—Une chope, commanda Maheu à une grosse fille blonde,
la fille d’une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur
est là?
La fille tourna le robinet, en répondant que le patron allait
revenir. Lentement, d’un seul trait, le mineur vida la moitié
de la chope, pour balayer les poussières qui lui obstruaient
la gorge. Il n’offrit rien à son compagnon. Un seul
consommateur, un autre mineur mouillé et barbouillé, était
assis devant une table et buvait sa bière en silence, d’un
air de profonde méditation. Un troisième entra, fut servi sur
un geste, paya et s’en alla, sans avoir dit un mot.
Mais un gros homme de trente-huit ans, rasé, la figure
ronde, parut avec un sourire débonnaire. C’était
Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait
congédié depuis trois ans, à la suite d’une grève. Très bon
ouvrier, il parlait bien, se mettait à la tête de toutes les
réclamations, avait fini par être le chef des mécontents. Sa
femme tenait déjà un débit, ainsi que beaucoup de
femmes de mineurs; et, quand il fut jeté sur le pavé, il resta
cabaretier lui-même, trouva de l’argent, planta son cabaret
en face du Voreux, comme une provocation à la
Compagnie. Maintenant, sa maison prospérait, il devenait
un centre, il s’enrichissait des colères qu’il avait peu à peu
soufflées au coeur de ses anciens camarades.
—C’est ce garçon que j’ai embauché ce matin, expliqua
Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre,
et veux-tu lui faire crédit d’une quinzaine?
La face large de Rasseneur exprima subitement une
grande défiance. Il examina d’un coup d’oeil Étienne et
répondit, sans se donner la peine de témoigner un regret:
—Mes deux chambres sont prises. Pas possible.
Le jeune homme s’attendait à ce refus; et il en souffrit
pourtant, il s’étonna du brusque ennui qu’il éprouvait à
s’éloigner. N’importe, il s’en irait, quand il aurait ses trente
sous. Le mineur qui buvait à une table était parti. D’autres,
un à un, entraient toujours se décrasser la gorge, puis se
remettaient en marche du même pas déhanché. C’était un
simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement
d’un besoin.
—Alors, il n’y a rien? demanda d’un ton particulier
Rasseneur à
Maheu, qui achevait sa bière à petits coups.
Celui-ci tourna la tête et vit qu’Étienne seul était là.
—Il y a qu’on s’est chamaillé encore… Oui, pour le
boisage.
Il conta l’affaire. La face du cabaretier avait rougi, une
émotion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la
peau et des yeux. Enfin, il éclata.
—Ah bien! s’ils s’avisent de baisser les prix, ils sont fichus.
Étienne le gênait. Cependant, il continua, en lui lançant des
regards obliques. Et il avait des réticences, des sous-
entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa
femme, de son neveu le petit Négrel, sans les nommer,
répétant que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que ça
devait casser un de ces quatre matins. La misère était trop
grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s’en
allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain
par jour. On lui avait dit, la veille, que M. Deneulin, le
propriétaire d’une fosse voisine, ne savait comment tenir le
coup. Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille,
pleine de détails inquiétants.
—Tu sais, murmura-t-il, ça vient de cette personne que tu
as vue ici un soir.
Mais il fut interrompu. Sa femme entrait à son tour, une
grande femme maigre et ardente, le nez long, les
pommettes violacées. Elle était en politique beaucoup plus
radicale que son mari.
—La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah! s’il était le maître, celui-
là, ça ne tarderait pas à mieux aller!
Étienne écoutait depuis un instant, comprenait, se
passionnait, à ces idées de misère et de revanche.
Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut,
comme malgré lui:
—Je le connais, Pluchart.
On le regardait, il dut ajouter:
—Oui, je suis machineur, il a été mon contremaître, à
Lille… Un homme capable, j’ai causé souvent avec lui.
Rasseneur l’examinait de nouveau; et il y eut, sur son
visage, un changement rapide, une sympathie soudaine.
Enfin, il dit à sa femme:
—C’est Maheu qui m’amène Monsieur, un herscheur à lui,
pour voir s’il n’y a pas une chambre en haut, et si nous ne
pourrions pas faire crédit d’une quinzaine.
Alors, l’affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une
chambre, le locataire était parti le matin. Et le cabaretier,
très excité, se livra davantage, tout en répétant qu’il
demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger,
comme tant d’autres, des choses trop dures à obtenir. Sa
femme haussait les épaules, voulait son droit, absolument.
—Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ça n’empêchera pas
qu’on descende, et tant qu’on descendra, il y aura du
monde qui en crèvera… Regarde, te voilà gaillard, depuis
trois ans que tu en es sorti.
—Oui, je me suis beaucoup refait, déclara Rasseneur
complaisamment.
Étienne alla jusqu’à la porte, remerciant le mineur qui
partait; mais celui-ci hochait la tête, sans ajouter un mot, et
le jeune homme le regarda monter péniblement le chemin
du coron. Madame Rasseneur, en train de servir des
clients, venait de le prier d’attendre une minute, pour qu’elle
le conduisît à sa chambre, où il se débarbouillerait. Devait-
il rester? Une hésitation l’avait repris, un malaise qui lui
faisait regretter la liberté des grandes routes, la faim au
soleil, soufferte avec la joie d’être son maître. Il lui semblait
qu’il avait vécu là des années, depuis son arrivée sur le
terri, au milieu des bourrasques, jusqu’aux heures passées
sous la terre, à plat ventre dans les galeries noires. Et il lui
répugnait de recommencer, c’était injuste et trop dur, son
orgueil d’homme se révoltait, à l’idée d’être une bête qu’on
aveugle et qu’on écrase.
Pendant qu’Étienne se débattait ainsi, ses yeux, qui
erraient sur la plaine immense, peu à peu l’aperçurent. Il
s’étonna, il ne s’était pas figuré l’horizon de la sorte, lorsque
le vieux Bonnemort le lui avait indiqué du geste, au fond
des ténèbres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans
un pli de terrain, avec ses bâtiments de bois et de briques,
le criblage goudronné, le beffroi couvert d’ardoises, la salle
de la machine et la haute cheminée d’un rouge pâle, tout
cela tassé, l’air mauvais. Mais, autour des bâtiments, le
carreau s’étendait, et il ne se l’imaginait pas si large,
changé en un lac d’encre par les vagues montantes du
stock de charbon, hérissé des hauts chevalets qui portaient
les rails des passerelles, encombré dans un coin de la
provision des bois, pareille à la moisson d’une forêt
fauchée. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal
comme une barricade de géants, déjà couvert d’herbe
dans sa partie ancienne, consumé à l’autre bout par un feu
intérieur qui brûlait depuis un an, avec une fumée épaisse,
en laissant à la surface, au milieu du gris blafard des
schistes et des grès, de longues traînées de rouille
sanglante. Puis, les champs se déroulaient, des champs
sans fin de blé et de betteraves, nus à cette époque de
l’année, des marais aux végétations dures, coupés de
quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que
séparaient des files maigres de peupliers. Très loin, de
petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes
au nord, Montsou au midi; tandis que la forêt de Vandame,
à l’est, bordait l’horizon de la ligne violâtre de ses arbres
dépouillés. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet
après-midi d’hiver, il semblait que tout le noir du Voreux,
toute la poussière volante de la houille se fût abattue sur la
plaine, poudrant les arbres, sablant les routes,
ensemençant la terre.
Étienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c’était un
canal, la rivière de la Scarpe canalisée, qu’il n’avait pas vu
dans la nuit. Du Voreux à Marchiennes, ce canal allait droit,
un ruban d’argent mat de deux lieues, une avenue bordée
de grands arbres, élevée au-dessus des bas terrains, filant
à l’infini avec la perspective de ses berges vertes, de son
eau pâle où glissait l’arrière vermillonné des péniches.
Près de la fosse, il y avait un embarcadère, des bateaux
amarrés, que les berlines des passerelles emplissaient
directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de
biais les marais; et toute l’âme de cette plaine rase
paraissait être là, dans cette eau géométrique qui la
traversait comme une grande route, charriant la houille et le
fer.
Les regards d’Étienne remontaient du canal au coron, bâti
sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles
rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s’arrêtaient, en
bas de la pente argileuse, à deux énormes tas de briques,
fabriquées et cuites sur place. Un embranchement du
chemin de fer de la Compagnie passait derrière une
palissade, desservant la fosse. On devait descendre les
derniers mineurs de la coupe à terre. Seul, un wagon que
poussaient des hommes, jetait un cri aigu. Ce n’était plus
l’inconnu des ténèbres, les tonnerres inexplicables, les
flamboiements d’astres ignorés. Au loin, les hauts
fourneaux et les fours à coke avaient pâli avec l’aube. Il ne
restait là, sans un arrêt, que l’échappement de la pompe,
soufflant toujours de la même haleine grosse et longue,
l’haleine d’un ogre dont il distinguait la buée grise
maintenant, et que rien ne pouvait repaître.
Alors, Étienne, brusquement, se décida. Peut-être avait-il
cru revoir les yeux clairs de Catherine, là-haut, à l’entrée du
coron. Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait
du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la
mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment à ces
gens dont parlait Bonnemort, à ce dieu repu et accroupi,
auquel dix mille affamés donnaient leur chair, sans le
connaître.
Deuxième partie
I
La propriété des Grégoire, la Piolaine, se trouvait à deux
kilomètres de Montsou, vers l’est, sur la route de Joiselle.
C’était une grande maison carrée, sans style, bâtie au
commencement du siècle dernier. Des vastes terres qui en
dépendaient d’abord, il ne restait qu’une trentaine
d’hectares, clos de murs, d’un facile entretien. On citait
surtout le verger et le potager, célèbres par leurs fruits et
leurs légumes, les plus beaux du pays. D’ailleurs, le parc
manquait, un petit bois en tenait lieu. L’avenue de vieux
tilleuls, une voûte de feuillage de trois cents mètres, plantée
de la grille au perron, était une des curiosités de cette
plaine rase, où l’on comptait les grands arbres, de
Marchiennes à Beaugnies.
Ce matin-là, les Grégoire s’étaient levés à huit heures.
D’habitude, ils ne bougeaient guère qu’une heure plus tard,
dormant beaucoup, avec passion; mais la tempête de la
nuit les avait énervés. Et, pendant que son mari était allé
voir tout de suite si le vent n’avait pas fait de dégâts,
madame Grégoire venait de descendre à la cuisine, en
pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, âgée
déjà de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure
poupine et étonnée, sous la blancheur éclatante de ses
cheveux.
—Mélanie, dit-elle à la cuisinière, si vous faisiez la brioche
ce matin, puisque la pâte est prête. Mademoiselle ne se
lèvera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec
son chocolat… Hein! ce serait une surprise.
La cuisinière, vieille femme maigre qui les servait depuis
trente ans, se mit à rire.
—Ça, c’est vrai, la surprise serait fameuse… Mon fourneau
est allumé, le four doit être chaud; et puis, Honorine va
m’aider un peu.
Honorine, une fille d’une vingtaine d’années, recueillie
enfant et élevée à la maison, servait maintenant de femme
de chambre. Pour tout personnel, outre ces deux femmes,
il n’y avait que le cocher, Francis, chargé des gros
ouvrages. Un jardinier et une jardinière s’occupaient des
légumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour. Et,
comme le service était patriarcal, d’une douceur familière,
ce petit monde vivait en bonne amitié.
Madame Grégoire, qui avait médité dans son lit la surprise
de la brioche, resta pour voir mettre la pâte au four. La
cuisine était immense, et on la devinait la pièce importante,
à sa propreté extrême, à l’arsenal des casseroles, des
ustensiles, des pots qui l’emplissaient. Cela sentait bon la
bonne nourriture. Des provisions débordaient des râteliers
et des armoires.
—Et qu’elle soit bien dorée, n’est-ce pas? recommanda
madame Grégoire en passant dans la salle à manger.
Malgré le calorifère qui chauffait toute la maison, un feu de
houille égayait cette salle. Du reste, il n’y avait aucun luxe:
la grande table, les chaises, un buffet d’acajou; et, seuls,
deux fauteuils profonds trahissaient l’amour du bien-être,
les longues digestions heureuses. On n’allait jamais au
salon, on demeurait là, en famille.
Justement, M. Grégoire rentrait, vêtu d’un gros veston de
futaine, rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de
grands traits honnêtes et bons, dans la neige de ses
cheveux bouclés. Il avait vu le cocher et le jardinier: aucun
dégât important, rien qu’un tuyau de cheminée abattu.
Chaque matin, il aimait à donner un coup d’oeil à la
Piolaine, qui n’était pas assez grande pour lui causer des
soucis, et dont il tirait tous les bonheurs du propriétaire.
—Et Cécile? demanda-t-il, elle ne se lève donc pas,
aujourd’hui?
—Je n’y comprends rien, répondit sa femme. Il me semblait
l’avoir entendue remuer.
Le couvert était mis, trois bols sur la nappe blanche. On
envoya Honorine voir ce que devenait Mademoiselle. Mais
elle redescendit aussitôt, retenant des rires, étouffant sa
voix, comme si elle eût parlé en haut, dans la chambre.
—Oh! si Monsieur et Madame voyaient Mademoiselle!…
Elle dort, oh! elle dort, ainsi qu’un Jésus… On n’a pas idée
de ça, c’est un plaisir à la regarder.
Le père et la mère échangeaient des regards attendris. Il
dit en souriant:
—Viens-tu voir?
—Cette pauvre mignonne! murmura-t-elle. J’y vais.
Et ils montèrent ensemble. La chambre était la seule
luxueuse de la maison, tendue de soie bleue, garnie de
meubles laqués, blancs à filets bleus, un caprice d’enfant
gâtée satisfait par les parents. Dans les blancheurs vagues
du lit, sous le demi-jour qui tombait de l’écartement d’un
rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyée sur son bras
nu. Elle n’était pas jolie, trop saine, trop bien portante, mûre
à dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une
fraîcheur de lait, avec ses cheveux châtains, sa face ronde
au petit nez volontaire, noyé entre les joues. La couverture
avait glissé, et elle respirait si doucement, que son haleine
ne soulevait même pas sa gorge déjà lourde.
—Ce maudit vent l’aura empêchée de fermer les yeux, dit
la mère doucement.
Le père, d’un geste, lui imposa silence. Tous les deux se
penchaient, regardaient avec adoration, dans sa nudité de
vierge, cette fille si longtemps désirée, qu’ils avaient eue
sur le tard, lorsqu’ils ne l’espéraient plus. Ils la voyaient
parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. Et
elle dormait toujours, sans les sentir près d’elle, leur visage
contre le sien. Pourtant, une onde légère troubla sa face
immobile. Ils tremblèrent qu’elle ne s’éveillât, ils s’en
allèrent sur la pointe des pieds.
—Chut! dit M. Grégoire à la porte. Si elle n’a pas dormi, il
faut la laisser dormir.
—Tant qu’elle voudra, la mignonne, appuya madame
Grégoire. Nous
attendrons.
Ils descendirent, s’installèrent dans les fauteuils de la salle
à manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de
Mademoiselle, tenaient sans grogner le chocolat sur le
fourneau. Lui, avait pris un journal; elle, tricotait un grand
couvre-pieds de laine. Il faisait très chaud, pas un bruit ne
venait de la maison muette.
La fortune des Grégoire, quarante mille francs de rentes
environ, était tout entière dans une action des mines de
Montsou. Ils en racontaient avec complaisance l’origine, qui
partait de la création même de la Compagnie.
Vers le commencement du dernier siècle, un coup de folie
s’était déclaré, de Lille à Valenciennes, pour la recherche
de la houille. Les succès des concessionnaires, qui
devaient plus tard former la Compagnie d’Anzin, avaient
exalté toutes les têtes. Dans chaque commune, on sondait
le sol; et les sociétés se créaient, et les concessions
poussaient en une nuit. Mais, parmi les entêtés de
l’époque, le baron Desrumaux avait certainement laissé la
mémoire de l’intelligence la plus héroïque. Pendant
quarante années, il s’était débattu sans faiblir, au milieu de
continuels obstacles: premières recherches infructueuses,
fosses nouvelles abandonnées au bout de longs mois de
travail, éboulements qui comblaient les trous, inondations
subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille francs
jetés dans la terre; puis, les tracas de l’administration, les
paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs
terriens, résolus à ne pas reconnaître les concessions
royales, si l’on refusait de traiter d’abord avec eux. Il venait
enfin de fonder la société Desrumaux, Fauquenoix et Cie,
pour exploiter la concession de Montsou, et les fosses
commençaient à donner de faibles bénéfices, lorsque deux
concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au
comte de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant à la
société Cornille et Jenard, avaient failli l’écraser sous le
terrible assaut de leur concurrence. Heureusement, le 25
août 1760, un traité intervenait entre les trois concessions
et les réunissait en une seule. La Compagnie des mines
de Montsou était créée, telle qu’elle existe encore
aujourd’hui. Pour la répartition, on avait divisé, d’après
l’étalon de la monnaie du temps, la propriété totale en
vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait en douze
deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers;
et, comme le denier était de dix mille francs, le capital
représentait une somme de près de trois millions.
Desrumaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le
partage, six sous et trois deniers.
En ces années-là, le baron possédait la Piolaine, d’où
dépendaient trois cents hectares, et il avait à son service,
comme régisseur, Honoré Grégoire, un garçon de la
Picardie, l’arrière-grand-père de Léon Grégoire, père de
Cécile. Lors du traité de Montsou, Honoré, qui cachait
dans un bas une cinquantaine de mille francs d’économies,
céda en tremblant à la foi inébranlable de son maître. Il
sortit dix mille livres de beaux écus, il prit un denier, avec la
terreur de voler ses enfants de cette somme. Son fils
Eugène toucha en effet des dividendes fort minces; et,
comme il s’était mis bourgeois et qu’il avait eu la sottise de
manger les quarante autres mille francs de l’héritage
paternel dans une association désastreuse, il vécut assez
chichement. Mais les intérêts du denier montaient peu à
peu, la fortune commença avec Félicien, qui put réaliser un
rêve dont son grand-père, l’ancien régisseur, avait bercé
son enfance: l’achat de la Piolaine démembrée, qu’il eut
comme bien national, pour une somme dérisoire.
Cependant, les années qui suivirent furent mauvaises, il
fallut attendre le dénouement des catastrophes
révolutionnaires, puis la chute sanglante de Napoléon. Et
ce fut Léon Grégoire qui bénéficia, dans une progression
stupéfiante, du placement timide et inquiet de son bisaïeul.
Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s’élargissaient,
avec la prospérité de la Compagnie. Dès 1820, ils
rapportaient cent pour cent, dix mille francs. En 1844, ils en
produisaient vingt mille; en 1850, quarante. Il y avait deux
ans enfin, le dividende était monté au chiffre prodigieux de
cinquante mille francs: la valeur du denier, coté à la Bourse
de Lille un million, avait centuplé en un siècle.
M. Grégoire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce
cours d’un million fut atteint, s’y était refusé, de son air
souriant et paterne. Six mois plus tard, une crise
industrielle éclatait, le denier retombait à six cent mille
francs. Mais il souriait toujours, il ne regrettait rien, car les
Grégoire avaient maintenant une foi obstinée en leur mine.
Ça remonterait, Dieu n’était pas si solide. Puis, à cette
croyance religieuse, se mêlait une profonde gratitude pour
une valeur, qui, depuis un siècle, nourrissait la famille à ne
rien faire. C’était comme une divinité à eux, que leur
égoïsme entourait d’un culte, la bienfaitrice du foyer, les
berçant dans leur grand lit de paresse, les engraissant à
leur table gourmande. De père en fils, cela durait: pourquoi
risquer de mécontenter le sort, en doutant de lui? Et il y
avait, au fond de leur fidélité, une terreur superstitieuse, la
crainte que le million du denier ne se fût brusquement
fondu, s’ils l’avaient réalisé et mis dans un tiroir. Ils le
voyaient plus à l’abri dans la terre, d’où un peuple de
mineurs, des générations d’affamés l’extrayaient pour eux,
un peu chaque jour, selon leurs besoins.
Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M.
Grégoire, très jeune, avait épousé la fille d’un pharmacien
de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu’il
adorait et qui lui avait tout rendu, en félicité. Elle s’était
enfermée dans son ménage, extasiée devant son mari,
n’ayant d’autre volonté que la sienne; jamais des goûts
différents ne les séparaient, un même idéal de bien-être
confondait leurs désirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante
ans, de tendresse et de petits soins réciproques. C’était
une existence réglée, les quarante mille francs mangés
sans bruit, les économies dépensées pour Cécile, dont la
naissance tardive avait un instant bouleversé le budget.
Aujourd’hui encore, ils contentaient chacun de ses
caprices: un second cheval, deux autres voitures, des
toilettes venues de Paris. Mais ils goûtaient là une joie de
plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec
une telle horreur personnelle de l’étalage, qu’ils avaient
gardé les modes de leur jeunesse. Toute dépense qui ne
profitait pas leur semblait stupide.
Brusquement, la porte s’ouvrit, et une voix forte cria:
—Eh bien! quoi donc, on déjeune sans moi!
C’était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil.
Elle avait simplement relevé ses cheveux et passé un
peignoir de laine blanche.
—Mais non, dit la mère, tu vois qu’on t’attendait… Hein? ce
vent a dû t’empêcher de dormir, pauvre mignonne!
La jeune fille la regarda, très surprise.
—Il a fait du vent?… Je n’en sais rien, je n’ai pas bougé de
la nuit.
Alors, cela leur sembla drôle, tous les trois se mirent à rire;
et les bonnes, qui apportaient le déjeuner, éclatèrent aussi,
tellement l’idée que Mademoiselle avait dormi d’un trait ses
douze heures égayait la maison. La vue de la brioche
acheva d’épanouir les visages.
—Comment! elle est donc cuite? répétait Cécile. En voilà
une attrape qu’on me fait!… C’est ça qui va être bon, tout
chaud, dans le chocolat!
Ils s’attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne
parla longtemps que de la brioche. Mélanie et Honorine
restaient, donnaient des détails sur la cuisson, les
regardaient se bourrer, les lèvres grasses, en disant que
c’était un plaisir de faire un gâteau, quand on voyait les
maîtres le manger si volontiers.
Mais les chiens aboyèrent violemment, on crut qu’ils
annonçaient la maîtresse de piano, qui venait de
Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un
professeur de littérature. Toute l’instruction de la jeune fille
s’était ainsi faite à la Piolaine, dans une ignorance
heureuse, dans des caprices d’enfant, jetant le livre par la
fenêtre, dès qu’une question l’ennuyait.
—C’est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant.
Derrière elle, Deneulin, un cousin de M. Grégoire, parut
sans façon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure
d’ancien officier de cavalerie. Bien qu’il eût dépassé la
cinquantaine, ses cheveux coupés ras et ses grosses
moustaches étaient d’un noir d’encre.
—Oui, c’est moi, bonjour… Ne vous dérangez donc pas!
Il s’était assis, pendant que la famille s’exclamait. Elle finit
par se remettre à son chocolat.
—Est-ce que tu as quelque chose à me dire? demanda M.
Grégoire.
—Non, rien du tout, se hâta de répondre Deneulin. Je suis
sorti à cheval pour me dérouiller un peu, et comme je
passais devant votre porte, j’ai voulu vous donner un petit
bonjour.
Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles.
Elles allaient parfaitement, la première ne lâchait plus la
peinture, tandis que l’autre, l’aînée, cultivait sa voix au
piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement léger
dans sa voix, un malaise qu’il dissimulait, sous les éclats
de sa gaieté.
M. Grégoire reprit:
—Et tout marche-t-il bien, à la fosse?
—Dame! je suis bousculé avec les camarades, par cette
saleté de crise… Ah! nous payons les années prospères!
On a trop bâti d’usines, trop construit de voies ferrées, trop
immobilisé de capitaux en vue d’une production
formidable. Et, aujourd’hui, l’argent dort, on n’en trouve plus
pour faire fonctionner tout ça… Heureusement, rien n’est
désespéré, je m’en tirerai quand même.
Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des
mines de Montsou. Mais lui, ingénieur entreprenant,
tourmenté du besoin d’une royale fortune, s’était hâté de
vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des
mois, il mûrissait un plan. Sa femme tenait d’un oncle la
petite concession de Vandame, où il n’y avait d’ouvertes
que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel
état d’abandon, avec un matériel si défectueux, que
l’exploitation en couvrait à peine les frais. Or, il rêvait de
réparer Jean-Bart, d’en renouveler la machine et d’élargir le
puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant
Gaston-Marie que pour l’épuisement. On devait, disait-il,
trouver là de l’or à la pelle. L’idée était juste. Seulement, le
million y avait passé, et cette damnée crise industrielle
éclatait au moment où de gros bénéfices allaient lui donner
raison. Du reste, mauvais administrateur, d’une bonté
brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la
mort de sa femme, lâchant aussi la bride à ses filles, dont
l’aînée parlait d’entrer au théâtre et dont la cadette s’était
déjà fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux
rieuses dans la débâcle, et chez lesquelles la misère
menaçante révélait de très fines ménagères.
—Vois-tu, Léon, continua-t-il, la voix hésitante, tu as eu tort
de ne pas vendre en même temps que moi. Maintenant,
tout dégringole, tu peux courir… Et si tu m’avais confié ton
argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait à Vandame,
dans notre mine!
M. Grégoire achevait son chocolat, sans hâte. Il répondit
paisiblement:
—Jamais!… Tu sais bien que je ne veux pas spéculer. Je
vis tranquille, ce serait trop bête, de me casser la tête avec
des soucis d’affaires. Et, quant à Montsou, ça peut
continuer à baisser, nous en aurons toujours notre
suffisance. Il ne faut pas être si gourmand, que diable!
Puis, écoute, c’est toi qui te mordras les doigts un jour, car
Montsou remontera, les enfants des enfants de Cécile en
tireront encore leur pain blanc.
Deneulin l’écoutait avec un sourire gêné.
—Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille
francs dans mon affaire, tu refuserais?
Mais, devant les faces inquiètes des Grégoire, il regretta
d’être allé si vite, il renvoya son idée d’emprunt à plus tard,
la réservant pour un cas désespéré.
—Oh! je n’en suis pas là! C’est une plaisanterie… Mon
Dieu! tu as peut-être raison: l’argent que vous gagnent les
autres, est celui dont on engraisse le plus sûrement.
On changea d’entretien. Cécile revint sur ses cousines,
dont les goûts la préoccupaient, tout en la choquant.
Madame Grégoire promit de mener sa fille voir ces chères
petites, dès le premier jour de soleil. Cependant, M.
Grégoire, l’air distrait, n’était pas à la conversation. Il ajouta
tout haut:
—Moi, si j’étais à ta place, je ne m’entêterais pas
davantage, je traiterais avec Montsou… Ils en ont une belle
envie, tu retrouverais ton argent.
Il faisait allusion à la vieille haine qui existait entre la
concession de Montsou et celle de Vandame. Malgré la
faible importance de cette dernière, sa puissante voisine
enrageait de voir, enclavée dans ses soixante-sept
communes, cette lieue carrée qui ne lui appartenait pas; et,
après avoir essayé vainement de la tuer, elle complotait de
l’acheter à bas prix, lorsqu’elle râlerait. La guerre continuait
sans trêve, chaque exploitation arrêtait ses galeries à deux
cents mètres les unes des autres, c’était un duel au dernier
sang, bien que les directeurs et les ingénieurs eussent
entre eux des relations polies.
Les yeux de Deneulin avaient flambé.
—Jamais! cria-t-il à son tour. Tant que je serai vivant,
Montsou n’aura pas Vandame… J’ai dîné jeudi chez
Hennebeau, et je l’ai bien vu tourner autour de moi. Déjà,
l’automne dernier, quand les gros bonnets sont venus à la
Régie, ils m’ont fait toutes sortes de mamours… Oui, oui, je
les connais, ces marquis et ces ducs, ces généraux et ces
ministres! des brigands qui vous enlèveraient jusqu’à votre
chemise, à la corne d’un bois!
Il ne tarissait plus. D’ailleurs, M. Grégoire ne défendait pas
la Régie de Montsou, les six régisseurs institués par le
traité de 1760, qui gouvernaient despotiquement la
Compagnie, et dont les cinq survivants, à chaque décès,
choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires
puissants et riches. L’opinion du propriétaire de la
Piolaine, de goûts si raisonnables, était que ces messieurs
manquaient parfois de mesure, dans leur amour exagéré
de l’argent.
Mélanie était venue desservir la table. Dehors, les chiens
se remirent à aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte,
lorsque Cécile, que la chaleur et la nourriture étouffaient,
quitta la table.
—Non, laisse, ça doit être pour ma leçon.
Deneulin, lui aussi, s’était levé. Il regarda sortir la jeune fille,
il demanda en souriant:
—Eh bien! et ce mariage avec le petit Négrel?
—Il n’y a rien de fait, dit madame Grégoire. Une idée en
l’air…
Il faut réfléchir.
—Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je
crois que le neveu et la tante… Ce qui me renverse, c’est
que ce soit Madame Hennebeau qui se jette ainsi au cou
de Cécile.
Mais M. Grégoire s’indigna. Une dame si distinguée, et de
quatorze ans plus âgée que le jeune homme! C’était
monstrueux, il n’aimait pas qu’on plaisantât sur des sujets
pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit.
—Ce n’est pas encore ça, dit Cécile qui revenait. C’est
cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la
femme de mineur que nous avons rencontrée… Faut-il les
faire entrer ici?
On hésita. Étaient-ils très sales? Non, pas trop, et ils
laisseraient leurs sabots sur le perron. Déjà le père et la
mère s’étaient allongés au fond des grands fauteuils. Ils y
digéraient. La crainte de changer d’air acheva de les
décider.
—Faites entrer, Honorine.
Alors, la Maheude et ses petits entrèrent, glacés, affamés,
saisis d’un effarement peureux, en se voyant dans cette
salle où il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche.
II
Dans la chambre, restée close, les persiennes avaient
laissé glisser peu à peu des barres grises de jour, dont
l’éventail se déployait au plafond; et l’air enfermé
s’alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit:
Lénore et Henri aux bras l’un de l’autre, Alzire la tête
renversée, appuyée sur sa bosse; tandis que le père
Bonnemort, tenant à lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin,
ronflait la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du
cabinet, où la Maheude s’était rendormie en faisant téter
Estelle, la gorge coulée de côté, sa fille en travers du
ventre, gorgée de lait, assommée elle aussi, et s’étouffant
dans la chair molle des seins.
Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long
des façades du coron, des bruits de portes, puis des
claquements de sabots, sur le pavé des trottoirs: c’étaient
les cribleuses qui s’en allaient à la fosse. Et le silence
retomba jusqu’à sept heures. Alors, des persiennes se
rabattirent, des bâillements et des toux vinrent à travers les
murs. Longtemps, un moulin à café grinça, sans que
personne s’éveillât encore dans la chambre.
Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements,
au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l’heure,
elle courut pieds nus secouer sa mère.
—Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course…
Prends garde! tu vas écraser Estelle.
Et elle sauva l’enfant, à demi étouffée sous la coulée
énorme des seins.
—Sacré bon sort! bégayait la Maheude, en se frottant les
yeux, on est si échiné qu’on dormirait tout le jour… Habille
Lénore et Henri, je les emmène; et tu garderas Estelle, je
ne veux pas la traîner, crainte qu’elle ne prenne du mal, par
ce temps de chien.
Elle se lavait à la hâte, elle passa un vieux jupon bleu, son
plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait
posé deux pièces la veille.
—Et de la soupe, sacré bon sort! murmura-t-elle de
nouveau.
Pendant que sa mère descendait, bousculant tout, Alzire
retourna dans la chambre, où elle emporta Estelle qui
s’était mise à hurler. Mais elle était habituée aux rages de
la petite, elle avait, à huit ans, des ruses tendres de femme,
pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha
dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant à
sucer un doigt. Il était temps, car un autre vacarme éclatait;
et elle dut mettre aussitôt la paix entre Lénore et Henri, qui
s’éveillaient enfin. Ces enfants ne s’entendaient guère, ne
se prenaient gentiment au cou, que lorsqu’ils dormaient. La
fille, âgée de six ans, tombait dès son lever sur le garçon,
son cadet de deux années, qui recevait les gifles sans les
rendre.
Tous deux avaient la même tête trop grosse et comme
soufflée, ébouriffée de cheveux jaunes. Il fallut qu’Alzire tirât
sa soeur par les jambes, en la menaçant de lui enlever la
peau du derrière. Puis, ce furent des trépignements pour le
débarbouillage, et à chaque vêtement qu’elle leur passait.
On évitait d’ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le
sommeil du père Bonnemort. Il continuait à ronfler, dans
l’affreux charivari des enfants.
—C’est prêt! y êtes-vous, là-haut? cria la Maheude.
Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du
charbon. Son espoir était que le vieux n’eût pas englouti
toute la soupe. Mais elle trouva le poêlon torché, elle fit
cuire une poignée de vermicelle, qu’elle tenait en réserve
depuis trois jours. On l’avalerait à l’eau, sans beurre; il ne
devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut
surprise de voir que Catherine, en préparant les briquets,
avait fait le miracle d’en laisser gros comme une noix.
Seulement, cette fois, le buffet était bien vide: rien, pas une
croûte, pas un fond de provision, pas un os à ronger.
Qu’allaient-ils devenir, si Maigrat s’entêtait à leur couper le
crédit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient
pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient
de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n’avait pas
encore inventé de vivre sans manger, malheureusement.
—Descendez-vous, à la fin! cria-t-elle en se fâchant. Je
devrais être partie.
Lorsque Alzire et les enfants furent là, elle partagea le
vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle,
n’avait pas faim. Bien que Catherine eût déjà passé de
l’eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois
et avala deux grandes chopes d’un café tellement clair, qu’il
ressemblait à de l’eau de rouille. Ça la soutiendrait tout de
même.
—Écoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras dormir ton
grand-père, tu veilleras bien à ce que Estelle ne se casse
pas la tête, et si elle se réveillait, si elle gueulait trop, tiens!
voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en
donnerais des cuillerées… Je sais que tu es raisonnable,
que tu ne le mangeras pas.
—Et l’école, maman?
—L’école, eh bien! ce sera pour un autre jour… J’ai besoin
de toi.
—Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard?
—La soupe, la soupe… Non, attends-moi.
Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme, savait
très bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n’insista
point. Maintenant, le coron entier était réveillé, des bandes
d’enfants s’en allaient à l’école, avec le bruit traînard de
leurs galoches. Huit heures sonnèrent, un murmure
croissant de bavardages montait à gauche, chez la
Levaque. La journée des femmes commençait, autour des
cafetières, les poings sur les hanches, les langues tournant
sans repos, comme les meules d’un moulin. Une tête flétrie,
aux grosses lèvres, au nez écrasé, vint s’appuyer contre
une vitre de la fenêtre, en criant:
—Y a du nouveau, écoute donc!
—Non, non, plus tard! répondit la Maheude. J’ai une
course.
Et, de peur de succomber à l’offre d’un verre de café
chaud, elle bourra Lénore et Henri, elle partit avec eux. En
haut, le père Bonnemort ronflait toujours, d’un ronflement
rythmé qui berçait la maison.
Dehors, la Maheude s’étonna de voir que le vent ne
soufflait plus. C’était un dégel brusque, le ciel couleur de
terre, les murs gluants d’une humidité verdâtre, les routes
empoissées de boue, une boue spéciale au pays du
charbon, noire comme de la suie délayée, épaisse et
collante à y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler
Lénore, parce que la petite s’amusait à ramasser la crotte
sur ses galoches, ainsi que sur le bout d’une pelle. En
quittant le coron, elle avait longé le terri et suivi le chemin
du canal, coupant pour raccourcir par des rues défoncées,
au milieu de terrains vagues, fermés de palissades
moussues. Des hangars se succédaient, de longs
bâtiments d’usine, de hautes cheminées crachant de la
suie, salissant cette campagne ravagée de faubourg
industriel. Derrière un bouquet de peupliers, la vieille fosse
Réquillart montrait l’écroulement de son beffroi, dont les
grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant à
droite, la Maheude se trouva sur la grande route.
—Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire
rouler des boulettes!
Maintenant, c’était Henri qui avait pris une poignée de
boue et qui la pétrissait. Les deux enfants, giflés sans
préférence, rentrèrent dans l’ordre, en louchant pour voir les
patards qu’ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient,
déjà éreintés de leurs efforts pour décoller leurs semelles,
à chaque enjambée.
Du côté de Marchiennes, la route déroulait ses deux lieues
de pavé, qui filaient droit comme un ruban trempé de
cambouis, entre les terres rougeâtres. Mais, de l’autre
côté, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bâti
sur la pente d’une large ondulation de la plaine. Ces routes
du Nord, tirées au cordeau entre des villes
manufacturières, allant avec des courbes douces, des
montées lentes, se bâtissent peu à peu, tendent à ne faire
d’un département qu’une cité travailleuse. Les petites
maisons de briques, peinturlurées pour égayer le climat,
les unes jaunes, les autres bleues, d’autres noires, celles-ci
sans doute afin d’arriver tout de suite au noir final,
dévalaient à droite et à gauche, en serpentant jusqu’au bas
de la pente. Quelques grands pavillons à deux étages, des
habitations de chefs d’usines, trouaient la ligne pressée
des étroites façades. Une église, également en briques,
ressemblait à un nouveau modèle de haut fourneau, avec
son clocher carré, sali déjà par les poussières volantes du
charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les
minoteries, ce qui dominait, c’étaient les bals, les
estaminets, les débits de bière, si nombreux, que, sur mille
maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets.
Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie,
une vaste série de magasins et d’ateliers, la Maheude se
décida à prendre Henri et Lénore par la main, l’un à droite,
l’autre à gauche. Au-delà, se trouvait l’hôtel du directeur, M.
Hennebeau, une sorte de vaste chalet séparé de la route
par une grille, suivi d’un jardin où végétaient des arbres
maigres. Justement, une voiture était arrêtée devant la
porte, un monsieur décoré et une dame en manteau de
fourrure, quelque visite débarquée de Paris à la gare de
Marchiennes; car madame Hennebeau, qui parut dans le
demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise
et de joie.
—Marchez donc, traînards! gronda la Maheude, en tirant
les deux petits, qui s’abandonnaient dans la boue.
Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée.
Maigrat habitait à côté même du directeur, un simple mur
séparait l’hôtel de sa petite maison; et il avait là un
entrepôt, un long bâtiment qui s’ouvrait sur la route en une
boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l’épicerie, de
la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la bière,
des casseroles. Ancien surveillant au Voreux, il avait
débuté par une étroite cantine; puis, grâce à la protection
de ses chefs, son commerce s’était élargi, tuant peu à peu
le détail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la
clientèle considérable des corons lui permettait de vendre
moins cher et de faire des crédits plus grands. D’ailleurs, il
était resté dans la main de la Compagnie, qui lui avait bâti
sa petite maison et son magasin.
—Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d’un
air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte.
Il la regarda sans répondre. Il était gros, froid et poli, et il se
piquait de ne jamais revenir sur une décision.
—Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que
nous mangions du pain d’ici à samedi… Bien sûr, nous
vous devons soixante francs depuis deux ans…
Elle s’expliquait, en courtes phrases pénibles. C’était une
vieille dette, contractée pendant la dernière grève. Vingt
fois, ils avaient promis de s’acquitter, mais ils ne le
pouvaient pas, ils ne parvenaient pas à lui donner quarante
sous par quinzaine. Avec ça, un malheur lui était arrivé
l’avant-veille, elle avait dû payer vingt francs à un
cordonnier, qui menaçait de les faire saisir. Et voilà
pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils
seraient allés jusqu’au samedi, comme les camarades.
Maigrat, le ventre tendu, les bras croisés, répondait non de
la tête, à chaque supplication.
—Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis
raisonnable, je ne demande pas du café… Rien que deux
pains de trois livres par jour.
—Non! cria-t-il enfin, de toute sa force.
Sa femme avait paru, une créature chétive qui passait les
journées sur un registre, sans même oser lever la tête. Elle
s’esquiva, effrayée de voir cette malheureuse tourner vers
elle des yeux d’ardente prière. On racontait qu’elle cédait le
lit conjugal aux herscheuses de la clientèle. C’était un fait
connu: quand un mineur voulait une prolongation de crédit,
il n’avait qu’à envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles,
pourvu qu’elles fussent complaisantes.
La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se
sentit gênée, sous la clarté pâle des petits yeux dont il la
déshabillait. Ça la mit en colère, elle aurait encore compris,
avant d’avoir eu sept enfants, quand elle était jeune. Et elle
partit, elle tira violemment Lénore et Henri, en train de
ramasser des coquilles de noix, jetées au ruisseau, et
qu’ils visitaient.
—Ça ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat,
rappelez-vous!
Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la
Piolaine. Si ceux-là ne lâchaient pas cent sous, on pouvait
tous se coucher et crever. Elle avait pris à gauche le
chemin de Joiselle. La Régie était là, dans l’angle de la
route, un véritable palais de briques, où les gros messieurs
de Paris, et des princes, et des généraux, et des
personnages du gouvernement, venaient chaque automne
donner de grands dîners. Elle, tout en marchant, dépensait
déjà les cent sous: d’abord du pain, puis du café; ensuite,
un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour
la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-être un
peu de fromage de cochon, car le père avait besoin de
viande.
Le curé de Montsou, l’abbé Joire, passait en retroussant sa
soutane, avec des délicatesses de gros chat bien nourri,
qui craint de mouiller sa robe. Il était doux, il affectait de ne
s’occuper de rien, pour ne fâcher ni les ouvriers ni les
patrons.
—Bonjour, monsieur le curé.
Il ne s’arrêta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantée au
milieu de la route. Elle n’avait point de religion, mais elle
s’était imaginé brusquement que ce prêtre allait lui donner
quelque chose.
Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Il
y avait encore deux kilomètres, les petits se faisaient tirer
davantage, ne s’amusant plus, consternés. A droite et à
gauche du chemin, se déroulaient les mêmes terrains
vagues clos de palissades moussues, les mêmes corps de
fabriques, salis de fumée, hérissés de cheminées hautes.
Puis, en pleins champs, les terres plates s’étalèrent,
immenses, pareilles à un océan de mottes brunes, sans la
mâture d’un arbre, jusqu’à la ligne violâtre de la forêt de
Vandame.
—Porte-moi, maman.
Elle les porta l’un après l’autre. Des flaques trouaient la
chaussée, elle se retroussait, avec la peur d’arriver trop
sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était
gras. Et, comme ils débouchaient enfin devant le perron,
deux chiens énormes se jetèrent sur eux, en aboyant si fort,
que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher
prît un fouet.
—Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine.
Dans la salle à manger, la mère et les enfants se tinrent
immobiles, étourdis par la brusque chaleur, très gênés des
regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui
s’allongeaient dans leurs fauteuils.
—Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit office.
Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumônes. Cela
rentrait dans leur idée d’une belle éducation. Il fallait être
charitable, ils disaient eux-mêmes que leur maison était la
maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la
charité avec intelligence, travaillés de la continuelle crainte
d’être trompés et d’encourager le vice. Ainsi, ils ne
donnaient jamais d’argent, jamais! pas dix sous, pas deux
sous, car c’était un fait connu, dès qu’un pauvre avait deux
sous, il les buvait. Leurs aumônes étaient donc toujours en
nature, surtout en vêtements chauds, distribués pendant
l’hiver aux enfants indigents.
—Oh! les pauvres mignons! s’écria Cécile, sont-ils pâlots
d’être allés au froid!… Honorine, va donc chercher le
paquet, dans l’armoire.
Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misérables, avec
l’apitoiement et la pointe d’inquiétude de filles qui n’étaient
pas en peine de leur dîner. Pendant que la femme de
chambre montait, la cuisinière s’oubliait, reposait le reste
de la brioche sur la table, pour demeurer là, les mains
ballantes.
—Justement, continuait Cécile, j’ai encore deux robes de
laine et des fichus… Vous allez voir, ils auront chaud, les
pauvres mignons!
La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant:
—Merci bien, Mademoiselle… Vous êtes tous bien bons…
Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sûre
des cent sous, elle se préoccupait seulement de la façon
dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La
femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment
de silence embarrassé. Dans les jupes de leur mère, les
petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche.
—Vous n’avez que ces deux-là? demanda madame
Grégoire, pour rompre le silence.
—Oh! Madame, j’en ai sept.
M. Grégoire, qui s’était remis à lire son journal, eut un
sursaut indigné.
—Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu!
—C’est imprudent, murmura la vieille dame.
La Maheude eut un geste vague d’excuse. Que voulez-
vous? on n’y songeait point, ça poussait naturellement. Et
puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la
maison. Ainsi, chez eux, ils auraient vécu, s’ils n’avaient
pas eu le grand-père qui devenait tout raide, et si, dans le
tas, deux de ses garçons et sa fille aînée seulement
avaient l’âge de descendre à la fosse. Fallait quand même
nourrir les petits qui ne fichaient rien.
—Alors, reprit madame Grégoire, vous travaillez depuis
longtemps aux mines?
Un rire muet éclaira le visage blême de la Maheude.
—Ah! oui, ah! oui… Moi, je suis descendue jusqu’à vingt
ans. Le médecin a dit que j’y resterais, lorsque j’ai
accouché la seconde fois, parce que, paraît-il, ça me
dérangeait des choses dans les os. D’ailleurs, c’est à ce
moment que je me suis mariée, et j’avais assez de
besogne à la maison… Mais, du côté de mon mari, voyez-
vous, ils sont là-dedans depuis des éternités. Ça remonte
au grand-père du grand-père, enfin on ne sait pas, tout au
commencement, quand on a donné le premier coup de
pioche là-bas, à Réquillart.
Rêveur, M. Grégoire regardait cette femme et ces enfants
pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux
décolorés, la dégénérescence qui les rapetissait, rongés
d’anémie, d’une laideur triste de meurt-de-faim. Un
nouveau silence s’était fait, on n’entendait plus que la
houille brûler en lâchant un jet de gaz. La salle moite avait
cet air alourdi de bien-être, dont s’endorment les coins de
bonheur bourgeois.
