Dans le coin où ils se tenaient assis, côte à côte, Catherine
eut un léger rire.
—Il doit faire bon dehors… Viens, sortons d’ici.
Étienne, d’abord, lutta contre cette démence. Mais une
contagion ébranlait sa tête plus solide, il perdit la sensation
juste du réel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de
Catherine, agitée de fièvre, tourmentée à présent d’un
besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de
ses oreilles étaient devenus des murmures d’eau courante,
des chants d’oiseaux; et elle sentait un violent parfum
d’herbes écrasées, et elle voyait clair, de grandes taches
jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu’elle se croyait
dehors, près du canal, dans les blés, par une journée de
beau soleil.
—Hein? fait-il chaud!… Prends-moi donc, restons
ensemble, oh! toujours, toujours!
Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement,
continuant dans un bavardage de fille heureuse:
—Avons-nous été bêtes d’attendre si longtemps! Tout de
suite, j’aurais bien voulu de toi, et tu n’as pas compris, tu as
boudé… Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand
nous ne dormions pas, le nez en l’air, à nous écouter
respirer, avec la grosse envie de nous prendre?
Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur
muette tendresse.
—Tu m’as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux
joues!
—C’est que je t’aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me
défendais de songer à toi, je me disais que c’était bien fini;
et, au fond, je savais qu’un jour ou l’autre nous nous
mettrions ensemble… Il ne fallait qu’une occasion, quelque
chance heureuse, n’est-ce pas?
Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rêve, puis il répéta
lentement:
—Rien n’est jamais fini, il suffit d’un peu de bonheur pour
que tout recommence.
—Alors, tu me gardes, c’est le bon coup, cette fois?
Et, défaillante, elle glissa. Elle était si faible, que sa voix
assourdie s’éteignait. Effrayé, il l’avait retenue sur son
coeur.
—Tu souffres?
Elle se redressa, étonnée.
—Non, pas du tout… Pourquoi?
Mais cette question l’avait éveillée de son rêve. Elle
regarda éperdument les ténèbres, elle tordit ses mains,
dans une nouvelle crise de sanglots.
—Mon Dieu! mon Dieu! qu’il fait noir!
Ce n’étaient plus les blés, ni l’odeur des herbes, ni le chant
des alouettes, ni le grand soleil jaune; c’étaient la mine
éboulée, inondée, la nuit puante, l’égouttement funèbre de
ce caveau où ils râlaient depuis tant de jours. La perversion
de ses sens en augmentait l’horreur maintenant, elle était
reprise des superstitions de son enfance, elle vit l’Homme
noir, le vieux mineur trépassé qui revenait dans la fosse
tordre le cou aux vilaines filles.
—Écoute, as-tu entendu?
—Non, rien, je n’entends rien.
—Si, l’Homme, tu sais?… Tiens! il est là… La terre a lâché
tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu’on lui a
coupé une artère; et il est là, tu le vois, regarde! plus noir
que la nuit… Oh! j’ai peur, oh! j’ai peur!
Elle se tut, grelottante. Puis, à voix très basse, elle
continua:
—Non, c’est toujours l’autre.
—Quel autre?
—Celui qui est avec nous, celui qui n’est plus.
L’image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui
confusément, elle racontait leur existence de chien, le seul
jour où il s’était montré gentil, à Jean-Bart, les autres jours
de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses,
après l’avoir rouée de coups.
—Je te dis qu’il vient, qu’il va nous empêcher encore d’aller
ensemble!… Ça le reprend, sa jalousie… Oh! renvoie-le,
oh! garde-moi, garde-moi tout entière!
D’un élan, elle s’était pendue à lui, elle chercha sa bouche
et y colla passionnément la sienne. Les ténèbres
s’éclairèrent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calmé
d’amoureuse. Lui, frémissant de la sentir ainsi contre sa
chair, demi-nue sous la veste et la culotte en lambeaux,
l’empoigna, dans un réveil de sa virilité. Et ce fut enfin leur
nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le
besoin de ne pas mourir avant d’avoir eu leur bonheur,
l’obstiné besoin de vivre, de faire de la vie une dernière
fois. Ils s’aimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort.
Ensuite, il n’y eut plus rien. Étienne était assis par terre,
toujours dans le même coin, et il avait Catherine sur les
genoux, couchée, immobile. Des heures, des heures
s’écoulèrent. Il crut longtemps qu’elle dormait; puis, il la
toucha, elle était très froide, elle était morte. Pourtant, il ne
remuait pas, de peur de la réveiller. L’idée qu’il l’avait eue
femme le premier, et qu’elle pouvait être grosse,
l’attendrissait. D’autres idées, l’envie de partir avec elle, la
joie de ce qu’ils feraient tous les deux plus tard, revenaient
par moments, mais si vagues, qu’elles semblaient effleurer
à peine son front, comme le souffle même du sommeil. Il
s’affaiblissait, il ne lui restait que la force d’un petit geste,
un lent mouvement de la main, pour s’assurer qu’elle était
bien là, ainsi qu’une enfant endormie, dans sa raideur
glacée. Tout s’anéantissait, la nuit elle-même avait sombré,
il n’était nulle part, hors de l’espace, hors du temps.
Quelque chose tapait bien à côté de sa tête, des coups
dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d’abord la
paresse d’aller répondre, engourdi d’une fatigue immense;
et, à présent, il ne savait plus, il rêvait seulement qu’elle
marchait devant lui et qu’il entendait le léger claquement de
ses sabots. Deux jours se passèrent, elle n’avait pas
remué, il la touchait de son geste machinal, rassuré de la
sentir si tranquille.
Étienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des
roches roulaient jusqu’à ses pieds. Quand il aperçut une
lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumière, il
ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point
rougeâtre qui tachait à peine les ténèbres. Mais des
camarades l’emportaient, il les laissa introduire, entre ses
dents serrées, des cuillerées de bouillon. Ce fut seulement
dans la galerie de Réquillart qu’il reconnut quelqu’un,
l’ingénieur Négrel, debout devant lui; et ces deux hommes
qui se méprisaient, l’ouvrier révolté, le chef sceptique, se
jetèrent au cou l’un de l’autre, sanglotèrent à gros sanglots,
dans le bouleversement profond de toute l’humanité qui
était en eux. C’était une tristesse immense, la misère des
générations, l’excès de douleur où peut tomber la vie.
Au jour, la Maheude, abattue près de Catherine morte, jeta
un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes très
longues, incessantes. Plusieurs cadavres étaient déjà
remontés et alignés par terre: Chaval que l’on crut
assommé sous un éboulement, un galibot et deux haveurs
également fracassés, le crâne vide de cervelle, le ventre
gonflé d’eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la
raison, déchiraient leurs jupes, s’égratignaient la face.
Lorsqu’on le sortit enfin, après l’avoir habitué aux lampes et
nourri un peu, Étienne apparut décharné, les cheveux tout
blancs; et on s’écartait, on frémissait devant ce vieillard. La
Maheude s’arrêta de crier, pour le regarder stupidement,
de ses grands yeux fixes.
VI
Il était quatre heures du matin. La fraîche nuit d’avril
s’attiédissait de l’approche du jour. Dans le ciel limpide, les
étoiles vacillaient, tandis qu’une clarté d’aurore empourprait
l’orient. Et la campagne noire, assoupie, avait à peine un
frisson, cette vague rumeur qui précède le réveil.
Étienne, à longues enjambées, suivait le chemin de
Vandame. Il venait de passer six semaines à Montsou,
dans un lit de l’hôpital. Jaune encore et très maigre, il
s’était senti la force de partir, et il partait. La Compagnie,
tremblant toujours pour ses fosses, procédant à des
renvois successifs, l’avait averti qu’elle ne pourrait le
garder. Elle lui offrait d’ailleurs un secours de cent francs,
avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop
dur pour lui désormais. Mais il avait refusé les cent francs.
Déjà, une réponse de Pluchart, une lettre où se trouvait
l’argent du voyage, l’appelait à Paris. C’était son ancien
rêve réalisé. La veille, en sortant de l’hôpital, il avait couché
au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir. Et il se levait de grand
matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux
camarades, avant d’aller prendre le train de huit heures, à
Marchiennes.
Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Étienne
s’arrêta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps
précoce. La matinée s’annonçait superbe. Lentement, le
jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il
se remit en marche, tapant fortement son bâton de
cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de
la nuit. Il n’avait revu personne, la Maheude était venue une
seule fois à l’hôpital, puis n’avait pu revenir sans doute.
Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante
descendait à Jean-Bart maintenant, et qu’elle-même y avait
repris du travail.
Peu à peu, les chemins déserts se peuplaient, des
charbonniers passaient continuellement près d’Étienne, la
face blême, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait
de son triomphe. Après deux mois et demi de grève,
vaincus par la faim, lorsqu’ils étaient retournés aux fosses,
ils avaient dû accepter le tarif de boisage, cette baisse de
salaire déguisée, exécrable à présent, ensanglantée du
sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on
les faisait mentir à leur serment de ne pas se soumettre, et
ce parjure imposé leur restait en travers de la gorge,
comme une poche de fiel. Le travail recommençait partout,
à Mirou, à Madeleine, à Crèvecoeur, à la Victoire. Partout,
dans la brume du matin, le long des chemins noyés de
ténèbres, le troupeau piétinait, des files d’hommes trottant
le nez vers la terre, ainsi que du bétail mené à l’abattoir. Ils
grelottaient sous leurs minces vêtements de toile, ils
croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos,
que le briquet, logé entre la chemise et la veste, rendait
bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres
muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de
côté, on sentait les dents serrées de colère, le coeur gonflé
de haine, l’unique résignation à la nécessité du ventre.
Plus il approchait de la fosse, et plus Étienne voyait leur
nombre s’accroître. Presque tous marchaient isolés, ceux
qui venaient par groupes se suivaient à la file, éreintés
déjà, las des autres et d’eux-mêmes. Il en aperçut un, très
vieux, dont les yeux luisaient, pareils à des charbons, sous
un front livide. Un autre, un jeune, soufflait, d’un souffle
contenu de tempête. Beaucoup avaient leurs sabots à la
main; et l’on entendait à peine sur le sol le bruit mou de
leurs gros bas de laine. C’était un ruissellement sans fin,
une débâcle, une marche forcée d’armée battue, allant
toujours la tête basse, enragée sourdement du besoin de
reprendre la lutte et de se venger.
Lorsque Étienne arriva, Jean-Bart sortait de l’ombre, les
lanternes accrochées aux tréteaux brûlaient encore, dans
l’aube naissante. Au-dessus des bâtiments obscurs, un
échappement s’élevait comme une aigrette blanche,
délicatement teintée de carmin. Il passa par l’escalier du
criblage, pour se rendre à la recette.
La descente commençait, des ouvriers montaient de la
baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et
cette agitation. Des roulements de berlines ébranlaient les
dalles de fonte, les bobines tournaient, déroulaient les
câbles, au milieu des éclats du porte-voix, de la sonnerie
des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et
il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine,
les cages émergeant, replongeant, engouffrant des
charges d’hommes, sans un arrêt, avec le coup de gosier
facile d’un géant vorace. Depuis son accident, il avait une
horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s’enfonçaient,
lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tête, le puits
l’exaspérait.
Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes
épuisées éclairaient d’une clarté louche, il n’apercevait
aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient là, pieds
nus, la lampe à la main, le regardaient de leurs gros yeux
inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d’un air de
honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n’avaient
plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le
craindre, rougissant à l’idée qu’il leur reprochait d’être des
lâches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces
misérables l’avaient lapidé, il recommençait le rêve de les
changer en héros, de diriger le peuple, cette force de la
nature qui se dévorait elle-même.
Une cage embarqua des hommes, la fournée disparut, et
comme d’autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants
de la grève, un brave qui avait juré de mourir.
—Toi aussi! murmura-t-il, navré.
L’autre pâlit, les lèvres tremblantes; puis, avec un geste
d’excuse:
—Que veux-tu? j’ai une femme.
Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les
reconnaissait tous.
—Toi aussi! toi aussi! toi aussi!
Et tous frémissaient, bégayaient d’une voix étouffée:
—J’ai une mère… J’ai des enfants… Il faut du pain.
La cage ne reparaissait pas, ils l’attendirent, mornes, dans
une telle souffrance de leur défaite, que leurs regards
évitaient de se rencontrer, fixés obstinément sur le puits.
—Et la Maheude? demanda Étienne.
Ils ne répondirent point. Un fit signe qu’elle allait venir.
D’autres levèrent leurs bras, tremblants de pitié: ah! la
pauvre femme! quelle misère! Le silence continuait, et
quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu,
tous la lui serrèrent fortement, tous mirent dans cette
étreinte muette la rage d’avoir cédé, l’espoir fiévreux de la
revanche. La cage était là, ils s’embarquèrent, ils
s’abîmèrent, mangés par le gouffre.
Pierron avait paru, avec la lampe à feu libre des porions,
fixée dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il était
chef d’équipe à l’accrochage, et les ouvriers s’écartaient,
car les honneurs le rendaient fier. La vue d’Étienne
l’ennuya, il s’approcha pourtant, finit par se rassurer,
lorsque le jeune homme lui eut annoncé son départ. Ils
causèrent. Sa femme tenait maintenant l’estaminet du
Progrès, grâce à l’appui de tous ces messieurs, qui se
montraient si bons pour elle. Mais, s’interrompant, il
s’emporta contre le père Mouque, qu’il accusait de n’avoir
pas remonté le fumier de ses chevaux, à l’heure
réglementaire. Le vieux l’écoutait, courbait les épaules.
Puis, avant de descendre, suffoqué de cette réprimande, il
donna lui aussi une poignée de main à Étienne, la même
que celle des autres, longue, chaude de colère rentrée,
frémissante des rébellions futures. Et cette vieille main qui
tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses
enfants morts, l’émotionna tellement, qu’il le regarda
disparaître, sans dire un mot.
—La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il à
Pierron, au bout d’un instant.
D’abord, ce dernier affecta de n’avoir pas compris, car la
mauvaise chance s’empoignait des fois, rien qu’à en
parler. Puis, comme il s’éloignait, sous prétexte de donner
un ordre, il dit enfin:
—Hein? la Maheude… La voici.
En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe,
vêtue de la culotte et de la veste, la tête serrée dans le
béguin. C’était par une exception charitable que la
Compagnie, apitoyée sur le sort de cette malheureuse, si
cruellement frappée, avait bien voulu la laisser
redescendre à l’âge de quarante ans; et, comme il
semblait difficile de la remettre au roulage, on l’employait à
la manoeuvre d’un petit ventilateur, qu’on venait d’installer
dans la galerie nord, dans ces régions d’enfer, sous le
Tartaret, où l’aérage ne se faisait pas. Pendant dix heures,
les reins cassés, elle tournait sa roue, au fond d’un boyau
ardent, la chair cuite par quarante degrés de chaleur. Elle
gagnait trente sous.
Lorsque Étienne l’aperçut, lamentable dans ses vêtements
d’homme, la gorge et le ventre comme enflés encore de
l’humidité des tailles, il bégaya de saisissement, il ne
trouvait pas les phrases pour expliquer qu’il partait et qu’il
avait désiré lui faire ses adieux.
Elle le regardait sans l’écouter, elle dit enfin, en le tutoyant:
—Hein? ça t’étonne de me voir… C’est bien vrai que je
menaçais d’étrangler le premier des miens qui
redescendrait; et voilà que je redescends, je devrais
m’étrangler moi-même, n’est-ce pas?… Ah! va, ce serait
déjà fait, s’il n’y avait pas le vieux et les petits à la maison!
Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée. Elle ne
s’excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu’ils
avaient failli crever, et qu’elle s’était décidée, pour qu’on ne
les renvoyât pas du coron.
—Comment se porte le vieux? demanda Étienne.
—Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche
s’en est allée complètement… On ne l’a pas condamné
pour son affaire, tu sais? Il était question de le mettre chez
les fous, je n’ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet
dans un bouillon… Son histoire nous a causé tout de
même beaucoup de tort, car il n’aura jamais sa pension, un
de ces messieurs m’a dit que ce serait immoral, si on lui en
donnait une.
—Jeanlin travaille?
—Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour.
Il gagne vingt sous… Oh! je ne me plains pas, les chefs se
sont montrés très bons, comme ils me l’ont expliqué eux-
mêmes… Les vingt sous du gamin, et mes trente sous à
moi, ça fait cinquante sous. Si nous n’étions pas six, on
aurait de quoi manger. Estelle dévore maintenant, et le pis,
c’est qu’il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que
Lénore et Henri soient en âge de venir à la fosse.
Étienne ne put retenir un geste douloureux.
—Eux aussi!
Une rougeur était montée aux joues blêmes de la
Maheude, tandis que ses yeux s’allumaient. Mais ses
épaules s’affaissèrent, comme sous l’écrasement du
destin.
—Que veux-tu? eux après les autres… Tous y ont laissé la
peau, c’est leur tour.
Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les
dérangèrent. Par les grandes fenêtres poussiéreuses, le
petit jour entrait, noyant les lanternes d’une lueur grise; et le
branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les
câbles se déroulaient, les cages continuaient à engloutir
des hommes.
—Allons, les flâneurs, dépêchons-nous! cria Pierron.
Embarquez, jamais nous n’en finirons aujourd’hui.
La Maheude, qu’il regardait, ne bougea pas. Elle avait déjà
laissé passer trois cages, elle dit, comme se réveillant et
se souvenant des premiers mots d’Étienne:
—Alors, tu pars?
—Oui, ce matin.
—Tu as raison, vaut mieux être ailleurs, quand on le peut…
Et ça me fait plaisir de t’avoir vu, parce que tu sauras au
moins que je n’ai rien sur le coeur contre toi. Un moment, je
t’aurais assommé, après toutes ces tueries. Mais on
réfléchit, n’est-ce pas? on s’aperçoit qu’au bout du compte
ce n’est la faute de personne… Non, non, ce n’est pas ta
faute, c’est la faute de tout le monde.
Maintenant, elle causait avec tranquillité de ses morts, de
son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes
parurent seulement dans ses yeux, lorsqu’elle prononça le
nom d’Alzire. Elle était revenue à son calme de femme
raisonnable, elle jugeait très sagement les choses. Ça ne
porterait pas chance aux bourgeois, d’avoir tué tant de
pauvres gens. Bien sûr qu’ils en seraient punis un jour, car
tout se paie. On n’aurait pas même besoin de s’en mêler,
la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les
patrons, comme ils avaient tiré sur les ouvriers. Et, dans sa
résignation séculaire, dans cette hérédité de discipline qui
la courbait de nouveau, un travail s’était ainsi fait, la
certitude que l’injustice ne pouvait durer davantage, et que,
s’il n’y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre,
pour venger les misérables.
Elle parlait bas, avec des regards méfiants. Puis, comme
Pierron s’était rapproché, elle ajouta tout haut:
—Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes
affaires… Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs,
une vieille culotte.
Étienne refusa du geste ces quelques nippes, échappées
aux brocanteurs.
—Non, ça n’en vaut pas la peine, ce sera pour les
enfants… A
Paris, je m’arrangerai.
Deux cages encore étaient descendues, et Pierron se
décida à interpeller directement la Maheude.
—Dites donc, là-bas, on vous attend! Est-ce bientôt fini,
cette
causette?
Mais elle tourna le dos. Qu’avait-il à faire du zèle, ce
vendu? Ça ne le regardait pas, la descente. Ses hommes
l’exécraient assez déjà, à son accrochage. Et elle
s’entêtait, sa lampe aux doigts, glacée dans les courants
d’air, malgré la douceur de la saison.
Ni Étienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils
demeuraient face à face, ils avaient le coeur si gros, qu’ils
auraient voulu se dire encore quelque chose.
Enfin, elle parla pour parler.
—La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en
prison, c’est
Bouteloup qui le remplace, en attendant.
—Ah! oui, Bouteloup.
—Et, écoute donc, t’ai-je raconté?… Philomène est partie.
—Comment, partie?
—Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J’ai eu
peur qu’elle ne me laissât les deux mioches. Mais non, elle
les a emportés… Hein? une femme qui crache le sang et
qui a l’air continuellement d’avaler sa langue!
Elle rêva un instant, puis elle continua d’une voix lente:
—En a-t-on dit sur mon compte!… Tu te souviens, on disait
que je couchais avec toi. Mon Dieu! après la mort de mon
homme, ça aurait très bien pu arriver, si j’avais été plus
jeune, n’est-ce pas? Mais, aujourd’hui, j’aime mieux que ça
ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour sûr.
—Oui, nous en aurions du regret, répéta Étienne
simplement.
Ce fut tout, ils ne parlèrent pas davantage. Une cage
l’attendait, on l’appelait avec colère en la menaçant d’une
amende. Alors, elle se décida, elle lui serra la main. Très
ému, il la regardait toujours, si ravagée et finie, avec sa
face livide, ses cheveux décolorés débordant du béguin
bleu, son corps de bonne bête trop féconde, déformée
sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poignée
de main dernière, il retrouvait encore celle des camarades,
une étreinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous
pour le jour où l’on recommencerait. Il comprit parfaitement,
elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. A
bientôt, et cette fois, ce serait le grand coup.
—Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron.
Poussée, bousculée, la Maheude s’entassa au fond d’une
berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour
taper à la viande, la cage se décrocha, tomba dans la nuit;
et il n’y eut plus que la fuite rapide du câble.