Une double famille

Une double famille

d’ Honoré de Balzac

A MADAME LA COMTESSE LOUISE DE TURHEIM,

Comme une marque du souvenir et de l’affectueux respect de son humble serviteur,

DE BALZAC.

La rue du Tourniquet-Saint-Jean, naguère une des rues les plus tortueuses et les plus obscures du vieux quartier qui entoure l’Hôtel-de-Ville, serpentait le long des petits jardins de la Préfecture de Paris et venait aboutir dans la rue du Martroi,précisément à l’angle d’un vieux mur maintenant abattu. En cet endroit se voyait le tourniquet auquel cette rue a dû son nom, et qui ne fut détruit qu’en 1823, lorsque la ville de Paris fit construire, sur l’emplacement d’un jardinet dépendant de l’Hôtel-de-Ville, une salle de bal pour la fête donnée au duc d’Angoulême à son retour d’Espagne. La partie la plus large de la rue du Tourniquet était à son dé bouché dans la rue de la Tixeranderie, où elle n’avait que cinq pieds de largeur. Aussi, parles temps pluvieux, des eaux noirâtres baignaient-elles promptement le pied des vieilles maisons qui bordaient cette rue, en entraînant les ordures déposées par chaque ménage au coin des bornes. Les tombereaux ne pouvant point passer par-là, les habitants comptaient sur les orages pour nettoyer leur rue toujours boueuse, et comment aurait-elle été propre&|160;? lorsqu’en été le soleil dardait en aplomb ses rayons sur Paris, une nappe d’or, aussi tranchante que la lame d’un sabre, illuminait momentanément les ténèbres de cette rue sans pouvoir sécher l’humidité permanente qui régnait depuis le rez-de-chaussée jusqu’au premier étage de ces maisons noires et silencieuses. Les habitants, qui au mois de juin allumaient leurs lampes à cinq heures du soir, ne les éteignaient jamais en hiver.Encore aujourd’hui, si quelque courageux piéton veut aller du Marais sur les quais, en prenant, au bout de la rue du Chaume, les rues de l’Homme-Armé, des Billettes et des Deux-Portes qui mènent à celle du Tourniquet-Saint-Jean, il croira n’avoir marché que sous des caves. Presque toutes les rues de l’ancien Paris, dont leschroniques ont tant vanté la splendeur, ressemblaient à ce dédalehumide et sombre où les antiquaires peuvent encore admirer quelquessingularités historiques. Ainsi, quand la maison qui occupait lecoin formé par les rues du Tourniquet et de la Tixeranderiesubsistait, les observateurs y remarquaient les vestiges de deuxgros anneaux de fer scellés dans le mur, un reste de ces chaînesque le quartenier faisait jadis tendre tous les soirs pour lasûreté publique. Cette maison, remarquable par son antiquité, avaitété bâtie avec des précautions qui attestaient l’insalubrité de cesanciens logis, car pour assainir le rez-de-chaussée, on avait élevéles berceaux de la cave à deux pieds environ au-dessus du sol, cequi obligeait à monter trois marches pour entrer dans la maison. Lechambranle de la porte bâtarde décrivait un cintre plein, dont laclef était ornée d’une tête de femme et d’arabesques rongés par letemps. Trois fenêtres, dont les appuis se trouvaient à hauteurd’homme, appartenaient à un petit appartement situé dans la partiede ce rez-de-chaussée qui donnait sur la rue du Tourniquet d’où iltirait son jour. Ces croisées dégradées étaient défendues par degros barreaux en fer très-espacés et finissant par une saillieronde semblable à celle qui termine les grilles des boulangers. Sipendant la journée quelque passant curieux jetait les yeux sur lesdeux chambres dont se composait cet appartement, il lui étaitimpossible d’y rien voir, car pour découvrir dans la secondechambre deux lits en serge verte réunis sous la boiserie d’unevieille alcôve, il fallait le soleil du mois de juillet&|160;; maisle soir, vers les trois heures, une fois la chandelle allumée, onpouvait apercevoir, à travers la fenêtre de la première pièce, unevieille femme assise sur une escabelle au coin d’une cheminée oùelle attisait un réchaud sur lequel mijotait un de ces ragoûtssemblables à ceux que savent faire les portières. Quelques raresustensiles de cuisine ou de ménage accrochés au fond de cette sallese dessinaient dans le clair-obscur. A cette heure, une vieilletable, posée sur une X, mais dénuée de linge, était garnie dequelques couverts d’étain et du plat cuisiné par la vieille. Troisméchantes chaises meublaient cette pièce, qui servait à la fois decuisine et de salle à manger. Au-dessus de la cheminée s’élevaientun fragment de miroir, un briquet, trois verres, des allumettes etun grand pot blanc tout ébréché. Le carreau de la chambre, lesustensiles, la cheminée, tout plaisait néanmoins par l’espritd’ordre et d’économie que respirait cet asile sombre et froid. Levisage pâle et ridé de la vieille femme était en harmonie avecl’obscurité de la rue et la rouille de la maison. A la voir aurepos, sur sa chaise, on eût dit qu’elle tenait à cette maisoncomme un colimaçon tient à sa coquille brune&|160;; sa figure, oùje ne sais quelle vague expression de malice perçait à travers unebonhomie affectée, était couronnée par un bonnet de tulle rond etplat qui cachait assez mal des cheveux blancs&|160;; ses grandsyeux gris étaient aussi calmes que la rue, et les rides nombreusesde son visage pouvaient se comparer aux crevasses des murs. Soitqu’elle fût née dans la misère, soit qu’elle fût déchue d’unesplendeur passée, elle paraissait résignée depuis long-temps à satriste existence. Depuis le lever du soleil jusqu’au soir, exceptéles moments où elle préparait les repas et ceux où chargée d’unpanier elle s’absentait pour aller chercher les provisions, cettevieille femme demeurait dans l’autre chambre devant la dernièrecroisée, en face d’une jeune fille. A toute heure du jour lespassants apercevaient cette jeune ouvrière, assise dans un vieuxfauteuil de velours rouge, le cou penché sur un métier à broder,travaillant avec ardeur. Sa mère avait un tambour vert sur lesgenoux et s’occupait à faire du tulle&|160;; mais ses doigtsremuaient péniblement les bobines&|160;; sa vue était affaiblie,car son nez sexagénaire portait une paire de ces antiques lunettesqui tiennent sur le bout des narines par la force avec laquelleelles les compriment. Quand venait le soir, ces deux laborieusescréatures plaçaient entre elles une lampe dont la lumière, passantà travers deux globes de verre remplis d’eau, jetait sur leurouvrage une forte lueur qui permettait à l’une de voir les fils lesplus déliés fournis par les bobines de son tambour, et à l’autreles dessins les plus délicats tracés sur l’étoffe qu’elle brodait.La courbure des barreaux avait permis à la jeune fille de mettresur l’appui de la fenêtre une longue caisse en bois pleine de terreoù végétaient des pois de senteur, des capucines, un petitchèvrefeuille malingre et des volubilis dont les tiges débilesgrimpaient autour des barreaux. Ces plantes presque étioléesproduisaient de pâles fleurs, harmonie de plus qui mêlait je nesais quoi de triste et de doux dans le tableau présenté par cettecroisée, dont la baie encadrait bien ces deux figures. A l’aspectfortuit de cet intérieur, le passant le plus égoïste emportait uneimage complète de la vie que mène à Paris la classe ouvrière, carla brodeuse ne paraissait vivre que de son aiguille. Bien des gensn’atteignaient pas le tourniquet sans s’être demandé comment unejeune fille pouvait conserver des couleurs en vivant dans cettecave. Un étudiant passait-il par là pour gagner le pays latin, savive imagination lui faisait déplorer cette vie obscure etvégétative, semblable à celle du lierre qui tapisse de froidesmurailles, ou à celle de ces paysans voués au travail, et quinaissent, labourent, meurent ignorés du monde qu’ils ont nourri. Unrentier se disait après avoir examiné la maison avec l’oeil d’unpropriétaire : – Que deviendront ces deux femmes si la broderievient à n’être plus de mode&|160;? Parmi les gens qu’une place àl’Hôtel-de-Ville ou au Palais forçait à passer par cette rue à desheures fixes, soit pour se rendre à leurs affaires, soit pourretourner dans leurs quartiers respectifs, peut-être se trouvait-ilquelque cœur charitable. Peut-être un homme veuf ou un Adonis dequarante ans, à force de sonder les replis de cette viemalheureuse, comptait-il sur la détresse de la mère et de la fillepour posséder à bon marché l’innocente ouvrière dont les mainsagiles et potelées, le cou frais et la peau blanche, attrait dûsans doute à l’habitation de cette rue sans soleil, excitaient sonadmiration. Peut-être aussi quelque honnête employé à douze centsfrancs d’appointements, témoin journalier de l’ardeur que cettejeune fille por- tait au travail, estimateur de ses mœurs pures,attendait-il de l’avancement pour unir une vie obscure à une vieobscure, un labeur obstiné à un autre, apportant au moins et unbras d’homme pour soutenir cette existence, et un paisible amour,décoloré comme les fleurs de la croisée. De vagues espérancesanimaient les yeux ternes et gris de la vieille mère. Le matin,après le plus modeste de tous les déjeuners, elle revenait prendreson tambour, plutôt par maintien que par obligation, car elleposait ses lunettes sur une petite travailleuse de bois rougi,aussi vieille qu’elle, et passait en revue, de huit heures et demieà dix heures environ, les gens habitués à traverser la rue&|160;;elle recueillait leurs regards, faisait des observations sur leursdémarches, sur leurs toilettes, sur leurs physionomies, et semblaitleur marchander sa fille, tant ses yeux babillards essayaientd’établir entre eux de sympathiques affections, par un manége dignedes coulisses. On devinait facilement que cette revue était pourelle un spectacle, et peut-être son seul plaisir. La fille levaitrarement la tête, la pudeur, ou peut-être le sentiment pénible desa détresse, semblait retenir sa figure attachée sur lemétier&|160;; aussi, pour qu’elle montrât aux passants sa minechiffonnée, sa mère devait-elle avoir poussé quelque exclamation desurprise. L’employé vêtu d’une redingote neuve, ou l’habitué qui seproduisait avec une femme à son bras, pouvaient alors voir le nezlégèrement retroussé de l’ouvrière, sa petite bouche rose, et sesyeux gris toujours pétillants de vie, malgré ses accablantesfatigues&|160;; ses laborieuses insomnies ne se trahissaient guèreque par un cercle plus ou moins blanc dessiné sous chacun de sesyeux, sur la peau fraîche de ses pommettes. La pauvre enfantsemblait être née pour l’amour et la gaieté, pour l’amour qui avaitpeint au-dessus de ses paupières bridées deux arcs parfaits, et quilui avait donné une si ample forêt de cheveux châtains qu’elleaurait pu se trouver sous sa chevelure comme sous un pavillonimpénétrable à l’oeil d’un amant&|160;; pour la gaieté qui agitaitses deux narines mobiles, qui formait deux fossettes dans ses jouesfraîches et lui faisait si vite oublier ses peines&|160;; pour lagaieté, cette fleur de l’espérance qui lui prêtait la forced’apercevoir sans frémir l’aride chemin de sa vie. La tête de lajeune fille était toujours soigneusement peignée. Suivantl’habitude des ouvrières de Paris, sa toilette lui semblait finiequand elle avait lissé ses cheveux et retroussé en deux arcs lepetit bouquet qui se jouait de chaque côté des tempes et tranchaitsur la blancheur de sa peau. La naissance de sa chevelure avaittant de grâce, la ligne de bistre nettement dessinée sur son coudonnait une si charmante idée de sa jeunesse et de ses attraits,que l’observateur, en la voyant penchée sur son ouvrage, sans quele bruit lui fit relever la tête, devait l’accuser de coquetterie.De si séduisantes promesses excitaient la curiosité de plus d’unjeune homme qui se retournait en vain dans l’espérance de voir cemodeste visage.

– Caroline, nous avons un habitué de plus, et aucun de nosanciens ne le vaut.

Ces paroles, prononcées à voix basse par la mère, dans unematinée du mois d’août 1815, avaient vaincu l’indifférence de lajeune ouvrière qui regarda vainement dans la rue : l’inconnu étaitdéjà loin.

– Par où s’est-il envolé&|160;? demanda-t-elle.

– Il reviendra sans doute à quatre heures, je le verrai venir,et t’avertirai en te poussant le pied. Je suis sûre qu’ilrepassera, voici trois jours qu’il prend par notre rue&|160;; maisil est inexact dans ses heures : le premier jour il est arrivé àsix heures, avant-hier à quatre, et hier à trois. Je me souviens del’avoir vu autrefois de temps à autre. C’est quelque employé de lapréfecture qui aura changé d’appartement dans le Marais. – Tiens,ajouta-t-elle, après avoir jeté un coup d’oeil dans la rue, notremonsieur à l’habit marron a pris perruque, comme cela lechange&|160;!

Le monsieur à l’habit marron devait être celui des habitués quifermait la procession quotidienne, car la vieille mère remit seslunettes, reprit son ouvrage en poussant un soupir et jeta sur safille un si singulier regard, qu’il eût été difficile à Lavaterlui-même de l’analyser. L’admiration, la reconnaissance, une sorted’espérance pour un meilleur avenir, se mêlaient à l’orgueil deposséder une fille si jolie. Le soir, sur les quatre heures, lavieille poussa le pied de Caroline, qui leva le nez assez à tempspour voir le nouvel acteur dont le passage périodique allait animerla scène. Grand, mince, pâle et vêtu de noir, cet homme paraissaitavoir quarante ans environ, et sa démarche avait quelque chose desolennel&|160;; quand son oeil fauve et perçant rencontra le regardterni de la vieille, il la fit trembler&|160;; elle cruts’apercevoir qu’il savait lire au fond des cœurs. L’inconnu setenait très-droit, et son abord devait être aussi glacial quel’était l’air de cette rue&|160;; le teint terreux et verdâtre deson visage était-il le résultat de travaux excessifs, ou produitpar une santé frêle et maladive&|160;? Ce problème fut résolu parla vieille mère de vingt manières différentes matin et soir.Caroline seule devina tout d’abord sur ce visage abattu les tracesd’une longue souffrance d’âme : ce front facile à se rider, cesjoues légèrement creusées gardaient l’empreinte du sceau aveclequel le malheur marque ses sujets, comme pour leur laisser laconsolation de se reconnaître d’un oeil fraternel et de s’unir pourlui résister. Si le regard de la jeune fille s’anima d’abord d’unecuriosité tout innocente, il prit une douce expression de sympathieà mesure que l’inconnu s’éloignait, semblable au dernier parent quiferme un convoi. La chaleur était en ce moment si forte, et ladistraction du passant si grande, qu’il n’avait pas remis sonchapeau en traversant cette rue malsaine, Caroline put alorsremarquer, pendant le moment où elle l’observa, l’apparence desévérité que ses cheveux relevés en brosse au-dessus de son frontlarge répandaient sur sa figure. L’impression vive, mais sanscharme, ressentie par Caroline à l’aspect de cet homme, neressemblait à aucune des sensations que les autres habitués luiavaient fait éprouver&|160;; pour la première fois, sa compassions’exerçait sur un autre que sur elle-même et sur sa mère, elle nerépondit rien aux conjectures bizarres qui fournirent un aliment àl’agaçante loquacité de sa vieille mère, et tira silencieusement salongue aiguille dessus et dessous le tulle tendu&|160;; elleregrettait de ne pas avoir assez vu l’étranger, et attendit aulendemain pour porter sur lui un jugement définitif. Pour lapremière fois aussi, l’un des habitués de la rue lui suggéraitautant de réflexions. Ordinairement, elle n’opposait qu’un souriretriste aux suppositions de sa mère qui voulait voir dans chaquepassant un protecteur pour sa fille. Si de semblables idées,imprudemment présentées par cette mère à sa fille, n’éveillaientpoint de mauvaises pensées, il fallait attribuer l’insouciance deCaroline à ce travail obstiné, malheureusement nécessaire, quiconsumait les forces de sa précieuse jeunesse, et devaitinfailliblement altérer un jour la limpidité de ses yeux, ou ravirà ses joues blanches les tendres couleurs qui les nuançaientencore. Pendant deux grands mois environ, la nouvelle connaissanceeut une allure très-capricieuse. L’inconnu ne passait pas toujourspar la rue du Tourniquet, car la vieille le voyait souvent le soirsans l’avoir aperçu le matin&|160;; il ne revenait pas à des heuresaussi fixes que les autres employés qui servaient de pendule àmadame Crochard&|160;; enfin, excepté la première rencontre où sonregard avait inspiré une sorte de crainte à la vieille mère, jamaisses yeux ne parurent faire attention au tableau pittoresque queprésentaient ces deux gnômes femelles. A l’exception de deuxgrandes portes et de la boutique obscure d’un ferrailleur, iln’existait à cette époque, dans la rue du Tourniquet, que desfenêtres grillées qui éclairaient par des jours de souffrance lesescaliers de quelques maisons voisines&|160;; le peu de curiositédu passant ne pouvait donc pas se justifier par de dangereusesrivalités&|160;; aussi, madame Crochard était-elle piquée de voirson monsieur noir, tel fut le nom qu’elle lui donna, toujoursgravement préoccupé, tenir les yeux baissés vers la terre ou levésen avant, comme s’il eût voulu lire l’avenir dans le brouillard duTourniquet. Néanmoins, un matin, vers la fin du mois de septembre,la tête lutine de Caroline Crochard se détachait si brillamment surle fond obscur de sa chambre, et se montrait si fraîche au milieudes fleurs tardives et des feuillages flétris entrelacés autour desbarreaux de la fenêtre&|160;; enfin la scène journalière présentaitalors des oppositions d’ombre et de lumière, de blanc et de rose,si bien mariées à la mousseline que festonnait la gentilleouvrière, avec les tons bruns et rouges des fauteuils, quel’inconnu contempla fort attentivement les effets de ce vivanttableau. Fatiguée de l’indifférence de son monsieur noir, lavieille mère avait, à la vérité, pris le parti de faire un telcliquetis avec ses bobines, que le passant morne et soucieux fûtpeut-être contraint par ce bruit insolite à regarder chez elle.L’étranger échangea seulement avec Caroline un regard, rapide ilest vrai, mais par lequel leurs âmes eurent un léger contact, etils conçurent tous deux le pressentiment qu’ils penseraient l’un àl’autre. Quand le soir, à quatre heures, l’inconnu revint, Carolinedistingua le bruit de ses pas sur le pavé criard, et quand ilss’examinèrent, il y eut de part et d’autre une sorte depréméditation : les yeux du passant furent animés d’un sentiment debienveillance qui le fit sourire, et Caroline rougit : la vieillemère les observa tous deux d’un air satisfait. A compter de cettemémorable matinée, le monsieur noir traversa deux fois par jour larue du Tourniquet, à quelques exceptions près, que les deux femmessurent remarquer&|160;; elles jugèrent, d’après l’irrégularité deses heures de retour, qu’il n’était ni aussi promptement libre, niaussi strictement exact qu’un employé subalterne. Pendant les troispremiers mois de l’hiver, deux fois par jour, Caroline et lepassant se virent ainsi pendant le temps qu’il mettait à franchirl’espace de chaussée occupé par la porte et par les trois fenêtresde la maison. De jour en jour cette rapide entrevue eut uncaractère d’intimité bienveillante qui finit par contracter quelquechose de fraternel. Caroline et l’inconnu parurent d’abord secomprendre&|160;; puis, à force d’examiner l’un et l’autre leursvisages, ils en prirent une connaissance approfondie. Ce futbientôt comme une visite que le passant faisait à Caroline&|160;;si, par hasard, son monsieur noir passait sans lui apporter lesourire à demi formé par sa bouche éloquente ou le regard ami deses yeux bruns, il lui manquait quelque chose : sa journée étaitincomplète. Elle ressemblait à ces vieillards pour lesquels lalecture de leur journal est devenue un tel plaisir, que, lelendemain d’une fête solennelle, ils s’en vont tout déroutésdemandant, autant par mégarde que par impatience, la feuille àl’aide de laquelle ils trompent un moment le vide de leurexistence. Mais ces fugitives apparitions avaient, autant pourl’inconnu que pour Caroline, l’intérêt d’une causerie familièreentre deux amis. La jeune fille ne pouvait pas plus dérober àl’oeil intelligent de son silencieux ami une tristesse, uneinquiétude, un malaise que celui-ci ne pouvait cacher à Carolineune préoccupation. – « Il a eu du chagrin hier&|160;! » était unepensée qui naissait souvent au cœur de l’ouvrière quand ellecontemplait, la figure altérée du monsieur noir. – » Oh&|160;! il abeaucoup travaillé&|160;! » était une exclamation due à d’autresnuances que Caroline savait distinguer. L’inconnu devinait aussique la jeune fille avait passé son dimanche à finir la robe audessin de laquelle il s’était intéressé&|160;; il voyait, auxapproches des termes de loyer, cette jolie figure assombrie parl’inquiétude, et il devinait quand Caroline avait veillé&|160;;mais il avait surtout remarqué comment les pensées tristes quidéfloraient les traits gais et délicats de cette jeune têtes’étaient graduellement dissipées à mesure que leur connaissanceavait vieilli. Lorsque l’hiver vint sécher les tiges, les fleurs etles feuillages du jardin parisien qui décorait la fenêtre, et quela fenêtre se ferma, l’inconnu ne vit pas, sans un souriredoucement malicieux, la clarté extraordinaire du carreau qui setrouvait à la hauteur de la tête de Caroline&|160;; la parcimoniedu feu, quelques traces d’une rougeur qui couperosait la figure desdeux femmes lui dénoncèrent l’indigence du petit ménage&|160;; maissi quelque douloureuse compassion se peignait alors dans ses yeux,Caroline lui opposait une gaieté fière. Cependant les sentimentséclos au fond de leurs cœurs y restaient ensevelis, sans qu’aucunévénement leur en apprît l’un à l’autre la force et l’étendue, ilsne connaissaient même pas le son de leurs voix. Ces deux amis muetsse gardaient, comme d’un malheur, de s’engager dans une plus intimeunion. Chacun d’eux semblait craindre d’apporter à l’autre uneinfortune plus pesante que celle qu’il voulait partager. Etait-cecette pudeur d’amitié qui les arrêtait ainsi&|160;? Etait-ce cetteappréhension de l’égoïsme ou cette méfiance atroce qui séparenttous les habitants réunis dans les murs d’une nombreuse cité&|160;?La voix secrète de leur conscience les avertissait-elle d’un périlprochain&|160;? Il serait impossible d’expliquer le sentiment quiles rendait aussi ennemis qu’amis, aussi indifférents l’un àl’autre qu’ils étaient attachés, aussi unis par l’instinct queséparés par le fait. Peut-être chacun d’eux voulait-il conserverses illusions. On eût dit parfois que l’inconnu craignait entendresortir quelques paroles grossières de ces lèvres aussi fraîches,aussi pures qu’une fleur, et que Caroline ne se croyait pas dignede cet être mystérieux en qui tout révélait le pouvoir et lafortune. Quant à madame Crochard, cette tendre mère, presquemécontente de l’indécision dans laquelle restait sa fille, montraitune mine boudeuse à son monsieur noir à qui elle avait jusque-làtoujours souri d’un air aussi complaisant que servile. Jamais ellene s’était plainte aussi amèrement à sa fille d’être encore à sonâge obligée de faire la cuisine&|160;; à aucune époque sesrhumatismes et son catarrhe ne lui avaient arraché autant degémissements&|160;; enfin, elle ne sut pas faire, pendant cethiver, le nombre d’aunes de tulle sur lequel Caroline avait comptéjusqu’alors. Dans ces circonstances et vers la fin du mois dedécembre, à l’époque où le pain était le plus cher, et où l’onressentait déjà le commencement de cette cherté des grains quirendit l’année 1816 si cruelle aux pauvres gens, le passantremarqua sur le visage de la jeune fille dont le nom lui étaitinconnu, les traces affreuses d’une pensée secrète que ses souriresbienveillants ne dissipèrent pas. Bientôt il reconnut, dans lesyeux de Caroline, les flétrissants indices d’un travail nocturne.Dans une des dernières nuits de ce mois, le passant revint,contrairement à ses habitudes, vers une heure du matin par la ruedu Tourniquet-Saint-Jean. Le silence de la nuit lui permitd’entendre de loin, avant d’arriver à la maison de Caroline, lavoix pleurarde de la vieille mère et celle plus douloureuse de lajeune ouvrière, dont les éclats retentissaient mêlés auxsifflements d’une pluie de neige&|160;; il tâcha d’arriver à paslents&|160;; puis, au risque de se faire arrêter, il se tapitdevant la croisée pour écouter la mère et la fille en les examinantpar le plus grand des trous qui découpaient les rideaux demousseline jaunie, et les rendaient semblables à ces grandesfeuilles de chou mangées en rond par des chenilles Le curieuxpassant vit un papier timbré sur la table qui séparait les deuxmétiers et sur laquelle était posée la lampe entre les deux globespleins d’eau. Il reconnut facilement une assignation. MadameCrochard pleurait, et la voix de Caroline avait un son guttural quien altérait le timbre doux et caressant.

– Pourquoi tant te désoler, ma mère&|160;? Monsieur Molineux nevendra pas nos meubles et ne nous chassera pas avant que j’aieterminé cette robe&|160;; encore deux nuits, et j’irai la porterchez madame Roguin.

– Et si elle te fait attendre comme toujours&|160;? mais le prixde ta robe paiera-t-il aussi le boulanger&|160;?

Le spectateur de cette scène possédait une telle habitude delire sur les visages, qu’il crut entrevoir autant de fausseté dansla douleur de la mère que de vérité dans le chagrin de lafille&|160;; il disparut aussitôt, et revint quelques instantsaprès. Quand il regarda par le trou de la mousseline, la mère étaitcouchée&|160;; penchée sur son métier, la jeune ouvrièretravaillait avec une infatigable activité&|160;; sur la table, àcôté de l’assignation, se trouvait un morceau de paintriangulairement coupé, posé sans doute là pour la nourrir pendantla nuit, tout en lui rappelant la récompense de son courage.L’inconnu frissonna d’attendrissement et de douleur, il jeta sabourse à travers une vitre fêlée de manière à la faire tomber auxpieds de la jeune fille&|160;; puis, sans jouir de sa surprise, ils’évada le cœur palpitant, les joues en feu. Le lendemain, letriste et sauvage étranger passa en affectant un air préoccupé,mais il ne put échapper à la reconnaissance de Caroline qui avaitouvert la fenêtre et s’amusait à bêcher avec un couteau la caissecarrée couverte de neige, prétexte dont la maladresse ingénieuseannonçait à son bienfaiteur qu’elle ne voulait pas, cette fois, levoir à travers les vitres. La brodeuse fit, les yeux pleins delarmes, un signe de tête à son protecteur comme pour lui dire : –Je ne puis vous payer qu’avec le cœur. Mais l’inconnu parut ne riencomprendre à l’expression de cette reconnaissance vraie. Le soir,quand il re- passa, Caroline, qui s’occupait à recoller une feuillede papier sur la vitre brisée, put lui sourire en montrant commeune promesse l’émail de ses dents brillantes. Le monsieur noir pritdès lors un autre chemin et ne se montra plus dans la rue duTourniquet.

Dans les premiers jours du mois de mai suivant, un samedi matinque Caroline apercevait, entre les deux lignes noires des maisons,une faible portion d’un ciel sans nuages, et pendant qu’ellearrosait avec un verre d’eau le pied de son chèvrefeuille, elle dità sa mère : – Maman, il faut aller demain nous promener àMontmorency&|160;! A peine cette phrase était-elle prononcée d’unair joyeux, que le monsieur noir vint à passer, plus triste et plusaccablé que jamais&|160;; le chaste et caressant regard queCaroline lui jeta pouvait passer pour une invitation. Aussi, lelendemain, quand madame Crochard, vêtue d’une redingote de mérinosbrun rouge, d’un chapeau de soie et d’un châle à grandes raiesimitant le cachemire, se présenta pour choisir un coucou au coin dela rue du Faubourg-Saint-Denis et de la rue d’Enghien, ytrouva-t-elle son inconnu, planté sur ses pieds comme un homme quiattend sa femme. Un sourire de plaisir dérida la figure del’étranger quand il aperçut Caroline dont le petit pied étaitchaussé de guêtres en prunelle couleur puce, dont la robe blanche,emportée par un vent perfide pour les femmes mal faites, dessinaitdes formes attrayantes, et dont la figure, ombragée par un chapeaude paille de riz doublée en satin rose, était comme illuminée d’unreflet céleste&|160;; sa large ceinture de couleur puce faisaitvaloir une taille à tenir entre les deux mains&|160;; ses cheveux,partagés en deux bandeaux de bistre sur un front blanc comme de laneige, lui donnaient un air de candeur que rien ne démentait. Leplaisir semblait rendre Caroline aussi légère que la paille de sonchapeau&|160;; mais il y eut en elle une espérance qui éclipsa toutà coup sa parure et sa beauté quand elle vit le monsieur noir.Celui-ci, qui semblait irrésolu, fut peut-être décidé à servir decompagnon de voyage à l’ouvrière par la subite révélation dubonheur que causait sa présence. Il loua, pour aller àSaint-Leu-Taverny, un cabriolet dont le cheval paraissait assezbon&|160;; il offrit à madame Crochard et à sa fille d’y prendreplace, et la mère accepta sans se faire prier&|160;; mais au momentoù la voiture se trouva sur la route de Saint-Denis, elle s’avisad’avoir des scrupules et de hasarder quelques civilités sur la gêneque deux femmes allaient causer à leur compagnon. – Monsieurvoulait peut-être se rendre seul à Saint-Leu&|160;? dit-elle avecune fausse bonhomie. Mais elle ne tarda pas à se plaindre de lachaleur, et surtout de son catarrhe, qui, disait-elle, ne lui avaitpas permis de fermer l’oeil une seule fois pendant la nuit&|160;;aussi, à peine la voiture eut-elle atteint Saint-Denis, que madameCrochard parut endormie&|160;; quelques-uns de ses ronflementssemblèrent suspects à l’inconnu, qui fronça les sourcils enregardant la vieille femme d’un air singulièrement soupçonneux.

– Oh&|160;! elle dort, dit naïvement Caroline, elle n’a pascessé de tousser depuis hier soir. Elle doit être bienfatiguée.

Pour toute réponse, le compagnon de voyage jeta sur la jeunefille un rusé sourire comme pour lui dire : – Innocente créature,tu ne connais pas ta mère&|160;! Cependant, malgré sa défiance, etquand la voiture roula sur la terre dans cette longue avenue depeupliers qui conduit à Eaubonne, le monsieur noir crut madameCrochard réellement endormie&|160;; peut-être aussi ne voulait-ilplus examiner jusqu’à quel point ce sommeil était feint ouvéritable. Soit que la beauté du ciel, l’air pur de la campagne etces parfums enivrants répandus par les premières pousses despeupliers, par les fleurs du saule, et par celles des épinesblanches, eussent disposé son cœur à s’épanouir commes’épanouissait la nature&|160;; soit qu’une plus longue contraintelui devînt importune, ou que les yeux pétillants de Carolineeussent répondu à l’inquiétude des siens, l’inconnu entreprit avecsa jeune compagne une conversation aussi vague que les balancementsdes arbres sous l’effort de la brise, aussi vagabonde que lesdétours du papillon dans l’air bleu, aussi peu raisonnée que lavoix doucement mélodieuse des champs, mais empreinte comme elled’un mystérieux amour. A cette époque, la campagne n’est-elle pasfrémissante comme une fiancée qui a revêtu sa robe d’hyménée, et neconvie-t-elle pas au plaisir les âmes les plus froides&|160;?Quitter les rues ténébreuses du Marais, pour la première foisdepuis le dernier automne, et se trouver au sein de l’harmonieuseet pittoresque vallée de Montmorency&|160;; la traverser au matin,en ayant devant les yeux l’infini de ses horizons, et pouvoirreporter, de là, son regard sur des yeux qui peignent aussil’infini en exprimant l’amour, quels cœurs resteraient glacés,quelles lèvres garderaient un secret&|160;? L’inconnu trouvaCaroline plus gaie que spirituelle, plus aimantequ’instruite&|160;; mais, si son rire accusait de la folâtrerie,ses paroles promettaient un sentiment vrai. Quand, auxinterrogations sagaces de son compagnon, la jeune fille répondaitpar une effusion de cœur que les classes inférieures prodiguentsans y mettre de réticences comme les gens du grand monde, lafigure du monsieur noir s’animait et semblait renaître&|160;; saphysionomie perdait par degrés la tristesse qui en contractait lestraits&|160;; puis, de teinte en teinte, elle prit un air dejeunesse et un caractère de beauté qui rendirent Caroline heureuseet fière. La jolie brodeuse devina que son protecteur était un êtresevré depuis long-temps de tendresse et d’amour, de plaisir et decaresses, ou que peut-être il ne croyait plus au dévouement d’unefemme. Enfin, une saillie inattendue du léger babil de Carolineenleva le dernier voile qui ôtait à la figure de l’inconnu sajeunesse réelle et son caractère primitif&|160;; il sembla faire unéternel divorce avec des idées importunes, et déploya la vivacitéd’âme que décelait sa figure. La causerie devint insensiblement sifamilière, qu’au moment où la voiture s’arrêta aux premièresmaisons du long village de Saint-Leu, Caroline nommait l’inconnumonsieur Roger. Pour la première fois seulement, la vieille mère seréveilla.

– Caroline, elle aura tout entendu, dit Roger d’une voixsoupçonneuse à l’oreille de la jeune fille.

Caroline répondit par un ravissant sourire d’incrédulité quidissipa le nuage sombre que la crainte d’un calcul chez la mèreavait répandue sur le front de cet homme défiant. Sans s’étonner derien, madame Crochard approuva tout, suivit sa fille et monsieurRoger dans le parc de Saint-Leu, où les deux jeunes gens étaientconvenus d’aller pour visiter les riantes prairies et les bosquetsembaumés que le goût de la reine Hortense a rendus si célèbres.

– Mon Dieu, combien cela est beau&|160;! s’écria Carolinelorsque, montée sur la croupe verte où commence la forêt deMontmorency, elle aperçut à ses pieds l’immense vallée quidéroulait ses sinuosités semées de villages, les horizons bleuâtresde ses collines, ses clochers, ses prairies, ses champs, et dont lemurmure vint expirer à l’oreille de la jeune fille comme unbruissement de la mer. Les trois voyageurs côtoyèrent les bordsd’une rivière factice, et arrivèrent à cette vallée suisse dont lechalet reçut plus d’une fois la reine Hortense et Napoléon. QuandCaroline se fut assise avec un saint respect sur le banc de boismoussu où s’étaient reposés des rois, des princesses et l’empereur,madame Crochard manifesta le désir de voir de plus près un pontsuspendu entre deux rochers qui s’apercevait au loin, et se dirigeavers cette curiosité champêtre en laissant son enfant sous la gardede monsieur Roger, mais en lui disant qu’elle ne les perdrait pasde vue.

– Eh&|160;! quoi, pauvre petite, s’écria Roger, vous n’avezjamais désiré la fortune et les jouissances du luxe&|160;? Vous nesouhaitez pas quelquefois de porter les belles robes que vousbrodez&|160;?

– Je vous mentirais, monsieur Roger, si je vous disais que je nepense pas au bonheur dont jouissent les riches. Ah&|160;! oui, jesonge souvent, quand je m’endors surtout, au plaisir que j’auraisde voir ma pauvre mère ne pas être obligée d’aller par le mauvaistemps chercher nos petites provisions, à son âge. Je voudrais quele matin une femme de ménage lui apportât, pendant qu’elle estencore au lit, son café bien sucré avec du sucre blanc. Elle aime àlire des romans, la pauvre bonne femme, eh&|160;! bien, jepréférerais lui voir user ses yeux à sa lecture favorite, plutôtqu’à remuer des bobines depuis le matin jusqu’au soir. Il luifaudrait aussi un peu de bon vin. Enfin je voudrais la savoirheureuse, elle est si bonne&|160;!

– Elle vous a donc bien prouvé sa bonté&|160;?

– Oh&|160;! oui, répliqua la jeune fille d’un son de voixprofond. Puis après un assez court moment de silence pendant lequelles deux jeunes gens regardèrent madame Crochard qui, parvenue aumilieu du pont rustique, les menaçait du doigt, Caroline reprit : –Oh&|160;! oui, elle me l’a prouvé. Combien ne m’a-t-elle passoignée quand j’étais petite&|160;! Elle a vendu ses dernierscouverts d’argent pour me mettre en apprentissage chez la vieillefille qui m’a appris à broder. Et mon pauvre père&|160;! combien demal n’a-t-elle pas eu pour lui faire passer heureusement sesderniers moments&|160;! A cette idée la jeune fille tressaillit etse fit un voile de ses deux mains. – Ah&|160;! bah, ne pensonsjamais aux malheurs passés, dit-elle en essayant de reprendre unair enjoué. Elle rougit en s’apercevant que Roger s’était attendri,mais elle n’osa le regarder.

– Que faisait donc votre père, demanda-t-il.

– Mon père était danseur à l’opéra avant la révolution, dit-ellede l’air le plus naturel du monde, et ma mère chantait dans leschœurs. Mon père, qui commandait les évolutions sur le théâtre, setrouva par hasard à la prise de la Bastille. Il fut reconnu parquelques-uns des assaillants qui lui demandèrent s’il ne dirigeraitpas bien une attaque réelle, lui qui en commandait de feintes authéâtre. Mon était brave, il accepta, conduisit les insurgés, etfut récompensé par le grade de capitaine dans l’armée deSambre-et-Meuse, où il se comporta de manière à monter rapidementen grade, il devint colonel&|160;; mais il fut si grièvement blesséà Lutzen qu’il est revenu mourir à Paris, après un an de maladie.Les Bourbons sont arrivés, ma mère n’a pu obtenir de pension, etnous sommes retombées dans une si grande misère, qu’il a fallutravailler pour vivre. Depuis quelque temps la bonne femme estdevenue maladive&|160;; aussi jamais ne l’ai-je vue si peurésignée&|160;; elle se plaint&|160;; et je le conçois, elle agoûté les douceurs d’une vie heureuse. Quant à moi, qui ne sauraisregretter des délices que je n’ai pas connues, je ne demande qu’uneseule chose au ciel…

– Quoi&|160;? dit vivement Roger qui semblait rêveur.

– Que les femmes portent toujours des tulles brodés pour quel’ouvrage ne manque jamais.

La franchise de ces aveux intéressa le jeune homme, qui regardad’un oeil moins hostile madame Crochard quand elle revint vers euxd’un pas lent.

– Hé bien, mes enfants, avez-vous bien jasé, leur demanda-t-elled’un air tout à la fois indulgent et railleur. Quand on pense,monsieur Roger, que le petit caporal s’est assis là où vous êtes,reprit-elle après un moment de silence&|160;! – Pauvre homme&|160;!ajouta-t-elle, mon mari l’aimait-il&|160;! Ah&|160;! Crochard aaussi bien fait de mourir, car il n’aurait pas enduré de le savoirlà où ils l’ont mis.

Roger posa un doigt sur ses lèvres, et la bonne vieille, hochantla tête, dit d’un air sérieux : – Suffit, on aura la bouche closeet la langue morte. Mais, ajouta-t-elle en ouvrant les bords de soncorsage et montrant une croix et son ruban rouge suspendus à soncou par une faveur noire, ils ne m’empêcheront pas de porter ce quel’autre a donné à mon pauvre Crochard, et je me ferai certesenterrer avec…

En entendant des paroles qui passaient alors pour séditieuses,Roger interrompit la vieille mère en se levant brusquement, et ilsretournèrent au village à travers les allées du parc. Le jeunehomme s’absenta pendant quelques instants pour aller commander unrepas chez le meilleur traiteur de Taverny&|160;; puis il revintchercher les deux femmes, et les y conduisit en les faisant passerpar les sentiers de la forêt. Le dîner fut gai. Roger n’était déjàplus cette ombre sinistre qui passait naguère rue du Tourniquet, ilressemblait moins au monsieur noir qu’à un jeune homme confiant,prêt à s’abandonner au courant de la vie, comme ces deux femmesinsouciantes et laborieuses qui, le lendemain peut-être,manqueraient de pain&|160;; il paraissait être sous l’influence desjoies du premier âge, son sourire avait quelque chose de caressantet d’enfantin. Quand sur les cinq heures, le joyeux dîner futterminé par quelques verres de vin de Champagne, Roger proposa lepremier d’aller sous les châtaigniers au bal du village, oùCaroline et lui dansèrent ensemble : leurs mains se pressèrent avecintelligence, leurs cœurs battirent animés d’une mêmeespérance&|160;; et sous le ciel bleu, aux rayons obliques etrouges du couchant, leurs regards arrivèrent à un éclat qui poureux faisait pâlir celui du ciel. Etrange puissance d’une idée etd’un désir&|160;! Rien ne semblait impossible à ces deux êtres.Dans ces moments magiques où le plaisir jette ses reflets jusquesur l’avenir, l’âme ne prévoit que du bonheur. Cette jolie journéeavait déjà créé pour tous deux des souvenirs auxquels ils nepouvaient rien comparer dans le passé de leur existence. La sourceserait-elle donc plus gracieuse que le fleuve, le désir serait-ilplus ravissant que la jouissance, et ce qu’on espère plus attrayantque tout ce qu’on possède&|160;?

– Voilà donc la journée déjà finie&|160;! Cette exclamationéchappait à l’inconnu au moment où cessait la danse, et Caroline leregarda d’un air compatissant en lui voyant reprendre une légèreteinte de tristesse.

– Pourquoi ne seriez-vous pas aussi content à Parisqu’ici&|160;? dit-elle. Le bonheur n’est-il qu’à Saint-Leu&|160;?Il me semble maintenant que je ne puis être malheureuse nullepart.

L’inconnu tressaillit à ces paroles dictées par ce doux abandonqui entraîne toujours les femmes plus loin qu’elles ne veulentaller, de même que la pruderie leur donne souvent plus de cruautéqu’elles n’en ont. Pour la première fois, depuis le regard quiavait en quelque sorte commencé leur amitié, Caroline et Rogereurent une même pensée&|160;; s’ils ne l’exprimèrent pas, ils lasentirent au même moment par une mutuelle impression, semblable àcelle d’un bienfaisant foyer qui les aurait consolés des atteintesde l’hiver&|160;; puis, comme s’ils eussent craint leur silence,ils se rendirent alors à l’endroit où leur modeste voiture lesattendait&|160;; mais avant d’y monter, ils se prirentfraternellement par la main, et coururent dans une allée sombredevant madame Crochard. Quand ils ne virent plus le blanc bonnet detulle qui leur indiquait la vieille mère comme un point à traversles feuilles : – Caroline&|160;! dit Roger d’une voix troublée etle cœur palpitant. La jeune fille confuse recula de quelques pas encomprenant les désirs que cette interrogation révélait&|160;;néanmoins, elle tendit sa main qui fut baisée avec ardeur etqu’elle retira vivement, car en se levant sur la pointe des pieds,elle avait aperçu sa mère. Madame Crochard fit semblant de ne rienvoir, comme si, par un souvenir de ses anciens rôles, elle eût dûne figurer là qu’en a parte.

L’aventure de ces deux jeunes gens ne se continua pas long-tempsdans la rue du Tourniquet. Pour retrouver Caroline et Roger, il estnécessaire de se transporter au milieu du Paris moderne, où ilexiste, dans les maisons nouvellement bâties, de ces appartementsqui semblent faits exprès pour que de nouveaux mariés y passentleur lune de miel : les peintures et les papiers y sont jeunescomme les époux, et la décoration en est dans sa fleur comme leuramour&|160;; tout y est en harmonie avec de jeunes idées, avec debouillants désirs. Au milieu de la rue Taitbout, dans une maisondont la pierre de taille était encore blanche, dont les colonnes duvestibule et de la porte n’avaient encore aucune souillure, et dontles murs reluisaient de cette peinture d’un blanc de plomb que nospremières relations avec l’Angleterre mettaient à la mode, setrouvait, au second étage, un petit appartement arrangé parl’architecte comme s’il en avait deviné la destination. Une simpleet fraîche antichambre, revêtue en stuc à hauteur d’appui, donnaitentrée dans un salon et dans une petite salle à manger. Le saloncommuniquait à une jolie chambre à coucher à laquelle attenait unesalle de bain. Les cheminées y étaient toutes garnies de hautesglaces encadrées avec recherche. Les portes avaient pour ornementsdes arabesques de bon goût, et les corniches étaient d’un stylepur. Un amateur aurait reconnu là, mieux qu’ailleurs, cette sciencede distribution et de décor qui distingue les œuvres de nosarchitectes modernes. Cet appartement était habité depuis un moisenviron par Caroline pour qui l’un de ces tapissiers qui netravaillent que guidés par les artistes l’avait meublésoigneusement. La description succincte de la pièce la plusimportante suffira pour donner une idée des merveilles que cetappartement avait présentées à celle qui vint s’y installer, amenéepar Roger. Des tentures en étoffe grise, égayées par des agrémentsen soie verte, décoraient les murs de sa chambre à coucher. Lesmeubles, couverts en ca- simir clair, avaient les formes gracieuseset légères ordonnées par le dernier caprice de la mode : unecommode en bois indigène incrustée de filets bruns, gardait lestrésors de la parure&|160;; un secrétaire pareil servait à écrirede doux billets sur un papier parfumé&|160;; le lit, drapé àl’antique ne pouvait inspirer que des idées de volupté par lamollesse de ses mousselines élégamment jetées&|160;; les rideaux desoie grise à franges vertes étaient toujours étendus de manière àintercepter le jour&|160;; une pendule de bronze représentaitl’Amour couronnant Psyché&|160;; enfin un tapis à dessins gothiquesimprimés sur un fond rougeâtre faisait ressortir les accessoires dece lieu plein de délices. En face d’une psyché se trouvait unepetite toilette devant laquelle l’ex-brodeuse s’impatientait de lascience de Plaisir, un illustre coiffeur.

– Espérez-vous finir ma coiffure aujourd’hui&|160;?dit-elle.

– Madame a les cheveux si longs et si épais, réponditPlaisir.

Caroline ne put s’empêcher de sourire. La flatterie de l’artisteavait sans doute réveillé dans son cœur le souvenir des louangespassionnées que lui adressait son ami sur la beauté d’une chevelurequ’il idolâtrait. Le coiffeur parti, la femme de chambre vint tenirconseil avec elle sur la toilette qui plairait le plus à Roger. Onétait alors au commencement de septembre 1816, il faisait froid :une robe de grenadine verte garnie en chinchilla fut choisie.Aussitôt sa toilette terminée, Caroline s’élança vers le salon, youvrit une croisée qui donnait sur l’élégant balcon dont la façadede la maison était décorée et se croisa les bras en s’appuyant surune rampe en fer bronzé&|160;; elle resta là dans une attitudecharmante, non pour s’offrir à admiration des passants et leur voirtourner la tête vers elle, mais pour regarder la petite portion deboulevard qu’elle pouvait apercevoir au bout de la rue Taitbout.Cette échappée de vue, que l’on comparerait volontiers au troupratiqué pour les acteurs dans un rideau de théâtre, lui permettaitde distinguer une multitude de voitures élégantes et une foule demonde emportées avec la rapidité des ombres chinoises. Ignorant siRoger viendrait à pied ou en voiture, l’ancienne ouvrière de la ruedu Tourniquet examinait tour à tour les piétons et les tilburys,voitures légères récemment importées en France par les Anglais. Desexpressions de mutinerie et d’amour passaient sur sa jeune figurequand, après un quart d’heure d’attente, son oeil perçant ou soncœur ne lui avaient pas encore fait reconnaître celui qu’elle sa-vait devoir venir. Quel mépris, quelle insouciance se peignaientsur son beau visage pour toutes les créatures qui s’agitaient commedes fourmis sous ses pieds&|160;! ses yeux gris, pétillants demalice, étincelaient. Elle était là pour elle-même, sans se douterque tous les jeunes gens emportaient mille confus désirs à l’aspectde ses formes attrayantes. Elle évitait leurs hommages avec autantde soin que les plus fières en mettent à les recueillir pendantleurs promenades à Paris, et ne s’inquiétait certes guère si lesouvenir de sa blanche figure penchée ou de son petit pied quidépassait le balcon, si la piquante image de ses yeux animés et deson nez voluptueusement retroussé, s’effaceraient ou non lelendemain du cœur des passants qui l’avaient admirée : elle nevoyait qu’une figure et n’avait qu’une idée. Quand la têtemouchetée d’un certain cheval bai-brun vint à dépasser la hauteligne tracée dans l’espace par les maisons, Caroline tressaillit etse haussa sur la pointe des pieds pour tâcher de reconnaître lesguides blanches et la couleur du tilbury. C’était lui&|160;! Rogertourne l’angle de la rue, voit le balcon, fouette son cheval quis’élance et arrive à cette porte bronzée à laquelle il est aussihabitué que son maître. La porte de l’appartement fut ouverted’avance par la femme de chambre, qui avait entendu le cri de joiejeté par sa maîtresse&|160;; Roger se précipita vers le salon,pressa Caroline dans ses bras, et l’embrassa avec cette effusion desentiment que provoquent toujours les réunions peu fréquentes dedeux êtres qui s’aiment&|160;; il l’entraîna, ou plutôt ilsmarchèrent par une volonté unanime, quoique enlacés dans les brasl’un de l’autre, vers cette chambre discrète et embaumée&|160;; unecauseuse les reçut devant le foyer, et ils se contemplèrent unmoment en silence, en n’exprimant leur bonheur que par les vivesétreintes de leurs mains, en se communiquant leurs pensées par unlong regard.

– Oui, c’est lui, dit-elle enfin&|160;; oui, c’est toi. Sais-tuque voici trois grands jours que je ne t’ai vu, un siècle&|160;!Mais qu’as-tu&|160;? tu as du chagrin.

– Ma pauvre Caroline…

– Oh&|160;! voilà, ma pauvre Caroline…

– Non, ne ris pas, mon ange&|160;; nous ne pouvons pas aller cesoir à Feydeau.

Caroline fit une petite mine boudeuse, mais qui se dissipa toutà coup.

– Je suis une sotte&|160;! Comment puis-je penser au spectaclequand je te vois&|160;? Te voir, n’est-ce pas le seul spectacle quej’aime, s’écria-t-elle en passant ses doigts dans les cheveux deRoger.

– Je suis obligé d’aller chez le procureur-général, car nousavons en ce moment une affaire épineuse. Il m’a rencontré dans lagrande salle&|160;; et comme c’est moi qui porte la parole, il m’aengagé à venir dîner avec lui&|160;; mais, ma chérie, tu peux allerà Feydeau avec ta mère, je vous y rejoindrai si la conférence finitde bonne heure.

– Aller au spectacle sans toi, s’écria-t-elle avec uneexpression d’étonnement, ressentir un plaisir que tu ne partageraispas&|160;!… Oh&|160;! mon Roger, vous mériteriez de ne pas êtreembrassé, ajouta-t-elle en lui sautant au cou par un mouvementaussi naïf que voluptueux.

– Caroline, il faut que je rentre m’habiller. Le Marais estloin, et j’ai encore quelques affaires à terminer.

– Monsieur, reprit Caroline en l’interrompant, prenez garde à ceque vous dites là&|160;! Ma mère m’a averti que, quand les hommescommencent à nous parler de leurs affaires, ils ne nous aimentplus.

– Caroline, ne suis-je pas venu&|160;? n’ai-je pas dérobé cetteheure à mon impitoyable…

– Chut, dit-elle en mettant un doigt sur la bouche de Roger,chut, ne vois-tu pas que je me moque&|160;!

En ce moment ils étaient revenus tous les deux dans le salon,Roger y aperçut un meuble apporté le matin même par l’ébéniste : levieux métier en bois de rose dont le produit nourrissait Carolineet sa mère quand elles habitaient la rue du Tourniquet-Saint-Jean,avait été remis à neuf, et une robe de tulle d’un riche dessin yétait déjà tendue.

– Eh bien, mon bon ami, ce soir je travaillerai. En brodant jeme croirai encore à ces premiers jours où tu passais devant moisans mot dire, mais non sans me regarder&|160;; à ces jours où lesouvenir de tes regards me tenait éveillée pendant la nuit. O moncher métier, le plus beau meuble de mon salon, quoiqu’il ne mevienne pas de toi&|160;! – Tu ne sais pas, dit-elle en s’asseyantsur les genoux de Roger qui ne pouvant résister à ses émotionsétait tombé dans un fauteuil… Ecoute-moi donc&|160;? je veux donneraux pauvres tout ce que je gagnerai avec ma broderie. Tu m’as faitesi riche&|160;! Combien j’aime cette jolie terre de Bellefeuille,moins pour ce qu’elle est que parce que c’est toi qui me l’asdonnée. Mais, dis-moi, mon Roger, je voudrais m’appeler Caroline deBellefeuille, le puis-je&|160;? tu dois le savoir : est-ce légal outoléré&|160;?

Il fit une petite moue d’affirmation qui lui était suggérée parsa haine pour le nom de Crochard, et Caroline sauta légèrement enfrappant ses mains l’une contre l’autre.

– Il me semble, s’écria-t-elle, que je t’appartiendrai bienmieux ainsi. Ordinairement une fille renonce à son nom et prendcelui de son mari… Une idée importune qu’elle chassa aussitôt lafit rougir, elle prit Roger par la main, et le mena devant un pianoouvert. – Ecoute, dit-elle. Je sais maintenant ma sonate comme unange. Et ses doigts couraient déjà sur les touches d’ivoire, quandelle se sentit saisie et enlevée par la taille.

– Caroline, je devrais être loin.

– Tu veux partir&|160;? eh&|160;! bien, va-t’en, dit-elle enboudant&|160;; mais elle sourit après avoir regardé la pendule, ets’écria joyeusement :

– Je t’aurai toujours gardé un quart d’heure de plus.

– Adieu, mademoiselle de Bellefeuille, dit-il avec la douceironie de l’amour.

Après avoir pris un baiser, elle reconduisit son Roger jusquesur le seuil de la porte. Quand le bruit de ses pas ne retentitplus dans l’escalier, elle accourut sur le balcon pour le voirmontant dans le tilbury, pour lui voir en prendre les guides, pourrecueillir un dernier regard, entendre le coup de fouet, leroulement des roues sur le pavé, et pour suivre des yeux lebrillant cheval, le chapeau du maître, le galon d’or qui garnissaitcelui du jockey, pour regarder même long-temps encore après quel’angle noir de la rue lui eut dérobé cette vision.

Cinq ans après l’installation de mademoiselle Caroline deBellefeuille dans la jolie maison de la rue Taitbout, il s’y passa,pour la seconde fois, une de ces scènes domestiques qui resserrentencore les liens d’affection entre deux êtres qui s’aiment. Aumilieu du salon bleu, devant la fenêtre qui s’ouvrait sur lebalcon, un petit garçon de quatre ans et demi faisait un tapageinfernal en fouettant le cheval de carton sur lequel il étaitmonté, et dont les deux arcs recourbés qui en soutenaient les piedsn’allaient pas assez vite au gré du tapageur&|160;; sa jolie petitetête à cheveux blonds, qui retombaient en mille boucles sur unecollerette brodée, sourit comme une figure d’ange à sa mère quand,du fond d’une bergère, elle lui dit : – Pas tant de bruit, Charles,tu vas réveiller ta petite sœur. Le curieux enfant descendit alorsbrusquement de cheval, arriva sur la pointe des pieds comme s’ileût craint le bruit de ses pas sur le tapis, mit un doigt entre sespetites dents, demeura dans une de ces attitudes enfantines quin’ont tant de grâce que parce que tout en est naturel, et leva levoile de mousseline blanche qui cachait le frais visage d’unepetite fille endormie sur les genoux de sa mère.

– Elle dort donc, Eugénie&|160;? dit-il tout étonné. Pourquoidonc qu’elle dort quand nous sommes éveillés&|160;? ajouta-t-il enouvrant de grands yeux noirs qui flottaient dans un fluideabondant.

– Dieu seul sait cela, répondit Caroline en souriant.

La mère et l’enfant contemplèrent cette petite fille, baptiséele matin même. Caroline, alors âgée d’environ vingt-quatre ans,offrait tous les développements d’une beauté qu’un bonheur sansnuages et des plaisirs constants avaient fait épanouir. En elle lafemme était accomplie. Charmée d’obéir aux désirs de son cherRoger, elle avait acquis les connaissances qui lui manquaient, elletouchait assez bien du piano et chantait agréablement. Ignorant lesusages d’une société qui l’eut repoussée et où elle ne serait pointallée quand même on l’y aurait accueillie, car la femme heureuse neva pas dans le monde, elle n’avait su ni prendre cette élégance demanières, ni apprendre cette conversation pleine de mots et vide depensées qui a cours dans les salons&|160;; mais, en revanche, elleconquit laborieusement les connaissances indispensables à une mèredont toute l’ambition consiste à bien élever ses enfants. Ne pasquitter son fils, lui donner dès le berceau ces leçons de tous lesmoments qui gravent en de jeunes âmes le goût du beau et du bon, lepréserver de toute influence mauvaise, remplir à la fois lespénibles fonctions de la bonne et les douces obligations d’unemère, tels furent ses uniques plaisirs.

Dès le premier jour, cette discrète et douce créature se résignasi bien à ne point faire un pas hors de la sphère enchantée où pourelle se trouvaient toutes ses joies, qu’après six ans de l’union laplus tendre, elle ne connaissait encore à son ami que le nom deRoger. Placée dans sa chambre à coucher, la gravure du tableau dePsyché arrivant avec sa lampe pour voir l’Amour malgré sa défense,lui rappelait les conditions de son bonheur. Pendant ces sixannées, ses modestes plaisirs ne fatiguèrent jamais par uneambition mal placée le cœur de Roger, vrai trésor de bonté. Jamaiselle ne souhaita ni diamants ni parures, et refusa le luxe d’unevoiture vingt fois offerte à sa vanité. Attendre sur le balcon lavoiture de Roger, aller avec lui au spectacle ou se promenerensemble pendant les beaux jours dans les environs de Paris,l’espérer, le voir, et l’espérer encore, étaient l’histoire de savie, pauvre d’événements, mais pleine d’amour.

En berçant sur ses genoux par une chanson la fille venuequelques mois avant cette journée, elle se plut à évoquer lessouvenirs du temps passé. Elle s’arrêta plus volontiers sur lesmois de septembre, époque à laquelle chaque année son Rogerl’emmenait à Bellefeuille y passer ces beaux jours qui semblentappartenir à toutes les saisons. La nature est alors aussi prodiguede fleurs que de fruits, les soirées sont tièdes, les matinées sontdouces, et l’éclat de l’été succède souvent à la mélancolie del’automne. Pendant les premiers temps de son amour, elle avaitattribué l’égalité d’âme et la douceur de caractère, dont tant depreuves lui furent données par Roger, à la rareté de leursentrevues toujours désirées et à leur manière de vivre qui ne lesmettait pas sans cesse en présence l’un de l’autre, comme le sontdeux époux. Elle souvint alors avec délices que, tourmentée devaines craintes, elle l’avait épié en tremblant pendant leurpremier séjour à cette petite terre du Gatinais. Inutile espionnaged’amour&|160;! chacun de ces mois de bonheur passa comme un songe,au sein d’une félicité qui ne se démentit jamais. Elle avaittoujours vu à ce bon être un tendre sourire sur les lèvres, sourirequi semblait être l’écho du sien. A ces tableaux trop vivementévoqués, ses yeux se mouillèrent de larmes, elle crut ne pas aimerassez et fut tentée de voir, dans le malheur de sa situationéquivoque, une espèce d’impôt mis par le sort sur son amour. Enfin,une invincible curiosité lui fit chercher pour la millième fois lesévénements qui pouvaient amener un homme aussi aimant que Roger àne jouir que d’un bonheur clandestin, illégal. Elle forgea milleromans, précisément pour se dispenser d’admettre la véritableraison, depuis longtemps devinée, mais à laquelle elle essayait dene pas croire. Elle se leva, tout en gardant son enfant endormidans ses bras, pour aller présider, dans la salle à manger, à tousles préparatifs du dîner. Ce jour était le 6 mai 1822, anniversairede la promenade au parc de Saint-Leu, pendant laquelle sa vie futdécidée&|160;; aussi cha- que année, ce jour ramenait-il une fêtede cœur. Caroline désigna le linge qui devait servir au repas etdirigea l’arrangement du dessert. Après avoir pris avec bonheur lessoins qui touchaient Roger, elle déposa la petite fille dans sajolie barcelonnette, vint se placer sur le balcon et ne tarda pas avoir paraître le cabriolet par lequel son ami, parvenu à lamaturité de l’homme, avait remplacé l’élégant tilbury des premiersjours. Après avoir essuyé le premier feu des caresses de Carolineet du petit espiègle qui l’appelait papa, Roger alla au berceau,contempla le sommeil de sa fille, la baisa sur le front, et tira dela poche de son habit un long papier bariolé de lignes noires.

– Caroline, dit-il, voici la dot de mademoiselle Eugénie deBellefeuille.

La mère prit avec reconnaissance le titre dotal, une inscriptionau grand-livre de la dette publique.

– Pourquoi trois mille francs de rente à Eugénie, quand tu n’asdonné que quinze cents francs à Charles&|160;?

– Charles, mon ange, sera un homme, répondit-il. Quinze centsfrancs lui suffiront. Avec ce revenu, un homme courageux estau-dessus de la misère. Si, par hasard, ton fils est un homme nul,je ne veux pas qu’il puisse faire des folies. S’il a de l’ambition,cette modicité de fortune lui inspirera le goût du travail. Eugénieest femme, il lui faut une dot.

Le père se mit à jouer avec Charles dont les caressantesdémonstrations annonçaient l’indépendance et la liberté de sonéducation. Aucune crainte établie entre le père et l’enfant nedétruisait ce charme qui récompense la paternité de sesobligations, et la gaîté de cette petite famille était aussi douceque vraie. Le soir, une lanterne magique étala sur une toileblanche ses piéges et ses mystérieux tableaux, à la grande surprisede Charles. Plus d’une fois les joies célestes de cette innocentecréature excitèrent des fous rires sur les lèvres de Caroline et deRoger. Quand, plus tard, le petit garçon fut couché, la petitefille s’éveilla demandant sa limpide nourriture. A la clarté d’unelampe, au coin du foyer, dans cette chambre de paix et de plaisir,Roger s’abandonna donc au bonheur de contempler le tableau suaveque lui présentait cet enfant suspendu au sein de Caroline blanche,fraîche comme un lis nouvellement éclos et dont les cheveuxretombaient en milliers de boucles brunes qui laissaient à peinevoir son cou. La lueur faisait ressortir toutes les grâces de cettejeune mère en multipliant sur elle, autour d’elle, sur sesvêtements et sur l’enfant ces effets pittoresques produits par lescombinaisons de l’ombre et de la lumière. Le visage de cette femmecalme et silencieuse parut mille fois plus doux que jamais à Roger,qui regarda tendrement ces lèvres chiffonnées et vermeilles d’oùjamais encore aucune parole discordante n’était sortie. La mêmepensée brilla dans les yeux de Caroline qui examina Roger du coinde l’oeil, soit pour jouir de l’effet qu’elle produisait sur lui,soit pour deviner l’avenir de la soirée.

L’inconnu, qui comprit la coquetterie de ce regard fin, dit avecune feinte tristesse : – Il faut que je parte. J’ai une affairetrès-grave à terminer, et l’on m’attend chez moi. Le devoir avanttout, n’est-ce pas, ma chérie&|160;?

Caroline l’espionna d’un air à la fois triste et doux, mais aveccette résignation qui ne laisse ignorer aucune des douleurs d’unsacrifice : – Adieu, dit-elle. Va-t’en&|160;! Si tu restais uneheure de plus, je ne te donnerais pas facilement ta liberté.

– Mon ange, répondit-il alors en souriant, j’ai trois jours decongé, et suis censé à vingt lieues de Paris.

Quelques jours après l’anniversaire de ce 6 mai, mademoiselle deBellefeuille accourut un matin dans la rue Saint-Louis, au Marais,en souhaitant ne pas arriver trop tard dans une maison où elle serendait ordinairement tous les huit jours. Un exprès venait de luiapprendre que sa mère, madame Crochard, succombait à unecomplication de douleurs produites chez elle par ses catarrhes etpar ses rhumatismes. Pendant que le cocher de fiacre fouettait seschevaux d’après une invitation pressante que Caroline fortifia parla promesse d’un ample pour-boire, les vieilles femmes timoréesdesquelles la veuve Crochard s’était fait une société pendant sesderniers jours, introduisaient un prêtre dans l’appartement commodeet propre occupé par la vieille comparse au second étage de lamaison. La servante de madame Crochard ignorait que la joliedemoiselle chez laquelle sa maîtresse allait souvent dîner fût sapropre fille&|160;; et, l’une des premières, elle sollicital’intervention d’un confesseur, en espérant que cet ecclésiastiquelui serait au moins aussi utile qu’à la malade. Entre deux bostons,ou en se promenant au jardin Turc, les vieilles femmes aveclesquelles la veuve Crochard caquetait tous les jours, avaientréussi à réveiller dans le cœur glacé de leur amie quelquesscrupules sur sa vie passée, quelques idées d’avenir, quelquescraintes relatives à l’enfer, et certaines espérances de pardonfondées sur un sincère retour à la religion. Dans cette solennellematinée, trois vieilles femmes de la rue Saint-François et de laVieille-Rue-du-Temple étaient donc venues s’établir dans le salonoù madame Crochard les recevait tous les mardis. A tour de rôle,l’une d’elles quittait son fauteuil pour aller au chevet du littenir compagnie à la pauvre vieille, et lui donner de ces fauxespoirs avec lesquels on berce les mourants. Cependant, quand lacrise leur parut prochaine, lorsque le médecin appelé la veille nerépondit plus de la veuve, les trois dames se consultèrent pourdécider s’il fallait avertir mademoiselle de Bellefeuille.Françoise préalablement entendue, il fut arrêté qu’uncommissionnaire partirait pour la rue Taitbout prévenir la jeuneparente dont l’influence paraissait si redoutable aux quatrefemmes&|160;; mais elles espérèrent que l’auvergnat ramènerait troptard cette personne dotée d’une si grande part dans l’affection demadame Crochard. Cette veuve, évidemment riche d’un millier d’écusde rente, ne fut si bien choyée par le trio femelle que parcequ’aucune de ces bonnes amies, ni même Françoise, ne luiconnaissaient d’héritier. L’opulence dont jouissait mademoiselle deBellefeuille, à qui madame Crochard s’interdisait de donner le douxnom de fille par suite des us de l’ancien Opéra, légitimait presquele plan formé par ces quatre femmes de se partager la succession dela mourante.

Bientôt celle des trois sibylles qui tenait la malade en arrêtvint montrer une tête branlante au couple inquiet, et dit : – Ilest temps d’envoyer chercher monsieur l’abbé Fontanon. Encore deuxheures, elle n’aura ni sa tête, ni la force d’écrire un mot.

La vieille servante édentée partit donc, et revint avec un hommevêtu d’une redingote noire. Un front étroit annonçait un petitesprit chez ce prêtre, déjà doué d’une figure commune&|160;; sesjoues larges et pendantes, son menton doublé témoignaient d’unbien-être égoïste&|160;; ses cheveux poudrés lui donnaient un airdoucereux tant qu’il ne levait pas des yeux bruns, petits, à fleurde tête, et qui n’eussent pas été mal placés sous les sourcils d’untartare.

– Monsieur l’abbé, lui disait Françoise, je vous remercie biende vos avis&|160;; mais aussi, comptez que j’ai eu un fier soin decette chère femme-là. La domestique au pas traînant et à la figureen deuil se tut en voyant que la porte de l’appartement étaitouverte, et que la plus insinuante des trois douairièresstationnait sur le palier pour être la première à parler auconfesseur. Quand l’ecclésiastique eut complaisamment essuyé latriple bordée des discours mielleux et dévots des amies de laveuve, il alla s’asseoir au chevet du lit de madame Crochard. Ladécence et une certaine retenue forcèrent les trois dames et lavieille Françoise de demeurer toutes quatre dans le salon à sefaire des mines de douleur qu’il n’appartenait qu’à ces facesridées de jouer avec autant de perfection.

– Ah&|160;! c’est-y malheureux&|160;! s’écria Françoise enpoussant un soupir. Voilà pourtant la quatrième maîtresse quej’aurai le chagrin d’enterrer. La première m’a laissé cent francsde viager, la seconde cinquante écus, et la troisième mille écus decomptant. Après trente ans de service, voilà tout ce que jepossède&|160;!

La servante usa de son droit d’aller et venir pour se rendredans un petit cabinet d’où elle pouvait entendre le prêtre.

– Je vois avec plaisir, disait Fontanon, que vous avez, mafille, des sentiments de piété&|160;; vous portez sur vous unesainte relique… .

Madame Crochard fit un mouvement vague qui n’annonçait pasqu’elle eût tout son bon sens, car elle montra la croix impérialede la Légion-d’Honneur. L’ecclésiastique recula d’un pas en voyantla figure de l’empereur&|160;; puis il se rapprocha bientôt de sapénitente, qui s’entretint avec lui d’un ton si bas que pendantquelque temps Françoise n’entendit rien.

– Malédiction sur moi&|160;! s’écria tout à coup la vieille, nem’abandonnez pas. Comment, monsieur l’abbé, vous croyez que j’auraià répondre de l’âme de ma fille&|160;?

L’ecclésiastique parlait trop bas et la cloison était tropépaisse pour que Françoise pût tout entendre.

– Hélas&|160;! s’écria la veuve en pleurant, le scélérat ne m’arien laissé dont je pusse disposer. En prenant ma pauvre Caroline,il m’a séparée d’elle et ne m’a constitué que trois mille livres derente dont le fonds appartient à ma fille.

– Madame a une fille et n’a que du viager, cria Françoise enaccourant au salon.

Les trois vieilles se regardèrent avec un étonnement profond.Celle d’entre elles dont le nez et le menton prêts à se joindretra- hissaient une sorte de supériorité d’hypocrisie et de finesse,cligna des yeux, et dès que Françoise eut tourné le dos, elle fit àses deux amies un signe qui voulait dire : – Cette fille est unefine mouche, elle a déjà été couchée sur trois testaments. Lestrois vieilles femmes restèrent donc&|160;; mais l’abbé reparutbientôt, et quand il eut dit un mot, les sorcières dégringolèrentde compagnie les escaliers après lui, laissant Françoise seule avecsa maîtresse. Madame Crochard, dont les souffrances redoublèrentcruellement, eut beau sonner en ce moment sa servante, celle-ci secontentait de crier : – Eh&|160;! on y va&|160;! Tout àl’heure&|160;! Les portes des armoires et des commodes allaient etvenaient comme si Françoise eût cherché quelque billet de loterieégaré. A l’instant où cette crise atteignait à son dernier période,mademoiselle de Bellefeuille arriva auprès du lit de sa mère pourlui prodiguer de douces paroles.

– Oh&|160;! ma pauvre mère, combien je suis criminelle&|160;! Tusouffres, et je ne le savais pas, mon cœur ne me le disaitpas&|160;! Mais me voici…

– Caroline…

– Quoi&|160;?

– Elles m’ont amené un prêtre.

– Mais un médecin donc, reprit mademoiselle de Bellefeuille.Françoise, un médecin&|160;! Comment ces dames n’ont-elles pasenvoyé chercher le docteur&|160;?

– Elles m’ont amené un prêtre, reprit la vieille en poussant unsoupir.

– Comme elle souffre&|160;! et pas une potion calmante, rien sursa table.

La mère fit un signe indistinct, mais que l’oeil pénétrant deCaroline devina, car elle se tut pour la laisser parler.

– Elles m’ont amené un prêtre… soi-disant pour me confesser.

– Prends garde à toi, Caroline, lui cria péniblement la vieillecomparse par un dernier effort, le prêtre m’a arraché le nom de tonbienfaiteur.

– Et qui a pu te le dire, ma pauvre mère&|160;?

La vieille expira en essayant de prendre un air malicieux. Simademoiselle de Bellefeuille avait pu observer le visage de samère, elle eût vu ce que personne ne verra, rire la Mort.

Pour comprendre l’intérêt que cache l’introduction de cettescène, il faut en oublier un moment les personnages, pour se prê-ter au récit d’événements antérieurs, mais dont le dernier serattache à la mort de madame Crochard. Ces deux parties formerontalors une même histoire qui, par une loi particulière à la vieparisienne, avait produit deux actions distinctes.

Vers la fin du mois de mars 1806, un jeune avocat, âgé d’environvingt-six ans, descendait vers trois heures du matin le grandescalier de l’hôtel où demeurait l’Archi-Chancelier de l’Empire.Arrivé dans la cour, en costume de bal, par une fine gelée, il neput s’empêcher de jeter une douloureuse exclamation où perçaitnéanmoins cette gaîté qui abandonne rarement un Français, car iln’aperçut pas de fiacre à travers les grilles de l’hôtel, etn’entendit dans le lointain aucun de ces bruits produits par lessabots ou par la voix enrouée des cochers parisiens. Quelques coupsde pied frappés de temps en temps par les chevaux du Grand-Juge quele jeune homme venait de laisser à la bouillotte de Cambacérèsretentissaient dans la cour de l’hôtel à peine éclairée par leslanternes de la voiture. Tout à coup le jeune homme, amicalementfrappé sur l’épaule, se retourna, reconnut le Grand-Juge et lesalua. Au moment où le laquais dépliait le marche-pied du carrosse,l’ancien législateur de la Convention devina l’embarras del’avocat.

– La nuit tous les chats sont gris, lui dit-on gaiement. LeGrand-Juge ne se compromettra pas en mettant un avocat dans sonchemin&|160;! Surtout, ajouta-t-il, si cet avocat est le neveu d’unancien collègue, l’une des lumières de ce grand Conseil-d’Etat quia donné le Code Napoléon à la France.

Le piéton monta dans la voiture sur un geste du chef suprême dela justice impériale.

– Où demeurez-vous&|160;? demanda le ministre à l’avocat avantque la portière ne fût refermée par le valet de pied qui attendaitl’ordre.

– Quai des Augustins, monseigneur.

Les chevaux partirent, et le jeune homme se vit en tête-à-têteavec un ministre auquel il avait tenté vainement d’adresser laparole avant et après le somptueux dîner de Cambacérès, car leGrand-Juge l’avait visiblement évité pendant toute la soirée.

– Eh&|160;! bien, monsieur de Granville, vous êtes en assez beauchemin&|160;?

– Mais, tant que je serai à côté de Votre Excellence… – Je neplaisante pas, dit le ministre. Votre stage est terminé depuis deuxans, et vos défenses dans le procès Ximeuse et d’Hauteserre vousont placé bien haut.

– J’ai cru jusqu’aujourd’hui que mon dévouement à ces malheureuxémigrés me nuisait.

– Vous êtes bien jeune, dit le ministre d’un ton grave. Mais,reprit-il après une pause, vous avez beaucoup plu ce soir àl’Archi-Chancelier. Entrez dans la magistrature du parquet, nousmanquons de sujets. Le neveu d’un homme à qui Cambacérès et moinous portons le plus vif intérêt ne doit pas rester avocat faute deprotection. Votre oncle nous a aidés à traverser des temps bienorageux, et ces sortes de services ne s’oublient pas.

Le ministre se tut pendant un moment.

– Avant peu, reprit-il, j’aurai trois places vacantes autribunal de première instance et à la cour impériale de Paris,venez alors me voir, et choisissez celle qui vous conviendra.Jusque-là travaillez, mais ne vous présentez point à mes audiences.D’abord, je suis accablé de travail&|160;; puis vos concurrentsdevineraient vos intentions et pourraient vous nuire auprès dupatron. Cambacérès et moi en ne vous disant pas un mot ce soir,nous vous avons garanti des dangers de la faveur.

Au moment où le ministre acheva ces derniers mots, la voitures’arrêtait sur le quai des Augustins, le jeune avocat remercia songénéreux protecteur avec une effusion de cœur assez vive des deuxplaces qu’il lui avait accordées, et se mit à frapper rudement à laporte, car la bise sifflait avec rigueur sur ses mollets. Enfin unvieux portier tira le cordon, et quand l’avocat passa devant laloge : – Monsieur Granville, il y a une lettre pour vous, cria-t-ild’une voix enrouée.

Le jeune homme prit la lettre, et tâcha, malgré le froid, d’enlire l’écriture à la lueur d’un pâle réverbère dont la mèche étaitsur le point d’expirer.

– C’est de mon père&|160;! s’écria-t-il en prenant son bougeoirque le portier finit par allumer. Et il monta rapidement dans sonappartement pour y lire la lettre suivante :

« Prends le courrier, et si tu peux arriver promptement ici, tafortune est faite. Mademoiselle Angélique Bontems a perdu sa sœur,la voilà fille unique, et nous savons qu’elle ne te hait pas.Maintenant, madame Bontems peut lui laisser à peu près quarantemille francs de rentes, outre ce qu’elle lui donnera en dot. J’aipréparé les voies. Nos amis s’étonneront de voir d’anciens nobless’allier à la famille Bontems. Le père Bontems a été un bonnetrouge foncé qui possédait force biens nationaux achetés à vil prix.Mais d’abord il n’a eu que des prés de moines qui ne reviendrontjamais&|160;; puis, si tu as déjà dérogé en te faisant avocat, jene vois pas pourquoi nous reculerions devant une autre concessionaux idées actuelles. La petite aura trois cent mille francs, jet’en donne cent, le bien de ta mère doit valoir cinquante milleécus ou à peu près, je te vois donc en position, mon cher fils, situ veux te jeter dans la magistrature, de devenir sénateur toutcomme un autre. Mon beau-frère le Conseiller d’Etat ne te donnerapas un coup de main pour cela, par exemple&|160;; mais, comme iln’est pas marié, sa succession te reviendra un jour : si tu n’étaispas sénateur de ton chef, tu aurais donc sa survivance. De là tuseras juché assez haut pour voir venir les événements. Adieu, jet’embrasse.

F. comte de Granville. »

Le jeune de Granville se coucha donc en faisant mille projetsplus beaux les uns que les autres. Puissamment protégé parl’Archi-Chancelier, par le Grand-Juge et par son oncle maternel,l’un des rédacteurs du Code, il allait débuter dans un poste envié,devant la première Cour de l’Empire, et se voyait membre de ceparquet où Napoléon choisissait les hauts fonctionnaires de sonEmpire. Il se présentait de plus une fortune assez brillante pourl’aider à soutenir son rang, auquel n’aurait pas suffi le chétifrevenu de cinq mille francs que lui donnait une terre recueilliepar lui dans la succession de sa mère.

Pour compléter ses rêves d’ambition par le bonheur, il évoqua lafigure naïve de mademoiselle Angélique Bontems, la compagne desjeux de son enfance. Tant qu’il n’eut pas l’âge de raison, son pèreet sa mère ne s’opposèrent point à son intimité avec la jolie fillede leur voisin de campagne&|160;; mais quand, pendant les courtesapparitions que les vacances lui laissaient faire à Bayeux, sesparents, entichés de noblesse, s’aperçurent de son amitié pour lajeune fille, ils lui défendirent de penser à elle. Depuis dix ans,Granville n’avait donc pu voir que par moments celle qu’il nommaitsa petite femme. Dans ces moments, dérobés à l’active surveillancede leurs familles, à peine échangèrent-ils de vagues paroles enpassant l’un devant l’autre dans l’église ou dans la rue. Leursplus beaux jours furent ceux où, réunis par l’une de ces fêteschampêtres nommées en Normandie des assemblées, ils s’examinèrentfurtivement et en perspective. Pendant ses dernières vacances,Granville vit deux fois Angélique, et le regard baissé, l’attitudetriste de sa petite femme lui firent juger qu’elle était courbéesous quelque despotisme inconnu.

Arrivé dès sept heures du matin au bureau des Messageries de larue Notre-Dame-des-Victoires, le jeune avocat trouva heureusementune place dans la voiture qui partait à cette heure pour la villede Caen. L’avocat stagiaire ne revit pas sans une émotion profondeles clochers de la cathédrale de Bayeux. Aucune espérance de sa vien’ayant encore été trompée, son cœur s’ouvrait aux beaux sentimentsqui agitent de jeunes âmes. Après le trop long banquet d’allégressepour lequel il était attendu par son père et par quelques amis,l’impatient jeune homme fut conduit vers une certaine maison situéerue Teinture, et bien connue de lui. Le cœur lui battit avec forcequand son père, que l’on continuait d’appeler à Bayeux le comte deGranville, frappa rudement à une porte cochère dont la peintureverte tombait par écailles. Il était environ quatre heures du soir.Une jeune servante, coiffée d’un bonnet de coton, salua les deuxmessieurs par une courte révérence, et répondit que ces damesallaient bientôt revenir de vêpres.

Le comte et son fils entrèrent dans une salle basse servant desalon, et semblable au parloir d’un couvent. Des lambris en noyerpoli assombrissaient cette pièce, autour de laquelle quelqueschaises en tapisserie et d’antiques fauteuils étaientsymétriquement rangés. La cheminée en pierre n’avait pour toutornement qu’une glace verdâtre, de chaque côté de laquellesortaient les branches contournées de ces anciens candélabresfabriqués à l’époque de la paix d’Utrecht. Sur la boiserie en facede cette cheminée, le jeune Granville aperçut un énorme crucifixd’ébène et d’ivoire entouré de buis bénit. Quoiqu’éclairée partrois croisées qui tiraient leur jour d’un jardin de province dontles carrés symétriques étaient dessinés par de longues raies debuis, la pièce en recevait si peu de jour, qu’à peine voyait-on surla muraille parallèle à ces croisées trois tableaux d’église dus àquelque savant pinceau, et achetés sans doute pendant la révolutionpar le vieux Bontems, qui, en sa qualité de chef du district,n’oublia jamais ses intérêts. Depuis le plancher, soigneusementciré, jusqu’aux rideaux de toile à carreaux verts, tout brillaitd’une propreté monastique. Involontairement le cœur du jeune hommese serra dans cette silencieuse retraite où vivait Angélique. Lacontinuelle habitation des brillants salons de Paris et letourbillon des fêtes avaient facilement effacé les existencessombres et paisibles de la province dans le souvenir de Granville,aussi le contraste fut-il pour lui si subit, qu’il éprouva unesorte de frémissement intérieur. Sortir d’une assemblée chezCambacérès où la vie se montrait si ample, où les esprits avaientde l’étendue, où la gloire impériale se reflétait vivement, ettomber tout à coup dans un cercle d’idées mesquines, n’était-ce pasêtre transporté de l’Italie au Groënland&|160;?

– Vivre ici, ce n’est pas vivre, dit-il en examinant ce salon deméthodiste.

Le vieux comte, qui s’aperçut de l’étonnement de son fils, allale prendre par la main, l’entraîna devant une croisée d’où venaitencore un peu de jour, et pendant que la servante allumait lesvieilles bougies des flambeaux, il essaya de dissiper les nuagesque cet aspect amassait sur son front.

– Ecoute, mon enfant, lui dit-il, la veuve du père Bontems estfurieusement dévote. Quand le diable devint vieux… . tu sais&|160;!Je vois que l’air du bureau te fait faire la grimace. Eh&|160;!bien, voici la vérité. La vieille femme est assiégée par lesprêtres, ils lui ont persuadé qu’il était toujours temps de gagnerle ciel, et pour être plus sûre d’avoir saint Pierre et ses clefs,elle les achète. Elle va à la messe tous les jours, entend tous lesoffices, communie tous les dimanches que Dieu fait, et s’amuse àrestaurer les chapelles. Elle a donné à la cathédrale tantd’ornements, d’aubes, de chapes&|160;; elle a chamarré le dais detant de plumes, qu’à la procession de la dernière Fête-Dieu il yavait une foule comme à une pendaison pour voir les prêtresmagnifiquement habillés et leurs ustensiles dorés à neuf. Aussi,cette maison est-elle une vraie terre-sainte. C’est moi qui aiempêché la vieille folle de donner ces trois tableaux à l’église,un Dominiquin, un Corrége et un André del Sarto qui valent beaucoupd’argent.

– Mais Angélique, demanda vivement le jeune homme.

– Si tu ne l’épouses pas, Angélique est perdue, dit le comte.Nos bons apôtres lui ont conseillé de vivre vierge et martyre. J’aieu toutes les peines du monde à réveiller son petit cœur en luipar- lant de toi, quand je l’ai vue fille unique&|160;; mais tucomprends aisément qu’une fois mariée, tu l’emmèneras à Paris. Là,les fêtes, le mariage, la comédie et l’entraînement de la vieparisienne lui feront facilement oublier les confessionnaux, lesjeûnes, les cilices et les messes dont se nourrissent exclusivementces créatures.

– Mais les cinquante mille livres de rentes provenues des biensecclésiastiques ne retourneront-elles pas… .

– Nous y voilà, s’écria le comte d’un air fin. En considérationdu mariage, car la vanité de madame Bontems n’a pas été peuchatouillée par l’idée d’enter les Bontems sur l’arbre généalogiquedes Granville, la susdite mère donne sa fortune en toute propriétéà la petite, en ne s’en réservant que l’usufruit. Aussi lesacerdoce s’oppose-t-il à ton mariage&|160;; mais j’ai fait publierles bans, tout est prêt, et en huit jours tu seras hors des griffesde la mère ou de ses abbés. Tu posséderas la plus jolie fille deBayeux, une petite commère qui ne te donnera pas de chagrin, parceque ça aura des principes. Elle a été mortifiée, comme ils disentdans leur jargon, par les jeûnes, par les prières, et, ajouta-t-ilà voix basse, par sa mère.

Un coup frappé discrètement à la porte imposa silence au comte,qui crut voir entrer les deux dames. Un petit domestique à l’airaffairé se montra, mais, intimidé par l’aspect des deuxpersonnages, il fit un signe à la bonne qui vint près de lui. Vêtud’un gilet de drap bleu à petites basques qui flottaient sur seshanches, et d’un pantalon rayé bleu et blanc, ce garçon avait lescheveux coupés en rond : sa figure ressemblait à celle d’un enfantde chœur, tant elle peignait cette componction forcée quecontractent tous les habitants d’une maison dévote.

– Mademoiselle Gatienne, savez-vous où sont les livres pourl’office de la Vierge&|160;? Les dames de la congrégation duSacré-Cœur font ce soir une procession dans l’église.

Gatienne alla chercher les livres.

– Y en a-t-il encore pour long-temps, mon petit milicien,demanda le comte.

– Oh&|160;! pour une demi-heure au plus.

– Allons voir ça, il y a de jolies femmes, dit le père à sonfils. D’ailleurs, une visite à la cathédrale ne peut pas nousnuire.

Le jeune avocat suivit son père d’un air irrésolu.

– Qu’as-tu donc&|160;? lui demanda le comte.

– J’ai, mon père, j’ai… que j’ai raison. – Tu n’as encore riendit.

– Oui, mais j’ai pensé que vous avez conservé dix mille livresde rente de votre ancienne fortune, vous me les laisserez le plustard possible, je le désire&|160;; mais si vous me donnez centmille francs pour faire un sot mariage, vous me permettrez de nevous en demander que cinquante mille pour éviter un malheur etjouir, tout en restant garçon, d’une fortune égale à celle quepourrait m’apporter votre demoiselle Bontems.

– Es-tu fou&|160;?

– Non, mon père. Voici le fait : le Grand-Juge m’a promisavant-hier une place au parquet de Paris. Cinquante mille francs,joints à ce que je possède et aux appointements de ma place, meferont un revenu de douze mille francs. J’aurai, certes alors, deschances de fortune mille fois préférables à celles d’une allianceaussi pauvre de bonheur qu’elle est riche en biens.

– On voit bien, répondit le père en souriant, que tu n’as pasvécu dans l’ancien régime. Est-ce que nous sommes jamaisembarrassés d’une femme, nous autres&|160;!..

– Mais, mon père, aujourd’hui le mariage est devenu…

– Ah çà&|160;! dit le comte en interrompant son fils, tout ceque mes vieux camarades d’émigration me chantent est donc bienvrai&|160;? La révolution nous a donc légué des mœurs sans gaieté,elle a donc empesté les jeunes gens de principes équivoques&|160;?Tout comme mon beau-frère le jacobin, tu vas me parler de nation,de morale publique, de désintéressement. O mon Dieu&|160;! sans lessœurs de l’empereur, que deviendrions-nous&|160;?

Ce vieillard encore vert, que les paysans de ses terresappelaient toujours le seigneur de Granville, acheva ces paroles enentrant sous les voûtes de la cathédrale. Nonobstant la saintetédes lieux, il fredonna, tout en prenant de l’eau bénite, un air del’opéra de Rose et Colas, et guida son fils le long des galerieslatérales de la nef, en s’arrêtant à chaque pilier pour examinerdans l’église les rangées de têtes qui s’y trouvaient alignéescomme le sont des soldats à la parade. L’office particulier duSacré-Cœur allait commencer. Les dames affiliées à cettecongrégation étant placées près du chœur, le comte et son fils sedirigèrent vers cette portion de la nef, et s’adossèrent à l’un despiliers les plus obscurs, d’où ils purent apercevoir la masseentière de ces têtes qui ressemblaient à une prairie émaillée defleurs. Tout à coup, à deux pas du jeune Granville, une voix plusdouce qu’il ne semblait possible à créature humaine de la posséder,détonna comme le premier rossignol qui chante après l’hiver.Quoiqu’accompagnée de mille voix de femmes et par les sons del’orgue, cette voix remua ses nerfs comme s’ils eussent étéattaqués par les notes trop riches et trop vives de l’harmonica. Leparisien se retourna, vit une jeune personne dont la figure était,par suite de l’inclination de sa tête, entièrement ensevelie sousun large chapeau d’étoffe blanche, et pensa que d’elle seule venaitcette claire mélodie&|160;; il crut reconnaître Angélique, malgréla pelisse de mérinos brun qui l’enveloppait, et poussa le bras deson père.

– Oui, c’est elles, dit le comte après avoir regardé dans ladirection que lui indiquait son fils.

Le vieux seigneur montra par un geste le visage pâle d’unevieille femme dont les yeux fortement bordés d’un cercle noiravaient déjà vu les étrangers sans que son regard faux eût paruquitter le livre de prières qu’elle tenait.

Angélique leva la tête vers l’autel, comme pour aspirer lesparfums pénétrants de l’encens dont les nuages arrivaient jusqu’auxdeux femmes. A la lueur mystérieuse répandue dans ce sombrevaisseau par les cierges, la lampe de la nef et quelques bougiesallumées aux piliers, le jeune homme aperçut alors une figure quiébranla ses résolutions. Un chapeau de moire blanche encadraitexactement un visage d’une admirable régularité, par l’ovale quedécrivait le ruban de satin noué sous un petit menton à fossette.Sur un front étroit, mais très-mignon, des cheveux couleur d’orpâle se séparaient en deux bandeaux et retombaient autour des jouescomme l’ombre d’un feuillage sur une touffe de fleurs. Les deuxarcs des sourcils étaient dessinés avec cette correction que l’onadmire dans les belles figures chinoises. Le nez, presque aquilin,possédait une fermeté rare dans ses contours, et les deux lèvresressemblaient à deux lignes roses tracées avec amour par un pinceaudélicat. Les yeux, d’un bleu pâle, exprimaient la candeur. SiGranville remarqua dans ce visage une sorte de rigiditésilencieuse, il put l’attribuer aux sentiments de dévotion quianimaient alors Angélique. Les saintes paroles de la prièrepassaient entre deux rangées de perles, d’où le froid permettait devoir sortir comme un nuage de parfums. Involontairement le jeunehomme essaya de se pencher pour respirer cette haleine divine. Cemouvement attira l’attention de la jeune fille, et son regard fixeélevé vers l’autel se tourna sur Granville, que l’obscurité ne luilaissa voir qu’indistinctement, mais en qui elle reconnut lecompagnon de son enfance : un souvenir plus puissant que la prièrevint donner un éclat surnaturel à sou visage, elle rougit. L’avocattressaillit de joie en voyant les espérances de l’autre vievaincues par les espérances de l’amour, et la gloire du sanctuaireéclipsée par des souvenirs terrestres&|160;; mais son triomphe durapeu : Angélique abaissa son voile, prit une contenance calme, et seremit à chanter sans que le timbre de sa voix accusât la pluslégère émotion. Granville se trouva sous la tyrannie d’un seuldésir et toutes ses idées de prudence s’évanouirent. Quand l’officefut terminé, son impatience était déjà devenue si grande, que, sanslaisser les deux dames retourner seules chez elles, il vintaussitôt saluer sa petite femme. Une reconnaissance timide de partet d’autre se fit sous le porche de la cathédrale, en présence desfidèles. Madame Bontems trembla d’orgueil en prenant le bras ducomte de Granville, qui, forcé de le lui offrir devant tant demonde, sut fort mauvais gré à son fils d’une impatience si peudécente.

Pendant environ quinze jours qui s’écoulèrent entre laprésentation officielle du jeune vicomte de Granville commeprétendu de mademoiselle Bontems, et le jour solennel de sonmariage, il vint assidûment trouver son amie dans le sombreparloir, auquel il s’accoutuma. Ses longues visites eurent pour butd’épier le caractère d’Angélique, car sa prudence s’étaitheureusement réveillée le lendemain de son entrevue. Il surpritpresque toujours sa future assise devant une petite table en boisde Sainte-Lucie, et occupée à marquer elle-même le linge qui devaitcomposer son trousseau. Angélique ne parla jamais la première dereligion. Si le jeune avocat se plaisait à jouer avec le richechapelet contenu dans un petit sac en velours vert, s’ilcontemplait en riant la relique qui accompagne toujours cetinstrument de dévotion, Angélique lui prenait doucement le chapeletdes mains en lui jetant un regard suppliant, et, sans mot dire, leremettait dans le sac qu’elle serrait aussitôt. Si parfoisGranville se hasardait malicieusement à déclamer contre certainespratiques de la religion, la jolie normande l’écoutait en luiopposant le sourire de la conviction.

– Il ne faut rien croire, ou croire tout ce que l’Eglise ensei-gne, répondait-elle. Voudriez-vous pour la mère de vos enfants,d’une fille sans religion&|160;? non. Quel homme oserait être jugeentre les incrédules et Dieu&|160;? Eh&|160;! bien, comment puis-jeblâmer ce que l’Eglise admet&|160;?

Angélique semblait animée par une si onctueuse charité, le jeuneavocat lui voyait tourner sur lui des regards si pénétrés, qu’ilfut parfois tenté d’embrasser la religion de sa prétendue&|160;; laconviction profonde où elle était de marcher dans le vrai sentierréveilla dans le cœur du futur magistrat des doutes qu’elleessayait d’exploiter. Granville commit alors l’énorme faute deprendre les prestiges du désir pour ceux de l’amour. Angélique futsi heureuse de concilier la voix de son cœur et celle du devoir ens’abandonnant à une inclination conçue dès son enfance, quel’avocat trompé ne put savoir laquelle de ces deux voix était laplus forte. Les jeunes gens ne sont-ils pas tous disposés à se fieraux promesses d’un joli visage, à conclure de la beauté de l’âmepar celle des traits&|160;? un sentiment indéfinissable les porte àcroire que la perfection morale concorde toujours à la perfectionphysique. Si la religion n’eût pas permis à Angélique de se livrerà ses sentiments, ils se seraient bientôt séchés dans son cœurcomme une plante arrosée d’un acide mortel. Un amoureux aimépouvait-il reconnaître un fanatisme si bien caché&|160;? Telle futl’histoire des sentiments du jeune Granville pendant cettequinzaine dévorée comme un livre dont le dénouement intéresse.Angélique attentivement épiée lui parut être la plus douce detoutes les femmes, et il se surprit même à rendre grâce à madameBontems, qui, en lui inculquant si fortement des principesreligieux, l’avait en quelque sorte façonnée aux peines de lavie.

Au jour choisi pour la signature du fatal contrat, madameBontems fit solennellement jurer à son gendre de respecter lespratiques religieuses de sa fille, de lui donner une entièreliberté de conscience, de la laisser communier, aller à l’église, àconfesse, autant qu’elle le voudrait, et de ne jamais la contrarierdans le choix de ses directeurs. En ce moment solennel, Angéliquecontempla son futur d’un air si pur et si candide, que Granvillen’hésita pas à prêter le serment demandé. Un sourire effleura leslèvres de l’abbé Fontanon, homme pâle qui dirigeait les consciencesde la maison. Par un léger mouvement de tête, mademoiselle Bontemspromit à son ami de ne jamais abuser de cette liberté deconscience. Quant au vieux comte, il siffla tout bas l’air de :Va-t’en voir s’ils viennent&|160;!

Après quelques jours accordés aux retours de noce si fameux enprovince, Granville et sa femme revinrent à Paris où le jeuneavocat fut appelé par sa nomination aux fonctions d’Avocat-Généralprès la cour impériale de la Seine. Quand les deux époux ycherchèrent un appartement, Angélique employa l’influence que lalune de miel prête à toutes les femmes pour déterminer Granville àprendre un grand appartement situé au rez-de-chaussée d’un hôtelqui faisait le coin de la Vieille-Rue-du-Temple et de la rueNeuve-Saint-François. La principale raison de son choix fut quecette maison se trouvait à deux pas de la rue d’Orléans où il yavait une église, et voisine d’une petite chapelle, sise rueSaint-Louis.

– Il est d’une bonne ménagère de faire des provisions, luirépondit son mari en riant.

Angélique lui fit observer avec justesse que le quartier duMarais avoisine le Palais de Justice, et que les magistrats qu’ilsvenaient de visiter y demeuraient. Un jardin assez vaste donnait,pour un jeune ménage, du prix à l’appartement : les enfants, si leCiel leur en envoyait, pourraient y prendre l’air, la cour étaitspacieuse, les écuries étaient belles. L’Avocat-Général désiraithabiter un hôtel de la Chaussée-d’Antin où tout est jeune etvivant, où les modes apparaissent dans leur nouveauté, où lapopulation des boulevards est élégante, d’où il y a moins de cheminà faire pour gagner les spectacles et rencontrer desdistractions&|160;; mais il fut obligé de céder aux patelineriesd’une jeune femme qui réclamait une première grâce, et pour luicomplaire il s’enterra dans le Marais. Les fonctions de Granvillenécessitèrent un travail d’autant plus assidu qu’il fut nouveaupour lui, il s’occupa donc avant tout de l’ameublement de soncabinet et de l’emménagement de sa bibliothèque, il s’installapromptement dans une pièce bientôt encombrée de dossiers, et laissasa jeune femme diriger la décoration de la maison. Il jeta d’autantplus volontiers Angélique dans l’embarras des premièresacquisitions de ménage, source de tant de plaisirs et de souvenirspour les jeunes femmes, qu’il fut honteux de la priver de saprésence plus souvent que ne le voulaient les lois de la lune demiel.

Une fois au fait de son travail, l’Avocat-Général permit à safemme de le prendre par le bras, de le tirer hors de son cabinet,et de l’emmener pour lui montrer l’effet des ameublements et desdécorations qu’il n’avait encore vus qu’en détail ou par parties.S’il est vrai, d’après un adage, qu’on puisse juger une femme envoyant la porte de sa maison, les appartements doivent traduire sonesprit avec encore plus de fidélité. Soit que madame de Granvilleeût accordé sa confiance à des tapissiers sans goût, soit qu’elleeût inscrit son propre caractère dans un monde de choses ordonnépar elle, le jeune magistrat fut surpris de la sécheresse et de lafroide solennité qui régnaient dans ses appartements : il n’yaperçut rien de gracieux, tout y était discord, rien ne récréaitles yeux. L’esprit de rectitude et de petitesse empreint dans leparloir de Bayeux revivait dans son hôtel, sous de larges lambriscirculairement creusés et ornés de ces arabesques dont les longsfilets contournés sont de si mauvais goût. Dans le désir d’excusersa femme, le jeune homme revint sur ses pas, examina de nouveau lalongue antichambre haute d’étage par laquelle on entrait dansl’appartement : la couleur des boiseries demandée au peintre par safemme était trop sombre, et le velours d’un vert très-foncé quicouvrait les banquettes ajoutait au sérieux de cette pièce, peuimportante il est vrai, mais qui donne toujours l’idée d’unemaison, de même qu’on juge l’esprit d’un homme sur sa premièrephrase. Une antichambre est une espèce de préface qui doit toutannoncer, mais ne rien promettre. Le jeune substitut se demanda sisa femme avait pu choisir la lampe à lanterne antique qui setrouvait au milieu de cette salle nue, pavée d’un marbre blanc etnoir, décorée d’un papier où étaient simulées des assises depierres sillonnées ça et là de mousse verte. Un riche mais vieuxbaromètre était accroché au milieu d’une des parois, comme pour enmieux faire sentir le vide. A cet aspect, le jeune homme regarda safemme, il la vit si contente des galons rouges qui bordaient lesrideaux de percale, si contente du baromètre et de la statuedécente, ornement d’un grand poêle gothique, qu’il n’eut pas lebarbare courage de détruire de si fortes illusions. Au lieu decondamner sa femme, Granville se condamna lui-même, il s’accusad’avoir manqué à son premier devoir, qui lui commandait de guider àParis les premiers pas d’une jeune fille élevée à Bayeux.

Sur cet échantillon, qui ne devinerait pas la décoration desautres pièces&|160;? Que pouvait-on attendre d’une jeune femme quiprenait l’alarme en voyant les jambes nues d’une caria- tide, quirepoussait avec vivacité un candélabre, un flambeau, un meuble, dèsqu’elle y apercevait la nudité d’un torse égyptien&|160;? A cetteépoque l’école de David arrivait à l’apogée de sa gloire, tout seressentait en France de la correction de son dessin et de son amourpour les formes antiques qui fit en quelque sorte de sa peintureune sculpture coloriée. Aucune de toutes les inventions du luxeimpérial n’obtint droit de bourgeoisie chez madame de Granville.L’immense salon carré de son hôtel conserva le blanc et l’or fanésqui l’ornaient au temps de Louis XV, et où l’architecte avaitprodigué les grilles en losanges et ces insupportables festons dusà la stérile fécondité des crayons de cette époque. Si l’harmonieeût régné du moins, si les meubles eussent fait affecter à l’acajoumoderne les formes contournées mises à la mode par le goût corrompude Boucher, la maison d’Angélique n’aurait offert que le plaisantcontraste de jeunes gens vivant au dix-neuvième siècle comme s’ilseussent appartenu au dix-huitième&|160;; mais une foule de choses yproduisaient des antithèses ridicules pour les yeux. Les consoles,les pendules, les flambeaux représentaient ces attributs guerriersque les triomphes de l’Empire rendirent si chers à Paris. Cescasques grecs, ces épées romaines croisées, les boucliers dus àl’enthousiasme militaire et qui décoraient les meubles les pluspacifiques, ne s’accordaient guère avec les délicates et prolixesarabesques, délices de madame de Pompadour. La dévotion porte à jene sais quelle humilité fatigante qui n’exclut pas l’orgueil. Soitmodestie, soit penchant, madame de Granville semblait avoir horreurdes couleurs douces et claires. Peut-être aussi pensa-t-elle que lapourpre et le brun convenaient à la dignité du magistrat. Mais,comment une jeune fille accoutumée à une vie austère aurait-elle puconcevoir ces voluptueux divans qui inspirent de mauvaises pensées,ces boudoirs élégants et perfides où s’ébauchent les péchés&|160;?Le pauvre magistrat fut désolé. Au ton d’approbation par lequel ilsouscrivit aux éloges que sa femme se donnait elle-même, elles’aperçut que rien ne plaisait à son mari. Elle manifesta tant dechagrin de n’avoir pas réussi, que l’amoureux Granville vit unepreuve d’amour dans cette peine profonde, au lieu d’y voir uneblessure faite à l’amour-propre. Une jeune fille subitementarrachée à la médiocrité des idées de province, inhabile auxcoquetteries, à l’élégance de la vie parisienne, pouvait-elle doncmieux faire&|160;? Le magistrat préféra croire que les choix de safemme avaient été dominés par les fournisseurs, plutôt que des’avouer la vérité. Moins amoureux, il eût senti que les marchands,prompts à deviner l’esprit de leurs chalands, avaient béni le Cielde leur avoir envoyé une jeune dévote sans goût, pour les aider àse débarrasser des choses passées de mode. Il consola donc sa jolienormande.

– Le bonheur, ma chère Angélique, ne nous vient pas d’un meubleplus ou moins élégant, il dépend de la douceur, de la complaisanceet de l’amour d’une femme.

– Mais c’est mon devoir de vous aimer, et jamais devoir ne meplaira tant à accomplir, reprit doucement Angélique.

La nature a mis dans le cœur de la femme un tel désir de plaire,un tel besoin d’amour, que, même chez une jeune dévote, les idéesd’avenir et de salut doivent succomber sous les premières joies del’hyménée. Aussi, depuis le mois d’avril, époque à laquelle ilss’étaient mariés, jusqu’au commencement de l’hiver, les deux épouxvécurent-ils dans une parfaite union. L’amour et le travail ont lavertu de rendre un homme assez indifférent aux choses extérieures.Obligé de passer au Palais la moitié de la journée, appelé àdébattre les graves intérêts de la vie ou de la fortune des hommes,Granville put moins qu’un autre apercevoir certaines choses dansl’intérieur de son ménage. Si, le vendredi, sa table se trouvaservie en maigre, si par hasard il demanda sans l’obtenir un platde viande, sa femme, à qui l’Evangile interdisait tout mensonge,sut néanmoins par de petites ruses permises dans l’intérêt de lareligion, rejeter son dessein prémédité sur son étourderie ou surle dénûment des marchés&|160;; elle se justifia souvent aux dépensdu cuisinier et alla quelquefois jusqu’à le gronder. A cette époqueles jeunes magistrats n’observaient pas comme aujourd’hui lesjeûnes, les quatre-temps et les veilles de fêtes,ainsi Granville neremarqua point d’abord la périodicité de ces repas maigres que safemme eut d’ailleurs le soin perfide de rendre très-délicats aumoyen de sarcelles, de poules d’eau, de pâtés au poisson dont leschairs amphibies ou l’assaisonnement trompaient le goût. Lemagistrat vécut donc très-orthodoxement sans le savoir et fit sonsalut incognito. Les jours ordinaires, il ignorait si sa femmeallait ou non à la messe&|160;; les dimanches, par unecondescendance assez naturelle il l’accompagnait à l’église, commepour lui tenir compte de ce qu’elle lui sacrifiait quelquefois lesvêpres. Les spectacles étant insupportables en été à cause deschaleurs, Granville n’eut pas même l’occasion d’une pièce à succèspour proposer à sa femme de la mener à la comédie. Ainsi la gravequestion du théâtre ne fut pas agitée. Enfin, dans les premiersmoments d’un mariage auquel un homme a été déterminé par la beautéd’une jeune fille, il lui est difficile de se montrer exigeant dansses plaisirs. La jeunesse est plus gourmande que friande, etd’ailleurs la possession seule est un charme. Commentreconnaîtrait-on la froideur, la dignité ou la réserve d’une femmequand on lui prête l’exaltation que l’on sent, quand elle se coloredu feu dont on est animé&|160;? Il faut arriver à une certainetranquillité conjugale pour voir qu’une dévote attend l’amour lesbras croisés. Granville se crut donc assez heureux jusqu’au momentoù un événement funeste vint influer sur les destinées de sonmariage.

Au mois de novembre 1807, le chanoine de la cathédrale deBayeux, qui jadis dirigeait les consciences de madame Bontems et desa fille, vint à Paris, amené par l’ambition de parvenir à l’unedes cures de la capitale, poste qu’il envisageait peut-être commele marche-pied d’un évêché. En ressaisissant son ancien empire surson ouaille, il frémit de la trouver déjà si changée par l’air deParis et voulut la ramener dans son froid bercail. Effrayée par lesremontrances de l’ex-chanoine, homme de trente-huit ans environ,qui apportait au milieu du clergé de Paris, si tolérant et siéclairé, cette âpreté du catholicisme provincial, cette inflexiblebigoterie dont les exigences multipliées sont autant de liens pourles âmes timorées, madame de Granville fit pénitence et revint àson jansénisme.

Il serait fatigant de peindre avec exactitude les incidents quiamenèrent insensiblement le malheur au sein de ce ménage, ilsuffira peut-être de raconter les principaux faits sans les rangerscrupuleusement par époque et par ordre. Cependant, la premièremésintelligence de ces jeunes époux fut assez frappante. QuandGranville conduisit sa femme dans le monde, elle ne fit aucunedifficulté d’aller aux réunions graves, aux dîners, aux concerts,aux assemblées des magistrats placés au-dessus de son mari par lahiérarchie judiciaire&|160;; mais elle sut, pendant quelque temps,prétexter des migraines toutes les fois qu’il s’agissait d’un bal.Un jour, Granville, impatienté de ces indispositions de commande,supprima la lettre qui annonçait un bal chez un Conseiller d’Etat,il trompa sa femme par une invitation verbale, et dans une soiréeoù sa santé n’avait rien d’équivoque, il la produisit au milieud’une fête magnifique.

– Ma chère, lui dit-il au retour en lui voyant un air triste quil’offensa, votre condition de femme, le rang que vous occupez dansle monde et la fortune dont vous jouissez vous imposent desobligations qu’aucune loi divine ne saurait abroger. N’êtes-vouspas la gloire de votre mari&|160;? Vous devez donc venir au balquand j’y vais, et y paraître convenablement.

– Mais, mon ami, qu’avait donc ma toilette de simalheureux&|160;?

– Il s’agit de votre air, ma chère. Quand un jeune homme vousparle et vous aborde, vous devenez si sérieuse, qu’un plaisantpourrait croire à la fragilité de votre vertu. Vous semblezcraindre qu’un sourire ne vous compromette. Vous aviez vraimentl’air de demander à Dieu le pardon des péchés qui pouvaient secommettre autour de vous. Le monde, mon cher ange, n’est pas uncouvent. Mais puisque tu parles de toilette, je t’avouerai quec’est aussi un devoir pour toi de suivre les modes et les usages dumonde.

– Voudriez-vous que je montrasse mes formes comme ces femmeseffrontées qui se décollètent de manière à laisser plonger desregards impudiques sur leurs épaules nues, sur…

– Il y a de la différence, ma chère, dit le substitut enl’interrompant, entre découvrir tout le buste et donner de la grâceà son corsage. Vous avez un triple rang de ruches de tulle qui vousenveloppent le cou jusqu’au menton. Il semble que vous ayezsollicité votre couturière d’ôter toute forme gracieuse à vosépaules et aux contours de votre sein, avec autant de soin qu’unecoquette en met à obtenir de la sienne des robes qui dessinent lesformes les plus secrètes. Votre buste est enseveli sous des plis sinombreux, que tout le monde se moquait de votre réserve affectée.Vous souffririez si je vous répétais les discours saugrenus quel’on a tenus sur vous.

– Ceux à qui ces obscénités plaisent ne seront pas chargés dupoids de nos fautes, répondit sèchement la jeune femme.

– Vous n’avez pas dansé, demanda Granville.

– Je ne danserai jamais, répliqua-t-elle.

– Si je vous disais que vous devez danser, reprit vivementmagistrat. Oui, vous devez suivre les modes, porter des fleurs dansvos cheveux, mettre des diamants. Songez donc, ma belle, que lesgens riches, et nous le sommes, sont obligés d’entretenir le luxedans un état&|160;! Ne vaut-il pas mieux faire prospérer lesmanufactures que de répandre son argent en aumônes par les mains duclergé&|160;?

– Vous parlez en homme d’état, dit Angélique.

– Et vous en homme d’église, répondit-il vivement.

La discussion devint très-aigre Madame Granville mit dans sesréponses, toujours douces et prononcées d’un son de voix aussiclair que celui d’une sonnette d’église, un entêtement quitrahissait une influence sacerdotale. Quand, en réclamant lesdroits que lui constituait la promesse de Granville, elle dit queson confesseur lui défendait spécialement d’aller au bal, lemagistrat essaya de lui prouver que ce prêtre outrepassait lesrèglements de l’Eglise. Cette dispute odieuse, théologique, futrenouvelée avec beaucoup plus de violence et d’aigreur de part etd’autre quand Granville voulut mener sa femme au spectacle. Enfin,le magistrat, dans le seul but de battre en brèche la pernicieuseinfluence exercée sur sa femme par l’ex-chanoine, engagea laquerelle de manière à ce que madame de Granville mise au défi,écrivit en cour de Rome sur la question de savoir si une femmepouvait, sans compromettre son salut, se décolleter, aller au balet au spectacle pour complaire à son mari. La réponse du vénérablePie VII ne tarda pas, elle condamnait hautement la résistance de lafemme, et blâmait le confesseur. Cette lettre, véritable catéchismeconjugal, semblait avoir été dictée par la voix tendre de Fénelondont la grâce et la douceur y respiraient.

« Une femme est bien partout où la conduit son époux. Si ellecommet des péchés par son ordre, ce ne sera pas à elle à enrépondre un jour. »

Ces deux passages de l’homélie du pape le firent accuserd’irréligion par madame de Granville et par son confesseur. Maisavant que le bref n’arrivât, le substitut s’aperçut de la stricteobservance des lois ecclésiastiques que sa femme lui imposait lesjours maigres, et il ordonna à ses gens de lui servir du graspendant toute l’année. Quelque déplaisir que cet ordre causât à safemme, Granville, qui du gras et du maigre se souciait fort peu, lemaintint avec une fermeté virile. La plus faible créature vivanteet pensante n’est-elle pas blessée dans ce qu’elle a de plus cherquand elle accomplit, par l’instigation d’une autre volonté que lasienne, une chose qu’elle eût naturellement faite. De toutes lestyrannies, la plus odieuse est celle qui ôte perpétuellement àl’âme le mérite de ses actions et de ses pensées : on abdique sansavoir régné. La parole la plus douce à prononcer, le sentiment leplus doux à exprimer, expirent quand nous les croyons commandés.Bientôt le jeune magistrat en arriva à renoncer à recevoir sesamis, à donner une fête ou un dîner : sa maison semblait s’êtrecouverte d’un crêpe. Une maison dont la maîtresse est dévote prendun aspect tout particulier. Les domestiques, toujours placés sousla surveillance de la femme, ne sont choisis que parmi cespersonnes soi-disant pieuses qui ont des figures à elles. De mêmeque le garçon le plus jovial entré dans la gendarmerie aura levisage gendarme, de même les gens qui s’adonnent aux pratiques dela dévotion contractent un caractère de physionomie uniforme&|160;;l’habitude de baisser les yeux, de garder une attitude decomponction, les revêt d’une livrée hypocrite que les fourbessavent prendre à merveille. Puis, les dévotes forment une sorte derépublique, elles se connaissent toutes&|160;; les domestiques,qu’elles se recommandent les unes aux autres, sont comme une race àpart conservée par elles à l’instar de ces amateurs de chevaux quin’en admettent pas un dans leurs écuries dont l’extrait denaissance ne soit en règle. Plus les prétendus impies viennent àexaminer une maison dévote, plus ils reconnaissent alors que tout yest empreint de je ne sais quelle disgrâce&|160;; ils y trouventtout à la fois une apparence d’avarice ou de mystère comme chez lesusuriers, et cette humidité parfumée d’encens qui refroiditl’atmosphère des chapelles. Cette régularité mesquine, cettepauvreté d’idées que tout trahit, ne s’exprime que par un seul mot,et ce mot est bigoterie. Dans ces sinistres et implacables maisons,la bigoterie se peint dans les meubles, dans les gravures, dans lestableaux : le parler y est bigot, le silence est bigot et lesfigures sont bigotes. La transformation des choses et des hommes enbigoterie est un mystère inexplicable, mais le fait est là. Chacunpeut avoir observé que les bigots ne marchent pas, ne s’asseyentpas, ne parlent pas comme marchent, s’asseyent et parlent les gensdu monde&|160;; chez eux l’on est gêné, chez eux l’on ne rit pas,chez eux la raideur, la symétrie règnent en tout, depuis le bonnetde la maîtresse de la maison jusqu’à sa pelote aux épingles&|160;;les regards n’y sont pas francs, les gens y semblent des ombres, etla dame du logis paraît assise sur un trône de glace. Un matin, lepauvre Granville remarqua avec douleur et tristesse tous lessymptômes de la bigoterie dans sa maison. Il se rencontre de par lemonde certaines sociétés où les mêmes effets existent sans êtreproduits par les mêmes causes. L’ennui trace autour de ces maisonsmalheureuses un cercle d’airain qui renferme l’horreur du désert etl’infini du vide. Un ménage n’est pas alors un tombeau, maisquelque chose de pire, un couvent. Au sein de cette sphèreglaciale, le magistrat considéra sa femme sans passion : ilremarqua, non sans une vive peine, l’étroitesse d’idées quetrahissait la manière dont les cheveux étaient implantés sur lefront bas et légèrement creusé&|160;; il aperçut dans la régularitési parfaite des traits du visage je ne sais quoi d’arrêté, derigide qui lui rendit bientôt haïssable la feinte douceur parlaquelle il fut séduit. Il devina qu’un jour ces lèvres mincespourraient lui dire, un malheur arrivant : « C’est pour ton bien,mon ami. » La figure de madame de Granville prit une teinteblafarde, une expression sérieuse qui tuait la joie chez ceux quil’approchaient. Ce changement fut-il opéré par les habitudesascétiques d’une dévotion qui n’est pas plus la piété que l’avaricen’est l’économie, était-il produit par la sécheresse naturelle auxâmes bigotes&|160;? il serait difficile de prononcer : la beautésans expression est peut-être une imposture. L’imperturbablesourire que la jeune femme fit contracter à son visage en regardantGranville, paraissait être chez elle une formule jésuitique debonheur par laquelle elle croyait satisfaire à toutes les exigencesdu mariage&|160;; sa charité blessait, sa beauté sans passionsemblait une monstruosité à ceux qui la connaissaient, et la plusdouce de ses paroles impatientait&|160;; elle n’obéissait pas à dessentiments, mais à des devoirs. Il est des défauts qui, chez unefemme, peuvent céder aux leçons fortes données par l’expérience oupar un mari, mais rien ne peut combattre la tyrannie des faussesidées religieuses. Une éternité bienheureuse à conquérir, mise enbalance avec un plaisir mondain, triomphe de tout et fait toutsupporter. N’est-ce pas l’égoïsme divinisé, le moi par-delà letombeau&|160;? Aussi, le pape fut-il condamné an tribunal del’infaillible chanoine et de la jeune dévote. Ne pas avoir tort estun des sentiments qui remplacent tous les autres chez ces âmesdespotiques. Depuis quelque temps, il s’était établi un secretcombat entre les idées des deux époux, et le jeune magistrat sefatigua bientôt d’une lutte qui ne devait jamais cesser. Quelhomme, quel caractère résiste à la vue d’un visage amoureusementhypocrite, et a une remontrance catégorique opposée aux moindresvolontés&|160;? Quel parti prendre contre une femme qui se sert devotre passion pour protéger son insensibilité, qui semble résolue àrester douce- ment inexorable, se prépare à jouer le rôle devictime avec délices, et regarde un mari comme un instrument deDieu, comme un mal dont les flagellations lui évitent celles dupurgatoire&|160;? Quelles sont les peintures par lesquelles onpourrait donner l’idée de ces femmes qui font haïr la vertu enoutrant les plus doux préceptes d’une religion que saint Jeanrésumait par : Aimez-vous les uns les autres. Existait-il dans unmagasin de modes un seul chapeau condamné à rester en étalage ou àpartir pour les îles, Granville était sûr de voir sa femme s’enparer&|160;; s’il se fabriquait une étoffe d’une couleur ou d’undessin malheureux, elle s’en affublait. Ces pauvres dévotes sontdésespérantes dans leur toilette. Le manque de goût est un desdéfauts qui sont inséparables de la fausse dévotion. Ainsi, danscette intime existence qui veut le plus d’expansion, Granville futsans compagne : il alla seul dans le monde, dans les fêtes, auspectacle. Rien chez lui ne sympathisait avec lui. Un grandcrucifix placé entre le lit de sa femme et le sien était là commele symbole de sa destinée. Ne représente-t-il pas une divinité miseà mort, un homme-dieu tué dans toute la beauté de la vie et de lajeunesse&|160;? L’ivoire de cette croix avait moins de froideurqu’Angélique crucifiant son mari au nom de la vertu. Ce fut entreleurs deux lits que naquit le malheur : cette jeune femme ne voyaitlà que des devoirs dans les plaisirs de l’hyménée. Là, par unmercredi des cendres se leva l’observance des jeûnes, pâle etlivide figure qui d’une voix brève ordonna un carême complet, sansque Granville jugeât convenable d’écrire cette fois au pape, afind’avoir l’avis du consistoire sur la manière d’observer le carême,les quatre-temps et les veilles de grandes fêtes. Le malheur dujeune magistrat fut immense, il ne pouvait même pas se plaindre,qu’avait-il à dire&|160;? il possédait une femme jeune, jolie,attachée à ses devoirs, vertueuse, le modèle de toutes lesvertus&|160;! elle accouchait chaque année d’un enfant, lesnourrissait tous elle-même et les élevait dans les meilleursprincipes. La charitable Angélique fut promue ange. Les vieillesfemmes qui composaient la société au sein de laquelle elle vivait(car à cette époque les jeunes femmes ne s’étaient pas encoreavisées de se lancer par ton dans la haute dévotion), admirèrenttoutes le dévouement de madame de Granville, et la regardèrent,sinon comme une vierge, au moins comme une martyre. Ellesaccusaient, non pas les scrupules de la femme, mais la barbarieprocréatrice du mari. Insensiblement, Granville, accablé detravail, sevré de plaisirs et fatigué du monde où il erraitsolitaire, tomba vers trente-deux ans dans le plus affreux marasme.La vie lui fut odieuse. Ayant une trop haute idée des obligationsque lui imposait sa place pour donner l’exemple d’une vieirrégulière, il essaya de s’étourdir par le travail, et entrepritalors un grand ouvrage sur le droit. Mais il ne jouit paslong-temps de cette tranquillité monastique sur laquelle ilcomptait.

Lorsque la divine Angélique le vit désertant les fêtes du mondeet travaillant chez lui avec une sorte de régularité, elle essayade le convertir. Un véritable chagrin pour elle était de savoir àson mari des opinions peu chrétiennes, elle pleurait quelquefois enpensant que si son époux venait à périr, il mourrait dansl’impénitence finale, sans que jamais elle pût espérer del’arracher aux flammes éternelles de l’enfer. Granville fut donc enbutte aux petites idées, aux raisonnements vides, aux étroitespensées par lesquels sa femme, qui croyait avoir remporté unepremière victoire, voulut essayer d’en obtenir une seconde en leramenant dans le giron de l’Eglise. Ce fut là le dernier coup. Quoide plus affligeant que ces luttes sourdes où l’entêtement desdévotes voulait l’emporter sur la dialectique d’un magistrat&|160;?Quoi de plus effrayant à peindre que ces aigres pointilleriesauxquelles les gens passionnés préfèrent des coups depoignard&|160;? Granville déserta sa maison, où tout lui devenaitinsupportable : ses enfants, courbés sous le despotisme froid deleur mère, n’osaient suivre leur père au spectacle, et Granville nepouvait leur procurer aucun plaisir sans leur attirer des punitionsde leur terrible mère. Cet homme si aimant fut amené à uneindifférence, à un égoïsme pire que la mort. Il sauva du moins sesfils de cet enfer en les mettant de bonne heure au collége, et seréservant le droit de les diriger. Il intervenait rarement entre lamère et les filles&|160;; mais il résolut de les marier aussitôtqu’elles atteindraient l’âge de nubilité. S’il eût voulu prendre unparti violent, rien ne l’aurait justifié&|160;; sa femme, appuyéepar un formidable cortége de douairières, l’aurait fait condamnerpar la terre entière. Granville n’eut donc d’autre ressource que devivre dans un isolement complet&|160;; mais courbé sous la tyranniedu malheur, ses traits flétris par le chagrin et par les travauxlui déplaisaient à lui-même. Enfin, ses liaisons, son commerce avecles femmes du monde auprès desquelles il désespéra de trouver desconsolations, il les redoutait.

L’histoire didactique de ce triste ménage n’offrit, pendant lestreize années qui s’écoulèrent de 1807 à 1821, aucune scène digned’être rapportée. Madame de Granville resta exactement la même dumoment où elle perdit le cœur de son mari que pendant les jours oùelle se disait heureuse. Elle fit des neuvaines pour prier Dieu etles saints de l’éclairer sur les défauts qui déplaisaient à sonépoux et de lui enseigner les moyens de ramener la brebiségarée&|160;; mais plus ses prières avaient de ferveur, moinsGranville paraissait au logis. Depuis cinq ans environ,l’Avocat-Général, à qui la Restauration donna de hautes fonctionsdans la magistrature, s’était logé à l’entresol de son hôtel, pouréviter de vivre avec la comtesse de Granville. Chaque matin il sepassait une scène qui, s’il faut en croire les médisances du monde,se répète au sain de plus d’un ménage où elle est produite parcertaines incompatibilités d’humeur, par des maladies morales ouphysiques, ou par des travers qui conduisent bien des mariages auxmalheurs retracés dans cette histoire. Sur les huit heures dumatin, une femme de chambre, assez semblable à une religieuse,venait sonner à l’appartement du comte de Granville. Introduitedans le salon qui précédait le cabinet du magistrat, elle redisaitau valet de chambre, et toujours du même ton, le message de laveille.

– Madame fait demander à monsieur le comte s’il a bien passé lanuit, et si elle aura le plaisir de déjeuner avec lui.

– Monsieur, répondait le valet de chambre après être allé parlerà son maître, présente ses hommages à madame la comtesse, et laprie d’agréer ses excuses&|160;; une affaire importante l’oblige àse rendre au Palais.

Un instant après, la femme de chambre se présentait de nouveauet demandait de la part de madame si elle aurait le bonheur de voirmonsieur le comte avant son départ. – Il est parti, répondait levalet, tandis que souvent le cabriolet était encore dans la cour.Ce dialogue par ambassadeur devint un cérémonial quotidien. Levalet de chambre de Granville, qui, favori de son maître, causaplus d’une querelle dans le ménage par son irréligion et par lerelâchement de ses mœurs, se rendait même quelquefois par formedans le cabinet où son maître n’était pas, et revenait faire lesréponses d’usage. L’épouse affligée guettait toujours le retour deson mari, se mettait sur le perron afin de se trouver sur sonpassage et arriver devant lui comme un remords. La taquinerievétilleuse qui anime les caractères monastiques faisait le fond decelui de madame de Granville, qui, alors âgée de trente-cinq ans,paraissait en avoir quarante. Quand, obligé par le décorum,Granville adressait la parole à sa femme ou restait à dîner aulogis, heureuse de lui imposer sa présence, ses discoursaigres-doux et l’insupportable ennui de sa société bigote, elleessayait alors de le mettre en faute devant ses gens et sescharitables amies. La présidence d’une cour royale fut offerte aucomte de Granville, alors très-bien en cour, il pria le ministèrede le laisser à Paris. Ce refus, dont les raisons ne furent connuesque du Garde-des-sceaux, suggéra les plus bizarres conjectures auxintimes amies et au confesseur de la comtesse. Granville, riche decent mille livres de rente, appartenait à l’une des meilleuresmaisons de la Normandie&|160;; sa nomination à une présidence étaitun échelon pour arriver à la pairie&|160;; d’où venait ce peud’ambition&|160;? d’où venait l’abandon de son grand ouvrage sur ledroit&|160;? d’où venait cette dissipation qui, depuis près de sixannées, l’avait rendu étranger à sa maison, à sa famille, à sestravaux, à tout ce qui devait lui être cher&|160;? Le confesseur dela comtesse, qui pour parvenir à un évêché comptait autant surl’appui des maisons où il régnait que sur les services rendus à unecongrégation de laquelle il fut l’un des plus ardents propagateurs,se trouva désappointé par le refus de Granville et tâcha de lecalomnier par des suppositions : si monsieur le comte avait tant derépugnance pour la province, peut-être s’effrayait-il de lanécessité où il serait d’y mener une conduite régulière&|160;?forcé de donner l’exemple des bonnes mœurs, il vivrait avec lacomtesse, de laquelle une passion illicite pouvait seulel’éloigner&|160;? une femme aussi pure que madame de Granvillereconnaîtrait-elle jamais les dérangements survenus dans laconduite de son mari&|160;?… Les bonnes amies transformèrent envérités ces paroles qui malheureusement n’étaient pas deshypothèses, et madame de Granville fut frappée comme d’un coup defoudre. Sans idées sur les mœurs du grand monde, ignorant l’amouret ses folies, Angélique était si loin de penser que le mariage pûtcomporter des incidents différents de ceux qui lui aliénèrent lecœur de Granville qu’elle le crut incapable de fautes qui pourtoutes les femmes sont des crimes. Quand le comte ne réclama plusrien d’elle, elle avait imaginé que le calme dont il paraissaitjouir était dans la nature&|160;; enfin, comme elle lui avait donnétout ce que son cœur pouvait renfermer d’affection pour un homme,et que les conjectures de son confesseur ruinaient complétement lesillusions dont elle s’était nourrie jusqu’en ce moment, elle pritla défense de son mari, mais sans pouvoir détruire un soupçon sihabilement glissé dans son âme. Ces appréhensions causèrent de telsravages dans sa faible tête qu’elle en tomba malade, et devint laproie d’une fièvre lente. Ces événements se passaient pendant lecarême de l’année 1822, elle ne voulut pas consentir à cesser sesaustérités, et arriva lentement à un état de consomption qui fittrembler pour ses jours. Les regards indifférents de Granville latuaient. Les soins et les attentions du magistrat ressemblaient àceux qu’un neveu s’efforce de prodiguer à un vieil oncle. Quoiquela comtesse eût renoncé à son système de taquinerie et deremontrances et qu’elle essayât d’accueillir son mari par de doucesparoles, l’aigreur de la dévote perçait et détruisait souvent parun mot l’ouvrage d’une semaine.

Vers la fin du mois de mai, les chaudes haleines du printemps,un régime plus nourrissant que celui du carême rendirent quelquesforces à madame de Granville. Un matin, au retour de la messe, ellevint s’asseoir dans son petit jardin sur un banc de pierre où lescaresses du soleil lui rappelèrent les premiers jours de sonmariage, elle embrassa sa vie d’un coup d’oeil afin de voir en quoielle avait pu manquer à ses devoirs de mère et d’épouse. L’abbéFontanon apparut alors dans une agitation difficile à décrire.

– Vous serait-il arrivé quelque malheur, mon père, luidemanda-t-elle avec une filiale sollicitude.

– Ah&|160;! je voudrais, répondit le prêtre normand, que toutesles infortunes dont vous afflige la main de Dieu me fussentdéparties&|160;; mais, ma respectable amie, c’est des épreuvesauxquelles il faut savoir vous soumettre.

– Eh&|160;! peut-il m’arriver des châtiments plus grands queceux par lesquels sa providence m’accable en se servant de mon maricomme d’un instrument de colère&|160;?

– Préparez-vous, ma fille, à plus de mal encore que nous n’ensupposions jadis avec vos pieuses amies.

– Je dois alors remercier Dieu, répondit la comtesse, de cequ’il daigne se servir de vous pour me transmettre ses volontés,plaçant ainsi, comme toujours, les trésors de sa miséricorde auprèsdes fléaux de sa colère, comme jadis en bannissant Agar il luidécouvrait une source dans le désert. – Il a mesuré vos peines à laforce de votre résignation et au poids de vos fautes.

– Parlez, je suis prête à tout entendre. A ces mots, la comtesseleva les yeux au ciel, et ajouta : Parlez, monsieur Fontanon.

– Depuis sept ans, monsieur Granville commet le péché d’adultèreavec une concubine de laquelle il a deux enfants, et il a dissipépour ce ménage adultérin plus de cinq cent mille francs quidevraient appartenir à sa famille légitime.

– Il faudrait que je le visse de mes propres yeux, dit lacomtesse.

– Gardez-vous-en bien, s’écria l’abbé. Vous devez pardonner, mafille, et attendre, dans la prière, que Dieu éclaire votre époux, àmoins d’employer contre lui les moyens que vous offrent les loishumaines.

La longue conversation que l’abbé Fontanon eut alors avec sapénitente produisit un changement violent dans la comtesse&|160;;elle le congédia, montra sa figure presque colorée à ses gens quifurent effrayés de son activité de folle : elle commanda d’attelerses chevaux, ordre qu’elle donnait rarement, elle les décommanda,changea d’avis vingt fois dans la même heure&|160;; mais enfin,comme si elle prenait une grande résolution, elle partit sur lestrois heures, laissant sa maison étonnée d’une si subiterévolution.

– Monsieur doit-il revenir dîner, avait-elle demandé au valet dechambre à qui elle ne parlait jamais.

– Non, madame.

– L’avez-vous conduit au Palais ce matin&|160;?

– Oui, madame.

– N’est-ce pas aujourd’hui lundi&|160;?

– Oui, madame.

– On va donc maintenant au Palais le lundi.

– Que le diable t’emporte&|160;! s’écria le valet en voyantpartir sa maîtresse qui dit au cocher : rue Taitbout.

Mademoiselle de Bellefeuille était en deuil et pleurait. Auprèsd’elle, Roger tenait une des mains de son amie entre les siennes,gardait le silence, et regardait tour à tour le petit Charles quine comprenant rien au deuil de sa mère restait muet en la voyantpleurer, et le berceau où dormait Eugénie, et le visage de Carolinesur lequel la tristesse ressemblait à une pluie tombant à traversles rayons d’un joyeux soleil. – Eh&|160;! bien, oui, mon ange, ditRoger après un long silence, voilà le grand secret, je suis marié.Mais un jour, je l’espère nous ne ferons qu’une même famille. Mafemme est depuis le mois de mars dans un état désespéré : je nesouhaite pas sa mort&|160;; mais, s’il plaît à Dieu de l’appeler àlui, je crois qu’elle sera plus heureuse dans le paradis qu’aumilieu d’un monde dont ni les peines ni les plaisirs nel’affectent.

– Combien je hais cette femme&|160;! Comment a-t-elle pu terendre malheureux&|160;? Cependant c’est à ce malheur que je doisma félicité.

Ses larmes se séchèrent tout à coup.

– Caroline, espérons, s’écria Roger en prenant un baiser. Net’effraie pas de ce qu’a pu dire cet abbé. Quoique ce confesseur dema femme soit un homme redoutable par son influence dans laCongrégation, s’il essayait de troubler notre bonheur, je sauraisprendre un parti… .

– Que ferais-tu&|160;?

– Nous irions en Italie, je fuirais…

Un cri, jeté dans le salon voisin, fit à la fois frissonner lecomte de Granville et trembler mademoiselle de Bellefeuille qui seprécipitèrent dans le salon et y trouvèrent la comtesse évanouie.Quand madame de Granville reprit ses sens, elle soupiraprofondément en se voyant entre le comte et sa rivale qu’ellerepoussa par un geste involontaire plein de mépris.

Mademoiselle de Bellefeuille se leva pour se retirer.

– Vous êtes chez vous, madame, restez, dit Granville en arrêtantCaroline par le bras.

Le magistrat saisit sa femme mourante, la porta jusqu’à savoiture, et y monta près d’elle.

– Qui donc a pu vous amener à désirer ma mort, à me fuir,demanda la comtesse d’une voix faible en contemplant son mari avecautant d’indignation que de douleur. N’étais-je pas jeune, vousm’avez trouvée belle, qu’avez-vous à me reprocher&|160;? Vous ai-jetrompé, n’ai-je pas été une épouse vertueuse et sage&|160;? Moncœur n’a conservé que votre image, mes oreilles n’ont entendu quevotre voix. A quel devoir ai-je manqué, que vous ai-jerefusé&|160;?

– Le bonheur, répondit le comte d’une voix ferme. Vous le savez,madame, il est deux manières de servir Dieu. Certains chrétienss’imaginent qu’en entrant à des heures fixes dans une église pour ydire des Pater noster, en y entendant régulièrement la messe ets’abstenant de tout péché, ils gagneront le ciel&|160;; ceux-là,madame, vont en enfer, ils n’ont point aimé Dieu pour lui-même, ilsne l’ont point adoré comme il veut l’être, ils ne lui ont faitaucun sacrifice. Quoique doux en apparence, ils sont durs à leurprochain&|160;; ils voient la règle, la lettre, et non l’esprit.Voilà comme vous en avez agi avec votre époux terrestre. Vous avezsacrifié mon bonheur à votre salut, vous étiez en prières quandj’arrivais à vous le cœur joyeux, vous pleuriez quand vous deviezégayer mes travaux, vous n’avez su satisfaire à aucune exigence demes plaisirs.

– Et s’ils étaient criminels, s’écria la comtesse avec feu,fallait-il donc perdre mon âme pour vous plaire&|160;?

– C’eût été un sacrifice qu’une autre plus aimante a eu lecourage de me faire, dit froidement Granville.

– O mon Dieu, s’écria-t-elle en pleurant, tu l’entends&|160;!Etait-il digne des prières et des austérités au milieu desquellesje me suis consumée pour racheter ses fautes et les miennes&|160;?A quoi sert la vertu&|160;?

– A gagner le ciel, ma chère. On ne peut être à la fois l’époused’un homme et celle de Jésus-Christ, il y aurait bigamie : il fautsavoir opter entre un mari et un couvent. Vous avez dépouillé votreâme au profit de l’avenir, de tout l’amour, de tout le dévouementque Dieu vous ordonnait d’avoir pour moi, et vous n’avez gardé aumonde que des sentiments de haine…

– Ne vous ai-je donc point aimé, demanda-t-elle.

– Non, madame.

– Qu’est-ce donc que l’amour, demanda involontairement lacomtesse.

– L’amour, ma chère, répondit Granville avec une sorte desurprise ironique, vous n’êtes pas en état de le comprendre. Leciel froid de la Normandie ne peut pas être celui de l’Espagne.Sans doute la question des climats est le secret de notre malheur.Se plier à nos caprices, les deviner, trouver des plaisirs dans unedouleur, nous sacrifier l’opinion du monde, l’amour-propre, lareligion même, et ne regarder ces offrandes que comme des grainsd’encens brûlés en l’honneur de l’idole, voilà l’amour…

– L’amour des filles de l’opéra, dit la comtesse avec horreur.De tels feux doivent être peu durables, et ne vous laisser bientôtque des cendres ou des charbons, des regrets ou du désespoir. Uneépouse, monsieur, doit vous offrir, à mon sens, une amitié vraie,une chaleur égale, et…

– Vous parlez de chaleur comme les nègres parlent de la glace,répondit le comte avec un sourire sardonique. Songez que la plushumble de toutes les pâquerettes est plus séduisante que la plusorgueilleuse et la plus brillante des épines-roses qui nousattirent au printemps par leurs pénétrants parfums et leurs vivescouleurs. D’ailleurs, ajouta-t-il, je vous rends justice. Vous vousêtes si bien tenue dans la ligne du devoir apparent prescrit par laloi, que, pour vous démontrer en quoi vous avez failli à mon égard,il faudrait entrer dans certains détails que votre dignité nesaurait supporter, et vous instruire de choses qui voussembleraient le renversement de toute morale.

– Vous osez parler de morale en sortant de la maison où vousallez dissipé la fortune de vos enfants, dans un lieu de débauche,s’écria la comtesse que les réticences de son mari rendirentfurieuse.

– Madame, je vous arrête là, dit le comte avec sang-froid eninterrompant sa femme. Si mademoiselle de Bellefeuille est riche,elle ne l’est aux dépens de personne. Mou oncle était maître de safortune, il avait plusieurs héritiers&|160;; de son vivant et parpure amitié pour celle qu’il considérait comme une nièce, il lui adonné sa terre de Bellefeuille. Quant au reste, je le tiens de seslibéralités…

– Cette conduite est digne d’un jacobin, s’écria la pieuseAngélique.

– Madame, vous oubliez que votre père fut un de ces jacobins quevous, femme, condamnez avec si peu de charité, dit sévèrement lecomte. Le citoyen Bontems a signé des arrêts de mort dans le tempsoù mon oncle n’a rendu que des services à la France.

Madame de Granville se tut. Mais, après un moment de silence, lesouvenir de ce qu’elle venait de voir réveillant dans son âme unejalousie que rien ne saurait éteindre dans le cœur d’une femme,elle dit à voix basse et comme si elle se parlait à elle-même : –Peut-on perdre ainsi son âme et celle des autres&|160;!

– Eh&|160;! madame, reprit le comte fatigué de cetteconversation, peut-être est-ce vous qui répondrez un jour de toutceci. Cette parole fit trembler la comtesse. Vous serez sans douteexcusée aux yeux du juge indulgent qui appréciera nos fautes,dit-il, par la bonne foi avec laquelle vous avez accompli monmalheur. Je ne vous hais point, je hais les gens qui ont faussévotre cœur et votre raison. Vous avez prié pour moi, commemademoiselle de Bellefeuille m’a donné son cœur et m’a combléd’amour. Vous deviez être tour à tour et ma maîtresse et la saintepriant au pied des autels. Rendez-moi cette justice d’avouer que jene suis ni pervers ni débauché. Mes mœurs sont pures. Hélas&|160;!au bout de sept années de douleur, le besoin d’être heureux m’a,par une pente insensible, conduit à aimer une autre femme que vous,à me créer une autre famille que la mienne. Ne croyez pasd’ailleurs que je sois le seul : il existe dans cette ville desmilliers de maris amenés tous par des causes diverses à cettedouble existence.

– Grand Dieu&|160;! s’écria la comtesse, combien ma croix estdevenue lourde à porter. Si l’époux que tu m’as imposé dans tacolère ne peut trouver ici-bas de félicité que par ma mort,rappelle-moi dans ton sein.

– Si vous aviez eu toujours de si admirables sentiments et cedévouement, nous serions encore heureux, dit froidement lecomte.

– Eh bien&|160;! reprit Angélique en versant un torrent delarmes, pardonnez-moi si j’ai pu commettre des fautes&|160;! oui,monsieur, je suis prête à vous obéir en tout, certaine que vous nedésirerez rien que de juste et de naturel : je serai désormais toutce que vous voudrez que soit une épouse.

– Madame, si votre intention est de me faire dire que je ne vousaime plus, j’aurai l’affreux courage de vous éclairer. Puis-jecommander à mon cœur, puis-je effacer en un instant les souvenirsde quinze années de douleur&|160;? Je n’aime plus. Ces parolesenferment un mystère tout aussi profond que celui contenu dans lemot j’aime. L’estime, la considération, les égards s’obtiennent,disparaissent, reviennent&|160;; mais quant à l’amour, je meprêcherais mille ans que je ne le ferais pas renaître, surtout pourune femme qui s’est vieillie à plaisir.

– Ah&|160;! monsieur le comte, je désire bien sincèrement queces paroles ne vous soient pas prononcées un jour par celle quevous aimez, avec le ton et l’accent que vous y mettez…

– Voulez-vous porter ce soir une robe à la grecque et venir àl’Opéra&|160;?

Le frisson que cette demande causa soudain à la comtesse fut unemuette réponse. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829,un homme dont les cheveux entièrement blanchis et la physionomiesemblaient annoncer qu’il était plutôt vieilli par les chagrins quepar les années, car il paraissait avoir environ soixante ans,passait à minuit par la rue de Gaillon. Arrivé devant une maison depeu d’apparence et haute de deux étages, il s’arrêta pour yexaminer une des fenêtres élevées en mansarde à des distanceségales au milieu de la toiture. Une faible lueur colorait à peinecette humble croisée dont quelques-uns des carreaux avaient étéremplacés par du papier. Le passant regardait cette clartévacillante avec l’indéfinissable curiosité des flâneurs parisiens,lorsqu’un jeune homme sortit tout à coup de la maison. Comme lespâles rayons du réverbère frappaient la figure du curieux, il neparaîtra pas étonnant que, malgré la nuit, le jeune homme s’avançâtvers le passant avec ces précautions dont on use à Paris quand oncraint de se tromper en rencontrant une personne deconnaissance.

– Hé quoi&|160;! s’écria-t-il, c’est vous, monsieur leprésident, seul, à pied, à cette heure, et si loin de la rueSaint-Lazare&|160;! Permettez-moi d’avoir l’honneur de vous offrirle bras. Le pavé, ce matin, est si glissant que si nous ne noussoutenions pas l’un l’autre, dit-il afin de ménager l’amour-propredu vieillard, il nous serait bien difficile d’éviter une chute.

– Mais, mon cher monsieur, je n’ai encore que cinquante ans,malheureusement pour moi, répondit le comte de Granville. Unmédecin, promis comme vous à une haute célébrité, doit savoir qu’àcet âge un homme est dans toute sa force.

– Vous êtes donc alors en bonne fortune, reprit Horace Bianchon.Vous n’avez pas, je pense, l’habitude d’aller à pied dans Paris.Quand on a d’aussi beaux chevaux que les vôtres…

– Mais la plupart du temps, répondit le président Granville,quand je ne vais pas dans le monde, je reviens du Palais-Royal oude chez monsieur de Livry à pied.

– Et en portant sans doute sur vous de fortes sommes, s’écria lejeune docteur. N’est-ce pas appeler le poignard des assassins.

– Je ne crains pas ceux-là, répliqua le comte de Granville d’unair triste et insouciant.

– Mais du moins l’on ne s’arrête pas, reprit le médecin en en-traînant le magistrat vers le boulevard. Encore un peu, je croiraisque vous voulez me voler votre dernière maladie et mourir d’uneautre main que de la mienne.

– Ah&|160;! vous m’avez surpris faisant de l’espionnage,répondit le comte. Soit que je passe à pied ou en voiture et àtelle heure que ce puisse être de la nuit, j’aperçois depuisquelque temps à une fenêtre du troisième étage de la maison d’oùvous sortez l’ombre d’une personne qui paraît travailler avec uncourage héroïque. A ces mots le comte fit une pause, comme s’il eûtsenti quelque douleur soudaine. J’ai pris pour ce grenier, dit-ilen continuant, autant d’intérêt qu’un bourgeois de Paris peut enporter à l’achèvement du Palais-Royal.

– Hé&|160;! bien, s’écria vivement Horace en interrompant lecomte, je puis vous…

– Ne me dites rien, répliqua Granville en coupant la parole àson médecin. Je ne donnerais pas un centime pour apprendre sil’ombre qui s’agite sur ces rideaux troués est celle d’un homme ond’une femme, et si l’habitant de ce grenier est heureux oumalheureux&|160;! Si j’ai été surpris de ne plus voir personnetravaillant ce soir, si je me suis arrêté, c’était uniquement pouravoir le plaisir de former des conjectures aussi nombreuses etaussi niaises que le sont celles que les flâneurs forment àl’aspect d’une construction subitement abandonnée. Depuis deux ans,mon jeune… Le comte parut hésiter à employer une expression&|160;;mais il fit un geste et s’écria : – Non, je ne vous appellerai pasmon ami, je déteste tout ce qui peut ressembler à un sentiment.Depuis deux ans donc, je ne m’étonne plus que les vieillards seplaisent tant à cultiver des fleurs, à planter des arbres&|160;;les événements de la vie leur ont appris à ne plus croire auxaffections humaines&|160;; et, en peu de temps, je suis devenuvieillard. Je ne veux plus m’attacher qu’à des animaux qui neraisonnent pas, à des plantes, à tout ce qui est extérieur. Je faisplus de cas des mouvements de la Taglioni que de tous lessentiments humains. J’abhorre la vie et un monde où je suis seul.Rien, rien, ajouta le comte avec une expression qui fit tressaillirle jeune homme, non, rien ne m’émeut et rien ne m’intéresse.

– Vous avez des enfants&|160;?

– Mes enfants&|160;! reprit-il avec un singulier accentd’amertume. Eh&|160;! bien, l’aînée de mes deux filles n’est-ellepas comtesse de Vandenesse&|160;? Quant à l’autre, le mariage deson aînée lui prépare une belle alliance. Quant à mes deux fils,n’ont-ils pas très-bien réussi&|160;? le vicomte est Avocat-Généralà Limoges, et le cadet est substitut à Versailles. Mes enfants ontleurs soins, leurs inquiétudes, leurs affaires. Si parmi ces cœurs,un seul se fût entièrement consacré à moi, s’il eût essayé, par souaffection de combler le vide que je sens là, dit-il en frappant surson sein, eh&|160;! bien, celui-là aurait manqué sa vie, il mel’aurait sacrifiée. Et pourquoi, après tout&|160;? pour embellirquelques années qui me restent, y serait-il parvenu, n’aurais-jepas peut-être regardé ses soins généreux comme une dette&|160;?Mais… Ici le vieillard se prit à sourire avec une profonde ironie.Mais, docteur, ce n’est pas en vain que nous leur apprenonsl’arithmétique, et ils savent calculer. En ce moment, ils attendentpeut-être ma succession.

– Oh&|160;! monsieur le comte, comment cette idée peut-elle vousvenir, à vous si bon, si obligeant, si humain&|160;? En vérité, sije n’étais pas moi-même une preuve vivante de cette bienfaisanceque vous concevez si belle et si large…

– Pour mon plaisir, reprit vivement le comte. Je paie unesensation comme je paierais demain d’un monceau d’or la pluspuérile des illusions qui me remuait le cœur. Je secours messemblables pour moi, par la même raison que je vais au jeu&|160;;aussi ne compté-je sur la reconnaissance de personne. Vous-même, jevous verrais mourir sans sourciller, et je vous demande le mêmesentiment pour moi. Ah&|160;! jeune homme, les événements de la vieont passé sur mon cœur comme les laves du Vésuve sur Herculanum :la ville existe, morte.

– Ceux qui ont amené à ce point d’insensibilité une âme aussichaleureuse et aussi vivante que l’était la vôtre, sont biencoupables.

– N’ajoutez pas un mot, reprit le comte avec un sentimentd’horreur.

– Vous avez une maladie que vous devriez me permettre de guérir,dit Bianchon d’un son de voix plein d’émotion.

– Mais connaissez-vous donc un remède à la mort&|160;? s’écriale comte impatienté.

– Hé bien, monsieur le comte, je gage ranimer ce cœur que vouscroyez si froid.

– Valez-vous Talma&|160;? demanda ironiquement le président. –Non, monsieur le comte. Mais la nature est aussi supérieure àTalma, que Talma pouvait m’être supérieur. Ecoutez, le grenier quivous intéresse est habité par une femme d’une trentaine d’années,et, chez elle, l’amour va jusqu’au fanatisme&|160;; l’objet de sonculte est un jeune homme d’une jolie figure, mais qu’une mauvaisefée a doué de tous les vices possibles. Ce garçon est joueur, et jene sais ce qu’il aime le mieux des femmes ou du vin&|160;; il afait, à ma connaissance, des bassesses dignes de la policecorrectionnelle. Eh&|160;! bien, cette malheureuse femme lui asacrifié une très-belle existence, un homme par qui elle étaitadorée, de qui elle avait des enfants. Mais qu’avez-vous, monsieurle comte&|160;?

– Rien, continuez.

– Elle lui a laissé dévorer une fortune entière, elle luidonnerait, je crois, le monde, si elle le tenait&|160;; elletravaille nuit et jour&|160;; et souvent elle a vu, sans murmurer,ce monstre qu’elle adore lui ravir jusqu’à l’argent destiné à payerles vêtements dont manquent ses enfants, jusqu’à leur nourriture dulendemain. Il y a trois jours, elle a vendu ses cheveux, les plusbeaux que j’aie jamais vus : il est venu, elle n’avait pas pucacher assez promptement la pièce d’or, il l’a demandée&|160;; pourun sourire, pour une caresse, elle a livré le prix de quinze joursde vie et de tranquillité. N’est-ce pas à la fois horrible etsublime&|160;? Mais le travail commence à lui creuser les joues.Les cris de ses enfants lui ont déchiré l’âme, elle est tombéemalade, elle gémit en ce moment sur un grabat. Ce soir, ellen’avait rien à manger, et ses enfants n’avaient plus la force decrier, ils se taisaient quand je suis arrivé.

Horace Bianchon s’arrêta. En ce moment le comte de Granvilleavait, comme malgré lui, plongé la main dans la poche de songilet.

– Je devine, mon jeune ami, dit le vieillard, comment elle peutvivre encore, si vous la soignez.

– Ah&|160;! la pauvre créature, s’écria le médecin, qui ne lasecourrait pas&|160;? Je voudrais être plus riche, car j’espère laguérir de son amour.

– Mais, reprit le comte en retirant de sa poche la main qu’il yavait mise sans que le médecin la vit pleine des billets que sonprotecteur semblait y avoir cherchés, comment voulez-vous que jem’apitoie sur une misère dont les plaisirs ne me sembleraient paspayés trop cher par toute ma fortune&|160;! Elle sent, elle vitcette femme&|160;! Louis XV n’aurait-il pas donné tout son royaumepour pouvoir se relever de son cercueil et avoir trois jours dejeunesse et de vie&|160;? N’est-ce pas là l’histoire d’un milliardde morts, d’un milliard de malades, d’un milliard devieillards&|160;?

– Pauvre Caroline, s’écria le médecin.

En entendant ce nom, le comte de Granville tressaillit, etsaisit le bras du médecin qui crut se sentir serré par les deuxlèvres en fer d’un étau.

– Elle se nomme Caroline Crochard, demanda le président d’un sonvoix visiblement altérée.

– Vous la connaissez donc&|160;? répondit le docteur avecétonnement.

– Et le misérable se nomme Solvet… Ah&|160;! vous m’avez tenuparole, s’écria l’ancien magistrat, vous avez agité mon cœur par laplus terrible sensation qu’il éprouvera jusqu’à ce qu’il deviennepoussière. Cette émotion est encore un présent de l’enfer, et jesais toujours comment m’acquitter avec lui.

En ce moment, le comte et le médecin étaient arrivés au coin dela rue de la Chaussée-d’Antin. Un de ces enfants de la nuit, qui,le dos chargé d’une hotte en osier et marchant un crochet à lamain, ont été plaisamment nommés, pendant la révolution, membres ducomité des recherches, se trouvait auprès de la borne devantlaquelle le président venait de s’arrêter. Ce chiffonnier avait unevieille figure digne de celles que Charlet a immortalisées dans sescaricatures de l’école du balayeur.

– Rencontres-tu souvent des billets de mille francs, lui demandale comte.

– Quelquefois, notre bourgeois.

– Et les rends-tu&|160;?

– C’est selon la récompense promise…

– Voilà mon homme, s’écria le comte en présentant au chiffonnierun billet de mille francs. Prends ceci, lui dit-il, mais songe queje te le donne à la condition de le dépenser au cabaret, de t’yenivrer, de t’y disputer, de battre ta femme, de crever les yeux àtes amis. Cela fera marcher la garde, les chirurgiens, lespharmaciens&|160;; peut-être les gendarmes, les procureurs du roi,les juges et les geôliers. Ne change rien à ce programme, ou lediable saurait tôt ou tard se venger de toi.

Il faudrait qu’un même homme possédât à la fois les crayons deCharlet et ceux de Callot, les pinceaux de Téniers et de Rembrandt,pour donner une idée vraie de cette scène nocturne.

– Voilà mon compte soldé avec l’enfer, et j’ai eu du plaisirpour mon argent, dit le comte d’un son de voix profond en montrantau médecin stupéfait la figure indescriptible du chiffonnier béant.Quant à Caroline Crochard, reprit-il, elle peut mourir dans leshorreurs de la faim et de la soif, en entendant les cris déchirantsde ses fils mourants, en reconnaissant la bassesse de celui qu’elleaime : je ne donnerais pas un denier pour l’empêcher de souffrir,et je ne veux plus vous voir par cela seul que vous l’avezsecourue…

Le comte laissa Bianchon plus immobile qu’une statue, etdisparut en se dirigeant avec la précipitation d’un jeune hommevers la rue Saint-Lazare, où il atteignit promptement le petithôtel qu’il habitait et à la porte duquel il vit non sans surpriseune voiture arrêtée.

– Monsieur le baron, dit le valet de chambre à son maître, estarrivé il y a une heure pour parler à monsieur, et l’attend dans sachambre à coucher.

Granville fit signe à son domestique de se retirer.

– Quel motif assez important vous oblige d’enfreindre l’ordreque j’ai donné à mes enfants de ne pas venir chez moi sans y êtreappelés&|160;? dit le vieillard à son fils en entrant.

– Mon père, répondit le jeune homme d’un son de voix tremblantet d’un air respectueux, j’ose espérer que vous me pardonnerezquand vous m’aurez entendu.

– Votre réponse est celle d’un magistrat, dit le comte.Asseyez-vous. Il montra un siége au jeune homme. Mais, reprit-il,que je marche ou que je reste assis, ne vous occupez pas demoi.

– Mon père, reprit le baron, ce soir à quatre heures, untrès-jeune homme, arrêté chez un de mes amis au préjudice duquel ila commis un vol assez considérable, s’est réclamé de vous, il seprétend votre fils.

– Il se nomme, demanda le comte en tremblant.

– Charles Crochard.

– Assez, dit le père en faisant un geste impératif. Granville sepromena dans la chambre, au milieu d’un profond silence que sonfils se garda bien d’interrompre. – Mon fils… Ces paroles furentprononcées d’un ton si doux et si paternel que le jeune ma- gistraten tressaillit. Charles Crochard vous a dit la vérité. Je suiscontent que tu sois venu ce soir, mon bon Eugène, ajouta levieillard. Voici une somme d’argent assez forte, dit-il en luiprésentant une masse de billets de banque, tu en feras l’usage quetu jugeras convenable dans cette affaire. Je me fie à toi, etj’approuve d’avance toutes tes dispositions, soit pour le présent,soit pour l’avenir. Eugène, mon cher enfant, viens m’embrasser,nous nous voyons peut-être pour la dernière fois. Demain je demandeun congé, je pars pour l’Italie. Si un père ne doit pas compte desa vie à ses enfants, il doit leur léguer l’expérience que lui avendue le sort, n’est-ce pas une partie de leur héritage&|160;?Quand tu te marieras, reprit le comte en laissant échapper unfrissonnement involontaire, n’accomplis pas légèrement cet acte, leplus important de tous ceux auxquels nous oblige la Société.Souviens-toi d’étudier long-temps le caractère de la femme aveclaquelle tu dois t’associer&|160;; mais consulte-moi, je veux lajuger moi-même. Le défaut d’union entre deux époux, par quelquecause qu’il soit produit, amène d’effroyables malheurs : noussommes, tôt ou tard, punis de n’avoir pas obéi aux lois sociales.Je t’écrirai de Florence à ce sujet : un père, surtout quand il estmagistrat, ne doit pas rougir devant son fils. Adieu.

Paris, février-mars 1830.

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