Germinal d’Emile Zola


La voix de Rasseneur s’éleva.
—Jamais la violence n’a réussi, on ne peut pas refaire le
monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout
changer d’un coup, sont des farceurs ou des coquins!
—Bravo! bravo! cria la foule.
Qui donc était le coupable? et cette question qu’Étienne se
posait, achevait de l’accabler. En vérité, était-ce sa faute,
ce malheur dont il saignait lui-même, la misère des uns,
l’égorgement des autres, ces femmes, ces enfants,
amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision lamentable,
un soir, avant les catastrophes. Mais déjà une force le
soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades.
Jamais, d’ailleurs, il ne les avait dirigés, c’étaient eux qui le
menaient, qui l’obligeaient à faire des choses qu’il n’aurait
pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derrière
lui. A chaque violence, il était resté dans la stupeur des
événements, car il n’en avait prévu ni voulu aucun. Pouvait-il

s’attendre, par exemple, à ce que ses fidèles du coron le
lapideraient un jour? Ces enragés-là mentaient, quand ils
l’accusaient de leur avoir promis une existence de
mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans
les raisonnements dont il essayait de combattre ses
remords, s’agitait la sourde inquiétude de ne pas s’être
montré à la hauteur de sa tâche, ce doute du demi-savant
qui le tracassait toujours. Mais il se sentait à bout de
courage, il n’était même plus de coeur avec les
camarades, il avait peur d’eux, de cette masse énorme,
aveugle et irrésistible du peuple, passant comme une force
de la nature, balayant tout, en dehors des règles et des
théories. Une répugnance l’en avait détaché peu à peu, le
malaise de ses goûts affinés, la montée lente de tout son
être vers une classe supérieure.
A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de
vociférations enthousiastes.
—Vive Rasseneur! il n’y a que lui, bravo, bravo!
Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se
dispersait; et les deux hommes se regardèrent en silence.
Tous deux haussèrent les épaules. Ils finirent par boire une
chope ensemble.
Ce même jour, il y eut un grand dîner à la Piolaine, où l’on
fêtait les fiançailles de Négrel et de Cécile. Les Grégoire,
depuis la veille, faisaient cirer la salle à manger et

épousseter le salon. Mélanie régnait dans la cuisine,
surveillant les rôtis, tournant les sauces, dont l’odeur
montait jusque dans les greniers. On avait décidé que le
cocher Francis aiderait Honorine à servir. La jardinière
devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille.
Jamais un tel gala n’avait mis en l’air la grande maison
patriarcale et cossue.
Tout se passa le mieux du monde. Madame Hennebeau se
montra charmante pour Cécile, et elle sourit à Négrel,
lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de
boire au bonheur du futur ménage. M. Hennebeau fut aussi
très aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit
courait que, rentré en faveur près de la Régie, il serait
bientôt fait officier de la Légion d’honneur, pour la façon
énergique dont il avait dompté la grève. On évitait de parler
des derniers événements, mais il y avait du triomphe dans
la joie générale, le dîner tournait à la célébration officielle
d’une victoire. Enfin, on était donc délivré, on
recommençait à manger et à dormir en paix! Une allusion
fut discrètement faite aux morts dont la boue du Voreux
avait à peine bu le sang: c’était une leçon nécessaire, et
tous s’attendrirent, quand les Grégoire ajoutèrent que,
maintenant, le devoir de chacun était d’aller panser les
plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placidité
bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant
déjà, au fond des fosses, donner le bon exemple d’une
résignation séculaire. Les notables de Montsou, qui ne
tremblaient plus, convinrent que la question du salariat

demandait à être étudiée prudemment. Au rôti, la victoire
devint complète, lorsque M. Hennebeau lut une lettre de
l’évêque, où celui-ci annonçait le déplacement de l’abbé
Ranvier. Toute la bourgeoisie de la province commentait
avec passion l’histoire de ce prêtre, qui traitait les soldats
d’assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se
posa très résolument en libre penseur.
Deneulin était là, avec ses deux filles. Au milieu de cette
allégresse, il s’efforçait de cacher la mélancolie de sa
ruine. Le matin même, il avait signé la vente de sa
concession de Vandame à la Compagnie de Montsou.
Acculé, égorgé, il s’était soumis aux exigences des
régisseurs, leur lâchant enfin cette proie guettée si
longtemps, leur tirant à peine l’argent nécessaire pour
payer ses créanciers. Même il avait accepté, au dernier
moment, comme une chance heureuse, leur offre de le
garder à titre d’ingénieur divisionnaire, résigné à surveiller
ainsi, en simple salarié, cette fosse où il avait englouti sa
fortune. C’était le glas des petites entreprises personnelles,
la disparition prochaine des patrons, mangés un à un par
l’ogre sans cesse affamé du capital, noyés dans le flot
montant des grandes Compagnies. Lui seul payait les frais
de la grève, il sentait bien qu’on buvait à son désastre, en
buvant à la rosette de M. Hennebeau; et il ne se consolait
un peu que devant la belle crânerie de Lucie et de Jeanne,
charmantes dans leurs toilettes retapées, riant à la
débâcle, en jolies filles garçonnières, dédaigneuses de
l’argent.

Lorsqu’on passa au salon prendre le café, M. Grégoire
emmena son cousin à l’écart et le félicita du courage de sa
décision.
—Que veux-tu? ton seul tort a été de risquer à Vandame le
million de ton denier de Montsou. Tu t’es donné un mal
terrible, et le voilà fondu dans ce travail de chien, tandis
que le mien, qui n’a pas bougé de mon tiroir, me nourrit
encore sagement à ne rien faire, comme il nourrira les
enfants de mes petits-enfants.
II
Le dimanche, Étienne s’échappa du coron, dès la nuit
tombée. Un ciel très pur, criblé d’étoiles, éclairait la terre
d’une clarté bleue de crépuscule. Il descendit vers le canal,
il suivit lentement la berge, en remontant du côté de
Marchiennes. C’était sa promenade favorite, un sentier
gazonné de deux lieues, filant tout droit, le long de cette
eau géométrique, qui se déroulait pareille à un lingot sans
fin d’argent fondu.
Jamais il n’y rencontrait personne. Mais, ce jour-là, il fut
contrarié, en voyant venir à lui un homme. Et, sous la pâle
lumière des étoiles, les deux promeneurs solitaires ne se

reconnurent que face à face.
—Tiens! c’est toi, murmura Étienne.
Souvarine hocha la tête sans répondre. Un instant, ils
restèrent immobiles; puis, côte à côte, ils repartirent vers
Marchiennes. Chacun semblait continuer ses réflexions,
comme très loin l’un de l’autre.
—As-tu vu dans le journal le succès de Pluchart à Paris?
demanda enfin Étienne. On l’attendait sur le trottoir, on lui a
fait une ovation, au sortir de cette réunion de Belleville…
Oh! le voilà lancé, malgré son rhume. Il ira où il voudra,
désormais.
Le machineur haussa les épaules. Il avait le mépris des
beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique
comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, à
coups de phrases.
Étienne, maintenant, en était à Darwin. Il en avait lu des
fragments, résumés et vulgarisés dans un volume à cinq
sous; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une
idée révolutionnaire du combat pour l’existence, les
maigres mangeant les gras, le peuple fort dévorant la
blême bourgeoisie. Mais Souvarine s’emporta, se répandit
sur la bêtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet
apôtre de l’inégalité scientifique, dont la fameuse sélection
n’était bonne que pour des philosophes aristocrates.

Cependant, le camarade s’entêtait, voulait raisonner, et il
exprimait ses doutes par une hypothèse: la vieille société
n’existait plus, on en avait balayé jusqu’aux miettes; eh
bien, n’était-il pas à craindre que le monde nouveau ne
repoussât gâté lentement des mêmes injustices, les uns
malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus
intelligents, s’engraissant de tout, et les autres imbéciles et
paresseux, redevenant des esclaves? Alors, devant cette
vision de l’éternelle misère, le machineur cria d’une voix
farouche que, si la justice n’était pas possible avec
l’homme, il fallait que l’homme disparût. Autant de sociétés
pourries, autant de massacres, jusqu’à l’extermination du
dernier être. Et le silence retomba.
Longtemps, la tête basse, Souvarine marcha sur l’herbe
fine, si absorbé, qu’il suivait l’extrême bord de l’eau, avec la
tranquille certitude d’un homme endormi, rêvant le long des
gouttières. Puis, il tressaillit sans cause, comme s’il s’était
heurté contre une ombre. Ses yeux se levèrent, sa face
apparut, très pâle; et il dit doucement à son compagnon:
—Est-ce que je t’ai conté comment elle est morte?
—Qui donc?
—Ma femme, là-bas, en Russie.
Étienne eut un geste vague, étonné du tremblement de la
voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garçon

impassible d’habitude, dans son détachement stoïque des
autres et de lui-même. Il savait seulement que la femme
était une maîtresse, et qu’on l’avait pendue, à Moscou.
—L’affaire n’avait pas marché, raconta Souvarine, les yeux
perdus à présent sur la fuite blanche du canal, entre les
colonnades bleuies des grands arbres. Nous étions restés
quatorze jours au fond d’un trou, à miner la voie du chemin
de fer; et ce n’est pas le train impérial, c’est un train de
voyageurs qui a sauté… Alors, on a arrêté Annouchka. Elle
nous apportait du pain tous les soirs, déguisée en
paysanne. C’était elle aussi qui avait allumé la mèche,
parce qu’un homme aurait pu être remarqué… J’ai suivi le
procès, caché dans la foule, pendant six longues
journées…
Sa voix s’embarrassa, il fut pris d’un accès de toux, comme
s’il étranglait.
—Deux fois, j’ai eu envie de crier, de m’élancer par-dessus
les têtes, pour la rejoindre. Mais à quoi bon? un homme de
moins, c’est un soldat de moins; et je devinais bien qu’elle
me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu’elle
rencontrait les miens.
Il toussa encore.
—Le dernier jour, sur la place, j’étais là… Il pleuvait, les
maladroits perdaient la tête, dérangés par la pluie battante.

Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres:
la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatrième…
Annouchka était tout debout, à attendre. Elle ne me voyait
pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis monté sur une
borne, et elle m’a vu, nos yeux ne se sont plus quittés.
Quand elle a été morte, elle me regardait toujours… J’ai
agité mon chapeau, je suis parti.
Il y eut un nouveau silence. L’allée blanche du canal se
déroulait à l’infini, tous deux marchaient du même pas
étouffé, comme retombés chacun dans son isolement. Au
fond de l’horizon, l’eau pâle semblait ouvrir le ciel d’une
mince trouée de lumière.
—C’était notre punition, continua durement Souvarine.
Nous étions coupables de nous aimer… Oui, cela est bon
qu’elle soit morte, il naîtra des héros de son sang, et moi, je
n’ai plus de lâcheté au coeur… Ah! rien, ni parents, ni
femme, ni ami! rien qui fasse trembler la main, le jour où il
faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne!
Étienne s’était arrêté, frissonnant, sous la nuit fraîche. Il ne
discuta pas, il dit simplement:
—Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions?
Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout
de quelques pas:
—As-tu vu les nouvelles affiches?

C’étaient de grands placards jaunes que la Compagnie
avait encore fait coller dans la matinée. Elle s’y montrait
plus nette et plus conciliante, elle promettait de reprendre
le livret des mineurs qui redescendraient le lendemain.
Tout serait oublié, le pardon était offert même aux plus
compromis.
—Oui, j’ai vu, répondit le machineur.
—Eh bien! qu’est-ce que tu en penses?
—J’en pense, que c’est fini… Le troupeau redescendra.
Vous êtes tous trop lâches.
Étienne, fiévreusement, excusa les camarades: un homme
peut être brave, une foule qui meurt de faim est sans force.
Pas à pas, ils étaient revenus au Voreux; et, devant la
masse noire de la fosse, il continua, il jura de ne jamais
redescendre, lui; mais il pardonnait à ceux qui
redescendraient. Ensuite, comme le bruit courait que les
charpentiers n’avaient pas eu le temps de réparer le
cuvelage, il désira savoir. Était-ce vrai? la pesée des
terrains contre les bois qui faisaient au puits une chemise
de charpente, les avait-elle tellement renflés à l’intérieur,
qu’une des cages d’extraction frottait au passage, sur une
longueur de plus de cinq mètres? Souvarine, redevenu
silencieux, répondait brièvement. Il avait encore travaillé la
veille, la cage frottait en effet, les machineurs devaient

même doubler la vitesse, pour passer à cet endroit. Mais
tous les chefs accueillaient les observations de la même
phrase irritée: c’était du charbon qu’on voulait, on
consoliderait mieux plus tard.
—Vois-tu que ça crève! murmura Étienne. On serait à la
noce.
Les yeux fixés sur la fosse, vague dans l’ombre, Souvarine
conclut tranquillement:
—Si ça crève, les camarades le sauront, puisque tu
conseilles de redescendre.
Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son
compagnon ayant dit qu’il rentrait se coucher, il ajouta,
sans même tendre la main:
—Eh bien! adieu. Je pars.
—Comment, tu pars?
—Oui, j’ai redemandé mon livret, je vais ailleurs.
Étienne, stupéfait, émotionné, le regardait. C’était après
deux heures de promenade, qu’il lui disait ça, et d’une voix
si calme, lorsque la seule annonce de cette brusque
séparation lui serrait le coeur, à lui. On s’était connu, on
avait peiné ensemble: ça rend toujours triste, l’idée de ne
plus se voir.

—Tu pars, et où vas-tu?
—Là-bas, je n’en sais rien.
—Mais je te reverrai?
—Non, je ne crois pas.
Ils se turent, ils restèrent un moment face à face, sans
trouver rien autre à se dire.
—Alors, adieu.
—Adieu.
Pendant qu’Étienne montait au coron, Souvarine tourna le
dos, revint sur la berge du canal; et là, seul maintenant, il
marcha sans fin, la tête basse, si noyé de ténèbres, qu’il
n’était plus qu’une ombre mouvante de la nuit. Par instants,
il s’arrêtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit
sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux.
A ce moment, la fosse était vide, il n’y rencontra qu’un
porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer
seulement à deux heures, pour la reprise du travail.
D’abord, il monta prendre au fond d’une armoire une veste
qu’il feignait d’avoir oubliée. Des outils, un vilebrequin armé
de sa mèche, une petite scie très forte, un marteau et un
ciseau, se trouvaient roulés dans cette veste. Puis, il

repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila
l’étroit couloir qui menait au goyot des échelles. Et, sa
veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe,
mesurant la profondeur en comptant les échelles. Il savait
que la cage frottait à trois cent soixante-quatorze mètres,
contre la cinquième passe du cuvelage inférieur. Quand il
eut compté cinquante-quatre échelles, il tâta de la main, il
sentit le renflement des pièces de bois. C’était là.
Alors, avec l’adresse et le sang-froid d’un bon ouvrier qui a
longtemps médité sur sa besogne, il se mit au travail. Tout
de suite, il commença par scier un panneau dans la cloison
du goyot, de manière à communiquer avec le
compartiment d’extraction. Et, à l’aide d’allumettes
vivement enflammées et éteintes, il put se rendre compte
de l’état du cuvelage et des réparations récentes qu’on y
avait faites.
Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des puits de mine
rencontrait des difficultés inouïes, pour traverser les
masses d’eau séjournant sous terre, en nappes immenses,
au niveau des vallées les plus basses. Seule, la
construction des cuvelages, de ces pièces de charpente
jointes entre elles comme les douves d’un tonneau,
parvenait à contenir les sources affluentes, à isoler les
puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et
obscures en battaient les parois. Il avait fallu, en fonçant le
Voreux, établir deux cuvelages: celui du niveau supérieur,
dans les sables ébouleux et les argiles blanches qui

avoisinent le terrain crétacé, fissuré de toutes parts, gonflé
d’eau comme une éponge; puis, celui du niveau inférieur,
directement au-dessus du terrain houiller, dans un sable
jaune d’une finesse de farine, coulant avec une fluidité
liquide; et c’était là que se trouvait le Torrent, cette mer
souterraine, la terreur des houillères du Nord, une mer avec
ses tempêtes et ses naufrages, une mer ignorée,
insondable, roulant ses flots noirs, à plus de trois cents
mètres du soleil. D’ordinaire, les cuvelages tenaient bon,
sous la pression énorme. Ils ne redoutaient guère que le
tassement des terrains voisins, ébranlés par le travail
continu des anciennes galeries d’exploitation, qui se
comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des
lignes de cassure se produisaient, se propageaient
lentement jusqu’aux charpentes, qu’elles déformaient à la
longue, en les repoussant à l’intérieur du puits; et le grand
danger était là, une menace d’éboulement et d’inondation,
la fosse emplie de l’avalanche des terres et du déluge des
sources.
Souvarine, à cheval dans l’ouverture pratiquée par lui,
constata une déformation très grave de la cinquième
passe du cuvelage. Les pièces de bois faisaient ventre, en
dehors des cadres; plusieurs même étaient sorties de leur
épaulement. Des filtrations abondantes, des «pichoux»
comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au
travers du brandissage d’étoupes goudronnées dont on les
garnissait. Et les charpentiers, pressés par le temps,
s’étaient contentés de poser aux angles des équerres de

fer, avec une telle insouciance, que toutes les vis n’étaient
pas mises. Un mouvement considérable se produisait
évidemment derrière, dans les sables du Torrent.
Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des
équerres, de façon à ce qu’une dernière poussée pût les
arracher toutes. C’était une besogne de témérité folle,
pendant laquelle il manqua vingt fois de culbuter, de faire le
saut des cent quatre-vingts mètres qui le séparaient du
fond. Il avait dû empoigner les guides de chêne, les
madriers où glissaient les cages; et, suspendu au-dessus
du vide, il voyageait le long des traverses dont ils étaient
reliés de distance en distance, il se coulait, s’asseyait, se
renversait, simplement arc-bouté sur un coude ou sur un
genou, dans un tranquille mépris de la mort. Un souffle
l’aurait précipité, à trois reprises il se rattrapa, sans un
frisson. D’abord, il tâtait de la main, puis il travaillait,
n’enflammant une allumette que lorsqu’il s’égarait, au milieu
de ces poutres gluantes. Après avoir desserré les vis, il
s’attaqua aux pièces mêmes; et le péril grandit encore. Il
avait cherché la clef, la pièce qui tenait les autres; il
s’acharnait contre elle, la trouait, la sciait, l’amincissait,
pour qu’elle perdît de sa résistance; tandis que, par les
trous et les fentes, l’eau qui s’échappait en jets minces
l’aveuglait et le trempait d’une pluie glacée. Deux
allumettes s’éteignirent. Toutes se mouillaient, c’était la
nuit, une profondeur sans fond de ténèbres.
Dès ce moment, une rage l’emporta. Les haleines de

l’invisible le grisaient, l’horreur noire de ce trou battu d’une
averse le jetait à une fureur de destruction. Il s’acharna au
hasard contre le cuvelage, tapant où il pouvait, à coups de
vilebrequin, à coups de scie, pris du besoin de l’éventrer
tout de suite sur sa tête. Et il y mettait une férocité, comme
s’il eût joué du couteau dans la peau d’un être vivant, qu’il
exécrait. Il la tuerait à la fin, cette bête mauvaise du Voreux,
à la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair
humaine! On entendait la morsure de ses outils, son échine
s’allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant
encore par miracle, dans un branle continu, un vol d’oiseau
nocturne au travers des charpentes d’un clocher.
Mais il se calma, mécontent de lui. Est-ce qu’on ne pouvait
faire les choses froidement? Sans hâte, il souffla, il rentra
dans le goyot des échelles, dont il boucha le trou, en
replaçant le panneau qu’il avait scié. C’était assez, il ne
voulait pas donner l’éveil par un dégât trop grand, qu’on
aurait tenté de réparer tout de suite. La bête avait sa
blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir; et
il avait signé, le monde épouvanté saurait qu’elle n’était pas
morte de sa belle mort. Il prit le temps de rouler
méthodiquement les outils dans sa veste, il remonta les
échelles avec lenteur. Puis, quand il fut sorti de la fosse
sans être vu, l’idée d’aller changer de vêtements ne lui vint
même pas. Trois heures sonnaient. Il resta planté sur la
route, il attendit.
A la même heure, Étienne, qui ne dormait pas, s’inquiéta

d’un bruit léger, dans l’épaisse nuit de la chambre. Il
distinguait le petit souffle des enfants, les ronflements de
Bonnemort et de la Maheude; tandis que, près de lui,
Jeanlin sifflait une note prolongée de flûte. Sans doute, il
avait rêvé, et il se renfonçait, lorsque le bruit recommença.
C’était un craquement de paillasse, l’effort étouffé d’une
personne qui se lève. Alors, il s’imagina que Catherine se
trouvait indisposée.
—Dis, c’est toi? qu’est-ce que tu as? demanda-t-il à voix
basse.
Personne ne répondit, seuls les ronflements des autres
continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il
y eut un nouveau craquement. Et, certain cette fois de ne
pas s’être trompé, il traversa la chambre, il envoya les
mains dans les ténèbres, pour tâter le lit d’en face. Sa
surprise fut grande, en y rencontrant la jeune fille assise,
l’haleine suspendue, éveillée et aux aguets.
—Eh bien! pourquoi ne réponds-tu pas? qu’est-ce que tu
fais donc?
Elle finit par dire:
—Je me lève.
—A cette heure, tu te lèves?
—Oui, je retourne travailler à la fosse.

Très ému, Étienne dut s’asseoir au bord de la paillasse,
pendant que Catherine lui expliquait ses raisons. Elle
souffrait trop de vivre ainsi, oisive, en sentant peser sur elle
de continuels regards de reproche; elle aimait mieux courir
le risque d’être bousculée là-bas par Chaval; et, si sa mère
refusait son argent, quand elle le lui apporterait, eh bien!
elle était assez grande pour se mettre à part et faire elle-
même sa soupe.
—Va-t’en, je vais m’habiller. Et ne dis rien, n’est-ce pas? si
tu veux être gentil.
Mais il demeurait près d’elle, il l’avait prise à la taille, dans
une caresse de chagrin et de pitié. En chemise, serrés l’un
contre l’autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au
bord de cette couche, tiède du sommeil de la nuit. Elle,
d’un premier mouvement, avait essayé de se dégager;
puis, elle s’était mise à pleurer tout bas, en le prenant à son
tour par le cou, pour le garder contre elle, dans une étreinte
désespérée. Et ils restaient sans autre désir, avec le
passé de leurs amours malheureuses, qu’ils n’avaient pu
satisfaire. Était-ce donc à jamais fini? n’oseraient-ils
s’aimer un jour, maintenant qu’ils étaient libres? Il n’aurait
fallu qu’un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce
malaise qui les empêchait d’aller ensemble, à cause de
toutes sortes d’idées, où ils ne lisaient pas clairement eux-
mêmes.

—Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ça
réveillerait maman… Il est l’heure, laisse-moi.
Il n’écoutait point, il la pressait éperdument, le coeur noyé
d’une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible
besoin d’être heureux l’envahissait; et il se voyait marié,
dans une petite maison propre, sans autre ambition que de
vivre et de mourir là, tous les deux. Du pain le contenterait;
même s’il n’y en avait que pour un, le morceau serait pour
elle. A quoi bon autre chose? est-ce que la vie valait
davantage?
Elle, cependant, dénouait ses bras nus.
—Je t’en prie, laisse.
Alors, dans un élan de son coeur, il lui dit à l’oreille:
—Attends, je vais avec toi.
Et lui-même s’étonna d’avoir dit cette chose. Il avait juré de
ne pas redescendre, d’où venait donc cette décision
brusque, sortie de ses lèvres, sans qu’il y eût songé, sans
qu’il l’eût discutée un instant? Maintenant, c’était en lui un tel
calme, une guérison si complète de ses doutes, qu’il
s’entêtait, en homme sauvé par le hasard, et qui avait
trouvé enfin l’unique porte à son tourment. Aussi refusa-t-il
de l’entendre, lorsqu’elle s’alarma, comprenant qu’il se
dévouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont
on l’accueillerait à la fosse. Il se moquait de tout, les

affiches promettaient le pardon, et cela suffisait.
—Je veux travailler, c’est mon idée… Habillons-nous et ne
faisons pas de bruit.
Ils s’habillèrent dans les ténèbres, avec mille précautions.
Elle, secrètement, avait préparé la veille ses vêtements de
mineur; lui, dans l’armoire, prit une veste et une culotte; et
ils ne se lavèrent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous
dormaient, mais il fallait traverser le couloir étroit, où
couchait la mère. Quand ils partirent, le malheur voulut
qu’ils butèrent contre une chaise. Elle s’éveilla, elle
demanda, dans l’engourdissement du sommeil:
—Hein? qui est-ce?
Catherine, tremblante, s’était arrêtée, en serrant
violemment la main d’Étienne.
—C’est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. J’étouffe, je
sors respirer un peu.
—Bon, bon.
Et la Maheude se rendormit. Catherine n’osait plus bouger.
Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine
qu’elle avait réservée sur un pain, donné par une dame de
Montsou. Puis, doucement, ils refermèrent la porte, ils s’en
allèrent.

Souvarine était demeuré debout, près de l’Avantage, à
l’angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les
charbonniers qui retournaient au travail, confus dans
l’ombre, passant avec leur sourd piétinement de troupeau.
Il les comptait, comme les bouchers comptent les bêtes, à
l’entrée de l’abattoir; et il était surpris de leur nombre, il ne
prévoyait pas, même dans son pessimisme, que ce
nombre de lâches pût être si grand. La queue s’allongeait
toujours, il se raidissait, très froid, les dents serrées, les
yeux clairs.
Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui défilaient, et dont
il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d’en
reconnaître un, à sa démarche. Il s’avança, il l’arrêta.
—Où vas-tu?
Étienne, saisi, au lieu de répondre, balbutiait.
—Tiens! tu n’es pas encore parti!
Puis, il avoua, il retournait à la fosse. Sans doute, il avait
juré; seulement, ce n’était pas une existence, d’attendre les
bras croisés des choses qui arriveraient dans cent ans
peut-être; et, d’ailleurs, des raisons à lui le décidaient.
Souvarine l’avait écouté, frémissant. Il l’empoigna par une
épaule, il le rejeta vers le coron.
—Rentre chez toi, je le veux, entends-tu!

Mais, Catherine s’étant approchée, il la reconnut, elle
aussi. Étienne protestait, déclarait qu’il ne laissait à
personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du
machineur allèrent de la jeune fille au camarade; tandis
qu’il reculait d’un pas, avec un geste de brusque abandon.
Quand il y avait une femme dans le coeur d’un homme,
l’homme était fini, il pouvait mourir. Peut-être revit-il, en une
vision rapide, là-bas, à Moscou, sa maîtresse pendue, ce
dernier lien de sa chair coupé, qui l’avait rendu libre de la
vie des autres et de la sienne. Il dit simplement:
—Va.
Gêné, Étienne s’attardait, cherchait une parole de bonne
amitié, pour ne pas se séparer ainsi.
—Alors, tu pars toujours?
—Oui.
—Eh bien! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et
sans rancune.
L’autre lui tendit une main glacée. Ni ami, ni femme.
—Adieu pour tout de bon, cette fois.
—Oui, adieu.

Et Souvarine, immobile dans les ténèbres, suivit du regard
Étienne et
Catherine, qui entraient au Voreux.
III
A quatre heures, la descente commença. Dansaert, installé
en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie,
inscrivait chaque ouvrier qui se présentait, et lui faisait
donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation,
tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu’il
aperçut au guichet Étienne et Catherine, il eut un sursaut,
très rouge, la bouche ouverte pour refuser l’inscription;
puis, il se contenta de triompher, d’un air goguenard: ah!
ah! le fort des forts était donc par terre? la Compagnie
avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou
revenait lui demander du pain? Silencieux, Étienne
emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse.
Mais c’était là, dans la salle de recette, que Catherine
craignait les mauvaises paroles des camarades.
Justement, dès l’entrée, elle reconnut Chaval au milieu
d’une vingtaine de mineurs, attendant qu’une cage fût libre.
Il s’avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d’Étienne
l’arrêta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements
d’épaules outrageux. Très bien! il s’en foutait, du moment

que l’autre avait occupé la place toute chaude; bon
débarras! ça regardait le monsieur, s’il aimait les restes;
et, sous l’étalage de ce dédain, il était repris d’un
tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D’ailleurs,
les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux
baissés. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux
nouveaux venus; puis, abattus et sans colère, ils se
remettaient à regarder fixement la bouche du puits, leur
lampe à la main, grelottant sous la mince toile de leur
veste, dans les courants d’air continus de la grande salle.
Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria
d’embarquer. Catherine et Étienne se tassèrent dans une
berline, où Pierron et deux haveurs se trouvaient déjà. A
côté, dans l’autre berline, Chaval disait au père Mouque,
très haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter
de l’occasion pour débarrasser les fosses des chenapans
qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, déjà
retombé à la résignation de sa chienne d’existence, ne se
fâchait plus de la mort de ses enfants, répondait
simplement d’un geste de conciliation.
La cage se décrocha, on fila dans le noir. Personne ne
parlait. Tout d’un coup, comme on était aux deux tiers de la
descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient,
les hommes furent jetés les uns contre les autres.
—Nom de Dieu! gronda Étienne, est-ce qu’ils vont nous
aplatir? Nous finirons par tous y rester, avec leur sacré

cuvelage. Et ils disent encore qu’ils l’ont réparé!
Pourtant, la cage avait franchi l’obstacle. Elle descendait
maintenant sous une pluie d’orage, si violente, que les
ouvriers écoutaient avec inquiétude ce ruissellement. Il
s’était donc déclaré bien des fuites, dans le brandissage
des joints?
Pierron, interrogé, lui qui travaillait depuis plusieurs jours,
ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait être considérée
comme une attaque à la Direction; et il répondit:
—Oh! pas de danger! C’est toujours comme ça. Sans
doute qu’on n’a pas eu le temps de brandir les pichoux.
Le torrent ronflait sur leurs têtes, ils arrivèrent au fond, au
dernier accrochage, sous une véritable trombe d’eau. Pas
un porion n’avait eu l’idée de monter par les échelles, pour
se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs
visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la
réorganisation du travail donnait assez de mal. Avant de
laisser les haveurs retourner à leur chantier d’abattage,
l’ingénieur avait décidé que, pendant les cinq premiers
jours, tous les hommes exécuteraient certains travaux de
consolidation, d’une urgence absolue. Des éboulements
menaçaient partout, les voies avaient tellement souffert,
qu’il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs
de plusieurs centaines de mètres. En bas, on formait donc
des équipes de dix hommes, chacune sous la conduite

d’un porion; puis, on les mettait à la besogne, aux endroits
les plus endommagés. Quand la descente fut finie, on
compta que trois cent vingt-deux mineurs étaient
descendus, environ la moitié du nombre qui travaillait,
lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation.
Justement, Chaval compléta l’équipe dont Catherine et
Étienne faisaient partie; et il n’y eut pas là un hasard, il
s’était caché d’abord derrière les camarades, puis il avait
forcé la main au porion. Cette équipe-là s’en alla déblayer,
dans le bout de la galerie nord, à près de trois kilomètres,
un éboulement qui bouchait une voie de la veine Dix-Huit-
Pouces. On attaqua les roches éboulées à la pioche et à la
pelle. Étienne, Chaval et cinq autres déblayaient, tandis
que Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au
plan incliné. Les paroles étaient rares, le porion ne les
quittait pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse
furent sur le point de s’allonger des gifles. Tout en grognant
qu’il n’en voulait plus, de cette traînée, l’ancien s’occupait
d’elle, la bousculait sournoisement, si bien que le nouveau
l’avait menacé d’une danse, s’il ne la laissait pas tranquille.
Leurs yeux se mangeaient, on dut les séparer.
Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d’oeil au
travail. Il paraissait d’une humeur exécrable, il s’emporta
contre le porion: rien ne marchait, les bois demandaient à
être remplacés au fur et à mesure, est-ce que c’était fichu,
de la besogne pareille! Et il partit, en annonçant qu’il
reviendrait avec l’ingénieur. Il attendait Négrel depuis le

matin, sans comprendre la cause de ce retard.
Une heure encore s’écoula. Le porion avait arrêté le
déblaiement, pour employer tout son monde à étayer le toit.
Même la herscheuse et les deux galibots ne roulaient plus,
préparaient et apportaient les pièces du boisage. Dans ce
fond de galerie, l’équipe se trouvait comme aux avant-
postes, perdue à une extrémité de la mine, sans
communication désormais avec les autres chantiers. Trois
ou quatre fois, des bruits étranges, de lointains galops
firent bien tourner la tête aux travailleurs: qu’était-ce donc?
on aurait dit que les voies se vidaient, que les camarades
remontaient déjà, et au pas de course. Mais la rumeur se
perdait dans le profond silence, ils se remettaient à caler
les bois, étourdis par les grands coups de marteau. Enfin,
on reprit le déblaiement, le roulage recommença.
Dès le premier voyage, Catherine, effrayée, revint en
disant qu’il n’y avait plus personne au plan incliné.
—J’ai appelé, on n’a pas répondu. Tous ont fichu le camp.
Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetèrent leurs
outils pour galoper. Cette idée, d’être abandonnés, seuls
au fond de la fosse, si loin de l’accrochage, les affolait. Ils
n’avaient gardé que leur lampe, ils couraient à la file, les
hommes, les enfants, la herscheuse; et le porion lui-même
perdait la tête, jetait des appels, de plus en plus effrayé du
silence, de ce désert des galeries qui s’étendait sans fin.

Qu’arrivait-il, pour qu’on ne rencontrât pas une âme? Quel
accident avait pu emporter ainsi les camarades? Leur
terreur s’accroissait de l’incertitude du danger, de cette
menace qu’ils sentaient là, sans la connaître.
Enfin, comme ils approchaient de l’accrochage, un torrent
leur barra la route. Ils eurent tout de suite de l’eau jusqu’aux
genoux; et ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient
péniblement le flot, avec la pensée qu’une minute de retard
allait être la mort.
—Nom de Dieu! c’est le cuvelage qui a crevé, cria Étienne.
Je le disais bien que nous y resterions!
Depuis la descente, Pierron, très inquiet, voyait augmenter
le déluge qui tombait du puits. Tout en embarquant les
berlines avec deux autres, il levait la tête, la face trempée
des grosses gouttes, les oreilles bourdonnantes du
ronflement de la tempête, là-haut. Mais il trembla surtout,
quand il s’aperçut que, sous lui, le puisard, le bougnou
profond de dix mètres, s’emplissait: déjà, l’eau jaillissait du
plancher, débordait sur les dalles de fonte; et c’était une
preuve que la pompe ne suffisait plus à épuiser les fuites. Il
l’entendait s’essouffler, avec un hoquet de fatigue. Alors, il
avertit Dansaert, qui jura de colère, en répondant qu’il fallait
attendre l’ingénieur. Deux fois, il revint à la charge, sans
tirer de lui autre chose que des haussements d’épaules
exaspérés. Eh bien! l’eau montait, que pouvait-il y faire?

Mouque parut avec Bataille, qu’il conduisait à la corvée; et
il dut le tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent
s’était brusquement cabré, la tête allongée vers le puits,
hennissant à la mort.
—Quoi donc, philosophe? qu’est-ce qui t’inquiète?… Ah!
c’est parce qu’il pleut. Viens donc, ça ne te regarde pas.
Mais la bête frissonnait de tout son poil, il la traîna de force
au roulage.
Presque au même instant, comme Mouque et Bataille
disparaissaient au fond d’une galerie, un craquement eut
lieu en l’air, suivi d’un vacarme prolongé de chute. C’était
une pièce du cuvelage qui se détachait, qui tombait de
cent quatre-vingts mètres, en rebondissant contre les
parois. Pierron et les autres chargeurs purent se garer, la
planche de chêne broya seulement une berline vide. En
même temps, un paquet d’eau, le flot jaillissant d’une digue
crevée, ruisselait. Dansaert voulut monter voir; mais il
parlait encore, qu’une seconde pièce déboula. Et, devant la
catastrophe menaçante, effaré, il n’hésita plus, il donna
l’ordre de la remonte, lança des porions pour avertir les
hommes, dans les chantiers.
Alors, commença une effroyable bousculade. De chaque
galerie, des files d’ouvriers arrivaient au galop, se ruaient à
l’assaut des cages. On s’écrasait, on se tuait pour être
remonté tout de suite. Quelques-uns, qui avaient eu l’idée

de prendre le goyot des échelles, redescendirent en criant
que le passage y était bouché déjà. C’était l’épouvante de
tous, après chaque départ d’une cage: celle-là venait de
passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au
milieu des obstacles dont le puits s’obstruait? En haut, la
débâcle devait continuer, on entendait une série de
sourdes détonations, les bois qui se fendaient, qui
éclataient dans le grondement continu et croissant de
l’averse. Une cage bientôt fut hors d’usage, défoncée, ne
glissant plus entre les guides, rompues sans doute. L’autre
frottait tellement, que le câble allait casser bien sûr. Et il
restait une centaine d’hommes à sortir, tous râlaient, se
cramponnaient, ensanglantés, noyés. Deux furent tués par
des chutes de planches. Un troisième, qui avait empoigné
la cage, retomba de cinquante mètres et disparut dans le
bougnou.
Dansaert, cependant, tâchait de mettre de l’ordre. Armé
d’une rivelaine, il menaçait d’ouvrir le crâne au premier qui
n’obéirait pas; et il voulait les ranger à la file, il criait que les
chargeurs sortiraient les derniers, après avoir emballé les
camarades. On ne l’écoutait pas, il avait empêché Pierron,
lâche et blême, de filer un des premiers. A chaque départ,
il devait l’écarter d’une gifle. Mais lui-même claquait des
dents, une minute de plus, et il était englouti: tout crevait là-
haut, c’était un fleuve débordé, une pluie meurtrière de
charpentes. Quelques ouvriers accouraient encore,
lorsque, fou de peur, il sauta dans une berline, en laissant
Pierron y sauter derrière lui. La cage monta.

A ce moment, l’équipe d’Étienne et de Chaval débouchait
dans l’accrochage. Ils virent la cage disparaître, ils se
précipitèrent; mais il leur fallut reculer, sous l’écroulement
final du cuvelage: le puits se bouchait, la cage ne
redescendrait pas. Catherine sanglotait, Chaval s’étranglait
à crier des jurons. On était une vingtaine, est-ce que ces
cochons de chefs les abandonneraient ainsi? Le père
Mouque, qui avait ramené Bataille, sans hâte, le tenait
encore par la bride, tous les deux stupéfiés, le vieux et la
bête, devant la hausse rapide de l’inondation. L’eau déjà
montait aux cuisses. Étienne muet, les dents serrées,
souleva Catherine entre ses bras. Et les vingt hurlaient, la
face en l’air, les vingt s’entêtaient, imbéciles, à regarder le
puits, ce trou éboulé qui crachait un fleuve, et d’où ne
pouvait plus leur venir aucun secours.
Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut Négrel qui
accourait.
Madame Hennebeau, par une fatalité, l’avait, ce matin-là,
au saut du
lit, retenu à feuilleter des catalogues, pour l’achat de la
corbeille.
Il était dix heures.
—Eh bien! qu’arrive-t-il donc? cria-t-il de loin.
—La fosse est perdue, répondit le maître-porion.
Et il conta la catastrophe, en bégayant, tandis que

l’ingénieur, incrédule, haussait les épaules: allons donc!
est-ce qu’un cuvelage se démolissait comme ça? On
exagérait, il fallait voir.
—Personne n’est resté au fond, n’est-ce pas?
Dansaert se troublait. Non, personne. Il l’espérait du moins.
Pourtant, des ouvriers avaient pu s’attarder.
—Mais, nom d’un chien! dit Négrel, pourquoi êtes-vous
sorti, alors?
Est-ce qu’on lâche ses hommes!
Tout de suite, il donna l’ordre de compter les lampes. Le
matin, on en avait distribué trois cent vingt-deux; et l’on n’en
retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement,
plusieurs ouvriers avouaient que la leur était restée là-bas,
tombée de leur main, dans les bousculades de la panique.
On tâcha de procéder à un appel, il fut impossible d’établir
un nombre exact: des mineurs s’étaient sauvés, d’autres
n’entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d’accord
sur les camarades manquants. Ils étaient peut-être vingt,
peut-être quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour
l’ingénieur: il y avait des hommes au fond, on distinguait
leur hurlement, dans le bruit des eaux, à travers les
charpentes écroulées, lorsqu’on se penchait à la bouche du
puits.
Le premier soin de Négrel fut d’envoyer chercher M.

Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il était déjà
trop tard, les charbonniers qui avaient galopé au coron des
Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les
craquements du cuvelage, venaient d’épouvanter les
familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits,
dévalaient en courant, secoués de cris et de sanglots. Il
fallut les repousser, un cordon de surveillants fut chargé de
les maintenir, car ils auraient gêné les manoeuvres.
Beaucoup des ouvriers remontés du puits demeuraient là,
stupides, sans penser à changer de vêtements, retenus par
une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant où
ils avaient failli rester. Les femmes, éperdues autour d’eux,
les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms.
Est-ce que celui-ci en était? et celui-là? et cet autre? Ils ne
savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons
et des gestes de fous, des gestes qui écartaient une vision
abominable, toujours présente. La foule augmentait
rapidement, une lamentation montait des routes. Et, là-
haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait,
assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s’était pas
éloigné, et qui regardait.
—Les noms! les noms! criaient les femmes, d’une voix
étranglée de larmes.
Négrel parut un instant, jeta ces mots:
—Dès que nous saurons les noms, nous les ferons
connaître. Mais rien n’est perdu, tout le monde sera

sauvé… Je descends.
Alors, muette d’angoisse, la foule attendit. En effet, avec
une bravoure tranquille, l’ingénieur s’apprêtait à descendre.
Il avait fait décrocher la cage, en donnant l’ordre de la
remplacer, au bout du câble, par un cuffat; et, comme il se
doutait que l’eau éteindrait sa lampe, il commanda d’en
attacher une autre sous le cuffat, qui la protégerait.
Des porions, tremblants, la face blanche et décomposée,
aidaient à ces préparatifs.
—Vous descendez avec moi, Dansaert, dit Négrel d’une
voix brève.
Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit le
maître-porion chanceler, ivre d’épouvante, il l’écarta d’un
geste de mépris.
—Non, vous m’embarrasseriez… J’aime mieux être seul.
Déjà, il était dans l’étroit baquet, qui vacillait à l’extrémité
du câble; et, tenant d’une main sa lampe, serrant de l’autre
la corde du signal, il cria lui-même au machineur:
—Doucement!
La machine mit en branle les bobines, Négrel disparut
dans le gouffre, d’où montait toujours le hurlement des
misérables.

En haut, rien n’avait bougé. Il constata le bon état du
cuvelage supérieur. Balancé au milieu du puits, il virait, il
éclairait les parois: les fuites, entre les joints, étaient si peu
abondantes, que sa lampe n’en souffrait pas. Mais, à trois
cents mètres, lorsqu’il arriva au cuvelage inférieur, elle
s’éteignit selon ses prévisions, un jaillissement avait empli
le cuffat. Dès lors, il n’eut plus pour y voir que la lampe
pendue, qui le précédait dans les ténèbres. Et, malgré sa
témérité, un frisson le pâlit, en face de l’horreur du
désastre. Quelques pièces de bois restaient seules, les
autres s’étaient effondrées avec leurs cadres; derrière,
d’énormes cavités se creusaient, les sables jaunes, d’une
finesse de farine, coulaient par masses considérables;
tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine
aux tempêtes et aux naufrages ignorés, s’épanchaient en
un dégorgement d’écluse. Il descendit encore, perdu au
centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et
tournoyant sous la trombe des sources, si mal éclairé par
l’étoile rouge de la lampe, filant en bas, qu’il croyait
distinguer des rues, des carrefours de ville détruite, très
loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun
travail humain n’était plus possible. Il ne gardait qu’un
espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en péril.
A mesure qu’il s’enfonçait, il entendait grandir le hurlement;
et il lui fallut s’arrêter, un obstacle infranchissable barrait le
puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des
guides, les cloisons fendues des goyots, s’enchevêtrant
avec les guidonnages arrachés de la pompe. Comme il

regardait longuement, le coeur serré, le hurlement cessa
tout d’un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les
misérables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne
leur avait pas déjà empli la bouche.
Négrel dut se résigner à tirer la corde du signal, pour qu’on
le remontât. Puis, il se fit arrêter de nouveau. Une stupeur
lui restait, celle de cet accident si brusque, dont il ne
comprenait pas la cause. Il désirait se rendre compte, il
examina les quelques pièces du cuvelage qui tenaient bon.
A distance, des déchirures, des entailles dans le bois,
l’avaient surpris. Sa lampe agonisait, noyée d’humidité, et il
toucha de ses doigts, il reconnut très nettement des coups
de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail
abominable de destruction. Évidemment, on avait voulu
cette catastrophe. Il demeurait béant, les pièces
craquèrent, s’abîmèrent avec leurs cadres, dans un dernier
glissement qui faillit l’emporter lui-même. Sa bravoure s’en
était allée, l’idée de l’homme qui avait fait ça dressait ses
cheveux, le glaçait de la peur religieuse du mal, comme si,
mêlé aux ténèbres, l’homme eût encore été là, énorme,
pour son forfait démesuré. Il cria, il agita le signal d’une
main furieuse; et il était grand temps d’ailleurs, car il
s’aperçut, cent mètres plus haut, que le cuvelage supérieur
se mettait à son tour en mouvement: les joints s’ouvraient,
perdaient leur brandissage d’étoupe, lâchaient des
ruisseaux. Ce n’était à présent qu’une question d’heures, le
puits achèverait de se décuveler, et s’écroulerait.

Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait Négrel.
—Eh bien! quoi? demanda-t-il.
Mais l’ingénieur, étranglé, ne parlait point. Il défaillait.
—Ce n’est pas possible, jamais on n’a vu ça… As-tu
examiné?
Oui, il répondait de la tête, avec des regards défiants. Il
refusait de s’expliquer en présence des quelques porions
qui écoutaient, il emmena son oncle à dix mètres, ne se
jugea pas assez loin, recula encore; puis, très bas, à
l’oreille, il lui dit enfin l’attentat, les planches trouées et
sciées, la fosse saignée au cou et râlant. Devenu blême, le
directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui
fait le silence sur la monstruosité des grandes débauches
et des grands crimes. Il était inutile d’avoir l’air de trembler
devant les dix mille ouvriers de Montsou: plus tard, on
verrait. Et tous deux continuaient à chuchoter, atterrés qu’un
homme eût trouvé le courage de descendre, de se pendre
au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette
effroyable besogne. Ils ne comprenaient même pas cette
bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire
malgré l’évidence, comme on doute de ces histoires
d’évasions célèbres, de ces prisonniers envolés par des
fenêtres, à trente mètres du sol.
Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic

nerveux tirait son visage. Il eut un geste de désespoir, il
donna l’ordre d’évacuer la fosse tout de suite. Ce fut une
sortie lugubre d’enterrement, un abandon muet, avec des
coups d’oeil en arrière sur ces grands corps de briques,
vides et encore debout, que rien désormais ne pouvait
sauver.
Et, comme le directeur et l’ingénieur descendaient les
derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur,
répétée obstinément.
—Les noms! les noms! dites les noms!
Maintenant, la Maheude était là, parmi les femmes. Elle se
rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient dû
partir ensemble, ils se trouvaient pour sûr au fond; et, après
avoir crié que c’était bien fait, qu’ils méritaient d’y rester,
les sans-coeur, les lâches, elle était accourue, elle se tenait
au premier rang, grelottante d’angoisse. D’ailleurs, elle
n’osait plus douter, la discussion qui s’élevait autour d’elle
sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y était,
Étienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet
des autres, l’accord ne se faisait toujours pas. Non, pas
celui-ci, celui-là au contraire, peut-être Chaval, avec lequel
pourtant un galibot jurait d’être remonté. La Levaque et la
Pierronne, bien qu’elles n’eussent personne en péril,
s’acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres.
Sorti un des premiers, Zacharie, malgré son air de se
moquer de tout, avait embrassé en pleurant sa femme et

sa mère; et, demeuré près de celle-ci, il grelottait avec elle,
montrant pour sa soeur un débordement inattendu de
tendresse, refusant de la croire là-bas, tant que les chefs
ne l’auraient pas constaté officiellement.
—Les noms! les noms! de grâce les noms!
Négrel, énervé, dit très haut aux surveillants:
—Mais faites-les donc taire! C’est à mourir de chagrin.
Nous ne les savons pas, les noms.
Deux heures s’étaient passées déjà. Dans le premier
effarement, personne n’avait songé à l’autre puits, au vieux
puits de Réquillart. M. Hennebeau annonçait qu’on allait
tenter le sauvetage de ce côté, lorsqu’une rumeur courut:
cinq ouvriers justement venaient d’échapper à l’inondation,
en remontant par les échelles pourries de l’ancien goyot
hors d’usage; et l’on nommait le père Mouque, cela causait
une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le récit
des cinq évadés redoublait les larmes: quinze camarades
n’avaient pu les suivre, égarés, murés par des
éboulements, et il n’était plus possible de les secourir, car il
y avait déjà dix mètres de crue dans Réquillart. On
connaissait tous les noms, l’air s’emplissait d’un
gémissement de peuple égorgé.
—Faites-les donc taire! répéta Négrel furieux. Et qu’ils
reculent! Oui, oui, à cent mètres! Il y a du danger,

repoussez-les, repoussez-les.
Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s’imaginaient
d’autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des
morts; et les porions durent leur expliquer que le puits allait
manger la fosse. Cette idée les rendit muets de
saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas à pas;
mais on fut obligé de doubler les gardiens qui les
contenaient; car, malgré eux, comme attirés, ils revenaient
toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la
route, on accourait de tous les corons, de Montsou même.
Et l’homme, en haut, sur le terri, l’homme blond, à la figure
de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la
fosse de ses yeux clairs.
Alors, l’attente commença. Il était midi, personne n’avait
mangé, et personne ne s’éloignait. Dans le ciel brumeux,
d’un gris sale, passaient lentement des nuées couleur de
rouille. Un gros chien, derrière la haie de Rasseneur,
aboyait violemment, sans relâche, irrité du souffle vivant de
la foule. Et cette foule, peu à peu, s’était répandue dans les
terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, à cent
mètres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait.
Plus une âme, plus un bruit, un désert; les fenêtres et les
portes, restées ouvertes, montraient l’abandon intérieur; un
chat rouge, oublié, flairant la menace de cette solitude,
sauta d’un escalier et disparut. Sans doute les foyers des
générateurs s’éteignaient à peine, car la haute cheminée
de briques lâchait de légères fumées, sous les nuages

sombres; tandis que la girouette du beffroi grinçait au vent,
d’un petit cri aigre, la seule voix mélancolique de ces
vastes bâtiments qui allaient mourir.
A deux heures, rien n’avait bougé. M. Hennebeau, Négrel,
d’autres ingénieurs accourus, formaient un groupe de
redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et
eux non plus ne s’éloignaient pas, les jambes rompues de
fatigue, fiévreux, malades d’assister impuissants à un
pareil désastre, ne chuchotant que de rares paroles,
comme au chevet d’un moribond. Le cuvelage supérieur
devait achever de s’effondrer, on entendait de brusques
retentissements, des bruits saccadés de chute profonde,
auxquels succédaient de grands silences. C’était la plaie
qui s’agrandissait toujours: l’éboulement, commencé par le
bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience
nerveuse avait pris Négrel, il voulait voir, et il s’avançait
déjà, seul dans ce vide effrayant, lorsqu’on s’était jeté à ses
épaules. A quoi bon? il ne pouvait rien empêcher.
Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance,
galopa jusqu’à la baraque; mais il reparut tranquillement, il
était allé chercher ses sabots.
Trois heures sonnèrent. Rien encore. Une averse avait
trempé la foule, sans qu’elle reculât d’un pas. Le chien de
Rasseneur s’était remis à aboyer. Et ce fut à trois heures
vingt minutes seulement, qu’une première secousse
ébranla la terre. Le Voreux en frémit, solide, toujours
debout. Mais une seconde suivit aussitôt, et un long cri

sortit des bouches ouvertes: le hangar goudronné du
criblage, après avoir chancelé deux fois, venait de
s’abattre avec un craquement terrible. Sous la pression
énorme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort,
qu’il en jaillissait des gerbes d’étincelles. Dès ce moment,
la terre ne cessa de trembler, les secousses se
succédaient, des affaissements souterrains, des
grondements de volcan en éruption. Au loin, le chien
n’aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme
s’il eût annoncé les oscillations qu’il sentait venir; et les
femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait, ne
pouvait retenir une clameur de détresse, à chacun de ces
bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la
toiture ardoisée du beffroi s’écroula, la salle de recette et la
chambre de la machine se fendirent, se trouèrent d’une
brèche considérable. Puis, les bruits se turent,
l’effondrement s’arrêta, il se fit de nouveau un grand
silence.
Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entamé, comme
bombardé par une armée de barbares. On ne criait plus, le
cercle élargi des spectateurs regardait. Sous les poutres
en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracassés,
les trémies crevées et tordues. Mais c’était surtout à la
recette que les débris s’accumulaient, au milieu de la pluie
des briques, parmi des pans de murs entiers tombés en
gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait
fléchi, enfoncée à moitié dans la fosse; une cage était
restée pendue, un bout de câble arraché flottait; puis, il y

avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d’échelles.
Par un hasard, la lampisterie, demeurée intacte, montrait à
gauche les rangées claires de ses petites lampes. Et, au
fond de sa chambre éventrée, on apercevait la machine,
assise carrément sur son massif de maçonnerie: les
cuivres luisaient, les gros membres d’acier avaient un air
de muscles indestructibles, l’énorme bielle, repliée en l’air,
ressemblait au puissant genou d’un géant, couché et
tranquille dans sa force.
M. Hennebeau, au bout de cette heure de répit, sentit
l’espoir renaître. Le mouvement des terrains devait être
terminé, on aurait la chance de sauver la machine et le
reste des bâtiments. Mais il défendait toujours qu’on
s’approchât, il voulait patienter une demi-heure encore.
L’attente devint insupportable, l’espérance redoublait
l’angoisse, tous les coeurs battaient. Une nuée sombre,
grandie à l’horizon, hâtait le crépuscule, une tombée de jour
sinistre sur cette épave des tempêtes de la terre. Depuis
sept heures, on était là, sans remuer, sans manger.
Et, brusquement, comme les ingénieurs s’avançaient avec
prudence, une suprême convulsion du sol les mit en fuite.
Des détonations souterraines éclataient, toute une artillerie
monstrueuse canonnant le gouffre. A la surface, les
dernières constructions se culbutaient, s’écrasaient.
D’abord, une sorte de tourbillon emporta les débris du
criblage et de la salle de recette. Le bâtiment des
chaudières creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle

carrée où râlait la pompe d’épuisement, qui tomba sur la
face, ainsi qu’un homme fauché par un boulet. Et l’on vit
alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquée sur
son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort:
elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante,
comme pour se lever; mais elle expirait, broyée, engloutie.
Seule, la haute cheminée de trente mètres restait debout,
secouée, pareille à un mât dans l’ouragan. On croyait
qu’elle allait s’émietter et voler en poudre, lorsque, tout d’un
coup, elle s’enfonça d’un bloc, bue par la terre, fondue ainsi
qu’un cierge colossal; et rien ne dépassait, pas même la
pointe du paratonnerre. C’était fini, la bête mauvaise,
accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne
soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier,
le Voreux venait de couler à l’abîme.
Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se
cachant les yeux. L’épouvante roula des hommes comme
un tas de feuilles sèches. On ne voulait pas crier, et on
criait, la gorge enflée, les bras en l’air, devant l’immense
trou qui s’était creusé. Ce cratère de volcan éteint, profond
de quinze mètres, s’étendait de la route au canal, sur une
largeur de quarante mètres au moins. Tout le carreau de la
mine y avait suivi les bâtiments, les tréteaux gigantesques,
les passerelles avec leurs rails, un train complet de
berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois,
une futaie de perches coupées, avalées comme des
pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu’un gâchis de
poutres, de briques, de fer, de plâtre, d’affreux restes pilés,

enchevêtrés, salis, dans cet enragement de la catastrophe.
Et le trou s’arrondissait, des gerçures partaient des bords,
gagnaient au loin, à travers les champs. Une fente montait
jusqu’au débit de Rasseneur, dont la façade avait craqué.
Est-ce que le coron lui-même y passerait? jusqu’où devait-
on fuir, pour être à l’abri, dans cette fin de jour abominable,
sous cette nuée de plomb, qui elle aussi semblait vouloir
écraser le monde?
Mais Négrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait
reculé, pleura. Le désastre n’était pas complet, une berge
se rompit, et le canal se versa d’un coup, en une nappe
bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y
tombait comme une cataracte dans une vallée profonde.
La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant
submergeait les galeries pour des années. Bientôt, le
cratère s’emplit, un lac d’eau boueuse occupa la place où
était naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels
dorment des villes maudites. Un silence terrifié s’était fait,
on n’entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans
les entrailles de la terre.
Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Il avait
reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet
effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les têtes des
misérables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa dernière
cigarette, il s’éloigna sans un regard en arrière, dans la nuit
devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec
l’ombre. C’était là-bas qu’il allait, à l’inconnu. Il allait, de son

air tranquille, à l’extermination, partout où il y aurait de la
dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce
sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante
entendra, sous elle, à chacun de ses pas, éclater le pavé
des rues.

IV
Dans la nuit même qui avait suivi l’écroulement du Voreux,
M. Hennebeau était parti pour Paris, voulant en personne
renseigner les régisseurs, avant que les journaux pussent
même donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le
lendemain, on le trouva très calme, avec son air de gérant
correct. Il avait évidemment dégagé sa responsabilité, sa
faveur ne parut pas décroître, au contraire le décret qui le
nommait officier de la Légion d’honneur fut signé vingt-
quatre heures après.
Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait
sous le coup terrible. Ce n’étaient point les quelques
millions perdus, c’était la blessure au flanc, la frayeur
sourde et incessante du lendemain, en face de
l’égorgement d’un de ses puits. Elle fut si frappée, qu’une
fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon
remuer cette abomination? Pourquoi, si l’on découvrait le
bandit, faire un martyr, dont l’effroyable héroïsme
détraquerait d’autres têtes, enfanterait toute une lignée
d’incendiaires et d’assassins? D’ailleurs, elle ne
soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par croire à
une armée de complices, ne pouvant admettre qu’un seul
homme eût trouvé l’audace et la force d’une telle besogne;

et là, justement, était la pensée qui l’obsédait, cette pensée
d’une menace désormais grandissante autour de ses
fosses. Le directeur avait reçu l’ordre d’organiser un vaste
système d’espionnage, puis de congédier un à un, sans
bruit, les hommes dangereux, soupçonnés d’avoir trempé
dans le crime. On se contenta de cette épuration, d’une
haute prudence politique.
Il n’y eut qu’un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le
maître-porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il était
devenu impossible. Et l’on prétexta son attitude dans le
danger, cette lâcheté du capitaine abandonnant ses
hommes. D’autre part, c’était une avance discrète aux
mineurs, qui l’exécraient.
Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpiré, et
la Direction dut envoyer une note rectificative à un journal,
pour démentir une version où l’on parlait d’un baril de
poudre, allumé par les grévistes. Déjà, après une rapide
enquête, le rapport de l’ingénieur du gouvernement
concluait à une rupture naturelle du cuvelage, que le
tassement des terrains aurait occasionnée; et la
Compagnie avait préféré se taire et accepter le blâme d’un
manque de surveillance. Dans la presse, à Paris, dès le
troisième jour, la catastrophe était allée grossir les faits
divers: on ne causait plus que des ouvriers agonisant au
fond de la mine, on lisait avidement les dépêches publiées
chaque matin. A Montsou même, les bourgeois
blêmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux,

une légende se formait, que les plus hardis tremblaient de
se raconter à l’oreille. Tout le pays montrait aussi une
grande pitié pour les victimes, des promenades
s’organisaient à la fosse détruite, on y accourait en famille
se donner l’horreur des décombres, pesant si lourd sur la
tête des misérables ensevelis.
Deneulin, nommé ingénieur divisionnaire, venait de tomber
au milieu du désastre, pour son entrée en fonction; et son
premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce
torrent d’eau aggravait le dommage à chaque heure. De
grands travaux étaient nécessaires, il mit tout de suite une
centaine d’ouvriers à la construction d’une digue. Deux fois,
l’impétuosité du flot emporta les premiers barrages.
Maintenant, on installait des pompes, c’était une lutte
acharnée, une reprise violente, pas à pas, de ces terrains
disparus.
Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus
encore. Négrel restait chargé de tenter un effort suprême,
et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers
accouraient s’offrir, dans un élan de fraternité. Ils oubliaient
la grève, ils ne s’inquiétaient point de la paie; on pouvait ne
leur donner rien, ils ne demandaient qu’à risquer leur peau,
du moment où il y avait des camarades en danger de mort.
Tous étaient là, avec leurs outils, frémissant, attendant de
savoir à quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de
frayeur après l’accident, agités de tremblements nerveux,
trempés de sueurs froides, dans l’obsession de continuels

cauchemars, se levaient quand même, se montraient les
plus enragés à vouloir se battre contre la terre, comme s’ils
avaient une revanche à prendre. Malheureusement,
l’embarras commençait devant cette question d’une
besogne utile: que faire? comment descendre? par quel
côté attaquer les roches?
L’opinion de Négrel était que pas un des malheureux ne
survivait, les quinze avaient à coup sûr péri, noyés ou
asphyxiés; seulement, dans ces catastrophes des mines,
la règle est de toujours supposer vivants les hommes
murés au fond; et il raisonnait en ce sens. Le premier
problème qu’il se posait était de déduire où ils avaient pu
se réfugier. Les porions, les vieux mineurs consultés par
lui, tombaient d’accord sur ce point: devant la crue, les
camarades étaient certainement montés, de galerie en
galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte
qu’ils se trouvaient sans doute acculés au bout de quelque
voie supérieure. Cela, du reste, s’accordait avec les
renseignements du père Mouque, dont le récit embrouillé
donnait même à croire que l’affolement de la fuite avait
séparé la bande en petits groupes, semant les fuyards en
chemin, à tous les étages. Mais les avis des porions se
partageaient ensuite, dès qu’on abordait la discussion des
tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du
sol étaient à cent cinquante mètres, on ne pouvait songer
au fonçage d’un puits. Restait Réquillart, l’accès unique, le
seul point par lequel on se rapprochait. Le pis était que la
vieille fosse, inondée elle aussi, ne communiquait plus

avec le Voreux, et n’avait de libre, au-dessus du niveau des
eaux, que des tronçons de galerie dépendant du premier
accrochage. L’épuisement allait demander des années, la
meilleure décision était donc de visiter ces galeries, pour
voir si elles n’avoisinaient pas les voies submergées, au
bout desquelles on soupçonnait la présence des mineurs
en détresse. Avant d’en arriver là logiquement, on avait
beaucoup discuté, pour écarter une foule de projets
impraticables.
Dès lors, Négrel remua la poussière des archives, et
quand il eut découvert les anciens plans des deux fosses, il
les étudia, il détermina les points où devaient porter les
recherches. Peu à peu, cette chasse l’enflammait, il était, à
son tour, pris d’une fièvre de dévouement, malgré son
ironique insouciance des hommes et des choses. On
éprouva de premières difficultés pour descendre, à
Réquillart: il fallut déblayer la bouche du puits, abattre le
sorbier, raser les prunelliers et les aubépines; et l’on eut
encore à réparer les échelles. Puis, les tâtonnements
commencèrent. L’ingénieur, descendu avec dix ouvriers,
les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines
parties de la veine, qu’il leur désignait; et, dans un grand
silence, chacun collait une oreille à la houille, écoutait si
des coups lointains ne répondaient pas. Mais on parcourut
en vain toutes les galeries praticables, aucun écho ne
venait. L’embarras avait augmenté: à quelle place entailler
la couche? vers qui marcher, puisque personne ne
paraissait être là? On s’entêtait pourtant, on cherchait,

dans l’énervement d’une anxiété croissante.
Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin à
Réquillart. Elle s’asseyait devant le puits, sur une poutre,
elle n’en bougeait pas jusqu’au soir. Quand un homme
ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux: rien? non,
rien! et elle se rasseyait, elle attendait encore, sans une
parole, le visage dur et fermé. Jeanlin, lui aussi, en voyant
qu’on envahissait son repaire, avait rôdé, de l’air effaré
d’une bête de proie dont le terrier va dénoncer les rapines:
il songeait au petit soldat, couché sous les roches, avec la
peur qu’on n’allât troubler ce bon sommeil; mais ce côté de
la mine était envahi par les eaux, et d’ailleurs les fouilles se
dirigeaient plus à gauche, dans la galerie ouest. D’abord,
Philomène était venue également, pour accompagner
Zacharie, qui faisait partie de l’équipe de recherches; puis,
cela l’avait ennuyée, de prendre froid sans nécessité ni
résultat: elle restait au coron, elle traînait ses journées de
femme molle, indifférente, occupée à tousser du matin au
soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangé la
terre pour retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il
l’entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevée à force
d’appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans
ordre, disant que c’était là, qu’il le sentait bien. L’ingénieur
ne le laissait plus descendre, et il ne s’éloignait pas de ce
puits dont on le chassait, il ne pouvait même s’asseoir et
attendre près de sa mère, agité d’un besoin d’agir, tournant
sans relâche.

On était au troisième jour. Négrel, désespéré, avait résolu
de tout abandonner le soir. A midi, après le déjeuner,
lorsqu’il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier
effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, très
rouge, gesticulant, criant:
—Elle y est! elle m’a répondu! Arrivez, arrivez donc!
Il s’était glissé par les échelles, malgré le gardien, et il jurait
qu’on avait tapé, là-bas, dans la première voie de la veine
Guillaume.
—Mais nous avons déjà passé deux fois où vous dites, fit
remarquer
Négrel incrédule. Enfin, nous allons bien voir.
La Maheude s’était levée; et il fallut l’empêcher de
descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les
regards dans les ténèbres de ce trou.
En bas, Négrel tapa lui-même trois coups, largement
espacés; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en
recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un
bruit ne lui arriva, il hocha la tête: évidemment, le pauvre
garçon avait rêvé. Furieux, Zacharie tapa à son tour; et lui
entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement
de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers
recommencèrent l’expérience, les uns après les autres:
tous s’animaient, percevaient très bien la lointaine réponse.

Ce fut un étonnement pour l’ingénieur, il colla encore son
oreille, il finit par saisir un bruit d’une légèreté aérienne, un
roulement rythmé à peine distinct, la cadence connue du
rappel des mineurs, qu’ils battent contre la houille, dans le
danger. La houille transmet les sons avec une limpidité de
cristal, très loin. Un porion qui se trouvait là, n’estimait pas
à moins de cinquante mètres le bloc dont l’épaisseur les
séparait des camarades. Mais il semblait qu’on pût déjà
leur tendre la main, une allégresse éclatait. Négrel dut
commencer à l’instant les travaux d’approche.
Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux
s’étreignirent.
—Faut pas vous monter la tête, eut la cruauté de dire la
Pierronne, venue ce jour-là en promenade, par curiosité. Si
Catherine ne s’y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine
ensuite.
C’était vrai, Catherine peut-être se trouvait ailleurs.
—Fous-moi la paix, hein! cria rageusement Zacharie. Elle y
est, je
le sais!
La Maheude s’était assise de nouveau, muette, le visage
immobile. Et elle se remit à attendre.
Dès que l’histoire se fut répandue dans Montsou, il arriva
un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l’on

demeurait là quand même, il fallut tenir les curieux à
distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de
rencontrer un obstacle, l’ingénieur avait fait ouvrir, dans la
veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers
le point où l’on supposait les mineurs enfermés. Un seul
haveur pouvait abattre la houille, sur le front étroit du boyau;
on le relayait de deux heures en deux heures; et le charbon,
dont on chargeait des corbeilles, était sorti de main en
main par une chaîne d’hommes, qui s’allongeait à mesure
que le trou se creusait. La besogne, d’abord, marcha très
vite: on fit six mètres en un jour.
Zacharie avait obtenu d’être parmi les ouvriers d’élite mis à
l’abattage. C’était un poste d’honneur qu’on se disputait. Et
il s’emportait, lorsqu’on voulait le relayer, après ses deux
heures de corvée réglementaire. Il volait le tour des
camarades, il refusait de lâcher la rivelaine. Sa galerie
bientôt fut en avance sur les autres, il s’y battait contre la
houille d’un élan si farouche, qu’on entendait monter du
boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au
ronflement de quelque forge intérieure. Quand il en sortait,
boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait
l’envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore,
il s’y replongeait, et la lutte recommençait, les grands
coups sourds, les plaintes étouffées, un enragement
victorieux de massacre. Le pis était que le charbon
devenait dur, il cassa deux fois son outil, exaspéré de ne
plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une
chaleur qui augmentait à chaque mètre d’avancement,

insupportable au fond de cette trouée mince, où l’air ne
pouvait circuler. Un ventilateur à bras fonctionnait bien,
mais l’aérage s’établissait mal, on retira à trois reprises
des haveurs évanouis, que l’asphyxie étranglait.
Négrel vivait au fond, avec ses ouvriers. On lui descendait
ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de
paille, roulé dans un manteau. Ce qui soutenait les
courages, c’était la supplication des misérables, là-bas, le
rappel de plus en plus distinct qu’ils battaient pour qu’on se
hâtât d’arriver. A présent, il sonnait très clair, avec une
sonorité musicale, comme frappé sur les lames d’un
harmonica. On se guidait grâce à lui, on marchait à ce bruit
cristallin, ainsi qu’on marche au canon dans les batailles.

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