L’Enfant maudit

L’Enfant maudit

d’ Honoré de Balzac

COMMENT VECUT LA MERE

Par une nuit d’hiver et sur les deux heures du matin, la comtesse Jeanne d’Hérouville éprouva de si vives douleurs que,malgré son inexpérience, elle pressentit un prochain accouchement; et l’instinct qui nous fait espérer le mieux dans un changement de position lui conseilla de se mettre sur son séant, soit pour étudier la nature de souffrances toutes nouvelles,soit pour réfléchir à sa situation. Elle était en proie à de cruelles craintes causées moins par les risques d’un premier accouchement dont s’épouvantent la plupart des femmes, que par les dangers qui attendaient l’enfant. Pour ne pas éveiller son mari couché près d’elle, la pauvre femme prit des précautions qu’une profonde terreur rendait aussi minutieuses que peuvent l’être celles d’un prisonnier qui s’évade. Quoique les douleurs devinssent de plus en plus intenses, elle cessa de les sentir, tant elle concentra ses forces dans la pénible entreprise d’appuyer sur l’oreiller ses deux mains humides, pour faire quitter à son corps endolori la posture où elle se trouvait sans énergie. Au moindre bruissement de l’immense courte-pointe en moire verte sous laquelle elle avait très-peu dormi depuis son mariage, elle s’arrêtait comme si elle eût tinté une cloche. Forcée d’épier le comte, elle partageait son attention entre les plis de la criarde étoffe et une large figure basanée dont la moustache frôlait son épaule. Si quelque respiration par trop bruyante s’exhalait des lèvres de son mari, elle lui inspirait des peurs soudaines qui ravivaient l’éclat du vermillon répandu sur ses joues par sa double angoisse. Le criminel parvenu nuitamment jusqu’à la porte de sa prison et qui tâche de tourner sans bruit dans une impitoyable serrure la clef qu’il a trouvée, n’est pas plus timidement audacieux. Quand la comtesse se vit sur son séant sans avoir réveillé son gardien, elle laissa échapper un geste de joie enfantine où se révélait la touchante naïveté de son caractère&|160;; mais le sourire à demi formé sur ses lèvres enflammées fut promptement réprimé : une pensée vint rembrunir son front pur, et ses longs yeux bleus reprirent leur expression de tristesse. Elle poussa un soupir etreplaça ses mains, non sans de prudentes précautions, sur le fataloreiller conjugal. Puis, comme si pour la première fois depuis sonmariage elle se trouvait libre de ses actions et de ses pensées,elle regarda les choses autour d’elle en tendant le cou par delégers mouvements semblables à ceux d’un oiseau en cage. A la voirainsi, on eût facilement deviné que naguère elle était tout joie ettout folâtrerie&|160;; mais que subitement le destin avaitmoissonné ses premières espérances et changé son ingénue gaieté enmélancolie.

La chambre était une de celles que, de nos jours encore,quelques concierges octogénaires annoncent aux voyageurs quivisitent les vieux châteaux en leur disant : — Voici la chambre deparade où Louis XIII a couché. De belles tapisseries généralementbrunes de ton étaient encadrées de grandes bordures en bois denoyer dont les sculptures délicates avaient été noircies par letemps. Au plafond, les solives formaient des caissons ornésd’arabesques dans le style du siècle précédent, et qui conservaientles couleurs du châtaignier. Ces décorations pleines de teintessévères réfléchissaient si peu la lumière, qu’il était difficile devoir leurs dessins, alors même que le soleil donnait en plein danscette chambre haute d’étage, large et longue. Aussi la lamped’argent posée sur le manteau d’une vaste cheminée l’éclairait-ellealors si faiblement, que sa lueur tremblotante pouvait êtrecomparée à ces étoiles nébuleuses qui, par moments, percent levoile grisâtre d’une nuit d’automne. Les marmousets pressés dans lemarbre de cette cheminée qui faisait face au lit de la comtesse,offraient des figures si grotesquement hideuses, qu’elle n’osait yarrêter ses regards, elle craignait de les voir se remuer oud’entendre un rire éclatant sortir de leurs bouches béantes etcontournées. En ce moment une horrible tempête grondait par cettecheminée qui en redisait les moindres rafales en leur prêtant unsens lugubre, et la largeur de son tuyau la mettait si bien encommunication avec le ciel, que les nombreux tisons du foyeravaient une sorte de respiration, ils brillaient et s’éteignaienttour à tour, au gré du vent. L’écusson de la famille d’Hérouville,sculpté en marbre blanc avec tous ses lambrequins et les figures deses tenants, prêtait l’apparence d’une tombe à cette espèced’édifice qui faisait le pendant du lit, autre monument élevé à lagloire de l’hyménée. Un architecte moderne eût été fort embarrasséde décider si la chambre avait été construite pour le lit, ou lelit pour la chambre. Deux amours qui jouaient sur un ciel de noyerorné de guirlandes auraient pu passer pour des anges, et lescolonnes de même bois qui soutenaient ce dôme présentaient desallégories mythologiques dont l’explication se trouvait égalementdans la Bible ou dans les Métamorphoses d’Ovide. Otez le lit, ceciel aurait également bien couronné dans une église la chaire oules bancs de l’oeuvre. Les époux montaient par trois marches àcette somptueuse couche entourée d’une estrade et décorée de deuxcourtines de moire verte à grands dessins brillants, nommésramages, peut-être parce que les oiseaux qu’ils représentent sontcensés chanter. Les plis de ces immenses rideaux étaient si roides,qu’à la nuit on eût pris cette soie pour un tissu de métal. Sur levelours vert, orné de crépines d’or, qui formait le fond de ce litseigneurial, la superstition des comtes d’Hérouville avait attachéun grand crucifix où leur chapelain plaçait un nouveau buis bénit,en même temps qu’il renouvelait au jour de Pâques fleuries l’eau dubénitier incrusté au bas de la croix.

D’un côté de la cheminée était une armoire de bois précieux etmagnifiquement ouvré, que les jeunes mariées recevaient encore enprovince le jour de leurs noces. Ces vieux bahuts si recherchésaujourd’hui par les antiquaires étaient l’arsenal où les femmespuisaient les trésors de leurs parures aussi riches qu’élégantes.Ils contenaient les dentelles, les corps de jupe, les hauts cols,les robes de prix, les aumônières, les masques, les gants, lesvoiles, toutes les inventions de la coquetterie du seizième siècle.De l’autre côté, pour la symétrie, s’élevait un meuble semblable oùla comtesse mettait ses livres, ses papiers et ses pierreries.D’antiques fauteuils en damas, un grand miroir verdâtre fabriqué àVenise et richement encadré dans une espèce de toilette roulante,achevaient l’ameublement de cette chambre. Le plancher étaitcouvert d’un tapis de Perse dont la richesse attestait lagalanterie du comte. Sur la dernière marche du lit se trouvait unepetite table sur laquelle la femme de chambre servait tous lessoirs, dans une coupe d’argent ou d’or, un breuvage préparé avecdes épices.

Quand nous avons fait quelques pas dans la vie, nous connaissonsla secrète influence exercée par les lieux sur les dispositions del’âme. Pour qui ne s’est-il pas rencontré des instants mauvais oùl’on voit je ne sais quels gages d’espérance dans les choses quinous environnent&|160;? Heureux ou misérable, l’homme prête unephysionomie aux moindres objets avec lesquels il vit&|160;; il lesécoute et les consulte, tant il est naturellement superstitieux. Ence moment, la comtesse promenait ses regards sur tous les meubles,comme s’ils eussent été des êtres&|160;; elle semblait leurdemander secours ou protection&|160;; mais ce luxe sombre luiparaissait inexorable.

Tout à coup la tempête redoubla. La jeune femme n’osa plus rienaugurer de favorable en entendant les menaces du ciel, dont leschangements étaient interprétés à cette époque de crédulité suivantles idées ou les habitudes de chaque esprit. Elle reporta soudainles yeux vers deux croisées en ogive qui étaient au bout de lachambre&|160;; mais la petitesse des vitraux et la multiplicité deslames de plomb ne lui permirent pas de voir l’état du firmament etde reconnaître si la fin du monde approchait, comme le prétendaientquelques moines affamés de donations. Elle aurait facilement pucroire à ces prédictions, car le bruit de la mer irritée, dont lesvagues assaillaient les murs du château, se joignit à la grandevoix de la tempête, et les rochers parurent s’ébranler. Quoique lessouffrances se succédassent toujours plus vives et plus cruelles,la comtesse n’osa pas réveiller son mari&|160;; mais elle enexamina les traits, comme si le désespoir lui avait conseillé d’ychercher une consolation contre tant de sinistres pronostics.

Si les choses étaient tristes autour de la jeune femme, cettefigure, malgré le calme du sommeil, paraissait plus triste encore.Agitée par les flots du vent, la clarté de la lampe qui se mouraitaux bords du lit n’illuminait la tête du comte que par moments, ensorte que les mouvements de la lueur simulaient sur ce visage enrepos les débats d’une pensée orageuse. A peine la comtessefut-elle rassurée en reconnaissant la cause de ce phénomène. Chaquefois qu’un coup de vent projetait la lumière sur cette grandefigure en ombrant les nombreuses callosités qui la caractérisaient,il lui semblait que son mari allait fixer sur elle deux yeux d’uneinsoutenable rigueur. Implacable comme la guerre que se faisaientalors l’Eglise et le Calvinisme, le front du comte était encoremenaçant pendant le sommeil&|160;; de nombreux sillons produits parles émotions d’une vie guerrière y imprimaient une vagueressemblance avec ces pierres vermiculées qui ornent les monumentsde ce temps&|160;; pareils aux mousses blanches des vieux chênes,des cheveux gris avant le temps l’entouraient sans grâce, etl’intolérance religieuse y montrait ses brutalités passionnées. Laforme d’un nez aquilin qui ressemblait au bec d’un oiseau de proie,les contours noirs et plissés d’un oeil jaune, les os saillantsd’un visage creusé, la rigidité des rides profondes, le dédainmarqué dans la lèvre inférieure, tout indiquait une ambition, undespotisme, une force d’autant plus à craindre que l’étroitesse ducrâne trahissait un défaut absolu d’esprit et du courage sansgénérosité. Ce visage était horriblement défiguré par une largebalafre transversale dont la couture figurait une seconde bouchedans la joue droite. A l’âge de trente-trois ans, le comte, jalouxde s’illustrer dans la malheureuse guerre de religion dont lesignal fut donné par la Saint-Barthélemi, avait été grièvementblessé au siége de la Rochelle. La malencontre de sa blessure, pourparler le langage du temps, augmenta sa haine contre ceux de laReligion&|160;; mais, par une disposition assez naturelle, ilenveloppa aussi les hommes à belles figures dans son antipathie.Avant cette catastrophe, il était déjà si laid qu’aucune damen’avait voulu recevoir ses hommages. La seule passion de sajeunesse fut une femme célèbre nommée la Belle Romaine. La défianceque lui donna sa nouvelle disgrâce le rendit susceptible au pointde ne plus croire qu’il pût inspirer une passion véritable&|160;;et son caractère devint si sauvage, que s’il eut des succès engalanterie, il les dut à la frayeur inspirée par ses cruautés. Lamain gauche, que ce terrible catholique avait hors du lit, achevaitde peindre son caractère. Etendue de manière à garder la comtessecomme un avare garde son trésor, cette main énorme était couvertede poils si abondants, elle offrait un lacis de veines et demuscles si saillants, qu’elle ressemblait à quelque branche dehêtre entourée par les tiges d’un lierre jauni. En contemplant lafigure du comte, un enfant aurait reconnu l’un de ces ogres dontles terribles histoires leur sont racontées par les nourrices. Ilsuffisait de voir la largeur et la longueur de la place que lecomte occupait dans le lit pour deviner ses proportionsgigantesques. Ses gros sourcils grisonnants lui cachaient lespaupières de manière à rehausser la clarté de son oeil où éclataitla férocité lumineuse de celui d’un loup au guet dans la feuillée.Sous son nez de lion, deux larges moustaches peu soignées, car ilméprisait singulièrement la toilette, ne permettaient pasd’apercevoir la lèvre supérieure. Heureusement pour la comtesse, lalarge bouche de son mari était muette en ce moment, car les plusdoux sons de cette voix rauque la faisaient frissonner. Quoique lecomte d’Hérouville eût à peine cinquante ans, au premier abord onpouvait lui en donner soixante, tant les fatigues de la guerre,sans altérer sa constitution robuste, avaient outragé saphysionomie&|160;; mais il se souciait fort peu de passer pour unmignon.

La comtesse, qui atteignait à sa dix-huitième année, formaitauprès de cette immense figure un contraste pénible à voir. Elleétait blanche et svelte. Ses cheveux châtains, mélangés de teintesd’or, se jouaient sur son cou comme des nuages de bistre etdécoupaient un de ces visages délicats trouvés par Carlo Dolci pourses madones au teint d’ivoire, qui semblent près d’expirer sous lesatteintes de la douleur physique. Vous eussiez dit de l’apparitiond’un ange chargé d’adoucir les volontés du comte d’Hérouville.

— Non, il ne nous tuera pas, s’écria-t-elle mentalement aprèsavoir longtemps contemplé son mari. N’est-il pas franc, noble,courageux et fidèle à sa parole&|160;?… Fidèle à sa parole&|160;?En reproduisant cette phrase par la pensée, elle tressaillitviolemment et resta comme stupide.

Pour comprendre l’horreur de la situation où se trouvait lacomtesse, il est nécessaire d’ajouter que cette scène nocturneavait lieu en 1591, époque à laquelle la guerre civile régnait enFrance, et où les lois étaient sans vigueur. Les excès de la Ligue,opposée à l’avénement de Henri IV, surpassaient toutes lescalamités des guerres de religion. La licence devint même alors sigrande que personne n’était surpris de voir un grand seigneurfaisant tuer son ennemi publiquement, en plein jour. Lorsqu’uneexpédition militaire dirigée dans un intérêt privé était conduiteau nom de la Ligue ou du Roi, elle obtenait des deux parts les plusgrands éloges. Ce fut ainsi que Balagny, un soldat, faillit devenirprince souverain, aux portes de la France. Quant aux meurtrescommis en famille, s’il est permis de se servir de cetteexpression, on ne s’en souciait pas plus, dit un contemporain, qued’une gerbe de feurre, à moins qu’ils n’eussent été accompagnés decirconstances par trop cruelles. Quelque temps avant la mort duroi, une dame de la cour assassina un gentilhomme qui avait tenusur elle des discours malséants. L’un des mignons de Henri III luidit : — Elle l’a, vive Dieu&|160;! sire, fort jolimentdagué&|160;!

Par la rigueur de ses exécutions, le comte d’Hérouville, un desplus emportés royalistes de Normandie, maintenait sous l’obéissancede Henri IV toute la partie de cette province qui avoisine laBretagne. Chef de l’une des plus riches familles de France, ilavait considérablement augmenté le revenu de ses nombreuses terresen épousant, sept mois avant la nuit pendant laquelle commencecette histoire, Jeanne de Saint-Savin, jeune demoiselle qui, par unhasard assez commun dans ces temps où les gens mouraient dru commemouches, avait subitement réuni sur sa tête les biens des deuxbranches de la maison de Saint-Savin. La nécessité, la terreur,furent les seuls témoins de cette union. Dans un repas donné, deuxmois après, par la ville de Bayeux au comte et à la comtessed’Hérouville à l’occasion de leur mariage, il s’éleva unediscussion qui, par cette époque d’ignorance, fut trouvée fortsaugrenue&|160;; elle était relative à la prétendue légitimité desenfants venant au monde dix mois après la mort du mari, ou septmois après la première nuit des noces. — Madame, dit brutalement lecomte à sa femme, quant à me donner un enfant dix mois après mamort, je n’y peux. Mais pour votre début, n’accouchez pas à septmois. — Que ferais-tu donc, vieil ours&|160;? demanda le jeunemarquis de Verneuil pensant que le comte voulait plaisanter. — Jetordrais fort proprement le col à la mère et à l’enfant. Uneréponse si péremptoire servit de clôture à cette discussionimprudemment élevée par un seigneur bas-normand. Les convivesgardèrent le silence en contemplant avec une sorte de terreur lajolie comtesse d’Hérouville. Tous étaient persuadés que dansl’occurrence ce farouche seigneur exécuterait sa menace.

La parole du comte retentit dans le sein de la jeune femme alorsenceinte&|160;; à l’instant même, un de ces pressentiments quisillonnent l’âme comme un éclair de l’avenir l’avertit qu’elleaccoucherait à sept mois. Une chaleur intérieure enveloppa la jeunefemme de la tête aux pieds, en concentrant la vie au coeur avectant de violence qu’elle se sentit extérieurement comme dans unbain de glace. Depuis lors, il ne se passa pas un jour sans que cemouvement de terreur secrète n’arrêtât les élans les plus innocentsde son âme. Le souvenir du regard et de l’inflexion de voix parlesquels le comte accompagna son arrêt, glaçait encore le sang dela comtesse et faisait taire ses douleurs, lorsque, penchée surcette tête endormie, elle voulait y trouver durant le sommeil lesindices d’une pitié qu’elle y cherchait vainement pendant laveille. Cet enfant menacé de mort avant de naître, lui demandant lejour par un mouvement vigoureux, elle s’écria d’une voix quiressemblait à un soupir : — Pauvre petit&|160;! Elle n’achevapoint, il y a des idées qu’une mère ne supporte pas. Incapable deraisonner en ce moment, la comtesse fut comme étouffée par uneangoisse qui lui était inconnue. Deux larmes échappées de ses yeuxroulèrent lentement le long de ses joues, y tracèrent deux lignesbrillantes, et restèrent suspendues au bas de son blanc visage,semblables à deux gouttes de rosée sur un lis. Quel savant oseraitprendre sur lui de dire que l’enfant reste sur un terrain neutre oùles émotions de la mère ne pénètrent pas, pendant ces heures oùl’âme embrasse le corps et y communique ses impressions, où lapensée infiltre au sang des baumes réparateurs ou des fluidesvénéneux&|160;? Cette terreur qui agitait l’arbre troubla-t-elle lefruit&|160;? Ce mot : Pauvre petit&|160;! fut-il un arrêt dicté parune vision de son avenir&|160;? Le tressaillement de la mère futbien énergique, et son regard fut bien perçant&|160;!

La sanglante réponse échappée au comte était un anneau quirattachait mystérieusement le passé de sa femme à cet accouchementprématuré. Ces odieux soupçons, si publiquement exprimés, avaientjeté dans les souvenirs de la comtesse la terreur qui retentissaitjusque dans l’avenir. Depuis ce fatal gala, elle chassait, avecautant de crainte qu’une autre femme aurait pris de plaisir à lesévoquer, mille tableaux épars que sa vive imagination lui dessinaitsouvent malgré ses efforts. Elle se refusait à l’émouvantecontemplation des heureux jours où son coeur était libre d’aimer.Semblables aux mélodies du pays natal qui font pleurer les bannis,ces souvenirs lui retraçaient des sensations si délicieuses, que sajeune conscience les lui reprochait comme autant de crimes, et s’enservait pour rendre plus terrible encore la promesse du comte : làétait le secret de l’horreur qui oppressait la comtesse.

Les figures endormies possèdent une espèce de suavité due aurepos parfait du corps et de l’intelligence&|160;; mais quoique cecalme changeât peu la dure expression des traits du comte,l’illusion offre aux malheureux de si attrayants mirages, que lajeune femme finit par trouver un espoir dans cette tranquillité. Latempête qui déchaînait alors des torrents de pluie ne fit plusentendre qu’un mugissement mélancolique&|160;; ses craintes et sesdouleurs lui laissèrent également un moment de répit. Encontemplant l’homme auquel sa vie était liée, la comtesse se laissadonc entraîner dans une rêverie dont la douceur fut si enivrante,qu’elle n’eut pas la force d’en rompre le charme. En un instant,par une de ces visions qui participent de la puissance divine, ellefit passer devant elle les rapides images d’un bonheur perdu sansretour.

Jeanne aperçut d’abord faiblement, et comme dans la lointainelumière de l’aurore, le modeste château où son insouciante enfances’écoula : ce fut bien la pelouse verte, le ruisseau frais, lapetite chambre, théâtre de ses premiers jeux. Elle se vit cueillantdes fleurs, les plantant, et ne devinant pas pourquoi toutes sefanaient sans grandir, malgré sa constance à les arroser. Bientôtapparut confusément encore la ville immense et le grand hôtelnoirci par le temps où sa mère la conduisit à l’âge de sept ans. Sarailleuse mémoire lui montra les vieilles têtes des maîtres qui latourmentèrent. A travers un torrent de mots espagnols ou italiens,en répétant en son âme des romances aux sons d’un joli rebec, ellese rappela la personne de son père. Au retour du Palais, elleallait au-devant du Président, elle le regardait descendant de samule à son montoir, lui prenait la main pour gravir avec luil’escalier, et par son babil chassait les soucis judiciaires qu’ilne dépouillait pas toujours avec la robe noire ou rouge dont, parespièglerie, la fourrure blanche mélangée de noir tomba sous sesciseaux. Elle ne jeta qu’un regard sur le confesseur de sa tante,la supérieure des Clarisses, homme rigide et fanatique, chargé del’initier aux mystères de la religion. Endurci par les sévéritésque nécessitait l’hérésie, ce vieux prêtre secouait à tout proposles chaînes de l’enfer, ne parlait que des vengeances célestes, etla rendait craintive en lui persuadant qu’elle était toujours enprésence de Dieu. Devenue timide, elle n’osait lever les yeux, etn’avait plus que du respect pour sa mère, à qui jusqu’alors elleavait fait partager ses folâtreries. Dès ce moment, une religieuseterreur s’emparait de son jeune coeur, quand elle voyait cette mèrebien-aimée arrêtant sur elle ses yeux bleus avec une apparence decolère. Elle se retrouva tout à coup dans sa seconde enfance,époque pendant laquelle elle ne comprit rien encore aux choses dela vie. Elle salua par un regret presque moqueur ces jours où toutson bonheur fut de travailler avec sa mère dans un petit salon detapisserie, de prier dans une grande église, de chanter une romanceen s’accompagnant du rebec, de lire en cachette un livre dechevalerie, déchirer une fleur par curiosité, découvrir quelsprésents lui ferait son père à la fête du bienheureux saint Jean,et chercher le sens des paroles qu’on n’achevait pas devant elle.Aussitôt elle effaça par une pensée, comme on efface un motcrayonné sur un album, les enfantines joies que, pendant ce momentoù elle ne souffrait pas, son imagination venait de lui choisirparmi tous les tableaux que les seize premières années de sa viepouvaient lui offrir. La grâce de cet océan limpide fut bientôtéclipsée par l’éclat d’un plus frais souvenir, quoique orageux. Lajoyeuse paix de son enfance lui apportait moins de douceur qu’unseul des troubles semés dans les deux dernières années de sa vie,années riches en trésors pour toujours ensevelis dans son coeur. Lacomtesse arriva soudain à cette ravissante matinée où, précisémentau fond du grand parloir en bois de chêne sculpté qui servait desalle à manger, elle vit son beau cousin pour la première fois.Effrayée par les séditions de Paris, la famille de sa mère envoyaità Rouen ce jeune courtisan, dans l’espérance qu’il s’y formeraitaux devoirs de la magistrature auprès de son grand-oncle, de qui lacharge lui serait transmise quelque jour. La comtesse souritinvolontairement en songeant à la vivacité avec laquelle elles’était retirée en reconnaissant ce parent attendu qu’elle neconnaissait pas. Malgré sa promptitude à ouvrir et fermer la porte,son coup d’oeil avait mis dans son âme une si vigoureuse empreintede cette scène, qu’en ce moment il lui semblait encore le voir telqu’il se produisit en se retournant. Elle n’avait alors admiré qu’àla dérobée le goût et le luxe répandus sur des vêtements faits àParis&|160;; mais, aujourd’hui plus hardie dans son souvenir, sonoeil allait librement du manteau en velours violet brodé d’or etdoublé de satin, aux ferrons qui garnissaient les bottines, et desjolies losanges crevées du pourpoint et du haut-de-chausse, à lariche collerette rabattue qui laissait voir un cou frais aussiblanc que la dentelle. Elle flattait avec la main une figurecaractérisée par deux petites moustaches relevées en pointe, et parune royale pareille à l’une des queues d’hermine se- mées surl’épitoge de son père. Au milieu du silence et de la nuit, les yeuxfixés sur les courtines de moire qu’elle ne voyait plus, oubliantet l’orage et son mari, la comtesse osa se rappeler comment, aprèsbien des jours qui lui semblèrent aussi longs que des années, tantpleins ils furent, le jardin entouré de vieux murs noirs et le noirhôtel de son père lui parurent dorés et lumineux. Elle aimait, elleétait aimée&|160;! Comment, craignant les regards sévères de samère, elle s’était glissée un matin dans le cabinet de son pèrepour lui faire ses jeunes confidences, après s’être assise sur luiet s’être permis des espiègleries qui avaient attiré le sourire auxlèvres de l’éloquent magistrat, sourire qu’elle attendait pour luidire : « — Me gronderez-vous, si je vous dis quelque chose&|160;? »Elle croyait entendre encore son père lui disant après uninterrogatoire où, pour la première fois, elle parlait de son amour: « — Eh&|160;! bien, mon enfant, nous verrons. S’il étudie bien,s’il veut me succéder, s’il continue à te plaire, je me mettrai deta conspiration&|160;! » Elle n’avait plus rien écouté, elle avaitbaisé son père et renversé les paperasses pour courir au grandtilleul où, tous les matins avant le lever de sa redoutable mère,elle rencontrait le gentil George de Chaverny&|160;! Le courtisanpromettait de dévorer les lois et les coutumes, il quittait lesriches ajustements de la noblesse d’épée pour prendre le sévèrecostume des magistrats. « — Je t’aime bien mieux vêtu de noir, »lui disait-elle. Elle mentait, mais ce mensonge avait rendu sonbien-aimé moins triste d’avoir jeté la dague aux champs. Lesouvenir des ruses employées pour tromper sa mère dont la sévéritésemblait grande, lui rendirent les joies fécondes d’un amourinnocent, permis et partagé. C’était quelque rendez-vous sous lestilleuls, où la parole était plus libre sans témoins&|160;; lesfurtives étreintes et les baisers surpris, enfin tous les naïfsà-comptes de la passion qui ne dépasse point les bornes de lamodestie. Revivant comme en songe dans ces délicieuses journées oùelle s’accusait d’avoir eu trop de bonheur, elle osa baiser dans levide cette jeune figure aux regards enflammés, et cette bouchevermeille qui lui parla si bien d’amour. Elle avait aimé Chavernypauvre en apparence&|160;; mais combien de trésors n’avait-elle pasdécouverts dans cette âme aussi douce qu’elle était forte&|160;!Tout à coup meurt le président, Chaverny ne lui succède pas, laguerre civile survient flamboyante. Par les soins de leur cousin,elle et sa mère trouvent un asile secret dans une petite ville dela Basse-Norman- die. Bientôt les morts successives de quelquesparents la rendent une des plus riches héritières de France. Avecla médiocrité de fortune s’enfuit le bonheur. La sauvage etterrible figure du comte d’Hérouville qui demande sa main, luiapparaît comme une nuée grosse de foudre qui étend son crêpe surles richesses de la terre jusqu’alors dorée par le soleil. Lapauvre comtesse s’efforce de chasser le souvenir des scènes dedésespoir et de larmes amenées par sa longue résistance. Elle voitconfusément l’incendie de la petite ville, puis Chaverny lehuguenot mis en prison, menacé de mort, et attendant un horriblesupplice. Arrive cette épouvantable soirée où sa mère pâle etmourante se prosterne à ses pieds, Jeanne peut sauver son cousin,elle cède. Il est nuit&|160;; le comte, revenu sanglant du combat,se trouve prêt&|160;; il fait surgir un prêtre, des flambeaux, uneéglise&|160;! Jeanne appartient au malheur. A peine peut-elle direadieu à son beau cousin délivré. « — Chaverny, si tu m’aimes, ne merevois jamais&|160;! » Elle entend le bruit lointain des pas de sonnoble ami qu’elle n’a plus revu&|160;; mais elle garde au fond ducoeur son dernier regard qu’elle retrouve si souvent dans sessonges et qui les lui éclaire. Comme un chat enfermé dans la caged’un lion, la jeune femme craint à chaque heure les griffes dumaître, toujours levées sur elle. La comtesse se fait un crime derevêtir à certains jours, consacrés par quelque plaisir inattendu,la robe que portait la jeune fille au moment où elle vit son amant.Aujourd’hui, pour être heureuse, elle doit oublier le passé, neplus songer à l’avenir.

— Je ne me crois pas coupable, se dit-elle&|160;; mais si je leparais aux yeux du comte, n’est-ce pas comme si je l’étais&|160;?Peut-être le suis-je&|160;! La sainte Vierge n’a-t-elle pas conçusans… Elle s’arrêta.

Pendant ce moment où ses pensées étaient nuageuses, où son âmevoyageait dans le monde des fantaisies, sa naïveté lui fitattribuer au dernier regard, par lequel son amant lui darda toutesa vie, le pouvoir qu’exerça la Visitation de l’ange sur la mère duSauveur. Cette supposition, digne du temps d’innocence auquel sarêverie l’avait reportée, s’évanouit devant le souvenir d’une scèneconjugale plus odieuse que la mort. La pauvre comtesse ne pouvaitplus conserver de doute sur la légitimité de l’enfant qui s’agitaitdans son sein. La première nuit des noces lui apparut dans toutel’horreur de ses supplices, traînant à sa suite bien d’autresnuits, et de plus tristes jours&|160;! — Ah&|160;! pauvreChaverny&|160;! s’écria-t-elle en pleurant, toi si soumis, sigracieux, tu m’as toujours été bienfaisant&|160;!

Elle tourna les yeux sur son mari, comme pour se persuaderencore que cette figure lui promettait une clémence si chèrementachetée. Le comte était éveillé. Ses deux yeux jaunes, aussi clairsque ceux d’un tigre, brillaient sous les touffes de ses sourcils,et jamais son regard n’avait été plus incisif qu’en ce moment. Lacomtesse, épouvantée d’avoir rencontré ce regard, se glissa sous lacourte-pointe et resta sans mouvement.

— Pourquoi pleurez-vous&|160;? demanda le comte en tirantvivement le drap sous lequel sa femme s’était cachée.

Cette voix, toujours effrayante pour elle, eut en ce moment unedouceur factice qui lui sembla de bon augure.

— Je souffre beaucoup, répondit-elle.

— Eh&|160;! bien, ma mignonne, est-ce un crime que desouffrir&|160;? Pourquoi trembler quand je vous regarde&|160;?Hélas&|160;! que faut-il donc faire pour être aimé&|160;? Toutesles rides de son front s’amassèrent entre ses deux sourcils. — Jevous cause toujours de l’effroi, je le vois bien, ajouta-t-il ensoupirant.

Conseillée par l’instinct des caractères faibles, la comtesseinterrompit le comte en jetant quelques gémissements, et s’écria :— Je crains de faire une fausse couche&|160;! J’ai couru sur lesrochers pendant toute la soirée, je me serai sans doute tropfatiguée.

En entendant ces paroles, le sire d’Hérouville jeta sur sa femmeun regard si soupçonneux qu’elle rougit en frissonnant. Il prit lapeur qu’il inspirait à cette naïve créature pour l’expression d’unremords.

— Peut-être est-ce un accouchement véritable qui commence&|160;?demanda-t-il.

— Eh&|160;! bien&|160;? dit-elle.

— Eh&|160;! bien, dans tous les cas, il faut ici un hommehabile, et je vais l’aller chercher.

L’air sombre qui accompagnait ces paroles glaça la comtesse,elle retomba sur le lit en poussant un soupir arraché plutôt par lesentiment de sa destinée que par les angoisses de la criseprochaine. Ce gémissement acheva de prouver au comte lavraisemblance des soupçons qui se réveillaient dans son esprit. Enaffectant un calme que les accents de sa voix, ses gestes et sesregards démentaient, il se leva précipitamment, s’enveloppa d’unerobe qu’il trouva sur un fauteuil, et commença par fermer une portesituée auprès de la cheminée, et par laquelle on passait de lachambre de parade dans les appartements de réception quicommuniquaient à l’escalier d’honneur. En voyant son mari gardercette clef, la comtesse eut le pressentiment d’un malheur&|160;;elle l’entendit ouvrir la porte opposée à celle qu’il venait defermer, et se rendre dans une autre pièce où couchaient les comtesd’Hérouville, quand ils n’honoraient pas leurs femmes de leur noblecompagnie. La comtesse ne connaissait que par ouï-dire ladestination de cette chambre, la jalousie fixait son mari prèsd’elle. Si quelques expéditions militaires l’obligeaient à quitterle lit d’honneur, le comte laissait au château des argus dontl’incessant espionnage accusait ses outrageuses défiances. Malgrél’attention avec laquelle la comtesse s’efforçait d’écouter lemoindre bruit, elle n’entendit plus rien. Le comte était arrivédans une longue galerie contiguë à sa chambre, et qui occupaitl’aile occidentale du château. Le cardinal d’Hérouville, songrand-oncle, amateur passionné des oeuvres de l’imprimerie, y avaitamassé une bibliothèque aussi curieuse par le nombre que par labeauté des volumes, et la prudence lui avait fait pratiquer dansles murs une de ces inventions conseillées par la solitude ou parla peur monastique. Une chaîne d’argent mettait en mouvement, aumoyen de fils invisibles, une sonnette placée au chevet d’unserviteur fidèle. Le comte tira cette chaîne, un écuyer de garde netarda pas à faire retentir du bruit de ses bottes et de ses éperonsles dalles sonores d’une vis en colimaçon contenue dans la hautetourelle qui flanquait l’angle occidental du château du côté de lamer. En entendant monter son serviteur, le comte alla dérouillerles ressorts de fer et les verrous qui défendaient la porte secrètepar laquelle la galerie communiquait avec la tour, et ilintroduisit dans ce sanctuaire de la science un homme d’armes dontl’encolure annonçait un serviteur digne du maître. L’écuyer, àpeine éveillé, semblait avoir marché par instinct&|160;; lalanterne de corne qu’il tenait à la main éclaira si faiblement lalongue galerie, que son maître et lui se dessinèrent dansl’obscurité comme deux fantômes.

— Selle mon cheval de bataille à l’instant même, et tu vasm’accompagner. Cet ordre fut prononcé d’un son de voix profond quiréveilla l’intelligence du serviteur&|160;; il leva les yeux surson maître, et rencontra un regard si perçant, qu’il en reçut commeune se- [Le comte d’Hérouville]

cousse électrique. — Bertrand, ajouta le comte en posant la maindroite sur le bras de l’écuyer, tu quitteras ta cuirasse etprendras les habits d’un capitaine de miquelets.

— Vive Dieu, monseigneur, me déguiser en ligueur&|160;!Excusez-moi, je vous obéirai, mais j’aimerais autant êtrependu.

Flatté dans son fanatisme, le comte sourit&|160;; mais poureffacer ce rire qui contrastait avec l’expression répandue sur sonvisage, il répondit brusquement : — Choisis dans l’écurie un chevalassez vigoureux pour que tu me puisses suivre. Nous marcheronscomme des balles au sortir de l’arquebuse. Quand je serai prêt,sois-le. Je sonnerai de nouveau.

Bertrand s’inclina en silence et partit&|160;; mais quand il eutdescendu quelques marches, il se dit à lui-même, en entendantsiffler l’ouragan : — Tous les démons sont dehors, jarnidieu&|160;!j’aurais été bien étonné de voir celui-ci rester tranquille. Nousavons surpris Saint-Lô par une tempête semblable.

Le comte trouva dans sa chambre le costume qui lui servaitsouvent pour ses stratagèmes. Après avoir revêtu sa mauvaisecasaque, qui avait l’air d’appartenir à l’un de ces pauvres reîtresdont la solde était si rarement payée par Henri IV, il revint dansla chambre où gémissait sa femme.

— Tâchez de souffrir patiemment, lui dit-il. Je crèverai, s’ille faut, mon cheval, afin de revenir plus vite pour apaiser vosdouleurs.

Ces paroles n’annonçaient rien de funeste, et la comtesseenhardie se préparait à faire une question, lorsque le comte luidemanda tout à coup : — Ne pourriez-vous me dire où sont vosmasques&|160;?

— Mes masques, répondit-elle. Bon Dieu&|160;! qu’en voulez-vousfaire&|160;?

— Où sont vos masques&|160;? répéta-t-il avec sa violenceordinaire.

— Dans le bahut, dit-elle.

La comtesse ne put s’empêcher de frémir en voyant son marichoisir dans ses masques un touret de nez, dont l’usage était aussinaturel aux dames de cette époque, que l’est celui des gants auxfemmes d’aujourd’hui. Le comte devint entièrement méconnaissablequand il eut mis sur sa tête un mauvais chapeau de feutre gris ornéd’une vieille plume de coq toute cassée. Il serra autour de sesreins un large ceinturon de cuir dans la gaîne duquel il passa unedague qu’il ne portait pas habituellement. Ces misérables vêtementslui donnèrent un aspect si effrayant, et il s’avança vers le litpar un mouvement si étrange, que la comtesse crut sa dernière heurearrivée.

— Ah&|160;! ne nous tuez pas, s’écria-t-elle, laissez-moi monenfant, et je vous aimerai bien.

— Vous vous sentez donc bien coupable pour m’offrir comme unerançon de vos fautes l’amour que vous me devez&|160;?

La voix du comte eut un son lugubre sous le velours&|160;; sesamères paroles furent accompagnées d’un regard qui eut la pesanteurdu plomb et anéantit la comtesse en tombant sur elle.

— Mon Dieu, s’écria-t-elle douloureusement, l’innocenceserait-elle donc funeste&|160;?

— Il ne s’agit pas de votre mort, lui répondit son maître ensortant de la rêverie où il était tombé, mais de faire exactement,et pour l’amour de moi, ce que je réclame en ce moment de vous. Iljeta sur le lit un des deux masques qu’il tenait, et sourit depitié en voyant le geste de frayeur involontaire qu’arrachait à safemme le choc si loger du velours noir. — Vous ne me ferez qu’unmièvre enfant&|160;! s’écria-t-il. Ayez ce masque sur votre visagelorsque je serai de retour, ajouta-t-il. Je ne veux pas qu’uncroquant puisse se vanter d’avoir vu la comtessed’Hérouville&|160;!

— Pourquoi prendre un homme pour cet office&|160;?demanda-t-elle à voix basse.

— Oh&|160;! oh&|160;! ma mie, ne suis-je pas le maîtreici&|160;? répondit le comte.

— Qu’importe un mystère de plus&|160;! dit la comtesse audésespoir.

Son maître avait disparu, cette exclamation fut sans danger pourelle, car souvent l’oppresseur étend ses mesures aussi loin que vala crainte de l’opprimé. Par un des courts moments de calme quiséparaient les accès de la tempête, la comtesse entendit le pas dedeux chevaux qui semblaient voler à travers les dunes périlleuseset les rochers sur lesquels ce vieux château était assis. Ce bruitfut promptement étouffé par la voix des flots. Bientôt elle setrouva prisonnière dans ce sombre appartement, seule au milieud’une nuit tour à tour silencieuse ou menaçante, et sans secourspour conjurer un malheur qu’elle voyait s’avancer à grands pas. Lacomtesse chercha quelque ruse pour sauver cet enfant conçu dans leslarmes, et déjà devenu toute sa consolation, le principe de sesidées, l’avenir de ses affections, sa seule et frêle espérance.Soutenue par un maternel courage, elle alla prendre le petit cordont se servait son mari pour faire venir ses gens, ouvrit unefenêtre, et tira du cuivre des accents grêles qui se perdirent surla vaste étendue des eaux, comme une bulle lancée dans les airs parun enfant. Elle comprit l’inutilité de cette plainte ignorée deshommes, et se mit à marcher à travers les appartements, en espérantque toutes les issues ne seraient pas fermées. Parvenue à labibliothèque, elle chercha, mais en vain, s’il n’y existerait pasquelque passage secret, elle traversa la longue galerie des livres,atteignit la fenêtre la plus rapprochée de la cour d’honneur duchâteau, fit de nouveau retentir les échos en sonnant du cor, etlutta sans succès avec la voix de l’ouragan. Dans sondécouragement, elle pensait à se confier à l’une de ses femmes,toutes créatures de son mari, lorsqu’en passant dans son oratoireelle vit que le comte avait fermé la porte qui conduisait à leursappartements. Ce fut une horrible découverte. Tant de précautionsprises pour l’isoler annonçaient le désir de procéder sans témoinsà quelque terrible exécution. A mesure que la comtesse perdait toutespoir, les douleurs venaient l’assaillir plus vives, plusardentes. Le pressentiment d’un meurtre possible, joint à lafatigue de ses efforts, lui enleva le reste de ses forces. Elleressemblait au naufragé qui succombe, emporté par une dernière lamemoins furieuse que toutes celles qu’il a vaincues. La douloureuseivresse de l’enfantement ne lui permit plus de compter les heures.Au moment où elle se crut sur le point d’accoucher, seule, sanssecours, et qu’à ses terreurs se joignit la crainte des accidentsauxquels son inexpérience l’exposait, le comte arriva soudain sansqu’elle l’eût entendu venir. Cet homme se trouva là comme un démonréclamant, à l’expiration d’un pacte, l’âme qui lui a étévendue&|160;; il gronda sourdement en voyant le visage de sa femmedécouvert&|160;; mais après l’avoir assez adroitement masquée, ill’emporta dans ses bras et la déposa sur le lit de sa chambre.

L’effroi que cette apparition et cet enlèvement inspirèrent à lacomtesse fit taire un moment ses douleurs, elle put jeter un regardfurtif sur les acteurs de cette scène mystérieuse, et ne reconnutpas Bertrand qui s’était masqué aussi soigneusement que son maître.Après avoir allumé à la hâte quelques bougies dont la clarté semêlait aux premiers rayons du soleil qui rougissait les vitraux, ceserviteur alla s’appuyer à l’angle d’une embrasure de fenêtre. Là,le visage tourné vers le mur, il semblait en mesurer l’épaisseur etse tenait dans une immobilité si complète que vous eussiez ditd’une statue de chevalier. Au milieu de la chambre, la comtesseaperçut un petit homme gras, tout pantois, dont les yeux étaientbandés et dont les traits étaient si bouleversés par la terreur,qu’il lui fut impossible de deviner leur expression habituelle.

— Par la mort-dieu&|160;! monsieur le drôle, dit le comte en luirendant la vue par un mouvement brusque qui fit tomber au cou del’inconnu le bandeau qu’il avait sur les yeux, ne t’avise pas deregarder autre chose que la misérable sur laquelle tu vas exercerta science&|160;; sinon, je te jette dans la rivière qui coule sousces fenêtres après t’avoir mis un collier de diamants qui pèserontplus de cent livres&|160;! Et il tira légèrement sur la poitrine deson auditeur stupéfait la cravate qui avait servi de bandeau. —Examine d’abord si ce n’est qu’une fausse couche&|160;; dans ce casta vie me répondrait de la sienne&|160;; mais si l’enfant estvivant, tu me l’apporteras.

Après cette allocution, le comte saisit par le milieu du corpsle pauvre opérateur, l’enleva comme une plume de la place où ilétait, et le posa devant la comtesse. Le seigneur alla se placer aufond de l’embrasure de la croisée, où il joua du tambour avec sesdoigts sur le vitrage, en portant alternativement ses yeux sur sonserviteur, sur le lit et sur l’Océan, comme s’il eût voulupromettre à l’enfant attendu la mer pour berceau.

L’homme que, par une violence inouïe, le comte et Bertrandvenaient d’arracher au plus doux sommeil qui eût jamais clospaupière humaine, pour l’attacher en croupe sur un cheval qu’il putcroire poursuivi par l’enfer, était un personnage dont laphysionomie peut servir à caractériser celle de cette époque, etdont l’influence se fit d’ailleurs sentir dans la maisond’Hérouville.

Jamais en aucun temps les nobles ne furent moins instruits ensciences naturelles, et jamais l’astrologie judiciaire ne fut plusen honneur, car jamais on ne désira plus vivement connaîtrel’avenir. Cette ignorance et cette curiosité générale avaient amenéla plus grande confusion dans les connaissances humaines&|160;;tout y était pratique personnelle, car les nomenclatures de lathéorie manquaient encore&|160;; l’imprimerie exigeait de grandsfrais, les communications scientifiques avaient peu derapidité&|160;; l’Eglise persécutait encore les sciences toutd’examen qui se basaient sur l’analyse des phénomènes naturels. Lapersécution engendrait le mystère. Donc, pour le peuple comme pourles grands, physicien et alchimiste, mathématicien et astronome,astrologue et nécromancien, étaient six attributs qui seconfondaient en la personne du médecin. Dans ce temps, le médecinsupérieur était soupçonné de cultiver la magie&|160;; tout enguérissant ses malades, il devait tirer des horoscopes. Les princesprotégeaient d’ailleurs ces génies auxquels se révélait l’avenir,ils les logeaient chez eux et les pensionnaient. Le fameuxCorneille Agrippa, venu en France pour être le médecin de Henri II,ne voulut pas, comme le faisait Nostradamus, pronostiquer l’avenir,et il fut congédié par Catherine de Médicis qui le remplaça parCosme Ruggieri. Les hommes supérieurs à leur temps et quitravaillaient aux sciences étaient donc difficilementappréciés&|160;; tous inspiraient la terreur qu’on avait pour lessciences occultes et leurs résultats.

Sans être précisément un de ces fameux mathématiciens, l’hommeenlevé par le comte jouissait en Normandie de la réputationéquivoque attachée à un médecin chargé d’oeuvres ténébreuses. Cethomme était l’espèce de sorcier que les paysans nomment encore,dans plusieurs endroits de la France, un Rebouteur. Ce nomappartenait à quelques génies bruts qui, sans étude apparente, maispar des connaissances héréditaires et souvent par l’effet d’unelongue pratique dont les observations s’accumulaient dans unefamille, reboutaient, c’est-à-dire remettaient les jambes et lesbras cassés, guérissaient bêtes et gens de certaines maladies, etpossédaient des secrets prétendus merveilleux pour le traitementdes cas graves. Non-seulement maître Antoine Beauvouloir, tel étaitle nom du rebouteur, avait eu pour aïeul et pour père deux fameuxpraticiens desquels il tenait d’importantes traditions, mais encoreil était instruit en médecine&|160;; il s’occupait de sciencesnaturelles. Les gens de la campagne voyaient son cabinet plein delivres et de choses étranges qui donnaient à ses succès une teintede magie. Sans passer précisément pour sorcier, Antoine Beauvouloirimprimait, à trente lieues à la ronde, un respect voisin de laterreur aux gens du peuple&|160;; et, chose plus dangereuse pourlui-même, il avait à sa disposition des secrets de vie et de mortqui concernaient les familles nobles du pays. Comme son grand-pèreet son père, il était célèbre par son habileté dans lesaccouchements, avortements et fausses couches. Or, dans ces tempsde désordres, les fautes furent assez fréquentes et les passionsassez mauvaises pour que la haute noblesse se vît obligée d’initiersouvent maître Antoine Beauvouloir à des secrets honteux outerribles. Nécessaire à sa sécurité, sa discrétion était à touteépreuve&|160;; aussi sa clientèle le payait-elle généreusement, ensorte que sa fortune héréditaire s’augmentait beaucoup. Toujours enroute, tantôt surpris comme il venait de l’être par le comte,tantôt obligé de passer plusieurs jours chez quelque grande dame,il ne s’était pas encore marié&|160;; d’ailleurs sa renommée avaitempêché plusieurs filles de l’épouser. Incapable de chercher desconsolations dans les hasards de son métier qui lui conférait tantde pouvoir sur les faiblesses féminines, le pauvre rebouteur sesentait fait pour les joies de la famille, et ne pouvait se lesdonner. Ce bonhomme cachait un excellent coeur sous les apparencestrompeuses d’un caractère gai, en harmonie avec sa figure joufflue,avec ses formes rondes, avec la vivacité de son petit corps gras etla franchise de son parler. Il désirait donc se marier pour avoirune fille qui transportât ses biens à quelque pauvregentilhomme&|160;; car il n’aimait pas son état de rebouteur, etvoulait faire sortir sa famille de la situation où la mettaient lespréjugés du temps. Son caractère s’était d’ailleurs assez bienaccommodé de la joie et des repas qui couronnaient ses principalesopérations. L’habitude d’être partout l’homme le plus importantavait ajouté à sa gaieté constitutive une dose de vanité grave. Sesimpertinences étaient presque toujours bien reçues dans les momentsde crise, où il se plaisait à opérer avec une certaine lenteurmagistrale. De plus, il était curieux comme un rossignol, gourmandcomme un lévrier et bavard comme le sont les diplomates qui parlentsans jamais rien trahir de leurs secrets. A ces défauts près,développés en lui par les aventures multipliées où le jetait saprofession, Antoine Beauvouloir passait pour être le moins mauvaishomme de la Normandie. Quoiqu’il appartînt au petit nombred’esprits supérieurs à leur temps, un bon sens de campagnardnormand lui avait conseillé de tenir cachées ses idées acquises etles vérités qu’il découvrait.

En se trouvant placé par le comte devant une femme en mald’enfant, le rebouteur recouvra toute sa présence d’esprit. Il semit à tâter le pouls de la dame masquée, sans penser aucunement àelle&|160;; mais, à l’aide de ce maintien doctoral, il pouvaitréfléchir et réfléchissait sur sa propre situation. Dans aucune desintrigues honteuses et criminelles où la force l’avait contraintd’agir en instrument aveugle, jamais les précautions n’avaient étégardées avec autant de prudence qu’elles l’étaient dans celle-ci.Quoique sa mort eût été souvent mise en délibération, comme moyend’assurer le succès des entreprises auxquelles il participaitmalgré lui, jamais sa vie n’avait été compromise autant qu’ellel’était en ce moment. Avant tout, il résolut de reconnaître ceuxqui l’employaient, et de s’enquérir ainsi de l’étendue de sondanger afin de pouvoir sauver sa chère personne.

— De quoi s’agit-il&|160;? demanda le rebouteur à voix basse endisposant la comtesse à recevoir les secours de son expérience.

— Ne lui donnez pas l’enfant.

— Parlez haut, dit le comte d’une voix tonnante qui empêchamaître Beauvouloir d’entendre le dernier mot prononcé par lavictime. Sinon, ajouta le seigneur qui déguisait soigneusement savoix, dis ton In manus.

— Plaignez-vous à haute voix, dit le rebouteur à la dame. Criez,jarnidieu&|160;! cet homme a des pierreries qui ne vous iraient pasmieux qu’à moi&|160;! Du courage, ma petite dame&|160;?

— Aie la main légère, cria de nouveau le comte.

— Monsieur est jaloux, répondit l’opérateur d’une petite voixaigre qui fut heureusement couverte par les cris de lacomtesse.

Pour la sûreté de maître Beauvouloir, la nature se montraclémente. Ce fut plutôt un avortement qu’un accouchement, tantl’enfant qui vint était chétif&|160;; aussi causa-t-il peu dedouleurs à sa mère.

— Par le ventre de la sainte Vierge, s’écria le curieuxrebouteur, ce n’est pas une fausse couche&|160;!

Le comte fit trembler le plancher en piétinant de rage, et lacomtesse pinça maître Beauvouloir.

— Ah&|160;! j’y suis, se dit-il à lui-même. — Ce devait doncêtre une fausse couche&|160;? demanda-t-il tout bas à la comtessequi lui répondit par un geste affirmatif, comme si ce geste eût étéle seul langage qui pût exprimer ses pensées. — Tout cela n’est pasencore bien clair, pensa le rebouteur.

Comme tous les gens habiles en son art, l’accoucheurreconnaissait facilement une femme qui en était, disait-il, à sonpremier malheur. Quoique la pudique inexpérience de certains gesteslui révélât la virginité de la comtesse, le malicieux rebouteurs’écria : — Madame accouche comme si elle n’avait jamais fait quecela&|160;!

Le comte dit alors avec un calme plus effrayant que sa colère :— A moi l’enfant.

— Ne le lui donnez pas, au nom de Dieu&|160;! fit la mère dontle cri presque sauvage réveilla dans le coeur du petit homme unecourageuse bonté qui l’attacha, beaucoup plus qu’il ne le crutlui-même, à ce noble enfant renié par son père.

— L’enfant n’est pas encore venu. Vous vous battez de la chape àl’évêque, répondit-il froidement au comte en cachant l’avorton.

Etonné de ne pas entendre de cris, le rebouteur regarda l’enfanten le croyant déjà mort&|160;; la comte s’aperçut alors de lasupercherie et sauta sur lui d’un seul bond.

— Tête-dieu pleine de reliques&|160;! me le donneras-tu, s’écriale seigneur en lui arrachant l’innocente victime qui jeta defaibles cris.

— Prenez garde, il est contrefait et presque sans consistance,dit maître Beauvouloir en s’accrochant au bras du comte. C’est unenfant venu sans doute à sept mois&|160;! Puis, avec une forcesupérieure qui lui était donnée par une sorte d’exaltation, ilarrêta les doigts du père en lui disant à l’oreille, d’une voixentrecoupée : — Epargnez-vous un crime, il ne vivra pas.

— Scélérat&|160;! répliqua vivement le comte aux mains duquel lerebouteur avait arraché l’enfant, qui te dit que je veuille la mortde mon fils&|160;? Ne vois-tu pas que je le caresse&|160;?

— Attendez alors qu’il ait dix-huit ans pour le caresser ainsi,répondit Beauvouloir en retrouvant son importance. Mais,ajouta-t-il en pensant à sa propre sûreté, car il venait dereconnaître le seigneur d’Hérouville qui dans son emportement avaitoublié de déguiser sa voix, baptisez-le promptement et ne parlezpas de mon arrêt à la mère : autrement, vous la tueriez.

La joie secrète que le comte avait trahie par le geste qui luiéchappa quand la mort de l’avorton lui fut prophétisée, avaitsuggéré cette phrase au rebouteur, et venait de sauverl’enfant&|160;; Beauvouloir s’empressa de le reporter près de lamère alors évanouie, et il la montra par un geste ironique, poureffrayer le comte de l’état dans lequel leur débat l’avait mise. Lacomtesse avait tout entendu, car il n’est pas rare de voir dans lesgrandes crises de la vie les organes humains contractant unedélicatesse inouïe&|160;; ce- pendant les cris de son enfant posésur le lit la rendirent comme par magie à la vie&|160;; elle crutentendre la voix de deux anges quand, à la faveur des vagissementsdu nouveau-né, le rebouteur lui dit à voix basse, en se penchant àson oreille : — Ayez-en bien soin, il vivra cent ans. Beauvouloirs’y connaît.

Un soupir céleste, un mystérieux serrement de main furent larécompense du rebouteur qui cherchait à s’assurer, avant de livreraux embrassements de la mère impatiente cette frêle créature dontla peau portait encore l’empreinte des doigts du comte, si lacaresse paternelle n’avait rien dérangé dans sa chétiveorganisation. Le mouvement de folie par lequel la mère cacha sonfils auprès d’elle et le regard menaçant qu’elle jeta sur le comtepar les deux trous du masque firent frissonner Beauvouloir.

— Elle mourrait si elle perdait trop promptement son fils,dit-il au comte.

Pendant cette dernière partie de la scène, le sire d’Hérouvillesemblait n’avoir rien vu, ni entendu. Immobile et comme absorbédans une profonde méditation, il avait recommencé à battre dutambour avec ses doigts sur les vitraux&|160;; mais, après ladernière phrase que lui dit le rebouteur, il se retourna vers luipar un mouvement d’une violence frénétique, et tira sa dague.

— Misérable manant&|160;! s’écria-t-il, en lui donnant lesobriquet par lequel les Royalistes outrageaient les Ligueurs.Impudent coquin&|160;! La science, qui te vaut l’honneur d’être lecomplice des gentilshommes pressés d’ouvrir ou de fermer dessuccessions, me retient à peine de priver à jamais la Normandie deson sorcier. Au grand contentement de Beauvouloir, le comterepoussa violemment sa dague dans le fourreau. — Ne saurais-tu, ditle sire d’Hérouville en continuant, te trouver une fois en ta viedans l’honorable compagnie d’un seigneur et de sa dame, sans lessoupçonner de ces méchants calculs que tu laisses faire à lacanaille, sans songer qu’elle n’y est pas autorisée comme lesgentilshommes par des motifs plausibles&|160;? Puis-je avoir, danscette occurrence, des raisons d’Etat pour agir comme tu lesupposes&|160;? Tuer mon fils&|160;! l’enlever à sa mère&|160;! Oùas-tu pris ces billevesées&|160;? Suis-je fou&|160;? Pourquoi nouseffraies-tu sur les jours de ce vigoureux enfant&|160;? Bélître,comprends donc que je me suis défié de ta pauvre vanité. Si tuavais su le nom de la dame que tu as accouchée, tu te serais vantéde l’avoir vue&|160;! Pâque-Dieu&|160;! Tu aurais peut-être tué,par trop de précaution, la mère ou l’enfant. Mais, songes-y bien,ta misérable vie me répond et de ta discrétion et de leur bonnesanté&|160;!

Le rebouteur fut stupéfait du changement subit qui s’opéraitdans les intentions du comte. Cet accès de tendresse pour l’avortonl’effrayait encore plus que l’impatiente cruauté et la morneindifférence d’abord manifestées par le seigneur. L’accent du comteen prononçant sa dernière phrase décelait une combinaison plussavante pour arriver à l’accomplissement d’un dessein immuable.Maître Beauvouloir s’expliqua ce dénoûment imprévu par la doublepromesse qu’il avait faite à la mère et au père : — J’y suis&|160;!se dit-il. Ce bon seigneur ne veut pas se rendre odieux à sa femme,et s’en remettra sur la providence de l’apothicaire. Il faut alorsque je tâche de prévenir la dame de veiller sur son noblemarmot.

Au moment où il se dirigeait vers le lit, le comte, qui s’étaitapproché d’une armoire, l’arrêta par une impérative interjection.Au geste que fit le seigneur en lui tendant une bourse, Beauvouloirse mit en devoir de recueillir, non sans une joie inquiète, l’orqui brillait à travers un réseau de soie rouge, et qui lui futdédaigneusement jeté.

— Si tu m’as fait raisonner comme un vilain, je ne me crois pasdispensé de te payer en seigneur. Je ne te demande pas ladiscrétion&|160;! L’homme que voici, dit le comte en montrantBertrand, a dû t’expliquer que partout où il se rencontre deschênes et des rivières, mes diamants et mes colliers savent trouverles manants qui parlent de moi.

En achevant ces paroles de clémence, le géant s’avança lentementvers le rebouteur interdit, lui approcha bruyamment un siége, etparut l’inviter à s’asseoir comme lui, près de l’accouchée.

— Eh&|160;! bien, ma mignonne, nous avons enfin un fils,reprit-il. C’est bien de la joie pour nous. Souffrez-vousbeaucoup&|160;?

— Non, dit en murmurant la comtesse.

L’étonnement de la mère et sa gêne, les tardives démonstrationsde la joie factice du père convainquirent maître Beauvouloir qu’unincident grave échappait à sa pénétration habituelle&|160;; ilpersista dans ses soupçons, et appuya sa main sur celle de la jeunefemme, moins pour s’assurer de son état, que pour lui donnerquelques avis.

— La peau est bonne, dit-il. Nul accident fâcheux n’est à crain-dre pour madame. La fièvre de lait viendra sans doute, ne vous enépouvantez pas, ce ne sera rien.

Là, le rusé rebouteur s’arrêta, serra la main de la comtessepour la rendre attentive.

— Si vous ne voulez pas avoir d’inquiétude sur votre enfant,madame, reprit-il, vous ne devez pas le quitter. Laissez-lelongtemps boire le lait que ses petites lèvres cherchentdéjà&|160;; nourrissez-le vous-même, et gardez-vous bien desdrogues de l’apothicaire. Le sein est le remède à toutes lesmaladies des enfants. J’ai beaucoup observé d’accouchements à septmois, mais j’ai rarement vu de délivrance aussi peu douloureuse quela vôtre. Ce n’est pas étonnant, l’enfant est si maigre&|160;! Iltiendrait dans un sabot&|160;! Je suis sûr qu’il ne pèse pas quinzeonces. Du lait&|160;! du lait&|160;! S’il reste toujours sur votresein, vous le sauverez.

Ces dernières paroles furent accompagnées d’un nouveau mouvementde doigts. Malgré les deux jets de flamme que dardaient les yeux ducomte par les trous de son masque, Beauvouloir débita ses périodesavec le sérieux imperturbable d’un homme qui voulait gagner sonargent.

— Oh&|160;! oh&|160;! rebouteur, tu oublies ton vieux feutrenoir, lui dit Bertrand au moment où l’opérateur sortait avec lui dela chambre.

Les motifs de la clémence du comte envers son fils étaientpuisés dans un et coetera de notaire. Au moment où Beauvouloir luiarrêta les mains, l’Avarice et la Coutume de Normandie s’étaientdressées devant lui. Par un signe, ces deux puissances luiengourdirent les doigts et imposèrent silence à ses passionshaineuses. L’une lui cria : — « Les biens de ta femme ne peuventappartenir à la maison d’Hérouville que si un enfant mâle les ytransporte&|160;! » L’autre lui montra la comtesse mourant et lesbiens réclamés par la branche collatérale des Saint-Savin. Toutesdeux lui conseillèrent de laisser à la nature le soin d’emporterl’avorton, et d’attendre la naissance d’un second fils qui fût sainet vigoureux, pour pouvoir se moquer de la vie de sa femme et deson premier-né. Il ne vit plus un enfant, il vit des domaines, etsa tendresse devint subitement aussi forte que son ambition. Dansson désir de satisfaire à la Coutume, il souhaita que ce filsmort-né eût les apparences d’une robuste constitution. La mère, quiconnaissait bien le caractère du comte, fut encore plus surpriseque ne l’était le rebouteur, et conserva des craintes instinctivesqu’elle manifestait parfois avec hardiesse, car en un instant lecourage des mères avait doublé sa force.

Pendant quelques jours, le comte resta très-assidûment auprès desa femme, et lui prodigua des soins auxquels l’intérêt imprimaitune sorte de tendresse. La comtesse devina promptement qu’elleseule était l’objet de toutes ces attentions. La haine du père pourson fils se montrait dans les moindres détails&|160;; ils’abstenait toujours de le voir ou de le toucher&|160;; il selevait brusquement et allait donner des ordres au moment où lescris se faisaient entendre&|160;; enfin, il semblait ne luipardonner de vivre que dans l’espoir de le voir mourir. Cettedissimulation coûtait encore trop au comte. Le jour où il s’aperçutque l’oeil intelligent de la mère pressentait sans le comprendre ledanger qui menaçait son fils, il annonça son départ pour lelendemain de la messe des relevailles, en prenant le prétexted’amener toutes ses forces au secours du roi.

Telles furent les circonstances qui accompagnèrent etprécédèrent la naissance d’Etienne d’Hérouville. Pour désirerincessamment la mort de ce fils désavoué, le comte n’aurait pas eule puissant motif de l’avoir déjà voulue&|160;; il aurait même faittaire cette triste disposition que l’homme se sent à persécuterl’être auquel il a déjà nui&|160;; il ne se serait pas trouvé dansl’obligation, cruelle pour lui, de feindre de l’amour pour unodieux avorton qu’il croyait fils de Chaverny, le pauvre Etiennen’en aurait pas moins été l’objet de son aversion. Le malheur d’uneconstitution rachitique et maladive, aggravé peut-être par sacaresse, était à ses yeux une offense toujours flagrante pour sonamour-propre de père. S’il avait en exécration les beaux hommes, ilne détestait pas moins les gens débiles chez lesquels la force del’intelligence remplaçait la force du corps. Pour lui plaire, ilfallait être laid de figure, grand, robuste et ignorant. Etienne,que sa faiblesse vouait en quelque sorte aux occupationssédentaires de la science, devait donc trouver dans son père unennemi sans générosité. Sa lutte avec ce colosse commençait dès leberceau&|160;; et pour tout secours contre un si dangereuxantagoniste, il n’avait que le coeur de sa mère, dont l’amours’accroissait, par une loi touchante de la nature, de tous lespérils qui le menaçaient.

Ensevelie tout à coup dans une profonde solitude par le brusquedépart du comte, Jeanne de Saint-Savin dut à son enfant les seulssemblants de bonheur qui pouvaient consoler sa vie. Ce fils, dontla naissance lui était reprochée à cause de Chaverny, la comtessel’aima comme les femmes aiment l’enfant d’un illicite amour,obligée de le nourrir, elle n’en éprouva nulle fatigue. Elle nevoulut être aidée en aucune façon par ses femmes, elle vêtait etdévêtait son enfant en ressentant de nouveaux plaisirs à chaquepetit soin qu’il exigeait. Ces travaux incessants, cette attentionde toutes les heures, l’exactitude avec laquelle elle devaits’éveiller la nuit pour allaiter son enfant, furent des félicitéssans bornes. Le bonheur rayonnait sur son visage quand elleobéissait aux besoins de ce petit être. Comme Etienne était venuprématurément, plusieurs vêtements manquaient, elle désira lesfaire elle-même, et les fit, avec quelle perfection, vous le savez,vous qui, dans l’ombre et le silence, mères soupçonnées, aveztravaillé pour des enfants adorés&|160;! A chaque aiguillée de fil,c’était une souvenance, un désir, des souhaits, mille choses qui sebrodaient sur l’étoffe comme les jolis dessins qu’elle y fixait.Toutes ces folies furent redites au comte d’Hérouville etgrossirent l’orage déjà formé. Les jours n’avaient plus assezd’heures pour les occupations multipliées et les minutieusesprécautions de la nourrice&|160;; ils s’enfuyaient chargés decontentements secrets.

Les avis du rebouteur étaient toujours écrits devant lacomtesse&|160;; aussi craignait-elle pour son enfant, et lesservices de ses femmes, et la main de ses gens&|160;; elle auraitvoulu pouvoir ne pas dormir afin d’être sûre que personnen’approcherait d’Etienne pendant son sommeil&|160;; elle lecouchait près d’elle. Enfin elle assit la Défiance à ce berceau.Pendant l’absence du comte, elle osa faire venir le chirurgien dequi elle avait bien retenu le nom. Pour elle, Beauvouloir était unêtre envers lequel elle avait une immense dette de reconnaissance àpayer&|160;; mais elle désirait surtout le questionner sur millechoses relatives à son fils. Si l’on devait empoisonner Etienne,comment pouvait-elle déjouer les tentatives, comment gouverner safrêle santé&|160;? fallait-il l’allaiter longtemps&|160;? Si ellemourait, Beauvouloir se chargerait-il de veiller sur la santé dupauvre enfant&|160;?

Aux questions de la comtesse, Beauvouloir attendri lui réponditqu’il redoutait autant qu’elle le poison pour Etienne&|160;; maissur ce point, la comtesse n’avait rien à craindre tant qu’elle lenourrirait de son lait&|160;; puis pour l’avenir, il lui recommandade toujours goûter à la nourriture d’Etienne. — Si madame lacomtesse, ajouta le rebouteur, sent quoi que ce soit d’étrange surla langue, une saveur piquante, amère, forte, salée, tout ce quiétonne le goût enfin, rejetez l’aliment. Que les vêtements del’enfant soient lavés devant vous, et gardez la clef du bahut oùils seront. Enfin, quoi qu’il lui arrive, mandez-moi, jeviendrai.

Les enseignements du rebouteur se gravèrent dans le coeur deJeanne, qui le pria de compter sur elle comme sur une personne dontil pouvait disposer&|160;; Beauvouloir lui dit alors qu’elle tenaitentre ses mains tout son bonheur.

Il raconta succinctement à la comtesse comment le seigneurd’Hérouville, faute de belles et de nobles amies qui voulussent delui à la cour, avait aimé dans sa jeunesse une courtisane surnomméela Belle Romaine, et qui précédemment appartenait au cardinal deLorraine. Bientôt abandonnée, la Belle Romaine était venue à Rouenpour solliciter de plus près le comte en faveur d’une fille delaquelle il ne voulait point entendre parler, en alléguant sabeauté pour ne la point reconnaître. A la mort de cette femme quipérit misérable, la pauvre enfant, nommée Gertrude, encore plusbelle que sa mère, avait été recueillie par les Dames du couventdes Clarisses, dont la supérieure était mademoiselle deSaint-Savin, tante de la comtesse. Ayant été appelé pour soignerGertrude, il s’était épris d’elle à en perdre la tête. Si madame lacomtesse, dit Beauvouloir, voulait entremettre cette affaire, elles’acquitterait non-seulement de ce qu’elle croyait lui devoir, maisencore il s’estimerait être son redevable. Ainsi sa venue auchâteau, fort dangereuse aux yeux du comte, serait justifiée&|160;;puis tôt ou tard, le comte s’intéresserait à une si belle enfant,et pourrait peut-être un jour la protéger indirectement en lefaisant son médecin.

La comtesse, cette femme si compatissante aux vraies amours,promit de servir celles du pauvre médecin. Elle poursuivit sichaudement cette affaire, que, lors de son second accouchement,elle obtint, pour la grâce qu’à cette époque les femmes étaientautorisées à demander à leurs maris en accouchant, une dot pourGertrude, la belle bâtarde, qui, vers ce temps, au lieu d’êtrereligieuse, épousa Beauvouloir. Cette dot et les économies durebouteur le mirent à même d’acheter Forcalier, un joli domainevoisin du château d’Hérouville, et que vendaient alors deshéritiers. Rassurée ainsi par le bon rebouteur, la comtesse sentitsa vie à jamais remplie par des joies inconnues aux autres mères.Certes, toutes les femmes sont belles quand elles suspendent leursenfants à leur sein en veillant à ce qu’ils y apaisent leurs criset leurs commencements de douleur&|160;; mais il était difficile devoir, même dans les tableaux italiens, une scène plusattendrissante que celle offerte par la comtesse, lorsqu’ellesentait Etienne se gorgeant de son lait, et son sang devenir ainsila vie de ce pauvre être menacé. Son visage étincelait d’amour,elle contemplait ce cher petit être, en craignant toujours de luivoir un trait de Chaverny à qui elle avait trop songé. Ces pensées,mêlées sur son front à l’expression de son plaisir, le regard parlequel elle couvait son fils, son désir de lui communiquer la forcequ’elle se sentait au coeur, ses brillantes espérances, lagentillesse de ses gestes, tout formait un tableau qui subjugua lesfemmes qui l’entouraient : la comtesse vainquit l’espionnage.

Bientôt ces deux êtres faibles s’unirent par une même pensée, etse comprirent avant que le langage ne pût leur servir à s’entendre.Au moment où Etienne exerça ses yeux avec la stupide aviditénaturelle aux enfants, ses regards rencontrèrent les sombreslambris de la chambre d’honneur. Lorsque sa jeune oreille s’efforçade percevoir les sons et de reconnaître leurs différences, ilentendit le bruissement monotone des eaux de la mer qui venait sebriser sur les rochers par un mouvement aussi régulier que celuid’un balancier d’horloge. Ainsi les lieux, les sons, les choses,tout ce qui frappe les sens, prépare l’entendement et forme lecaractère, le rendit enclin à la mélancolie. Sa mère ne devait-ellepas vivre et mourir au milieu des nuages de la mélancolie. Dès sanaissance, il put croire que la comtesse était la seule créaturequi existât sur la terre, voir le monde comme un désert, ets’habituer à ce sentiment de retour sur nous-mêmes qui nous porte àvivre seuls, à chercher en nous-mêmes le bonheur, en développantles immenses ressources de la pensée. La comtesse n’était-elle pascondamnée à demeurer seule dans la vie, et à trouver tout dans sonfils, persécuté comme le fut son amour à elle. Semblable à tous lesenfants en proie à la souffrance, Etienne gardait presque toujoursl’attitude passive qui, douce ressemblance, était celle de sa mère.La délicatesse de ses organes fut si grande, qu’un bruit tropsoudain ou que la compagnie d’une personne tumultueuse lui don-nait une sorte de fièvre. Vous eussiez dit d’un de ces petitsinsectes pour lesquels Dieu semble modérer la violence du vent etla chaleur du soleil&|160;; comme eux incapable de lutter contre lemoindre obstacle, il cédait comme eux, sans résistance ni plainte,à tout ce qui paraissait agressif. Cette patience angéliqueinspirait à la comtesse un sentiment profond qui ôtait toutefatigue aux soins minutieux réclamés par une santé sichancelante.

Elle remercia Dieu, qui plaçait Etienne, comme une foule decréatures, au sein de la sphère de paix et de silence, la seule oùil pût s’élever heureusement. Souvent les mains maternelles, pourlui si douces et si fortes à la fois, le transportaient dans lahaute région des fenêtres ogives. De là, ses yeux, bleus comme ceuxde sa mère, semblaient étudier les magnificences de l’Océan. Tousdeux restaient alors des heures entières à contempler l’infini decette vaste nappe, tour à tour sombre et brillante, muette etsonore. Ces longues méditations étaient pour Etienne un secretapprentissage de la douleur. Presque toujours alors les yeux de samère se mouillaient de larmes, et pendant ces pénibles songes del’âme, les jeunes traits d’Etienne ressemblaient à un léger réseautiré par un poids trop lourd. Bientôt sa précoce intelligence dumalheur lui révéla le pouvoir que ses jeux exerçaient sur lacomtesse&|160;; il essaya de la divertir par les mêmes caressesdont elle se servait pour endormir ses souffrances. Jamais sespetites mains lutines, ses petits mots bégayés, ses riresintelligents, ne manquaient de dissiper les rêveries de sa mère.Etait-il fatigué, sa délicatesse instinctive l’empêchait de seplaindre.

— Pauvre chère sensitive, s’écria la comtesse en le voyantendormi de lassitude après une folâtrerie qui venait de faireenfuir un de ses plus douloureux souvenirs, où pourras-tuvivre&|160;? Qui te comprendra jamais, toi dont l’âme tendre serablessée par un regard trop sévère&|160;? toi qui, semblable à tatriste mère, estimeras un doux sourire chose plus précieuse quetous les biens de la terre&|160;? Ange aimé de ta mère, quit’aimera dans le monde&|160;? Qui devinera les trésors cachés sousta frêle enveloppe&|160;? Personne. Comme moi, tu seras seul surterre. Dieu te garde de concevoir, comme moi, un amour favorisé parDieu, traversé par les hommes&|160;!

Elle soupira, elle pleura. La gracieuse pose de son fils quidormait sur ses genoux la fit sourire avec mélancolie : elle leregarda longtemps en savourant un de ces plaisirs qui sont unsecret entre les mères et Dieu. Après avoir reconnu combien savoix, unie aux accents de la mandoline, plaisait à son fils, ellelui chantait les romances si gracieuses de cette époque, et ellecroyait voir sur ses petites lèvres barbouillées de son lait lesourire par lequel Georges de Chaverny la remerciait jadis quandelle quittait son rebec. Elle se reprochait ces retours sur lepassé, mais elle y revenait toujours. L’enfant, complice de cesrêves, souriait précisément aux airs qu’aimait Chaverny.

A dix-huit mois, la faiblesse d’Etienne n’avait pas encorepermis à la comtesse de le promener au dehors&|160;; mais leslégères couleurs qui nuançaient le blanc mat de sa peau, comme sile plus pâle des pétales d’un églantier y eût été apporté par levent, attestaient déjà la vie et la santé. Au moment où ellecommençait à croire aux prédictions du rebouteur, ets’applaudissait d’avoir pu, en l’absence du comte, entourer sonfils des précautions les plus sévères, afin de le préserver de toutdanger, les lettres écrites par le secrétaire de son mari lui enannoncèrent le prochain retour. Un matin, la comtesse, livrée à lafolle joie qui s’empare de toutes les mères quand elles voient pourla première fois marcher leur premier enfant, jouait avec Etienne àces jeux aussi indescriptibles que peut l’être le charme dessouvenirs&|160;; tout à coup elle entendit craquer les plancherssous un pas pesant. A peine s’était-elle levée, par un mouvement desurprise involontaire, qu’elle se trouva devant le comte. Elle jetaun cri, mais elle essaya de réparer ce tort involontaire ens’avançant vers le comte et lui tendant son front avec soumissionpour y recevoir un baiser.

— Pourquoi ne pas me prévenir de votre arrivée&|160;?dit-elle.

— La réception, répondit le comte en l’interrompant, eût étéplus cordiale, mais moins franche.

Il avisa l’enfant, l’état de santé dans lequel il le revoyaitlui arracha d’abord un geste de surprise empreint de fureur&|160;;mais il réprima soudain sa colère, et se mit à sourire.

— Je vous apporte de bonnes nouvelles, reprit-il. J’ai legouvernement de Champagne, et la promesse du roi d’être fait duc etpair. Puis, nous avons hérité d’un parent&|160;; ce maudit huguenotde Chaverny est mort.

La comtesse pâlit et tomba sur un fauteuil. Elle devinait lesecret de la sinistre joie répandue sur la figure de son mari, etque la vue d’Etienne semblait accroître. — Monsieur, dit-elle d’unevoix émue, vous n’ignorez pas que j’ai longtemps aimé mon cousin deChaverny. Vous répondrez à Dieu de la douleur que vous mecausez.

A ces mots, le regard du comte étincela&|160;; ses lèvrestremblèrent sans qu’il pût proférer une parole, tant il était émupar la rage&|160;; il jeta sa dague sur une table avec une telleviolence que le fer résonna comme un coup de tonnerre.

— Ecoutez-moi, cria-t-il de sa grande voix, et souvenez-vous demes paroles : je veux ne jamais entendre ni voir le petit monstreque vous tenez dans vos bras, car il est votre enfant et non lemien&|160;; a-t-il un seul de mes traits&|160;? tête-Dieu pleine dereliques&|160;! cachez-le bien, ou sinon…

— Juste ciel&|160;! cria la comtesse, protégez-nous.

— Silence&|160;! répondit le colosse. Si vous ne voulez pas queje le heurte, faites en sorte que je ne le trouve jamais sur monpassage.

— Mais alors, reprit la comtesse, qui se sentit le courage delutter contre son tyran, jurez-moi de ne point attenter à sesjours, si vous ne le rencontrez plus. Puis-je compter sur votreparole de gentilhomme&|160;?

— Que veut dire ceci&|160;? reprit le comte.

— Eh&|160;! bien, tuez-nous donc aujourd’hui tous deux&|160;!s’écria-t-elle en se jetant à genoux et serrant son enfant dans sesbras.

— Levez-vous, madame&|160;! Je vous engage ma foi de gentilhommede ne rien entreprendre sur la vie de ce maudit embryon, pourvuqu’il demeure sur les rochers qui bordent la mer au-dessous duchâteau&|160;; je lui donne la maison du pêcheur pour habitation etla grève pour domaine&|160;; mais malheur à lui, si je le retrouvejamais au delà de ces limites&|160;!

La comtesse se mit à pleurer amèrement.

— Voyez-le donc, dit-elle. C’est votre fils.

— Madame&|160;!

A ce mot, la mère épouvantée emporta son enfant dont le coeurpalpitait comme celui d’une fauvette surprise dans son nid par unpâtre. Soit que l’innocence ait un charme auquel les hommes lesplus endurcis ne sauraient se soustraire, soit que le comte sereprochât sa violence et craignit de plonger dans un trop granddésespoir une créature nécessaire à ses plaisirs autant qu’à sesdesseins, sa voix s’était faite aussi douce qu’elle pouvait l’être,quand sa femme revint. — Jeanne, ma mignonne, lui dit-il, ne soyezpas rancunière, et donnez-moi la main. On ne sait comment secomporter avec vous autres femmes. Je vous apporte de nouveauxhonneurs, de nouvelles richesses, tête-dieu&|160;! vous me recevezcomme un maheustre qui tombe en un parti de manants&|160;! Mongouvernement va m’obliger à de longues absences, jusqu’à ce que jel’aie échangé contre celui de Normandie&|160;; au moins, mamignonne, faites-moi bon visage pendant mon séjour ici.

La comtesse comprit le sens de ces paroles dont la feintedouceur ne pouvait plus la tromper.

— Je connais mes devoirs, répondit-elle avec un accent demélancolie que son mari prit pour de la tendresse.

Cette timide créature avait trop de pureté, trop de grandeurpour essayer, comme certaines femmes adroites, de gouverner lecomte en mettant du calcul dans sa conduite, espèce de prostitutionpar laquelle les belles âmes se trouvent salies. Elle s’éloignasilencieuse pour aller consoler son désespoir en promenantEtienne.

— Tête-dieu pleine de reliques&|160;! je ne serai donc jamaisaimé, s’écria le comte en surprenant une larme dans les yeux de safemme au moment où elle sortit.

Incessamment menacée, la maternité devint chez la comtesse unepassion qui prit la violence que les femmes portent dans leurssentiments coupables. Par une espèce de sortilége dont le secretgît dans le coeur de toutes les mères, et qui eut encore plus deforce entre la comtesse et son fils, elle réussit à lui fairecomprendre le péril qui le menaçait sans cesse, et lui apprit àredouter l’approche de son père. La scène terrible de laquelleEtienne avait été témoin se grava dans sa mémoire, de manière àproduire en lui comme une maladie. Il finit par pressentir laprésence du comte avec tant de certitude, que, si l’un de cessourires dont les signes imperceptibles éclatent aux yeux d’unemère, animait sa figure au moment où ses organes imparfaits, déjàfaçonnés par la crainte, lui annonçaient la marche lointaine de sonpère, ses traits se contractaient, et l’oreille de la mère n’étaitpas plus alerte que l’instinct du fils. Avec l’âge, cette facultécréée par la terreur grandit si bien, que, semblable aux Sauvagesde l’Amérique, Etienne distinguait le pas de son père, savaitécouter sa voix à des distances éloignées, et prédisait sa venue.Voir le sentiment de terreur que son mari lui inspirait, partagé sitôt par son enfant, le rendit encore plus précieux à lacomtesse&|160;; et leur union se fortifia si bien, que, comme deuxfleurs attachées au même rameau, ils se courbaient sous le mêmevent, se relevaient par la même espérance. Ce fut une même vie.

Au départ du comte, Jeanne commençait une seconde grossesse.Elle accoucha cette fois au terme voulu par les préjugés, et mit aumonde, non sans des douleurs inouïes, un gros garçon qui, quelquesmois après, offrit une si parfaite ressemblance avec son père quela haine du comte pour l’aîné s’en accrut encore. Afin de sauverson enfant chéri, la comtesse consentit à tous les projets que sonmari forma pour le bonheur et la fortune de son second fils.Etienne, promis au cardinalat, dut devenir prêtre pour laisser àMaximilien les biens et les titres de la maison d’Hérouville. A ceprix, la pauvre mère assura le repos de l’enfant maudit.

Jamais deux frères ne furent plus dissemblables qu’Etienne etMaximilien. Le cadet eut en naissant le goût du bruit, desexercices violents et de la guerre&|160;; aussi le comte conçut-ilpour lui autant d’amour que sa femme en avait pour Etienne. Par unesorte de pacte naturel et tacite, chacun des époux se chargea deson enfant de prédilection. Le duc, car vers ce temps Henri IVrécompensa les éminents services du seigneur d’Hérouville, le ducne voulut pas, dit-il, fatiguer sa femme, et donna pour nourrice àMaximilien une bonne grosse Bayeusaine choisie par Beauvouloir. Ala grande joie de Jeanne de Saint-Savin, il se défia de l’espritautant que du lait de la mère, et prit la résolution de façonnerson enfant à son goût. Il éleva Maximilien dans une sainte horreurdes livres et des lettres&|160;; il lui inculqua les connaissancesmécaniques de l’art militaire, il le fit de bonne heure monter àcheval, tirer l’arquebuse et jouer de la dague. Quand son filsdevint grand, il le mena chasser pour qu’il contractât cettesauvagerie de langage, cette rudesse de manières, cette force decorps, cette virilité dans le regard et dans la voix qui rendaientà ses yeux un homme accompli. Le petit gentilhomme fut à douze ansun lionceau fort mal léché, redoutable à tous au moins autant quele père, ayant la permission de tout tyranniser dans les environset tyrannisant tout.

Etienne habita la maison située au bord de l’Océan que lui avaitdonnée son père, et que la duchesse fit disposer de manière à cequ’il y trouvât quelques-unes des jouissances auxquelles il avaitdroit. La duchesse y allait passer la plus grande partie de lajournée. La mère et l’enfant parcouraient ensemble les rochers etles grèves&|160;; elle indiquait à Etienne les limites de son petitdomaine de sable, de coquilles, de mousse et de cailloux&|160;; laterreur profonde qui la saisissait en lui voyant quitter l’enceinteconcédée, lui fit comprendre que la mort l’attendait au delà.Etienne trembla pour sa mère avant de trembler pour lui-même&|160;;puis bientôt chez lui, le nom même du duc d’Hérouville excita untrouble qui le dépouillait de son énergie, et le soumettait àl’atonie qui fait tomber une jeune fille à genoux devant un tigre.S’il apercevait de loin ce géant sinistre, ou s’il en entendait lavoix, l’impression douloureuse qu’il avait ressentie jadis aumoment où il fut maudit lui glaçait le coeur. Aussi, comme un Laponqui meurt au delà de ses neiges, se fit-il une délicieuse patrie desa cabane et de ses rochers&|160;; s’il en dépassait la frontière,il éprouvait un malaise indéfinissable. En prévoyant que son pauvreenfant ne pourrait trouver de bonheur que dans une humble sphèresilencieuse, la duchesse regretta moins d’abord la destinée qu’onlui avait imposée&|160;; elle s’autorisa de cette vocation forcéepour lui préparer une belle vie en remplissant sa solitude par lesnobles occupations de la science, et fit venir au château Pierre deSebonde pour servir de précepteur au futur cardinal d’Hérouville.Malgré la tonsure destinée à son fils, Jeanne de Saint-Savin nevoulut pas que cette éducation sentît la prêtrise, et la sécularisapar son intervention. Beauvouloir fut chargé d’initier Etienne auxmystères des sciences naturelles. La duchesse, qui surveillaitelle-même les études afin de les mesurer à la force de son enfant,le récréait en lui apprenant l’italien et lui dévoilaitinsensiblement les richesses poétiques de cette langue. Pendant quele duc conduisait Maximilien devant les sangliers au risque de levoir se blesser, Jeanne s’engageait avec Etienne dans la voielactée des sonnets de Pétrarque ou dans le gigantesque labyrinthede la Divine Comédie. Pour dédommager Etienne de ses infirmités, lanature l’avait doué d’une voix si mélodieuse, qu’il était difficilede résister au plaisir de l’entendre&|160;; sa mère lui enseigna lamusique. Des chants tendres et mélancoliques, soutenus par lesaccents d’une mandoline, étaient une récréation favorite quepromettait la mère en récompense de quelque travail demandé parl’abbé de Sebonde. Etienne écoutait sa mère avec une admirationpassionnée qu’elle n’avait jamais vue que dans les yeux deChaverny. La première fois que la pauvre femme retrouva sessouvenirs de jeune fille dans le long regard de son enfant, elle lecouvrit de baisers insensés. Elle rougit quand Etienne lui demandapourquoi elle paraissait l’aimer mieux en ce moment&|160;; puiselle lui répondit qu’à chaque heure elle l’aimait davantage.Bientôt elle retrouva, dans les soins que voulaient l’éducation del’âme et la culture de l’esprit, les mêmes plaisirs qu’elle avaitgoûtés en nourrissant, en élevant le corps de son enfant. Quoiqueles mères ne grandissent pas toujours avec leurs fils, la duchesseétait une de celles qui portent dans la maternité les humblesadorations de l’amour&|160;; elle pouvait caresser et juger&|160;;elle mettait son amour-propre à rendre Etienne supérieur à elle entoute chose et non à le régenter&|160;; peut-être se savait-elle sigrande par son inépuisable affection, qu’elle ne redoutait aucunamoindrissement. C’est les coeurs sans tendresse qui aiment ladomination, mais les sentiments vrais chérissent l’abnégation,cette vertu de la Force. Lorsqu’Etienne ne comprenait pas toutd’abord quelque démonstration, un texte ou un théorème, la pauvremère, qui assistait aux leçons, semblait vouloir lui infuser laconnaissance des choses, comme naguère, au moindre cri, elle luiversait des flots de lait. Mais aussi de quel éclat la joien’empourprait-elle pas le regard de la duchesse, alors qu’Etiennesaisissait le sens des choses et se l’appropriait&|160;? Ellemontrait, comme disait Pierre de Sebonde, que la mère est un êtredouble dont les sensations embrassent toujours deux existences.

La duchesse augmentait ainsi le sentiment naturel qui lie unfils à sa mère, par les tendresses d’un amour ressuscité. Ladélicatesse d’Etienne lui fit continuer pendant plusieurs annéesles soins donnés à l’enfance, elle venait l’habiller, elle lecouchait&|160;; elle seule peignait, lissait, bouclait et parfumaitla chevelure de son fils. Cette toilette était une caressecontinuelle&|160;; elle donnait à cette tête chérie autant debaisers qu’elle y passait de fois le peigne d’une main légère. Demême que les femmes aiment à se faire presque mères pour leursamants en leur rendant quelques soins domestiques, de même la mèrese faisait de son fils un simulacre d’amant&|160;; elle luitrouvait une vague ressemblance avec le cousin aimé par delà letombeau. Etienne était comme le fantôme de Georges, entrevu dans lelointain d’un miroir magique&|160;; elle se disait qu’il était plusgentilhomme qu’ecclésiastique.

— Si quelque femme aussi aimante que moi voulait lui infuser lavie de l’amour, il pourrait être bien heureux&|160;! pensait-ellesouvent.

Mais les terribles intérêts qui exigeaient la tonsure sur latête d’Etienne lui revenaient en mémoire, et elle baisait lescheveux que les ciseaux de l’Eglise devaient retrancher, en ylaissant des larmes. Malgré l’injuste convention faite avec le duc,elle ne voyait Etienne ni prêtre ni cardinal dans ces trouées queson oeil de mère faisait à travers les épaisses ténèbres del’avenir. Le profond oubli du père lui permit de ne pas engager sonpauvre enfant dans les Ordres.

— Il sera toujours bien temps&|160;! se disait-elle.

Puis, sans s’avouer une pensée enfouie dans son coeur, elleformait Etienne aux belles manières des courtisans, elle le voulaitdoux et gentil comme était Georges de Chaverny. Réduite à quelquemince épargne par l’ambition du duc, qui gouvernait lui-même lesbiens de sa maison en employant tous les revenus à sonagrandissement ou à son train, elle avait adopté pour elle la misela plus simple, et ne dépensait rien afin de pouvoir donner à sonfils des manteaux de velours, des bottes en entonnoir garnies dedentelles, des pourpoints en fines étoffes tailladées. Sesprivations personnelles lui faisaient éprouver les mêmes joies quecausent les dévouements qu’on se plaît tant à cacher aux personnesaimées. Elle se faisait des fêtes secrètes en pensant, quand ellebrodait un collet, au jour où le cou de son fils en serait orné.Elle seule avait soin des vêtements, du linge, des parfums, de latoilette d’Etienne, elle ne se parait que pour lui, car elle aimaità être trouvée belle par lui. Tant de sollicitudes accompagnéesd’un sentiment qui pénétrait la chair de son fils et la vivifiait,eurent leur récompense. Un jour Beauvouloir, cet homme divin quipar ses leçons s’était rendu cher à l’enfant maudit et dont lesservices n’étaient pas d’ailleurs ignorés d’Etienne&|160;; cemédecin de qui le regard inquiet faisait trembler la duchessetoutes les fois qu’il examinait cette frêle idole, déclaraqu’Etienne pouvait vivre de longs jours si aucun sentiment violentne venait agiter brusquement ce corps si délicat. Etienne avaitalors seize ans.

A cet âge, la taille d’Etienne avait atteint cinq pieds, mesurequ’il ne devait plus dépasser&|160;; mais Georges de Chaverny étaitde taille moyenne. Sa peau, transparente et satinée comme celled’une petite fille, laissait voir le plus léger rameau de sesveines bleues. Sa blancheur était celle de la porcelaine. Ses yeux,d’un bleu clair empreints d’une douceur ineffable, imploraient laprotection des hommes et des femmes&|160;; les entraînantessuavités de la prière s’échappaient de son regard et séduisaientavant que les mélodies de sa voix n’achevassent le charme. Lamodestie la plus vraie se révélait dans tous ses traits. De longscheveux châtains, lisses et tins, se partageaient en deux bandeauxsur son front et se bouclaient à leurs extrémités. Ses joues pâleset creuses, son front pur, marqué de quelques rides, exprimaientune souffrance native qui faisait mal à voir. Sa bouche, gracieuseet ornée de dents très-blanches, conservait cette espèce de sourirequi se fixe sur les lèvres des mourants. Ses mains blanches commecelles d’une femme, étaient remarquablement belles de forme.Semblable à une plante étiolée, ses longues méditations l’avaienthabitué à pencher la tête, et cette attitude seyait à sa personne :c’était comme la dernière grâce qu’un grand artiste met à unportrait pour en faire ressortir toute la pensée. Vous eussiez cruvoir une tête de jeune fille malade placée sur un corps d’hommedébile et contrefait.

La studieuse poésie dont les riches méditations nous fontparcourir en botaniste les vastes champs de la pensée, la fécondecomparaison des idées humaines, l’exaltation que nous donne laparfaite intelligence des oeuvres du génie, étaient devenues lesinépuisables et tranquilles félicités de sa vie rêveuse etsolitaire. Les fleurs, créations ravissantes dont la destinée avaittant de ressemblance avec la sienne, eurent tout son amour.Heureuse de voir à son fils des passions innocentes qui legarantissaient du rude contact de la vie sociale auquel il n’auraitpas plus résisté que la plus jolie dorade de l’Océan n’eût soutenusur la grève un regard du soleil, la comtesse avait encouragé lesgoûts d’Etienne, en lui apportant des romanceros espagnols, desmotets italiens, des livres, des sonnets, des poésies. Labibliothèque du cardinal d’Hérouville était l’héritage d’Etienne,la lecture devait remplir sa vie. Chaque matin, l’enfant trouvaitsa solitude peuplée de jolies plantes aux riches couleurs, auxsuaves parfums. Ainsi, ses lectures, auxquelles sa frêle santé nelui permettait pas de se livrer longtemps, et ses exercices aumilieu des rochers, étaient interrompus par de naïves méditationsqui le faisaient rester des heures entières assis devant sesriantes fleurs, ses douces compagnes, ou tapi dans le creux dequelque roche en présence d’une algue, d’une mousse, d’une herbemarine en en étudiant les mystères. Il cherchait une rime au seindes corolles odorantes, comme l’abeille y eût butiné son miel. Iladmirait souvent sans but, et sans vouloir s’expliquer son plaisir,les filets délicats imprimés sur les pétales en couleurs foncées,la délicatesse des riches tuniques d’or ou d’azur, vertes ouviolâtres, les découpures si profusément belles des calices ou desfeuilles, leurs tissus mats ou veloutés qui se déchiraient, commedevait se déchirer son âme au moindre effort. Plus tard, penseurautant que poëte, il devait surprendre la raison de cesinnombrables différences d’une même nature, en y découvrantl’indice de facultés précieuses&|160;; car, de jour en jour, il fitdes progrès dans l’interprétation du Verbe divin écrit sur toutechose de ce monde. Ces recherches obstinées et secrètes, faitesdans le monde occulte, donnaient à sa vie l’apparente somnolencedes génies méditatifs. Etienne demeurait pendant de longuesjournées couché sur le sable, heureux, poëte à son insu.L’irruption soudaine d’un insecte doré, les reflets du soleil dansl’Océan, les tremblements du vaste et limpide miroir des eaux, uncoquillage, une araignée de mer, tout devenait événement et plaisirpour cette âme ingénue. Voir venir sa mère, entendre de loin lefrôlement de sa robe, l’attendre, la baiser, lui parler, l’écouter,lui causaient des sensations si vives, que souvent un retard ou laplus légère crainte lui causaient une fièvre dévorante. Il n’yavait qu’une âme en lui, et pour que le corps faible et toujoursdébile ne fût pas détruit par les vives émotions de cette âme, ilfallait à Etienne le silence, des caresses, la paix dans lepaysage, et l’amour d’une femme. Pour le moment, sa mère luiprodiguait l’amour et les caresses&|160;; les rochers étaientsilencieux&|160;; les fleurs, les livres charmaient sasolitude&|160;; enfin, son petit royaume de sable et de coquilles,d’algues et de verdure, lui semblait un monde toujours frais etnouveau.

Etienne eut tous les bénéfices de cette vie physique siprofondément innocente, et de cette vie morale si poétiquementétendue. Enfant par la forme, homme par l’esprit, il étaitégalement angélique sous les deux aspects. Par la volonté de samère, ses études avaient transporté ses émotions dans la région desidées. L’action de sa vie s’accomplit alors dans le monde moral,loin du monde social qui pouvait le tuer ou le faire souffrir. Ilvécut par l’âme et par l’intelligence. Après avoir saisi lespensées humaines par la lecture, il s’éleva jusqu’aux pensées quimeuvent la matière, il sen- tit des pensées dans les airs, il enlut d’écrites au ciel. Enfin, il gravit de bonne heure la cimeéthérée où se trouvait la nourriture délicate propre à son âme,nourriture enivrante, mais qui le prédestinait au malheur le jouroù ces trésors accumulés se joindraient aux richesses qu’unepassion met soudain au coeur. Si parfois Jeanne de Saint-Savinredoutait cet orage, elle se consolait bientôt par une pensée quelui inspirait la triste destinée de son fils&|160;; car cettepauvre mère ne trouvait d’autre remède à un malheur qu’un malheurmoindre&|160;; aussi chacune de ses jouissances était-elle pleined’amertume&|160;!

— Il sera cardinal, se disait-elle, il vivra par le sentimentdes arts dont il se fera le protecteur. Il aimera l’art au lieud’aimer une femme, et l’art ne le trahira jamais.

Les plaisirs de cette amoureuse maternité furent donc sans cessealtérés par de sombres pensées qui naissaient de la singulièresituation où se trouvait Etienne au sein de sa famille. Les deuxfrères avaient déjà dépassé l’un et l’autre l’âge de l’adolescencesans se connaître, saur s’être vus, sans soupçonner leur existencerivale. La duchesse avait longtemps espéré pouvoir, pendant uneabsence de son mari, lier les deux frères par quelque scènesolennelle où elle comptait les envelopper de son âme. Elle seflattait d’intéresser Maximilien à Etienne, en disant au cadetcombien il devait de protection et d’amour à son aîné souffrant enretour des renoncements auxquels il avait été soumis, et auxquelsil serait fidèle, quoique contraint. Cet espoir longtemps caressés’était évanoui. Loin de vouloir amener une reconnaissance entreles deux frères, elle redoutait plus une rencontre entre Etienne etMaximilien qu’entre Etienne et son père. Maximilien, qui ne croyaitqu’au mal, eût craint qu’un jour Etienne ne redemandât ses droitsméconnus, et l’aurait jeté dans la mer en lui mettant une pierre aucou. Jamais fils n’eut moins de respect que lui pour sa mère.Aussitôt qu’il avait pu raisonner, il s’était aperçu du peud’estime que le duc avait pour sa femme. Si le vieux gouverneurconservait quelques formes dans ses manières avec la duchesse,Maximilien, peu contenu par son père, causait mille chagrins à samère. Aussi Bertrand veillait-il incessamment à ce que jamaisMaximilien ne vît Etienne, de qui la naissance d’ailleurs étaitsoigneusement cachée. Tous les gens du château haïssaientcordialement le marquis de Saint-Sever, nom que portait Maximilien,et ceux qui savaient l’existence de l’aîné le regardaient comme unvengeur que Dieu tenait en réserve. L’avenir d’Etienne était doncdouteux&|160;; peut-être serait-il persécuté par son frère&|160;!La pauvre duchesse n’avait point de parents auxquels elle pûtconfier la vie et les intérêts de son enfant chéri&|160;; Etiennen’accuserait-il pas sa mère, quand, sous la pourpre romaine, ilvoudrait être père comme elle avait été mère&|160;? Ces pensées, savie mélancolique et pleine de douleurs secrètes, étaient comme unelongue maladie tempérée par un doux régime. Son coeur exigeait lesménagements les plus habiles, et ceux qui l’entouraient étaientcruellement inexperts en douceurs. Quel coeur de mère n’eût pas étémeurtri sans cesse en voyant le fils aîné, l’homme de tête et decoeur en qui se révélait un beau génie, dépouillé de sesdroits&|160;; tandis que le cadet, homme de sac et de corde, sansaucun talent, même militaire, était chargé de porter la couronneducale et de perpétuer la famille. La maison d’Hérouville reniaitsa gloire. Incapable de maudire, la douce Jeanne de Saint-Savin nesavait que bénir et pleurer&|160;; mais elle levait souvent lesyeux au ciel, pour lui demander compte de cet arrêt bizarre. Sesyeux s’emplissaient de larmes quand elle pensait qu’à sa mort sonfils serait tout à fait orphelin et resterait en butte auxbrutalités d’un frère sans foi ni loi. Tant de sensationsréprimées, un premier amour inoublié, tant de douleurs incomprises,car elle taisait ses plus vives souffrances à son enfant chéri, sesjoies toujours troublées, ses chagrins incessants, avaient affaibliles principes de la vie et développé chez elle une maladie delangueur qui, loin d’être atténuée, prit chaque jour une forcenouvelle. Enfin, un dernier coup activa la consomption de laduchesse, elle essaya d’éclairer le duc sur l’éducation deMaximilien et fut rebutée&|160;; elle ne put porter aucun remèdeaux détestables semences qui germaient dans l’âme de cet enfant.Elle entra dans une période de dépérissement si visible, que cettemaladie nécessita la promotion de Beauvouloir au poste de médecinde la maison d’Hérouville et du gouvernement de Normandie. L’ancienrebouteur vint demeurer au château. Dans ce temps, ces placesappartenaient à des savants qui y trouvaient les loisirsnécessaires à l’accomplissement de leurs travaux et les honorairesindispensables à leur vie studieuse. Beauvouloir souhaitait depuisquelque temps cette position, car son savoir et sa fortune luiavaient valu de nombreux et d’acharnés ennemis. Malgré laprotection d’une grande famille à laquelle il avait rendu servicedans une affaire dont il était question, il avait été récemmentimpliqué dans un procès criminel, et l’intervention du gouverneurde Normandie, sollicitée par la duchesse, arrêta seule lespoursuites. Le duc n’eut pas à se repentir de l’éclatanteprotection qu’il accordait à l’ancien rebouteur : Beauvouloir sauvale marquis de Saint-Sever d’une maladie si dangereuse, que toutautre médecin eût échoué dans cette cure. Mais la blessure de laduchesse datait de trop loin pour qu’on pût la guérir, surtoutquand elle était incessamment ravivée au logis. Lorsque lessouffrances firent entrevoir une fin prochaine à cet ange que tantde douleurs préparaient à de meilleures destinées, la mort eut unvéhicule dans les sombres prévisions de l’avenir.

— Que deviendra mon pauvre enfant sans moi&|160;! était unepensée que chaque heure ramenait comme un flot amer.

Enfin, lorsqu’elle dut demeurer au lit, la duchesse inclinapromptement vers la tombe&|160;; car alors elle fut privée de sonfils, à qui son chevet était interdit par le pacte à l’observationduquel il devait la vie. La douleur de l’enfant fut égale à cellede la mère. Inspiré par le génie particulier aux sentimentscomprimés, Etienne se créa le plus mystique des langages pourpouvoir s’entretenir avec sa mère. Il étudia les ressources de savoix comme eût fait la plus habile des cantatrices, et venaitchanter d’une voix mélancolique sous les fenêtres de sa mère,quand, par un signe, Beauvouloir lui disait qu’elle était seule.Jadis, au maillot, il avait consolé sa mère par d’intelligentssourires&|160;; devenu poëte, il la caressait par les plus suavesmélodies.

— Ces chants me font vivre&|160;! disait la duchesse àBeauvouloir en aspirant l’air animé par la voix d’Etienne.

Enfin arriva le moment où devait commencer un long deuil pourl’enfant maudit. Déjà plusieurs fois il avait trouvé demystérieuses correspondances entre ses émotions et les mouvementsde l’Océan. La divination des pensées de la matière dont l’avaitdoué sa science occulte, rendait ce phénomène plus éloquent pourlui que pour tout autre. Pendant la fatale soirée où il allait voirsa mère pour la dernière fois, l’Océan fut agité par des mouvementsqui lui parurent extraordinaires. C’était un remuement d’eaux quimontrait la mer travaillée intestinement&|160;; elle s’enflait parde grosses vagues qui venaient expirer avec des bruits lugubres etsemblables aux hurlements des chiens en détresse. Etienne sesurprit à se dire à lui-même : — Que me veut-elle&|160;? elletressaille et se plaint comme une créature vivante&|160;! Ma mèrem’a souvent raconté que l’Océan était en proie à d’horriblesconvulsions pendant la nuit où je suis né. Que va-t-ilm’arriver&|160;?

Cette pensée le fit rester debout à la fenêtre de sa chaumière,les yeux tantôt sur la croisée de la chambre de sa mère oùtremblotait une lumière, tantôt sur l’Océan qui continuait à gémir.Tout à coup Beauvouloir frappa doucement, ouvrit, et montra sur safigure assombrie le reflet d’un malheur.

— Monseigneur, dit-il, madame la duchesse est dans un si tristeétat qu’elle veut vous voir. Toutes les précautions sont prisespour qu’il ne vous advienne aucun mal au château&|160;; mais ilnous faut beaucoup de prudence, nous serons obligés de passer parla chambre de Monseigneur, là où vous êtes né.

Ces paroles firent venir des larmes aux yeux d’Etienne, quis’écria : — L’Océan m’a parlé&|160;!

Il se laissa machinalement conduire vers la porte de la tour paroù Bertrand était monté pendant la nuit où la duchesse avaitaccouché de l’enfant maudit. L’écuyer s’y trouvait une lanterne àla main. Etienne parvint à la grande bibliothèque du cardinald’Hérouville où il fut obligé de rester avec Beauvouloir pendantque Bertrand allait ouvrir les portes et reconnaître si l’enfantmaudit pouvait passer sans danger. Le duc ne s’éveilla pas. Ens’avançant à pas légers, Etienne et Beauvouloir n’entendaient danscet immense château que la faible plainte de la mourante. Ainsi,les circonstances qui accompagnèrent la naissance d’Etienne seretrouvaient à la mort de sa mère. Même tempête, mêmes angoisses,même peur d’éveiller le géant sans pitié, qui cette fois dormaitbien. Pour éviter tout malheur, l’écuyer prit Etienne dans ses braset traversa la chambre de son redoutable maître, décidé à luidonner quelque prétexte tiré de l’état où se trouvait la duchesse,s’il était surpris. Etienne eut le coeur horriblement serré par lacrainte qui animait ces deux fidèles serviteurs&|160;; mais cetteémotion le prépara pour ainsi dire au spectacle qui s’offrit à sesregards dans cette chambre seigneuriale où il revenait pour lapremière fois depuis le jour où la malédiction paternelle l’enavait banni. Sur ce grand lit que le bonheur n’approcha jamais, ilchercha sa bien-aimée et ne la trouva pas sans peine, tant elleétait maigrie. Blanche comme ses dentelles, n’ayant plus qu’undernier souffle à exhaler, elle rassembla ses forces pour prendreles mains d’Etienne, et voulut lui donner toute son âme dans unlong regard, comme autrefois Chaverny lui avait légué à elle toutesa vie dans un adieu. Beauvouloir et Bertrand, l’enfant et la mère,le duc endormi, se trouvaient encore réunis. Même lieu, même scène,mêmes acteurs&|160;; mais c’était la douleur funèbre au lieu desjoies de la maternité, la nuit de la mort au lieu du jour de lavie. En ce moment, l’ouragan annoncé depuis le coucher du soleilpar les lugubres hurlements de la mer, se déclara soudain.

— Chère fleur de ma vie, dit Jeanne de Saint-Savin en baisantson fils au front, tu fus détaché de mon sein au milieu d’unetempête, et c’est par une tempête que je me détache de toi. Entreces deux orages tout me fut orage, hormis les heures où je t’ai vu.Voici ma dernière joie, elle se mêle à ma dernière douleur. Adieumon unique amour, adieu belle image de deux âmes bientôt réunies,adieu ma seule joie, joie pure, adieu tout mon bien-aimé&|160;!

— Laisse-moi te suivre, dit Etienne qui s’était couché sur lelit de sa mère.

— Ce serait un meilleur destin&|160;! dit-elle en laissantcouler deux larmes sur ses joues livides, car, comme autrefois, sonregard parut lire dans l’avenir. — Personne ne l’a vu&|160;?demanda-t-elle à ses deux serviteurs. En ce moment le duc se remuadans son lit, tous tressaillirent. — Il y a du mélange jusque dansma dernière joie&|160;! dit la duchesse. Emmenez-le&|160;!emmenez-le&|160;!

— Ma mère, j’aime mieux te voir un moment de plus etmourir&|160;! dit le pauvre enfant en s’évanouissant sur lelit.

A un signe de la duchesse, Bertrand prit Etienne dans ses bras,et le laissant voir une dernière fois à la mère qui le baisait parun dernier regard, il se mit en devoir de l’emporter, en attendantun nouvel ordre de la mourante.

— Aimez-le bien, dit-elle à l’écuyer et au rebouteur, car je nelui vois pas d’autres protecteurs que vous et le ciel.

Avertie par un instinct qui ne trompe jamais les mères, elles’était aperçue de la pitié profonde qu’inspirait à l’écuyer l’aînéde la maison puissante à laquelle il portait un sentiment devénération comparable à celui des Juifs pour la Cité Sainte. Quantà Beauvouloir, le pacte entre la duchesse et lui s’était signédepuis long-temps. Ces deux serviteurs, émus de voir leur maîtresseforcée de leur léguer ce noble enfant, promirent par un geste sacréd’être la providence de leur jeune maître, et la mère eut foi en cegeste.

La duchesse mourut au matin, quelques heures après&|160;; ellefut pleurée des derniers serviteurs qui, pour tout discours, direntsur sa tombe qu’elle était une gente femme tombée du paradis.

Etienne fut en proie à la plus intense, à la plus durable desdouleurs, douleur muette d’ailleurs. Il ne courut plus à traversles rochers, il ne se sentit plus la force de lire ni de chanter.Il demeura des journées entières accroupi dans le creux d’un roc,indifférent aux intempéries de l’air, immobile, attaché sur legranit, semblable à l’une des mousses qui y croissaient, pleurantbien rarement&|160;; mais perdu dans une seule pensée, immense,infinie comme l’Océan&|160;; et comme l’Océan, cette pensée prenaitmille formes, devenait terrible, orageuse, calme. Ce fut plusqu’une douleur, ce fut une vie nouvelle, une irrévocable destinéefaite à cette belle créature qui ne devait plus sourire. Il est despeines qui, semblables à du sang jeté dans une eau courante,teignent momentanément les flots&|160;; l’onde, en se renouvelant,restaure la pureté de sa nappe&|160;; mais, chez Etienne, la sourcemême fut adultérée&|160;; et chaque flot du temps lui apporta mêmedose de fiel.

Dans ses vieux jours, Bertrand avait conservé l’intendance desécuries, pour ne pas perdre l’habitude d’être une autorité dans lamaison. Son logis se trouvait près de la maison où se retiraitEtienne, en sorte qu’il était à portée de veiller sur lui avec lapersistance d’affection et la simplicité rusée qui caractérisentles vieux soldats. Il dépouillait toute sa rudesse pour parler aupauvre enfant&|160;; il allait doucement le prendre par les tempsde pluie, et l’arrachait à sa rêverie pour le ramener au logis. Ilmit de l’amour-propre à remplacer la duchesse de manière à ce quele fils trouvât, sinon le même amour, du moins les mêmesattentions. Cette pitié ressemblait à de la tendresse. Etiennesupporta sans plainte ni résistance les soins du serviteur&|160;;mais trop de liens étaient brisés entre l’enfant maudit et lesautres créatures, pour qu’une vive affection pût renaître dans soncoeur. Il se laissa machinalement protéger, car il devint une sortede créature intermédiaire entre l’homme et la plante, ou peut-êtreen l’homme et Dieu. A quoi comparer un être à qui les loissociales, les faux sentiments du monde étaient inconnus, et quiconservait une ravissante innocence, en n’obéissant qu’à l’instinctde son coeur. Néanmoins, malgré sa sombre mélancolie, il sentitbientôt le besoin d’aimer, d’avoir une autre mère, une autre âme àlui&|160;; mais séparé de la civilisation par une barrièred’airain, il était difficile qu’il rencontrât un être qui se fûtfait fleur comme lui. A force de chercher un autre lui-même auquelil pût confier ses pensées et dont la vie pût devenir la sienne, ilfinit par sympathiser avec l’Océan. La mer devint pour lui un êtreanimé, pensant. Toujours en présence de cette immense création dontles merveilles cachées contrastent si grandement avec celles de laterre, il y découvrit la raison de plusieurs mystères. Familiarisédès le berceau avec l’infini de ces campagnes humides, la mer et leciel lui racontèrent d’admirables poésies. Pour lui, tout étaitvarié dans ce large tableau si monotone en apparence. Comme tousles hommes de qui l’âme domine le corps, il avait une vue perçante,et pouvait saisir à des distances énormes, avec une admirablefacilité, sans fatigue, les nuances les plus fugitives de lalumière, les tremblements les plus éphémères de l’eau. Par un calmeparfait, il trouvait encore des teintes multipliées à la mer qui,semblable à un visage de femme, avait alors une physionomie, dessourires, des idées, des caprices : là verte et sombre, ici riantdans son azur, tantôt unissant ses lignes brillantes avec leslueurs indécises de l’horizon, tantôt se balançant d’un air douxsous des nuages orangés. Il se rencontrait pour lui des fêtesmagnifiques pompeusement célébrées au coucher du soleil, quandl’astre versait ses couleurs rouges sur les flots comme un manteaude pourpre. Pour lui la mer était gaie, vive, spirituelle au milieudu jour, lorsqu’elle frissonnait en répétant l’éclat de la lumièrepar ses mille facettes éblouissantes&|160;; elle lui révélaitd’étonnantes mélancolies, elle le faisait pleurer, lorsque,résignée, calme et triste, elle réfléchissait un ciel gris chargéde nuages. Il avait saisi les langages muets de cette immensecréation. Le flux et reflux était comme une respiration mélodieusedont chaque soupir lui peignait un sentiment, il en comprenait lesens intime. Nul marin, nul savant n’aurait pu prédire mieux quelui la moindre colère de l’Océan, le plus léger changement de saface. A la manière dont le flot venait mourir sur le rivage, ildevinait les houles, les tempêtes, les grains, la force des marées.Quand la nuit étendait ses voiles sur le ciel, il voyait encore lamer sous les lueurs crépusculaires, et conversait avec elle&|160;;il participait à sa féconde vie, il éprouvait en son âme unevéritable tempête quand elle se courrouçait&|160;; il respirait sacolère dans ses sifflements aigus, il courait avec les lamesénormes qui se brisaient en mille franges liquides sur les rochers,il se sentait intrépide et terrible comme elle, et comme ellebondissait par des retours prodigieux&|160;; il gardait sessilences mornes, il imitait ses clémences soudaines. Enfin, ilavait épousé la mer, elle était sa confidente et son amie. Lematin, quand il venait sur ses rochers, en parcourant les sablesfins et brillants de la grève, il reconnaissait l’esprit de l’Océanpar un simple regard&|160;; il en voyait soudain les paysages, etplanait ainsi sur la grande face des eaux, comme un ange venu duciel. Si de joyeuses, de lutines, de blanches vapeurs lui jetaientun réseau fin, comme un voile au front d’une fiancée, il en suivaitles ondulations et les caprices avec une joie d’amant, aussi charméde la trouver au matin coquette comme une femme qui se lève encoretout endormie, qu’un mari de revoir sa jeune épouse dans la beautéque lui a faite le plaisir. Sa pensée, mariée avec cette grandepensée divine, le consolait dans sa solitude, et les mille jets deson âme avaient peuplé son étroit désert de fantaisies sublimes.Enfin, il avait fini par deviner dans tous les mouvements de la mersa liaison intime avec les rouages célestes, et il entrevit lanature dans son harmonieux ensemble, depuis le brin d’herbejusqu’aux astres errants qui cherchent, comme des graines emportéespar le vent&|160;; à se planter dans l’éther. Pur comme un ange,vierge des idées qui dégradent les hommes, naïf comme un enfant, ilvivait comme une mouette, comme une fleur, prodigue seulement destrésors d’une imagination poétique, d’une science divine delaquelle il contemplait seul la féconde étendue. Incroyable mélangede deux créations&|160;! tantôt il s’élevait jusqu’à Dieu par laprière, tantôt il redescendait, humble et résigné, jusqu’au bonheurpaisible de la brute. Pour lui, les étoiles étaient les fleurs dela nuit&|160;; le soleil était un père&|160;; les oiseaux étaientses amis. Il plaçait partout l’âme de sa mère&|160;; souvent il lavoyait dans les nuages, il lui parlait, et ils communiquaientréellement par des visions célestes&|160;; en certains jours, ilentendait sa voix, il admirait son sourire, enfin il y avait desjours où il ne l’avait pas perdue&|160;! Dieu semblait lui avoirdonné la puissance des anciens solitaires, l’avoir doué de sensintérieurs perfectionnés qui pénétraient l’esprit des choses. Desforces morales inouïes lui permettaient d’aller plus avant que lesautres hommes dans les secrets des oeuvres immortelles. Ses regretset sa douleur étaient comme des liens qui l’unissaient au monde desesprits&|160;; il y allait, armé de son amour, pour y chercher samère, en réalisant ainsi par les sublimes accords de l’extase lasymbolique entreprise d’Orphée. Il s’élançait dans l’avenir ou dansle ciel, comme de son rocher il volait sur l’Océan d’une ligne àl’autre de l’horizon. Souvent aussi, quand il était tapi au fondd’un trou profond, capricieusement arrondi dans un fragment degranit, et dont l’entrée avait l’étroitesse d’un terrier&|160;;quand, doucement éclairé par les chauds rayons du soleil quipassaient par des fissures et lui montraient les jolies moussesmarines par lesquelles cette retraite était décorée, véritable nidde quelque oiseau de mer&|160;; là, souvent, il était saisi d’unsommeil involontaire. Le soleil, son souverain, lui disait seulqu’il avait dormi en lui mesurant le temps pendant lequel avaientdisparu pour lui ses paysages d’eau, ses sables dorés et sescoquillages. Il admirait à travers une lumière brillante commecelle des cieux, les villes immenses dont lui parlaient seslivres&|160;; il allait regardant avec étonnement, mais sans envie,les cours, les rois, les batailles, les hommes, les monuments. Cerêve en plein jour lui rendait toujours plus chères ses doucesfleurs, ses nuages, son soleil, ses beaux rochers de granit. Pourle mieux attacher à sa vie solitaire, un ange semblait lui révélerles abîmes du monde moral, et les chocs terribles descivilisations. Il sentait que son âme, bientôt déchirée à traversces océans d’hommes, périrait brisée comme une perle qui, àl’entrée royale d’une princesse, tombe de la coiffure dans la boued’une rue. COMMENT MOURUT LE FILS

En 1617, vingt et quelques années après l’horrible nuit pendantlaquelle Etienne fut mis au monde, le duc d’Hérouville, alors âgéde soixante-seize ans, vieux, cassé, presque mort, était assis aucoucher du soleil dans un immense fauteuil, devant la fenêtre ogivede sa chambre à coucher, à la place d’où jadis la comtesse avait sivainement réclamé, par les sons du cor perdus dans les airs, lesecours des hommes et du ciel. Vous eussiez dit d’un véritabledébris de tombeau. Sa figure énergique, dépouillée de son aspectsinistre par la souffrance et par l’âge, avait une couleur blafardeen rapport avec les longues mèches de cheveux blancs qui tombaientautour de sa tête chauve, dont le crâne jaune semblait débile. Laguerre et le fanatisme brillaient encore dans ces yeux jaunes,quoique tempérés par un sentiment religieux. La dévotion jetait uneteinte monastique sur ce visage, jadis si dur et marqué maintenantde teintes qui en adoucissaient l’expression. Les reflets ducouchant coloraient par une douce lueur rouge cette tête encorevigoureuse. Le corps affaibli, enveloppé de vêtements bruns,achevait, par sa pose lourde, par la privation de tout mouvement,de peindre l’existence monotone, le repos terrible de cet homme,autrefois si entreprenant, si haineux, si actif.

— Assez, dit-il à son chapelain.

Ce vieillard vénérable lisait l’Evangile en se tenant deboutdevant le maître dans une attitude respectueuse. Le duc, semblableà ces vieux lions de ménagerie qui arrivent à une décrépitudeencore pleine de majesté, se tourna vers un autre homme en cheveuxblancs, et lui tendit un bras décharné, couvert de poils rares,encore nerveux, mais sans vigueur.

— A vous, rebouteur, s’écria-t-il, voyez où j’en suisaujourd’hui.

— Tout va bien, monseigneur, et la fièvre a cessé. Vous vivrezencore de longues années.

— Je voudrais voir Maximilien ici, reprit le duc en laissantéchapper un sourire d’aise. Ce brave enfant&|160;! il commandemaintenant une compagnie d’arquebusiers chez le roi. Le maréchald’Ancre a eu soin de mon gars, et notre gracieuse reine Marie penseà le bien apparenter, maintenant qu’il a été créé duc de Nivron.Mon nom sera donc dignement continué. Le gars a fait des prodigesde valeur à l’attaque…

En ce moment Bertrand arriva, tenant une lettre à la main.

— Qu’est ceci&|160;? dit vivement le vieux seigneur.

— Une dépêche apportée par un courrier que vous envoie le roi,répondit l’écuyer.

— Le roi et non la reine-mère&|160;! s’écria le duc. Que sepasse-t-il donc, les Huguenots reprendraient-ils les armes,tête-dieu pleine de reliques&|160;! reprit le duc en se dressant etjetant un regard étincelant sur les trois vieillards. J’armeraisencore mes soldats, et, avec Maximilien à mes côtés, laNormandie…

— Asseyez-vous, mon bon seigneur, dit le rebouteur inquiet devoir le duc se livrant à une bravade dangereuse chez unconvalescent. Lisez, maître Corbineau, dit le vieillard en tendantla dépêche à son confesseur. Ces quatre personnages formaient untableau plein d’enseignements pour la vie humaine. L’écuyer, leprêtre et le médecin, blanchis par les années, tous trois deboutdevant leur maître assis dans son fauteuil, et ne se jetant l’un àl’autre que de pâles regards, traduisaient chacun l’une des idéesqui finissent par s’emparer de l’homme au bord de la tombe.Fortement éclairés par un dernier rayon du soleil couchant, ceshommes silencieux composaient un tableau sublime de mélancolie etfertile en contrastes. Cette chambre sombre et solennelle, où rienn’était changé depuis vingt-cinq années, encadrait bien cette pagepoétique, pleine de passions éteintes, attristée par la mort,remplie par la religion.

— Le maréchal d’Ancre a été tué sur le pont du Louvre par ordredu roi, puis,… Oh&|160;! mon Dieu…

— Achevez, cria le seigneur.

— Monseigneur le duc de Nivron…

— Eh&|160;! bien.

— Est mort&|160;!

Le duc pencha la tête sur sa poitrine, fit un grand soupir, etresta muet. A ce mot, à ce soupir, les trois vieillards seregardèrent. Il leur sembla que l’illustre et opulente maisond’Hérouville disparaissait devant eux comme un navire quisombre.

— Le maître d’en haut, reprit le duc en lançant un terribleregard sur le ciel, se montre bien ingrat envers moi. Il ne sesouvient pas des hauts faits que j’ai commis pour sa saintecause&|160;!

— Dieu se venge, dit le prêtre d’une voix grave.

— Mettez cet homme au cachot, s’écria le seigneur.

— Vous pouvez me faire taire plus facilement que vousn’apaiserez votre conscience.

Le duc d’Hérouville redevint pensif.

— Ma maison périr&|160;! mon nom s’éteindre&|160;! Je veux memarier, avoir un fils&|160;! dit-il après une longue pause.

Quelque effrayante que fût l’expression du désespoir peint surla face du duc d’Hérouville, le rebouteur ne put s’empêcher desourire. En ce moment, un chant frais comme l’air du soir, aussipur que le ciel, simple autant que la couleur de l’Océan, domina lemurmure de la mer et s’éleva pour charmer la nature. La mélancoliede cette voix, la mélodie des paroles, répandirent dans l’âme commeun parfum. L’harmonie montait par nuages, remplissait les airs,versait du baume sur toutes douleurs, ou plutôt elle les con-solait en les exprimant. La voix s’unissait au bruissement del’onde avec une si rare perfection qu’elle semblait sortir du seindes flots. Ce chant fut plus doux pour ces vieillards que nel’aurait été la plus tendre parole d’amour pour une jeune fille, ilapportait tant de religieuses espérances qu’il résonna dans lecoeur comme une voix partie du ciel.

— Qu’est ceci&|160;? demanda le duc.

— Le petit rossignol chante, dit Bertrand, tout n’est pas perdu,ni pour lui, ni pour vous.

— Qu’appelez-vous un rossignol&|160;?

— C’est le nom que nous avons donné au fils aîné de monseigneur,répondit Bertrand.

— Mon fils, s’écria le vieillard. J’ai donc un fils, enfinquelque chose qui porte mon nom et qui peut le perpétuer.

Il se dressa sur ses pieds, et se mit à marcher dans sa chambred’un pas tour à tour lent et précipité&|160;; puis il fit un gestede commandement et renvoya ses gens, à l’exception du prêtre.

Le lendemain matin, le duc appuyé sur son vieil écuyer allait lelong de la grève, à travers les rochers cherchant le fils que jadisil avait maudit&|160;; il l’aperçut de loin, tapi dans une crevassede granit, nonchalamment étendu au soleil, la tête posée sur unetouffe d’herbes fines, les pieds gracieusement ramassés sous lecorps. Etienne ressemblait à une hirondelle en repos. Aussitôt quele grand vieillard se montra sur le bord de la mer, et que le bruitde ses pas assourdi par le sable résonna faiblement en se mêlant àla voix des flots, Etienne tourna la tête, jeta un cri d’oiseausurpris, et disparut dans le granit même, comme une souris quirentre si lestement dans son trou que l’on finit par douter del’avoir aperçue.

— Hé&|160;! tête-dieu pleine de reliques, où s’est-il doncfourré&|160;? s’écria le seigneur en arrivant au rocher sur lequelson fils était accroupi.

— Il est là, dit Bertrand en montrant une fente étroite dont lesbords avaient été polis, usés par l’assaut répété des hautesmarées.

— Etienne, mon fils bien-aimé&|160;! s’écria le vieillard.

L’enfant maudit ne répondit pas. Pendant une partie de lamatinée, le vieux duc supplia, menaça, gronda, implora tour à tour,sans pouvoir obtenir de réponse. Parfois il se taisait, appliquaitl’oreille à la crevasse, et tout ce que son ouïe faible lui permet-tait d’entendre était le sourd battement du coeur d’Etienne, dontles pulsations précipitées retentissaient sous la voûte sonore.

— Il vit au moins, celui-là, dit le vieillard d’un son de voixdéchirant.

Au milieu du jour, le père au désespoir eut recours à laprière.

— Etienne, lui disait-il, mon cher Etienne, Dieu m’a puni det’avoir méconnu&|160;! Il m’a privé de ton frère&|160;!Aujourd’hui, tu es mon seul et unique enfant. Je t’aime plus que jem’aime moi-même. J’ai reconnu mon erreur, je sais que tu asvéritablement dans tes veines mon sang ou celui de ta mère dont lemalheur a été mon ouvrage. Viens, je tâcherai de te faire oubliermes torts en te chérissant pour tout ce que j’ai perdu. Etienne, tues déjà duc de Nivron, et tu seras après moi duc d’Hérouville, pairde France, chevalier des Ordres et de la Toison-d’Or, capitaine decent hommes d’armes, grand-bailli de Bessin, gouverneur deNormandie pour le roi, seigneur de vingt-sept domaines où secomptent soixante-neuf clochers, marquis de Saint-Sever. Tu auraspour femme la fille d’un prince. Tu seras le chef de la maisond’Hérouville. Veux-tu donc me faire mourir de chagrin&|160;? Viens,viens&|160;! ou je reste agenouillé là, devant ta retraite, jusqu’àce que je t’aie vu. Ton vieux père te prie, et s’humilie devant sonenfant comme si c’était Dieu lui-même.

L’enfant maudit n’entendit pas ce langage hérissé d’idéessociales, de vanités qu’il ne comprenait point, et retrouvait dansson âme des impressions de terreur invincibles. Il resta muet,livré à d’affreuses angoisses. Sur le soir, le vieux seigneur,après avoir épuisé toutes les formules de langage, toutes lesressources de la prière et les accents du repentir, fut frappéd’une sorte de contrition religieuse. Il s’agenouilla sur le sable,et fit ce voeu :

— Je jure d’élever une chapelle à saint Jean et à saint Etienne,patrons de ma femme et de mon fils, d’y fonder cent messes enl’honneur de la Vierge, si Dieu et les saints me rendentl’affection de monsieur le duc de Nivron, mon fils, iciprésent&|160;!

Il demeura dans une humilité profonde, agenouillé, les mainsjointes, et pria. Mais ne voyant point paraître son enfant,l’espoir de son nom, de grosses larmes sortirent de ses yeux silongtemps secs, et roulèrent le long de ses joues flétries. En cemoment, Etienne, qui n’entendait plus rien, se coula sur le bord desa grotte comme une jeune couleuvre affamée de soleil, il vit leslar- mes de ce vieillard abattu, reconnut le langage de la douleur,saisit la main de son père, et l’embrassa en disant d’une voixd’ange : — O ma mère, pardonne&|160;!

Dans la fièvre du bonheur, le gouverneur de Normandie emportadans ses bras son chétif héritier qui tremblait comme une filleenlevée&|160;; et le sentant palpiter, il s’efforça de le rassureren le baisant avec les précautions qu’il aurait prises pour manierune fleur, il trouva pour lui de douces paroles qu’il n’avaitjamais su prononcer.

— Vrai Dieu, tu ressembles à ma pauvre Jeanne, cherenfant&|160;! lui disait-il. Instruis-moi de tout ce qui te plaira,je te donnerai tout ce que tu désireras. Sois bien fort&|160;!porte-toi bien&|160;! Je t’apprendrai à monter à cheval sur unejument douce et gentille comme tu es doux et gentil. Rien ne tecontrariera. Tête-dieu pleine de reliques&|160;! autour de toi,tout pliera comme des roseaux sous le vent. Je vais te donner iciun pouvoir sans bornes. Moi-même je t’obéirai comme au Dieu de lafamille.

Le père entra bientôt avec son fils dans la chambre seigneurialeoù s’était écoulée la triste vie de la mère. Etienne alla soudains’appuyer près de cette croisée où il avait commencé de vivre, d’oùsa mère lui faisait des signaux pour lui annoncer le départ de sonpersécuteur qui maintenant, sans qu’il sût encore pourquoi,devenait son esclave et ressemblait à ces gigantesques créaturesque le pouvoir d’une fée mettait aux ordres d’un jeune prince.Cette fée était la Féodalité. En revoyant la chambre mélancoliqueoù ses yeux s’étaient habitués à contempler l’Océan, des pleursvinrent aux yeux d’Etienne&|160;; les souvenirs de son long malheurmêlés aux mélodieuses souvenances des plaisirs qu’il avait goûtésdans le seul amour qui lui fût permis, l’amour maternel, toutfondit à la fois sur son coeur et y développa comme un poëme à lafois délicieux et terrible. Les émotions de cet enfant habitué àvivre dans les contemplations de l’extase, comme d’autres selivrent aux agitations du monde, ne ressemblaient à aucune desémotions habituelles aux hommes.

— Vivra-t-il&|160;? dit le vieillard étonné de la faiblesse deson héritier sur lequel il se surprit à retenir son souffle.

— Je ne pourrai vivre qu’ici, répondit simplement Etienne quil’avait entendu.

— Hé&|160;! bien, cette chambre sera la tienne, mon enfant.

— Qu’y a-t-il&|160;? dit le jeune d’Hérouville en entendant descommensaux du château qui arrivaient dans la salle des gardes où leduc les avait convoqués tous pour leur présenter son fils, en nedoutant pas du succès.

— Viens, lui répondit son père en le prenant par la main etl’amenant dans la grande salle.

A cette époque un duc et pair, possessionné comme l’était le ducd’Hérouville, ayant ses charges et ses gouvernements, menait enFrance le train d’un prince&|160;; les cadets de famille nerépugnaient pas à le servir&|160;; il avait une maison et desofficiers : le premier lieutenant de sa compagnie d’ordonnanceétait chez lui ce que sont aujourd’hui les aides de camp chez unmaréchal. Quelques années plus tard, le cardinal de Richelieu eutdes gardes du corps. Plusieurs princes alliés à la maison royale,les Guise, les Condé, les Nevers, les Vendôme avaient des pagespris parmi les enfants des meilleures maisons, dernière coutume dela chevalerie éteinte. Sa fortune et l’ancienneté de sa racenormande indiquée par son nom (herus villa, maison du chef),avaient permis au duc d’Hérouville d’imiter la magnificence desgens qui lui étaient inférieurs, tels que les d’Epernon, lesLuynes, les Balagny, les d’O, les Zamet, regardés en ce temps commedes parvenus, et qui néanmoins vivaient en princes. Ce fut donc unspectacle imposant pour le pauvre Etienne que de voir l’assembléedes gens attachés au service de son père. Le duc monta sur unechaise placée sous un de ces solium ou dais en bois sculpté garnid’une estrade élevée de quelques marches, d’où, dans quelquesprovinces, certains seigneurs rendaient encore des arrêts dansleurs châtellenies, rares vestiges de féodalité qui disparurentsous le règne de Richelieu. Ces espèces de trônes, semblables auxbancs d’oeuvre dans les églises, sont devenus des objets decuriosité. Quand Etienne se trouva là, près de son vieux père, ilfrissonna de se voir le point de mire de tous les yeux.

— Ne tremble pas, lui dit le duc en abaissant sa tête chauvejusqu’à l’oreille de son fils, car tout ça, c’est nos gens.

A travers les ténèbres à demi lumineuses produites par le soleilcouchant dont les rayons rougissaient les croisées de cette salle,Etienne apercevait le bailli, les capitaines et les lieutenants enarmes, accompagnés de quelques soldats, les écuyers, le chapelain,les secrétaires, le médecin, le majordome, les huissiers,l’intendant, les piqueurs, les gardes-chasse, toute la livrée etles valets. Quoique ce monde se tînt dans une attitude respectueusecommandée par la terreur qu’inspirait le vieillard aux gens lesplus considérables qui vivaient sous son commandement et dans saprovince, il se faisait un bruit sourd produit par une curieuseattente. Ce bruit serra le coeur d’Etienne qui, pour la premièrefois, éprouvait l’influence de la lourde atmosphère d’une salle oùrespirait une assemblée nombreuse&|160;; ses sens, habitués à l’airpur et sain de la mer, furent offensés avec une promptitude quiindiquait la perfection de ses organes. Une horrible palpitation,due à quelque vice dans l’organisation de son coeur, l’agita de sescoups précipités, quand son père, obligé de se montrer comme unvieux lion majestueux, prononça, d’une voix solennelle, le petitdiscours suivant : — Mes amis, voici mon fils Etienne, monpremier-né, mon héritier présomptif, le duc de Nivron, à qui le roiconfirmera sans doute les charges de défunt son frère&|160;; jevous le présente afin que vous le reconnaissiez et que vous luiobéissiez comme à moi-même. Je vous préviens que si l’un de vous,ou si quelqu’un dans la province dont j’ai le gouvernement,déplaisait au jeune duc ou le heurtait en quoi que ce soit, ilvaudrait mieux, cela étant et moi le sachant, que ce quelqu’un nefût jamais sorti du ventre de sa mère. Vous avez entendu&|160;?retournez tous à vos affaires, et que Dieu vous conduise. Lesobsèques de Maximilien d’Hérouville se feront ici, lorsque soncorps y sera rapporté. La maison prendra le deuil dans huit jours.Plus tard, nous fêterons l’avénement de mon fils Etienne.

— Vive monseigneur&|160;! vivent les d’Hérouville&|160;! futcrié de manière à faire mugir le château.

Les valets apportèrent des flambeaux pour éclairer la salle. Cehourra, cette lumière et les sensations que donna à Etienne lediscours de son père, jointes à celles qu’il avait éprouvées déjà,lui causèrent une défaillance complète, il tomba sur le fauteuil enlaissant sa main de femme dans la large main de son père. Quand leduc, qui avait fait signe au lieutenant de sa compagnied’approcher, lui dit : — Eh&|160;! bien, baron d’Artagnon, je suisheureux de pouvoir réparer ma perte, venez voir mon fils&|160;! ilsentit dans sa main une main froide, regarda le nouveau duc deNivron, le crut mort, et jeta un cri de terreur qui épouvantal’assemblée.

Beauvouloir ouvrit l’estrade, prit le jeune homme dans ses bras,et l’emmena en disant à son maître : — Vous l’avez tué en ne lepréparant pas à cette cérémonie. — Il ne pourra donc pas avoird’enfant, s’il en est ainsi&|160;? s’écria le duc qui suivitBeauvouloir dans la chambre seigneuriale où le médecin alla coucherle jeune héritier.

— Eh&|160;! bien, maître&|160;? demanda le père avecanxiété.

— Ce ne sera rien, répondit le vieux serviteur en montrant à sonseigneur Etienne ranimé par un cordial dont il lui avait donnéquelques gouttes sur un morceau de sucre, nouvelle et précieusesubstance que les apothicaires vendaient au poids de l’or.

— Prends, vieux coquin, dit le vieux seigneur, en tendant sabourse à Beauvouloir, et soigne-le comme le fils d’un roi. S’ilmourait par ta faute, je te brûlerais moi-même sur un gril.

— Si vous continuez à vous montrer violent, le duc de Nivronmourra par votre fait, dit brutalement le médecin à son maître,laissez-le, il va s’endormir.

— Bonsoir, mon amour, dit le vieillard, en baisant son fils aufront.

— Bonsoir, mon père, reprit le jeune homme dont la voix fittressaillir le duc qui pour la première fois s’entendait donner parEtienne le nom de père.

Le duc prit Beauvouloir par le bras, l’emmena dans la sallevoisine, et le poussa dans l’embrasure d’une croisée en lui disant: — Ha&|160;! çà, vieux coquin à nous deux&|160;?

Ce mot, qui était la gracieuseté favorite du duc, fit sourire lemédecin, qui depuis longtemps avait quitté ses rebouteries.

— Tu sais, dit le duc en continuant, que je ne te veux pas demal. Tu as deux fois accouché ma pauvre Jeanne, tu as guéri monfils Maximilien d’une maladie, enfin tu fais partie de ma maison.Pauvre enfant&|160;! je le vengerai, je me charge de celui qui mel’a tué&|160;! Tout l’avenir de la maison d’Hérouville est doncentre tes mains. Je veux marier cet enfant-là sans tarder. Toi seulpeux savoir s’il y a chance de trouver en cet avorton de l’étoffe àfaire des d’Hérouville… Tu m’entends. Que crois-tu&|160;?

— Sa vie, au bord de la mer, a été si chaste et si pure, que lanature est plus drue chez lui qu’elle ne l’aurait été s’il eût vécudans votre monde. Mais un corps si délicat est le très-humbleserviteur de l’âme. Monseigneur Etienne doit choisir lui-même safemme, car tout en lui sera l’ouvrage de la nature, et non celui devos vouloirs. Il aimera naïvement, et fera, par désir de coeur, ceque vous souhaitez qu’il fasse pour votre nom. Donnez à votre filsune grande dame qui soit comme une haquenée, il ira se cacher dansses rochers&|160;; bien plus&|160;! si quelque vive terreur letuerait à coup sûr, je crois qu’un bonheur trop subit lefoudroierait également. Pour éviter ce malheur, m’est avis delaisser Etienne s’engager de lui-même, et à son aise, dans la voiedes amours. Ecoutez, monseigneur, quoique vous soyez un grand etpuissant prince, vous n’entendez rien à ces sortes de choses.Accordez-moi votre confiance entière, sans bornes, et vous aurez unpetit-fils.

— Si j’obtiens un petit-fils par quelque sortilége que ce soit,je te fais anoblir. Oui, quoique ce soit difficile, de vieux coquintu deviendras un galant homme, tu seras Beauvouloir, baron deForcalier. Emploie le vert et le sec, la magie blanche et noire,les neuvaines à l’Eglise et les rendez-vous au sabbat, pourvu quej’aie une lignée mâle, tout sera bien.

— Je sais, dit Beauvouloir, un chapitre de sorciers capable detout gâter&|160;; ce sabbat n’est autre que vous-même, monseigneur.Je vous connais. Vous désirez une lignée à tout prixaujourd’hui&|160;; demain vous voudrez déterminer les conditionsdans lesquelles doit venir cette lignée, et vous tourmenterez votrefils.

— Dieu m’en garde&|160;!

— Eh&|160;! bien, allez à la cour, où la mort du maréchal etl’émancipation du roi doit avoir mis tout sens dessus dessous, etoù vous avez affaire, ne fut-ce que pour vous faire donner le bâtonde maréchal qu’on vous a promis. Laissez-moi gouverner monseigneurEtienne. Mais engagez-moi votre parole de gentilhomme dem’approuver en quoi que je fasse.

Le duc frappa dans la main du vieillard en signe d’une entièreadhésion, et se retira dans son appartement.

Quand les jours d’un haut et puissant seigneur sont comptés, lemédecin est un personnage important au logis. Aussi, ne faut-il pass’étonner de voir un ancien rebouteur devenu si familier avec leduc d’Hérouville. A part les liens illégitimes par lesquels sonmariage l’avait rattaché à cette grande maison, et qui militaienten sa faveur, le duc avait si souvent éprouvé le grand sens dusavant, qu’il en avait fait l’un de ses conseillers favoris.Beauvouloir était le Coyctier de ce Louis XI. Mais, de quelque prixque fût sa science, le médecin n’avait pas, sur le gouverneur deNormandie, en qui respirait toujours la férocité des guerresreligieuses, autant d’influence que la féodalité. Aussi, leserviteur avait-il deviné que les préjugés du noble nuisaient auxvoeux du père. En grand médecin qu’il était, Beauvouloir compritque, chez un être délicatement organisé comme Etienne, le mariagedevait être une lente et douce inspiration qui lui communiquât denouvelles forces en l’animant du feu de l’amour. Comme il l’avaitdit, imposer une femme à Etienne, c’était le tuer. On devait évitersurtout que ce jeune solitaire s’effrayât du mariage dont il nesavait rien, et qu’il connût le but dont se préoccupait son père.Ce poëte inconnu n’admettait que la noble et belle passion dePétrarque pour Laure, de Dante pour Béatrix. Comme sa mère, ilétait tout amour pur, et tout âme&|160;; on devait lui donnerl’occasion d’aimer, attendre l’événement et non le commander&|160;;un ordre aurait tari en lui les sources de la vie.

Maître Antoine Beauvouloir était père, il avait une fille élevéedans des conditions qui en faisaient la femme d’Etienne. Il étaitsi difficile de prévoir les événements qui rendraient un enfantdestiné par son père au cardinalat, l’héritier présomptif de lamaison d’Hérouville, que Beauvouloir n’avait jamais remarqué laressemblance des destinées d’Etienne et de Gabrielle. Ce fut uneidée subite inspirée par son dévouement à ces deux êtres plutôt quepar son ambition. Malgré son habileté, sa femme était morte encouches en lui donnant une fille, dont la santé fut si faible,qu’il pensa que la mère avait dû léguer à son fruit des germes demort. Beauvouloir aima sa Gabrielle comme tous les vieillardsaiment leur unique enfant. Sa science et ses soins constantsprêtèrent une vie factice à cette frêle créature, qu’il cultivacomme un fleuriste cultive une plante étrangère. Il l’avaitsoustraite à tous les regards dans son domaine de Forcalier, oùelle fut protégée contre les malheurs du temps par la bienveillancegénérale qui s’était attachée à un homme auquel chacun devait uncierge, et dont le pouvoir scientifique inspirait une sorte deterreur respectueuse. En s’attachant à la maison d’Hérouville, ilavait augmenté les immunités dont il jouissait dans la province, etdéjoué les poursuites de ses ennemis par sa position formidableauprès du gouverneur&|160;; mais il s’était bien gardé, en venantau château, d’y amener la fleur qu’il tenait enfouie à Forcalier,domaine plus important par les terres qui en dépendaient que parl’habitation, et sur lequel il comptait pour trouver à sa fille unétablissement conforme à ses vues. En promettant au vieux duc unepostérité, en lui demandant sa parole d’approuver sa conduite, ilpensa soudain à Gabrielle, à cette douce enfant, dont la mère avaitété oubliée par le duc, comme il avait oublié son fils Etienne. Ilattendit le départ de son maître avant de mettre son plan àexécution, en prévoyant que si le duc en avait connaissance, lesénormes difficultés qui pourraient être levées à la faveur d’unrésultat favorable, seraient dès l’abord insurmontables.

La maison de maître Beauvouloir était exposée au midi, sur lepenchant d’une de ces douces collines qui cerclent les vallées deNormandie&|160;; un bois épais l’enveloppait au nord&|160;; desmurs élevés et des haies normandes à fossés profonds, y faisaientune impénétrable enceinte. Le jardin descendait, en pente molle,jusqu’à la rivière qui arrosait les herbages de la vallée, et àlaquelle le haut talus d’une double haie formait en cet endroit unquai naturel. Dans cette haie tournait une secrète allée, dessinéepar les sinuosités des eaux, et que les saules, les hêtres, leschênes rendaient touffue comme un sentier de forêt. Depuis lamaison jusqu’à ce rempart, s’étendaient les masses de la verdureparticulière à ce riche pays, belle nappe ombragée par une lisièred’arbres rares, dont les nuances composaient une tapisserieheureusement colorée : là, les teintes argentées d’un pin sedétachaient de dessus le vert foncé de quelques aulnes&|160;; ici,devant un groupe de vieux chênes, un svelte peuplier élançait sapalme, toujours agitée&|160;; plus loin, des saules pleureurspenchaient leurs feuilles pâles entre de gros noyers à tête ronde.Cette lisière permettait de descendre, à toute heure, de la maisonvers la haie, sans avoir à craindre les rayons du soleil. Lafaçade, devant laquelle se déroulait le ruban jaune d’une terrassesablée, était ombrée par une galerie de bois autour de laquelles’entortillaient des plantes grimpantes qui, dans le mois de mai,jetaient leurs fleurs jusqu’aux croisées du premier étage. Sansêtre vaste, ce jardin semblait immense par la manière dont il étaitpercé&|160;; et ses points de vue, habilement ménagés dans leshauteurs du terrain, se mariaient à ceux de la vallée où l’oeil sepromenait librement. Selon les instincts de sa pensée, Gabriellepouvait, ou rentrer dans la solitude d’un étroit espace sans yapercevoir autre chose qu’un épais gazon et le bleu du ciel entreles cimes des arbres, ou planer sur les plus riches perspectives ensuivant les nuances des lignes vertes, depuis leurs premiers planssi éclatants, jusqu’aux fonds purs de l’horizon où elles seperdaient, tantôt dans l’océan bleu de l’air, tantôt dans lesmontagnes de nuages qui y flottaient.

Soignée par sa grand’mère, servie par sa nourrice, GabrielleBeauvouloir ne sortait de cette modeste maison que pour se rendre àla paroisse, dont le clocher se voyait au faîte de la colline, etoù l’accompagnaient toujours son aïeule, sa nourrice et le valet deson père. Elle était donc arrivée à l’âge de dix-sept ans dans lasuave ignorance que la rareté des livres permettait à une fille deconserver sans qu’elle parût extraordinaire en un temps où lesfemmes instruites étaient de rares phénomènes. Cette maison avaitété comme un couvent, plus la liberté, moins la prière ordonnée, etoù elle avait vécu sous les yeux d’une vieille femme pieuse, sousla protection de son père, le seul homme qu’elle eût jamais vu.Cette solitude profonde, exigée dès sa naissance par la faiblesseapparente de sa constitution, avait été soigneusement entretenuepar Beauvouloir. A mesure que Gabrielle grandissait, les soins quilui étaient prodigués, l’influence d’un air pur avaient à la véritéfortifié sa jeunesse frêle. Néanmoins le savant médecin ne pouvaitse tromper en voyant les teintes nacrées qui entouraient les jeuxde sa fille s’attendrir, se brunir, s’enflammer suivant sesémotions : la débilité du corps et la force de l’âme se signaientlà par des indices que sa longue pratique lui permettait dereconnaître&|160;; puis, la céleste beauté de Gabrielle lui avaitfait redouter les entreprises si communes par un temps de violenceet de sédition. Mille raisons avaient donc conseillé à ce bon pèred’épaissir l’ombre et d’agrandir la solitude autour de sa filledont l’excessive sensibilité l’effrayait, une passion, un rapt, unassaut quelconque la lui aurait blessée à mort. Quoique sa filleencourût rarement des reproches, un mot de réprimande labouleversait&|160;; elle le gardait au fond du coeur où ilpénétrait et engendrait une mélancolie méditative&|160;; elleallait pleurer, et pleurait longtemps. Chez Gabrielle, l’éducationmorale n’avait donc pas voulu moins de soins que l’éducationphysique. Le vieux médecin avait dû renoncer à conter à sa filleles histoires qui charment les enfants, elle en recevait de tropvives impressions. Aussi, cet homme, qu’une longue pratique avaitrendu si savant, s’était-il empressé de développer le corps de safille afin d’amortir les coups qu’y portait une âme aussivigoureuse. Comme Gabrielle était toute sa vie, son amour, sa seulehéritière, il n’avait jamais hésité à se procurer les choses dontle concours devait amener le résultat souhaité. Il écartasoigneusement les livres, les tableaux, la musique, toutes lescréations des arts qui pouvaient réveiller la pensée. Aidé par samère, il intéressait Gabrielle à des ouvrages manuels. Latapisserie, la couture, la dentelle, la culture des fleurs, lessoins du ménage, la récolte des fruits, enfin les plus matériellesoccupations de la vie étaient données en pâture à l’esprit de cettecharmante enfant&|160;; Beauvouloir lui apportait de beaux rouets,des bahuts bien travaillés, de riches tapis, de la poterie deBernard de Palissy, des tables, des prie-Dieu, des chaisessculptées et garnies d’étoffes précieuses, du linge ouvré, desbijoux. Avec l’instinct que donne la paternité, le vieillardchoisissait toujours ses cadeaux parmi les oeuvres dont lesornements appartenaient à ce genre fantasque nommé arabesque, etqui ne parlant ni aux sens ni à l’âme, s’adressent seulement àl’esprit par les créations de la fantaisie pure. Ainsi, choseétrange&|160;! la vie que la haine d’un père avait commandée àEtienne d’Hérouville, l’amour paternel avait dit à Beauvouloir del’imposer à Gabrielle. Chez l’un et l’autre de ces deux enfants,l’âme devait tuer le corps&|160;; et sans une profonde solitude,ordonnée par le hasard chez l’un, voulue par la science chezl’autre, tous deux pouvaient succomber, celui-ci à la terreur,celle-là sous le poids d’une trop vive émotion d’amour. Mais,hélas&|160;! au lieu de naître dans un pays de landes et debruyères, au sein d’une nature sèche aux formes arrêtées et dures,que tous les grands peintres ont donné comme fonds à leurs vierges,Gabrielle vivait au fond d’une grasse et plantureuse vallée.Beauvouloir n’avait pu détruire l’harmonieuse disposition desbosquets naturels, le gracieux agencement des corbeilles de fleurs,la fraîche mollesse du tapis vert, l’amour exprimé par lesentrelacements des plantes grimpantes. Ces vivaces poésies avaientleur langage, plutôt entendu que compris de Gabrielle qui selaissait aller à de confuses rêveries sous les ombrages&|160;; àtravers les idées nuageuses que lui suggéraient ses admirationssous un beau ciel, et ses longues études de ce paysage observé danstous les aspects qu’y imprimaient les saisons et les variationsd’une atmosphère marine où viennent mourir les brumes del’Angleterre, où commencent les clartés de la France, il s’élevaitdans son esprit une lointaine lumière, une aurore qui perçait lesténèbres dans lesquelles la maintenait son père. Beauvouloirn’avait pas soustrait non plus Gabrielle à l’influence de l’amourdivin, elle joignait à l’admiration de la nature l’adoration duCréateur&|160;; elle s’était élancée dans la première voie ouverteaux sentiments féminins : elle aimait Dieu, elle aimait Jésus, laVierge et les saints, elle aimait l’Eglise et ses pompes&|160;;elle était catholique à la manière de sainte Thérèse qui voyaitdans Jésus un infaillible époux, un continuel mariage. MaisGabrielle se livrait à cette passion des âmes fortes avec unesimplicité si touchante, qu’elle aurait désarmé la séduction laplus brutale par l’enfantine naïveté de son langage.

Où cette vie d’innocence conduisait-elle Gabrielle&|160;?Comment instruire une intelligence aussi pure que l’eau d’un lactranquille qui n’aurait encore réfléchi que l’azur des cieux&|160;?Quelles images dessiner sur cette toile blanche&|160;? Autour dequel arbre tourner les clochettes de neige épanouies sur celiseron&|160;? Jamais le père ne s’était fait ces questions sanséprouver un frisson intérieur. En ce moment, le bon vieux savantcheminait lentement sur sa mule, comme s’il eût voulu rendreéternelle la route qui menait du château d’Hérouville à Ourscamp,nom du village auprès duquel se trouvait son domaine de Forcalier.L’amour infini qu’il portait à sa fille lui avait fait concevoir unsi hardi projet&|160;! un seul être au monde pouvait la rendreheureuse, et cet homme était Etienne. Certes, le fils angélique deJeanne de Saint-Savin et la candide fille de Gertrude Maranaétaient deux créations jumelles. Toute autre femme que Gabrielledevait effrayer et tuer l’héritier présomptif de la maisond’Hérouville&|160;; de même qu’il semblait à Beauvouloir queGabrielle devait périr par le fait de tout homme de qui lessentiments et les formes extérieures n’auraient pas la virginaledélicatesse d’Etienne. Certes le pauvre médecin n’y avait jamaissongé, le hasard s’était complu à ce rapprochement, et l’ordonnait.Mais, sous le règne de Louis XIII, oser amener le duc d’Hérouvilleà marier son fils unique à la fille d’un rebouteur normand&|160;!Et cependant de ce mariage seulement pouvait résulter cette lignéeque voulait impérieusement le vieux duc. La nature avait destinéces deux beaux êtres l’un à l’autre, Dieu les avait rapprochés parune incroyable disposition d’événements, tandis que les idéeshumaines, les lois mettaient entre eux des abîmes infranchissables.Quoique le vieillard crût voir en ceci le doigt de Dieu, et malgréla parole qu’il avait surprise au duc, il fut saisi par de tellesappré- hensions en pensant aux violences de ce caractère indompté,qu’il revint sur ses pas au moment où, parvenu sur le haut de lacolline opposée à celle d’Ourscamp, il aperçut la fumée quis’élevait de son toit entre les arbres de son enclos. Il fut décidépar son illégitime parenté, considération qui pouvait influer surl’esprit de son maître. Puis une fois décidé, Beauvouloir eutconfiance dans les hasards de la vie, il se pourrait que le ducmourût avant le mariage&|160;; et d’ailleurs il compta sur lesexemples : une paysanne du Dauphiné, Françoise Mignot, venaitd’épouser le maréchal de l’Hopital&|160;; le fils du connétableAnne de Montmorency avait épousé Diane, la fille de Henri II etd’une dame piémontaise nommée Philippe Duc.

Pendant cette délibération, où l’amour paternel estimait toutesles probabilités, discutait les bonnes comme les mauvaises chances,et tâchait d’entrevoir l’avenir en en pesant les éléments,Gabrielle se promenait dans le jardin où elle choisissait desfleurs pour garnir les vases de l’illustre potier qui fit avecl’émail ce que Benvenuto Cellini avait fait avec les métaux.Gabrielle avait mis ce vase, orné d’animaux en relief, sur unetable, au milieu de la salle, et le remplissait de fleurs pourégayer sa grand’mère, et peut-être aussi pour donner une forme àses propres pensées. Le grand vase de faïence, dite de Limoges,était plein, achevé, posé sur le riche tapis de la table, etGabrielle disait à sa grand’mère : « — Regardez donc&|160;! » quandBeauvouloir entra. La fille courut se jeter dans les bras du père.Après les premières effusions de tendresse, Gabrielle voulut que levieillard admirât le bouquet&|160;; mais après l’avoir regardé,Beauvouloir plongea sur sa fille un regard profond qui la fitrougir.

— Il est temps, se dit-il en comprenant le langage de ces fleursdont chacune avait été sans doute étudiée et dans sa forme et danssa couleur, tant chacune était bien mise à sa place, où elleproduisait un effet magique dans le bouquet.

Gabrielle resta debout, sans penser à la fleur commencée sur sonmétier. A l’aspect de sa fille, une larme roula dans les yeux deBeauvouloir, sillonna ses joues qui contractaient encoredifficilement une expression sérieuse, et tomba sur sa chemise que,selon la mode du temps, son pourpoint ouvert sur le ventre laissaitvoir au-dessus de son haut-de-chausses. Il jeta son feutre ornéd’une vieille plume rouge, pour pouvoir faire avec sa main le tourde sa tête pelée. En contemplant de nouveau sa fille qui, sous lessolives brunes de cette salle tapissée de cuir, ornée de meubles enébène, de portières en grosses étoffes de soie, parée de sa hautecheminée, et qu’éclairait un jour doux, était encore bien à lui, lepauvre père sentit des larmes dans ses yeux et les essuya. Un pèrequi aime son enfant voudrait le garder toujours petit&|160;; quantà celui qui peut voir, sans une profonde douleur, sa fille passantsous la domination d’un homme, il ne remonte pas vers les mondessupérieurs, il redescend dans les espèces infimes.

— Qu’avez-vous, mon fils&|160;? dit la vieille mère en ôtant seslunettes et cherchant dans l’attitude ordinairement joyeuse dubonhomme le sujet du silence qui la surprenait.

Le vieux médecin montra du doigt sa fille à l’aïeule qui hochala tête par un signe de satisfaction, comme pour dire : Elle estbien mignonne&|160;!

Qui n’eût pas éprouvé l’émotion de Beauvouloir en voyant lajeune fille comme la dessinait l’habillement de l’époque et le jourfrais de la Normandie. Gabrielle portait ce corset en pointe pardevant et carré par derrière que les peintres italiens ont presquetous donné à leurs saintes et leurs madones. Cet élégant corseleten velours bleu de ciel, aussi joli que celui d’une demoiselle deseaux, enveloppait le corsage comme une guimpe, en le comprimant demanière à modeler finement les formes qu’il semblait aplatir&|160;;il moulait les épaules, le dos, la taille avec la netteté d’undessin fait par le plus habile artiste, et se terminait autour ducou par une oblongue échancrure ornée d’une légère broderie en soiecouleur carmélite, et qui laissait voir autant de nu qu’il enfallait pour montrer la beauté de la femme, mais pas assez pouréveiller le désir. Une robe de couleur carmélite, qui continuait letrait des lignes accusées par le corps de velours, tombait jusquesur les pieds en formant des plis minces et comme aplatis. Lataille était si fine, que Gabrielle semblait grande. Son bras menupendait avec l’inertie qu’une pensée profonde imprime à l’attitude.Ainsi posée, elle présentait un modèle vivant des naïfschefs-d’oeuvre de la statuaire dont le goût existait alors, et quise recommande à l’admiration par la suavité de ses lignes droitessans roideur, et par la fermeté d’un dessin qui n’exclut pas lavie. Jamais profil d’hirondelle n’offrit, en rasant une croisée lesoir, des formes plus élégamment coupées. Le visage de Gabrielleétait [Gabrielle Beauvouloir]

mince sans être plat&|160;; sur son cou et sur son frontcouraient des filets bleuâtres qui y dessinaient des nuancessemblables à celles de l’agate, en montrant la délicatesse d’unteint si transparent, qu’on eût cru voir le sang couler dans lesveines. Cette blancheur excessive était faiblement teintée de roseaux joues. Cachés sous un petit bonnet de velours bleu brodé deperles, ses cheveux, d’un blond égal, coulaient comme deuxruisseaux d’or le long de ses tempes, et se jouaient en anneaux surses épaules, qu’ils ne couvraient pas. La couleur chaude de cettechevelure soyeuse animait la blancheur éclatante du cou, etpurifiait encore par son reflet les contours du visage déjà si pur.Les yeux, longs et comme pressés entre des paupières grasses,étaient en harmonie avec la finesse du corps et de la tête&|160;;le gris de perle y avait du brillant sans vivacité, la candeur yrecouvrait la passion. La ligne du nez eût paru froide comme unelame d’acier, sans deux narines veloutées et roses dont lesmouvements semblaient en désaccord avec la chasteté d’un frontrêveur, souvent étonné, riant parfois, et toujours d’une augustesérénité. Enfin, une petite oreille alerte attirait le regard, enmontrant sous le bonnet, entre deux touffes de cheveux, la poired’un rubis dont la couleur se détachait vigoureusement sur le laitdu cou. Ce n’était ni la beauté normande où la chair abonde, ni labeauté méridionale où la passion agrandit la matière, ni la beautéfrançaise, toute fugitive comme ses expressions, ni la beauté duNord mélancolique et froide, c’était la séraphique et profondebeauté de l’Eglise catholique, à la fois souple et rigide, sévèreet tendre.

— Où trouvera-t-on une plus jolie duchesse&|160;? se ditBeauvouloir en se complaisant à voir Gabrielle, qui, légèrementpenchée, tendant le cou pour suivre au dehors le vol d’un oiseau,ne pouvait se comparer qu’à une gazelle arrêtée pour écouter lemurmure de l’eau où elle va se désaltérer.

— Viens t’asseoir là, dit Beauvouloir en se frappant la cuisseet faisant à Gabrielle un signe qui annonçait une confidence.

Gabrielle comprit et vint. Elle se posa sur son père avec lalégèreté de la gazelle, et passa son bras autour du cou deBeauvouloir dont le collet fut brusquement chiffonné.

— A qui pensais-tu donc en cueillant ces fleurs&|160;? jamais tune les as si galamment disposées.

— A bien des choses, dit-elle. En admirant ces fleurs, quisemblent faites pour nous, je me demandais pour qui nous sommesfaites, nous&|160;; quels sont les êtres qui nous regardent&|160;?Vous êtes mon père, je puis vous dire ce qui se passe en moi&|160;;vous êtes habile, vous expliquerez tout. Je sens en moi comme uneforce qui veut s’exercer, je lutte contre quelque chose. Quand leciel est gris, je suis à demi contente, je suis triste, mais calme.Quand il fait beau, que les fleurs sentent bon, que je suis là-bassur mon banc, sous les chèvrefeuilles et les jasmins, il s’élève enmoi comme des vagues qui se brisent contre mon immobilité. Il mevient dans l’esprit des idées qui me heurtent et s’enfuient commeles oiseaux le soir à nos croisées, je ne peux pas les retenir.Eh&|160;! bien, quand j’ai fait un bouquet où les couleurs sontnuancées comme sur une tapisserie, où le rouge mord le blanc, où levert et le brun se croisent, quand tout y abonde, que l’air s’yjoue, que les fleurs se heurtent, qu’il y a une mêlée de parfums etde calices entre-choqués, je suis comme heureuse en reconnaissantce qui se passe en moi-même. Quand, à l’église, l’orgue joue et quele clergé répond, qu’il y a deux chants distincts qui se parlent,les voix humaines et la musique, eh&|160;! bien, je suis contente,cette harmonie me retentit dans la poitrine, je prie avec unplaisir qui m’anime le sang…

En écoutant sa fille, Beauvouloir l’examinait avec l’oeil de lasagacité : son regard eût semblé stupide par la force même de sespensées rayonnantes, de même que l’eau d’une cascade sembleimmobile. Il soulevait le voile de chair qui lui cachait le jeusecret par lequel l’âme réagit sur le corps, il étudiait lessymptômes divers que sa longue expérience avait surpris dans toutesles personnes confiées à ses soins, et il les comparait auxsymptômes contenus dans ce corps frêle dont les os l’effrayaientpar leur délicatesse, dont le teint de lait l’épouvantait par sonpeu de consistance&|160;; et il tâchait de relier les enseignementsde sa science à l’avenir de cette angélique enfant, et il avait levertige en se trouvant ainsi, comme s’il eût été sur unabîme&|160;; la voix trop vibrante, la poitrine trop mignonne deGabrielle l’inquiétait, et il s’interrogeait lui-même, aprèsl’avoir interrogée.

— Tu souffres ici&|160;! s’écria-t-il enfin poussé par unedernière pensée où se résuma sa méditation. Elle inclina mollementla tête.

— A la grâce de Dieu&|160;! dit le vieillard en jetant unsoupir. Je t’emmène au château d’Hérouville, tu y pourras prendre,dans la mer, des bains qui te fortifieront. — Cela est-il vrai, monpère&|160;? ne vous moquez pas de votre Gabrielle. J’ai tant désirévoir le château, les hommes d’armes, les capitaines etMonseigneur.

— Oui, ma fille. Ta nourrice et Jean t’accompagneront.

— Sera-ce bientôt&|160;?

— Demain, dit le vieillard qui se précipita dans le jardin pourcacher son agitation à sa mère et à sa fille.

— Dieu m’est témoin, s’écria-t-il, qu’aucune pensée ambitieusene me fait agir. Ma fille à sauver, le pauvre petit Etienne àrendre heureux, voilà mes seuls motifs&|160;!

S’il s’interrogeait ainsi lui-même, c’est qu’il sentait, au fondde sa conscience, une inextinguible satisfaction de savoir que, parla réussite de son projet, Gabrielle serait un jour duchessed’Hérouville. Il y a toujours un homme chez un père. Il se promenalongtemps, rentra pour souper, et se complut pendant toute lasoirée à regarder sa fille au sein de la douce et brune poésie àlaquelle il l’avait habituée.

Quand, avant le coucher, la grand’mère, la nourrice, le médecinet Gabrielle s’agenouillèrent pour faire leur prière en commun, illeur dit : — Supplions tous Dieu qu’il bénisse mon entreprise.

La grand’mère, qui connaissait le dessein de son fils, eut lesyeux humectés par ce qui lui restait de larmes. La curieuseGabrielle avait le visage rouge de bonheur. Le père tremblait, tantil avait peur d’une catastrophe.

— Après tout, lui dit sa mère, ne t’effraie pas, Antoine&|160;!Le duc ne tuera pas sa petite-fille.

— Non, répondit-il, mais il peut la contraindre à épouserquelque soudard de baron qui nous la meurtrirait.

Le lendemain Gabrielle, montée sur un âne, suivie de sa nourriceà pied, de son père à cheval sur sa mule, et accompagnée du valetqui conduisait deux chevaux chargés de bagages, se mit en routevers le château d’Hérouville, où la caravane n’arriva qu’à latombée du jour. Afin de pouvoir tenir ce voyage secret, Beauvouloirs’était dirigé par les chemins détournés en partant de grand matin,et il avait fait emporter des provisions pour manger en route, sansse montrer dans les hôtelleries. Beauvouloir entra donc à la nuit,sans être remarqué par les gens du château, dans l’habitation quel’enfant maudit avait occupée si longtemps, et où l’attendaitBertrand, la seule personne qu’il eut mise dans sa con- fidence. Levieil écuyer aida le médecin, la nourrice et le valet à déchargerles chevaux, à transporter le bagage, et à établir la fille deBeauvouloir dans la demeure d’Etienne. Quand Bertrand vitGabrielle, il resta tout ébahi.

— Il me semble voir Madame&|160;? s’écria-t-il. Elle est minceet fluette comme elle&|160;; elle a ses couleurs pâles et sescheveux blonds&|160;; le vieux duc l’aimera.

— Dieu le veuille&|160;! dit Beauvouloir. Mais reconnaîtra-t-ilson sang à travers le mien&|160;?

— Il ne peut guère le renier, dit Bertrand. Je suis allé souventle quérir à la porte de la Belle Romaine, qui demeurait rueCulture-Sainte-Catherine, le cardinal de Lorraine la laissaforcément à monseigneur, par honte d’avoir été maltraité en sortantde chez elle. Monseigneur, qui, dans ce temps-là, marchait sur lestalons de ses vingt ans, doit bien se souvenir de cette embûche, ilétait déjà bien hardi, je peux dire la chose aujourd’hui, il menaitles affronteurs&|160;!

— Il ne pense plus guère à tout ceci, dit Beauvouloir. Il saitque ma femme est morte, mais à peine sait-il que j’ai unefille&|160;!

— Deux vieux reîtres comme nous mèneront la barque à bon port,dit Bertrand. Après tout, si le duc se fâche et s’en prend à noscarcasses, elles ont fait leur temps.

Avant de partir, le duc d’Hérouville avait défendu, sous lespeines les plus graves, à tous les gens du château, d’aller sur lagrève où Etienne avait jusqu’alors passé sa vie, à moins que le ducde Nivron n’y ramenât quelqu’un avec lui. Cet ordre, suggéré parBeauvouloir, qui avait démontré la nécessité de laisser Etiennemaître de garder ses habitudes, garantissait à Gabrielle et à sanourrice l’inviolabilité du territoire d’où le médecin leurcommanda de ne jamais sortir sans sa permission.

Etienne était resté, pendant ces deux jours, dans la chambreseigneuriale, où le retenait le charme de ses douloureux souvenirs.Ce lit avait été celui de sa mère&|160;; à deux pas, elle avaitsubi cette terrible scène de l’accouchement où Beauvouloir avaitsauvé deux existences&|160;; elle avait confié ses pensées à cetameublement, elle s’en était servie, ses yeux avaient souvent errésur ces lambris&|160;; combien de fois était-elle venue à cettecroisée pour appeler, par un cri, par un signe, son pauvre enfantdésavoué, maintenant maître souverain du château. Demeuré seul danscette chambre, où, la dernière fois, il n’était venu qu’à ladérobée, amené par Beauvouloir pour donner un dernier baiser à samère mourante, il l’y faisait revivre, il lui parlait, ill’écoutait&|160;; il s’abreuvait à cette source qui ne taritjamais, et d’où découlent tant de chants semblables au Superflumina Babylonis. Le lendemain de son retour, Beauvouloir vintvoir son maître, et le gronda doucement d’être resté dans sachambre sans sortir, en lui faisant observer qu’il ne fallait passubstituer à sa vie en plein air, la vie d’un prisonnier.

— Ceci est bien vaste, répondit Etienne, il y a l’âme de mamère.

Le médecin obtint cependant, par la douce influence del’affection, qu’Etienne se promènerait tous les jours, soit au bordde la mer, soit au dehors dans les campagnes qui lui étaientinconnues. Néanmoins Etienne, toujours en proie à ses souvenirs,resta le lendemain jusqu’au soir à sa fenêtre, occupé à regarder lamer&|160;; elle lui offrit des aspects si multipliés, qu’il croyaitne l’avoir jamais vue si belle. Il entremêla ses contemplations dela lecture de Pétrarque, un de ses auteurs favoris, celui dont lapoésie allait le plus à son coeur par la constance et l’unité deson amour. Etienne n’avait pas en lui l’étoffe de plusieurspassions, il ne pouvait aimer que d’une seule façon, une seulefois. Si cet amour devait être profond, comme tout ce qui est un,il devait être calme dans ses expressions, suave et pur comme lessonnets du poëte italien. Au coucher du soleil, l’enfant de lasolitude se mit à chanter de cette voix merveilleuse qui s’étaitproduite, comme une espérance, dans les oreilles les plus sourdes àla musique, celles de son père. Il exprima sa mélancolie en variantun même air qu’il dit plusieurs fois à la manière du rossignol. Cetair, attribué au feu roi Henri IV, n’était pas l’air de Gabrielle,mais un air de beaucoup supérieur comme facture, comme mélodie,comme expression de tendresse, et que les admirateurs du vieuxtemps reconnaîtront aux paroles également composées par le grandroi&|160;; l’air fut sans doute pris aux refrains qui avaient bercéson enfance dans les montagnes du Béarn.

Viens, aurore,

Je t’implore,

Je suis gai quand je te voi&|160;;

La bergère

Qui m’est chère

Est vermeille comme toi&|160;; De rosée

Arrosée,

La rose a moins de fraîcheur&|160;;

Une hermine

Est moins fine,

Le lis a moins de blancheur.

Après s’être naïvement peint la pensée de son coeur par seschants, Etienne contempla la mer en se disant : — Voilà ma fiancéeet mon seul amour à moi&|160;! Puis il chanta cet autre passage dela chansonnette :

Elle est blonde,

Sans seconde&|160;!

et le répéta en exprimant la poésie solliciteuse qui surabondechez un timide jeune homme, oseur quand il est solitaire. Il yavait des rêves dans ce chant onduleux, pris, repris, interrompu,recommencé, puis perdu dans une dernière modulation dont lesteintes s’affaiblirent comme les vibrations d’une cloche. En cemoment, une voix qu’il fut tenté d’attribuer à quelque sirènesortie de la mer, une voix de femme répéta l’air qu’il venait dechanter, mais avec toutes les hésitations que devait y mettre unepersonne à laquelle se révèle pour la première fois lamusique&|160;; il reconnut le bégaiement d’un coeur qui naissait àla poésie des accords. Etienne, à qui de longues études sur sapropre voix avaient appris le langage des sons, où l’âme rencontreautant de ressources que dans la parole pour exprimer ses pensées,pouvait seul deviner tout ce que ces essais accusaient de timidesurprise. Avec quelle religieuse et subtile admiration n’avait-ilpas été écouté&|160;? Le calme de l’air lui permettait de toutentendre, et il tressaillit au frémissement des plis flottantsd’une robe&|160;; il s’étonna, lui que les émotions produites parla terreur poussaient toujours à deux doigts de la mort, de sentiren lui-même la sensation balsamique autrefois causée par la venuede sa mère.

— Allons, Gabrielle, mon enfant, dit Beauvouloir, je t’aidéfendu de rester après le coucher du soleil sur ces grèves.Rentre, ma fille.

— Gabrielle&|160;! se dit Etienne, le joli nom&|160;!

Beauvouloir apparut bientôt et réveilla son maître d’une de cesméditations qui ressemblaient à des rêves. Il était nuit, la lunese levait.

— Monseigneur, dit le médecin, vous n’êtes pas encore sortiaujourd’hui, ce n’est pas sage.

— Et moi, répondit Etienne, puis-je aller sur la grève après lecoucher du soleil&|160;?

Le sous-entendu de cette phrase qui accusait la douce maliced’un premier désir fit sourire le vieillard.

— Tu as une fille&|160;? Beauvouloir.

— Oui, monseigneur, l’enfant de ma vieillesse, mon enfant chéri.Monseigneur le duc, votre illustre père, m’a si fort recommandé deveiller sur vos précieux jours, que, ne pouvant plus l’aller voir àForcalier où elle était, je l’en ai fait sortir, à mon grandregret, et afin de la soustraire à tous les regards, je l’ai misedans la maison où logeait auparavant monseigneur. Elle est sidélicate, je crains tout pour elle, même un sentiment tropvif&|160;; aussi ne lui ai-je rien fait apprendre, elle se seraittuée.

— Elle ne sait rien&|160;! dit Etienne surpris.

— Elle a tous les talents d’une bonne ménagère&|160;; mais ellea vécu comme vit une plante. L’ignorance, monseigneur, est unechose aussi sainte que la science&|160;; la science et l’ignorancesont pour les créatures deux manières d’être&|160;; l’une etl’autre conservent l’âme comme dans un suaire&|160;; la sciencevous a fait vivre, l’ignorance sauvera ma fille. Les perles biencachées échappent au plongeur et vivent heureuses. Je puis comparerma Gabrielle à une perle, son teint en a l’orient, son âme en a ladouceur, et jusqu’ici mon domaine de Forcalier lui a servid’écaille.

— Viens avec moi, dit Etienne en s’enveloppant d’un manteau, jeveux aller au bord de la mer, le temps est doux.

Beauvouloir et son maître cheminèrent en silence jusqu’à cequ’une lumière partie d’entre les volets de la maison du pêcheureût sillonné la mer par un ruisseau d’or.

— Je ne saurais exprimer, s’écria le timide héritier ens’adressant au médecin, les sensations que me cause la vue d’unelumière projetée sur la mer. J’ai si souvent contemplé la croiséede cette chambre jusqu’à ce que sa lumière s’éteignit&|160;!ajouta-t-il en montrant la chambre de sa mère.

— Quelque délicate que soit Gabrielle, répondit gaiementBeauvouloir, elle peut venir et se promener avec nous, la nuit estchaude et l’air ne contient aucune vapeur, je vais l’allerchercher&|160;; mais soyez sage, monseigneur.

Etienne était trop timide pour proposer à Beauvouloir del’accompagner à la maison du pêcheur&|160;; d’ailleurs, il setrouvait dans l’état de torpeur où nous plonge l’affluence desidées et des sensations qu’engendre l’aurore de la passion. Pluslibre en se trouvant seul, il s’écria, voyant la mer éclairée parla lune : — L’Océan a donc passé dans mon âme&|160;!

L’aspect de la jolie statuette animée qui venait à lui, et quela lune argentait en l’enveloppant de sa lumière, redoubla lespalpitations au coeur d’Etienne, mais sans le faire souffrir.

— Mon enfant, dit Beauvouloir, voici monseigneur.

En ce moment, le pauvre Etienne souhaita la taille colossale deson père, il aurait voulu se montrer fort et non chétif. Toutes lesvanités de l’amour et de l’homme lui entrèrent à la fois dans lecoeur comme autant de flèches, et il demeura dans un morne silenceen mesurant pour la première fois l’étendue de ses imperfections.Embarrassé d’abord du salut de la jeune fille, il le lui renditgauchement et resta près de Beauvouloir avec lequel il causa touten se promenant le long de la mer&|160;; mais la contenance timideet respectueuse de Gabrielle l’enhardit, il osa lui adresser laparole. La circonstance du chant était l’effet du hasard&|160;; lemédecin n’avait rien voulu préparer, il pensait qu’entre deux êtresà qui la solitude avait laissé le coeur pur, l’amour se produiraitdans toute sa simplicité. La répétition de l’air par Gabrielle futdonc un texte de conversation tout trouvé. Pendant cette promenade,Etienne sentit en lui-même cette légèreté corporelle que tous leshommes ont éprouvée au moment où le premier amour transporte leprincipe de leur vie dans une autre créature. Il offrit à Gabriellede lui apprendre à chanter. Le pauvre enfant était si heureux depouvoir se montrer aux yeux de cette jeune fille investi d’unesupériorité quelconque, qu’il tressaillit d’aise quand elleaccepta. Dans ce moment, la lumière donna pleinement sur Gabrielleet permit à Etienne de reconnaître les points de vague ressemblancequ’elle avait avec la feue duchesse. Comme Jeanne de Saint-Savin,la fille de Beauvouloir était mince et délicate&|160;; chez ellecomme chez la duchesse, la souffrance et la mélancolie produisaientune grâce mystérieuse. Elle avait la noblesse particulière aux âmeschez lesquelles les manières du monde n’ont rien altéré, en quitout est beau parce que tout est naturel. Mais il se trouvait deplus en Gabrielle le sang de la Belle Romaine qui avait rejailli àdeux générations, et qui faisait à cette enfant un coeur decourtisane violente dans une âme pure&|160;; de là procédait uneexaltation qui lui rougit le regard, qui lui sanctifia le front,qui lui fit exhaler comme une lueur, et communiqua les pétillementsd’une flamme à ses mouvements. Beauvouloir frissonna quand ilremarqua ce phénomène qu’on pourrait aujourd’hui nommer laphosphorescence de la pensée, et que le médecin observait alorscomme une promesse de mort. Etienne surprit la jeune fille à tendrele cou par un mouvement d’oiseau timide qui regarde autour de sonnid. Cachée par son père, Gabrielle voulait voir Etienne à sonaise, et son regard exprimait autant de curiosité que de plaisir,autant de bienveillance que de naïve hardiesse. Pour elle, Etiennen’était pas faible, mais délicat&|160;; elle le trouvait sisemblable à elle-même, que rien ne l’effrayait dans ce suzerain :le teint souffrant d’Etienne, ses belles mains, son sourire malade,ses cheveux partagés en deux bandeaux et répandus en boucles sur ladentelle de son collet rabattu, ce front noble sillonné de jeunesrides, ces oppositions de luxe et de misère, de pouvoir et depetitesse lui plaisaient&|160;; ne flattaient-elles pas les désirsde protection maternelle qui sont en germe dans l’amour&|160;? nestimulaient-elles pas déjà le besoin qui travaille toute femme detrouver des distinctions à celui qu’elle veut aimer&|160;? Cheztous les deux, des idées, des sensations nouvelles s’élevaient avecune force, avec une abondance qui leur élargissaient l’âme&|160;;ils restaient l’un et l’autre étonnés et silencieux, carl’expression des sentiments est d’autant moins démonstrative qu’ilssont plus profonds. Tout amour durable commence par de rêveusesméditations. Il convenait peut-être à ces deux êtres de se voirpour la première fois dans la lumière adoucie de la lune, afin dene pas être éblouis tout à coup par les splendeurs del’amour&|160;; ils devaient se rencontrer au bord de la mer quileur offrait une image de l’immensité de leurs sentiments. Ils sequittèrent pleins l’un de l’autre, en craignant tous deux de nes’être pas plu.

De sa fenêtre Etienne regarda la lumière de la maison où étaitGabrielle. Pendant cette heure d’espoir mêlée de craintes, le jeunepoëte trouva des significations nouvelles aux sonnets de Pétrarque.Il avait entrevu Laure, une fine et délicieuse figure, pure etdorée comme un rayon de soleil, intelligente comme l’ange, faiblecomme la femme. Ses vingt années d’études eurent un lien, ilcomprit la mystique alliance de toutes les beautés&|160;; ilreconnut combien il y avait de la femme dans les poésies qu’iladorait&|160;; il aimait enfin depuis si longtemps sans le savoir,que tout son passé se confondit dans les émotions de cette bellenuit. La ressemblance de Gabrielle avec sa mère lui parut un ordredivinement donné. Il ne trahissait pas sa douleur en aimant,l’amour lui continuait la maternité. Il contemplait, à la nuit,l’enfant couchée dans cette chaumière, avec les mêmes sentimentsqu’éprouvait sa mère quand il y était. Cette autre similitude luirattachait encore le présent au passé. Sur les nuages de sessouvenirs, la figure endolorie de Jeanne de Saint-Savin luiapparut&|160;; il la revit avec son sourire faible, il entendit saparole douce, elle inclina la tête, et pleura. La lumière de lamaison s’éteignit. Etienne chanta la jolie chansonnette d’Henri IVavec une expression nouvelle. De loin, les essais de Gabrielle luirépondirent. La jeune fille faisait aussi son premier voyage dansles pays enchantés de l’extase amoureuse. Cette réponse remplit dejoie le coeur d’Etienne&|160;; en coulant dans ses veines, le sangy répandit une force qu’il ne s’était jamais sentie, l’amour lerendait puissant. Les êtres faibles peuvent seuls connaître lavolupté de cette création nouvelle au milieu de la vie. Lespauvres, les souffrants, les maltraités ont des joies ineffables,peu de chose est l’univers pour eux. Etienne tenait par mille liensau peuple de la Cité dolente. Sa grandeur récente ne lui causaitque de la terreur, l’amour lui versait le baume créateur de laforce : il aimait l’amour.

Le lendemain, Etienne se leva de bonne heure pour courir à sonancienne maison, où Gabrielle animée de curiosité, pressée par uneimpatience qu’elle ne s’avouait pas, avait de bon matin bouclé sescheveux et revêtu son charmant costume. Tous deux étaient pleins dudésir de se revoir, et craignaient mutuellement les effets de cetteentrevue. Quant à lui, pensez qu’il avait choisi ses plus finesdentelles, son manteau le mieux orné, son haut-de-chausses develours violet&|160;; il avait pris enfin ce bel habillement querecommande à toutes les mémoires la pâle figure de Louis XIII,figure opprimée au sein de la grandeur comme Etienne l’avait étéjusqu’alors. Cet habillement n’était pas le seul point deressemblance qui existât entre le maître et le sujet. Millesensibilités se rencontraient chez Etienne comme chez Louis XIII :la chasteté, la mélancolie, les souffrances vagues mais réelles,les timidités chevaleresques, la crainte de ne pouvoir exprimer lesentiment dans sa pureté, la peur d’être trop vite amené au bonheurque les âmes grandes aiment à différer, la pesanteur du pouvoir,cette pente à l’obéissance qui se trouve chez les caractèresindifférents aux intérêts, mais pleins d’amour pour ce qu’un beaugénie religieux a nommé l’astral.

Quoique très-inexperte du monde, Gabrielle avait pensé que lafille d’un rebouteur, l’humble habitante de Forcalier était jetée àune trop grande distance de monseigneur Etienne, duc de Nivron,l’héritier de la maison d’Hérouville, pour qu’ils fussentégaux&|160;; elle n’allait pas jusqu’à deviner l’anoblissement del’amour. La naïve créature n’avait pas vu là sujet d’ambitionnerune place à laquelle toute autre fille eût été jalouse des’asseoir, elle n’y avait vu que des obstacles. Aimant déjà sanssavoir ce que c’était qu’aimer, elle se trouvait loin de sonplaisir et voulait s’en rapprocher, comme un enfant souhaite lagrappe dorée, objet de sa convoitise, trop haut située. Pour unefille émue à l’aspect d’une fleur, et qui entrevoyait l’amour dansles chants de la liturgie, combien doux et forts n’avaient pas étéles sentiments éprouvés la veille, à l’aspect de cette faiblesseseigneuriale qui rassurait la sienne&|160;; mais Etienne avaitgrandi pendant cette nuit, elle s’en était fait une espérance, unpouvoir&|160;; elle l’avait mis si haut qu’elle désespérait deparvenir jusqu’à lui.

— Me permettrez-vous de venir quelquefois près de vous, dansvotre domaine&|160;? demanda le duc en baissant les yeux.

En voyant Etienne si craintif, si humble, car lui aussi avaitdéifié la fille de Beauvouloir, Gabrielle fut embarrassée dusceptre qu’il lui remettait&|160;; mais elle fut profondément émueet flattée de cette soumission. Les femmes seules savent combien lerespect que leur porte un maître engendre de séductions. Néanmoins,elle eut peur de se tromper, et tout aussi curieuse que la premièrefemme, elle voulut savoir.

— Ne m’avez-vous pas promis hier de me montrer la musique&|160;?lui répondit-elle tout en espérant que la musique serait unprétexte pour se trouver avec elle.

Si la pauvre enfant avait su la vie d’Etienne, elle se seraitbien gardée d’exprimer un doute. Pour lui, la parole était unretentissement de l’âme, et cette phrase lui causa la plus profondedouleur. Il arrivait le coeur plein en redoutant jusqu’à uneobscurité dans sa lumière, et il rencontrait un doute. Sa joies’éteignit, il se replongea dans son désert et n’y trouva plus lesfleurs dont il l’avait embelli. Eclairée par la prescience desdouleurs qui distingue l’ange chargé de les adoucir et qui sansdoute est la Charité du ciel, Gabrielle devina la peine qu’ellevenait de causer. Elle fut si vivement frappée de sa faute qu’ellesouhaita la puissance de Dieu pour pouvoir dévoiler son coeur àEtienne, car elle avait ressenti la cruelle émotion que causaientun reproche, un regard sévère&|160;; elle lui montra naïvement lesnuées qui s’étaient élevées en son âme et qui faisaient comme deslanges d’or à l’aube de son amour. Une larme de Gabrielle changeala douleur d’Etienne en plaisir, et il voulut alors s’accuser detyrannie. Ce fut un bonheur qu’à leur début ils connussent ainsi lediapason de leurs coeurs, ils évitèrent mille chocs qui lesauraient meurtris. Tout à coup Etienne, impatient de se retrancherderrière une occupation, conduisit Gabrielle à une table, devant lapetite croisée où il avait souffert et où désormais il allaitadmirer une fleur plus belle que toutes celles qu’il avaitétudiées. Puis il ouvrit un livre sur lequel se penchèrent leurstêtes dont les cheveux se mêlèrent.

Ces deux êtres si forts par le coeur, si maladifs de corps, maisembellis par les grâces de la souffrance, formaient un touchanttableau. Gabrielle ignorait la coquetterie : un regard étaitaccordé aussitôt que sollicité, et les doux rayons de leurs yeux necessaient de se confondre que par pudeur&|160;; elle eut de la joieà dire à Etienne combien sa voix lui faisait plaisir àentendre&|160;; elle oubliait la signification des paroles quand illui expliquait la position des notes ou leur valeur&|160;; ellel’écoutait, laissant la mélodie pour l’instrument, l’idée pour laforme&|160;; ingénieuse flatterie, la première que rencontrel’amour vrai. Gabrielle trouvait Etienne beau, elle voulut manierle velours du manteau, toucher la dentelle du collet. Quant àEtienne, il se transformait sous le regard créateur de ces yeuxfins&|160;; ils lui infusaient une sève fécondante qui étincelaitdans ses yeux, reluisait à son front, qui le retrempaitintérieurement, et il ne souffrait point de ce jeu nouveau de sesfacultés&|160;; au contraire, elles se fortifiaient. Le bonheurétait comme le lait nourricier de sa nouvelle vie.

Comme rien ne pouvait les distraire d’eux-mêmes, ils restèrentensemble non-seulement cette journée, mais toutes les autres, carils s’appartinrent dès le premier jour, en se passant l’un àl’autre le sceptre, et jouant avec eux-mêmes comme l’enfant joueavec la vie. Assis et heureux sur ce sable doré, chacun disait àl’autre son passé, douloureux chez celui-ci, mais plein derêveries&|160;; rêveur chez celle-là, mais plein de souffrantsplaisirs.

— Je n’ai pas eu de mère, disait Gabrielle, mais mon père a étébon comme Dieu.

— Je n’ai pas eu de père, répondait l’enfant maudit, mais mamère a été tout un ciel.

Etienne racontait sa jeunesse, son amour pour sa mère, son goûtpour les fleurs. Gabrielle se récriait à ce mot. Questionnée, ellerougissait, se défendait de répondre&|160;; puis, quand une ombrepassait sur ce front que la mort semblait effleurer de son aile,sur cette âme visible où les moindres émotions d’Etienneapparaissaient, elle répondait : — C’est que moi aussi j’aimais lesfleurs.

N’était-ce pas une déclaration comme les vierges en saventfaire, que de se croire liée jusque dans le passé par la communautédes goûts&|160;! L’amour cherche toujours à se vieillir, c’est lacoquetterie des enfants.

Etienne apporta des fleurs le lendemain, en ordonnant qu’on luien cherchât de rares, comme sa mère en faisait jadis chercher pourlui. Sait-on la profondeur à laquelle arrivaient chez un êtresolitaire les racines d’un sentiment qui reprenait ainsi lestraditions de la maternité, en prodiguant à une femme les soinscaressants par lesquels sa mère avait charmé sa vie&|160;! Pourlui, quelle grandeur dans ces riens où se confondaient ses deuxseules affections&|160;! Les fleurs et la musique devinrent lelangage de leur amour. Gabrielle répondit par des bouquets auxenvois d’Etienne, de ces bouquets dont un seul avait fait devinerau vieux rebouteur que son ignorante fille en savait déjà trop.L’ignorance matérielle des deux amants formait comme un fond noirsur lequel les moindres traits de leur accointance toutespirituelle se détachaient avec une grâce exquise, comme lesprofils rouges et si purs des figures étrusques. Leurs moindresparoles apportaient des flots d’idées, car elles étaient le fruitde leurs méditations. Incapables d’inventer la hardiesse, pour euxtout commencement leur semblait une fin. Quoique toujours libres,ils étaient emprisonnés dans une naïveté, qui eût été désespérantesi l’un d’eux avait pu donner un sens à ses confus désirs. Ilsétaient à la fois les poëtes et la poésie. La musique, le plussensuel des arts pour les âmes amoureuses, fut le truchement deleurs idées, et ils prenaient plaisir à répéter une même phrase enépanchant la passion dans ces belles nappes de sons où leurs âmesvibraient sans obstacle.

Beaucoup d’amours procèdent par opposition : c’est des querelleset des raccommodements, le vulgaire combat de l’Esprit et de laMatière. Mais le premier coup d’aile du véritable amour le met déjàbien loin de ces luttes, il ne distingue plus deux natures là oùtout est même essence&|160;; semblable au génie dans sa plus hauteexpression, il sait se tenir dans la lumière la plus vive, il lasoutient, il y grandit, et n’a pas besoin d’ombre pour obtenir sonrelief. Gabrielle, parce qu’elle était femme, Etienne, parce qu’ilavait beaucoup souffert et beaucoup médité, parcoururentpromptement l’espace dont s’emparent les passions vulgaires, etallèrent bientôt au delà. Comme toutes les natures faibles, ilsfurent plus rapidement pénétrés par la Foi, par cette pourprecéleste qui double la force en doublant l’âme. Pour eux, le soleilfut toujours à son midi. Bientôt ils eurent cette divine croyanceen eux-mêmes qui ne souffre ni jalousie, ni tortures&|160;; ilseurent l’abnégation toujours prête, l’admiration constante. Dansces conditions, l’amour était sans douleur. Egaux par leurfaiblesse, forts par leur union, si le noble avait quelquessupériorités de science ou quelque grandeur de convention, la filledu médecin les effaçait par sa beauté, par la hauteur du sentiment,par la finesse qu’elle imprimait aux jouissances. Ainsi, tout àcoup, ces deux blanches colombes volent d’une aile semblable sousun ciel pur : Etienne aime, il est aimé, le présent est serein,l’avenir est sans nuage, il est souverain, le château est à lui, lamer est à tous deux, nulle inquiétude ne trouble l’harmonieuxconcert de leur double cantique&|160;; la virginité des sens et del’esprit leur agrandit le monde, leurs pensées se déduisent sansefforts&|160;; le désir, dont les satisfactions flétrissent tant dechoses, le désir, cette faute de l’amour terrestre, ne les atteintpas encore. Comme deux zéphyrs assis sur la même branche de saule,ils en sont au bonheur de contempler leur image dans le miroird’une eau limpide&|160;; l’immensité leur suffit, ils admirentl’Océan, sans songer à y glisser sur la barque aux blanches voiles,aux cordages fleuris que conduit l’Espérance.

Il est dans l’amour un moment où il se suffit à lui-même, où ilest heureux d’être. Pendant ce printemps où tout est en bourgeon,l’amant se cache parfois de la femme aimée pour en mieux jouir,pour la mieux voir&|160;; mais Etienne et Gabrielle se plongèrentensemble dans les délices de cette heure enfantine : tantôt c’étaitdeux soeurs pour la grâce des confidences, tantôt deux frères pourla hardiesse des recherches. Ordinairement l’amour veut un esclaveet un dieu, mais ils réalisèrent le délicieux rêve de Platon, iln’y avait qu’un seul être divinisé. Ils se protégeaient tour àtour. Les caresses vinrent, lentement, une à une, mais chastescomme les jeux si mutins, si gais, si coquets des jeunes animauxqui essaient la vie. Le sentiment qui les portait à transporterleur âme dans un chant passionné les conduisit à l’amour par lesmille transformations d’un même bonheur. Leurs joies ne leurcausaient ni délire ni insomnies. Ce fut l’enfance du plaisirgrandissant sans connaître les belles fleurs rouges quicouronneront sa tige. Ils se livraient l’un à l’autre sans supposerde danger, ils s’abandonnaient dans un mot comme dans un regard,dans un baiser comme dans la longue pression de leurs mainsentrelacées. Ils se vantaient leurs beautés l’un à l’autreingénument, et dépensaient dans ces secrètes idylles des trésors delangage en devinant les plus douces exagérations, les plus violentsdiminutifs trouvés par la muse antique des Tibulle et redits par laPoésie italienne. C’était sur leurs lèvres et dans leurs coeurs leconstant retour des franges liquides de la mer sur le sable fin dela grève, toutes pareilles, toutes dissemblables. Joyeuse,éternelle fidélité&|160;!

S’il fallait compter les jours, ce temps prit cinq mois&|160;;s’il fallait compter les innombrables sensations, les pensées, lesrêves, les regards, les fleurs écloses, les espérances réalisées,les joies sans fin, une chevelure dénouée et vétilleusementéparpillée, puis remise et ornée de fleurs, les discoursinterrompus, renoués, abandonnés, les rires folâtres, les piedstrempés dans la mer, les chasses enfantines faites à descoquillages cachés dans les rochers, les baisers, les surprises,les étreintes, mettez toute une vie, la mort se chargera dejustifier le mot. Il est des existences toujours sombres,accomplies sous des cieux gris&|160;; mais supposez un beau jour oùle soleil enflamme un air bleu, tel fut le mai de leur tendressependant lequel Etienne avait suspendu toutes ses douleurs passéesau coeur de Gabrielle, et la jeune fille avait rattaché ses joies àvenir à celui de son seigneur. Etienne n’avait eu qu’une douleurdans sa vie, la mort de sa mère&|160;; il ne devait y avoir qu’unseul amour, Gabrielle.

La grossière rivalité d’un ambitieux précipita le cours de cettevie de miel. Le duc d’Hérouville, vieux guerrier rompu aux ruses,politique rude mais habile, entendit en lui-même s’élever la voixde la défiance après avoir donné la parole que lui demandait sonmédecin. Le baron d’Artagnon, lieutenant de sa compagnied’ordonnance, avait en politique toute sa confiance. Le baron étaitun homme comme les aimait le duc d’Hérouville, une espèce deboucher, taillé en force, grand, à visage mâle, acerbe et froid, lebrave au service du trône, rude en ses manières, d’une volonté debronze à l’exécution, et souple sous la main&|160;; nobled’ailleurs, ambitieux avec la probité du soldat et la ruse dupolitique. Il avait la main que supposait sa figure, la main largeet velue du condottière. Ses manières étaient brusques, sa paroleétait brève et concise. Or, le gouverneur avait chargé sonlieutenant de surveiller la conduite que tiendrait le médecinauprès du nouvel héritier présomptif. Malgré le secret quienvironnait Gabrielle, il était difficile de tromper le lieutenantd’une compagnie d’ordonnance : il entendit le chant de deux voix,il vit de la lumière le soir dans la maison au bord de lamer&|160;; il devina que tous les soins d’Etienne, que les fleursdemandées et ses ordres multipliés concernaient une femme&|160;;puis il surprit la nourrice de Gabrielle par les chemins allantchercher quelques ajustements à Forcalier, emportant du linge, enrapportant un métier ou des meubles de jeune fille. Le soudardvoulut voir et vit la fille du rebouteur, il en fut épris.Beauvouloir était riche. Le duc allait être furieux de l’audace dubonhomme. Le baron d’Artagnon basa sur ces événements l’édifice desa fortune. Le duc, apprenant que son fils était amoureux, voudraitlui donner une femme de grande maison, héritière de quelquesdomaines&|160;; et pour détacher Etienne de son amour, il suffiraitde rendre Gabrielle infidèle en la mariant à un noble dont lesterres seraient engagées à quelque Lombard. Le baron n’avait pas deterres. Ces données eussent été excellentes avec les caractères quise produisent ordinairement dans le monde, mais elles devaientéchouer avec Etienne et Gabrielle. Le hasard avait cependant déjàbien servi le baron d’Artagnon.

Pendant son séjour à Paris, le duc avait vengé la mort deMaximilien en tuant l’adversaire de son fils, et il avait avisépour Etienne une alliance inespérée avec l’héritière des domainesd’une branche de la maison de Grandlieu, une grande et bellepersonne dédaigneuse, mais qui fut flattée par l’espérance deporter un jour le titre de duchesse d’Hérouville. Le duc espérafaire épouser à son fils mademoiselle de Grandlieu. En apprenantqu’Etienne aimait la fille d’un misérable médecin, il voulut cequ’il espérait. Pour lui, cet échange ne faisait pas question. Voussavez si cet homme de politique brutale comprenait brutalementl’amour&|160;! il avait laissé mourir près de lui la mèred’Etienne, sans avoir compris un seul de ses soupirs. Jamaispeut-être en sa vie n’avait-il éprouvé de colère plus violente quecelle dont il fut saisi quand la dernière dépêche du baron luiapprit avec quelle rapidité marchaient les desseins de Beauvouloir,auquel le capitaine prêta la plus audacieuse ambition. Le duccommanda ses équipages et vint de Paris à Rouen en conduisant à sonchâteau la comtesse de Grandlieu, sa soeur la marquise deNoirmoutier, et mademoiselle de Grandlieu, sous le prétexte de leurmontrer la province de Normandie. Quelques jours avant son arrivée,sans que l’on sût comment ce bruit se répandait dans le pays, iln’était question, d’Hérouville à Rouen, que de la passion du jeuneduc de Nivron pour Gabrielle Beauvouloir, la fille du célèbrerebouteur. Les gens de Rouen en parlèrent au vieux duc précisémentau milieu du festin qui lui fut offert, car les convives étaientenchantés de piquer le despote de la Normandie. Cette circonstanceexcita la colère du gouverneur au dernier point. Il fit écrire aubaron de tenir fort secrète sa venue à Hérouville, en lui donnantdes ordres pour parer à ce qu’il regardait comme un malheur.

Dans ces circonstances, Etienne et Gabrielle avaient déroulétout le fil de leur peloton dans l’immense labyrinthe de l’amour,et tous deux, peu inquiets d’en sortir, voulaient y vivre. Un jour,ils étaient restés auprès de la fenêtre où s’accomplirent tant dechoses. Les heures, d’abord remplies par de douces causeries,avaient abouti à quelques silences méditatifs. Ils commençaient àsentir en eux-mêmes les vouloirs indécis d’une possession complète: ils en étaient à se confier l’un à l’autre leurs idées confuses,reflets d’une belle image dans deux âmes pures. Durant ces heuresencore sereines, parfois les yeux d’Etienne s’emplissaient delarmes pendant qu’il tenait la main de Gabrielle collée à seslèvres. Comme sa mère, mais en cet instant plus heureux en sonamour qu’elle ne l’avait été, l’enfant maudit contemplait la mer,alors couleur d’or sur la grève, noire à l’horizon, et coupée çà etlà de ces lames d’argent qui annoncent une tempête. Gabrielle, seconformant à l’attitude de son ami, regardait ce spectacle et setaisait. Un seul regard, un de ceux par lequel les âmes s’appuientl’une sur l’autre, leur suffisait pour se communiquer leurspensées. Le dernier abandon n’était pas pour Gabrielle unsacrifice, ni pour Etienne une exigence. Chacun d’eux aimait de cetamour si divinement semblable à lui-même dans tous les instants deson éternité, qu’il ignore le dévouement, qu’il ne craint ni lesdéceptions ni les retards. Seulement, Etienne et Gabrielle étaientdans une ignorance absolue des contentements dont le désiraiguillonnait leur âme. Quand les faibles teintes du crépusculeeurent fait un voile à la mer, que le silence ne fut plusinterrompu que par la respiration du flux et du reflux dans lagrève, Etienne se leva, Gabrielle imita ce mouvement par unecrainte vague, car il avait quitté sa main. Etienne prit Gabrielledans un de ses bras en la serrant contre lui par un mouvement detendre cohésion&|160;; aussi, comprenant son désir, lui fit-ellesentir le poids de son corps assez pour lui donner la certitudequ’elle était à lui, pas assez pour le fatiguer. L’amant posa satête trop lourde sur l’épaule de son amie, sa bouche s’appuya surle sein tumultueux, ses cheveux abondèrent sur le dos blanc etcaressèrent le cou de Gabrielle. La jeune fille ingénumentamoureuse pencha la tête afin de donner plus de place à Etienne enpassant son bras autour de son cou pour se faire un point d’appui.Ils demeurèrent ainsi, sans se dire une parole, jusqu’à ce que lanuit fut venue. Les grillons chantèrent alors dans leurs trous, etles deux amants écoutèrent cette musique comme pour occuper tousleurs sens dans un seul. Certes ils ne pouvaient alors êtrecomparés qu’à un ange qui, les pieds posés sur le monde, attendl’heure de revoler vers le ciel. Ils avaient accompli ce beau rêvedu génie mystique de Platon et de tous ceux qui cherchent un sens àl’humanité : ils ne faisaient qu’une seule âme, ils étaient biencette perle mystérieuse destinée à orner le front de quelque astreinconnu, notre espoir à tous&|160;!

— Tu me reconduiras, dit Gabrielle en sortant la première de cecalme délicieux.

— Pourquoi nous quitter&|160;? répondit Etienne.

— Nous devrions être toujours ensemble, dit-elle.

— Reste. — Oui.

Le pas lourd du vieux Beauvouloir se fit entendre dans la sallevoisine. Le médecin trouva les deux enfants séparés, et il lesavait vus entrelacés à la fenêtre. L’amour le plus pur aime encorele mystère.

— Ce n’est pas bien, mon enfant, dit-il à Gabrielle. Demeurer sitard, ici, sans lumière.

— Pourquoi&|160;? dit-elle, vous savez bien que nous nousaimons, et qu’il est le maître au château.

— Mes enfants, reprit Beauvouloir, si vous vous aimez, votrebonheur exige que vous vous épousiez pour passer votre vieensemble&|160;; mais votre mariage est soumis à la volonté demonseigneur le duc…

— Mon père m’a promis de satisfaire tous mes voeux, s’écriavivement Etienne en interrompant Beauvouloir.

— Ecrivez-lui donc, monseigneur, répondit le médecin,exprimez-lui votre désir, et donnez-moi votre lettre pour que je lajoigne à celle que je viens d’écrire. Bertrand partira sur-le-champpour remettre ces dépêches à monseigneur lui-même. Je viensd’apprendre qu’il est à Rouen&|160;; il amène l’héritière de lamaison de Grandlieu, et je ne pense pas que ce soit pour lui… Sij’écoutais mes pressentiments, j’emmènerais Gabrielle cette nuitmême…

— Nous séparer, s’écria Etienne qui défaillit de douleur ens’appuyant sur son amie.

— Mon père&|160;!

— Gabrielle, dit le médecin en lui tendant un flacon qu’il allaprendre sur une table et qu’elle fit respirer à Etienne, Gabrielle,ma science m’a dit que la nature vous avait destinés l’un àl’autre… Mais je voulais préparer monseigneur le duc à un mariagequi froisse toutes ses idées, et le démon l’a prévenu contre nous.— Il est monsieur le duc de Nivron, dit le père à Gabrielle, et toitu es la fille d’un pauvre médecin.

— Mon père a juré de ne me contrarier en rien, dit Etienne aveccalme.

— Il m’a bien juré aussi, à moi, de consentir à ce que je feraisen vous cherchant une femme, répondit le médecin&|160;; mais s’ilne tient pas ses promesses&|160;?

Etienne s’assit comme foudroyé. — La mer était sombre ce soir,dit-il après un moment de silence.

— Si vous saviez monter à cheval, monseigneur, dit le médecin,je vous dirais de vous enfuir avec Gabrielle, ce soir même : jevous connais l’un et l’autre, et sais que toute autre union voussera funeste. Le duc me ferait certes jeter dans un cachot et m’ylaisserait pour le reste de mes jours en apprenant cettefuite&|160;; mais je mourrais joyeusement, si ma mort assuraitvotre bonheur. Hélas, monter à cheval, ce serait risquer votre vieet celle de Gabrielle. Il faut affronter ici la colère dugouverneur.

— Ici, répéta le pauvre Etienne.

— Nous avons été trahis par quelqu’un du château qui a courroucévotre père, reprit Beauvouloir.

— Allons nous jeter ensemble à la mer, dit Etienne à Gabrielleen se penchant à l’oreille de la jeune fille qui s’était mise àgenoux auprès de son amant.

Elle inclina la tête en souriant. Beauvouloir devina tout.

— Monseigneur, reprit-il, votre savoir autant que votre espritvous a fait éloquent, l’amour doit vous rendre irrésistible&|160;;déclarez votre amour à monseigneur le duc, vous confirmerez malettre qui est assez concluante. Tout n’est pas perdu, je le crois.J’aime autant ma fille que vous l’aimez, et veux la défendre.

Etienne hocha la tête.

— La mer était bien sombre ce soir, dit-il.

— Elle était comme une lame d’or à nos pieds, répondit Gabrielled’une voix mélodieuse.

Etienne fit venir de la lumière, et se mit à sa table pourécrire à son père. D’un côté de sa chaise était Gabrielleagenouillée, silencieuse, regardant l’écriture sans la lire, ellelisait tout sur le front d’Etienne. De l’autre côté se tenait levieux Beauvouloir dont la figure joviale était profondément triste,triste comme cette chambre où mourut la mère d’Etienne. Une voixsecrète criait au médecin : — Il aura la destinée de samère&|160;!

La lettre finie, Etienne la tendit au vieillard, qui s’empressad’aller la donner à Bertrand. Le cheval du vieil écuyer était toutsellé, l’homme prêt : il partit et rencontra le duc à quatre lieuesd’Hérouville.

— Conduis-moi jusqu’à la porte de la tour, dit Gabrielle à sonami quand ils furent seuls. Tous deux passèrent par la bibliothèquedu cardinal, et descendirent par la tour où se trouvait la portedont la clef avait été donnée à Gabrielle par Etienne. Abasourdipar l’appréhension du malheur, le pauvre enfant laissa dans la tourle flambeau qui lui servait à éclairer sa bien-aimée, et lareconduisit vers sa maison. A quelques pas du petit jardin quifaisait une cour de fleurs à cette humble habitation, les deuxamants s’arrêtèrent. Enhardis par la crainte vague qui les agitait,ils se donnèrent, dans l’ombre et le silence, ce premier baiser oùles sens et l’âme se réunissent pour causer un plaisir révélateur.Etienne comprit l’amour dans sa double expression, et Gabrielle sesauva de peur d’être entraînée par la volupté, mais à quoi&|160;?…Elle n’en savait rien.

Au moment où le duc de Nivron montait les degrés de l’escalier,après avoir fermé la porte de la tour, un cri de terreur poussé parGabrielle retentit à son oreille avec la vivacité d’un éclair quibrûle les yeux. Etienne traversa les appartements du château,descendit par le grand escalier, gagna la grève, et courut vers lamaison de Gabrielle où il vit de la lumière. En arrivant dans lepetit jardin, et à la lueur du flambeau qui éclairait le rouet desa nourrice, Gabrielle avait aperçu sur la chaise un homme à laplace de cette bonne femme. Au bruit des pas, cet homme s’étaitavancé vers elle et l’avait effrayée. L’aspect du baron d’Artagnonjustifiait bien la peur qu’il inspirait à Gabrielle.

— Vous êtes la fille à Beauvouloir, le médecin de Monseigneur,lui dit le lieutenant de la compagnie d’ordonnance quand Gabriellefut remise de sa frayeur.

— Oui, seigneur.

— J’ai des choses de la plus haute importance à vous confier. Jesuis le baron d’Artagnon, le lieutenant de la compagnied’ordonnance que monseigneur le duc d’Hérouville commande.

Dans les circonstances où se trouvaient les deux amants,Gabrielle fut frappée de ces paroles et du ton de franchise aveclequel le soldat les prononça.

— Votre nourrice est là, elle peut nous entendre, venez dit lebaron.

Il sortit, Gabrielle le suivit. Tous deux allèrent sur la grèvequi était derrière la maison.

— Ne craignez rien, lui dit le baron.

Ce mot aurait épouvanté une personne qui n’eût pas été igno-rante&|160;; mais une jeune fille simple et qui aime ne se croitjamais en péril.

— Chère enfant, lui dit le baron, en s’efforçant de donner unton mielleux à sa voix, vous et votre père vous êtes au bord d’unabîme où vous allez tomber demain&|160;; je ne saurais voir cecisans vous avertir. Monseigneur est furieux contre votre père etcontre vous, il vous soupçonne d’avoir séduit son fils, et il aimemieux le voir mort que le voir votre mari : voilà pour son fils.Quant à votre père, voici la résolution qu’a prise Monseigneur. Ily a neuf ans, votre père fut impliqué dans une affairecriminelle&|160;; il s’agissait du détournement d’un enfant nobleau moment de l’accouchement de la mère, et auquel il s’est employé.Monseigneur, sachant l’innocence de votre père, le garantit alorsdes poursuites du parlement&|160;; mais il va le faire saisir et lelivrer à la justice en demandant qu’on procède contre lui. Votrepère sera rompu vif&|160;; mais en faveur des services qu’il arendus à son maître, peut-être obtiendra-t-il de n’être que pendu.J’ignore ce que Monseigneur a décidé de vous&|160;; mais je saisque vous pouvez sauver monseigneur de Nivron de la colère de sonpère, sauver Beauvouloir du supplice horrible qui l’attend, et voussauver vous-même.

— Que faut-il faire&|160;? dit Gabrielle.

— Allez vous jeter aux pieds de Monseigneur, lui avouer que sonfils vous aime malgré vous, et lui dire que vous ne l’aimez pas. Enpreuve de ceci, vous lui offrirez d’épouser l’homme qu’il luiplaira de vous désigner pour mari. Il est généreux, il vousétablira richement.

— Je puis tout faire, excepté de renier mon amour.

— Mais s’il le faut pour sauver votre père, vous et monseigneurde Nivron&|160;?

— Etienne, dit-elle, en mourra, et moi aussi&|160;!

— Monseigneur de Nivron sera triste de vous perdre, mais ilvivra pour l’honneur de sa maison&|160;; vous vous résignerez àn’être que la femme d’un baron, au lieu d’être duchesse, et votrepère vivra, répondit l’homme positif.

En ce moment, Etienne arrivait à la maison, il n’y vit pasGabrielle, et jeta un cri perçant.

— Le voici, s’écria la jeune fille, laissez-moi l’allerrassurer.

— Je viendrai savoir votre réponse demain matin, dit lebaron.

— Je consulterai mon père, répondit-elle. — Vous ne le verrezplus, je viens de recevoir l’ordre de l’arrêter et de l’envoyer àRouen, sous escorte et enchaîné, dit-il en quittant Gabriellefrappée de terreur.

La jeune fille s’élança dans la maison et y trouva Etienneépouvanté du silence par lequel la nourrice avait répondu à sapremière question : — Où est-elle&|160;?

— Me voilà, s’écria la jeune fille dont la voix était glacée,dont les couleurs avaient disparu, dont la démarche étaitlourde.

— D’où viens-tu, dit-il, tu as crié.

— Oui, je me suis heurtée contre…

— Non, mon amour, répondit Etienne en l’interrompant, j’aientendu les pas d’un homme.

— Etienne, nous avons sans doute offensé Dieu, mettons-nous àgenoux et prions. Je te dirai tout après.

Etienne et Gabrielle s’agenouillèrent au prie-dieu, la nourricerécita son rosaire.

— Mon Dieu, dit la jeune fille dans un élan qui lui fit franchirles espaces terrestres, si nous n’avons pas péché contre vos saintscommandements, si nous n’avons offensé ni l’Eglise ni le roi, nousqui ne formons qu’une seule et même personne en qui l’amour reluitcomme la clarté que vous avez mise dans une perle de la mer,faites-nous la grâce de ne nous séparer ni dans ce monde ni dansl’autre&|160;!

— Chère mère, ajouta Etienne, toi qui es dans les cieux, obtiensde la Vierge que si nous ne pouvons être heureux, Gabrielle et moi,nous mourions au moins ensemble, sans souffrir. Appelle-nous, nousirons à toi&|160;!

Puis, ayant récité leurs prières du soir, Gabrielle raconta sonentretien avec le baron d’Artagnon.

— Gabrielle, dit le jeune homme en puisant du courage dans sondésespoir d’amour, je saurai résister à mon père.

Il la baisa au front et non plus sur les lèvres&|160;; puis ilrevint au château, résolu d’affronter l’homme terrible qui pesaittant sur sa vie. Il ne savait pas que la maison de Gabrielle allaitêtre gardée par des soldats aussitôt qu’il l’aurait quittée.

Le lendemain, Etienne fut accablé de douleur quand, en allantvoir Gabrielle, il la trouva prisonnière&|160;; mais Gabrielleenvoya sa nourrice pour lui dire qu’elle mourrait plutôt que de letrahir&|160;; que d’ailleurs elle avait trouvé le moyen de tromperla vigilance des gardes, et qu’elle se réfugierait dans labibliothèque du cardinal, où personne ne pourrait soupçonnerqu’elle serait&|160;; mais elle ignorait quand elle pourraitaccomplir son dessein. Etienne se tint alors dans sa chambre, oùles forces de son coeur s’usèrent dans une pénible attente.

A trois heures, les équipages du duc et sa suite entrèrent auchâteau, où il devait venir souper avec sa compagnie. En effet, àla chute du jour, madame la comtesse de Grandlieu à qui sa filledonnait le bras, le duc et la marquise de Noirmoutier montaient legrand escalier dans un profond silence, car le front sévère de leurmaître avait épouvanté tous les serviteurs. Quoique le barond’Artagnon eût appris l’évasion de Gabrielle, il avait affirméqu’elle était gardée&|160;; mais il tremblait d’avoir compromis laréussite de son plan particulier, au cas où le duc verrait sondessein contrarié par cette fuite. Ces deux terribles figuresavaient une expression farouche mal déguisée par l’air agréable queleur imposait la galanterie. Le duc avait commandé à son fils de setrouver au salon. Quand la compagnie y entra, le baron d’Artagnonreconnut à la physionomie abattue d’Etienne que l’évasion deGabrielle lui était encore inconnue.

— Voici monsieur mon fils, dit le vieux duc en prenant Etiennepar la main et le présentant aux dames.

Etienne les salua sans mot dire. La comtesse et mademoiselle deGrandlieu échangèrent un regard qui n’échappa point auvieillard.

— Votre fille sera mal partagée, dit-il à voix basse, n’est-cepas là votre pensée&|160;?

— Je pense tout le contraire, mon cher duc, répondit la mère ensouriant.

La marquise de Noirmoutier qui accompagnait sa soeur se prit àrire finement. Ce rire perça le coeur d’Etienne, que la vue de lagrande demoiselle avait déjà terrifié.

— Hé&|160;! bien, monsieur le duc, lui dit son père à voix basseet d’un air enjoué, ne vous ai-je pas trouvé là un beaumoule&|160;? Que dites-vous de ce brin de fille, monchérubin&|160;?

Le vieux duc ne mettait pas en doute l’obéissance de son fils,Etienne était pour lui l’enfant de sa mère, la même pâte docile audoigt.

— Qu’il ait un enfant et qu’il crève&|160;! pensait levieillard, peu m’en chault. — Mon père, dit l’enfant d’une voixdouce, je ne vous comprends pas.,

— Venez chez vous, j’ai deux mots à vous dire, fit le duc enpassant dans la chambre d’honneur.

Etienne suivit son père. Les trois dames, émues par un mouvementde curiosité que partagea le baron d’Artagnon, se promenèrent danscette grande salle de manière à se trouver groupées à la porte dela chambre d’honneur que le duc avait laissée entr’ouverte.

— Cher Benjamin, dit le vieillard en adoucissant d’abord savoix, je t’ai choisi pour femme cette grande et belledemoiselle&|160;; elle est l’héritière des domaines d’une branchecadette de la maison de Grandlieu, bonne et vieille noblesse duduché de Bretagne. Ainsi, sois gentil compagnon, et rappelle-toiles plus jolies choses de tes livres pour leur dire des galanteriesavant de leur en faire.

— Mon père, le premier devoir d’un gentilhomme n’est-il pas detenir sa parole&|160;?

— Oui&|160;!

— Hé&|160;! bien, quand je vous ai pardonné la mort de ma mère,morte ici par le fait de son mariage avec vous, ne m’avez-vous paspromis de ne jamais contrarier mes désirs&|160;? Moi-même jet’obéirai comme au Dieu de la famille, avez-vous dit. Jen’entreprends rien sur vous, je ne demande que d’avoir mon librearbitre dans une affaire où il s’en va de ma vie, et qui me regardeseul : mon mariage.

— J’entendais, dit le vieillard en sentant tout son sang luimonter au visage, que tu ne t’opposerais pas à la continuation denotre noble race.

— Vous ne m’avez point fait de condition, dit Etienne. Je nesais ce que l’amour a de commun avec une race&|160;; mais ce que jesais bien, c’est que j’aime la fille de votre vieil amiBeauvouloir, et petite-fille de votre amie la Belle Romaine.

— Mais elle est morte, répondit le vieux colosse d’un air à lafois sombre et railleur qui annonçait l’intention où il était de lafaire disparaître.

Il y eut un moment de profond silence.

Le vieillard aperçut les trois dames et le baron d’Artagnon. Encet instant suprême, Etienne, dont le sens de l’ouïe était sidélicat, entendit dans la bibliothèque la pauvre Gabrielle qui,voulant faire savoir à son ami qu’elle s’y était renfermée,chantait ces paroles :

Une hermine

Est moins fine,

Le lis a moins de fraîcheur.

L’enfant maudit, que l’horrible phrase de son père avait plongédans les abîmes de la mort, revint à la surface de la vie sur lesailes de cette poésie. Quoique déjà ce mouvement de terreur, effacési rapidement, lui eût brisé le coeur, il rassembla ses forces,releva la tête, regarda son père en face pour la première fois desa vie, échangea mépris pour mépris, et dit avec l’accent de lahaine : — Un gentilhomme ne doit pas mentir&|160;! D’un bond ilsauta vers la porte opposée à celle du salon et cria : —Gabrielle&|160;!

Tout à coup, la suave créature apparut dans l’ombre comme un lisdans les feuillages, et trembla devant ce groupe de femmesmoqueuses, instruites des amours d’Etienne. Semblable à ces nuagesqui portent la foudre, le vieux duc, arrivé à un degré de rage quine se décrit point, se détachait sur le front brillant queproduisaient les riches habillements de ces trois dames de cour.Entre la prolongation de sa race et une mésalliance, tout autrehomme aurait hésité&|160;; mais il se rencontra dans ce vieil hommeindompté la férocité qui jusqu’alors avait décidé toutes lesdifficultés humaines&|160;; il tirait à tout propos l’épée, commele seul remède qu’il connût aux noeuds gordiens de la vie. Danscette circonstance où le bouleversement de ses idées était aucomble, le naturel devait triompher. Deux fois pris en flagrantdélit de mensonge par un être abhorré, par son enfant maudit millefois, et plus que jamais maudit au moment où sa faiblesse méprisée,et pour lui la plus méprisable, triomphait d’une omnipotenceinfaillible jusqu’alors, il n’y eut plus en lui ni père, ni homme :le tigre sortit de l’antre où il se cachait. Le vieillard, que lavengeance rendit jeune, jeta sur le plus ravissant couple d’angesqui eût consenti à mettre les pieds sur la terre, un regard pesantde haine et qui assassinait déjà.

— Eh&|160;! bien, crevez tous&|160;! Toi, sale avorton, lapreuve de ma honte. Toi, dit-il à Gabrielle, misérable gourgandineà langue de vipère qui as empoisonné ma maison&|160;! Ces parolesportèrent dans le coeur des deux enfants la terreur dont ellesétaient chargées. Au moment où Etienne vit la large main de sonpère armée d’un fer et levée sur Gabrielle, il mourut, et Gabrielletomba morte en voulant le retenir.

Le vieillard ferma la porte avec rage, et dit à mademoiselle deGrandlieu : — Je vous épouserai, moi&|160;!

— Et vous êtes assez vert-galant pour avoir une belle lignée,dit la comtesse à l’oreille de ce vieillard qui avait servi soussept rois de France.

Paris, 1831 – 1836.

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