Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait.
Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était
criblé. Que faire? l’idée de rentrer, de tourner le dos,
empourpra un instant le visage pâle du capitaine; mais ce
n’était même plus possible, on les écharperait, au moindre
mouvement. Une brique venait de briser la visière de son
képi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs
de ses hommes étaient blessés; et il les sentait hors d’eux,
dans cet instinct débridé de la défense personnelle, où l’on
cesse d’obéir aux chefs. Le sergent avait lâché un nom de
Dieu! l’épaule gauche à moitié démontée, la chair meurtrie
par un choc sourd, pareil à un coup de battoir dans du
linge. Eraflée à deux reprises, la recrue avait un pouce
broyé, tandis qu’une brûlure l’agaçait au genou droit: est-ce
qu’on se laisserait embêter longtemps encore? Une pierre
ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le ventre,
ses joues verdirent, son arme trembla, s’allongea, au bout
de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point
de commander le feu. Une angoisse l’étranglait, une lutte
interminable de quelques secondes heurta en lui des
idées, des devoirs, toutes ses croyances d’homme et de
soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la
bouche, il allait crier: Feu! lorsque les fusils partirent d’eux-
mêmes, trois coups d’abord, puis cinq, puis un roulement
de peloton, puis un coup tout seul, longtemps après, dans
le grand silence.
Ce fut une stupeur. Ils avaient tiré, la foule béante restait
immobile, sans le croire encore. Mais des cris déchirants
s’élevèrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du
feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bétail mitraillé,
une fuite éperdue dans la boue.
Bébert et Lydie s’étaient affaissés l’un sur l’autre, aux trois
premiers coups, la petite frappée à la face, le petit troué
au-dessous de l’épaule gauche. Elle, foudroyée, ne
bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait à pleins bras,
dans les convulsions de l’agonie, comme s’il eût voulu la
reprendre, ainsi qu’il l’avait prise, au fond de la cachette
noire, où ils venaient de passer leur nuit dernière. Et
Jeanlin, justement, qui accourait enfin de Réquillart, bouffi
de sommeil, gambillant au milieu de la fumée, le regarda
étreindre sa petite femme, et mourir.
Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion
Richomme. Atteint dans le dos, au moment où il suppliait
les camarades, il était tombé à genoux; et, glissé sur une
hanche, il râlait par terre, les yeux pleins des larmes qu’il
avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, s’était abattue
toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en
bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang.
Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait à
cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille.
Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa,
fracassé, aux pieds de Zacharie et de Philomène, dont les
deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au même
instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre.
Elle avait vu les soldats épauler, elle s’était jetée, d’un
mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui
criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle
s’étala sur les reins, culbutée par la secousse. Étienne
accourut, voulut la relever, l’emporter; mais, d’un geste, elle
disait qu’elle était finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de
leur sourire à l’un et à l’autre, comme si elle était heureuse
de les voir ensemble, maintenant qu’elle s’en allait.
Tout semblait terminé, l’ouragan des balles s’était perdu
très loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le
dernier coup partit, isolé, en retard.
Maheu, frappé en plein coeur, vira sur lui-même et tomba la
face dans une flaque d’eau, noire de charbon.
Stupide, la Maheude se baissa.
—Eh! mon vieux, relève-toi. Ce n’est rien, dis?
Les mains gênées par Estelle, elle dut la mettre sous un
bras, pour retourner la tête de son homme.
—Parle donc! où as-tu mal?
Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d’une écume
sanglante. Elle comprit, il était mort. Alors, elle resta assise
dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet,
regardant son vieux d’un air hébété.
La fosse était libre. De son geste nerveux, le capitaine
avait retiré, puis remis son képi coupé par une pierre; et il
gardait sa raideur blême devant le désastre de sa vie;
pendant que ses hommes, aux faces muettes,
rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarés
de Négrel et de Dansaert, à la fenêtre de la recette.
Souvarine était derrière eux, le front barré d’une grande
ride, comme si le clou de son idée fixe se fût imprimé là,
menaçant. De l’autre côté de l’horizon, au bord du plateau,
Bonnemort n’avait pas bougé, calé d’une main sur sa
canne, l’autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas,
l’égorgement des siens. Les blessés hurlaient, les morts se
refroidissaient dans des postures cassées, boueux de la
boue liquide du dégel, ça et là envasés parmi les taches
d’encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux
salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d’hommes,
tout petits, l’air pauvre avec leur maigreur de misère, gisait
le cadavre de Trompette, un tas de chair morte,
monstrueux et lamentable.
Étienne n’avait pas été tué. Il attendait toujours, près de
Catherine tombée de fatigue et d’angoisse, lorsqu’une voix
vibrante le fit tressaillir. C’était l’abbé Ranvier, qui revenait
de dire sa messe, et qui, les deux bras en l’air, dans une
fureur de prophète, appelait sur les assassins la colère de
D i eu. Il annonçait l’ère de justice, la prochaine
extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel,
puisqu’elle mettait le comble à ses crimes en faisant
massacrer les travailleurs et les déshérités de ce monde.
Septième partie
I
Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu’à Paris,
en un formidable écho. Depuis quatre jours, tous les
journaux de l’opposition s’indignaient, étalaient en première
page des récits atroces: vingt-cinq blessés, quatorze
morts, dont deux enfants et trois femmes; et il y avait
encore les prisonniers, Levaque était devenu une sorte de
héros, on lui prêtait une réponse au juge d’instruction, d’une
grandeur antique. L’empire, atteint en pleine chair par ces
quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance,
sans se rendre compte lui-même de la gravité de sa
blessure. C’était simplement une collision regrettable,
quelque chose de perdu, là-bas, dans le pays noir, très loin
du pavé parisien qui faisait l’opinion. On oublierait vite, la
Compagnie avait reçu l’ordre officieux d’étouffer l’affaire et
d’en finir avec cette grève, dont la durée irritante tournait au
péril social.
Aussi, dès le mercredi matin, vit-on débarquer à Montsou
trois des régisseurs. La petite ville, qui n’avait osé jusque-
là se réjouir du massacre, le coeur malade, respira et
goûta la joie d’être enfin sauvée. Justement, le temps
s’était mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers
soleils de février dont la tiédeur verdit les pointes des lilas.
On avait rabattu toutes les persiennes de la Régie, le vaste
bâtiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en
sortaient, on disait ces messieurs très affectés par la
catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux
égarés des corons. Maintenant que le coup se trouvait
porté, plus fort sans doute qu’ils ne l’eussent voulu, ils se
prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils
décrétaient des mesures tardives et excellentes. D’abord,
ils congédièrent les Borains, en menant grand tapage de
cette concession extrême à leurs ouvriers. Puis, ils firent
cesser l’occupation militaire des fosses, que les grévistes
écrasés ne menaçaient plus. Ce furent eux encore qui
obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux
disparue: on avait fouillé le pays sans retrouver ni le fusil ni
le cadavre, on se décida à porter le soldat déserteur, bien
qu’on eût le soupçon d’un crime. En toutes choses, ils
s’efforcèrent ainsi d’atténuer les événements, tremblant de
la peur du lendemain, jugeant dangereux d’avouer
l’irrésistible sauvagerie d’une foule, lâchée au travers des
charpentes caduques du vieux monde. Et, d’ailleurs, ce
travail de conciliation ne les empêchait pas de conduire à
bien les affaires purement administratives; car on avait vu
Deneulin retourner à la Régie, où il se rencontrait avec M.
Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l’achat de
Vandame, on assurait qu’il allait accepter les offres de ces
messieurs.
Mais ce qui remua particulièrement le pays, ce furent de
grandes affiches jaunes que les régisseurs firent coller à
profusion sur les murs. On y lisait ces quelques lignes, en
très gros caractères: «Ouvriers de Montsou, nous ne
voulons pas que les égarements dont vous avez vu ces
jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens
d’existence les ouvriers sages et de bonne volonté. Nous
rouvrirons donc toutes les fosses lundi matin, et lorsque le
travail sera repris, nous examinerons avec soin et
bienveillance les situations qu’il pourrait y avoir lieu
d’améliorer. Nous ferons enfin tout ce qu’il sera juste et
possible de faire.» En une matinée, les dix mille
charbonniers défilèrent devant ces affiches. Pas un ne
parlait, beaucoup hochaient la tête, d’autres s’en allaient de
leur pas traînard, sans qu’un pli de leur visage immobile eût
bougé.
Jusque-là, le coron des Deux-Cent-Quarante s’était obstiné
dans sa résistance farouche. Il semblait que le sang des
camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le
chemin aux autres. Une dizaine à peine étaient
redescendus, Pierron et des cafards de son espèce, qu’on
regardait partir et rentrer d’un air sombre, sans un geste ni
une menace. Aussi une sourde méfiance accueillit-elle
l’affiche, collée sur l’église. On ne parlait pas des livrets
rendus là-dedans: est-ce que la Compagnie refusait de les
reprendre? et la peur des représailles, l’idée fraternelle de
protester contre le renvoi des plus compromis, les faisaient
tous s’entêter encore. C’était louche, il fallait voir, on
retournerait au puits, quand ces messieurs voudraient bien
s’expliquer franchement. Un silence écrasait les maisons
basses, la faim elle-même n’était plus rien, tous pouvaient
mourir, depuis que la mort violente avait passé sur les toits.
Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait
surtout noire et muette, dans l’accablement de son deuil.
Depuis qu’elle avait accompagné son homme au
cimetière, la Maheude ne desserrait pas les dents. Après
la bataille, elle avait laissé Étienne ramener chez eux
Catherine, boueuse, à demi morte; et, comme elle la
déshabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle
s’était imaginée un instant que sa fille, elle aussi, lui
revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de
larges taches de sang. Mais elle comprit bientôt, c’était le
flot de la puberté qui crevait enfin, dans la secousse de
cette journée abominable. Ah! une chance encore, cette
blessure! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants,
que les gendarmes, ensuite, égorgeraient! Et elle
n’adressait pas la parole à Catherine, pas plus d’ailleurs
qu’elle ne parlait à Étienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin,
au risque d’être arrêté, saisi d’une telle répugnance à l’idée
de retourner dans les ténèbres de Réquillart, qu’il préférait
la prison: un frisson le secouait, l’horreur de la nuit après
toutes ces morts, la peur inavouée du petit soldat qui
dormait là-bas, sous les roches. D’ailleurs, il rêvait de la
prison comme d’un refuge, au milieu du tourment de sa
défaite; mais on ne l’inquiétait même pas, il traînait des
heures misérables, ne sachant à quoi fatiguer son corps.
Parfois, seulement, la Maheude les regardait tous les deux,
lui et sa fille, d’un air de rancune, en ayant l’air de leur
demander ce qu’ils faisaient chez elle.
De nouveau, on ronflait tous en tas, le père Bonnemort
occupait l’ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec
Catherine, maintenant que la pauvre Alzire n’enfonçait plus
sa bosse dans les côtes de sa grande soeur. C’était en se
couchant que la mère sentait le vide de la maison, au froid
de son lit devenu trop large. Vainement elle prenait Estelle
pour combler le trou, ça ne remplaçait pas son homme; et
elle pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les
journées recommençaient à couler comme auparavant:
toujours pas de pain, sans qu’on eût pourtant la chance de
crever une bonne fois; des choses ramassées à droite et à
gauche, qui rendaient aux misérables le mauvais service
de les faire durer. Il n’y avait rien de changé dans
l’existence, il n’y avait que son homme de moins.
L’après-midi du cinquième jour, Étienne, que la vue de
cette femme silencieuse désespérait, quitta la salle et
marcha lentement, le long de la rue pavée du coron.
L’inaction, qui lui pesait, le poussait à de continuelles
promenades, les bras ballants, la tête basse, torturé par la
même pensée. Il piétinait ainsi depuis une demi-heure,
lorsqu’il sentit, à un redoublement de son malaise, que les
camarades se mettaient sur les portes pour le voir. Le peu
qui restait de sa popularité s’en était allé au vent de la
fusillade, il ne passait plus sans rencontrer des regards
dont la flamme le suivait. Quand il leva la tête, des hommes
menaçants étaient là, des femmes écartaient les petits
rideaux des fenêtres; et, sous l’accusation muette encore,
sous la colère contenue de ces grands yeux, élargis par la
faim et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus
marcher. Toujours, derrière lui, le sourd reproche
augmentait. Une telle crainte le prit d’entendre le coron
entier sortir pour lui crier sa misère, qu’il rentra, frémissant.
Mais, chez les Maheu, la scène qui l’attendait acheva de le
bouleverser. Le vieux Bonnemort était près de la cheminée
froide, cloué sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour
de la tuerie, l’avaient trouvé par terre, sa canne en
morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroyé. Et,
pendant que Lénore et Henri, pour amuser leur faim,
grattaient avec un bruit assourdissant une vieille casserole,
où des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute
droite, après avoir posé Estelle sur la table, menaçait du
poing Catherine.
—Répète un peu, nom de Dieu! répète ce que tu viens de
dire!
Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux.
L’idée de ne pas gagner son pain, d’être ainsi tolérée chez
sa mère, comme une bête encombrante et inutile, lui
devenait chaque jour plus intolérable; et, sans la peur de
recevoir quelque mauvais coup de Chaval, elle serait
redescendue dès le mardi. Elle reprit en bégayant:
—Qu’est-ce que tu veux? on ne peut pas vivre sans rien
faire. Nous aurions du pain au moins.
La Maheude l’interrompit.
—Écoute, le premier de vous autres qui travaille, je
l’étrangle… Ah! non, ce serait trop fort, de tuer le père et de
continuer ensuite à exploiter les enfants! En voilà assez,
j’aime mieux vous voir tous emporter entre quatre planches,
comme celui qui est parti déjà.
Et, furieusement, son long silence creva en un flot de
paroles. Une belle avance, ce que lui apporterait
Catherine! à peine trente sous, auxquels on pouvait ajouter
vingt sous, si les chefs voulaient bien trouver une besogne
pour ce bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept bouches
à nourrir! Les mioches n’étaient bons qu’à engloutir de la
soupe. Quant au grand-père, il devait s’être cassé quelque
chose dans la cervelle, en tombant, car il semblait
imbécile; à moins qu’il n’eût les sangs tournés, d’avoir vu
les soldats tirer sur les camarades.
—N’est-ce pas? vieux, ils ont achevé de vous démolir.
Vous avez beau avoir la poigne encore solide, vous êtes
fichu.
Bonnemort la regardait de ses yeux éteints, sans
comprendre. Il restait des heures le regard fixe, il n’avait
plus que l’intelligence de cracher dans un plat rempli de
cendre, qu’on mettait à côté de lui, par propreté.
—Et ils n’ont pas réglé sa pension, poursuivit-elle, et je suis
certaine qu’ils la refuseront, à cause de nos idées… Non!
je vous dis qu’en voilà de trop, avec ces gens de malheur!
—Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur
l’affiche…
—Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche!…
Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. Ils
peuvent faire les gentils, à présent qu’ils nous ont troué la
peau.
—Mais, alors, maman, où irons-nous? On ne nous gardera
pas au coron, bien sûr.
La Maheude eut un geste vague et terrible. Où ils iraient?
elle n’en savait rien, elle évitait d’y songer, ça la rendait
folle. Ils iraient ailleurs, quelque part. Et, comme le bruit de
la casserole devenait insupportable, elle tomba sur Lénore
et Henri, les gifla. Une chute d’Estelle, qui s’était traînée à
quatre pattes, augmenta le vacarme. La mère la calma
d’une bourrade: quelle bonne affaire, si elle s’était tuée du
coup! Elle parla d’Alzire, elle souhaitait aux autres la
chance de celle-là. Puis, brusquement, elle éclata en gros
sanglots, la tête contre le mur.
Étienne, debout, n’avait osé intervenir. Il ne comptait plus
dans la maison, les enfants eux-mêmes se reculaient de
lui, avec défiance. Mais les larmes de cette malheureuse
lui retournaient le coeur, il murmura:
—Voyons, voyons, du courage! on tâchera de s’en tirer.
Elle ne parut pas l’entendre, elle se plaignait maintenant,
d’une plainte basse et continue.
—Ah! misère, est-ce possible? Ça marchait encore, avant
ces horreurs. On mangeait son pain sec, mais on était tous
ensemble… Et que s’est-il donc passé, mon Dieu! qu’est-
ce que nous avons donc fait, pour que nous soyons dans
un pareil chagrin, les uns sous la terre, les autres à n’avoir
plus que l’envie d’y être?… C’est bien vrai qu’on nous
attelait comme des chevaux à la besogne, et ce n’était
guère juste, dans le partage, d’attraper les coups de bâton,
d’arrondir toujours la fortune des riches, sans espérer
jamais goûter aux bonnes choses. Le plaisir de vivre s’en
va, lorsque l’espoir s’en est allé. Oui, ça ne pouvait durer
davantage, il fallait respirer un peu… Si l’on avait su
pourtant! Est-ce possible, de s’être rendu si malheureux à
vouloir la justice!
Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s’étranglait dans
une tristesse immense.
—Puis, des malins sont toujours là, pour vous promettre
que ça peut s’arranger, si l’on s’en donne seulement la
peine… On se monte la tête, on souffre tellement de ce qui
existe, qu’on demande ce qui n’existe pas. Moi je
rêvassais déjà comme une bête, je voyais une vie de
bonne amitié avec tout le monde, j’étais partie en l’air, ma
parole! dans les nuages. Et l’on se casse les reins, en
retombant dans la crotte… Ce n’était pas vrai, il n’y avait
rien là-bas des choses qu’on s’imaginait voir. Ce qu’il y
avait, c’était encore de la misère, ah! de la misère tant
qu’on en veut, et des coups de fusil par-dessus le marché!
Étienne écoutait cette lamentation dont chaque larme lui
donnait un remords. Il ne savait que dire pour calmer la
Maheude, toute brisée de sa terrible chute, du haut de
l’idéal. Elle était revenue au milieu de la pièce, elle le
regardait, maintenant; et, le tutoyant, dans un dernier cri de
rage:
—Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner à la fosse,
après nous avoir tous foutus dedans?… Je ne te reproche
rien. Seulement, si j’étais à ta place, moi, je serais déjà
morte de chagrin, d’avoir fait tant de mal aux camarades.
Il voulut répondre, puis il eut un haussement d’épaules
désespéré: à quoi bon donner des explications, qu’elle ne
comprendrait pas, dans sa douleur? Et, souffrant trop, il
s’en alla, il reprit dehors sa marche éperdue.
Là encore, il retrouva le coron qui semblait l’attendre, les
hommes sur les portes, les femmes aux fenêtres. Dès qu’il
parut, des grognements coururent, la foule augmenta. Un
souffle de commérages s’enflait depuis quatre jours,
éclatait en une malédiction universelle. Des poings se
tendaient vers lui, des mères le montraient à leurs garçons
d’un geste de rancune, des vieux crachaient, en le
regardant. C’était le revirement des lendemains de défaite,
le revers fatal de la popularité, une exécration qui
s’exaspérait de toutes les souffrances endurées sans
résultat. Il payait pour la faim et la mort.
Zacharie, qui arrivait avec Philomène, bouscula Étienne,
comme celui-ci sortait. Et il ricana, méchamment.
—Tiens! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres!
Déjà, la Levaque s’était avancée sur sa porte, en
compagnie de Bouteloup. Elle parla de Bébert, son gamin
tué d’une balle, elle cria:
—Oui, il y a des lâches qui font massacrer les enfants. Qu’il
aille chercher le mien dans la terre, s’il veut me le rendre!
Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage ne chômait
pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l’idée lui en revint,
elle continua d’une voix aiguë:
—Va donc! ce sont les coquins qui se promènent, quand
les braves gens sont à l’ombre!
Étienne, pour l’éviter, était tombé sur la Pierronne,
accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli
comme une délivrance la mort de sa mère, dont les
violences menaçaient de les faire pendre; et elle ne
pleurait guère non plus la petite de Pierron, cette
gourgandine de Lydie, un vrai débarras. Mais elle se
mettait avec les voisines, dans l’idée de se réconcilier.
—Et ma mère, dis? et la fillette? On t’a vu, tu te cachais
derrière elles, quand elles ont gobé du plomb à ta place!
Quoi faire? étrangler la Pierronne et les autres, se battre
contre le coron? Étienne en eut un instant l’envie. Le sang
grondait dans sa tête, il traitait maintenant les camarades
de brutes, il s’irritait de les voir inintelligents et barbares, au
point de s’en prendre à lui de la logique des faits. Était-ce
bête! Un dégoût lui venait de son impuissance à les
dompter de nouveau; et il se contenta de hâter le pas,
comme sourd aux injures. Bientôt, ce fut une fuite, chaque
maison le huait au passage, on s’acharnait sur ses talons,
tout un peuple le maudissait d’une voix peu à peu tonnante,
dans le débordement de la haine. C’était lui, l’exploiteur,
l’assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du
coron, blême, affolé, galopant, avec cette bande hurlante
derrière son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lâchèrent;
mais quelques-uns s’entêtaient, lorsque, au bas de la
pente, devant l’Avantage, il rencontra un autre groupe, qui
sortait du Voreux.
Le vieux Mouque et Chaval étaient là. Depuis la mort de la
Mouquette, sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux
continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret
ni de plainte. Brusquement, quand il aperçut Étienne, une
fureur le secoua, et des larmes crevèrent de ses yeux, et
une débâcle de gros mots jaillit de sa bouche noire et
saignante, à force de chiquer.
—Salaud! cochon! espèce de mufle!… Attends, tu as mes
pauvres bougres d’enfants à me payer, il faut que tu y
passes!
Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux
morceaux.
—Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, très
excité, ravi de cette vengeance. Chacun son tour… Te voilà
collé au mur, sale crapule!
Et lui aussi se rua sur Étienne, à coups de pierres. Une
clameur sauvage s’élevait, tous prirent des briques, les
cassèrent, les jetèrent, pour l’éventrer, comme ils avaient
voulu éventrer les soldats. Étourdi, il ne fuyait plus, il leur
faisait face, cherchant à les calmer avec des phrases. Ses
anciens discours, si chaudement acclamés jadis, lui
remontaient aux lèvres. Il répétait les mots dont il les avait
grisés, à l’époque où il les tenait dans sa main, ainsi qu’un
troupeau fidèle; mais sa puissance était morte, des pierres
seules lui répondaient; et il venait d’être meurtri au bras
gauche, il reculait, en grand péril, lorsqu’il se trouva traqué
contre la façade de l’Avantage.
Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte.
—Entre, dit-il simplement.
Étienne hésitait, cela l’étouffait, de se réfugier là.
—Entre donc, je vais leur parler.
Il se résigna, il se cacha au fond de la salle, pendant que le
cabaretier bouchait la porte de ses larges épaules.
—Voyons, mes amis, soyez raisonnables… Vous savez
bien que je ne vous ai jamais trompés, moi. Toujours j’ai
été pour le calme, et si vous m’aviez écouté, vous n’en
seriez pas, à coup sûr, où vous en êtes.
Dodelinant des épaules et du ventre, il continua
longuement, il laissa couler son éloquence facile, d’une
douceur apaisante d’eau tiède. Et tout son succès
d’autrefois lui revenait, il reconquérait sa popularité sans
effort, naturellement, comme si les camarades ne l’avaient
pas hué et traité de lâche, un mois plus tôt. Des voix
l’approuvaient: très bien! on était avec lui! voilà comment il
fallait parler! Un tonnerre d’applaudissements éclata.
En arrière, Étienne défaillait, le coeur noyé d’amertume. Il
se rappelait la prédiction de Rasseneur, dans la forêt,
lorsque celui-ci l’avait menacé de l’ingratitude des foules.
Quelle brutalité imbécile! quel oubli abominable des
services rendus! C’était une force aveugle qui se dévorait
constamment elle-même. Et, sous sa colère à voir ces
brutes gâter leur cause, il y avait le désespoir de son
propre écroulement, de la fin tragique de son ambition. Eh
quoi! était-ce fini déjà? Il se souvenait d’avoir, sous les
hêtres, entendu trois mille poitrines battre à l’écho de la
sienne. Ce jour-là, il avait tenu sa popularité dans ses deux
mains, ce peuple lui appartenait, il s’en était senti le maître.
Des rêves fous le grisaient alors: Montsou à ses pieds,
Paris là-bas, député peut-être, foudroyant les bourgeois
d’un discours, le premier discours prononcé par un ouvrier
à la tribune d’un parlement. Et c’était fini! il s’éveillait
misérable et détesté, son peuple venait de le reconduire à
coups de briques.
