Germinal d’Emile Zola


—Bien sûr, répondit la Maheude. Souffle la chandelle, je
n’ai pas besoin de voir la couleur de mes idées.
Il souffla la chandelle. Déjà, Zacharie et Jeanlin
descendaient; il les suivit; et l’escalier de bois craquait
sous leurs pieds lourds, chaussés de laine. Derrière eux, le

cabinet et la chambre étaient retombés aux ténèbres. Les
enfants dormaient, les paupières d’Alzire elle-même
s’étaient closes. Mais la mère restait maintenant les yeux
ouverts dans l’obscurité, tandis que, tirant sur sa mamelle
pendante de femme épuisée, Estelle ronronnait comme un
petit chat.
En bas, Catherine s’était d’abord occupée du feu, la
cheminée de fonte, à grille centrale, flanquée de deux
fours, et où brûlait constamment un feu de houille. La
Compagnie distribuait par mois, à chaque famille, huit
hectolitres d’escaillage, charbon dur ramassé dans les
voies. Il s’allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait
le feu chaque soir, n’avait qu’à le secouer le matin, en
ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, triés avec
soin. Puis, après avoir posé une bouillotte sur la grille, elle
s’accroupit devant le buffet.
C’était une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-
chaussée, peinte en vert pomme, d’une propreté flamande,
avec ses dalles lavées à grande eau et semées de sable
blanc. Outre le buffet de sapin verni, l’ameublement
consistait en une table et des chaises du même bois.
Collées sur les murs, des enluminures violentes, les
portraits de l’Empereur et de l’Impératrice donnés par la
Compagnie, des soldats et des saints, bariolés d’or,
tranchaient crûment dans la nudité claire de la pièce; et il
n’y avait d’autres ornements qu’une boîte de carton rose sur
le buffet, et que le coucou à cadran peinturluré, dont le gros

tic-tac semblait emplir le vide du plafond. Près de la porte
de l’escalier, une autre porte conduisait à la cave. Malgré la
propreté, une odeur d’oignon cuit, enfermée depuis la
veille, empoisonnait l’air chaud, cet air alourdi, toujours
chargé d’une âcreté de houille.
Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait. Il ne restait
qu’un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais à
peine une lichette de beurre; et il s’agissait de faire les
tartines pour eux quatre. Enfin, elle se décida, coupa les
tranches, en prit une qu’elle couvrit de fromage, en frotta
une autre de beurre, puis les colla ensemble: c’était «le
briquet», la double tartine emportée chaque matin à la
fosse. Bientôt, les quatre briquets furent en rang sur la
table, répartis avec une sévère justice, depuis le gros du
père jusqu’au petit de Jeanlin.
Catherine, qui paraissait toute à son ménage, devait
pourtant rêvasser aux histoires que Zacharie racontait sur
le maître-porion et la Pierronne, car elle entrebâilla la porte
d’entrée et jeta un coup d’oeil dehors. Le vent soufflait
toujours, des clartés plus nombreuses couraient sur les
façades basses du coron, d’où montait une vague
trépidation de réveil. Déjà des portes se refermaient, des
files noires d’ouvriers s’éloignaient dans la nuit. Était-elle
bête, de se refroidir, puisque le chargeur à l’accrochage
dormait bien sûr, en attendant d’aller prendre son service, à
six heures! Et elle restait, elle regardait la maison, de
l’autre côté des jardins. La porte s’ouvrit, sa curiosité

s’alluma. Mais ce ne pouvait être que la petite des Pierron,
Lydie, qui partait pour la fosse.
Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se
hâta de courir: l’eau bouillait et se répandait, éteignant le
feu. Il ne restait plus de café, elle dut se contenter de
passer l’eau sur le marc de la veille; puis, elle sucra dans la
cafetière, avec de la cassonade. Justement, son père et
ses deux frères descendaient.
—Fichtre! déclara Zacharie, quand il eut mis le nez dans
son bol, en voilà un qui ne nous cassera pas la tête!
Maheu haussa les épaules d’un air résigné.
—Bah! c’est chaud, c’est bon tout de même.
Jeanlin avait ramassé les miettes des tartines et trempait
une soupe. Après avoir bu, Catherine acheva de vider la
cafetière dans les gourdes de fer-blanc. Tous quatre,
debout, mal éclairés par la chandelle fumeuse, avalaient en
hâte.
—Y sommes-nous à la fin! dit le père. On croirait qu’on a
des
rentes!
Mais une voix vint de l’escalier, dont ils avaient laissé la
porte ouverte. C’était la Maheude qui criait:

—Prenez tout le pain, j’ai un peu de vermicelle pour les
enfants!
—Oui, oui! répondit Catherine.
Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille,
un restant de soupe, que le grand-père trouverait chaude,
lorsqu’il rentrerait à six heures. Chacun prit sa paire de
sabots sous le buffet, se passa la ficelle de sa gourde à
l’épaule, et fourra son briquet dans son dos, entre la
chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes devant, la
fille derrière, soufflant la chandelle, donnant un tour de clef.
La maison redevint noire.
—Tiens! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait
la porte de la maison voisine.
C’était Levaque, avec son fils Bébert, un gamin de douze
ans, grand ami de Jeanlin. Catherine, étonnée, étouffa un
rire, à l’oreille de Zacharie: quoi donc? Bouteloup
n’attendait même plus que le mari fût parti!
Maintenant, dans le coron, les lumières s’éteignaient. Une
dernière porte claqua, tout dormait de nouveau, les
femmes et les petits reprenaient leur somme, au fond des
lits plus larges. Et, du village éteint au Voreux qui soufflait,
c’était sous les rafales un lent défilé d’ombres, le départ
des charbonniers pour le travail, roulant des épaules,
embarrassés de leurs bras, qu’ils croisaient sur la poitrine;

tandis que, derrière, le briquet faisait à chacun une bosse.
Vêtus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hâter
davantage, débandés le long de la route, avec un
piétinement de troupeau.
III
Étienne, descendu enfin du terri, venait d’entrer au Voreux;
et les hommes auxquels il s’adressait, demandant s’il y
avait du travail, hochaient la tête, lui disaient tous d’attendre
le maître-porion. On le laissait libre, au milieu des
bâtiments mal éclairés, pleins de trous noirs, inquiétants
avec la complication de leurs salles et de leurs étages.
Après avoir monté un escalier obscur à moitié détruit, il
s’était trouvé sur une passerelle branlante, puis avait
traversé le hangar du criblage, plongé dans une nuit si
profonde, qu’il marchait les mains en avant, pour ne pas se
heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes,
énormes, trouèrent les ténèbres. Il était sous le beffroi,
dans la salle de recette, à la bouche même du puits.
Un porion, le père Richomme, un gros à figure de bon
gendarme, barrée de moustaches grises, se dirigeait
justement vers le bureau du receveur.
—On n’a pas besoin d’un ouvrier ici, pour n’importe quel

travail? demanda de nouveau Étienne.
Richomme allait dire non; mais il se reprit et répondit
comme les autres, en s’éloignant:
—Attendez monsieur Dansaert, le maître-porion.
Quatre lanternes étaient plantées là, et les réflecteurs, qui
jetaient toute la lumière sur le puits, éclairaient vivement les
rampes de fer, les leviers des signaux et des verrous, les
madriers des guides, où glissaient les deux cages. Le
reste, la vaste salle, pareille à une nef d’église, se noyait,
peuplée de grandes ombres flottantes. Seule, la
lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du
receveur, une maigre lampe mettait comme une étoile près
de s’éteindre. L’extraction venait d’être reprise; et, sur les
dalles de fonte, c’était un tonnerre continu, les berlines de
charbon roulées sans cesse, les courses des moulineurs,
dont on distinguait les longues échines penchées, dans le
remuement de toutes ces choses noires et bruyantes qui
s’agitaient.
Un instant, Étienne resta immobile, assourdi, aveuglé. Il
était glacé, des courants d’air entraient de partout. Alors, il
fit quelques pas, attiré par la machine, dont il voyait
maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en
arrière du puits, à vingt-cinq mètres, dans une salle plus
haute, et assise si carrément sur son massif de briques,
qu’elle marchait à toute vapeur, de toute sa force de quatre

cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle
énorme, émergeant et plongeant avec une douceur huilée,
donnât un frisson aux murs. Le machineur, debout à la
barre de mise en train, écoutait les sonneries des signaux,
ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, où le puits
était figuré, avec ses étages différents, par une rainure
verticale, que parcouraient des plombs pendus à des
ficelles, représentant les cages. Et, à chaque départ,
quand la machine se remettait en branle, les bobines, les
deux immenses roues de cinq mètres de rayon, aux
moyeux desquels les deux câbles d’acier s’enroulaient et
se déroulaient en sens contraire, tournaient d’une telle
vitesse, qu’elles n’étaient plus qu’une poussière grise.
—Attention donc! crièrent trois moulineurs, qui traînaient
une échelle gigantesque.
Étienne avait manqué d’être écrasé. Ses yeux
s’habituaient, il regardait en l’air filer les câbles, plus de
trente mètres de ruban d’acier, qui montaient d’une volée
dans le beffroi, où ils passaient sur les molettes, pour
descendre à pic dans le puits s’attacher aux cages
d’extraction. Une charpente de fer, pareille à la haute
charpente d’un clocher, portait les molettes. C’était un
glissement d’oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite
rapide, le continuel va-et-vient d’un fil de poids énorme, qui
pouvait enlever jusqu’à douze mille kilogrammes, avec une
vitesse de dix mètres à la seconde.

—Attention donc, nom de Dieu! crièrent de nouveau les
moulineurs, qui poussaient l’échelle de l’autre côté, pour
visiter la molette de gauche.
Lentement, Étienne revint à la recette. Ce vol géant sur sa
tête l’ahurissait. Et, grelottant dans les courants d’air, il
regarda la manoeuvre des cages, les oreilles cassées par
le roulement des berlines. Près du puits, le signal
fonctionnait, un lourd marteau à levier, qu’une corde tirée
du fond laissait tomber sur un billot. Un coup pour arrêter,
deux pour descendre, trois pour monter: c’était sans
relâche comme des coups de massue dominant le tumulte,
accompagnés d’une claire sonnerie de timbre; pendant
que le moulineur, dirigeant la manoeuvre, augmentait
encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans
un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas,
apparaissaient et s’enfonçaient, se vidaient et se
remplissaient, sans qu’Étienne comprît rien à ces
besognes compliquées.
Il ne comprenait bien qu’une chose: le puits avalait des
hommes par bouchées de vingt et de trente, et d’un coup
de gosier si facile, qu’il semblait ne pas les sentir passer.
Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait.
Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main,
attendant par petits groupes d’être en nombre suffisant.
Sans un bruit, d’un jaillissement doux de bête nocturne, la
cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec
ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines

de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers,
sortaient les berlines, les remplaçaient par d’autres, vides
ou chargées à l’avance des bois de taille. Et c’était dans
les berlines vides que s’empilaient les ouvriers, cinq par
cinq, jusqu’à quarante d’un coup, lorsqu’ils tenaient toutes
les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement
sourd et indistinct, pendant qu’on tirait quatre fois la corde
du signal d’en bas, «sonnant à la viande», pour prévenir de
ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger
sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une
pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du
câble.
—C’est profond? demanda Étienne à un mineur, qui
attendait près de lui, l’air somnolent.
—Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l’homme.
Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à
trois cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait.
Étienne reprit:
—Et quand ça casse?
—Ah! quand ça casse…
Le mineur acheva d’un geste. Son tour était arrivé, la cage
avait reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue. Il s’y
accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit

de nouveau au bout de quatre minutes à peine, pour
engloutir une autre charge d’hommes. Pendant une demi-
heure, le puits en dévora de la sorte, d’une gueule plus ou
moins gloutonne, selon la profondeur de l’accrochage où ils
descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de
boyaux géants capables de digérer un peuple. Cela
s’emplissait, s’emplissait encore, et les ténèbres restaient
mortes, la cage montait du vide dans le même silence
vorace.
Étienne, à la longue, fut repris du malaise qu’il avait
éprouvé déjà sur le terri. Pourquoi s’entêter? ce maître
porion le congédierait comme les autres. Une peur vague
le décida brusquement: il s’en alla, il ne s’arrêta dehors que
devant le bâtiment des générateurs. La porte, grande
ouverte, laissait voir sept chaudières à deux foyers. Au
milieu de la buée blanche, dans le sifflement des fuites, un
chauffeur était occupé à charger un des foyers, dont
l’ardente fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le
jeune homme, heureux d’avoir chaud, s’approchait, lorsqu’il
rencontra une nouvelle bande de charbonniers, qui arrivait
à la fosse. C’étaient les Maheu et les Levaque. Quand il
aperçut, en tête, Catherine avec son air doux de garçon,
l’idée superstitieuse lui vint de risquer une dernière
demande.
—Dites donc, camarade, on n’a pas besoin d’un ouvrier ici,
pour n’importe quel travail?

Elle le regarda, surprise, un peu effrayée de cette voix
brusque qui sortait de l’ombre. Mais, derrière elle, Maheu
avait entendu, et il répondit, il causa un instant. Non, on
n’avait besoin de personne. Ce pauvre diable d’ouvrier,
perdu sur les routes, l’intéressait. Lorsqu’il le quitta, il dit
aux autres:
—Hein! on pourrait être comme ça… Faut pas se plaindre,
tous n’ont pas du travail à crever.
La bande entra et alla droit à la baraque, vaste salle
grossièrement crépie, entourée d’armoires que fermaient
des cadenas. Au centre, une cheminée de fer, une sorte de
poêle sans porte, était rouge, si bourrée de houille
incandescente, que des morceaux craquaient et
déboulaient sur la terre battue du sol. La salle ne se trouvait
éclairée que par ce brasier, dont les reflets sanglants
dansaient le long des boiseries crasseuses, jusqu’au
plafond sali d’une poussière noire.
Comme les Maheu arrivaient, des rires éclataient dans la
grosse chaleur. Une trentaine d’ouvriers étaient debout, le
dos tourné à la flamme, se rôtissant d’un air de jouissance.
Avant la descente, tous venaient ainsi prendre et emporter
dans la peau un bon coup de feu, pour braver l’humidité du
puits. Mais, ce matin-là, on s’égayait davantage, on
plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans,
bonne fille dont la gorge et le derrière énormes crevaient la
veste et la culotte. Elle habitait Réquillart avec son père, le

vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet son frère, moulineur;
seulement, les heures de travail n’étant pas les mêmes, elle
se rendait seule à la fosse; et, au milieu des blés en été,
contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en
compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine
y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre
conséquence. Un jour qu’on lui reprochait un cloutier de
Marchiennes, elle avait failli crever de colère, criant qu’elle
se respectait trop, qu’elle se couperait un bras, si quelqu’un
pouvait se flatter de l’avoir vue avec un autre qu’un
charbonnier.
—Ce n’est donc plus le grand Chaval? disait un mineur en
ricanant. T’as pris ce petiot-là? Mais lui faudrait une
échelle!… Je vous ai aperçus derrière Réquillart. A preuve
qu’il est monté sur une borne.
—Après? répondait la Mouquette en belle humeur. Qu’est-
ce que ça te fiche? On ne t’a pas appelé pour que tu
pousses.
Et cette grossièreté bonne enfant redoublait les éclats des
hommes, qui enflaient leurs épaules, à demi cuites par le
poêle; tandis que, secouée elle-même de rires, elle
promenait au milieu d’eux l’indécence de son costume, d’un
comique troublant, avec ses bosses de chair, exagérées
jusqu’à l’infirmité.
Mais la gaieté tomba, Mouquette racontait à Maheu que

Fleurance, la grande Fleurance, ne viendrait plus: on l’avait
trouvée, la veille, raide sur son lit, les uns disaient d’un
décrochement du coeur, les autres d’un litre de genièvre bu
trop vite. Et Maheu se désespérait: encore de la
malchance, voilà qu’il perdait une de ses herscheuses,
sans pouvoir la remplacer immédiatement! Il travaillait au
marchandage, ils étaient quatre haveurs associés dans sa
taille, lui, Zacharie, Levaque et Chaval. S’ils n’avaient plus
que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Tout
d’un coup, il cria:
—Tiens! et cet homme qui cherchait de l’ouvrage!
Justement, Dansaert passait devant la baraque. Maheu lui
conta l’histoire, demanda l’autorisation d’embaucher
l’homme; et il insistait sur le désir que témoignait la
Compagnie de substituer aux herscheuses des garçons,
comme à Anzin. Le maître-porion eut d’abord un sourire,
car le projet d’exclure les femmes du fond répugnait
d’ordinaire aux mineurs, qui s’inquiétaient du placement de
leurs filles, peu touchés de la question de moralité et
d’hygiène. Enfin, après avoir hésité, il permit, mais en se
réservant de faire ratifier sa décision par M. Négrel,
l’ingénieur.
—Ah bien! déclara Zacharie, il est loin, l’homme, s’il court
toujours!
—Non, dit Catherine, je l’ai vu s’arrêter aux chaudières.

—Va donc, fainéante! cria Maheu.
La jeune fille s’élança, pendant qu’un flot de mineurs
montaient au puits, cédant le feu à d’autres. Jeanlin, sans
attendre son père, alla lui aussi prendre sa lampe, avec
Bébert, gros garçon naïf, et Lydie, chétive fillette de dix
ans. Partie devant eux, la Mouquette s’exclamait dans
l’escalier noir, en les traitant de sales mioches et en
menaçant de les gifler, s’ils la pinçaient.
Étienne, dans le bâtiment aux chaudières, causait en effet
avec le chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon. Il
éprouvait un grand froid, à l’idée de la nuit où il lui fallait
rentrer. Pourtant, il se décidait à partir, lorsqu’il sentit une
main se poser sur son épaule.
—Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous.
D’abord, il ne comprit pas. Puis, il eut un élan de joie, il
serra énergiquement les mains de la jeune fille.
—Merci, camarade… Ah! vous êtes un bon bougre, par
exemple!
Elle se mit à rire, en le regardant dans la rouge lueur des
foyers, qui les éclairaient. Cela l’amusait, qu’il la prît pour un
garçon, fluette encore, son chignon caché sous le béguin.
Lui, riait aussi de contentement; et ils restèrent un instant
tous deux à se rire à la face, les joues allumées.

Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait
ses sabots et ses gros bas de laine. Lorsque Étienne fut là,
on régla tout en quatre paroles: trente sous par jour, un
travail fatigant, mais qu’il apprendrait vite. Le haveur lui
conseilla de garder ses souliers, et il lui prêta une vieille
barrette, un chapeau de cuir destiné à garantir le crâne,
précaution que le père et les enfants dédaignaient. Les
outils furent sortis de la caisse, où se trouvait justement la
pelle de Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enfermé leurs
sabots, leurs bas, ainsi que le paquet d’Étienne, il
s’impatienta brusquement.
—Que fait-il donc, cette rosse de Chaval? Encore quelque
fille culbutée sur un tas de pierres!… Nous sommes en
retard d’une demi-heure, aujourd’hui.
Zacharie et Levaque se rôtissaient tranquillement les
épaules. Le premier finit par dire:
—C’est Chaval que tu attends?… Il est arrivé avant nous, il
est descendu tout de suite.
—Comment! tu sais ça et tu ne m’en dis rien!… Allons!
allons!
dépêchons.
Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande.
Étienne la laissa passer, monta derrière elle. De nouveau,
il voyageait dans un dédale d’escaliers et de couloirs

obscurs, où les pieds nus faisaient un bruit mou de vieux
chaussons. Mais la lampisterie flamboya, une pièce vitrée,
emplie de râteliers qui alignaient par étages des centaines
de lampes Davy, visitées, lavées de la veille, allumées
comme des cierges au fond d’une chapelle ardente. Au
guichet, chaque ouvrier prenait la sienne, poinçonnée à
son chiffre; puis, il l’examinait, la fermait lui-même; pendant
que le marqueur, assis à une table, inscrivait sur le registre
l’heure de la descente.
Il fallut que Maheu intervînt pour la lampe de son nouveau
herscheur. Et il y avait encore une précaution, les ouvriers
défilaient devant un vérificateur, qui s’assurait si toutes les
lampes étaient bien fermées.
—Fichtre! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine
grelottante.
Étienne se contenta de hocher la tête. Il se retrouvait
devant le puits, au milieu de la vaste salle, balayée de
courants d’air. Certes, il se croyait brave, et pourtant une
émotion désagréable le serrait à la gorge, dans le tonnerre
des berlines, les coups sourds des signaux, le beuglement
étouffé du porte-voix, en face du vol continu de ces câbles,
déroulés et enroulés à toute vapeur par les bobines de la
machine. Les cages montaient, descendaient avec leur
glissement de bête de nuit, engouffraient toujours des
hommes, que la gueule du trou semblait boire. C’était son
tour maintenant, il avait très froid, il gardait un silence

nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et Levaque; car tous
deux désapprouvaient l’embauchage de cet inconnu,
Levaque surtout, blessé de n’avoir pas été consulté. Aussi
Catherine fut-elle heureuse d’entendre son père expliquer
les choses au jeune homme.
—Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des
crampons de fer qui s’enfoncent dans les guides, en cas
de rupture. Ça fonctionne, oh! pas toujours… Oui, le puits
est divisé en trois compartiments, fermés par des
planches, du haut en bas: au milieu les cages, à gauche le
goyot des échelles…
Mais il s’interrompit pour gronder, sans se permettre de
trop hausser la voix:
—Qu’est-ce que nous fichons là, nom de Dieu! Est-il
permis de nous faire geler de la sorte!
Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa
lampe à feu libre fixée par un clou dans le cuir de sa
barrette, l’entendit se plaindre.
—Méfie-toi, gare aux oreilles! murmura-t-il paternellement,
en vieux mineur resté bon pour les camarades. Faut bien
que les manoeuvres se fassent… Tiens! nous y sommes,
embarque avec ton monde.
La cage, en effet, garnie de bandes de tôle et d’un grillage
à petites mailles, les attendait, d’aplomb sur les verrous.

Maheu, Zacharie, Levaque, Catherine se glissèrent dans
une berline du fond; et, comme ils devaient y tenir cinq,
Étienne y entra à son tour; mais les bonnes places étaient
prises, il lui fallut se tasser près de la jeune fille, dont un
coude lui labourait le ventre. Sa lampe l’embarrassait, on
lui conseilla de l’accrocher à une boutonnière de sa veste. Il
n’entendit pas, la garda maladroitement à la main.
L’embarquement continuait, dessus et dessous, un
enfournement confus de bétail. On ne pouvait donc partir,
que se passait-il? Il lui semblait s’impatienter depuis de
longues minutes. Enfin, une secousse l’ébranla, et tout
sombra; les objets autour de lui s’envolèrent, tandis qu’il
éprouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les
entrailles. Cela dura tant qu’il fut au jour, franchissant les
deux étages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante
des charpentes. Puis, tombé dans le noir de la fosse, il
resta étourdi, n’ayant plus la perception nette de ses
sensations.
—Nous voilà partis, dit paisiblement Maheu.
Tous étaient à l’aise. Lui, par moments, se demandait s’il
descendait ou s’il montait. Il y avait comme des
immobilités, quand la cage filait droit, sans toucher aux
guides; et de brusques trépidations se produisaient
ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui
donnait la peur d’une catastrophe. Du reste, il ne pouvait
distinguer les parois du puits, derrière le grillage où il collait
sa face. Les lampes éclairaient mal le tassement des

corps, à ses pieds. Seule, la lampe à feu libre du porion,
dans la berline voisine, brillait comme un phare.
—Celui-ci a quatre mètres de diamètre, continuait Maheu,
pour l’instruire. Le cuvelage aurait bon besoin d’être refait,
car l’eau filtre de tous côtés… Tenez! nous arrivons au
niveau, entendez-vous?
Étienne se demandait justement quel était ce bruit
d’averse. Quelques grosses gouttes avaient d’abord sonné
sur le toit de la cage, comme au début d’une ondée; et,
maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait en
un véritable déluge. Sans doute, la toiture était trouée, car
un filet d’eau, coulant sur son épaule, le trempait jusqu’à la
chair. Le froid devenait glacial, on enfonçait dans une
humidité noire, lorsqu’on traversa un rapide éblouissement,
la vision d’une caverne où des hommes s’agitaient, à la
lueur d’un éclair. Déjà, on retombait au néant.
Maheu disait:
—C’est le premier accrochage. Nous sommes à trois cent
vingt mètres… Regardez la vitesse.
Levant sa lampe, il éclaira un madrier des guides, qui filait
ainsi qu’un rail sous un train lancé à toute vapeur; et, au-
delà, on ne voyait toujours rien. Trois autres accrochages
passèrent, dans un envolement de clartés. La pluie
assourdissante battait les ténèbres.

—Comme c’est profond! murmura Étienne.
Cette chute devait durer depuis des heures. Il souffrait de la
fausse position qu’il avait prise, n’osant bouger, torturé
surtout par le coude de Catherine. Elle ne prononçait pas
un mot, il la sentait seulement contre lui, qui le réchauffait.
Lorsque la cage, enfin, s’arrêta au fond, à cinq cent
cinquante-quatre mètres, il s’étonna d’apprendre que la
descente avait duré juste une minute. Mais le bruit des
verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette
solidité, l’égaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu’il
tutoya Catherine.
—Qu’as-tu sous la peau, à être chaud comme ça?… J’ai
ton coude dans le ventre, bien sûr.
Alors, elle éclata aussi. Était-il bête, de la prendre encore
pour un garçon! Il avait donc les yeux bouchés?
—C’est dans l’oeil que tu l’as, mon coude, répondit-elle, au
milieu d’une tempête de rires, que le jeune homme, surpris,
ne s’expliqua point.
La cage se vidait, les ouvriers traversèrent la salle de
l’accrochage, une salle taillée dans le roc, voûtée en
maçonnerie, et que trois grosses lampes à feu libre
éclairaient. Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient
violemment des berlines pleines. Une odeur de cave
suintait des murs, une fraîcheur salpêtrée où passaient des

souffles chauds, venus de l’écurie voisine. Quatre galeries
s’ouvraient là, béantes.
—Par ici, dit Maheu à Étienne. Vous n’y êtes pas, nous
avons à faire deux bons kilomètres.
Les ouvriers se séparaient, se perdaient par groupes, au
fond de ces trous noirs. Une quinzaine venaient de
s’engager dans celui de gauche; et Étienne marchait le
dernier, derrière Maheu, que précédaient Catherine,
Zacharie et Levaque. C’était une belle galerie de roulage, à
travers banc, et d’un roc si solide, qu’elle avait eu besoin
seulement d’être muraillée en partie. Un par un, ils allaient,
ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites
flammes des lampes. Le jeune homme butait à chaque
pas, s’embarrassait les pieds dans les rails. Depuis un
instant, un bruit sourd l’inquiétait, le bruit lointain d’un orage
dont la violence semblait croître et venir des entrailles de la
terre. Était-ce le tonnerre d’un éboulement, écrasant sur
leurs têtes la masse énorme qui les séparait du jour? Une
clarté perça la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu’il se fut
rangé le long du mur, comme les camarades, il vit passer
contre sa face un gros cheval blanc, attelé à un train de
berlines. Sur la première, tenant les guides, Bébert était
assis; tandis que Jeanlin, les poings appuyés au bord de la
dernière, courait pieds nus.
On se remit en marche. Plus loin, un carrefour se présenta,
deux nouvelles galeries s’ouvraient, et la bande s’y divisa

encore, les ouvriers se répartissaient peu à peu dans tous
les chantiers de la mine. Maintenant, la galerie de roulage
était boisée, des étais de chêne soutenaient le toit,
faisaient à la roche ébouleuse une chemise de charpente,
derrière laquelle on apercevait les lames des schistes,
étincelants de mica, et la masse grossière des grès, ternes
et rugueux. Des trains de berlines pleines ou vides
passaient continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre
emporté dans l’ombre par des bêtes vagues, au trot de
fantôme. Sur la double voie d’un garage, un long serpent
noir dormait, un train arrêté, dont le cheval s’ébroua, si
noyé de nuit, que sa croupe confuse était comme un bloc
tombé de la voûte. Des portes d’aérage battaient, se
refermaient lentement. Et, à mesure qu’on avançait, la
galerie devenait plus étroite, plus basse, inégale de toit,
forçant les échines à se plier sans cesse.
Étienne, rudement, se heurta la tête. Sans la barrette de
cuir, il avait le crâne fendu. Pourtant, il suivait avec
attention, devant lui, les moindres gestes de Maheu, dont la
silhouette sombre se détachait sur la lueur des lampes.
Pas un des ouvriers ne se cognait, ils devaient connaître
chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la roche.
Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se
trempait de plus en plus. Par moments, il traversait de
véritables mares, que le gâchis boueux des pieds révélait
seul. Mais ce qui l’étonnait surtout, c’étaient les brusques
changements de température. En bas du puits, il faisait
très frais, et dans la galerie de roulage, par où passait tout

l’air de la mine, soufflait un vent glacé, dont la violence
tournait à la tempête, entre les muraillements étroits.
Ensuite, à mesure qu’on s’enfonçait dans les autres voies,
qui recevaient seulement leur part disputée d’aérage, le
vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante,
d’une pesanteur de plomb.
Maheu n’avait plus ouvert la bouche. Il prit à droite une
nouvelle galerie, en disant simplement à Étienne, sans se
tourner:
—La veine Guillaume.
C’était la veine où se trouvait leur taille. Dès les premières
enjambées, Étienne se meurtrit de la tête et des coudes.
Le toit en pente descendait si bas, que, sur des longueurs
de vingt et trente mètres, il devait marcher cassé en deux.
L’eau arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents mètres;
et, tout d’un coup, il vit disparaître Levaque, Zacharie et
Catherine, qui semblaient s’être envolés par une fissure
mince, ouverte devant lui.
—Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre lampe à une
boutonnière, et accrochez-vous aux bois.
Lui-même disparut. Étienne dut le suivre. Cette cheminée,
laissée dans la veine, était réservée aux mineurs et
desservait toutes les voies secondaires. Elle avait
l’épaisseur de la couche de charbon, à peine soixante

centimètres. Heureusement, le jeune homme était mince,
car, maladroit encore, il s’y hissait avec une dépense inutile
de muscles, aplatissant les épaules et les hanches,
avançant à la force des poignets, cramponné aux bois.
Quinze mètres plus haut, on rencontra la première voie
secondaire; mais il fallut continuer, la taille de Maheu et
consorts était à la sixième voie, dans l’enfer, ainsi qu’ils
disaient; et, de quinze mètres en quinze mètres, les voies
se superposaient, la montée n’en finissait plus, à travers
cette fente qui raclait le dos et la poitrine. Étienne râlait,
comme si le poids des roches lui eût broyé les membres,
les mains arrachées, les jambes meurtries, manquant d’air
surtout, au point de sentir le sang lui crever la peau.
Vaguement, dans une voie, il aperçut deux bêtes
accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des
berlines: c’étaient Lydie et la Mouquette, déjà au travail. Et
il lui restait à grimper la hauteur de deux tailles! La sueur
l’aveuglait, il désespérait de rattraper les autres, dont il
entendait les membres agiles frôler le roc d’un long
glissement.
—Courage, ça y est! dit la voix de Catherine.
Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond
de la taille:
—Eh bien! quoi donc? est-ce qu’on se fout du monde…?
J’ai deux kilomètres à faire de Montsou, et je suis là le
premier!

C’était Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux,
les traits forts, qui se fâchait d’avoir attendu. Lorsqu’il
aperçut Étienne, il demanda, avec une surprise de mépris:
—Qu’est-ce que c’est que ça?
Et, Maheu lui ayant conté l’histoire, il ajouta entre les dents:
—Alors, les garçons mangent le pain des filles!
Les deux hommes échangèrent un regard, allumé d’une de
ces haines d’instinct qui flambent subitement. Étienne avait
senti l’injure, sans comprendre encore. Un silence régna,
tous se mettaient au travail. C’étaient enfin les veines peu à
peu emplies, les tailles en activité, à chaque étage, au bout
de chaque voie. Le puits dévorateur avait avalé sa ration
quotidienne d’hommes, près de sept cents ouvriers, qui
besognaient à cette heure dans cette fourmilière géante,
trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu’un vieux
bois piqué des vers. Et, au milieu du silence lourd, de
l’écrasement des couches profondes, on aurait pu, l’oreille
collée à la roche, entendre le branle de ces insectes
humains en marche, depuis le vol du câble qui montait et
descendait la cage d’extraction, jusqu’à la morsure des
outils entamant la houille, au fond des chantiers d’abattage.
Étienne, en se tournant, se trouva de nouveau serré contre
Catherine. Mais, cette fois, il devina les rondeurs
naissantes de la gorge, il comprit tout d’un coup cette

tiédeur qui l’avait pénétré.
—Tu es donc une fille? murmura-t-il, stupéfait.
Elle répondit de son air gai, sans rougeur:
—Mais oui… Vrai! tu y as mis le temps!
IV
Les quatre haveurs venaient de s’allonger les uns au-
dessus des autres, sur toute la montée du front de taille.
Séparés par les planches à crochets qui retenaient le
charbon abattu, ils occupaient chacun quatre mètres
environ de la veine; et cette veine était si mince, épaisse à
peine en cet endroit de cinquante centimètres, qu’ils se
trouvaient là comme aplatis entre le toit et le mur, se
traînant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner
sans se meurtrir les épaules. Ils devaient, pour attaquer la
houille, rester couchés sur le flanc, le cou tordu, les bras
levés et brandissant de biais la rivelaine, le pic à manche
court.
En bas, il y avait d’abord Zacharie; Levaque et Chaval
s’étageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, était Maheu.
Chacun havait le lit de schiste, qu’il creusait à coups de

rivelaine; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la
couche, et il détachait le bloc, en enfonçant un coin de fer,
à la partie supérieure. La houille était grasse, le bloc se
brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des
cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche,
s’étaient amassés sous eux, les haveurs disparaissaient,
murés dans l’étroite fente.
C’était Maheu qui souffrait le plus. En haut, la température
montait jusqu’à trente-cinq degrés, l’air ne circulait pas,
l’étouffement à la longue devenait mortel. Il avait dû, pour
voir clair, fixer sa lampe à un clou, près de sa tête; et cette
lampe, qui chauffait son crâne, achevait de lui brûler le
sang. Mais son supplice s’aggravait surtout de l’humidité.
La roche, au-dessus de lui, à quelques centimètres de son
visage, ruisselait d’eau, de grosses gouttes continues et
rapides, tombant sur une sorte de rythme entêté, toujours à
la même place. Il avait beau tordre le cou, renverser la
nuque: elles battaient sa face, s’écrasaient, claquaient
sans relâche. Au bout d’un quart d’heure, il était trempé,
couvert de sueur lui-même, fumant d’une chaude buée de
lessive. Ce matin-là, une goutte, s’acharnant dans son oeil,
le faisait jurer. Il ne voulait pas lâcher son havage, il donnait
de grands coups, qui le secouaient violemment entre les
deux roches, ainsi qu’un puceron pris entre deux feuillets
d’un livre, sous la menace d’un aplatissement complet.
Pas une parole n’était échangée. Ils tapaient tous, on
n’entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme

lointains. Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un
écho dans l’air mort. Et il semblait que les ténèbres fussent
d’un noir inconnu, épaissi par les poussières volantes du
charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les
mèches des lampes, sous leurs chapeaux de toile
métallique, n’y mettaient que des points rougeâtres. On ne
distinguait rien, la taille s’ouvrait, montait ainsi qu’une large
cheminée, plate et oblique, où la suie de dix hivers aurait
amassé une nuit profonde. Des formes spectrales s’y
agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une
rondeur de hanche, un bras noueux, une tête violente,
barbouillée comme pour un crime. Parfois, en se
détachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des
arêtes, brusquement allumés d’un reflet de cristal. Puis, tout
retombait au noir, les rivelaines tapaient à grands coups
sourds, il n’y avait plus que le halètement des poitrines, le
grognement de gêne et de fatigue, sous la pesanteur de
l’air et la pluie des sources.
Zacharie, les bras mous d’une noce de la veille, lâcha vite
la besogne en prétextant la nécessité de boiser, ce qui lui
permettait de s’oublier à siffler doucement, les yeux vagues
dans l’ombre. Derrière les haveurs, près de trois mètres de
la veine restaient vides, sans qu’ils eussent encore pris la
précaution de soutenir la roche, insoucieux du danger et
avares de leur temps.
—Eh! l’aristo! cria le jeune homme à Étienne, passe-moi
des bois.

Étienne, qui apprenait de Catherine à manoeuvrer sa pelle,
dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille
une petite provision. Chaque matin, d’habitude, on les
descendait tout coupés sur la mesure de la couche.
—Dépêche-toi donc, sacrée flemme! reprit Zacharie, en
voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au
milieu du charbon, les bras embarrassés de quatre
morceaux de chêne.
Il faisait, avec son pic, une entaille dans le toit, puis une
autre dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui
étayait ainsi la roche. L’après-midi, les ouvriers de la
coupe à terre prenaient les déblais laissés au fond de la
galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchées
exploitées de la veine, où ils noyaient les bois, en ne
ménageant que la voie inférieure et la voie supérieure,
pour le roulage.
Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait détaché son bloc. Il
essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s’inquiéta
de ce que Zacharie était monté faire derrière lui.
—Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons après déjeuner…
Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de
berlines.
—C’est que, répondit le jeune homme, ça baisse.
Regarde, il y a une gerçure. J’ai peur que ça n’éboule.

Mais le père haussa les épaules. Ah! ouiche! ébouler! Et
puis, ce ne serait pas la première fois, on s’en tirerait tout
de même. Il finit par se fâcher, il renvoya son fils au front de
taille.
Tous, du reste, se détiraient. Levaque, resté sur le dos,
jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d’un
grès venait d’écorcher au sang. Chaval, furieusement,
enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir
moins chaud. Ils étaient déjà noirs de charbon, enduits
d’une poussière fine que la sueur délayait, faisait couler en
ruisseaux et en mares. Et Maheu recommença le premier à
taper, plus bas, la tête au ras de la roche. Maintenant, la
goutte lui tombait sur le front, si obstinée, qu’il croyait la
sentir lui percer d’un trou les os du crâne.
—Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à
Étienne. Ils gueulent toujours.
Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. Chaque berline
chargée arrivait au jour telle qu’elle partait de la taille,
marquée d’un jeton spécial pour que le receveur pût la
mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand
soin de l’emplir et de ne prendre que le charbon propre:
autrement, elle était refusée à la recette.
Le jeune homme, dont les yeux s’habituaient à l’obscurité,
la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et
il n’aurait pu dire son âge, il lui donnait douze ans, tellement

elle lui semblait frêle. Pourtant, il la sentait plus vieille, d’une
liberté de garçon, d’une effronterie naïve, qui le gênait un
peu: elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa tête
blafarde de Pierrot, serrée aux tempes par le béguin. Mais
ce qui l’étonnait, c’était la force de cette enfant, une force
nerveuse où il entrait beaucoup d’adresse. Elle emplissait
sa berline plus vite que lui, à petits coups de pelle réguliers
et rapides; elle la poussait ensuite jusqu’au plan incliné,
d’une seule poussée lente, sans accrocs, passant à l’aise
sous les roches basses. Lui, se massacrait, déraillait,
restait en détresse.
A la vérité, ce n’était point un chemin commode. Il y avait
une soixantaine de mètres, de la taille au plan incliné; et la
voie, que les mineurs de la coupe à terre n’avaient pas
encore élargie, était un véritable boyau, de toit très inégal,
renflé de continuelles bosses: à certaines places, la berline
chargée passait tout juste, le herscheur devait s’aplatir,
pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tête.
D’ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà. On les voyait,
rompus au milieu, en longues déchirures pâles, ainsi que
des béquilles trop faibles. Il fallait prendre garde de
s’écorcher à ces cassures; et, sous le lent écrasement qui
faisait éclater des rondins de chêne gros comme la cuisse,
on se coulait à plat ventre, avec la sourde inquiétude
d’entendre brusquement craquer son dos.
—Encore! dit Catherine en riant.

La berline d’Étienne venait de dérailler, au passage le plus
difficile. Il n’arrivait point à rouler droit, sur ces rails qui se
faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s’emportait, se
battait rageusement avec les roues, qu’il ne pouvait, malgré
des efforts exagérés, remettre en place.
—Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fâches, jamais
ça ne marchera.
Adroitement, elle s’était glissée, avait enfoncé à reculons le
derrière sous la berline; et, d’une pesée des reins, elle la
soulevait et la replaçait. Le poids était de sept cents
kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses.
Il fallut qu’elle lui montrât à écarter les jambes, à s’arc-
bouter les pieds contre les bois, des deux côtés de la
galerie, pour se donner des points d’appui solides. Le
corps devait être penché, les bras raidis, de façon à
pousser de tous les muscles, des épaules et des hanches.
Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe
tendue, les poings si bas, qu’elle semblait trotter à quatre
pattes, ainsi qu’une de ces bêtes naines qui travaillent
dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures,
mais sans une plainte, avec l’indifférence de l’habitude,
comme si la commune misère était pour tous de vivre ainsi
ployé. Et il ne parvenait pas à en faire autant, ses souliers
le gênaient, son corps se brisait, à marcher de la sorte, la
tête basse. Au bout de quelques minutes, cette position
devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible,

qu’il se mettait un instant à genoux, pour se redresser et
respirer.
Puis, au plan incliné, c’était une corvée nouvelle. Elle lui
apprit à emballer vivement sa berline. En haut et en bas de
ce plan, qui desservait toutes les tailles, d’un accrochage à
un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le
receveur en bas. Ces vauriens de douze à quinze ans se
criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait
en hurler de plus violents. Alors, dès qu’il y avait une berline
vide à remonter, le receveur donnait le signal, la
herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait
monter l’autre, quand le freineur desserrait son frein. En
bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les
chevaux roulaient jusqu’au puits.
—Ohé! sacrées rosses! criait Catherine dans le plan,
entièrement boisé, long d’une centaine de mètres, qui
résonnait comme un porte-voix gigantesque.
Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni
l’un ni l’autre. A tous les étages, le roulage s’arrêta. Une
voix grêle de fillette finit par dire:
—Y en a un sur la Mouquette, bien sûr!
Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la
veine se tenaient le ventre.
—Qui est-ce? demanda Étienne à Catherine.

Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une galopine qui
en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide
qu’une femme, malgré ses bras de poupée. Quant à la
Mouquette, elle était bien capable d’être avec les deux
galibots à la fois.
Mais la voix du receveur monta, criant d’emballer. Sans
doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf
étages, on n’entendit plus que les appels réguliers des
galibots et que l’ébrouement des herscheuses arrivant au
plan, fumantes comme des juments trop chargées. C’était
le coup de bestialité qui soufflait dans la fosse, le désir
subit du mâle, lorsqu’un mineur rencontrait une de ces filles
à quatre pattes, les reins en l’air, crevant de ses hanches
sa culotte de garçon.
Et, à chaque voyage, Étienne retrouvait au fond
l’étouffement de la taille, la cadence sourde et brisée des
rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs
s’obstinant à leur besogne. Tous les quatre s’étaient mis
nus, confondus dans la houille, trempés d’une boue noire
jusqu’au béguin. Un moment, il avait fallu dégager Maheu
qui râlait, ôter les planches pour faire glisser le charbon sur
la voie. Zacharie et Levaque s’emportaient contre la veine,
qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les
conditions de leur marchandage désastreuses. Chaval se
tournait, restait un instant sur le dos, à injurier Étienne, dont
la présence, décidément, l’exaspérait.

—Espèce de couleuvre! ça n’a pas la force d’une fille!… Et
veux-tu remplir ta berline! Hein? c’est pour ménager tes
bras… Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous
en fais refuser une!
Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque-là
d’avoir trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale
hiérarchie du manoeuvre et du maître ouvrier. Mais il n’allait
plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes
atroces, le tronc serré dans une ceinture de fer.
Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à
déjeuner.
Maheu avait une montre qu’il ne regarda même pas. Au
fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de
cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste.
Puis, descendus de la taille, ils s’accroupirent, les coudes
aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si
habituelle aux mineurs, qu’ils la gardent même hors de la
mine, sans éprouver le besoin d’un pavé ou d’une poutre
pour s’asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait
gravement à l’épaisse tranche, en lâchant de rares paroles
sur le travail de la matinée. Catherine, demeurée debout,
finit par rejoindre Étienne, qui s’était allongé plus loin, en
travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait là une
place à peu près sèche.
—Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine,
son briquet à la

main.
Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un
sou, sans un morceau de pain peut-être.
—Veux-tu partager avec moi?
Et, comme il refusait, en jurant qu’il n’avait pas faim, la voix
tremblante du déchirement de son estomac, elle continua
gaiement:
—Ah! si tu es dégoûté!… Mais, tiens! je n’ai mordu que de
ce côté-ci, je vais te donner celui-là.
Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune
homme, prenant sa moitié, se retint pour ne pas la dévorer
d’un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu’elle
n’en vît point le frémissement. De son air tranquille de bon
camarade, elle venait de se coucher près de lui, à plat
ventre, le menton dans une main, mangeant de l’autre avec
lenteur. Leurs lampes, entre eux, les éclairaient.
Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le
trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires.
Vaguement, elle souriait de plaisir.
—Alors, tu es machineur, et on t’a renvoyé de ton chemin
de fer…
Pourquoi?

—Parce que j’avais giflé mon chef.
Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées
héréditaires de subordination, d’obéissance passive.
—Je dois dire que j’avais bu, continua-t-il, et quand je bois,
cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les
autres… Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans
avoir le besoin de manger un homme… Ensuite, je suis
malade pendant deux jours.
—Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.
—Ah! n’aie pas peur, je me connais!
Et il hochait la tête, il avait une haine de l’eau-de-vie, la
haine du dernier enfant d’une race d’ivrognes, qui souffrait
dans sa chair de toute cette ascendance trempée et
détraquée d’alcool, au point que la moindre goutte en était
devenue pour lui un poison.
—C’est à cause de maman que ça m’ennuie d’avoir été
mis à la rue, dit-il après avoir avalé une bouchée. Maman
n’est pas heureuse, et je lui envoyais de temps à autre une
pièce de cent sous.
—Où est-elle donc, ta mère?
—A Paris… Blanchisseuse, rue de la Goutte-d’Or.

Il y eut un silence. Quand il pensait à ces choses, un
vacillement pâlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de
la lésion dont il couvait l’inconnu, dans sa belle santé de
jeunesse. Un instant, il resta les regards noyés au fond des
ténèbres de la mine; et, à cette profondeur, sous le poids
et l’étouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mère
jolie encore et vaillante, lâchée par son père, puis reprise
après s’être mariée à un autre, vivant entre les deux
hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau,
dans le vin, dans l’ordure. C’était là-bas, il se rappelait la
rue, des détails lui revenaient: le linge sale au milieu de la
boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et
des gifles à casser les mâchoires.
—Maintenant, reprit-il d’une voix lente, ce n’est pas avec
trente sous que je pourrai lui faire des cadeaux… Elle va
crever de misère, c’est sûr.
Il eut un haussement d’épaules désespéré, il mordit de
nouveau dans sa tartine.
—Veux-tu boire? demanda Catherine qui débouchait sa
gourde. Oh! c’est du café, ça ne te fera pas de mal… On
étouffe, quand on avale comme ça.
Mais il refusa: c’était bien assez de lui avoir pris la moitié
de son pain. Pourtant, elle insistait d’un air de bon coeur,
elle finit par dire:

—Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli…
Seulement, tu ne peux plus refuser à présent, ce serait
vilain.
Et elle lui tendit sa gourde. Elle s’était relevée sur les
genoux, il la voyait tout près de lui, éclairée par les deux
lampes. Pourquoi donc l’avait-il trouvée laide? Maintenant
qu’elle était noire, la face poudrée de charbon fin, elle lui
semblait d’un charme singulier. Dans ce visage envahi
d’ombre, les dents de la bouche trop grande éclataient de
blancheur, les yeux s’élargissaient, luisaient avec un reflet
verdâtre, pareils à des yeux de chatte. Une mèche des
cheveux roux, qui s’était échappée du béguin, lui
chatouillait l’oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si
jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de même.
—Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la
gourde.
Elle avala une seconde gorgée, le força à en prendre une
aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui
allait d’une bouche à l’autre, les amusait. Lui, brusquement,
s’était demandé s’il ne devait pas la saisir dans ses bras,
pour la baiser sur les lèvres. Elle avait de grosses lèvres
d’un rose pâle, avivées par le charbon, qui le tourmentaient
d’une envie croissante. Mais il n’osait pas, intimidé devant
elle, n’ayant eu à Lille que des filles, et de l’espèce la plus
basse, ignorant comment on devait s’y prendre avec une
ouvrière encore dans sa famille.

—Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, après
s’être remis à son pain.
Elle s’étonna, se fâcha presque.
—Comment! quatorze! mais j’en ai quinze!… C’est vrai, je
ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent
guère vite.
Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie
ni honte. Du reste, elle n’ignorait rien de l’homme ni de la
femme, bien qu’il la sentît vierge de corps, et vierge enfant,
retardée dans la maturité de son sexe par le milieu de
mauvais air et de fatigue où elle vivait. Quand il revint sur la
Mouquette, pour l’embarrasser, elle conta des histoires
épouvantables, la voix paisible, très égayée. Ah! celle-là en
faisait de belles! Et, comme il désirait savoir si elle-même
n’avait pas d’amoureux, elle répondit en plaisantant qu’elle
ne voulait pas contrarier sa mère, mais que cela arriverait
forcément un jour. Ses épaules s’étaient courbées, elle
grelottait un peu dans le froid de ses vêtements trempés de
sueur, la mine résignée et douce, prête à subir les choses
et les hommes.
—C’est qu’on en trouve, des amoureux, quand on vit tous
ensemble, n’est-ce pas?
—Bien sûr.

—Et puis, ça ne fait du mal à personne… On ne dit rien au
curé.
—Oh! le curé, je m’en fiche!… Mais il y a l’Homme noir.
—Comment, l’Homme noir?
—Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le
cou aux vilaines filles.
Il la regardait, craignant qu’elle ne se moquât de lui.
—Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien?
—Si fait, moi, je sais lire et écrire… Ça rend service chez
nous, car du temps de papa et de maman, on n’apprenait
pas.
Elle était décidément très gentille. Quand elle aurait fini sa
tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lèvres
roses. C’était une résolution de timide, une pensée de
violence qui étranglait sa voix. Ces vêtements de garçon,
cette veste et cette culotte sur cette chair de fille,
l’excitaient et le gênaient. Lui, avait avalé sa dernière
bouchée. Il but à la gourde, la lui rendit pour qu’elle la vidât.
Maintenant, le moment d’agir était venu, et il jetait un coup
d’oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu’une ombre
boucha la galerie.
Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il

s’avança, s’assura que Maheu ne pouvait le voir; et,
comme Catherine était restée à terre, sur son séant, il
l’empoigna par les épaules, lui renversa la tête, lui écrasa
la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant
de ne pas se préoccuper d’Étienne. Il y avait, dans ce
baiser, une prise de possession, une sorte de décision
jalouse.
Cependant, la jeune fille s’était révoltée.
—Laisse-moi, entends-tu!
Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux. Ses
moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son
visage noir, au grand nez en bec d’aigle. Et il la lâcha enfin,
et il s’en alla, sans dire un mot.
Un frisson avait glacé Étienne. C’était stupide d’avoir
attendu. Certes, non, à présent, il ne l’embrasserait pas,
car elle croirait peut-être qu’il voulait faire comme l’autre.
Dans sa vanité blessée, il éprouvait un véritable désespoir.
—Pourquoi as-tu menti? dit-il à voix basse. C’est ton
amoureux.
—Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n’y a pas ça entre nous.
Des fois, il veut rire… Même qu’il n’est pas d’ici, voilà six
mois qu’il est arrivé du Pas-de-Calais.
Tous deux s’étaient levés, on allait se remettre au travail.

Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute,
elle le trouvait plus joli que l’autre, elle l’aurait préféré peut-
être. L’idée d’une amabilité, d’une consolation la tracassait;
et, comme le jeune homme, étonné, examinait sa lampe
qui brûlait bleue, avec une large collerette pâle, elle tenta
au moins de le distraire.
—Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle
d’un air de bonne amitié.
Lorsqu’elle l’eut mené au fond de la taille, elle lui fit
remarquer une crevasse, dans la houille. Un léger
bouillonnement s’en échappait, un petit bruit, pareil à un
sifflement d’oiseau.
—Mets ta main, tu sens le vent… C’est du grisou.
Il resta surpris. Ce n’était que ça, cette terrible chose qui
faisait tout sauter? Elle riait, elle disait qu’il y en avait
beaucoup ce jour-là, pour que la flamme des lampes fût si
bleue.
—Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants! cria la
rude voix de
Maheu.
Catherine et Étienne se hâtèrent de remplir leurs berlines
et les poussèrent au plan incliné, l’échine raidie, rampant
sous le toit bossué de la voie. Dès le second voyage, la
sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau.

Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent,
ils abrégeaient le déjeuner, pour ne pas se refroidir; et
leurs briquets, mangés ainsi loin du soleil, avec une
voracité muette, leur chargeaient de plomb l’estomac.
Allongés sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n’avaient que
l’idée fixe de compléter un gros nombre de berlines. Tout
disparaissait dans cette rage du gain disputé si rudement.
Ils cessaient de sentir l’eau qui ruisselait et enflait leurs
membres, les crampes des attitudes forcées, l’étouffement
des ténèbres, où ils blêmissaient ainsi que des plantes
mises en cave. Pourtant, à mesure que la journée
s’avançait, l’air s’empoisonnait davantage, se chauffait de
la fumée des lampes, de la pestilence des haleines, de
l’asphyxie du grisou, gênant sur les yeux comme des toiles
d’araignée, et que devait seul balayer l’aérage de la nuit.
Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la
terre, n’ayant plus de souffle dans leurs poitrines
embrasées, tapaient toujours.
V
Maheu, sans regarder à sa montre laissée dans sa veste,
s’arrêta et dit:
—Bientôt une heure… Zacharie, est-ce fait?

Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa
besogne, il était resté sur le dos, les yeux vagues,
rêvassant aux parties de crosse qu’il avait faites la veille. Il
s’éveilla, il répondit:
—Oui, ça suffira, on verra demain.
Et il retourna prendre sa place à la taille. Levaque et
Chaval, eux aussi, lâchaient la rivelaine. Il y eut un repos.
Tous s’essuyaient le visage sur leurs bras nus, en
regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se
fendillaient. Ils ne causaient guère que de leur travail.
—Encore une chance, murmura Chaval, d’être tombé sur
des terres qui déboulent!… Ils n’ont pas tenu compte de ça,
dans le marchandage.
—Des filous! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu’à nous
foutre
dedans.
Zacharie se mit à rire. Il se fichait du travail et du reste,
mais ça l’amusait d’entendre empoigner la Compagnie. De
son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains
changeait tous les vingt mètres. Il fallait être juste, on ne
pouvait rien prévoir. Puis, les deux autres continuant à
déblatérer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda
autour de lui.

—Chut! en voilà assez!
—Tu as raison, dit Levaque, qui baissa également la voix.
C’est malsain.
Une obsession des mouchards les hantait, même à cette
profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore
dans la veine, avait eu des oreilles.
—N’empêche, ajouta très haut Chaval d’un air de défi, que
si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l’autre jour,
je lui colle une brique dans le ventre… Je ne l’empêche
pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine.
Cette fois, Zacharie éclata. Les amours du maître-porion et
de la Pierronne étaient la continuelle plaisanterie de la
fosse. Catherine elle-même, appuyée sur sa pelle, en bas
de la taille, se tint les côtes et mit d’une phrase Étienne au
courant; tandis que Maheu se fâchait, pris d’une peur qu’il
ne cachait plus.
—Hein? tu vas te taire!… Attends d’être tout seul, si tu veux
qu’il t’arrive du mal.
Il parlait encore, lorsqu’un bruit de pas vint de la galerie
supérieure. Presque aussitôt, l’ingénieur de la fosse, le
petit Négrel, comme les ouvriers le nommaient entre eux,
parut en haut de la taille, accompagné de Dansaert, le
maître-porion.

—Quand je le disais! murmura Maheu. Il y en a toujours là,
qui sortent de la terre.
Paul Négrel, neveu de M. Hennebeau, était un garçon de
vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux frisés et des
moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui
donnaient un air de furet aimable, d’une intelligence
sceptique, qui se changeait en une autorité cassante, dans
ses rapports avec les ouvriers. Il était vêtu comme eux,
barbouillé comme eux de charbon; et, pour les réduire au
respect, il montrait un courage à se casser les os, passant
par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous
les éboulements et dans les coups de grisou.
—Nous y sommes, n’est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il.
Le maître-porion, un Belge à face épaisse, au gros nez
sensuel, répondit avec une politesse exagérée:
—Oui, monsieur Négrel… Voici l’homme qu’on a
embauché ce matin.
Tous deux s’étaient laissés glisser au milieu de la taille. On
fit monter Étienne. L’ingénieur leva sa lampe, le regarda,
sans le questionner.
—C’est bon, dit-il enfin. Je n’aime guère qu’on ramasse
des inconnus sur les routes… Surtout, ne recommencez
pas.

Et il n’écouta point les explications qu’on lui donnait, les
nécessités du travail, le désir de remplacer les femmes par
des garçons, pour le roulage. Il s’était mis à étudier le toit,
pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout
d’un coup, il s’écria:
—Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du
monde!… Vous allez tous y rester, nom d’un chien!
—Oh! c’est solide, répondit tranquillement l’ouvrier.
—Comment! solide!… Mais la roche tasse déjà, et vous
plantez des bois à plus de deux mètres, d’un air de regret!
Ah! vous êtes bien tous les mêmes, vous vous laisseriez
aplatir le crâne, plutôt que de lâcher la veine, pour mettre
au boisage le temps voulu!… Je vous prie de m’étayer ça
sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous!
Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient,
en disant qu’ils étaient bons juges de leur sécurité, il
s’emporta.
—Allons donc! quand vous aurez la tête broyée, est-ce que
c’est vous qui en supporterez les conséquences? Pas du
tout! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des
pensions, à vous ou à vos femmes… Je vous répète qu’on
vous connaît: pour avoir deux berlines de plus le soir, vous
donneriez vos peaux.
Maheu, malgré la colère dont il était peu à peu gagné, dit

encore posément:
—Si l’on nous payait assez, nous boiserions mieux.
L’ingénieur haussa les épaules, sans répondre. Il avait
achevé de descendre le long de la taille, il conclut
seulement d’en bas:
—Il vous reste une heure, mettez-vous tous à la besogne; et
je vous avertis que le chantier a trois francs d’amende.
Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles.
La force de la hiérarchie les retenait seule, cette hiérarchie
militaire qui, du galibot au maître-porion, les courbait les
uns sous les autres. Chaval et Levaque pourtant eurent un
geste furieux, tandis que Maheu les modérait du regard et
que Zacharie haussait gouailleusement les épaules. Mais
Étienne était peut-être le plus frémissant. Depuis qu’il se
trouvait au fond de cet enfer, une révolte lente le soulevait. Il
regarda Catherine résignée, l’échine basse. Était-ce
possible qu’on se tuât à une si dure besogne, dans ces
ténèbres mortelles, et qu’on n’y gagnât même pas les
quelques sous du pain quotidien?
Cependant, Négrel s’en allait avec Dansaert, qui s’était
contenté d’approuver d’un mouvement continu de la tête. Et
leurs voix, de nouveau, s’élevèrent: ils venaient de s’arrêter
encore, ils examinaient le boisage de la galerie, dont les
haveurs avaient l’entretien sur une longueur de dix mètres,

en arrière de la taille.
—Quand je vous dis qu’ils se fichent du monde! criait
l’ingénieur.
Et vous, nom d’un chien! vous ne surveillez donc pas?
—Mais si, mais si, balbutiait le maître-porion. On est las de
leur répéter les choses.
Négrel appela violemment:
—Maheu! Maheu!
Tous descendirent. Il continuait:
—Voyez ça, est-ce que ça tient?… C’est bâti comme
quatre sous. Voilà un chapeau que les moutons ne portent
déjà plus, tellement on l’a posé à la hâte… Pardi! je
comprends que le raccommodage nous coûte si cher.
N’est-ce pas? pourvu que ça dure tant que vous en avez la
responsabilité! Et puis tout casse, et la Compagnie est
forcée d’avoir une armée de raccommodeurs… Regardez
un peu là-bas, c’est un vrai massacre.
Chaval voulut parler, mais il le fit taire.
—Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu’on vous
paie davantage, hein? Eh bien! je vous préviens que vous
forcerez la Direction à faire une chose: oui, on vous paiera
le boisage à part, et l’on réduira proportionnellement le prix

de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez… En
attendant, reboisez-moi ça tout de suite. Je passerai
demain.
Et, dans le saisissement causé par sa menace, il s’éloigna.
Dansaert, si humble devant lui, resta en arrière quelques
secondes, pour dire brutalement aux ouvriers:
—Vous me faites empoigner, vous autres… Ce n’est pas
trois francs d’amende que je vous flanquerai, moi! Prenez
garde!
Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son tour.
—Nom de Dieu! ce qui n’est pas juste n’est pas juste. Moi,
j’aime qu’on soit calme, parce que c’est la seule façon de
s’entendre; mais, à la fin, ils vous rendraient enragés…
Avez-vous entendu? la berline baissée, et le boisage à
part! encore une façon de nous payer moins!… Nom de
Dieu de nom de Dieu!
Il cherchait quelqu’un sur qui tomber, lorsqu’il aperçut
Catherine et Étienne, les bras ballants.
—Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ça
vous regarde?…
Je vas vous allonger mon pied quelque part.
Étienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si
furieux lui-même contre les chefs, qu’il trouvait les mineurs

trop bons enfants.
Du reste, Levaque et Chaval s’étaient soulagés en gros
mots. Tous, même Zacharie, boisaient rageusement.
Pendant près d’une demi-heure, on n’entendit que le
craquement des bois, calés à coups de masse. Ils
n’ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s’exaspéraient
contre la roche, qu’ils auraient bousculée et remontée d’un
renfoncement d’épaules, s’ils l’avaient pu.
—En voilà assez! dit enfin Maheu, brisé de colère et de
fatigue. Une heure et demie… Ah! une propre journée,
nous n’aurons pas cinquante sous!… Je m’en vais, ça me
dégoûte.
Bien qu’il y eût encore une demi-heure de travail, il se
rhabilla. Les autres l’imitèrent. La vue seule de la taille les
jetait hors d’eux. Comme la herscheuse s’était remise au
roulage, ils l’appelèrent en s’irritant de son zèle: si le
charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six,
leurs outils sous le bras, partirent, ayant à refaire les deux
kilomètres, retournant au puits par la route du matin.
Dans la cheminée, Catherine et Étienne s’attardèrent,
tandis que les haveurs glissaient jusqu’en bas. C’était une
rencontre, la petite Lydie, arrêtée au milieu d’une voie pour
les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la
Mouquette, prise d’un tel saignement de nez, que depuis
une heure elle était allée se tremper la figure quelque part,

on ne savait pas où. Puis, quand ils la quittèrent, l’enfant
poussa de nouveau sa berline, éreintée, boueuse,
raidissant ses bras et ses jambes d’insecte, pareille à une
maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd.
Eux, dévalaient sur le dos, aplatissaient leurs épaules, de
peur de s’arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le
long de la roche polie par tous les derrières des chantiers,
qu’ils devaient, de temps à autre, se retenir aux bois, pour
que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en
plaisantant.
En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges
disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur
gaieté tomba, ils se mirent en marche d’un pas lourd de
fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient,
il la voyait à peine, noyée d’une sorte de brouillard fumeux;
et l’idée qu’elle était une fille lui causait un malaise, parce
qu’il se sentait bête de ne pas l’embrasser, et que le
souvenir de l’autre l’en empêchait. Assurément, elle lui avait
menti: l’autre était son amant, ils couchaient ensemble sur
tous les tas d’escaillage, car elle avait déjà le
déhanchement d’une gueuse. Sans raison, il la boudait,
comme si elle l’eût trompé. Elle pourtant, à chaque minute,
se tournait, l’avertissait d’un obstacle, semblait l’inviter à
être aimable. On était si perdu, on aurait si bien pu rire en
bons amis! Enfin, ils débouchèrent dans la galerie de
roulage, ce fut pour lui un soulagement à l’indécision dont il
souffrait; tandis qu’elle, une dernière fois, eut un regard
attristé, le regret d’un bonheur qu’ils ne retrouveraient plus.

Maintenant, autour d’eux, la vie souterraine grondait, avec
le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains,
emportés au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes
étoilaient la nuit. Ils devaient s’effacer contre la roche,
laisser la voie à des ombres d’hommes et de bêtes, dont
ils recevaient l’haleine au visage. Jeanlin, courant pieds
nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu’ils
n’entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient
toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant
pas les carrefours ni les rues du matin, s’imaginant qu’elle
le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait
surtout, c’était du froid, un froid grandissant qui l’avait pris
au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à
mesure qu’il se rapprochait du puits. Entre les
muraillements étroits, la colonne d’air soufflait de nouveau
en tempête. Il désespérait d’arriver jamais, lorsque,
brusquement, ils se trouvèrent dans la salle de
l’accrochage.
Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncée de
méfiance. Les autres étaient là, en sueur, dans le courant
glacé, muets comme lui, ravalant des grondements de
colère. Ils arrivaient trop tôt, on refusait de les remonter
avant une demi-heure, d’autant plus qu’on faisait des
manoeuvres compliquées, pour la descente d’un cheval.
Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un
bruit assourdissant de ferrailles remuées, et les cages
s’envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui

tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix
mètres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son
humidité vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse
autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient
sur les bras des leviers, au milieu de cette poussière d’eau
dont leurs vêtements se trempaient. La clarté rougeâtre
des trois lampes à feu libre, découpant de grandes ombres
mouvantes, donnait à cette salle souterraine un air de
caverne scélérate, quelque forge de bandits, voisine d’un
torrent.
Maheu tenta un dernier effort. Il s’approcha de Pierron, qui
avait pris son service à six heures.
—Voyons, tu peux bien nous laisser monter.
Mais le chargeur, un beau garçon, aux membres forts et au
visage doux, refusa d’un geste effrayé.
—Impossible, demande au porion… On me mettrait à
l’amende.
De nouveaux grondements furent étouffés. Catherine se
pencha, dit à l’oreille d’Étienne:
—Viens donc voir l’écurie. C’est là qu’il fait bon!
Et ils durent s’échapper sans être vus, car il était défendu
d’y aller. Elle se trouvait à gauche, au bout d’une courte
galerie. Longue de vingt-cinq mètres, haute de quatre,

taillée dans le roc et voûtée en briques, elle pouvait
contenir vingt chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne
chaleur de bêtes vivantes, une bonne odeur de litière
fraîche, tenue proprement. L’unique lampe avait une lueur
calme de veilleuse. Des chevaux au repos tournaient la
tête, avec leurs gros yeux d’enfants, puis se remettaient à
leur avoine, sans hâte, en travailleurs gras et bien portants,
aimés de tout le monde.
Mais, comme Catherine lisait à voix haute les noms, sur les
plaques de zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un
léger cri, en voyant un corps se dresser brusquement
devant elle. C’était la Mouquette, effarée, qui sortait d’un
tas de paille, où elle dormait. Le lundi, lorsqu’elle était trop
lasse des farces du dimanche, elle se donnait un violent
coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le prétexte
d’aller chercher de l’eau, et venait s’enfouir là, avec les
bêtes, dans la litière chaude. Son père, d’une grande
faiblesse pour elle, la tolérait, au risque d’avoir des ennuis.
Justement, le père Mouque entra, court, chauve, ravagé,
mais resté gros quand même, ce qui était rare chez un
ancien mineur de cinquante ans. Depuis qu’on en avait fait
un palefrenier, il chiquait à un tel point, que ses gencives
saignaient dans sa bouche noire. En apercevant les deux
autres avec sa fille, il se fâcha.
—Qu’est-ce que vous fichez là, tous? Allons, houp!
bougresses qui m’amenez un homme ici!… C’est propre

de venir faire vos saletés dans ma paille.
Mouquette trouvait ça drôle, se tenait le ventre. Mais
Étienne, gêné, s’en alla, tandis que Catherine lui souriait.
Comme tous trois retournaient à l’accrochage, Bébert et
Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut
un arrêt pour la manoeuvre des cages, et la jeune fille
s’approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant
de lui à son compagnon. C’était Bataille, le doyen de la
mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix
ans, il vivait dans ce trou, occupant le même coin de
l’écurie, faisant la même tâche le long des galeries noires,
sans avoir jamais revu le jour. Très gras, le poil luisant, l’air
bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, à
l’abri des malheurs de là-haut. Du reste, dans les ténèbres,
il était devenu d’une grande malignité. La voie où il
travaillait avait fini par lui être si familière, qu’il poussait de
la tête les portes d’aérage, et qu’il se baissait, afin de ne
pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il
comptait ses tours, car lorsqu’il avait fait le nombre
réglementaire de voyages, il refusait d’en recommencer un
autre, on devait le reconduire à sa mangeoire. Maintenant,
l’âge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d’une
mélancolie. Peut-être revoyait-il vaguement, au fond de ses
rêvasseries obscures, le moulin où il était né, près de
Marchiennes, un moulin planté sur le bord de la Scarpe,
entouré de larges verdures, toujours éventé par le vent.
Quelque chose brûlait en l’air, une lampe énorme, dont le
souvenir exact échappait à sa mémoire de bête. Et il

restait la tête basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant
d’inutiles efforts pour se rappeler le soleil.
Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le
marteau des signaux avait tapé quatre coups, on
descendait le cheval; et c’était toujours une émotion, car il
arrivait parfois que la bête, saisie d’une telle épouvante,
débarquait morte. En haut, lié dans un filet, il se débattait
éperdument; puis, dès qu’il sentait le sol manquer sous lui,
il restait comme pétrifié, il disparaissait sans un
frémissement de la peau, l’oeil agrandi et fixe. Celui-ci
étant trop gros pour passer entre les guides, on avait dû,
en l’accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui
attacher la tête sur le flanc. La descente dura près de trois
minutes, on ralentissait la machine par précaution. Aussi,
en bas, l’émotion grandissait-elle. Quoi donc? Est-ce qu’on
allait le laisser en route, pendu dans le noir? Enfin, il parut,
avec son immobilité de pierre, son oeil fixe, dilaté de
terreur. C’était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé
Trompette.
—Attention! criait le père Mouque, chargé de le recevoir.
Amenez-le, ne le détachez pas encore.
Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte,
comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait
dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle
profonde, retentissante de vacarme. On commençait à le
délier, lorsque Bataille, dételé depuis un instant,

s’approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui
tombait ainsi de la terre. Les ouvriers élargirent le cercle en
plaisantant. Eh bien! quelle bonne odeur lui trouvait-il?
Mais Bataille s’animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait
sans doute la bonne odeur du grand air, l’odeur oubliée du
soleil dans les herbes. Et il éclata tout à coup d’un
hennissement sonore, d’une musique d’allégresse, où il
semblait y avoir l’attendrissement d’un sanglot. C’était la
bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une
bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce prisonnier de plus
qui ne remonterait que mort.
—Ah! cet animal de Bataille! criaient les ouvriers, égayés
par ces farces de leur favori. Le voilà qui cause avec le
camarade.
Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur
le flanc, comme s’il eût continué à sentir le filet l’étreindre,
garrotté par la peur. Enfin, on le mit debout d’un coup de
fouet, étourdi, les membres secoués d’un grand frisson. Et
le père Mouque emmena les deux bêtes qui fraternisaient.
—Voyons, y sommes-nous, à présent? demanda Maheu.
Il fallait débarrasser les cages, et du reste dix minutes
manquaient encore pour l’heure de la remonte. Peu à peu,
les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes
les galeries. Il y avait déjà là une cinquantaine d’hommes,
mouillés et grelottants, sous les fluxions de poitrine qui

soufflaient de partout. Pierron, malgré son visage
doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu’elle avait quitté la
taille avant l’heure. Zacharie pinçait sournoisement la
Mouquette, histoire de se réchauffer. Mais le
mécontentement grandissait, Chaval et Levaque
racontaient la menace de l’ingénieur, la berline baissée de
prix, le boisage payé à part; et des exclamations
accueillaient ce projet, une rébellion germait dans ce coin
étroit, à près de six cents mètres sous la terre. Bientôt, les
voix ne se continrent plus, ces hommes souillés de
charbon, glacés par l’attente, accusèrent la Compagnie de
tuer au fond une moitié de ses ouvriers, et de faire crever
l’autre moitié de faim. Étienne écoutait, frémissant.
—Dépêchons! dépêchons! répétait aux chargeurs le
porion Richomme.
Il hâtait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point
sévir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les
murmures devenaient tels, qu’il fut forcé de s’en mêler.
Derrière lui, on criait que ça ne durerait pas toujours et
qu’un beau matin la boutique sauterait.
—Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, fais-les donc taire.
Quand on n’est pas les plus forts, on doit être les plus
sages.
Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s’inquiéter, n’eut
point à intervenir. Soudain, les voix tombèrent: Négrel et

Dansaert, revenant de leur inspection, débouchaient d’une
galerie, en sueur aussi tous les deux. L’habitude de la
discipline fit ranger les hommes, tandis que l’ingénieur
traversait le groupe, sans une parole. Il se mit dans une
berline, le maître-porion dans une autre; on tira cinq fois le
signal, sonnant à la grosse viande, comme on disait pour
les chefs; et la cage fila en l’air, au milieu d’un silence
morne.
VI
Dans la cage qui le remontait, tassé avec quatre autres,
Étienne résolut de reprendre sa course affamée, le long
des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de
redescendre au fond de cet enfer, pour n’y pas même
gagner son pain. Catherine, enfournée au-dessus de lui,
n’était plus là, contre son flanc, d’une bonne chaleur
engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer à des
bêtises, et s’éloigner; car, avec son instruction plus large, il
ne se sentait point la résignation de ce troupeau, il finirait
par étrangler quelque chef.
Brusquement, il fut aveuglé. La remonte venait d’être si
rapide, qu’il restait ahuri du grand jour, les paupières
battantes dans cette clarté dont il s’était déshabitué déjà.
Ce n’en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la

cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la
porte, le flot des ouvriers sautait des berlines.
—Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie à l’oreille du
moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir?
Le Volcan était un café-concert de Montsou. Mouquet
cligna l’oeil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait
les mâchoires. Petit et gros comme son père, il avait le nez
effronté d’un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du
lendemain. Justement, la Mouquette sortait à son tour, et il
lui allongea une claque formidable sur les reins, par
tendresse fraternelle.
Étienne reconnaissait à peine la haute nef de la recette,
qu’il avait vue inquiétante, dans les lueurs louches des
lanternes. Ce n’était que nu et sale. Un jour terreux entrait
par les fenêtres poussiéreuses. Seule, la machine luisait,
là-bas, avec ses cuivres; les câbles d’acier, enduits de
graisse, filaient comme des rubans trempés d’encre; et les
molettes en haut, l’énorme charpente qui les supportait, les
cages, les berlines, tout ce métal prodigué assombrissait
la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans relâche,
le grondement des roues ébranlait les dalles de fonte;
tandis que, de la houille ainsi promenée, montait une fine
poudre de charbon, qui poudrait à noir le sol, les murs,
jusqu’aux solives du beffroi.
Mais Chaval, ayant donné un coup d’oeil au tableau des

jetons, dans le petit bureau vitré du receveur, revint furieux.
Il avait constaté qu’on leur refusait deux berlines, l’une
parce qu’elle ne contenait pas la quantité réglementaire,
l’autre parce que la houille en était malpropre.
—La journée est complète, cria-t-il. Encore vingt sous de
moins!… Aussi est-ce qu’on devrait prendre des fainéants,
qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa
queue!
Et son regard oblique, dirigé sur Étienne, complétait sa
pensée. Celui-ci fut tenté de répondre à coups de poing.
Puis, il se demanda à quoi bon, puisqu’il partait. Cela le
décidait absolument.
—On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour
mettre la paix. Demain, il fera mieux.
Tous n’en restaient pas moins aigris, agités d’un besoin de
querelle. Comme ils passaient à la lampisterie rendre leurs
lampes, Levaque s’empoigna avec le lampiste, qu’il
accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se détendirent un
peu que dans la baraque, où le feu brûlait toujours. Même
on avait dû trop le charger, car le poêle était rouge, la vaste
pièce sans fenêtre semblait en flammes, tellement les
reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des
grognements de joie, tous les dos se rôtissaient à
distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins
brûlaient, on se cuisait le ventre. La Mouquette,

tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa
chemise. Des garçons blaguaient, on éclata de rire, parce
qu’elle leur montra tout à coup son derrière, ce qui était
chez elle l’extrême expression du dédain.
—Je m’en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans
sa caisse.
Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hâta,
s’échappa derrière lui, sous le prétexte qu’ils rentraient l’un
et l’autre à Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on
savait qu’il ne voulait plus d’elle.
Catherine, cependant, préoccupée, venait de parler bas à
son père. Celui-ci s’étonna, puis il approuva d’un
hochement de tête; et, appelant Étienne pour lui rendre son
paquet:
—Écoutez donc, murmura-t-il, si vous n’avez pas le sou,
vous aurez le temps de crever avant la quinzaine… Voulez-
vous que je tâche de vous trouver du crédit quelque part?
Le jeune homme resta un instant embarrassé. Justement, il
allait réclamer ses trente sous et partir. Mais une honte le
retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-
être croirait-elle qu’il boudait le travail.
—Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu.
Nous en serons quittes pour un refus.

Alors, Étienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ça ne
l’engageait point, il pourrait toujours s’éloigner, après avoir
mangé un morceau. Puis, il fut mécontent de n’avoir pas dit
non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard
d’amitié, heureuse de lui être venue en aide. A quoi bon
tout cela?
Quand ils eurent repris leurs sabots et fermé leurs cases,
les Maheu quittèrent la baraque, à la queue des
camarades qui s’en allaient un à un, dès qu’ils s’étaient
réchauffés. Étienne les suivit, Levaque et son gamin se
mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le
criblage, une scène violente les arrêta.
C’était dans un vaste hangar, aux poutres noires de
poussière envolée, aux grandes persiennes d’où soufflait
un continuel courant d’air. Les berlines de houille arrivaient
directement de la recette, étaient versées ensuite par des
culbuteurs sur les trémies, de longues glissières de tôle; et,
à droite et à gauche de ces dernières, les cribleuses,
montées sur des gradins, armées de la pelle et du râteau,
ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui
tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la
voie ferrée, établie sous le hangar.
Philomène Levaque se trouvait là, mince et pâle, d’une
figure moutonnière de fille crachant le sang. La tête
protégée d’un lambeau de laine bleue, les mains et les
bras noirs jusqu’aux coudes, elle triait au-dessous d’une

vieille sorcière, la mère de la Pierronne, la Brûlé ainsi qu’on
la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa
bouche serrée comme la bourse d’un avare. Elles
s’empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille
de lui ratisser ses pierres, à ce point qu’elle n’en faisait pas
un panier en dix minutes. On les payait au panier, c’étaient
des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons
volaient, les mains restaient marquées en noir sur les faces
rouges.
—Fous-lui donc un renfoncement! cria d’en haut Zacharie à
sa
maîtresse.
Toutes les cribleuses éclatèrent. Mais la Brûlé se jeta
hargneusement sur le jeune homme.
—Dis donc, saleté! tu ferais mieux de reconnaître les deux
gosses dont tu l’as emplie!… S’il est permis, une bringue
de dix-huit ans, qui ne tient pas debout!
Maheu dut empêcher son fils de descendre, pour voir un
peu, disait-il, la couleur de sa peau, à cette carcasse. Un
surveillant accourait, les râteaux se remirent à fouiller le
charbon. On n’apercevait plus, du haut en bas des trémies,
que les dos ronds des femmes, acharnées à se disputer
les pierres.
Dehors, le vent s’était brusquement calmé, un froid humide

tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflèrent les
épaules, croisèrent les bras et partirent, débandés, avec un
roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile
mince des vêtements. Au grand jour, ils passaient comme
une bande de nègres culbutés dans de la vase. Quelques-
uns n’avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain,
rapporté entre la chemise et la veste, les rendait bossus.
—Tiens! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant.
Levaque, sans s’arrêter, échangea deux phrases avec son
logeur, gros garçon brun de trente-cinq ans, l’air placide et
honnête.
—Ça y est, la soupe, Louis?
—Je crois.
—Alors, la femme est gentille, aujourd’hui?
—Oui, gentille, je crois.
D’autres mineurs de la coupe à terre arrivaient, des
bandes nouvelles qui, une à une, s’engouffraient dans la
fosse. C’était la descente de trois heures, encore des
hommes que le puits mangeait, et dont les équipes allaient
remplacer les marchandages des haveurs, au fond des
voies. Jamais la mine ne chômait, il y avait nuit et jour des
insectes humains fouissant la roche, à six cents mètres
sous les champs de betteraves.

Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin
confiait à Bébert un plan compliqué, pour avoir à crédit
quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement,
venait à distance. Catherine suivait avec Zacharie et
Étienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le
cabaret de l’Avantage, que Maheu et Levaque les
rejoignirent.
—Nous y sommes, dit le premier à Étienne. Voulez-vous
entrer?
On se sépara. Catherine était restée un instant immobile,
regardant une dernière fois le jeune homme de ses grands
yeux, d’une limpidité verdâtre d’eau de source, et dont le
visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle
disparut avec les autres, sur le chemin montant qui
conduisait au coron.
Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au
croisement des deux routes. C’était une maison de briques
à deux étages, blanchie du haut en bas à la chaux, égayée
autour des fenêtres d’une large bordure bleu ciel. Sur une
enseigne carrée, clouée au-dessus de la porte, on lisait en
lettres jaunes: A l’Avantage, débit tenu par Rasseneur.
Derrière, s’allongeait un jeu de quilles, clos d’une haie vive.
Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin,
enclavé dans ses vastes terres, était désolée de ce
cabaret, poussé en plein champ, ouvert à la sortie même

du Voreux.
—Entrez, répéta Maheu à Étienne.
La salle, petite, avait une nudité claire, avec ses murs
blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son
comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une
dizaine de chopes au plus étaient là, trois bouteilles de
liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc à robinet
d’étain, pour la bière; et rien autre, pas une image, pas une
tablette, pas un jeu. Dans la cheminée de fonte, vernie et
luisante, brûlait doucement une pâtée de houille. Sur les
dalles, une fine couche de sable blanc buvait l’humidité
continuelle de ce pays trempé d’eau.

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