Germinal d’Emile Zola


Maintenant, elle l’essuyait, le tamponnait avec un torchon,
aux endroits où ça ne voulait pas sécher. Lui, heureux, sans
songer au lendemain de la dette, éclatait d’un gros rire et
l’empoignait à pleins bras.
—Laisse donc, bête! tu es trempé, tu me mouilles…
Seulement, je crains que Maigrat n’ait des idées…
Elle allait parler de Catherine, elle s’arrêta. A quoi bon
inquiéter le père? Ça ferait des histoires à n’en plus finir.
—Quelles idées? demanda-t-il.

—Des idées de nous voler, donc! Faudra que Catherine
épluche joliment la note.
Il l’empoigna de nouveau, et cette fois ne la lâcha plus.
Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait à le
frotter si fort, puis à lui passer partout des linges, qui lui
chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D’ailleurs,
c’était également chez les camarades du coron l’heure des
bêtises, où l’on plantait plus d’enfants qu’on n’en voulait. La
nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table,
goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon
moment de la journée, appelant ça prendre son dessert, et
un dessert qui ne coûtait rien. Elle, avec sa taille et sa
gorge roulantes, se débattait un peu, pour rire.
—Es-tu bête, mon Dieu! es-tu bête!… Et Estelle qui nous
regarde! attends que je lui tourne la tête.
—Ah! ouiche! à trois mois, est-ce que ça comprend?
Lorsqu’il se fut relevé, Maheu passa simplement une
culotte sèche. Son plaisir, quand il était propre et qu’il avait
rigolé avec sa femme, était de rester un moment le torse
nu. Sur sa peau blanche, d’une blancheur de fille anémique,
les éraflures, les entailles du charbon, laissaient des
tatouages, des «greffes», comme disent les mineurs; et il
s’en montrait fier, il étalait ses gros bras, sa poitrine large,
d’un luisant de marbre veiné de bleu. En été, tous les
mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla même un

instant, malgré le temps humide, cria un mot salé à un
camarade, le poitrail également nu, au-delà des jardins.
D’autres parurent. Et les enfants, qui traînaient sur les
trottoirs, levaient la tête, riaient eux aussi à la joie de toute
cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air.
En buvant son café, sans passer encore une chemise,
Maheu conta à sa femme la colère de l’ingénieur, pour le
boisage. Il était calmé, détendu, et il écouta avec un
hochement d’approbation les sages conseils de la
Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces
affaires-là. Toujours elle lui répétait qu’on ne gagnait rien à
se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la
visite de madame Hennebeau. Sans le dire, tous deux en
étaient fiers.
—Est-ce qu’on peut descendre? demanda Catherine du
haut de l’escalier.
—Oui, oui, ton père se sèche.
La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe
de popeline gros bleu, pâlie et usée déjà dans les plis. Elle
était coiffée d’un bonnet de tulle noire, tout simple.
—Tiens! tu t’es habillée… Où vas-tu donc?
—Je vais à Montsou acheter un ruban pour mon bonnet…
J’ai retiré le vieux, il était trop sale.

—Tu as donc de l’argent, toi?
—Non, c’est Mouquette qui a promis de me prêter dix
sous.
La mère la laissa partir. Mais, à la porte, elle la rappela.
—Écoute, ne va pas l’acheter chez Maigrat, ton ruban… il
te volerait et il croirait que nous roulons sur l’or.
Le père, qui s’était accroupi devant le feu, pour sécher plus
vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d’ajouter:
—Tâche de ne pas traîner la nuit sur les routes.
Maheu, l’après-midi, travailla dans son jardin. Déjà il y avait
semé des pommes de terre, des haricots, des pois; et il
tenait en jauge, depuis la veille, du plant de choux et de
laitue, qu’il se mit à repiquer. Ce coin de jardin les
fournissait de légumes, sauf de pommes de terre, dont ils
n’avaient jamais assez. Du reste, lui s’entendait très bien à
la culture et obtenait même des artichauts, ce qui était
traité de pose par les voisins. Comme il préparait sa
planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son
carré à lui, en regardant des romaines que Bouteloup avait
plantées le matin; car, sans le courage du logeur à bêcher,
il n’aurait guère poussé là que des orties. Et la
conversation s’engagea par-dessus le treillage. Levaque,
délassé et excité d’avoir tapé sur sa femme, tâcha
vainement d’entraîner Maheu chez Rasseneur. Voyons, est-

ce qu’une chope l’effrayait? On ferait une partie de quilles,
on flânerait un instant avec les camarades, puis on
rentrerait dîner. C’était la vie, après la sortie de la fosse.
Sans doute il n’y avait pas de mal à cela, mais Maheu
s’entêtait: s’il ne repiquait pas ses laitues, elles seraient
fanées le lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne
voulant point demander un liard à sa femme sur le reste
des cent sous.
Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si
c’était avec Jeanlin que sa Lydie avait filé. Levaque
répondit que ça devait être quelque chose comme ça, car
Bébert, lui aussi, avait disparu; et ces galopins
gourgandinaient toujours ensemble. Quand Maheu les eut
tranquillisés, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le
camarade se mirent à attaquer la jeune femme, avec une
crudité de bons diables. Elle s’en fâchait, mais ne s’en
allait pas, chatouillée au fond par les gros mots, qui la
faisaient crier, les mains au ventre. Il arriva à son secours
une femme maigre, dont la colère bégayante ressemblait à
un gloussement de poule. D’autres, au loin, sur les portes,
s’effarouchaient de confiance. Maintenant, l’école était
fermée, toute la marmaille traînait, c’était un grouillement de
petits êtres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les
pères, qui n’étaient pas à l’estaminet, restaient par groupes
de trois ou quatre, accroupis sur leurs talons comme au
fond de la mine, fumant des pipes avec des paroles rares,
à l’abri d’un mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque
Levaque voulut tâter si elle avait la cuisse ferme; et il se

décida lui-même à se rendre seul chez Rasseneur,
pendant que Maheu plantait toujours.
Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe,
irritée de ce que ni la fille ni les garçons ne rentraient. Elle
l’aurait parié: jamais on ne parvenait à faire ensemble
l’unique repas où l’on aurait pu être tous autour de la table.
Puis, c’était la salade de pissenlits qu’elle attendait. Qu’est-
ce qu’il pouvait cueillir à cette heure, dans ce noir de four,
le bougre d’enfant! Une salade accompagnerait si bien la
ratatouille qu’elle laissait mijoter sur le feu, des pommes de
terre, des poireaux, de l’oseille, fricassés avec de l’oignon
frit! La maison entière le sentait, l’oignon frit, cette bonne
odeur qui rancit vite et qui pénètre les briques des corons
d’un empoisonnement tel, qu’on les flaire de loin dans la
campagne, à ce violent fumet de cuisine pauvre.
Maheu, quand il quitta le jardin, à la nuit tombée, s’assoupit
tout de suite sur une chaise, la tête contre la muraille. Dès
qu’il s’asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept
heures, Henri et Lénore venaient de casser une assiette en
s’obstinant à aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le
père Bonnemort rentra le premier, pressé de dîner et de
retourner à la fosse. Alors, la Maheude réveilla Maheu.
—Mangeons, tant pis!… Ils sont assez grands pour
retrouver la maison. L’embêtant, c’est la salade!

V
Chez Rasseneur, après avoir mangé une soupe, Étienne,
remonté dans l’étroite chambre qu’il allait occuper sous le
toit, en face du Voreux, était tombé sur son lit, tout vêtu,
assommé de fatigue. En deux jours, il n’avait pas dormi
quatre heures. Quand il s’éveilla, au crépuscule, il resta
étourdi un instant, sans reconnaître le lieu où il se trouvait;
et il éprouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tête,
qu’il se mit péniblement debout, avec l’idée de prendre l’air,
avant de dîner et de se coucher pour la nuit.
Dehors, le temps était de plus en plus doux, le ciel de suie
se cuivrait, chargé d’une de ces longues pluies du Nord,
dont on sentait l’approche dans la tiédeur humide de l’air.
La nuit venait par grandes fumées, noyant les lointains
perdus de la plaine. Sur cette mer immense de terres
rougeâtres, le ciel bas semblait se fondre en noire
poussière, sans un souffle de vent à cette heure, qui animât
les ténèbres. C’était d’une tristesse blafarde et morte
d’ensevelissement.
Étienne marcha devant lui, au hasard, n’ayant d’autre but
que de secouer sa fièvre. Lorsqu’il passa devant le Voreux,
assombri déjà au fond de son trou, et dont pas une lanterne
ne luisait encore, il s’arrêta un moment, pour voir la sortie
des ouvriers à la journée. Sans doute six heures sonnaient,

des moulineurs, des chargeurs à l’accrochage, des
palefreniers s’en allaient par bandes, mêlés aux filles du
criblage, vagues et rieuses dans l’ombre.
D’abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron. Elle le
querellait, parce qu’il ne l’avait pas soutenue, dans une
contestation avec un surveillant, pour son compte de
pierres.
—Oh! sacrée chiffe, va! s’il est permis d’être un homme et
de s’aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous
mangent!
Pierron la suivait paisiblement, sans répondre. Il finit par
dire:
—Fallait peut-être sauter sur le chef. Merci! pour avoir des
ennuis!
—Tends le derrière, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si
ma fille m’avait écoutée!… Ça ne suffit donc pas qu’ils
m’aient tué le père, tu voudrais peut-être que je dise merci.
Non, vois-tu, j’aurai leur peau!
Les voix se perdirent, Étienne la regarda disparaître, avec
son nez d’aigle, ses cheveux blancs envolés, ses longs
bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derrière
lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prêter
l’oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait là, et que
son ami Mouquet venait d’aborder.

—Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une
tartine, puis nous filons au Volcan.
—Tout à l’heure, j’ai affaire.
—Quoi donc?
Le moulineur se tourna et aperçut Philomène qui sortait du
criblage.
Il crut comprendre.
—Ah! bon, c’est ça… Alors, je pars devant.
—Oui, je te rattraperai.
Mouquet, en s’en allant, se rencontra avec son père, le
vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux
hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande
route, tandis que le père filait le long du canal.
Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce même chemin
écarté, malgré sa résistance. Elle était pressée, une autre
fois; et ils se disputaient tous deux, en vieux ménage. Ça
n’avait rien de drôle, de ne se voir que dehors, surtout
l’hiver, lorsque la terre est mouillée et qu’on n’a pas les blés
pour se coucher dedans.
—Mais non, ce n’est pas ça, murmura-t-il impatienté. J’ai à
te dire une chose.

Il la tenait à la taille, il l’emmenait doucement. Puis,
lorsqu’ils furent dans l’ombre du terri, il voulut savoir si elle
avait de l’argent.
—Pour quoi faire? demanda-t-elle.
Lui, alors, s’embrouilla, parla d’une dette de deux francs qui
allait désespérer sa famille.
—Tais-toi donc!… J’ai vu Mouquet, tu vas encore au
Volcan, où il y a ces sales femmes de chanteuses.
Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole
d’honneur.
Puis, comme elle haussait les épaules, il dit brusquement:
—Viens avec nous, si ça t’amuse… Tu vois que tu ne me
déranges pas. Pour ce que j’en veux faire, des chanteuses!
… Viens-tu?
—Et le petit? répondit-elle. Est-ce qu’on peut remuer, avec
un enfant qui crie toujours?… Laisse-moi rentrer, je parie
qu’ils ne s’entendent plus, à la maison.
Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c’était pour ne pas
avoir l’air bête devant Mouquet, auquel il avait promis. Un
homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme
les poules. Vaincue, elle avait retroussé une basque de
son caraco, elle coupait de l’ongle le fil et tirait des pièces

de dix sous d’un coin de la bordure. De crainte d’être volée
par sa mère, elle cachait là le gain des heures qu’elle
faisait en plus, à la fosse.
—J’en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t’en donner
trois…
Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mère à
nous marier.
En voilà assez, de cette vie en l’air! Avec ça, maman me
reproche
toutes les bouchées que je mange… Jure, jure d’abord.
Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans
passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria
que c’était une chose promise, sacrée; puis, lorsqu’il tint les
trois pièces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait
poussé les choses jusqu’au bout, dans ce coin du terri qui
était la chambre d’hiver de leur vieux ménage, si elle n’avait
répété que non, que ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle
retourna au coron toute seule, pendant qu’il coupait à
travers champs, pour rejoindre son camarade.
Étienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans
comprendre, croyant à un simple rendez-vous. Les filles
étaient précoces, aux fosses; et il se rappelait les ouvrières
de Lille, qu’il attendait derrière les fabriques, ces bandes
de filles gâtées dès quatorze ans, dans les abandons de la
misère. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il
s’arrêta.

C’était, en bas du terri, dans un creux où de grosses
pierres avaient glissé, le petit Jeanlin qui rabrouait
violemment Lydie et Bébert, assis l’une à sa droite, l’autre
à sa gauche.
—Hein? vous dites?… Je vas ajouter une gifle pour
chacun, moi, si vous réclamez… Qui est-ce qui a eu l’idée,
voyons!
En effet, Jeanlin avait eu une idée. Après s’être, pendant
une heure, le long du canal, roulé dans les prés en cueillant
des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer,
devant le tas de salade, qu’on ne mangerait jamais tout ça
chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il était allé à
Montsou, gardant Bébert pour faire le guet, poussant Lydie
à sonner chez les bourgeois, où elle offrait les pissenlits. Il
disait, expérimenté déjà, que les filles vendaient ce qu’elles
voulaient. Dans l’ardeur du négoce, le tas entier y avait
passé; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant,
les mains nettes, tous trois partageaient le gain.
—C’est injuste! déclara Bébert. Faut diviser en trois… Si tu
gardes sept sous, nous n’en aurons plus que deux chacun.
—De quoi, injuste? répliqua Jeanlin furieux. J’en ai cueilli
davantage, d’abord!
L’autre d’ordinaire se soumettait, avec une admiration
craintive, une crédulité qui le rendait continuellement

victime. Plus âgé et plus fort, il se laissait même gifler.
Mais, cette fois, l’idée de tout cet argent l’excitait à la
résistance.
—N’est-ce pas? Lydie, il nous vole… S’il ne partage pas,
nous le dirons à sa mère.
Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez.
—Répète un peu. C’est moi qui irai dire chez vous que
vous avez vendu la salade à maman… Et puis, bougre de
bête, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie
pour voir, toi qui es malin… Voilà chacun vos deux sous.
Dépêchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma
poche.
Dompté, Bébert accepta les deux sous. Lydie, tremblante,
n’avait rien dit, car elle éprouvait, devant Jeanlin, une peur
et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui
tendait les deux sous, elle avança la main avec un rire
soumis. Mais il se ravisa brusquement.
—Hein? qu’est-ce que tu vas fiche de tout ça?… Ta mère
te le chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher… Vaut
mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d’argent,
tu m’en demanderas.
Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il
l’avait empoignée en riant, il se roulait avec elle sur le terri.
C’était sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les

coins noirs, l’amour qu’ils entendaient et qu’ils voyaient
chez eux, derrière les cloisons, par les fentes des portes.
Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guère, trop jeunes,
tâtonnant, jouant, pendant des heures, à des jeux de petits
chiens vicieux. Lui appelait ça «faire papa et maman»; et,
quand il l’emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre
avec le tremblement délicieux de l’instinct, souvent fâchée,
mais cédant toujours dans l’attente de quelque chose qui
ne venait point.
Comme Bébert n’était pas admis à ces parties-là, et qu’il
recevait une bourrade, dès qu’il voulait tâter de Lydie, il
restait gêné, travaillé de colère et de malaise, quand les
deux autres s’amusaient, ce dont ils ne se gênaient
nullement en sa présence. Aussi n’avait-il qu’une idée, les
effrayer, les déranger, en leur criant qu’on les voyait.
—C’est foutu, v’là un homme qui regarde!
Cette fois, il ne mentait pas, c’était Étienne qui se décidait
à continuer son chemin. Les enfants bondirent, se
sauvèrent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal,
amusé de la belle peur de ces polissons. Sans doute,
c’était trop tôt à leur âge; mais quoi? ils en voyaient tant, ils
en entendaient de si raides, qu’il aurait fallu les attacher,
pour les tenir. Au fond cependant, Étienne devenait triste.
Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il
arrivait à Réquillart, et là, autour de la vieille fosse en ruine,

toutes les filles de Montsou rôdaient avec leurs amoureux.
C’était le rendez-vous commun, le coin écarté et désert, où
les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand
elles n’osaient se risquer sur le carin. Les palissades
rompues ouvraient à chacun l’ancien carreau, changé en un
terrain vague, obstrué par les débris de deux hangars qui
s’étaient écroulés, et par les carcasses des grands
chevalets restés debout. Des berlines hors d’usage
traînaient, d’anciens bois à moitié pourris entassaient des
meules; tandis qu’une végétation drue reconquérait ce coin
de terre, s’étalait en herbe épaisse, jaillissait en jeunes
arbres déjà forts. Aussi chaque fille s’y trouvait-elle chez
elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les
culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans les
berlines. On se logeait quand même, coudes à coudes,
sans s’occuper des voisins. Et il semblait que ce fût, autour
de la machine éteinte, près de ce puits las de dégorger de
la houille, une revanche de la création, le libre amour qui,
sous le coup de fouet de l’instinct, plantait des enfants dans
les ventres de ces filles, à peine femmes.
Pourtant, un gardien habitait là, le vieux Mouque, auquel la
Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi détruit,
deux pièces, que la chute attendue des dernières
charpentes menaçait d’un continuel écrasement. Il avait
même dû étayer une partie du plafond; et il y vivait très
bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la
Mouquette dans l’autre. Comme les fenêtres n’avaient plus
une seule vitre, il s’était décidé à les boucher en clouant

des planches: on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud.
Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses
chevaux au Voreux, ne s’occupait jamais des ruines de
Réquillart, dont on conservait seulement le puits pour servir
de cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine.
Et c’était ainsi que le père Mouque achevait de vieillir, au
milieu des amours. Dès dix ans, la Mouquette avait fait la
culbute dans tous les coins des décombres, non en
galopine effarouchée et encore verte comme Lydie, mais
en fille déjà grasse, bonne pour des garçons barbus. Le
père n’avait rien à dire, car elle se montrait respectueuse,
jamais elle n’introduisait un galant chez lui. Puis, il était
habitué à ces accidents-là. Quand il se rendait au Voreux
ou qu’il en revenait, chaque fois qu’il sortait de son trou, il
ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple,
dans l’herbe; et c’était pis, s’il voulait ramasser du bois
pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, à
l’autre bout du clos: alors, il voyait se lever, un à un, les nez
gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu’il
devait se méfier de ne pas buter contre les jambes,
tendues au ras des sentiers. D’ailleurs, peu à peu, ces
rencontres-là n’avaient plus dérangé personne, ni lui qui
veillait simplement à ne pas tomber, ni les filles qu’il laissait
achever leur affaire, s’éloignant à petits pas discrets, en
brave homme paisible devant les choses de la nature.
Seulement, de même qu’elles le connaissaient à cette
heure, lui avait également fini par les connaître, ainsi que
l’on connaît les pies polissonnes qui se débauchent dans

les poiriers des jardins. Ah! cette jeunesse, comme elle en
prenait, comme elle se bourrait! Parfois, il hochait le
menton avec des regrets silencieux, en se détournant des
gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des
ténèbres. Une seule chose lui causait de l’humeur: deux
amoureux avaient pris la mauvaise habitude de
s’embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n’était pas
que ça l’empêchât de dormir, mais ils poussaient si fort,
qu’à la longue ils dégradaient le mur.
Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami,
le père Bonnemort, qui, régulièrement, avant son dîner,
faisait la même promenade. Les deux anciens ne se
parlaient guère, échangeaient à peine dix paroles, pendant
la demi-heure qu’ils passaient ensemble. Mais cela les
égayait, d’être ainsi, de songer à de vieilles choses, qu’ils
remâchaient en commun, sans avoir besoin d’en causer. A
Réquillart, ils s’asseyaient sur une poutre, côte à côte,
lâchaient un mot, puis partaient pour leurs rêvasseries, le
nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes.
Autour d’eux, des galants troussaient leurs amoureuses,
des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude
de filles montait, dans la fraîcheur des herbes écrasées.
C’était déjà derrière la fosse, quarante-trois ans plus tôt,
que le père Bonnemort avait pris sa femme, une
herscheuse si chétive, qu’il la posait sur une berline, pour
l’embrasser à l’aise. Ah! il y avait beau temps! Et les deux
vieux, branlant la tête, se quittaient enfin, souvent même
sans se dire bonsoir.

Ce soir-là, toutefois, comme Étienne arrivait, le père
Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au
coron, disait à Mouque:
—Bonne nuit, vieux!… Dis donc, tu as connu la Roussie?
Mouque resta un instant muet, dodelina des épaules, puis,
en rentrant dans sa maison:
—Bonne nuit, bonne nuit, vieux!
Étienne, à son tour, vint s’asseoir sur la poutre. Sa tristesse
augmentait, sans qu’il sût pourquoi. Le vieil homme, dont il
regardait disparaître le dos, lui rappelait son arrivée du
matin, le flot de paroles que l’énervement du vent avait
arrachées à ce silencieux. Que de misère! et toutes ces
filles, éreintées de fatigue, qui étaient encore assez bêtes,
le soir, pour fabriquer des petits, de la chair à travail et à
souffrance! Jamais ça ne finirait, si elles s’emplissaient
toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu’elles n’auraient pas dû
plutôt se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu’à
l’approche du malheur? Peut-être ne remuait-il
confusément ces idées moroses que dans l’ennui d’être
seul, lorsque les autres, à cette heure, s’en allaient deux à
deux prendre du plaisir. Le temps mou l’étouffait un peu,
des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses
mains fiévreuses. Oui, toutes y passaient, c’était plus fort
que la raison.

Justement, comme Étienne restait assis, immobile dans
l’ombre, un couple qui descendait de Montsou le frôla sans
le voir, en s’engageant dans le terrain vague de Réquillart.
La fille, une pucelle bien sûr, se débattait, résistait, avec
des supplications basses, chuchotées; tandis que le
garçon, muet, la poussait quand même vers les ténèbres
d’un coin de hangar, demeuré debout, sous lequel
d’anciens cordages moisis s’entassaient. C’étaient
Catherine et le grand Chaval. Mais Étienne ne les avait pas
reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la
fin de l’histoire, pris d’une sensualité, qui changeait le cours
de ses réflexions. Pourquoi serait-il intervenu? lorsque les
filles disent non, c’est qu’elles aiment à être bourrées
d’abord.
En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine
était allée à Montsou par le pavé. Depuis l’âge de dix ans,
depuis qu’elle gagnait sa vie à la fosse, elle courait ainsi le
pays toute seule, dans la complète liberté des familles de
houilleurs; et, si aucun homme ne l’avait eue, à quinze ans,
c’était grâce à l’éveil tardif de sa puberté, dont elle
attendait encore la crise. Quand elle fut devant les
Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra
chez une blanchisseuse, où elle était certaine de trouver la
Mouquette; car celle-ci vivait là, avec des femmes qui se
payaient des tournées de café, du matin au soir. Mais elle
eut un chagrin, la Mouquette, précisément, avait régalé à
son tour, si bien qu’elle ne put lui prêter les dix sous promis.
Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de café

tout chaud. Elle ne voulut même pas que sa camarade
empruntât à une autre femme. Une pensée d’économie lui
était venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude
que, si elle l’achetait maintenant, ce ruban lui porterait
malheur.
Elle se hâta de reprendre le chemin du coron, et elle était
aux dernières maisons de Montsou, lorsqu’un homme, sur
la porte de l’estaminet Piquette, l’appela.
—Eh! Catherine, où cours-tu si vite?
C’était le grand Chaval. Elle fut contrariée, non qu’il lui
déplût, mais parce qu’elle n’était pas en train de rire.
—Entre donc boire quelque chose… Un petit verre de
doux, veux-tu?
Gentiment, elle refusa: la nuit allait tomber, on l’attendait
chez elle. Lui, s’était avancé, la suppliait à voix basse, au
milieu de la rue. Son idée, depuis longtemps, était de la
décider à monter dans la chambre qu’il occupait au
premier étage de l’estaminet Piquette, une belle chambre
qui avait un grand lit, pour un ménage. Il lui faisait donc
peur, qu’elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait
qu’elle monterait la semaine où les enfants ne poussent
pas. Puis, d’une chose à une autre, elle en arriva, sans
savoir comment, à parler du ruban bleu qu’elle n’avait pu
acheter.

—Mais je vais t’en payer un, moi! cria-t-il.
Elle rougit, sentant qu’elle ferait bien de refuser encore,
travaillée au fond du gros désir d’avoir son ruban. L’idée
d’un emprunt lui revint, elle finit par accepter, à la condition
qu’elle lui rendrait ce qu’il dépenserait pour elle. Cela les fit
plaisanter de nouveau: il fut convenu que, si elle ne
couchait pas avec lui, elle lui rendrait l’argent. Mais il y eut
une autre difficulté, quand il parla d’aller chez Maigrat.
—Non, pas chez Maigrat, maman me l’a défendu.
—Laisse donc, est-ce qu’on a besoin de dire où l’on va!…
C’est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou.
Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand
Chaval et Catherine, comme deux galants qui achètent leur
cadeau de noces, il devint très rouge, il montra ses pièces
de ruban bleu avec la rage d’un homme dont on se moque.
Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour
les regarder s’éloigner dans le crépuscule; et, comme sa
femme venait d’une voix timide lui demander un
renseignement, il tomba sur elle, l’injuria, cria qu’il ferait se
repentir un jour le sale monde qui manquait de
reconnaissance, lorsque tous auraient dû être par terre, à
lui lécher les pieds.
Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il
marchait près d’elle, les bras ballants; seulement, il la

poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l’air.
Elle s’aperçut tout d’un coup qu’il lui avait fait quitter le pavé
et qu’ils s’engageaient ensemble dans l’étroit chemin de
Réquillart. Mais elle n’eut pas le temps de se fâcher: déjà, il
la tenait à la taille, il l’étourdissait d’une caresse de mots
continue. Était-elle bête, d’avoir peur! est-ce qu’il voulait du
mal à un petit mignon comme elle, aussi douce que de la
soie, si tendre qu’il l’aurait mangée? Et il lui soufflait
derrière l’oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson
sur toute la peau du corps. Elle, étouffée, ne trouvait rien à
répondre. C’était vrai, qu’il semblait l’aimer. Le samedi
soir, après avoir éteint la chandelle, elle s’était justement
demandé ce qu’il arriverait, s’il la prenait ainsi; puis, en
s’endormant, elle avait rêvé qu’elle ne disait plus non, toute
lâche de plaisir. Pourquoi donc, à la même idée,
aujourd’hui, éprouvait-elle une répugnance et comme un
regret? Pendant qu’il lui chatouillait la nuque avec ses
moustaches, si doucement, qu’elle en fermait les yeux,
l’ombre d’un autre homme, du garçon entrevu le matin,
passait dans le noir de ses paupières closes.
Brusquement, Catherine regarda autour d’elle. Chaval
l’avait conduite dans les décombres de Réquillart, et elle
eut un recul frissonnant devant les ténèbres du hangar
effondré.
—Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t’en prie, laisse-moi!
La peur du mâle l’affolait, cette peur qui raidit les muscles

dans un instinct de défense, même lorsque les filles veulent
bien, et qu’elles sentent l’approche conquérante de
l’homme. Sa virginité, qui n’avait rien à apprendre pourtant,
s’épouvantait, comme à la menace d’un coup, d’une
blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue.
—Non, non, je ne veux pas! Je te dis que je suis trop
jeune… Vrai! plus tard, quand je serai faite au moins.
Il grogna sourdement:
—Bête! rien à craindre alors… Qu’est-ce que ça te fiche?
Mais il ne parla pas davantage. Il l’avait empoignée
solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba à la
renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se
défendre, subissant le mâle avant l’âge, avec cette
soumission héréditaire, qui, dès l’enfance, culbutait en
plein vent les filles de sa race. Ses bégaiements effrayés
s’éteignirent, on n’entendit plus que le souffle ardent de
l’homme.
Étienne, cependant, avait écouté, sans bouger. Encore une
qui faisait le saut! Et, maintenant qu’il avait vu la comédie, il
se leva, envahi d’un malaise, d’une sorte d’excitation
jalouse où montait de la colère. Il ne se gênait plus, il
enjambait les poutres, car ces deux-là étaient bien trop
occupés à cette heure, pour se déranger. Aussi fut-il
surpris, lorsqu’il eut fait une centaine de pas sur la route, de

voir, en se tournant, qu’ils étaient debout déjà et qu’ils
paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L’homme
avait repris la fille à la taille, la serrant d’un air de
reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c’était
elle qui semblait pressée, qui voulait rentrer vite, l’air fâché
surtout du retard.
Alors, Étienne fut tourmenté d’une envie, celle de voir leurs
figures. C’était imbécile, il hâta le pas pour ne point y
céder. Mais ses pieds se ralentissaient d’eux-mêmes, il
finit, au premier réverbère, par se cacher dans l’ombre.
Une stupeur le cloua, lorsqu’il reconnut au passage
Catherine et le grand Chaval. Il hésitait d’abord: était-ce
bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce
bonnet? était-ce le galopin qu’il avait vu en culotte, la tête
serrée dans le béguin de toile? Voilà pourquoi elle avait pu
le frôler, sans qu’il la devinât. Mais il ne doutait plus, il
venait de retrouver ses yeux, la limpidité verdâtre de cette
eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin! et il
éprouvait un furieux besoin de se venger d’elle, sans motif,
en la méprisant. D’ailleurs, ça ne lui allait pas d’être en fille:
elle était affreuse.
Lentement, Catherine et Chaval étaient passés. Ils ne se
savaient point guettés de la sorte, lui la retenait pour la
baiser derrière l’oreille, tandis qu’elle recommençait à
s’attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. Resté en
arrière, Étienne était bien obligé de les suivre, irrité de ce
qu’ils barraient le chemin, assistant quand même à ces

choses dont la vue l’exaspérait. C’était donc vrai, ce qu’elle
lui avait juré le matin: elle n’était encore la maîtresse de
personne; et lui qui ne l’avait pas crue, qui s’était privé
d’elle pour ne pas faire comme l’autre! et lui qui venait de
se la laisser prendre sous le nez, qui avait poussé la bêtise
jusqu’à s’égayer salement à les voir! Cela le rendait fou, il
serrait les poings, il aurait mangé cet homme, dans un de
ces besoins de tuer où il voyait rouge.
Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque
Chaval et Catherine approchèrent du Voreux, ils ralentirent
encore leur marche, ils s’arrêtèrent deux fois au bord du
canal, trois fois le long du terri, très gais maintenant,
s’amusant à de petits jeux tendres. Étienne devait s’arrêter
lui aussi, faire les mêmes stations, de peur d’être aperçu. Il
s’efforçait de n’avoir plus qu’un regret brutal: ça lui
apprendrait à ménager les filles, par bonne éducation.
Puis, après le Voreux, libre enfin d’aller dîner chez
Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au
coron, demeura là, debout dans l’ombre, pendant un quart
d’heure, à attendre que Chaval laissât Catherine rentrer
chez elle. Et, lorsqu’il fut bien sûr qu’ils n’étaient plus
ensemble, il marcha de nouveau, il poussa très loin sur la
route de Marchiennes, piétinant, ne songeant à rien, trop
étouffé et trop triste pour s’enfermer dans une chambre.
Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Étienne
retraversa le coron, en se disant qu’il fallait manger et se
coucher, s’il voulait être debout le matin, à quatre heures.

Le village dormait déjà, tout noir dans la nuit. Pas une lueur
ne glissait des persiennes closes, les longues façades
s’alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui
ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins
vides. C’était la fin de la journée, l’écrasement des
travailleurs tombant de la table au lit, assommés de fatigue
et de nourriture.
Chez Rasseneur, dans la salle éclairée, un machineur et
deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de
rentrer, Étienne s’arrêta, jeta un dernier regard aux
ténèbres. Il retrouvait la même immensité noire que le
matin, lorsqu’il était arrivé par le grand vent. Devant lui, le
Voreux s’accroupissait de son air de bête mauvaise,
vague, piqué de quelques lueurs de lanterne. Les trois
brasiers du terri brûlaient en l’air, pareils à des lunes
sanglantes, détachant par instants les silhouettes
démesurées du père Bonnemort et de son cheval jaune. Et,
au-delà, dans la plaine rase, l’ombre avait tout submergé,
Montsou, Marchiennes, la forêt de Vandame, la vaste mer
de betteraves et de blé, où ne luisaient plus, comme des
phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et
les feux rouges des fours à coke. Peu à peu, la nuit se
noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, abîmant
ce néant au fond de son ruissellement monotone; tandis
qu’une seule voix s’entendait encore, la respiration grosse
et lente de la machine d’épuisement, qui jour et nuit
soufflait.

Troisième partie
I
Le lendemain, les jours suivants, Étienne reprit son travail à
la fosse. Il s’accoutumait, son existence se réglait sur cette
besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si
dures au début. Une seule aventure coupa la monotonie de
la première quinzaine, une fièvre éphémère qui le tint
quarante-huit heures au lit, les membres brisés, la tête
brûlante, rêvassant, dans un demi-délire, qu’il poussait sa
berline au fond d’une voie trop étroite, où son corps ne
pouvait passer. C’était simplement la courbature de
l’apprentissage, un excès de fatigue dont il se remit tout de
suite.
Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois
s’écoulèrent. Maintenant, comme les camarades, il se
levait à trois heures, buvait le café, emportait la double
tartine que madame Rasseneur lui préparait dès la veille.
Régulièrement, en se rendant le matin à la fosse, il
rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en
sortant l’après-midi, il se croisait avec Bouteloup qui

arrivait prendre sa tâche. Il avait le béguin, la culotte, la
veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos à la
baraque, devant le grand feu. Puis venait l’attente, pieds
nus, à la recette, traversée de furieux courants d’air. Mais la
machine, dont les gros membres d’acier, étoilés de cuivre,
luisaient là-haut, dans l’ombre, ne le préoccupait plus, ni les
câbles qui filaient d’une aile noire et muette d’oiseau
nocturne, ni les cages émergeant et plongeant sans cesse,
au milieu du vacarme des signaux, des ordres criés, des
berlines ébranlant les dalles de fonte. Sa lampe brûlait mal,
ce sacré lampiste n’avait pas dû la nettoyer; et il ne se
dégourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous,
avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derrière
des filles. La cage se décrochait, tombait comme une
pierre au fond d’un trou, sans qu’il tournât seulement la tête
pour voir fuir le jour. Jamais il ne songeait à une chute
possible, il se retrouvait chez lui à mesure qu’il descendait
dans les ténèbres, sous la pluie battante. En bas, à
l’accrochage, lorsque Pierron les avait déballés, de son air
de douceur cafarde, c’était toujours le même piétinement
de troupeau, les chantiers s’en allant chacun à sa taille,
d’un pas traînard. Lui, désormais, connaissait les galeries
de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu’il
fallait tourner ici, se baisser plus loin, éviter ailleurs une
flaque d’eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux
kilomètres sous terre, qu’il les aurait faits sans lampe, les
mains dans les poches. Et, toutes les fois, les mêmes
rencontres se produisaient, un porion éclairant au passage
la face des ouvriers, le père Mouque amenant un cheval,

Bébert conduisant Bataille qui s’ébrouait, Jeanlin courant
derrière le train pour refermer les portes d’aérage, et la
grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs
berlines.
A la longue, Étienne souffrait aussi beaucoup moins de
l’humidité et de l’étouffement de la taille. La cheminée lui
semblait très commode pour monter, comme s’il eût fondu
et qu’il pût passer par des fentes, où il n’aurait point risqué
une main jadis. Il respirait sans malaise les poussières du
charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait à la
sensation d’avoir du matin au soir ses vêtements trempés
sur le corps. Du reste, il ne dépensait plus maladroitement
ses forces, une adresse lui était venue, si rapide, qu’elle
étonnait le chantier. Au bout de trois semaines, on le citait
parmi les bons herscheurs de la fosse: pas un ne roulait sa
berline jusqu’au plan incliné, d’un train plus vif, ni ne
l’emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite
taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras
avaient beau être fins et blancs comme ceux d’une femme,
ils paraissaient en fer sous la peau délicate, tellement ils
menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait,
par fierté sans doute, même quand il râlait de fatigue. On
ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie,
tout de suite fâché, dès qu’on voulait taper sur lui. Au
demeurant, il était accepté, regardé comme un vrai mineur,
dans cet écrasement de l’habitude qui le réduisait un peu
chaque jour à une fonction de machine.

Maheu surtout se prenait d’amitié pour Étienne, car il avait
le respect de l’ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres,
il sentait que ce garçon avait une instruction supérieure à la
sienne: il le voyait lire, écrire, dessiner des bouts de plan, il
l’entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu’à
l’existence. Cela ne l’étonnait pas, les houilleurs sont de
rudes hommes qui ont la tête plus dure que les machineurs;
mais il était surpris du courage de ce petit-là, de la façon
gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever
de faim. C’était le premier ouvrier de rencontre qui
s’acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l’abattage
pressait et qu’il ne voulait pas déranger un haveur,
chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la
propreté et de la solidité du travail. Les chefs le
tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il
craignait à chaque heure de voir apparaître l’ingénieur
Négrel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout
recommencer; et il avait remarqué que le boisage de son
herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgré
leurs airs de n’être jamais contents et de répéter que la
Compagnie, un jour ou l’autre, prendrait une mesure
radicale. Les choses traînaient, un sourd mécontentement
fermentait dans la fosse, Maheu lui-même, si calme,
finissait par fermer les poings.
Il y avait eu d’abord une rivalité entre Zacharie et Étienne.
Un soir, ils s’étaient menacés d’une paire de gifles. Mais le
premier, brave garçon et se moquant de ce qui n’était pas
son plaisir, tout de suite apaisé par l’offre amicale d’une

chope, avait dû s’incliner bientôt devant la supériorité du
nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage
maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait,
disait-il, ses idées. Et, parmi les hommes du
marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilité sourde
que chez le grand Chaval, non pas qu’ils parussent se
bouder, car ils étaient devenus camarades au contraire;
seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils
plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris
son train de fille lasse et résignée, pliant le dos, poussant
sa berline, gentille toujours pour son compagnon de
roulage qui l’aidait à son tour, soumise d’autre part aux
volontés de son amant dont elle subissait ouvertement les
caresses. C’était une situation acceptée, un ménage
reconnu sur lequel la famille elle-même fermait les yeux, à
ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse
derrière le terri, puis la ramenait jusqu’à la porte de ses
parents, où il l’embrassait une dernière fois, devant tout le
coron. Étienne, qui croyait en avoir pris son parti, la
taquinait souvent avec ces promenades, lâchant pour rire
des mots crus, comme on en lâche entre garçons et filles,
au fond des tailles; et elle répondait sur le même ton, disait
par crânerie ce que son galant lui avait fait, troublée
cependant et pâlissante, lorsque les yeux du jeune homme
rencontraient les siens. Tous les deux détournaient la tête,
restaient parfois une heure sans se parler, avec l’air de se
haïr pour des choses enterrées en eux, et sur lesquelles ils
ne s’expliquaient point.

Le printemps était venu. Étienne, un jour, au sortir du puits,
avait reçu à la face cette bouffée tiède d’avril, une bonne
odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur;
et, maintenant, à chaque sortie, le printemps sentait
meilleur et le chauffait davantage, après ses dix heures de
travail dans l’éternel hiver du fond, au milieu de ces
ténèbres humides que jamais ne dissipait aucun été. Les
jours s’allongeaient encore, il avait fini, en mai, par
descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil éclairait
le Voreux d’une poussière d’aurore, où la vapeur blanche
des échappements montait toute rose. On ne grelottait
plus, une haleine tiède soufflait des lointains de la plaine,
pendant que les alouettes, très haut, chantaient. Puis, à
trois heures, il avait l’éblouissement du soleil devenu
brûlant, incendiant l’horizon, rougissant les briques sous la
crasse du charbon. En juin, les blés étaient grands déjà,
d’un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves.
C’était une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu’il
voyait s’étaler et croître de jour en jour, surpris parfois
comme s’il la trouvait le soir plus enflée de verdure que le
matin. Les peupliers du canal s’empanachaient de feuilles.
Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les
prés, toute une vie germait, jaillissait de cette terre,
pendant qu’il geignait sous elle, là-bas, de misère et de
fatigue.
Maintenant, lorsque Étienne se promenait, le soir, ce n’était
plus derrière le terri qu’il effarouchait des amoureux. Il
suivait leurs sillages dans les blés, il devinait leurs nids

d’oiseaux paillards, aux remous des épis jaunissants et
des grands coquelicots rouges. Zacharie et Philomène y
retournaient par une habitude de vieux ménage; la mère
Brûlé, toujours aux trousses de Lydie, la dénichait à chaque
instant avec Jeanlin, terrés si profondément ensemble, qu’il
fallait mettre le pied sur eux pour les décider à s’envoler; et,
quant à la Mouquette, elle gîtait partout, on ne pouvait
traverser un champ, sans voir sa tête plonger, tandis que
ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes à pleine
échine. Mais tous ceux-là étaient bien libres, le jeune
homme ne trouvait ça coupable que les soirs où il
rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, à son
approche, s’abattre au milieu d’une pièce, dont les tiges
immobiles restèrent mortes ensuite. Une autre fois, comme
il suivait un étroit chemin, les yeux clairs de Catherine lui
apparurent au ras des blés, puis se noyèrent. Alors, la
plaine immense lui semblait trop petite, il préférait passer
la soirée chez Rasseneur, à l’Avantage.
—Madame Rasseneur, donnez-moi une chope… Non, je
ne sortirai pas ce soir, j’ai les jambes cassées.
Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d’habitude
assis à la table du fond, la tête contre le mur.
—Souvarine, tu n’en prends pas une?
—Merci, rien du tout.

Étienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant
là, côte à côte. C’était un machineur du Voreux, qui
occupait en haut la chambre meublée, voisine de la sienne.
Il devait avoir une trentaine d’années, mince, blond, avec
une figure fine, encadrée de grands cheveux et d’une barbe
légère. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son
nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air de fille,
un air de douceur entêtée, que le reflet gris de ses yeux
d’acier ensauvageait par éclairs. Dans sa chambre
d’ouvrier pauvre, il n’avait qu’une caisse de papiers et de
livres. Il était Russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir
des légendes sur son compte. Les houilleurs, très défiants
devant les étrangers, le flairant d’une autre classe à ses
mains petites de bourgeois, avaient d’abord imaginé une
aventure, un assassinat dont il fuyait le châtiment. Puis, il
s’était montré si fraternel pour eux, sans fierté, distribuant à
la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu’ils
l’acceptaient à cette heure, rassurés par le mot de réfugié
politique qui circulait, mot vague où ils voyaient une excuse,
même au crime, et comme une camaraderie de
souffrance.
Les premières semaines, Étienne l’avait trouvé d’une
réserve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus
tard. Souvarine était le dernier-né d’une famille noble du
gouvernement de Toula. A Saint-Pétersbourg, où il faisait
sa médecine, la passion socialiste qui emportait alors
toute la jeunesse russe l’avait décidé à apprendre un
métier manuel, celui de mécanicien, pour se mêler au

peuple, pour le connaître et l’aider en frère. Et c’était de ce
métier qu’il vivait maintenant, après s’être enfui à la suite
d’un attentat manqué contre la vie de l’empereur: pendant
un mois, il avait vécu dans la cave d’un fruitier, creusant une
mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la
continuelle menace de sauter avec la maison. Renié par sa
famille, sans argent, mis comme étranger à l’index des
ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de
faim, lorsque la Compagnie de Montsou l’avait enfin
embauché, dans une heure de presse. Depuis un an, il y
travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une
semaine le service de jour et une semaine le service de
nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple.
—Tu n’as donc jamais soif? lui demandait Étienne en riant.
Et il répondait de sa voix douce, presque sans accent:
—J’ai soif quand je mange.
Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait
l’avoir vu avec une herscheuse dans les blés, du côté des
Bas-de-Soie. Alors, il haussait les épaules, plein d’une
indifférence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire? La
femme était pour lui un garçon, un camarade, quand elle
avait la fraternité et le courage d’un homme. Autrement, à
quoi bon se mettre au coeur une lâcheté possible? Ni
femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il était libre de son
sang et du sang des autres.

Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait,
Étienne restait ainsi à causer avec Souvarine. Lui buvait sa
bière à petits coups, le machineur fumait de continuelles
cigarettes, dont le tabac avait, à la longue, roussi ses
doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la
fumée au travers d’un rêve; sa main gauche, pour
s’occuper, tâtonnante et nerveuse, cherchait dans le vide;
et il finissait, d’habitude, par installer sur ses genoux un
lapin familier, une grosse mère toujours pleine, qui vivait
lâchée en liberté, dans la maison. Cette lapine, qu’il avait
lui-même appelée Pologne, s’était mise à l’adorer, venait
flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes,
jusqu’à ce qu’il l’eût prise comme un enfant. Puis, tassée
contre lui, les oreilles rabattues, elle fermait les yeux; tandis
que, sans se lasser, d’un geste de caresse inconscient, il
passait la main sur la soie grise de son poil, l’air calmé par
cette douceur tiède et vivante.

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