La Maheude tirait ses enfants sur le pavé, ne voyait plus ni
les champs déserts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide
qui tournait. Lorsqu’elle retraversa Montsou, elle entra
résolument chez Maigrat et le supplia si fort, qu’elle finit par
emporter deux pains, du café, du beurre, et même sa pièce
de cent sous, car l’homme prêtait aussi à la petite
semaine. Ce n’était pas d’elle qu’il voulait, c’était de
Catherine: elle le comprit, quand il lui recommanda
d’envoyer sa fille chercher les provisions. On verrait ça.
Catherine le giflerait, s’il lui soufflait de trop près sous le
nez.
III
Onze heures sonnaient à la petite église du coron des
Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, où l’abbé
Joire venait dire la messe, le dimanche. A côté, dans
l’école, également en briques, on entendait les voix
ânonnantes des enfants, malgré les fenêtres fermées au
froid du dehors. Les larges voies, divisées en petits jardins
adossés, restaient désertes, entre les quatre grands corps
de maisons uniformes; et ces jardins, ravagés par l’hiver,
étalaient la tristesse de leur terre marneuse, que
bossuaient et salissaient les derniers légumes. On faisait
la soupe, les cheminées fumaient, une femme
apparaissait, de loin en loin le long des façades, ouvrait
une porte, disparaissait. D’un bout à l’autre, sur le trottoir
pavé, les tuyaux de descente s’égouttaient dans des
tonneaux, bien qu’il ne plût pas, tant le ciel gris était chargé
d’humidité. Et ce village, bâti d’un coup au milieu du vaste
plateau, bordé de ses routes noires comme d’un liséré de
deuil, n’avait d’autre gaieté que les bandes régulières de
ses tuiles rouges, sans cesse lavées par les averses.
Quand la Maheude rentra, elle fit un détour pour aller
acheter des pommes de terre, chez la femme d’un
surveillant, qui en avait encore de sa récolte. Derrière un
rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces
terrains plats, se trouvait un groupe de constructions
isolées, des maisons quatre par quatre, entourées de leurs
jardins. Comme la Compagnie réservait aux porions ce
nouvel essai, les ouvriers avaient surnommé ce coin du
hameau le coron des Bas-de-Soie; de même qu’ils
appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une
ironie bonne enfant de leur misère.
—Ouf! nous y voilà, dit la Maheude chargée de paquets, en
poussant chez eux Lénore et Henri, boueux, les jambes
mortes.
Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les bras d’Alzire.
Celle-ci, n’ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire
taire, s’était décidée à feindre de lui donner le sein. Ce
simulacre, souvent, réussissait. Mais, cette fois, elle avait
beau écarter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine
maigre d’infirme de huit ans, l’enfant s’enrageait de mordre
la peau et de n’en rien tirer.
—Passe-la-moi, cria la mère, dès qu’elle se trouva
débarrassée. Elle ne nous laissera pas dire un mot.
Lorsqu’elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme
une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot,
brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout
allait bien, la petite ménagère avait entretenu le feu, balayé,
rangé la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut
ronfler le grand-père, du même ronflement rythmé, qui ne
s’était pas arrêté un instant.
—En voilà des choses! murmura Alzire, en souriant aux
provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe.
La table était encombrée: un paquet de vêtements, deux
pains, des pommes de terre, du beurre, du café, de la
chicorée et une demi-livre de fromage de cochon.
—Oh! la soupe! dit la Maheude d’un air de fatigue, il
faudrait aller cueillir de l’oseille et arracher des poireaux…
Non, j’en ferai ensuite pour les hommes… Mets bouillir des
pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de
beurre… Et du café, hein? n’oublie pas le café!
Mais, tout d’un coup, l’idée de la brioche lui revint. Elle
regarda les mains vides de Lénore et d’Henri, qui se
battaient par terre, déjà reposés et gaillards. Est-ce que
ces gourmands n’avaient pas, en chemin, mangé
sournoisement la brioche! Elle les gifla, pendant qu’Alzire,
qui mettait la marmite au feu, tâchait de l’apaiser.
—Laisse-les, maman. Si c’est pour moi, tu sais que ça
m’est égal, la brioche. Ils avaient faim, d’être allés si loin à
pied.
