Germinal d’Emile Zola

—Oui, tout de même, je crois, murmura-t-il.
Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide,
cette aube enfumée, dont la suie pesait comme du plomb,
au loin, sur la plaine.
—Qu’ils sont bêtes, de vous planter là, à vous geler les os!
continua Étienne. Si l’on ne dirait pas que l’on attend les
Cosaques!… Avec ça, il souffle toujours un vent, ici!
Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y avait bien une
cabane en pierres sèches, où le vieux Bonnemort s’abritait,
par les nuits d’ouragan; mais, la consigne étant de ne pas
quitter le sommet du terri, le soldat n’en bougeait pas, les
mains si raides de froid, qu’il ne sentait plus son arme. Il
appartenait au poste de soixante hommes qui gardait le
Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait
fréquemment, il avait déjà failli y rester, les pieds morts. Le
métier voulait ça, une obéissance passive achevait de
l’engourdir, il répondait aux questions par des mots
bégayés d’enfant qui sommeille.
Vainement, pendant un quart d’heure, Étienne tâcha de le
faire parler sur la politique. Il disait oui, il disait non, sans
avoir l’air de comprendre; des camarades racontaient que
le capitaine était républicain; quant à lui, il n’avait pas
d’idée, ça lui était égal. Si on lui commandait de tirer, il
tirerait, pour n’être pas puni. L’ouvrier l’écoutait, saisi de la
haine du peuple contre l’armée, contre ces frères dont on

changeait le coeur, en leur collant un pantalon rouge au
derrière.
—Alors, vous vous nommez?
—Jules.
—Et d’où êtes-vous?
—De Plogof, là-bas.
Au hasard, il avait allongé le bras. C’était en Bretagne, il
n’en savait pas davantage. Sa petite figure pâle s’animait,
il se mit à rire, réchauffé.
—J’ai ma mère et ma soeur. Elles m’attendent bien sûr.
Ah! ce ne sera pas pour demain… Quand je suis parti,
elles m’ont accompagné jusqu’à Pont-l’Abbé. Nous avions
pris le cheval aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes
en bas de la descente d’Audierne. Le cousin Charles nous
attendait avec des saucisses, mais les femmes pleuraient
trop, ça nous restait dans la gorge… Ah! mon Dieu! ah!
mon Dieu! comme c’est loin, chez nous!
Ses yeux se mouillaient, sans qu’il cessât de rire. La lande
déserte de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des
tempêtes, lui apparaissait dans un éblouissement de soleil,
à la saison rose des bruyères.
—Dites donc, demanda-t-il, si je n’ai pas de punitions, est-

ce que vous croyez qu’on me donnera une permission d’un
mois, dans deux ans?
Alors, Étienne parla de la Provence, qu’il avait quittée tout
petit. Le jour grandissait, des flocons de neige
commençaient à voler dans le ciel terreux. Et il finit par être
pris d’inquiétude, en apercevant Jeanlin qui rôdait au milieu
des ronces, l’air stupéfait de le voir là-haut. D’un geste,
l’enfant le hélait. A quoi bon ce rêve de fraterniser avec les
soldats? Il faudrait des années et des années encore, sa
tentative inutile le désolait, comme s’il avait compté réussir.
Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin: on venait
relever la sentinelle; et il s’en alla, il rentra en courant se
terrer à Réquillart, le coeur crevé une fois de plus par la
certitude de la défaite; pendant que le gamin, galopant
près de lui, accusait cette sale rosse de troupier d’avoir
appelé le poste pour tirer sur eux.
Au sommet du terri, Jules était resté immobile, les regards
perdus dans la neige qui tombait. Le sergent s’approchait
avec ses hommes, les cris réglementaires furent
échangés.
—Qui vive?… Avancez au mot de ralliement!
Et l’on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en
pays conquis. Malgré le jour grandissant, rien ne bougeait
dans les corons, les charbonniers se taisaient et
s’enrageaient, sous la botte militaire.

II
Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cessé le
matin, une gelée intense glaçait l’immense nappe; et ce
pays noir, aux routes d’encre, aux murs et aux arbres
poudrés des poussières de la houille, était tout blanc, d’une
blancheur unique, à l’infini. Sous la neige, le coron des
Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. Pas une
fumée ne sortait des toitures. Les maisons sans feu, aussi
froides que les pierres des chemins, ne fondaient pas
l’épaisse couche des tuiles. Ce n’était plus qu’une carrière
de dalles blanches, dans la plaine blanche, une vision de
village mort, drapé de son linceul. Le long des rues, les
patrouilles qui passaient avaient seules laissé le gâchis
boueux de leur piétinement.
Chez les Maheu, la dernière pelletée d’escarbilles était
brûlée depuis la veille; et il ne fallait plus songer à la glane
sur le terri, par ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-
mêmes ne trouvaient pas un brin d’herbe. Alzire, pour s’être
entêtée, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait.
La Maheude avait dû l’envelopper dans un lambeau de
couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui
elle était allée deux fois déjà, sans pouvoir le rencontrer; la
bonne venait cependant de promettre que Monsieur

passerait au coron avant la nuit, et la mère guettait, debout
devant la fenêtre, tandis que la petite malade, qui avait
voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec l’illusion
qu’il faisait meilleur là, près du fourneau refroidi. Le vieux
Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir.
Ni Lénore ni Henri n’étaient rentrés, battant les routes en
compagnie de Jeanlin, pour demander des sous. Au
travers de la pièce nue, Maheu seul marchait pesamment,
butait à chaque tour contre le mur, de l’air stupide d’une
bête qui ne voit plus sa cage. Le pétrole aussi était fini;
mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si blanc, qu’il
éclairait vaguement la pièce, malgré la nuit tombée.
Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en
coup de vent, hors d’elle, criant dès le seuil à la Maheude:
—Alors, c’est toi qui as dit que je forçais mon logeur à me
donner vingt sous, quand il couchait avec moi!

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