Germinal d’Emile Zola

Le jeune homme le regarda fixement.
—Écoute, en voilà assez… Tu as tes idées, j’ai les
miennes. Je suis entré chez toi, pour te montrer que je
t’estime quand même. Mais je pense toujours que, si nous
crevons à la peine, nos carcasses d’affamés serviront plus
la cause du peuple que toute ta politique d’homme sage…
Ah! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une
balle en plein coeur, comme ce serait crâne de finir ainsi!
Ses yeux s’étaient mouillés, dans ce cri où éclatait le secret
désir du vaincu, le refuge où il aurait voulu perdre à jamais
son tourment.
—Bien dit! déclara madame Rasseneur, qui, d’un regard,
jetait à son mari tout le dédain de ses opinions radicales.
Souvarine, les yeux noyés, tâtonnant de ses mains
nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. Sa face blonde
de fille, au nez mince, aux petites dents pointues,
s’ensauvageait dans une rêverie mystique, où passaient
des visions sanglantes. Et il s’était mis à rêver tout haut, il
répondait à une parole de Rasseneur sur l’Internationale,
saisie au milieu de la conversation.
—Tous sont des lâches, il n’y avait qu’un homme pour faire
de leur machine l’instrument terrible de la destruction. Mais
il faudrait vouloir, personne ne veut, et c’est pourquoi la
révolution avortera une fois encore.

Il continua, d’une voix de dégoût, à se lamenter sur
l’imbécillité des hommes, pendant que les deux autres
restaient troublés de ces confidences de somnambule,
faites aux ténèbres. En Russie, rien ne marchait, il était
désespéré des nouvelles qu’il avait reçues. Ses anciens
camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux
nihilistes dont l’Europe tremblait, des fils de pope, des
petits bourgeois, des marchands, ne s’élevaient pas au-
delà de la libération nationale, semblaient croire à la
délivrance du monde, quand ils auraient tué le despote; et,
dès qu’il leur parlait de raser la vieille humanité comme une
moisson mûre, dès qu’il prononçait même le mot enfantin
de république, il se sentait incompris, inquiétant, déclassé
désormais, enrôlé parmi les princes ratés du
cosmopolitisme révolutionnaire. Son coeur de patriote se
débattait pourtant, c’était avec une amertume douloureuse
qu’il répétait son mot favori:
—Des bêtises!… Jamais ils n’en sortiront, avec leurs
bêtises!
Puis, baissant encore la voix, en phrases amères, il dit son
ancien rêve de fraternité. Il n’avait renoncé à son rang et à
sa fortune, il ne s’était mis avec les ouvriers, que dans
l’espoir de voir se fonder enfin cette société nouvelle du
travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient
longtemps passé aux galopins du coron, il s’était montré
pour les charbonniers d’une tendresse de frère, souriant à
leur défiance, les conquérant par son air tranquille d’ouvrier

exact et peu causeur. Mais, décidément, la fusion ne se
faisait pas, il leur demeurait étranger, avec son mépris de
tous les liens, sa volonté de se garder brave, en dehors
des glorioles et des jouissances. Et il était surtout, depuis
le matin, exaspéré par la lecture d’un fait divers qui courait
les journaux.
Sa voix changea, ses yeux s’éclaircirent, se fixèrent sur
Étienne, et il s’adressa directement à lui.
—Comprends-tu ça, toi? ces ouvriers chapeliers de
Marseille qui ont gagné le gros lot de cent mille francs, et
qui, tout de suite, ont acheté de la rente, en déclarant qu’ils
allaient vivre sans rien faire!… Oui, c’est votre idée, à vous
tous, les ouvriers français, déterrer un trésor, pour le
manger seul ensuite, dans un coin d’égoïsme et de
fainéantise. Vous avez beau crier contre les riches, le
courage vous manque de rendre aux pauvres l’argent que
la fortune vous envoie… Jamais vous ne serez dignes du
bonheur, tant que vous aurez quelque chose à vous, et que
votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre
besoin enragé d’être des bourgeois à leur place.
Rasseneur éclata de rire, l’idée que les deux ouvriers de
Marseille auraient dû renoncer au gros lot lui semblait
stupide. Mais Souvarine blêmissait, son visage
décomposé devenait effrayant, dans une de ces colères
religieuses qui exterminent les peuples. Il cria:

—Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la pourriture. Il
naîtra, celui qui anéantira votre race de poltrons et de
jouisseurs. Et, tenez! vous voyez mes mains, si mes mains
le pouvaient, elles prendraient la terre comme ça, elles la
secoueraient jusqu’à la casser en miettes, pour que vous
restiez tous sous les décombres.
—Bien dit! répéta madame Rasseneur, de son air poli et
convaincu.
Il se fit encore un silence. Puis, Étienne reparla des
ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les
dispositions qu’on avait prises, au Voreux. Mais le
machineur, retombé dans sa préoccupation, répondait à
peine, savait seulement qu’on devait distribuer des
cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et
l’inquiétude nerveuse de ses doigts sur ses genoux
s’aggravait à un tel point, qu’il finit par avoir conscience de
ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin
familier.
—Où donc est Pologne? demanda-t-il.
Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme.
Après une courte gêne, il se décida.
—Pologne? elle est au chaud.
Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine,
blessée sans doute, n’avait plus fait que des lapins morts;

et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s’était
résigné, le jour même, à l’accommoder aux pommes de
terre.
—Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir… Hein? tu t’en
es léché les doigts!
Souvarine n’avait pas compris d’abord. Puis, il devint très
pâle, une nausée contracta son menton; tandis que, malgré
sa volonté de stoïcisme, deux grosses larmes gonflaient
ses paupières.
Mais on n’eut pas le temps de remarquer cette émotion, la
porte s’était brutalement ouverte, et Chaval avait paru,
poussant devant lui Catherine. Après s’être grisé de bière
et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou,
l’idée lui était venue d’aller à l’Avantage montrer aux
anciens amis qu’il n’avait pas peur. Il entra, en disant à sa
maîtresse:
—Nom de Dieu! je te dis que tu vas boire une chope là-
dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de
travers!
Catherine, à la vue d’Étienne, saisie, restait toute blanche.
Quand il l’eut aperçu à son tour, Chaval ricana d’un air
mauvais.
—Madame Rasseneur, deux chopes! Nous arrosons la
reprise du travail.

Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa
bière à personne. Un silence s’était fait, ni le cabaretier, ni
les deux autres n’avaient bougé de leur place.
—J’en connais qui ont dit que j’étais un mouchard, reprit
Chaval arrogant, et j’attends que ceux-là me le répètent un
peu en face, pour qu’on s’explique à la fin.
Personne ne répondit, les hommes tournaient la tête,
regardaient vaguement les murs.
—Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il
plus haut. Moi je n’ai rien à cacher, j’ai quitté la sale
baraque à Deneulin, je descends demain au Voreux avec
douze Belges, qu’on m’a donnés à conduire, parce qu’on
m’estime. Et, si ça contrarie quelqu’un, il peut le dire, nous
en causerons.
Puis, comme le même silence dédaigneux accueillait ses
provocations, il s’emporta contre Catherine.
—Veux-tu boire, nom de Dieu!… Trinque avec moi à la
crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler!
Elle trinqua, mais d’une main si tremblante, qu’on entendit
le tintement léger des deux verres. Lui, maintenant, avait
tiré de sa poche une poignée de monnaie blanche, qu’il
étalait par une ostentation d’ivrogne, en disant que c’était
avec sa sueur qu’on gagnait ça, et qu’il défiait les feignants

de montrer dix sous. L’attitude des camarades l’exaspérait,
il en arriva aux insultes directes.
—Alors, c’est la nuit que les taupes sortent? Il faut que les
gendarmes dorment pour qu’on rencontre les brigands?
Étienne s’était levé, très calme, résolu.
—Écoute, tu m’embêtes… Oui, tu es un mouchard, ton
argent pue encore quelque traîtrise, et ça me dégoûte de
toucher à ta peau de vendu. N’importe! je suis ton homme,
il y a assez longtemps que l’un des deux doit manger
l’autre.
Chaval serra les poings.
—Allons donc! il faut t’en dire pour t’échauffer, bougre de
lâche!… Toi tout seul, je veux bien! et tu vas me payer les
cochonneries qu’on m’a faites!
Les bras suppliants, Catherine s’avançait entre eux; mais
ils n’eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la
nécessité de la bataille, elle recula d’elle-même, lentement.
Debout contre le mur, elle demeura muette, si paralysée
d’angoisse, qu’elle ne frissonnait plus, les yeux grands
ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle.
Madame Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de
son comptoir, de peur qu’elles ne fussent cassées. Puis,
elle se rassit sur la banquette, sans témoigner de curiosité

malséante. On ne pouvait pourtant laisser deux anciens
camarades s’égorger ainsi, Rasseneur s’entêtait à
intervenir, et il fallut que Souvarine le prît par une épaule, le
ramenât près de la table, en disant:
—Ça ne te regarde pas… Il y en a un de trop, c’est au plus
fort de vivre.
Déjà, sans attendre l’attaque, Chaval lançait dans le vide
ses poings fermés. Il était le plus grand, dégingandé, visant
à la figure, par de furieux coups de taille, des deux bras,
l’un après l’autre, comme s’il eût manoeuvré une paire de
sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec
des bordées d’injures, qui l’excitaient.
—Ah! sacré marlou, j’aurai ton nez! C’est ton nez que je
veux me foutre quelque part!… Donne donc ta gueule,
miroir à putains, que j’en fasse de la bouillie pour les
cochons, et nous verrons après si les garces de femmes
courent après toi!
Muet, les dents serrées, Étienne se ramassait dans sa
petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face
couvertes de ses deux poings; et il guettait, il les détendait
avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe.
D’abord, ils ne se firent pas grand mal. Les moulinets
tapageurs de l’un, l’attente froide de l’autre, prolongeaient
la lutte. Une chaise fut renversée, leurs gros souliers

écrasaient le sable blanc, semé sur les dalles. Mais ils
s’essoufflèrent à la longue, on entendit le ronflement de leur
haleine, tandis que leur face rouge se gonflait comme d’un
brasier intérieur, dont on voyait les flammes, par les trous
clairs de leurs yeux.
—Touché! hurla Chaval, atout sur ta carcasse!
En effet, son poing, pareil à un fléau lancé de biais, avait
labouré l’épaule de son adversaire. Celui-ci retint un
grognement de douleur, il n’y eut qu’un bruit mou, la sourde
meurtrissure des muscles. Et il répondit par un coup droit
en pleine poitrine, qui aurait défoncé l’autre, s’il ne s’était
garé, dans ses continuels sauts de chèvre. Pourtant, le
coup l’atteignit au flanc gauche, si rudement encore, qu’il
chancela, la respiration coupée. Une rage le prit, de sentir
ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une
bête, il visa le ventre pour le crever du talon.
—Tiens! à tes tripes! bégaya-t-il de sa voix étranglée. Faut
que je les dévide au soleil!
Étienne évita le coup, si indigné de cette infraction aux
règles d’un combat loyal, qu’il sortit de son silence.
—Tais-toi donc, brute! Et pas les pieds, nom de Dieu! ou
je prends une chaise pour t’assommer!
Alors, la bataille s’aggrava. Rasseneur, révolté, serait
intervenu de nouveau, sans le regard sévère de sa femme,

qui le maintenait: est-ce que deux clients n’avaient pas le
droit de régler une affaire chez eux? Il s’était mis
simplement devant la cheminée, car il craignait de les voir
se culbuter dans le feu. Souvarine, de son air paisible,
avait roulé une cigarette, qu’il oubliait cependant d’allumer.
Contre le mur, Catherine restait immobile; ses mains
seules, inconscientes, venaient de monter à sa taille; et, là,
elles s’étaient tordues, elles arrachaient l’étoffe de sa robe,
dans des crispations régulières. Tout son effort était de ne
pas crier, de ne pas en tuer un, en criant sa préférence, si
éperdue d’ailleurs, qu’elle ne savait même plus qui elle
préférait.
Bientôt, Chaval s’épuisa, inondé de sueur, tapant au
hasard. Malgré sa colère, Étienne continuait à se couvrir,
parait presque tous les coups, dont quelques-uns
l’éraflaient. Il eut l’oreille fendue, un ongle lui emporta un
lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu’il jura à son
tour, en lançant un de ses terribles coups droits. Une fois
encore, Chaval gara sa poitrine d’un saut; mais il s’était
baissé, le poing l’atteignit au visage, écrasa le nez,
enfonça un oeil. Tout de suite, un jet de sang partit des
narines, l’oeil enfla, se tuméfia, bleuâtre. Et le misérable,
aveuglé par ce flot rouge, étourdi de l’ébranlement de son
crâne, battait l’air de ses bras égarés, lorsqu’un autre coup,
en pleine poitrine enfin, l’acheva. Il y eut un craquement, il
tomba sur le dos, de la chute lourde d’un sac de plâtre
qu’on décharge.

Étienne attendit.
—Relève-toi. Si tu en veux encore, nous allons
recommencer.
Sans répondre, Chaval, après quelques secondes
d’hébétement, se remua par terre, détira ses membres. Il
se ramassait avec peine, il resta un instant sur les genoux,
en boule, faisant de sa main, au fond de sa poche, une
besogne qu’on ne voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se
rua de nouveau, la gorge gonflée d’un hurlement sauvage.
Mais Catherine avait vu; et, malgré elle, un grand cri lui
sortit du coeur et l’étonna, comme l’aveu d’une préférence
ignorée d’elle-même.
—Prends garde! il a son couteau!
Étienne n’avait eu que le temps de parer le premier coup
avec son bras. La laine du tricot fut coupée par l’épaisse
lame, une de ces lames qu’une virole de cuivre fixe dans un
manche de buis. Déjà, il avait saisi le poignet de Chaval,
une lutte effrayante s’engagea, lui se sentant perdu s’il
lâchait, l’autre donnant des secousses, pour se dégager et
frapper. L’arme s’abaissait peu à peu, leurs membres
raidis se fatiguaient, deux fois Étienne eut la sensation
froide de l’acier contre sa peau; et il dut faire un effort
suprême, il broya le poignet dans une telle étreinte, que le
couteau glissa de la main ouverte. Tous deux s’étaient

jetés par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le brandit à son
tour. Il tenait Chaval renversé sous son genou, il menaçait
de lui ouvrir la gorge.
—Ah! nom de Dieu de traître, tu vas y passer!
Une voix abominable, en lui, l’assourdissait. Cela montait
de ses entrailles, battait dans sa tête à coups de marteau,
une brusque folie du meurtre, un besoin de goûter au sang.
Jamais la crise ne l’avait secoué ainsi. Pourtant, il n’était
pas ivre. Et il luttait contre le mal héréditaire, avec le frisson
désespéré d’un furieux d’amour qui se débat au bord du
viol. Il finit par se vaincre, il lança le couteau derrière lui, en
balbutiant d’une voix rauque:
—Relève-toi, va-t’en!
Cette fois, Rasseneur s’était précipité, mais sans trop oser
se risquer entre eux, dans la crainte d’attraper un mauvais
coup. Il ne voulait pas qu’on s’assassinât chez lui, il se
fâchait si fort, que sa femme, toute droite au comptoir, lui
faisait remarquer qu’il criait toujours trop tôt. Souvarine, qui
avait failli recevoir le couteau dans les jambes, se décidait
à allumer sa cigarette. C’était donc fini? Catherine
regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants
l’un et l’autre.
—Va-t’en! répéta Étienne, va-t’en ou je t’achève!
Chaval se releva, essuya d’un revers de main le sang qui

continuait à lui couler du nez; et, la mâchoire barbouillée de
rouge, l’oeil meurtri, il s’en alla en traînant les jambes, dans
la rage de sa défaite. Machinalement, Catherine le suivit.
Alors, il se redressa, sa haine éclata en un flot d’ordures.
—Ah! non, ah! non, puisque c’est lui que tu veux, couche
avec lui, sale rosse! Et ne refous pas les pieds chez moi, si
tu tiens à ta peau!
Il fit claquer violemment la porte. Un grand silence régna
dans la salle tiède, où l’on entendit le petit ronflement de la
houille. Par terre, il ne restait que la chaise renversée et
qu’une pluie de sang, dont le sable des dalles buvait les
gouttes.
IV
Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Étienne et
Catherine marchèrent en silence. Le dégel commençait, un
dégel froid et lent, qui salissait la neige sans la fondre.
Dans le ciel livide, on devinait la lune pleine, derrière de
grands nuages, des haillons noirs qu’un vent de tempête
roulait furieusement, très haut; et, sur la terre, aucune
haleine ne soufflait, on n’entendait que l’égouttement des
toitures, d’où tombaient des paquets blancs, d’une chute
molle.

Étienne, embarrassé de cette femme qu’on lui donnait, ne
trouvait rien à dire, dans son malaise. L’idée de la prendre
et de la cacher avec lui, à Réquillart, lui semblait absurde. Il
avait voulu la conduire au coron, chez ses parents; mais
elle s’y était refusée, d’un air de terreur: non, non, tout plutôt
que de se remettre à leur charge, après les avoir quittés si
vilainement! Et ni l’un ni l’autre ne parlaient plus, ils
piétinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient
en fleuves de boue. D’abord, ils étaient descendus vers le
Voreux; puis ils tournèrent à droite, ils passèrent entre le
terri et le canal.
—Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin.
Moi, si j’avais seulement une chambre, je t’emmènerais
bien…
Mais un accès de timidité singulière l’interrompit. Leur
passé lui revenait, leurs gros désirs d’autrefois, et les
délicatesses, et les hontes qui les avaient empêchés d’aller
ensemble. Est-ce qu’il voulait toujours d’elle, pour se sentir
si troublé, peu à peu chauffé au coeur d’une envie
nouvelle?
Le souvenir des gifles qu’elle lui avait allongées, à Gaston-
Marie, l’excitait maintenant, au lieu de l’emplir de rancune.
Et il restait surpris, l’idée de la prendre à Réquillart
devenait toute naturelle et d’une exécution facile.

—Voyons, décide-toi, où veux-tu que je te mène?… Tu me
détestes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi?
Elle le suivait lentement, retardée par les glissades
pénibles de ses sabots dans les ornières; et, sans lever la
tête, elle murmura:
—J’ai assez de peine, mon Dieu! ne m’en fais pas
davantage. A quoi ça nous avancerait-il, ce que tu
demandes, aujourd’hui que j’ai un galant et que tu as toi-
même une femme?
C’était de la Mouquette dont elle parlait. Elle le croyait avec
cette fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et,
quand il lui jura que non, elle hocha la tête, elle rappela le
soir où elle les avait vus se baiser à pleine bouche.
—Est-ce dommage, toutes ces bêtises? reprit-il à demi-
voix, en s’arrêtant. Nous nous serions si bien entendus!
Elle eut un petit frisson, elle répondit:
—Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu
savais quelle patraque je suis, guère plus grosse que deux
sous de beurre, si mal fichue que je ne deviendrai jamais
une femme, bien sûr!
Et elle continua librement, elle s’accusait comme d’une
faute de ce long retard de sa puberté. Cela, malgré
l’homme qu’elle avait eu, la diminuait, la reléguait parmi les

gamines. On a une excuse encore, lorsqu’on peut faire un
enfant.
—Ma pauvre petite! dit tout bas Étienne, saisi d’une
grande pitié.
Ils étaient au pied du terri, cachés dans l’ombre du tas
énorme. Un nuage d’encre passait justement sur la lune, ils
ne distinguaient même plus leurs visages, et leurs souffles
se mêlaient, leurs lèvres se cherchaient, pour ce baiser
dont le désir les avait tourmentés pendant des mois. Mais,
brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus d’eux, en
haut des roches blanches de lumière, la sentinelle
détachée du Voreux, toute droite. Et, sans qu’ils se fussent
baisés enfin, une pudeur les sépara, cette pudeur ancienne
où il y avait de la colère, une vague répugnance et
beaucoup d’amitié. Ils repartirent pesamment, dans le
gâchis jusqu’aux chevilles.
—C’est décidé, tu ne veux pas? demanda Étienne.
—Non, dit-elle. Toi, après Chaval, hein? et, après toi, un
autre…
Non, ça me dégoûte, je n’y ai aucun plaisir, pour quoi faire
alors?
Ils se turent, marchèrent une centaine de pas, sans
échanger un mot.
—Sais-tu où tu vas au moins? reprit-il. Je ne puis te laisser

dehors par une nuit pareille.
Elle répondit simplement:
—Je rentre, Chaval est mon homme, je n’ai pas à coucher
ailleurs que chez lui.
—Mais il t’assommera de coups!
Le silence recommença. Elle avait eu un haussement
d’épaules résigné. Il la battrait, et quand il serait las de la
battre, il s’arrêterait: ne valait-il pas mieux ça, que de rouler
les chemins comme une gueuse? Puis, elle s’habituait aux
gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix filles, huit
ne tombaient pas mieux qu’elle. Si son galant l’épousait un
jour, ce serait tout de même bien gentil de sa part.
Étienne et Catherine s’étaient dirigés machinalement vers
Montsou, et à mesure qu’ils s’en approchaient, leurs
silences devenaient plus longs. C’était comme s’ils
n’avaient déjà plus été ensemble. Lui, ne trouvait rien pour
la convaincre, malgré le gros chagrin qu’il éprouvait à la
voir retourner avec Chaval. Son coeur se brisait, il n’avait
guère mieux à offrir, une existence de misère et de fuite,
une nuit sans lendemain, si la balle d’un soldat lui cassait la
tête. Peut-être, en effet, était-ce plus sage de souffrir ce
qu’on souffrait, sans tenter une autre souffrance. Et il la
reconduisait chez son galant, la tête basse, et il n’eut pas
de protestation, lorsque, sur la grande route, elle l’arrêta au

coin des Chantiers, à vingt mètres de l’estaminet Piquette,
en disant:
—Ne viens pas plus loin. S’il te voyait, ça ferait encore du
vilain.
Onze heures sonnaient à l’église, l’estaminet était fermé,
mais des lueurs passaient par les fentes.
—Adieu, murmura-t-elle.
Elle lui avait donné sa main, il la gardait, et elle dut la retirer
péniblement, d’un lent effort, pour le quitter. Sans retourner
la tête, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Mais
lui ne s’éloignait point, debout à la même place, les yeux
sur la maison, anxieux de ce qui se passait là. Il tendait
l’oreille, il tremblait d’entendre des hurlements de femme
battue. La maison demeurait noire et silencieuse, il vit
seulement s’éclairer une fenêtre du premier étage; et,
comme cette fenêtre s’ouvrait et qu’il reconnaissait l’ombre
mince qui se penchait sur la route, il s’avança.
Catherine, alors, souffla d’une voix très basse:
—Il n’est pas rentré, je me couche… Je t’en supplie, va-
t’en!
Étienne s’en alla. Le dégel augmentait, un ruissellement
d’averse tombait des toitures, une sueur d’humidité coulait
des murailles, des palissades, de toutes les masses

confuses de ce faubourg industriel, perdues dans la nuit.
D’abord, il se dirigea vers Réquillart, malade de fatigue et
de tristesse, n’ayant plus que le besoin de disparaître sous
la terre, de s’y anéantir. Puis, l’idée du Voreux le reprit, il
songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux
camarades du coron exaspérés contre les soldats, résolus
à ne pas tolérer des étrangers dans leur fosse. Et il longea
de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige
fondue.
Comme il se retrouvait près du terri, la lune se montra très
claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, où passait le galop
des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui
soufflait là-haut; mais ils blanchissaient, ils s’effiloquaient,
plus minces, d’une transparence brouillée d’eau trouble sur
la face de la lune; et ils se succédaient si rapides que
l’astre, voilé par moments, reparaissait sans cesse dans
sa limpidité.
Le regard empli de cette clarté pure, Étienne baissait la
tête, lorsqu’un spectacle, au sommet du terri, l’arrêta. La
sentinelle, raidie par le froid, s’y promenait maintenant,
faisait vingt-cinq pas tournée vers Marchiennes, puis
revenait tournée vers Montsou. On voyait la flamme blanche
de la baïonnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui
se découpait nettement dans la pâleur du ciel. Et ce qui
intéressait le jeune homme, c’était, derrière la cabane où
s’abritait Bonnemort pendant les nuits de tempête, une
ombre mouvante, une bête rampante et aux aguets, qu’il

reconnut tout de suite pour Jeanlin, à son échine de fouine,
longue et désossée. La sentinelle ne pouvait l’apercevoir,
ce brigand d’enfant préparait à coup sûr une farce, car il ne
décolérait pas contre les soldats, il demandait quand on
serait débarrassé de ces assassins, qu’on envoyait avec
des fusils tuer le monde.
Un instant, Étienne hésita à l’appeler, pour l’empêcher de
faire quelque bêtise. La lune s’était cachée, il l’avait vu se
ramasser sur lui-même, prêt à bondir; mais la lune
reparaissait, et l’enfant restait accroupi. A chaque tour, la
sentinelle s’avançait jusqu’à la cabane, puis tournait le dos
et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses
ténèbres, Jeanlin sauta sur les épaules du soldat, d’un
bond énorme de chat sauvage, s’y agrippa de ses griffes,
lui enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col
de crin résistait, il dut appuyer des deux mains sur le
manche, s’y pendre de tout le poids de son corps. Souvent,
il avait saigné des poulets, qu’il surprenait derrière les
fermes. Cela fut si rapide, qu’il y eut seulement dans la nuit
un cri étouffé, pendant que le fusil tombait avec un bruit de
ferraille. Déjà, la lune, très blanche, luisait.
Immobile de stupeur, Étienne regardait toujours. L’appel
s’étranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri était
vide, aucune ombre ne se détachait plus sur la fuite effarée
des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin
à quatre pattes, devant le cadavre, étalé en arrière, les
bras élargis. Dans la neige, sous la clarté limpide, le

pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement.
Pas une goutte de sang n’avait coulé, le couteau était
encore dans la gorge, jusqu’au manche.
D’un coup de poing irraisonné, furieux, il abattit l’enfant
près du corps.
—Pourquoi as-tu fait ça? bégayait-il éperdu.
Jeanlin se ramassa, se traîna sur les mains, avec le
renflement félin de sa maigre échine; et ses larges oreilles,
ses yeux verts, ses mâchoires saillantes, frémissaient et
flambaient, dans la secousse de son mauvais coup.
—Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ça?
—Je ne sais pas, j’en avais envie.
Il se buta à cette réponse. Depuis trois jours, il en avait
envie. Ça le tourmentait, la tête lui en faisait du mal, là,
derrière les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu’on
avait à se gêner, avec ces cochons de soldats qui
embêtaient les charbonniers chez eux? Des discours
violents dans la forêt, des cris de dévastation et de mort
hurlés au travers des fosses, cinq ou six mots lui étaient
restés, qu’il répétait en gamin jouant à la révolution. Et il
n’en savait pas davantage, personne ne l’avait poussé, ça
lui était venu tout seul, comme lui venait l’envie de voler des
oignons dans un champ.

Étienne, épouvanté de cette végétation sourde du crime au
fond de ce crâne d’enfant, le chassa encore, d’un coup de
pied, ainsi qu’une bête inconsciente. Il tremblait que le
poste du Voreux n’eût entendu le cri étouffé de la sentinelle,
il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se
découvrait. Mais rien n’avait bougé, et il se pencha, il tâta
les mains peu à peu glacées, il écouta le coeur, arrêté
sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche
d’os, où la devise galante, ce mot simple: «Amour», était
gravée en lettres noires.
Ses yeux allèrent de la gorge au visage. Brusquement, il
reconnut le petit soldat: c’était Jules, la recrue, avec qui il
avait causé, un matin. Et une grande pitié le saisit, en face
de cette douce figure blonde, criblée de taches de
rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le
ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher à l’horizon
le pays natal. Où se trouvait-il, ce Plogof, qui lui
apparaissait dans un éblouissement de soleil? Là-bas, là-
bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d’ouragan. Ce vent
qui passait si haut, avait peut-être soufflé sur la lande. Deux
femmes étaient debout, la mère, la soeur, tenant leurs
coiffes emportées, regardant, elles aussi, comme si elles
avaient pu voir ce que faisait à cette heure le petit, au-delà
des lieues qui les séparaient. Elles l’attendraient toujours,
maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre
pauvres diables, pour les riches!
Mais il fallait faire disparaître ce cadavre, Étienne songea

d’abord à le jeter dans le canal. La certitude qu’on l’y
trouverait, l’en détourna. Alors, son anxiété devint extrême,
les minutes pressaient, quelle décision prendre? Il eut une
soudaine inspiration: s’il pouvait porter le corps jusqu’à
Réquillart, il saurait l’y enfouir à jamais.
—Viens ici, dit-il à Jeanlin.
L’enfant se méfiait.
—Non, tu veux me battre. Et puis, j’ai des affaires. Bonsoir.
En effet, il avait donné rendez-vous à Bébert et à Lydie,
dans une cachette, un trou ménagé sous la provision des
bois, au Voreux. C’était toute une grosse partie, de
découcher, pour en être, si l’on cassait les os des Belges à
coups de pierres, quand ils descendraient.
—Écoute, répéta Étienne, viens ici, ou j’appelle les soldats,
qui te couperont la tête.
Et, comme Jeanlin se décidait, il roula son mouchoir, en
banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau,
qui empêchait le sang de couler. La neige fondait, il n’y
avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni piétinement de lutte.
—Prends les jambes.
Jeanlin prit les jambes, Étienne empoigna les épaules,
après avoir attaché le fusil derrière son dos; et tous deux,

lentement, descendirent le terri, en tâchant de ne pas faire
débouler les roches. Heureusement, la lune s’était voilée.
Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut très
claire: ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux,
ils se hâtaient, gênés par le ballottement du cadavre,
obligés de le poser à terre tous les cent mètres. Au coin de
la ruelle de Réquillart, un bruit les glaça, ils n’eurent que le
temps de se cacher derrière un mur, pour éviter une
patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il était ivre,
il s’éloigna en les injuriant. Et ils arrivèrent enfin à
l’ancienne fosse, couverts de sueur, si bouleversés, que
leurs dents claquaient.
Étienne s’était bien douté qu’il ne serait pas commode de
faire passer le soldat par le goyot des échelles. Ce fut une
besogne atroce. D’abord, il fallut que Jeanlin, resté en haut,
laissât glisser le corps, pendant que lui, pendu aux
broussailles, l’accompagnait, pour l’aider à franchir les
deux premiers paliers, où des échelons se trouvaient
rompus. Ensuite, à chaque échelle, il dut recommencer la
même manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir
dans ses bras; et il eut ainsi trente échelles, deux cent dix
mètres, à le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil
raclait son échine, il n’avait pas voulu que l’enfant allât
chercher le bout de chandelle, qu’il gardait en avare. A quoi
bon? la lumière les embarrasserait, dans ce boyau étroit.
Pourtant, lorsqu’ils furent arrivés à la salle d’accrochage,
hors d’haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il
s’était assis, il l’attendait au milieu des ténèbres, près du

corps, le coeur battant à grands coups.
Dès que Jeanlin reparut avec de la lumière, Étienne le
consulta, car l’enfant avait fouillé ces anciens travaux,
jusqu’aux fentes où les hommes ne pouvaient passer. Ils
repartirent, ils traînèrent le mort près d’un kilomètre, par un
dédale de galeries en ruine. Enfin, le toit s’abaissa, ils se
trouvaient agenouillés, sous une roche ébouleuse, que
soutenaient des bois à demi rompus. C’était une sorte de
caisse longue, où ils couchèrent le petit soldat comme
dans un cercueil; ils déposèrent le fusil contre son flanc;
puis, à grands coups de talon, ils achevèrent de casser les
bois, au risque d’y rester eux-mêmes. Tout de suite, la
roche se fendit, ils eurent à peine le temps de ramper sur
les coudes et sur les genoux. Lorsque Étienne se retourna,
pris du besoin de voir, l’affaissement du toit continuait,
écrasait lentement le corps, sous la poussée énorme. Et il
n’y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre.
Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne
scélérate, s’étala sur le foin, en murmurant, brisé de
lassitude:
—Zut! les mioches m’attendront, je vais dormir une heure.
Étienne avait soufflé la chandelle, dont il ne restait qu’un
petit bout. Lui aussi était courbaturé, mais il n’avait pas
sommeil, des pensées douloureuses de cauchemar
tapaient comme des marteaux dans son crâne. Une seule

bientôt demeura, torturante, le fatiguant d’une interrogation
à laquelle il ne pouvait répondre: pourquoi n’avait-il pas
frappé Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et
pourquoi cet enfant venait-il d’égorger un soldat, dont il
ignorait même le nom? Cela bousculait ses croyances
révolutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. Était-
ce donc qu’il fût lâche? Dans le foin, l’enfant s’était mis à
ronfler, d’un ronflement d’homme soûl, comme s’il eût cuvé
l’ivresse de son meurtre. Et, répugné, irrité, Étienne
souffrait de le savoir là, de l’entendre. Tout d’un coup, il
tressaillit, le souffle de la peur lui avait passé sur la face. Un
frôlement léger, un sanglot lui semblait être sorti des
profondeurs de la terre. L’image du petit soldat, couché là-
bas avec son fusil, sous les roches, lui glaça le dos et fit
dresser ses cheveux. C’était imbécile, toute la mine
s’emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se
calma qu’en revoyant le vide des galeries, à cette clarté
pâle.
Pendant un quart d’heure encore, il réfléchit, toujours
ravagé par la même lutte, les yeux fixés sur cette mèche
qui brûlait. Mais il y eut un grésillement, la mèche se noyait,
et tout retomba aux ténèbres. Il fut repris d’un frisson, il
aurait giflé Jeanlin, pour l’empêcher de ronfler si fort. Le
voisinage de l’enfant lui devenait si insupportable, qu’il se
sauva, tourmenté d’un besoin de grand air, se hâtant par
les galeries et par le goyot, comme s’il avait entendu une
ombre s’essouffler derrière ses talons.

En haut, au milieu des décombres de Réquillart, Étienne
put enfin respirer largement. Puisqu’il n’osait tuer, c’était à
lui de mourir; et cette idée de mort, qui l’avait effleuré déjà,
renaissait, s’enfonçait dans sa tête, comme une espérance
dernière. Mourir crânement, mourir pour la révolution, cela
terminerait tout, réglerait son compte bon ou mauvais,
l’empêcherait de penser davantage. Si les camarades
attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait
bien la chance d’attraper un mauvais coup. Ce fut d’un pas
raffermi qu’il retourna rôder autour du Voreux. Deux heures
sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des
porions, où campait le poste qui gardait la fosse. La
disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste,
on était allé réveiller le capitaine, on avait fini par croire à
une désertion, après un examen attentif des lieux. Et, aux
aguets dans l’ombre, Étienne se souvenait de ce capitaine
républicain, dont le petit soldat lui avait parlé. Qui sait si on
ne le déciderait pas à passer au peuple? la troupe mettrait
la crosse en l’air, cela pouvait être le signal du massacre
des bourgeois. Un nouveau rêve l’emporta, il ne songea
plus à mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la
bruine du dégel sur les épaules, enfiévré par l’espoir d’une
victoire encore possible.
Jusqu’à cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s’aperçut
que la Compagnie avait eu la malignité de les faire
coucher au Voreux. La descente commençait, les quelques
grévistes du coron des Deux-Cent-Quarante, postés en
éclaireurs, hésitaient à prévenir les camarades. Ce fut lui

qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis
qu’il attendait derrière le terri, sur le chemin de halage. Six
heures sonnèrent, le ciel terreux pâlissait, s’éclairait d’une
aube rougeâtre, lorsque l’abbé Ranvier déboucha d’un
sentier, avec sa soutane relevée sur ses maigres jambes.
Chaque lundi, il allait dire une messe matinale à la chapelle
d’un couvent, de l’autre côté de la fosse.
—Bonjour, mon ami, cria-t-il d’une voix forte, après avoir
dévisagé le jeune homme de ses yeux de flamme.
Mais Étienne ne répondit pas. Au loin, entre les tréteaux du
Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s’était
précipité, pris d’inquiétude, car il avait cru reconnaître
Catherine.
Depuis minuit, Catherine battait le dégel des routes.
Chaval, en rentrant et en la trouvant couchée, l’avait mise
debout d’un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par
la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fenêtre; et,
pleurante, vêtue à peine, meurtrie de coups de pied dans
les jambes, elle avait dû descendre, poussée dehors d’une
dernière claque. Cette séparation brutale l’étourdissait, elle
s’était assise sur une borne, regardant la maison, attendant
toujours qu’il la rappelât; car ce n’était pas possible, il la
guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter
ainsi, abandonnée, sans personne pour la recueillir.
Puis, au bout de deux heures, elle se décida, mourant de

froid, dans cette immobilité de chien jeté à la rue. Elle sortit
de Montsou, revint sur ses pas, n’osa ni appeler du trottoir
ni taper à la porte. Enfin, elle s’en alla par le pavé, sur la
grande route droite, avec l’idée de se rendre au coron,
chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la
saisit, qu’elle galopa le long des jardins, dans la crainte
d’être reconnue de quelqu’un, malgré le lourd sommeil,
appesanti derrière les persiennes closes. Et, dès lors, elle
vagabonda, effarée au moindre bruit, tremblante d’être
ramassée et conduite, comme une gueuse, à cette maison
publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d’un
cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le
Voreux, s’effraya des grosses voix du poste, courut
essoufflée, avec des regards en arrière, pour voir si on ne
la poursuivait pas. La ruelle de Réquillart était toujours
pleine d’hommes soûls, elle y retournait pourtant, dans
l’espoir vague d’y rencontrer celui qu’elle avait repoussé,
quelques heures plus tôt.
Chaval, ce matin-là, devait descendre; et cette pensée
ramena Catherine vers la fosse, bien qu’elle sentît l’inutilité
de lui parler: c’était fini entre eux. On ne travaillait plus à
Jean-Bart, il avait juré de l’étrangler, si elle reprenait du
travail au Voreux, où il craignait d’être compromis par elle.
Alors, que faire? partir ailleurs, crever la faim, céder sous
les coups de tous les hommes qui passeraient? Elle se
traînait, chancelait au milieu des ornières, les jambes
rompues, crottée jusqu’à l’échine. Le dégel roulait
maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s’y

noyait, marchant toujours, n’osant chercher une pierre où
s’asseoir.
Le jour parut. Catherine venait de reconnaître le dos de
Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu’elle aperçut
Lydie et Bébert, sortant le nez de leur cachette, sous la
provision des bois. Ils y avaient passé la nuit aux aguets,
sans se permettre de rentrer chez eux, du moment où
l’ordre de Jeanlin était de l’attendre; et, tandis que ce
dernier, à Réquillart, cuvait l’ivresse de son meurtre, les
deux enfants s’étaient pris aux bras l’un de l’autre, pour
avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de châtaignier
et de chêne, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de
bûcheron abandonnée. Lydie n’osait dire à voix haute ses
souffrances de petite femme battue, pas plus que Bébert
ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le
capitaine lui enflait les joues; mais, à la fin, celui-ci abusait
trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant
ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de révolte,
ils avaient fini par s’embrasser, malgré sa défense, quittes
à recevoir une gifle de l’invisible, ainsi qu’il les en menaçait.
La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser
doucement, sans avoir l’idée d’autre chose, mettant dans
cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu’il y
avait en eux de martyrisé et d’attendri. La nuit entière, ils
s’étaient ainsi réchauffés, si heureux au fond de ce trou
perdu, qu’ils ne se rappelaient pas l’avoir été davantage,
même à la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets
et qu’on buvait du vin.

Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine.
Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les
armes. Étienne arrivait au pas de course, Bébert et Lydie
avaient sauté d’un bond hors de leur cachette. Et, là-bas,
sous le jour grandissant, une bande d’hommes et de
femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de
colère.
V
On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les
soixante soldats, l’arme au pied, barraient la seule porte
restée libre, celle qui menait à la recette, par un escalier
étroit, où s’ouvraient la chambre des porions et la baraque.
Le capitaine les avait alignés sur deux rangs, contre le mur
de briques, pour qu’on ne pût les attaquer par-derrière.
D’abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint
à distance. Ils étaient une trentaine au plus, ils se
concertaient en paroles violentes et confuses.
La Maheude, arrivée la première, dépeignée sous un
mouchoir noué à la hâte, ayant au bras Estelle endormie,
répétait d’une voix fiévreuse:
—Que personne n’entre et que personne ne sorte! Faut les
pincer tous là-dedans!

Maheu approuvait, lorsque le père Mouque, justement,
arriva de Réquillart. On voulut l’empêcher de passer. Mais il
se débattit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de
même leur avoine et se fichaient de la révolution. D’ailleurs,
il y avait un cheval mort, on l’attendait pour le sortir. Étienne
dégagea le vieux palefrenier, que les soldats laissèrent
monter au puits. Et, un quart d’heure plus tard, comme la
bande des grévistes, peu à peu grossie, devenait
menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussée,
des hommes parurent, charriant la bête morte, un paquet
lamentable, encore serré dans le filet de corde, qu’ils
abandonnèrent au milieu des flaques de neige fondue. Le
saisissement fut tel, qu’on ne les empêcha pas de rentrer
et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu
le cheval, à sa tête repliée et raidie contre le flanc. Des
chuchotements coururent.
—C’est Trompette, n’est-ce pas? c’est Trompette.
C’était Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il
n’avait pu s’acclimater. Il restait morne, sans goût à la
besogne, comme torturé du regret de la lumière.
Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait
amicalement de ses côtes, lui mordillait le cou, pour lui
donner un peu de la résignation de ses dix années de fond.
Ces caresses redoublaient sa mélancolie, son poil
frémissait sous les confidences du camarade vieilli dans
les ténèbres; et tous deux, chaque fois qu’ils se
rencontraient et qu’ils s’ébrouaient ensemble, avaient l’air

de se lamenter, le vieux d’en être à ne plus se souvenir, le
jeune de ne pouvoir oublier. A l’écurie, voisins de
mangeoire, ils vivaient la tête basse, se soufflant aux
naseaux, échangeant leur continuel rêve du jour, des
visions d’herbes vertes, de routes blanches, de clartés
jaunes, à l’infini. Puis, quand Trompette, trempé de sueur,
avait agonisé sur sa litière, Bataille s’était mis à le flairer
désespérément, avec des reniflements courts, pareils à
des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa
joie dernière, cet ami tombé d’en haut, frais de bonnes
odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il
avait cassé sa longe, hennissant de peur, lorsqu’il s’était
aperçu que l’autre ne remuait plus.
Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-
porion. Mais on s’inquiétait bien d’un cheval malade, en ce
moment-là! Ces messieurs n’aimaient guère déplacer les
chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir.
La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux
hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour
l’amener jusqu’au puits. Lentement, le vieux cheval tirait,
traînait le camarade mort, par une galerie si étroite, qu’il
devait donner des secousses, au risque de l’écorcher; et,
harassé, il branlait la tête, en écoutant le long frôlement de
cette masse attendue chez l’équarrisseur. A l’accrochage,
quand on l’eut dételé, il suivit de son oeil morne les
préparatifs de la remonte, le corps poussé sur des
traverses, au-dessus du puisard, le filet attaché sous une
cage. Enfin, les chargeurs sonnèrent à la viande, il leva le

cou pour le regarder partir, d’abord doucement, puis tout
de suite noyé de ténèbres, envolé à jamais en haut de ce
trou noir. Et il demeurait le cou allongé, sa mémoire
vacillante de bête se souvenait peut-être des choses de la
terre. Mais c’était fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-
même serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où il
remonterait par là. Ses pattes se mirent à trembler, le
grand air qui venait des campagnes lointaines l’étouffait; et
il était comme ivre, quand il rentra pesamment à l’écurie.
Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant
le cadavre de Trompette. Une femme dit à demi-voix:
—Encore un homme, ça descend si ça veut!
Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui
marchait en tête, suivi de la Levaque et de Bouteloup,
criait:
—A mort, les Borains! pas d’étrangers chez nous! à mort!
à mort!
Tous se ruaient, il fallut qu’Étienne les arrêtât. Il s’était
approché du capitaine, un grand jeune homme mince, de
vingt-huit ans à peine, à la face désespérée et résolue; et il
lui expliquait les choses, il tâchait de le gagner, guettant
l’effet de ses paroles. A quoi bon risquer un massacre
inutile? est-ce que la justice ne se trouvait pas du côté des
mineurs? On était tous frères, on devait s’entendre. Au mot

de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il
gardait une raideur militaire, il dit brusquement:
—Au large! ne me forcez pas à faire mon devoir.
Trois fois, Étienne recommença. Derrière lui, les
camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau
était à la fosse, et on parlait de le descendre par le cou,
pour voir s’il abattrait son charbon lui-même. Mais c’était un
faux bruit, il n’y avait là que Négrel et Dansaert, qui tous
deux se montrèrent un instant à une fenêtre de la recette: le
maître-porion se tenait en arrière, décontenancé depuis
son aventure avec la Pierronne; tandis que l’ingénieur,
bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs,
souriant du mépris goguenard dont il enveloppait les
hommes et les choses. Des huées s’élevèrent, ils
disparurent. Et, à leur place, on ne vit plus que la face
blonde de Souvarine. Il était justement de service, il n’avait
pas quitté sa machine un seul jour, depuis le
commencement de la grève, ne parlant plus, absorbé peu
à peu dans une idée fixe, dont le clou d’acier semblait luire
au fond de ses yeux pâles.
—Au large! répéta très haut le capitaine. Je n’ai rien à
entendre, j’ai l’ordre de garder le puits, je le garderai… Et
ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous
faire reculer.
Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le

pâlissait, à la vue du flot toujours montant des mineurs. On
devait le relever à midi; mais, craignant de ne pouvoir tenir
jusque-là, il venait d’envoyer à Montsou un galibot de la
fosse, pour demander du renfort.
Des vociférations lui avaient répondu.
—A mort les étrangers! à mort les Borains!… Nous voulons
être les maîtres chez nous!
Étienne recula, désolé. C’était la fin, il n’y avait plus qu’à se
battre et à mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la
bande roula jusqu’à la petite troupe. Ils étaient près de
quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient
au pas de course. Tous jetaient le même cri, Maheu et
Levaque disaient furieusement aux soldats:
—Allez-vous-en! nous n’avons rien contre vous, allez-vous-
en!
—Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-
nous faire nos affaires.
Et, derrière elle, la Levaque ajoutait, plus violente:
—Est-ce qu’il faudra vous manger pour passer? On vous
prie de foutre le camp!
Même on entendit la voix grêle de Lydie, qui s’était fourrée
au plus épais avec Bébert, dire sur un ton aigu:

—En voilà des andouilles de lignards!
Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait, l’air hébété
par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le
mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu’elle ne souffrait
pas trop déjà? quelle faute avait-elle donc commise, pour
que le malheur ne lui laissât pas de repos? La veille
encore, elle ne comprenait rien aux colères de la grève,
elle pensait que, lorsqu’on a sa part de gifles, il est inutile
d’en chercher davantage; et, à cette heure, son coeur se
gonflait d’un besoin de haine, elle se souvenait de ce
qu’Étienne racontait autrefois à la veillée, elle tâchait
d’entendre ce qu’il disait maintenant aux soldats. Il les
traitait de camarades, il leur rappelait qu’ils étaient du
peuple eux aussi, qu’ils devaient être avec le peuple, contre
les exploiteurs de la misère.
Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une
vieille femme déboula. C’était la Brûlé, effrayante de
maigreur, le cou et les bras à l’air, accourue d’un tel galop,
que des mèches de cheveux gris l’aveuglaient.
—Ah! nom de Dieu, j’en suis! balbutiait-elle, l’haleine
coupée. Ce vendu de Pierron qui m’avait enfermée dans la
cave!
Et, sans attendre, elle tomba sur l’armée, la bouche noire,
vomissant l’injure.

—Tas de canailles! tas de crapules! ça lèche les bottes de
ses supérieurs, ça n’a de courage que contre le pauvre
monde!
Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées
d’insultes. Quelques-uns criaient encore: «Vivent les
soldats! au puits l’officier!» Mais bientôt il n’y eut plus
qu’une clameur: «A bas les pantalons rouges!» Ces
hommes qui avaient écouté, impassibles, d’un visage
immobile et muet, les appels à la fraternité, les tentatives
amicales d’embauchage, gardaient la même raideur
passive, sous cette grêle de gros mots. Derrière eux, le
capitaine avait tiré son épée; et, comme la foule les serrait
de plus en plus, menaçant de les écraser contre le mur, il
leur commanda de croiser la baïonnette. Ils obéirent, une
double rangée de pointes d’acier s’abattit devant les
poitrines des grévistes.
—Ah! les jean-foutre! hurla la Brûlé, en reculant.
Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort.
Des femmes se précipitaient, la Maheude et la Levaque
clamaient:
—Tuez-nous, tuez-nous donc! Nous voulons nos droits.
Levaque, au risque de se couper, avait saisi à pleines
mains un paquet de baïonnettes, trois baïonnettes, qu’il
secouait, qu’il tirait à lui, pour les arracher; et il les tordait,

dans les forces décuplées de sa colère, tandis que
Bouteloup, à l’écart, ennuyé d’avoir suivi le camarade, le
regardait faire tranquillement.
—Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y un peu, si vous
êtes de bons bougres!
Et il ouvrait sa veste, et il écartait sa chemise, étalant sa
poitrine nue, sa chair velue et tatouée de charbon. Il se
poussait sur les pointes, il les obligeait à reculer, terrible
d’insolence et de bravoure. Une d’elles l’avait piqué au
sein, il en était comme fou et s’efforçait qu’elle entrât
davantage, pour entendre craquer ses côtes.
—Lâches, vous n’osez pas… Il y en a dix mille derrière
nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à
tuer encore.
La position des soldats devenait critique, car ils avaient
reçu l’ordre sévère de ne se servir de leurs armes qu’à la
dernière extrémité. Et comment empêcher ces enragés-là
de s’embrocher eux-mêmes? D’autre part, l’espace
diminuait, ils se trouvaient maintenant acculés contre le
mur, dans l’impossibilité de reculer davantage. Leur petite
troupe, une poignée d’hommes, en face de la marée
montante des mineurs, tenait bon cependant, exécutait
avec sang-froid les ordres brefs donnés par le capitaine.
Celui-ci, les yeux clairs, les lèvres nerveusement amincies,
n’avait qu’une peur, celle de les voir s’emporter sous les

injures. Déjà, un jeune sergent, un grand maigre dont les
quatre poils de moustaches se hérissaient, battait des
paupières d’une façon inquiétante. Près de lui, un vieux
chevronné, au cuir tanné par vingt campagnes, avait blêmi,
quand il avait vu sa baïonnette tordue comme une paille. Un
autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour,
devenait très rouge, chaque fois qu’il s’entendait traiter de
crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas,
les poings tendus, les mots abominables, des pelletées
d’accusations et de menaces qui les souffletaient au
visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir
ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la
discipline militaire.
Une collision semblait fatale, lorsqu’on vit sortir, derrière la
troupe, le porion Richomme, avec sa tête blanche de bon
gendarme, bouleversée d’émotion. Il parlait tout haut.
—Nom de Dieu, c’est bête à la fin! On ne peut pas
permettre des bêtises pareilles.
Et il se jeta entre les baïonnettes et les mineurs.
—Camarades, écoutez-moi… Vous savez que je suis un
vieil ouvrier et que je n’ai jamais cessé d’être un des vôtres.
Eh bien! nom de Dieu! je vous promets que, si l’on n’est
pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs
quatre vérités… Mais en voilà de trop, ça n’avance à rien
de gueuler des mauvaises paroles à ces braves gens et de

vouloir se faire trouer le ventre.
On écoutait, on hésitait. En haut, malheureusement, reparut
le profil aigu du petit Négrel. Il craignait sans doute qu’on
ne l’accusât d’envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-
même; et il tâcha de parler. Mais sa voix se perdit au
milieu d’un tumulte si épouvantable, qu’il dut quitter de
nouveau la fenêtre, après avoir simplement haussé les
épaules. Richomme, dès lors, eut beau les supplier en son
nom, répéter que cela devait se passer entre camarades:
on le repoussait, on le suspectait. Mais il s’entêta, il resta
au milieu d’eux.
—Nom de Dieu! qu’on me casse la tête avec vous, mais je
ne vous lâche pas, tant que vous serez si bêtes!
Étienne, qu’il suppliait de l’aider à leur faire entendre
raison, eut un geste d’impuissance. Il était trop tard, leur
nombre maintenant montait à plus de cinq cents. Et il n’y
avait pas que des enragés, accourus pour chasser les
Borains: des curieux stationnaient, des farceurs qui
s’amusaient de la bataille. Au milieu d’un groupe, à quelque
distance, Zacharie et Philomène regardaient comme au
spectacle, si paisibles, qu’ils avaient amené les deux
enfants, Achille et Désirée. Un nouveau flot arrivait de
Réquillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la
Mouquette: lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les
épaules de son ami Zacharie; tandis qu’elle, très allumée,
galopait au premier rang des mauvaises têtes.

Cependant, à chaque minute, le capitaine se tournait vers
la route de Montsou. Les renforts demandés n’arrivaient
pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage.
Enfin, il eut l’idée de frapper l’imagination de la foule, il
commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats
exécutèrent le commandement, mais l’agitation
grandissait, des fanfaronnades et des moqueries.
—Tiens! ces feignants, ils partent pour la cible! ricanaient
les femmes, la Brûlé, la Levaque et les autres.
La Maheude, la gorge couverte du petit corps d’Estelle, qui
s’était réveillée et qui pleurait, s’approchait tellement, que
le sergent lui demanda ce qu’elle venait faire, avec ce
pauvre mioche.
—Qu’est-ce que ça te fout? répondit-elle. Tire dessus, si tu
l’oses.
Les hommes hochaient la tête de mépris. Aucun ne croyait
qu’on pût tirer sur eux.
—Il n’y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque.
—Est-ce que nous sommes des Cosaques? cria Maheu.
On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu!
D’autres répétaient que, lorsqu’on avait fait la campagne
de Crimée, on ne craignait pas le plomb. Et tous

continuaient à se jeter sur les fusils. Si une décharge avait
eu lieu à ce moment, elle aurait fauché la foule.
Au premier rang, la Mouquette s’étranglait de fureur, en
pensant que des soldats voulaient trouer la peau à des
femmes. Elle leur avait craché tous ses gros mots, elle ne
trouvait pas d’injure assez basse, lorsque, brusquement,
n’ayant plus que cette mortelle offense à bombarder au nez
de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle
relevait ses jupes, tendait les reins, élargissait la rondeur
énorme.
—Tenez, v’là pour vous! et il est encore trop propre, tas de
salauds!
Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eût
sa part, s’y reprenait à chaque poussée qu’elle envoyait.
—V’là pour l’officier! v’là pour le sergent! v’là pour les
militaires!
Un rire de tempête s’éleva, Bébert et Lydie se tordaient,
Étienne lui-même, malgré son attente sombre, applaudit à
cette nudité insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les
forcenés, huaient les soldats maintenant, comme s’ils les
voyaient salis d’un éclaboussement d’ordure; et il n’y avait
que Catherine, à l’écart, debout sur d’anciens bois, qui
restât muette, le sang à la gorge, envahie de cette haine
dont elle sentait la chaleur monter.

Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour
calmer l’énervement de ses hommes, se décidait à faire
des prisonniers. D’un saut, la Mouquette s’échappa, en se
jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs,
Levaque et deux autres, furent empoignés dans le tas des
plus violents, et gardés à vue, au fond de la chambre des
porions.
D’en haut, Négrel et Dansaert criaient au capitaine de
rentrer, de s’enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces
bâtiments, aux portes sans serrure, allaient être emportés
d’assaut, et qu’il y subirait la honte d’être désarmé. Déjà sa
petite troupe grondait d’impatience, on ne pouvait fuir
devant ces misérables en sabots. Les soixante, acculés au
mur, le fusil chargé, firent de nouveau face à la bande.
Il y eut d’abord un recul, un profond silence. Les grévistes
restaient dans l’étonnement de ce coup de force. Puis, un
cri monta, exigeant les prisonniers, réclamant leur liberté
immédiate. Des voix disaient qu’on les égorgeait là-
dedans. Et, sans s’être concertés, emportés d’un même
élan, d’un même besoin de revanche, tous coururent aux
tas de briques voisins, à ces briques dont le terrain
marneux fournissait l’argile, et qui étaient cuites sur place.
Les enfants les charriaient une à une, des femmes en
emplissaient leurs jupes. Bientôt, chacun eut à ses pieds
des munitions, la bataille à coups de pierres commença.
Ce fut la Brûlé qui se campa la première. Elle cassait les

briques, sur l’arête maigre de son genou, et de la main
droite, et de la main gauche, elle lâchait les deux
morceaux. La Levaque se démanchait les épaules, si
grosse, si molle, qu’elle avait dû s’approcher pour taper
juste, malgré les supplications de Bouteloup, qui la tirait en
arrière, dans l’espoir de l’emmener, maintenant que le mari
était à l’ombre. Toutes s’excitaient, la Mouquette, ennuyée
de se mettre en sang, à rompre les briques sur ses cuisses
trop grasses, préférait les lancer entières. Des gamins eux-
mêmes entraient en ligne, Bébert montrait à Lydie
comment on envoyait ça, par-dessous le coude. C’était une
grêle, des grêlons énormes, dont on entendait les
claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies,
on aperçut Catherine, les poings en l’air, brandissant elle
aussi des moitiés de brique, les jetant de toute la force de
ses petits bras. Elle n’aurait pu dire pourquoi, elle
suffoquait, elle crevait d’une envie de massacrer le monde.
Est-ce que ça n’allait pas être bientôt fini, cette sacrée
existence de malheur? Elle en avait assez, d’être giflée et
chassée par son homme, de patauger ainsi qu’un chien
perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement
demander une soupe à son père, en train d’avaler sa
langue comme elle. Jamais ça ne marchait mieux, ça se
gâtait au contraire depuis qu’elle se connaissait; et elle
cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la
seule idée de balayer tout, les yeux si aveuglés de sang,
qu’elle ne voyait même pas à qui elle écrasait les
mâchoires.

Étienne, resté devant les soldats, manqua d’avoir le crâne
fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en
comprenant que la brique était partie des poings fiévreux
de Catherine; et, au risque d’être tué, il ne s’en allait pas, il
la regardait. Beaucoup d’autres s’oubliaient également là,
passionnés par la bataille, les mains ballantes. Mouquet
jugeait les coups, comme s’il eût assisté à une partie de
bouchon: oh! celui-là, bien tapé! et cet autre, pas de
chance! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se
querellait avec Philomène, parce qu’il avait giflé Achille et
Désirée, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu’ils
pussent voir. Il y avait des spectateurs, massés au loin, le
long de la route. Et, en haut de la pente, à l’entrée du coron,
le vieux Bonnemort venait de paraître, se traînant sur une
canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de
rouille.
Dès les premières briques lancées, le porion Richomme
s’était planté de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il
suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du péril,
si désespéré que de grosses larmes lui coulaient des yeux.
On n’entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on
voyait seulement ses grosses moustaches grises qui
tremblaient.
Mais la grêle des briques devenait plus drue, les hommes
s’y mettaient, à l’exemple des femmes.
Alors, la Maheude s’aperçut que Maheu demeurait en

arrière. Il avait les mains vides, l’air sombre.
—Qu’est-ce que tu as, dis? cria-t-elle. Est-ce que tu es
lâche? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades
en prison?… Ah! si je n’avais pas cette enfant, tu verrais!
Estelle, qui s’était cramponnée à son cou en hurlant,
l’empêchait de se joindre à la Brûlé et aux autres. Et,
comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui
poussa du pied des briques dans les jambes.
—Nom de Dieu! veux-tu prendre ça! Faut-il que je te
crache à la figure devant le monde, pour te donner du
coeur?
Redevenu très rouge, il cassa des briques, il les jeta. Elle
le cinglait, l’étourdissait, aboyait derrière lui des paroles de
mort, en étouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras
crispés; et il avançait toujours, il se trouva en face des
fusils.

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