Mais, tout de suite, un nouveau cri s’éleva.
—Du pain! du pain! du pain!
Il était midi, la faim des six semaines de grève s’éveillait
dans les ventres vides, fouettée par cette course en plein
champ. Les croûtes rares du matin, les quelques
châtaignes de la Mouquette, étaient loin déjà; et les
estomacs criaient, et cette souffrance s’ajoutait à la rage
contre les traîtres.
—Aux fosses! plus de travail! du pain!
Étienne, qui avait refusé de manger sa part, au coron,
éprouvait dans la poitrine une sensation insupportable
d’arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d’un geste
machinal, il prenait sa gourde de temps à autre, il avalait
une gorgée de genièvre, si frissonnant, qu’il croyait avoir
besoin de ça pour aller jusqu’au bout. Ses joues
s’échauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il
gardait sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles.
Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de
Vandame, qui s’était joint à la bande par vengeance contre
son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant:
—A Gaston-Marie! faut arrêter la pompe! faut que les eaux
démolissent
Jean-Bart!
La foule entraînée tournait déjà, malgré les protestations
d’Étienne, qui les suppliait de laisser épuiser les eaux. A
quoi bon détruire les galeries? cela révoltait son coeur
d’ouvrier, malgré son ressentiment. Maheu, lui aussi,
trouvait injuste de s’en prendre à une machine. Mais le
haveur lançait toujours son cri de vengeance, et il fallut
qu’Étienne criât plus fort:
—A Mirou! il y a des traîtres au fond!… A Mirou! à Mirou!
D’un geste, il avait refoulé la bande sur le chemin de
gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tête, soufflait plus
fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour
cette fois, était sauvé.
Et les quatre kilomètres qui les séparaient de Mirou furent
franchis en une demi-heure, presque au pas de course, à
travers la plaine interminable. Le canal, de ce côté, la
coupait d’un long ruban de glace. Seuls, les arbres
dépouillés des berges, changés par la gelée en
candélabres géants, en rompaient l’uniformité plate,
prolongée et perdue dans le ciel de l’horizon, comme dans
une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et
Marchiennes, c’était l’immensité nue.
Ils arrivaient à la fosse, lorsqu’ils virent un porion se planter
sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous
connaissaient bien le père Quandieu, le doyen des porions
de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui
allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle
santé dans les mines.
—Qu’est-ce que vous venez fiche par ici, tas de
galvaudeux?
cria-t-il.
La bande s’arrêta. Ce n’était plus un patron, c’était un
camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier.
—Il y a des hommes au fond, dit Étienne. Fais-les sortir.
—Oui, il y a des hommes, reprit le père Quandieu, il y en a
bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous,
méchants bougres!… Mais je vous préviens qu’il n’en
sortira pas un, ou que vous aurez affaire à moi!
Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les
femmes avancèrent. Vivement descendu de la passerelle,
le porion barrait la porte, maintenant.
Alors, Maheu voulut intervenir.
—Vieux, c’est notre droit, comment arriverons-nous à ce
que la grève soit générale, si nous ne forçons pas les
camarades à être avec nous?
Le vieux demeura un moment muet. Évidemment, son
ignorance en matière de coalition égalait celle du haveur.
Enfin, il répondit:
—C’est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais
que la consigne… Je suis seul, ici. Les hommes sont au
fond pour jusqu’à trois heures, et ils y resteront jusqu’à trois
heures.
Les derniers mots se perdirent dans des huées. On le
menaçait du poing, déjà les femmes l’assourdissaient, lui
soufflaient leur haleine chaude à la face. Mais il tenait bon,
la tête haute, avec sa barbiche et ses cheveux d’un blanc
de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu’on
l’entendait distinctement, par-dessus le vacarme.
—Nom de Dieu! vous ne passerez pas!… Aussi vrai que le
soleil nous éclaire, j’aime mieux crever que de laisser
toucher aux câbles… Ne poussez donc plus, je me fous
dans le puits devant vous!
Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. Lui,
continuait:
—Quel est le cochon qui ne comprend pas ça?… Moi, je
ne suis qu’un ouvrier comme vous autres. On m’a dit de
garder, je garde.
Et son intelligence n’allait pas plus loin, au père Quandieu,
raidi dans son entêtement du devoir militaire, le crâne
étroit, l’oeil éteint par la tristesse noire d’un demi-siècle de
fond. Les camarades le regardaient, remués, ayant
quelque part en eux l’écho de ce qu’il leur disait, cette
obéissance du soldat, la fraternité et la résignation dans le
danger. Il crut qu’ils hésitaient encore, il répéta:
—Je me fous dans le puits devant vous!
Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient
tourné le dos, la galopade reprenait sur la route droite,
filant à l’infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris
s’élevaient:
—A Madeleine! à Crèvecoeur! plus de travail! du pain, du
pain!
Mais, au centre, dans l’élan de la marche, une bousculade
avait lieu. C’était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter
de l’histoire pour s’échapper. Étienne venait de l’empoigner
par un bras, en menaçant de lui casser les reins, s’il
méditait quelque traîtrise. Et l’autre se débattait, protestait
rageusement:
—Pourquoi tout ça? est-ce qu’on n’est plus libre?… Moi, je
gèle depuis une heure, j’ai besoin de me débarbouiller.
Lâche-moi!
Il souffrait en effet du charbon collé à sa peau par la sueur,
et son tricot ne le protégeait guère.
—File, ou c’est nous qui te débarbouillerons, répondait
Étienne.
Fallait pas renchérir en demandant du sang.
On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine,
qui tenait bon. Cela le désespérait, de la sentir près de lui,
si misérable, grelottante sous sa vieille veste d’homme,
avec sa culotte boueuse. Elle devait être morte de fatigue,
elle courait tout de même pourtant.
—Tu peux t’en aller, toi, dit-il enfin.
Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant
ceux d’Étienne, avaient eu seulement une courte flamme de
reproche. Et elle ne s’arrêtait point. Pourquoi voulait-il
qu’elle abandonnât son homme? Chaval n’était guère
gentil, bien sûr; même il la battait, des fois. Mais c’était son
homme, celui qui l’avait eue le premier; et cela l’enrageait
qu’on se jetât à plus de mille contre lui. Elle l’aurait défendu,
sans tendresse, pour l’orgueil.
—Va-t’en! répéta violemment Maheu.
Cet ordre de son père ralentit un instant sa course. Elle
tremblait, des larmes gonflaient ses paupières. Puis,
malgré sa peur, elle revint, elle reprit sa place, toujours
courant. Alors, on la laissa.
La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle
de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce côté, des
cheminées d’usine rayaient l’horizon plat, des hangars de
bois, des ateliers de briques, aux larges baies
poussiéreuses, défilaient le long du pavé. On passa coup
sur coup près des maisons basses de deux corons, celui
des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et,
de chacun, à l’appel de la corne, à la clameur jetée par
toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes,
des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant à
la queue des camarades. Quand on arriva devant
Madeleine, on était bien quinze cents. La route dévalait en
pente douce, le flot grondant des grévistes dut tourner le
terri, avant de se répandre sur le carreau de la mine.
A ce moment, il n’était guère plus de deux heures. Mais les
porions, avertis, venaient de hâter la remonte; et, comme la
bande arrivait, la sortie s’achevait, il restait au fond une
vingtaine d’hommes, qui débarquèrent de la cage. Ils
s’enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. Deux
furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste.
Cette chasse à l’homme sauva le matériel, on ne toucha ni
aux câbles ni aux chaudières. Déjà le flot s’éloignait, roulait
sur la fosse voisine.
Celle-ci, Crèvecoeur, ne se trouvait qu’à cinq cents mètres
de Madeleine. Là, également, la bande tomba au milieu de
la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettée par les
femmes, la culotte fendue, les fesses à l’air, devant les
hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des
haveurs se sauvèrent, les côtes bleues de coups, le nez en
sang. Et, dans cette férocité croissante, dans cet ancien
besoin de revanche dont la folie détraquait toutes les têtes,
les cris continuaient, s’étranglaient, la mort des traîtres, la
haine du travail mal payé, le rugissement du ventre voulant
du pain. On se mit à couper les câbles, mais la lime ne
mordait pas, c’était trop long, maintenant qu’on avait la
fièvre d’aller en avant, toujours en avant. Aux chaudières, un
robinet fut cassé; tandis que l’eau, jetée à pleins seaux
dans les foyers, faisait éclater les grilles de fonte.
Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette
fosse était la mieux disciplinée, la grève ne l’avait pas
atteinte, près de sept cents hommes devaient y être
descendus; et cela exaspérait, on les attendrait à coups de
trique, en bataille rangée, pour voir un peu qui resterait par
terre. Mais la rumeur courut qu’il y avait des gendarmes à
Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s’était
moqué. Comment le savait-on? personne ne pouvait le
dire. N’importe! la peur les prenait, ils se décidèrent pour
Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se
retrouvèrent sur la route, claquant des sabots, se ruant: à
Feutry-Cantel! à Feutry-Cantel! les lâches y étaient bien
encore quatre cents, on allait rire! Située à trois kilomètres,
la fosse se cachait dans un pli de terrain, près de la
Scarpe. Déjà, l’on montait la pente des Plâtrières, au-delà
du chemin de Beaugnies, lorsqu’une voix, demeurée
inconnue, lança l’idée que les dragons étaient peut-être là-
bas, à Feutry-Cantel. Alors, d’un bout à l’autre de la
colonne, on répéta que les dragons y étaient. Une
hésitation ralentit la marche, la panique peu à peu soufflait,
dans ce pays endormi par le chômage, qu’ils battaient
depuis des heures. Pourquoi n’avaient-ils pas buté contre
des soldats? Cette impunité les troublait, à la pensée de la
répression qu’ils sentaient venir.
Sans qu’on sût d’où il partait, un nouveau mot d’ordre les
lança sur une autre fosse.
—A la Victoire! à la Victoire!
Il n’y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire? On
l’ignorait. Tous semblaient rassurés. Et, faisant volte-face,
ils descendirent du côté de Beaumont, ils coupèrent à
travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie
du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversèrent
en renversant les clôtures. Maintenant, ils se rapprochaient
de Montsou, l’ondulation lente des terrains s’abaissait,
élargissait la mer des pièces de betteraves, très loin,
jusqu’aux maisons noires de Marchiennes.
C’était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres.
Un élan tel les charriait, qu’ils ne sentaient pas la fatigue
atroce, leurs pieds brisés et meurtris. Toujours la queue
s’allongeait, s’augmentait des camarades racolés en
chemin, dans les corons. Quand ils eurent passé le canal
au pont Magache, et qu’ils se présentèrent devant la
Victoire, ils étaient deux mille. Mais trois heures avaient
sonné, la sortie était faite, plus un homme ne restait au
fond. Leur déception s’exhala en menaces vaines, ils ne
purent que recevoir à coups de briques cassées les
ouvriers de la coupe à terre, qui arrivaient prendre leur
service. Il y eut une débandade, la fosse déserte leur
appartint. Et, dans leur rage de n’avoir pas une face de
traître à gifler, ils s’attaquèrent aux choses. Une poche de
rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie
lentement. Des années et des années de faim les
torturaient d’une fringale de massacre et de destruction.
Derrière un hangar, Étienne aperçut des chargeurs qui
remplissaient un tombereau de charbon.
—Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il. Pas un morceau ne
sortira!
Sous ses ordres, une centaine de grévistes accouraient; et
les chargeurs n’eurent que le temps de s’éloigner. Des
hommes dételèrent les chevaux qui s’effarèrent et partirent,
piqués aux cuisses; tandis que d’autres, en renversant le
tombereau, cassaient les brancards.
Levaque, à violents coups de hache, s’était jeté sur les
tréteaux, pour abattre les passerelles. Ils résistaient, et il
eut l’idée d’arracher les rails, de couper la voie, d’un bout à
l’autre du carreau. Bientôt, la bande entière se mit à cette
besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armé
de sa barre de fer, dont il se servait comme d’un levier.
Pendant ce temps, la Brûlé, entraînant les femmes,
envahissait la lampisterie, où les bâtons, à la volée,
couvrirent le sol d’un carnage de lampes. La Maheude,
hors d’elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se
trempèrent d’huile, la Mouquette s’essuyait les mains à son
jupon, en riant d’être si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait
vidé une lampe dans le cou.
Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. Les
ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina
encore:
—Du pain! du pain! du pain!
Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une
cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque était
abandonnée. Quand les femmes revinrent et que les
hommes eurent achevé de défoncer la voie, ils assiégèrent
la cantine, dont les volets cédèrent tout de suite. On n’y
trouva pas de pain, il n’y avait là que deux morceaux de
viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement,
dans le pillage, on découvrit une cinquantaine de bouteilles
de genièvre, qui disparurent comme une goutte d’eau bue
par du sable.
Étienne, ayant vidé sa gourde, put la remplir. Peu à peu,
une ivresse mauvaise, l’ivresse des affamés, ensanglantait
ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses lèvres
pâlies. Et, brusquement, il s’aperçut que Chaval avait filé,
au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on
empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derrière
la provision des bois.
—Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre!
hurlait Étienne. C’est toi, dans la forêt, qui demandais la
grève des machineurs, pour arrêter les pompes, et tu
cherches maintenant à nous chier du poivre!… Eh bien!
nom de Dieu! nous allons retourner à Gaston-Marie, je veux
que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu! tu la casseras!
Il était ivre, il lançait lui-même ses hommes contre cette
pompe, qu’il avait sauvée quelques heures plus tôt.
—A Gaston-Marie! à Gaston-Marie!
Tous l’acclamèrent, se précipitèrent; pendant que Chaval,
saisi aux épaules, entraîné, poussé violemment, demandait
toujours qu’on le laissât se laver.
—Va-t’en donc! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi
avait repris sa course.
Cette fois, elle ne recula même pas, elle leva sur son père
des yeux ardents, et continua de courir.
La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait
sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres
sans cesse élargies. Il était quatre heures, le soleil, qui
baissait à l’horizon, allongeait sur le sol glacé les ombres
de cette horde, aux grands gestes furieux.
On évita Montsou, on retomba plus haut dans la route de
Joiselle; et, pour s’épargner le détour de la Fourche-aux-
Boeufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les
Grégoire, précisément, venaient d’en sortir, ayant à rendre
une visite au notaire, avant d’aller dîner chez les
Hennebeau, où ils devaient retrouver Cécile. La propriété
semblait dormir, avec son avenue de tilleuls déserte, son
potager et son verger dénudés par l’hiver. Rien ne bougeait
dans la maison, dont les fenêtres closes se ternissaient de
la chaude buée intérieure; et, du profond silence, sortait
une impression de bonhomie et de bien-être, la sensation
patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur
sage, où coulait l’existence des propriétaires.
Sans s’arrêter, la bande jetait des regards sombres à
travers les grilles, le long des murs protecteurs, hérissés de
culs de bouteille. Le cri recommença:
—Du pain! du pain! du pain!
Seuls, les chiens répondirent par des abois féroces, une
paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient
debout, la gueule ouverte. Et, derrière une persienne
fermée, il n’y avait que les deux bonnes, Mélanie, la
cuisinière, et Honorine, la femme de chambre, attirées par
ce cri, suant la peur, toutes pâles de voir défiler ces
sauvages. Elles tombèrent à genoux, elles se crurent
mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un
carreau d’une fenêtre voisine. C’était une farce de Jeanlin:
il avait fabriqué une fronde avec un bout de corde, il laissait
en passant un petit bonjour aux Grégoire. Déjà, il s’était
remis à souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin,
avec le cri affaibli:
—Du pain! du pain! du pain!