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Germinal d’Emile Zola

Germinal d’Emile Zola
Première Partie
I
Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une
obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait

seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix
kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs
de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir,
et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par
les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur
une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de
terres nues. Aucune ombre d’arbre ne tachait le ciel, le
pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de
l’embrun aveuglant des ténèbres.


L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. Il
marchait d’un pas allongé, grelottant sous le coton aminci
de sa veste et de son pantalon de velours. Un petit paquet,
noué dans un mouchoir à carreaux, le gênait beaucoup; et
il le serrait contre ses flancs, tantôt d’un coude, tantôt de
l’autre, pour glisser au fond de ses poches les deux mains
à la fois, des mains gourdes que les lanières du vent d’est
faisaient saigner. Une seule idée occupait sa tête vide
d’ouvrier sans travail et sans gîte, l’espoir que le froid serait
moins vif après le lever du jour. Depuis une heure, il
avançait ainsi, lorsque sur la gauche, à deux kilomètres de
Montsou, il aperçut des feux rouges, trois brasiers brûlant
au plein air, et comme suspendus. D’abord, il hésita, pris
de crainte; puis, il ne put résister au besoin douloureux de
se chauffer un instant les mains.
Un chemin creux s’enfonçait. Tout disparut. L’homme avait
à droite une palissade, quelque mur de grosses planches
fermant une voie ferrée; tandis qu’un talus d’herbe s’élevait

à gauche, surmonté de pignons confus, d’une vision de
village aux toitures basses et uniformes. Il fit environ deux
cents pas. Brusquement, à un coude du chemin, les feux
reparurent près de lui, sans qu’il comprît davantage
comment ils brûlaient si haut dans le ciel mort, pareils à
des lunes fumeuses. Mais, au ras du sol, un autre
spectacle venait de l’arrêter. C’était une masse lourde, un
tas écrasé de constructions, d’où se dressait la silhouette
d’une cheminée d’usine; de rares lueurs sortaient des
fenêtres encrassées, cinq ou six lanternes tristes étaient
pendues dehors, à des charpentes dont les bois noircis
alignaient vaguement des profils de tréteaux gigantesques;
et, de cette apparition fantastique, noyée de nuit et de
fumée, une seule voix montait, la respiration grosse et
longue d’un échappement de vapeur, qu’on ne voyait point.
Alors, l’homme reconnut une fosse. Il fut repris de honte: à
quoi bon? il n’y aurait pas de travail. Au lieu de se diriger
vers les bâtiments, il se risqua enfin à gravir le terri sur
lequel brûlaient les trois feux de houille, dans des corbeilles
de fonte, pour éclairer et réchauffer la besogne. Les
ouvriers de la coupe à terre avaient dû travailler tard, on
sortait encore les débris inutiles. Maintenant, il entendait
les moulineurs pousser les trains sur les tréteaux, il
distinguait des ombres vivantes culbutant les berlines, près
de chaque feu.


—Bonjour, dit-il en s’approchant d’une des corbeilles.

Tournant le dos au brasier, le charretier était debout, un
vieillard vêtu d’un tricot de laine violette, coiffé d’une
casquette en poil de lapin; pendant que son cheval, un gros
cheval jaune, attendait, dans une immobilité de pierre,
qu’on eût vidé les six berlines montées par lui. Le
manoeuvre employé au culbuteur, un gaillard roux et
efflanqué, ne se pressait guère, pesait sur le levier d’une
main endormie. Et, là-haut, le vent redoublait, une bise
glaciale, dont les grandes haleines régulières passaient
comme des coups de faux.
—Bonjour, répondit le vieux.
Un silence se fit. L’homme, qui se sentait regardé d’un oeil
méfiant, dit son nom tout de suite.
—Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur… Il n’y
a pas de travail ici?
Les flammes l’éclairaient, il devait avoir vingt et un ans, très
brun, joli homme, l’air fort malgré ses membres menus.
Rassuré, le charretier hochait la tête.
—Du travail pour un machineur, non, non… Il s’en est
encore présenté deux hier. Il n’y a rien.
Une rafale leur coupa la parole. Puis, Étienne demanda, en
montrant le tas sombre des constructions, au pied du terri:

—C’est une fosse, n’est-ce pas?
Le vieux, cette fois, ne put répondre. Un violent accès de
toux l’étranglait. Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol
empourpré, laissa une tache noire.
—Oui, une fosse, le Voreux… Tenez! le coron est tout près.
A son tour, de son bras tendu, il désignait dans la nuit le
village dont le jeune homme avait deviné les toitures. Mais
les six berlines étaient vides, il les suivit sans un
claquement de fouet, les jambes raidies par des
rhumatismes; tandis que le gros cheval jaune repartait tout
seul, tirait pesamment entre les rails, sous une nouvelle
bourrasque, qui lui hérissait le poil.
Le Voreux, à présent, sortait du rêve. Étienne, qui s’oubliait
devant le brasier à chauffer ses pauvres mains saignantes,
regardait, retrouvait chaque partie de la fosse, le hangar
goudronné du criblage, le beffroi du puits, la vaste chambre
de la machine d’extraction, la tourelle carrée de la pompe
d’épuisement. Cette fosse, tassée au fond d’un creux, avec
ses constructions trapues de briques, dressant sa
cheminée comme une corne menaçante, lui semblait avoir
un air mauvais de bête goulue, accroupie là pour manger le
monde.
Tout en l’examinant, il songeait à lui, à son existence de
vagabond, depuis huit jours qu’il cherchait une place; il se

revoyait dans son atelier du chemin de fer, giflant son chef,
chassé de Lille, chassé de partout; le samedi, il était arrivé
à Marchiennes, où l’on disait qu’il y avait du travail, aux
Forges; et rien, ni aux Forges, ni chez Sonneville, il avait dû
passer le dimanche caché sous les bois d’un chantier de
charronnage, dont le surveillant venait de l’expulser, à deux
heures de la nuit. Rien, plus un sou, pas même une croûte:
qu’allait-il faire ainsi par les chemins, sans but, ne sachant
seulement où s’abriter contre la bise? Oui, c’était bien une
fosse, les rares lanternes éclairaient le carreau, une porte
brusquement ouverte lui avait permis d’entrevoir les foyers
des générateurs, dans une clarté vive. Il s’expliquait jusqu’à
l’échappement de la pompe, cette respiration grosse et
longue, soufflant sans relâche, qui était comme l’haleine
engorgée du monstre.
Le manoeuvre du culbuteur, gonflant le dos, n’avait pas
même levé les yeux sur Étienne, et celui-ci allait ramasser
son petit paquet tombé à terre, lorsqu’un accès de toux
annonça le retour du charretier. Lentement, on le vit sortir
de l’ombre, suivi du cheval jaune, qui montait six nouvelles
berlines pleines.
—Il y a des fabriques à Montsou? demanda le jeune
homme.
Le vieux cracha noir, puis répondit dans le vent:
—Oh! ce ne sont pas les fabriques qui manquent. Fallait

voir ça, il y a trois ou quatre ans! Tout ronflait, on ne pouvait
trouver des hommes, jamais on n’avait tant gagné… Et
voilà qu’on se remet à se serrer le ventre. Une vraie pitié
dans le pays, on renvoie le monde, les ateliers ferment les
uns après les autres… Ce n’est peut-être pas la faute de
l’empereur; mais pourquoi va-t-il se battre en Amérique?
Sans compter que les bêtes meurent du choléra, comme
les gens.
Alors, en courtes phrases, l’haleine coupée, tous deux
continuèrent à se plaindre. Étienne racontait ses courses
inutiles depuis une semaine: il fallait donc crever de faim?
bientôt les routes seraient pleines de mendiants. Oui, disait
le vieillard, ça finirait par mal tourner, car il n’était pas Dieu
permis de jeter tant de chrétiens à la rue.
—On n’a pas de la viande tous les jours.
—Encore si l’on avait du pain!
—C’est vrai, si l’on avait du pain seulement!
Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les
mots dans un hurlement mélancolique.
—Tenez! reprit très haut le charretier en se tournant vers le
midi,
Montsou est là…

Et, de sa main tendue de nouveau, il désigna dans les

ténèbres des points invisibles, à mesure qu’il les nommait.
Là-bas, à Montsou, la sucrerie Fauvelle marchait encore,
mais la sucrerie Hoton venait de réduire son personnel, il
n’y avait guère que la minoterie Dutilleul et la corderie
Bleuze pour les câbles de mine, qui tinssent le coup. Puis,
d’un geste large, il indiqua, au nord, toute une moitié de
l’horizon: les ateliers de construction Sonneville n’avaient
pas reçu les deux tiers de leurs commandes habituelles;
sur les trois hauts fourneaux des Forges de Marchiennes,
deux seulement étaient allumés; enfin, à la verrerie
Gagebois, une grève menaçait, car on parlait d’une
réduction de salaire.
—Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque
indication. J’en viens.
—Nous autres, ça va jusqu’à présent, ajouta le charretier.
Les fosses ont pourtant diminué leur extraction. Et
regardez, en face, à la Victoire, il n’y a aussi que deux
batteries de fours à coke qui flambent.
Il cracha, il repartit derrière son cheval somnolent, après
l’avoir attelé aux berlines vides.
Maintenant, Étienne dominait le pays entier. Les ténèbres
demeuraient profondes, mais la main du vieillard les avait
comme emplies de grandes misères, que le jeune homme,
inconsciemment, sentait à cette heure autour de lui,
partout, dans l’étendue sans bornes. N’était-ce pas un cri

de famine que roulait le vent de mars, au travers de cette
campagne nue? Les rafales s’étaient enragées, elles
semblaient apporter la mort du travail, une disette qui
tuerait beaucoup d’hommes. Et, les yeux errants, il
s’efforçait de percer les ombres, tourmenté du désir et de
la peur de voir. Tout s’anéantissait au fond de l’inconnu des
nuits obscures, il n’apercevait, très loin, que les hauts
fourneaux et les fours à coke. Ceux-ci, des batteries de
cent cheminées, plantées obliquement, alignaient des
rampes de flammes rouges; tandis que les deux tours, plus
à gauche, brûlaient toutes bleues en plein ciel, comme des
torches géantes. C’était d’une tristesse d’incendie, il n’y
avait d’autres levers d’astres, à l’horizon menaçant, que ces
feux nocturnes des pays de la houille et du fer.
—Vous êtes peut-être de la Belgique? reprit derrière
Étienne le charretier, qui était revenu.
Cette fois, il n’amenait que trois berlines. On pouvait
toujours culbuter celles-là: un accident arrivé à la cage
d’extraction, un écrou cassé, allait arrêter le travail pendant
un grand quart d’heure. En bas du terri, un silence s’était
fait, les moulineurs n’ébranlaient plus les tréteaux d’un
roulement prolongé. On entendait seulement sortir de la
fosse le bruit lointain d’un marteau, tapant sur de la tôle.
—Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme.
Le manoeuvre, après avoir vidé les berlines, s’était assis à

terre, heureux de l’accident; et il gardait sa sauvagerie
muette, il avait simplement levé de gros yeux éteints sur le
charretier, comme gêné par tant de paroles. Ce dernier, en
effet, n’en disait pas si long d’habitude. Il fallait que le
visage de l’inconnu lui convînt et qu’il fût pris d’une de ces
démangeaisons de confidences, qui font parfois causer les
vieilles gens tout seuls, à haute voix.
—Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m’appelle Bonnemort.
—C’est un surnom? demanda Étienne étonné.
Le vieux eut un ricanement d’aise, et montrant le Voreux:
—Oui, oui… On m’a retiré trois fois de là-dedans en
morceaux, une fois avec tout le poil roussi, une autre avec
de la terre jusque dans le gésier, la troisième avec le
ventre gonflé d’eau comme une grenouille… Alors, quand
ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils m’ont appelé
Bonnemort, pour rire.
Sa gaieté redoubla, un grincement de poulie mal graissée,
qui finit par dégénérer en un accès terrible de toux. La
corbeille de feu, maintenant, éclairait en plein sa grosse
tête, aux cheveux blancs et rares, à la face plate, d’une
pâleur livide, maculée de taches bleuâtres. Il était petit, le
cou énorme, les mollets et les talons en dehors, avec de
longs bras dont les mains carrées tombaient à ses genoux.
Du reste, comme son cheval qui demeurait immobile sur

les pieds, sans paraître souffrir du vent, il semblait en
pierre, il n’avait l’air de se douter ni du froid ni des
bourrasques sifflant à ses oreilles. Quand il eut toussé, la
gorge arrachée par un raclement profond, il cracha au pied
de la corbeille, et la terre noircit.
Étienne le regardait, regardait le sol qu’il tachait de la
sorte.
—Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez à la mine?
Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras.
—Longtemps, ah! oui!… Je n’avais pas huit ans, lorsque je
suis descendu, tenez! juste dans le Voreux, et j’en ai
cinquante-huit, à cette heure. Calculez un peu… J’ai tout
fait là-dedans, galibot d’abord, puis herscheur, quand j’ai
eu la force de rouler, puis haveur pendant dix-huit ans.
Ensuite, à cause de mes sacrées jambes, ils m’ont mis de
la coupe à terre, remblayeur, raccommodeur, jusqu’au
moment où il leur a fallu me sortir du fond, parce que le
médecin disait que j’allais y rester. Alors, il y a cinq années
de cela, ils m’ont fait charretier… Hein? c’est joli, cinquante
ans de mine, dont quarante-cinq au fond!
Tandis qu’il parlait, des morceaux de houille enflammés,
qui, par moments, tombaient de la corbeille, allumaient sa
face blême d’un reflet sanglant.
—Ils me disent de me reposer, continua-t-il. Moi, je ne veux

pas, ils me croient trop bête!… J’irai bien deux années,
jusqu’à ma soixantaine, pour avoir la pension de cent
quatre-vingts francs. Si je leur souhaitais le bonsoir
aujourd’hui, ils m’accorderaient tout de suite celle de cent
cinquante. Ils sont malins, les bougres!… D’ailleurs, je suis
solide, à part les jambes. C’est, voyez-vous, l’eau qui m’est
entrée sous la peau, à force d’être arrosé dans les tailles. Il
y a des jours où je ne peux pas remuer une patte sans
crier.
Une crise de toux l’interrompit encore.
—Et ça vous fait tousser aussi? dit Étienne.
Mais il répondit non de la tête, violemment. Puis, quand il
put parler:
—Non, non, je me suis enrhumé, l’autre mois. Jamais je ne
toussais, à présent je ne peux plus me débarrasser… Et le
drôle, c’est que je crache, c’est que je crache…
Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir.
—Est-ce que c’est du sang? demanda Étienne, osant enfin
le questionner.
Lentement, Bonnemort s’essuyait la bouche d’un revers de
main.
—C’est du charbon… J’en ai dans la carcasse de quoi me

chauffer jusqu’à la fin de mes jours. Et voilà cinq ans que je
ne remets pas les pieds au fond. J’avais ça en magasin,
paraît-il, sans même m’en douter. Bah! ça conserve!
Il y eut un silence, le marteau lointain battait à coups
réguliers dans la fosse, le vent passait avec sa plainte,
comme un cri de faim et de lassitude venu des profondeurs
de la nuit. Devant les flammes qui s’effaraient, le vieux
continuait plus bas, remâchant des souvenirs. Ah! bien sûr,
ce n’était pas d’hier que lui et les siens tapaient à la veine!
La famille travaillait pour la Compagnie des mines de
Montsou, depuis la création; et cela datait de loin, il y avait
déjà cent six ans. Son aïeul, Guillaume Maheu, un gamin de
quinze ans alors, avait trouvé le charbon gras à Réquillart,
la première fosse de la Compagnie, une vieille fosse
aujourd’hui abandonnée, là-bas, près de la sucrerie
Fauvelle. Tout le pays le savait, à preuve que la veine
découverte s’appelait la veine Guillaume, du prénom de
son grand-père. Il ne l’avait pas connu, un gros à ce qu’on
racontait, très fort, mort de vieillesse à soixante ans. Puis,
son père, Nicolas Maheu dit le Rouge, âgé de quarante
ans à peine, était resté dans le Voreux, que l’on fonçait en
ce temps-là: un éboulement, un aplatissement complet, le
sang bu et les os avalés par les roches. Deux de ses
oncles et ses trois frères, plus tard, y avaient aussi laissé
leur peau. Lui, Vincent Maheu, qui en était sorti à peu près
entier, les jambes mal d’aplomb seulement, passait pour un
malin. Quoi faire, d’ailleurs? Il fallait travailler. On faisait ça
de père en fils, comme on aurait fait autre chose. Son fils,

Toussaint Maheu, y crevait maintenant, et ses petits-fils, et
tout son monde, qui logeait en face, dans le coron. Cent six
ans d’abattage, les mioches après les vieux, pour le même
patron: hein? beaucoup de bourgeois n’auraient pas su
dire si bien leur histoire!
—Encore, lorsqu’on mange! murmura de nouveau Étienne.
—C’est ce que je dis, tant qu’on a du pain à manger, on
peut vivre.
Bonnemort se tut, les yeux tournés vers le coron, où des
lueurs s’allumaient une à une. Quatre heures sonnaient au
clocher de Montsou, le froid devenait plus vif.
—Et elle est riche, votre Compagnie? reprit Étienne.
Le vieux haussa les épaules, puis les laissa retomber,
comme accablé sous un écroulement d’écus.
—Ah! oui, ah! oui… Pas aussi riche peut-être que sa
voisine, la Compagnie d’Anzin. Mais des millions et des
millions tout de même. On ne compte plus… Dix-neuf
fosses, dont treize pour l’exploitation, le Voreux, la Victoire,
Crèvecoeur, Mirou, Saint-Thomas, Madeleine, Feutry-
Cantel, d’autres encore, et six pour l’épuisement ou
l’aérage, comme Réquillart… Dix mille ouvriers, des
concessions qui s’étendent sur soixante-sept communes,
une extraction de cinq mille tonnes par jour, un chemin de
fer reliant toutes les fosses, et des ateliers, et des

fabriques!… Ah! oui, ah! oui, il y en a, de l’argent!
Un roulement de berlines, sur les tréteaux, fit dresser les
oreilles du gros cheval jaune. En bas, la cage devait être
réparée, les moulineurs avaient repris leur besogne.
Pendant qu’il attelait sa bête, pour redescendre, le
charretier ajouta doucement, en s’adressant à elle:
—Faut pas t’habituer à bavarder, fichu paresseux!… Si
monsieur
Hennebeau savait à quoi tu perds le temps!
Étienne, songeur, regardait la nuit. Il demanda:
—Alors, c’est à monsieur Hennebeau, la mine?
—Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n’est que le
directeur général. Il est payé comme nous.
D’un geste, le jeune homme montra l’immensité des
ténèbres.
—A qui est-ce donc, tout ça?
Mais Bonnemort resta un instant suffoqué par une nouvelle
crise, d’une telle violence, qu’il ne pouvait reprendre
haleine. Enfin, quand il eut craché et essuyé l’écume noire
de ses lèvres, il dit, dans le vent qui redoublait:
—Hein? à qui tout ça?… On n’en sait rien. A des gens.

Et, de la main, il désignait dans l’ombre un point vague, un
lieu ignoré et reculé, peuplé de ces gens, pour qui les
Maheu tapaient à la veine depuis plus d’un siècle. Sa voix
avait pris une sorte de peur religieuse, c’était comme s’il
eût parlé d’un tabernacle inaccessible, où se cachait le
dieu repu et accroupi, auquel ils donnaient tous leur chair,
et qu’ils n’avaient jamais vu.
—Au moins si l’on mangeait du pain à sa suffisance!
répéta pour la troisième fois Étienne, sans transition
apparente.
—Dame, oui! si l’on mangeait toujours du pain, ce serait
trop beau!
Le cheval était parti, le charretier disparut à son tour, d’un
pas traînard d’invalide. Près du culbuteur, le manoeuvre
n’avait point bougé, ramassé en boule, enfonçant le menton
entre ses genoux, fixant sur le vide ses gros yeux éteints.
Quand il eut repris son paquet, Étienne ne s’éloigna pas
encore. Il sentait les rafales lui glacer le dos, pendant que
sa poitrine brûlait, devant le grand feu. Peut-être, tout de
même, ferait-il bien de s’adresser à la fosse: le vieux
pouvait ne pas savoir; puis, il se résignait, il accepterait
n’importe quelle besogne. Où aller et que devenir, à travers
ce pays affamé par le chômage? laisser derrière un mur sa
carcasse de chien perdu? Cependant, une hésitation le
troublait, une peur du Voreux, au milieu de cette plaine

rase, noyée sous une nuit si épaisse. A chaque
bourrasque, le vent paraissait grandir, comme s’il eût
soufflé d’un horizon sans cesse élargi. Aucune aube ne
blanchissait dans le ciel mort, les hauts fourneaux seuls
flambaient, ainsi que les fours à coke, ensanglantant les
ténèbres, sans en éclairer l’inconnu. Et le Voreux, au fond
de son trou, avec son tassement de bête méchante,
s’écrasait davantage, respirait d’une haleine plus grosse et
plus longue, l’air gêné par sa digestion pénible de chair
humaine.
II
Au milieu des champs de blé et de betteraves, le coron
des Deux-Cent-Quarante dormait sous la nuit noire. On
distinguait vaguement les quatre immenses corps de
petites maisons adossées, des corps de caserne ou
d’hôpital, géométriques, parallèles, que séparaient les trois
larges avenues, divisées en jardins égaux. Et, sur le
plateau désert, on entendait la seule plainte des rafales,
dans les treillages arrachés des clôtures.
Chez les Maheu, au numéro 16 du deuxième corps, rien ne
bougeait. Des ténèbres épaisses noyaient l’unique
chambre du premier étage, comme écrasant de leur poids
le sommeil des êtres que l’on sentait là, en tas, la bouche

ouverte, assommés de fatigue. Malgré le froid vif du
dehors, l’air alourdi avait une chaleur vivante, cet
étouffement chaud des chambrées les mieux tenues, qui
sentent le bétail humain.
Quatre heures sonnèrent au coucou de la salle du rez-de-
chaussée, rien encore ne remua, des haleines grêles
sifflaient, accompagnées de deux ronflements sonores. Et,
brusquement, ce fut Catherine qui se leva. Dans sa fatigue,
elle avait, par habitude, compté les quatre coups du timbre,
à travers le plancher, sans trouver la force de s’éveiller
complètement. Puis, les jambes jetées hors des
couvertures, elle tâtonna, frotta enfin une allumette et alluma
la chandelle. Mais elle restait assise, la tête si pesante,
qu’elle se renversait entre les deux épaules, cédant au
besoin invincible de retomber sur le traversin.
Maintenant, la chandelle éclairait la chambre, carrée, à
deux fenêtres, que trois lits emplissaient. Il y avait une
armoire, une table, deux chaises de vieux noyer, dont le ton
fumeux tachait durement les murs, peints en jaune clair. Et
rien autre, des hardes pendues à des clous, une cruche
posée sur le carreau, près d’une terrine rouge servant de
cuvette. Dans le lit de gauche, Zacharie, l’aîné, un garçon
de vingt et un ans, était couché avec son frère Jeanlin, qui
achevait sa onzième année; dans celui de droite, deux
mioches, Lénore et Henri, la première de six ans, le
second de quatre, dormaient aux bras l’un de l’autre; tandis
que Catherine partageait le troisième lit avec sa soeur

Alzire, si chétive pour ses neuf ans, qu’elle ne l’aurait même
pas sentie près d’elle, sans la bosse de la petite infirme qui
lui enfonçait les côtes. La porte vitrée était ouverte, on
apercevait le couloir du palier, l’espèce de boyau où le
père et la mère occupaient un quatrième lit, contre lequel
ils avaient dû installer le berceau de la dernière venue,
Estelle, âgée de trois mois à peine.
Cependant, Catherine fit un effort désespéré. Elle s’étirait,
elle crispait ses deux mains dans ses cheveux roux, qui lui
embroussaillaient le front et la nuque. Fluette pour ses
quinze ans, elle ne montrait de ses membres, hors du
fourreau étroit de sa chemise, que des pieds bleuis,
comme tatoués de charbon, et des bras délicats, dont la
blancheur de lait tranchait sur le teint blême du visage, déjà
gâté par les continuels lavages au savon noir. Un dernier
bâillement ouvrit sa bouche un peu grande, aux dents
superbes dans la pâleur chlorotique des gencives; pendant
que ses yeux gris pleuraient de sommeil combattu, avec
une expression douloureuse et brisée, qui semblait enfler
de fatigue sa nudité entière.
Mais un grognement arriva du palier, la voix de Maheu
bégayait, empâtée:
—Sacré nom! il est l’heure… C’est toi qui allumes,
Catherine?
—Oui, père… Ça vient de sonner, en bas.

—Dépêche-toi donc, fainéante! Si tu avais moins dansé
hier dimanche, tu nous aurais réveillés plus tôt… En voilà
une vie de paresse!
Et il continua de gronder, mais le sommeil le reprit à son
tour, ses reproches s’embarrassèrent, s’éteignirent dans un
nouveau ronflement.
La jeune fille, en chemise, pieds nus sur le carreau, allait et
venait par la chambre. Comme elle passait devant le lit
d’Henri et de Lénore, elle rejeta sur eux la couverture, qui
avait glissé; et ils ne s’éveillaient pas, anéantis dans le
gros sommeil de l’enfance. Alzire, les yeux ouverts, s’était
retournée pour prendre la place chaude de sa grande
soeur, sans prononcer un mot.
—Dis donc, Zacharie! et toi, Jeanlin, dis donc! répétait
Catherine, debout devant les deux frères, qui restaient
vautrés, le nez dans le traversin.
Elle dut saisir le grand par l’épaule et le secouer; puis,
tandis qu’il mâchait des injures, elle prit le parti de les
découvrir, en arrachant le drap. Cela lui parut drôle, elle se
mit à rire, lorsqu’elle vit les deux garçons se débattre, les
jambes nues.
—C’est bête, lâche-moi! grogna Zacharie de méchante
humeur, quand il se fut assis. Je n’aime pas les farces…
Dire, nom de Dieu! qu’il faut se lever!

Il était maigre, dégingandé, la figure longue, salie de
quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et
la pâleur anémique de toute la famille. Sa chemise lui
remontait au ventre, et il la baissa, non par pudeur, mais
parce qu’il n’avait pas chaud.
—C’est sonné en bas, répétait Catherine. Allons, houp! le
père se fâche.
Jeanlin, qui s’était pelotonné, referma les yeux, en disant:
—Va te faire fiche, je dors!
Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il était si petit, les
membres grêles, avec des articulations énormes, grossies
par des scrofules, qu’elle le prit, à pleins bras. Mais il
gigotait, son masque de singe blafard et crépu, troué de
ses yeux verts, élargi par ses grandes oreilles, pâlissait de
la rage d’être faible. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit.
—Méchant bougre! murmura-t-elle en retenant un cri et en
le posant par terre.
Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s’était pas
rendormie. Elle suivait de ses yeux intelligents d’infirme sa
soeur et ses deux frères, qui maintenant s’habillaient. Une
autre querelle éclata autour de la terrine, les garçons
bousculèrent la jeune fille, parce qu’elle se lavait trop
longtemps. Les chemises volaient, pendant que, gonflés

encore de sommeil, ils se soulageaient sans honte, avec
l’aisance tranquille d’une portée de jeunes chiens, grandis
ensemble. Du reste, Catherine fut prête la première. Elle
enfila sa culotte de mineur, passa la veste de toile, noua le
béguin bleu autour de son chignon; et, dans ces vêtements
propres du lundi, elle avait l’air d’un petit homme, rien ne lui
restait de son sexe, que le dandinement léger des
hanches.
—Quand le vieux rentrera, dit méchamment Zacharie, il
sera content de trouver le lit défait… Tu sais, je lui
raconterai que c’est toi.
Le vieux, c’était le grand-père, Bonnemort, qui, travaillant la
nuit, se couchait au jour; de sorte que le lit ne refroidissait
pas, il y avait toujours dedans quelqu’un à ronfler.
Sans répondre, Catherine s’était mise à tirer la couverture
et à la border. Mais, depuis un instant, des bruits
s’entendaient derrière le mur, dans la maison voisine. Ces
constructions de briques, installées économiquement par
la Compagnie, étaient si minces, que les moindres souffles
les traversaient. On vivait coude à coude, d’un bout à
l’autre; et rien de la vie intime n’y restait caché, même aux
gamins. Un pas lourd avait ébranlé un escalier, puis il y eut
comme une chute molle, suivie d’un soupir d’aise.
—Bon! dit Catherine, Levaque descend, et voilà Bouteloup
qui va retrouver la Levaque.

Jeanlin ricana, les yeux d’Alzire eux-mêmes brillèrent.
Chaque matin, ils s’égayaient ainsi du ménage à trois des
voisins, un haveur qui logeait un ouvrier de la coupe à terre,
ce qui donnait à la femme deux hommes, l’un de nuit, l’autre
de jour.
—Philomène tousse, reprit Catherine, après avoir tendu
l’oreille.
Elle parlait de l’aînée des Levaque, une grande fille de dix-
neuf ans, la maîtresse de Zacharie, dont elle avait deux
enfants déjà, si délicate de poitrine d’ailleurs, qu’elle était
cribleuse à la fosse, n’ayant jamais pu travailler au fond.
—Ah, ouiche! Philomène! répondit Zacharie, elle s’en
moque, elle dort!… C’est cochon de dormir jusqu’à six
heures!
Il passait sa culotte, lorsqu’il ouvrit une fenêtre, préoccupé
d’une idée brusque. Au-dehors, dans les ténèbres, le coron
s’éveillait, des lumières pointaient une à une, entre les
lames des persiennes. Et ce fut encore une dispute: il se
penchait pour guetter s’il ne verrait pas sortir de chez les
Pierron, en face, le maître-porion du Voreux, qu’on accusait
de coucher avec la Pierronne; tandis que sa soeur lui criait
que le mari avait, depuis la veille, pris son service de jour à
l’accrochage, et que bien sûr Dansaert n’avait pu coucher,
cette nuit-là. L’air entrait par bouffées glaciales, tous deux
s’emportaient, en soutenant chacun l’exactitude de ses

renseignements, lorsque des cris et des larmes éclatèrent.
C’était, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait.
Du coup, Maheu se réveilla. Qu’avait-il donc dans les os?
voilà qu’il se rendormait comme un propre à rien! Et il jurait
si fort, que les enfants, à côté, ne soufflaient plus. Zacharie
et Jeanlin achevèrent de se laver, avec une lenteur déjà
lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours.
Les deux mioches, Lénore et Henri, aux bras l’un de l’autre,
n’avaient pas remué, respirant du même petit souffle,
malgré le vacarme.
—Catherine, donne-moi la chandelle! cria Maheu.
Elle finissait de boutonner sa veste, elle porta la chandelle
dans le cabinet, laissant ses frères chercher leurs
vêtements, au peu de clarté qui venait de la porte. Son
père sautait du lit. Mais elle ne s’arrêta point, elle descendit
en gros bas de laine, à tâtons, et alluma dans la salle une
autre chandelle, pour préparer le café. Tous les sabots de
la famille étaient sous le buffet.
—Te tairas-tu, vermine! reprit Maheu, exaspéré des cris
d’Estelle, qui continuaient.
Il était petit comme le vieux Bonnemort, et il lui ressemblait
en gras, la tête forte, la face plate et livide, sous les
cheveux jaunes, coupés très courts. L’enfant hurlait
davantage, effrayée par ces grands bras noueux qui se

balançaient au-dessus d’elle.
—Laisse-la, tu sais bien qu’elle ne veut pas se taire, dit la
Maheude, en s’allongeant au milieu du lit.
Elle aussi venait de s’éveiller, et elle se plaignait, c’était
bête de ne jamais faire sa nuit complète. Ils ne pouvaient
donc partir doucement? Enfouie dans la couverture, elle ne
montrait que sa figure longue, aux grands traits, d’une
beauté lourde, déjà déformée à trente-neuf ans par sa vie
de misère et les sept enfants qu’elle avait eus. Les yeux au
plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme
s’habillait. Ni l’un ni l’autre n’entendait plus la petite qui
s’étranglait à crier.
—Hein? tu sais, je suis sans le sou, et nous voici à lundi
seulement: encore six jours à attendre la quinzaine… Il n’y a
pas moyen que ça dure. A vous tous, vous apportez neuf
francs. Comment veux-tu que j’arrive? nous sommes dix à
la maison.
—Oh! neuf francs! se récria Maheu. Moi et Zacharie, trois:
ça fait six… Catherine et le père, deux: ça fait quatre;
quatre et six, dix… Et Jeanlin, un, ça fait onze.
—Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de
chômage…
Jamais plus de neuf, entends-tu?
Il ne répondit pas, occupé à chercher par terre sa ceinture

de cuir.
Puis, il dit en se relevant:
—Faut pas se plaindre, je suis tout de même solide. Il y en
a plus d’un, à quarante-deux ans, qui passe au
raccommodage.
—Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du
pain… Qu’est-ce que je vais fiche, dis? Tu n’as rien, toi?
—J’ai deux sous.
—Garde-les pour boire une chope… Mon Dieu! qu’est-ce
que je vais fiche? Six jours, ça n’en finit plus. Nous devons
soixante francs à Maigrat, qui m’a mise à la porte avant-
hier. Ça ne m’empêchera pas de retourner le voir. Mais, s’il
s’entête à refuser…
Et la Maheude continua d’une voix morne, la tête immobile,
fermant par instants les yeux sous la clarté triste de la
chandelle. Elle disait le buffet vide, les petits demandant
des tartines, le café même manquant, et l’eau qui donnait
des coliques, et les longues journées passées à tromper la
faim avec des feuilles de choux bouillies. Peu à peu, elle
avait dû hausser le ton, car le hurlement d’Estelle couvrait
ses paroles. Ces cris devenaient insoutenables. Maheu
parut tout d’un coup les entendre, hors de lui, et il saisit la
petite dans le berceau, il la jeta sur le lit de la mère, en
balbutiant de fureur:

—Tiens! prends-la, je l’écraserais… Nom de Dieu d’enfant!
ça ne manque de rien, ça tète, et ça se plaint plus haut que
les autres!
Estelle s’était mise à téter, en effet. Disparue sous la
couverture, calmée par la tiédeur du lit, elle n’avait plus
qu’un petit bruit goulu des lèvres.
—Est-ce que les bourgeois de la Piolaine ne t’ont pas dit
d’aller les voir? reprit le père au bout d’un silence.
La mère pinça la bouche, d’un air de doute découragé.
—Oui, ils m’ont rencontrée, ils portent des vêtements aux
enfants pauvres… Enfin, je mènerai ce matin chez eux
Lénore et Henri. S’ils me donnaient cent sous seulement.
Le silence recommença. Maheu était prêt. Il demeura un
moment immobile, puis il conclut de sa voix sourde:
—Qu’est-ce que tu veux? c’est comme ça, arrange-toi pour
la soupe… Ça n’avance à rien d’en causer, vaut mieux être
là-bas au travail.


—Bien sûr, répondit la Maheude. Souffle la chandelle, je
n’ai pas besoin de voir la couleur de mes idées.
Il souffla la chandelle. Déjà, Zacharie et Jeanlin
descendaient; il les suivit; et l’escalier de bois craquait
sous leurs pieds lourds, chaussés de laine. Derrière eux, le

cabinet et la chambre étaient retombés aux ténèbres. Les
enfants dormaient, les paupières d’Alzire elle-même
s’étaient closes. Mais la mère restait maintenant les yeux
ouverts dans l’obscurité, tandis que, tirant sur sa mamelle
pendante de femme épuisée, Estelle ronronnait comme un
petit chat.
En bas, Catherine s’était d’abord occupée du feu, la
cheminée de fonte, à grille centrale, flanquée de deux
fours, et où brûlait constamment un feu de houille. La
Compagnie distribuait par mois, à chaque famille, huit
hectolitres d’escaillage, charbon dur ramassé dans les
voies. Il s’allumait difficilement, et la jeune fille qui couvrait
le feu chaque soir, n’avait qu’à le secouer le matin, en
ajoutant des petits morceaux de charbon tendre, triés avec
soin. Puis, après avoir posé une bouillotte sur la grille, elle
s’accroupit devant le buffet.
C’était une salle assez vaste, tenant tout le rez-de-
chaussée, peinte en vert pomme, d’une propreté flamande,
avec ses dalles lavées à grande eau et semées de sable
blanc. Outre le buffet de sapin verni, l’ameublement
consistait en une table et des chaises du même bois.
Collées sur les murs, des enluminures violentes, les
portraits de l’Empereur et de l’Impératrice donnés par la
Compagnie, des soldats et des saints, bariolés d’or,
tranchaient crûment dans la nudité claire de la pièce; et il
n’y avait d’autres ornements qu’une boîte de carton rose sur
le buffet, et que le coucou à cadran peinturluré, dont le gros

tic-tac semblait emplir le vide du plafond. Près de la porte
de l’escalier, une autre porte conduisait à la cave. Malgré la
propreté, une odeur d’oignon cuit, enfermée depuis la
veille, empoisonnait l’air chaud, cet air alourdi, toujours
chargé d’une âcreté de houille.
Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait. Il ne restait
qu’un bout de pain, du fromage blanc en suffisance, mais à
peine une lichette de beurre; et il s’agissait de faire les
tartines pour eux quatre. Enfin, elle se décida, coupa les
tranches, en prit une qu’elle couvrit de fromage, en frotta
une autre de beurre, puis les colla ensemble: c’était «le
briquet», la double tartine emportée chaque matin à la
fosse. Bientôt, les quatre briquets furent en rang sur la
table, répartis avec une sévère justice, depuis le gros du
père jusqu’au petit de Jeanlin.
Catherine, qui paraissait toute à son ménage, devait
pourtant rêvasser aux histoires que Zacharie racontait sur
le maître-porion et la Pierronne, car elle entrebâilla la porte
d’entrée et jeta un coup d’oeil dehors. Le vent soufflait
toujours, des clartés plus nombreuses couraient sur les
façades basses du coron, d’où montait une vague
trépidation de réveil. Déjà des portes se refermaient, des
files noires d’ouvriers s’éloignaient dans la nuit. Était-elle
bête, de se refroidir, puisque le chargeur à l’accrochage
dormait bien sûr, en attendant d’aller prendre son service, à
six heures! Et elle restait, elle regardait la maison, de
l’autre côté des jardins. La porte s’ouvrit, sa curiosité

s’alluma. Mais ce ne pouvait être que la petite des Pierron,
Lydie, qui partait pour la fosse.
Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. Elle ferma, se
hâta de courir: l’eau bouillait et se répandait, éteignant le
feu. Il ne restait plus de café, elle dut se contenter de
passer l’eau sur le marc de la veille; puis, elle sucra dans la
cafetière, avec de la cassonade. Justement, son père et
ses deux frères descendaient.
—Fichtre! déclara Zacharie, quand il eut mis le nez dans
son bol, en voilà un qui ne nous cassera pas la tête!
Maheu haussa les épaules d’un air résigné.
—Bah! c’est chaud, c’est bon tout de même.
Jeanlin avait ramassé les miettes des tartines et trempait
une soupe. Après avoir bu, Catherine acheva de vider la
cafetière dans les gourdes de fer-blanc. Tous quatre,
debout, mal éclairés par la chandelle fumeuse, avalaient en
hâte.
—Y sommes-nous à la fin! dit le père. On croirait qu’on a
des
rentes!
Mais une voix vint de l’escalier, dont ils avaient laissé la
porte ouverte. C’était la Maheude qui criait:

—Prenez tout le pain, j’ai un peu de vermicelle pour les
enfants!
—Oui, oui! répondit Catherine.
Elle avait recouvert le feu, en calant, sur un coin de la grille,
un restant de soupe, que le grand-père trouverait chaude,
lorsqu’il rentrerait à six heures. Chacun prit sa paire de
sabots sous le buffet, se passa la ficelle de sa gourde à
l’épaule, et fourra son briquet dans son dos, entre la
chemise et la veste. Et ils sortirent, les hommes devant, la
fille derrière, soufflant la chandelle, donnant un tour de clef.
La maison redevint noire.
—Tiens! nous filons ensemble, dit un homme qui refermait
la porte de la maison voisine.
C’était Levaque, avec son fils Bébert, un gamin de douze
ans, grand ami de Jeanlin. Catherine, étonnée, étouffa un
rire, à l’oreille de Zacharie: quoi donc? Bouteloup
n’attendait même plus que le mari fût parti!
Maintenant, dans le coron, les lumières s’éteignaient. Une
dernière porte claqua, tout dormait de nouveau, les
femmes et les petits reprenaient leur somme, au fond des
lits plus larges. Et, du village éteint au Voreux qui soufflait,
c’était sous les rafales un lent défilé d’ombres, le départ
des charbonniers pour le travail, roulant des épaules,
embarrassés de leurs bras, qu’ils croisaient sur la poitrine;

tandis que, derrière, le briquet faisait à chacun une bosse.
Vêtus de toile mince, ils grelottaient de froid, sans se hâter
davantage, débandés le long de la route, avec un
piétinement de troupeau.
III
Étienne, descendu enfin du terri, venait d’entrer au Voreux;
et les hommes auxquels il s’adressait, demandant s’il y
avait du travail, hochaient la tête, lui disaient tous d’attendre
le maître-porion. On le laissait libre, au milieu des
bâtiments mal éclairés, pleins de trous noirs, inquiétants
avec la complication de leurs salles et de leurs étages.
Après avoir monté un escalier obscur à moitié détruit, il
s’était trouvé sur une passerelle branlante, puis avait
traversé le hangar du criblage, plongé dans une nuit si
profonde, qu’il marchait les mains en avant, pour ne pas se
heurter. Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes,
énormes, trouèrent les ténèbres. Il était sous le beffroi,
dans la salle de recette, à la bouche même du puits.
Un porion, le père Richomme, un gros à figure de bon
gendarme, barrée de moustaches grises, se dirigeait
justement vers le bureau du receveur.
—On n’a pas besoin d’un ouvrier ici, pour n’importe quel

travail? demanda de nouveau Étienne.
Richomme allait dire non; mais il se reprit et répondit
comme les autres, en s’éloignant:
—Attendez monsieur Dansaert, le maître-porion.
Quatre lanternes étaient plantées là, et les réflecteurs, qui
jetaient toute la lumière sur le puits, éclairaient vivement les
rampes de fer, les leviers des signaux et des verrous, les
madriers des guides, où glissaient les deux cages. Le
reste, la vaste salle, pareille à une nef d’église, se noyait,
peuplée de grandes ombres flottantes. Seule, la
lampisterie flambait au fond, tandis que, dans le bureau du
receveur, une maigre lampe mettait comme une étoile près
de s’éteindre. L’extraction venait d’être reprise; et, sur les
dalles de fonte, c’était un tonnerre continu, les berlines de
charbon roulées sans cesse, les courses des moulineurs,
dont on distinguait les longues échines penchées, dans le
remuement de toutes ces choses noires et bruyantes qui
s’agitaient.
Un instant, Étienne resta immobile, assourdi, aveuglé. Il
était glacé, des courants d’air entraient de partout. Alors, il
fit quelques pas, attiré par la machine, dont il voyait
maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en
arrière du puits, à vingt-cinq mètres, dans une salle plus
haute, et assise si carrément sur son massif de briques,
qu’elle marchait à toute vapeur, de toute sa force de quatre

cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle
énorme, émergeant et plongeant avec une douceur huilée,
donnât un frisson aux murs. Le machineur, debout à la
barre de mise en train, écoutait les sonneries des signaux,
ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, où le puits
était figuré, avec ses étages différents, par une rainure
verticale, que parcouraient des plombs pendus à des
ficelles, représentant les cages. Et, à chaque départ,
quand la machine se remettait en branle, les bobines, les
deux immenses roues de cinq mètres de rayon, aux
moyeux desquels les deux câbles d’acier s’enroulaient et
se déroulaient en sens contraire, tournaient d’une telle
vitesse, qu’elles n’étaient plus qu’une poussière grise.
—Attention donc! crièrent trois moulineurs, qui traînaient
une échelle gigantesque.
Étienne avait manqué d’être écrasé. Ses yeux
s’habituaient, il regardait en l’air filer les câbles, plus de
trente mètres de ruban d’acier, qui montaient d’une volée
dans le beffroi, où ils passaient sur les molettes, pour
descendre à pic dans le puits s’attacher aux cages
d’extraction. Une charpente de fer, pareille à la haute
charpente d’un clocher, portait les molettes. C’était un
glissement d’oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite
rapide, le continuel va-et-vient d’un fil de poids énorme, qui
pouvait enlever jusqu’à douze mille kilogrammes, avec une
vitesse de dix mètres à la seconde.

—Attention donc, nom de Dieu! crièrent de nouveau les
moulineurs, qui poussaient l’échelle de l’autre côté, pour
visiter la molette de gauche.
Lentement, Étienne revint à la recette. Ce vol géant sur sa
tête l’ahurissait. Et, grelottant dans les courants d’air, il
regarda la manoeuvre des cages, les oreilles cassées par
le roulement des berlines. Près du puits, le signal
fonctionnait, un lourd marteau à levier, qu’une corde tirée
du fond laissait tomber sur un billot. Un coup pour arrêter,
deux pour descendre, trois pour monter: c’était sans
relâche comme des coups de massue dominant le tumulte,
accompagnés d’une claire sonnerie de timbre; pendant
que le moulineur, dirigeant la manoeuvre, augmentait
encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans
un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas,
apparaissaient et s’enfonçaient, se vidaient et se
remplissaient, sans qu’Étienne comprît rien à ces
besognes compliquées.
Il ne comprenait bien qu’une chose: le puits avalait des
hommes par bouchées de vingt et de trente, et d’un coup
de gosier si facile, qu’il semblait ne pas les sentir passer.
Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait.
Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main,
attendant par petits groupes d’être en nombre suffisant.
Sans un bruit, d’un jaillissement doux de bête nocturne, la
cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec
ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines

de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers,
sortaient les berlines, les remplaçaient par d’autres, vides
ou chargées à l’avance des bois de taille. Et c’était dans
les berlines vides que s’empilaient les ouvriers, cinq par
cinq, jusqu’à quarante d’un coup, lorsqu’ils tenaient toutes
les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement
sourd et indistinct, pendant qu’on tirait quatre fois la corde
du signal d’en bas, «sonnant à la viande», pour prévenir de
ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger
sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une
pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du
câble.
—C’est profond? demanda Étienne à un mineur, qui
attendait près de lui, l’air somnolent.
—Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l’homme.
Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à
trois cent vingt.
Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait.
Étienne reprit:
—Et quand ça casse?
—Ah! quand ça casse…
Le mineur acheva d’un geste. Son tour était arrivé, la cage
avait reparu, de son mouvement aisé et sans fatigue. Il s’y
accroupit avec des camarades, elle replongea, puis jaillit

de nouveau au bout de quatre minutes à peine, pour
engloutir une autre charge d’hommes. Pendant une demi-
heure, le puits en dévora de la sorte, d’une gueule plus ou
moins gloutonne, selon la profondeur de l’accrochage où ils
descendaient, mais sans un arrêt, toujours affamé, de
boyaux géants capables de digérer un peuple. Cela
s’emplissait, s’emplissait encore, et les ténèbres restaient
mortes, la cage montait du vide dans le même silence
vorace.
Étienne, à la longue, fut repris du malaise qu’il avait
éprouvé déjà sur le terri. Pourquoi s’entêter? ce maître
porion le congédierait comme les autres. Une peur vague
le décida brusquement: il s’en alla, il ne s’arrêta dehors que
devant le bâtiment des générateurs. La porte, grande
ouverte, laissait voir sept chaudières à deux foyers. Au
milieu de la buée blanche, dans le sifflement des fuites, un
chauffeur était occupé à charger un des foyers, dont
l’ardente fournaise se faisait sentir jusque sur le seuil; et le
jeune homme, heureux d’avoir chaud, s’approchait, lorsqu’il
rencontra une nouvelle bande de charbonniers, qui arrivait
à la fosse. C’étaient les Maheu et les Levaque. Quand il
aperçut, en tête, Catherine avec son air doux de garçon,
l’idée superstitieuse lui vint de risquer une dernière
demande.
—Dites donc, camarade, on n’a pas besoin d’un ouvrier ici,
pour n’importe quel travail?

Elle le regarda, surprise, un peu effrayée de cette voix
brusque qui sortait de l’ombre. Mais, derrière elle, Maheu
avait entendu, et il répondit, il causa un instant. Non, on
n’avait besoin de personne. Ce pauvre diable d’ouvrier,
perdu sur les routes, l’intéressait. Lorsqu’il le quitta, il dit
aux autres:
—Hein! on pourrait être comme ça… Faut pas se plaindre,
tous n’ont pas du travail à crever.
La bande entra et alla droit à la baraque, vaste salle
grossièrement crépie, entourée d’armoires que fermaient
des cadenas. Au centre, une cheminée de fer, une sorte de
poêle sans porte, était rouge, si bourrée de houille
incandescente, que des morceaux craquaient et
déboulaient sur la terre battue du sol. La salle ne se trouvait
éclairée que par ce brasier, dont les reflets sanglants
dansaient le long des boiseries crasseuses, jusqu’au
plafond sali d’une poussière noire.
Comme les Maheu arrivaient, des rires éclataient dans la
grosse chaleur. Une trentaine d’ouvriers étaient debout, le
dos tourné à la flamme, se rôtissant d’un air de jouissance.
Avant la descente, tous venaient ainsi prendre et emporter
dans la peau un bon coup de feu, pour braver l’humidité du
puits. Mais, ce matin-là, on s’égayait davantage, on
plaisantait la Mouquette, une herscheuse de dix-huit ans,
bonne fille dont la gorge et le derrière énormes crevaient la
veste et la culotte. Elle habitait Réquillart avec son père, le

vieux Mouque, palefrenier, et Mouquet son frère, moulineur;
seulement, les heures de travail n’étant pas les mêmes, elle
se rendait seule à la fosse; et, au milieu des blés en été,
contre un mur en hiver, elle se donnait du plaisir, en
compagnie de son amoureux de la semaine. Toute la mine
y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre
conséquence. Un jour qu’on lui reprochait un cloutier de
Marchiennes, elle avait failli crever de colère, criant qu’elle
se respectait trop, qu’elle se couperait un bras, si quelqu’un
pouvait se flatter de l’avoir vue avec un autre qu’un
charbonnier.
—Ce n’est donc plus le grand Chaval? disait un mineur en
ricanant. T’as pris ce petiot-là? Mais lui faudrait une
échelle!… Je vous ai aperçus derrière Réquillart. A preuve
qu’il est monté sur une borne.
—Après? répondait la Mouquette en belle humeur. Qu’est-
ce que ça te fiche? On ne t’a pas appelé pour que tu
pousses.
Et cette grossièreté bonne enfant redoublait les éclats des
hommes, qui enflaient leurs épaules, à demi cuites par le
poêle; tandis que, secouée elle-même de rires, elle
promenait au milieu d’eux l’indécence de son costume, d’un
comique troublant, avec ses bosses de chair, exagérées
jusqu’à l’infirmité.
Mais la gaieté tomba, Mouquette racontait à Maheu que

Fleurance, la grande Fleurance, ne viendrait plus: on l’avait
trouvée, la veille, raide sur son lit, les uns disaient d’un
décrochement du coeur, les autres d’un litre de genièvre bu
trop vite. Et Maheu se désespérait: encore de la
malchance, voilà qu’il perdait une de ses herscheuses,
sans pouvoir la remplacer immédiatement! Il travaillait au
marchandage, ils étaient quatre haveurs associés dans sa
taille, lui, Zacharie, Levaque et Chaval. S’ils n’avaient plus
que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Tout
d’un coup, il cria:
—Tiens! et cet homme qui cherchait de l’ouvrage!
Justement, Dansaert passait devant la baraque. Maheu lui
conta l’histoire, demanda l’autorisation d’embaucher
l’homme; et il insistait sur le désir que témoignait la
Compagnie de substituer aux herscheuses des garçons,
comme à Anzin. Le maître-porion eut d’abord un sourire,
car le projet d’exclure les femmes du fond répugnait
d’ordinaire aux mineurs, qui s’inquiétaient du placement de
leurs filles, peu touchés de la question de moralité et
d’hygiène. Enfin, après avoir hésité, il permit, mais en se
réservant de faire ratifier sa décision par M. Négrel,
l’ingénieur.
—Ah bien! déclara Zacharie, il est loin, l’homme, s’il court
toujours!
—Non, dit Catherine, je l’ai vu s’arrêter aux chaudières.

—Va donc, fainéante! cria Maheu.
La jeune fille s’élança, pendant qu’un flot de mineurs
montaient au puits, cédant le feu à d’autres. Jeanlin, sans
attendre son père, alla lui aussi prendre sa lampe, avec
Bébert, gros garçon naïf, et Lydie, chétive fillette de dix
ans. Partie devant eux, la Mouquette s’exclamait dans
l’escalier noir, en les traitant de sales mioches et en
menaçant de les gifler, s’ils la pinçaient.
Étienne, dans le bâtiment aux chaudières, causait en effet
avec le chauffeur, qui chargeait les foyers de charbon. Il
éprouvait un grand froid, à l’idée de la nuit où il lui fallait
rentrer. Pourtant, il se décidait à partir, lorsqu’il sentit une
main se poser sur son épaule.
—Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous.
D’abord, il ne comprit pas. Puis, il eut un élan de joie, il
serra énergiquement les mains de la jeune fille.
—Merci, camarade… Ah! vous êtes un bon bougre, par
exemple!
Elle se mit à rire, en le regardant dans la rouge lueur des
foyers, qui les éclairaient. Cela l’amusait, qu’il la prît pour un
garçon, fluette encore, son chignon caché sous le béguin.
Lui, riait aussi de contentement; et ils restèrent un instant
tous deux à se rire à la face, les joues allumées.

Maheu, dans la baraque, accroupi devant sa caisse, retirait
ses sabots et ses gros bas de laine. Lorsque Étienne fut là,
on régla tout en quatre paroles: trente sous par jour, un
travail fatigant, mais qu’il apprendrait vite. Le haveur lui
conseilla de garder ses souliers, et il lui prêta une vieille
barrette, un chapeau de cuir destiné à garantir le crâne,
précaution que le père et les enfants dédaignaient. Les
outils furent sortis de la caisse, où se trouvait justement la
pelle de Fleurance. Puis, quand Maheu y eut enfermé leurs
sabots, leurs bas, ainsi que le paquet d’Étienne, il
s’impatienta brusquement.
—Que fait-il donc, cette rosse de Chaval? Encore quelque
fille culbutée sur un tas de pierres!… Nous sommes en
retard d’une demi-heure, aujourd’hui.
Zacharie et Levaque se rôtissaient tranquillement les
épaules. Le premier finit par dire:
—C’est Chaval que tu attends?… Il est arrivé avant nous, il
est descendu tout de suite.
—Comment! tu sais ça et tu ne m’en dis rien!… Allons!
allons!
dépêchons.
Catherine, qui chauffait ses mains, dut suivre la bande.
Étienne la laissa passer, monta derrière elle. De nouveau,
il voyageait dans un dédale d’escaliers et de couloirs

obscurs, où les pieds nus faisaient un bruit mou de vieux
chaussons. Mais la lampisterie flamboya, une pièce vitrée,
emplie de râteliers qui alignaient par étages des centaines
de lampes Davy, visitées, lavées de la veille, allumées
comme des cierges au fond d’une chapelle ardente. Au
guichet, chaque ouvrier prenait la sienne, poinçonnée à
son chiffre; puis, il l’examinait, la fermait lui-même; pendant
que le marqueur, assis à une table, inscrivait sur le registre
l’heure de la descente.
Il fallut que Maheu intervînt pour la lampe de son nouveau
herscheur. Et il y avait encore une précaution, les ouvriers
défilaient devant un vérificateur, qui s’assurait si toutes les
lampes étaient bien fermées.
—Fichtre! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine
grelottante.
Étienne se contenta de hocher la tête. Il se retrouvait
devant le puits, au milieu de la vaste salle, balayée de
courants d’air. Certes, il se croyait brave, et pourtant une
émotion désagréable le serrait à la gorge, dans le tonnerre
des berlines, les coups sourds des signaux, le beuglement
étouffé du porte-voix, en face du vol continu de ces câbles,
déroulés et enroulés à toute vapeur par les bobines de la
machine. Les cages montaient, descendaient avec leur
glissement de bête de nuit, engouffraient toujours des
hommes, que la gueule du trou semblait boire. C’était son
tour maintenant, il avait très froid, il gardait un silence

nerveux, qui faisait ricaner Zacharie et Levaque; car tous
deux désapprouvaient l’embauchage de cet inconnu,
Levaque surtout, blessé de n’avoir pas été consulté. Aussi
Catherine fut-elle heureuse d’entendre son père expliquer
les choses au jeune homme.
—Regardez, au-dessus de la cage, il y a un parachute, des
crampons de fer qui s’enfoncent dans les guides, en cas
de rupture. Ça fonctionne, oh! pas toujours… Oui, le puits
est divisé en trois compartiments, fermés par des
planches, du haut en bas: au milieu les cages, à gauche le
goyot des échelles…
Mais il s’interrompit pour gronder, sans se permettre de
trop hausser la voix:
—Qu’est-ce que nous fichons là, nom de Dieu! Est-il
permis de nous faire geler de la sorte!
Le porion Richomme, qui allait descendre lui aussi, sa
lampe à feu libre fixée par un clou dans le cuir de sa
barrette, l’entendit se plaindre.
—Méfie-toi, gare aux oreilles! murmura-t-il paternellement,
en vieux mineur resté bon pour les camarades. Faut bien
que les manoeuvres se fassent… Tiens! nous y sommes,
embarque avec ton monde.
La cage, en effet, garnie de bandes de tôle et d’un grillage
à petites mailles, les attendait, d’aplomb sur les verrous.

Maheu, Zacharie, Levaque, Catherine se glissèrent dans
une berline du fond; et, comme ils devaient y tenir cinq,
Étienne y entra à son tour; mais les bonnes places étaient
prises, il lui fallut se tasser près de la jeune fille, dont un
coude lui labourait le ventre. Sa lampe l’embarrassait, on
lui conseilla de l’accrocher à une boutonnière de sa veste. Il
n’entendit pas, la garda maladroitement à la main.
L’embarquement continuait, dessus et dessous, un
enfournement confus de bétail. On ne pouvait donc partir,
que se passait-il? Il lui semblait s’impatienter depuis de
longues minutes. Enfin, une secousse l’ébranla, et tout
sombra; les objets autour de lui s’envolèrent, tandis qu’il
éprouvait un vertige anxieux de chute, qui lui tirait les
entrailles. Cela dura tant qu’il fut au jour, franchissant les
deux étages des recettes, au milieu de la fuite tournoyante
des charpentes. Puis, tombé dans le noir de la fosse, il
resta étourdi, n’ayant plus la perception nette de ses
sensations.
—Nous voilà partis, dit paisiblement Maheu.
Tous étaient à l’aise. Lui, par moments, se demandait s’il
descendait ou s’il montait. Il y avait comme des
immobilités, quand la cage filait droit, sans toucher aux
guides; et de brusques trépidations se produisaient
ensuite, une sorte de dansement dans les madriers, qui lui
donnait la peur d’une catastrophe. Du reste, il ne pouvait
distinguer les parois du puits, derrière le grillage où il collait
sa face. Les lampes éclairaient mal le tassement des

corps, à ses pieds. Seule, la lampe à feu libre du porion,
dans la berline voisine, brillait comme un phare.
—Celui-ci a quatre mètres de diamètre, continuait Maheu,
pour l’instruire. Le cuvelage aurait bon besoin d’être refait,
car l’eau filtre de tous côtés… Tenez! nous arrivons au
niveau, entendez-vous?
Étienne se demandait justement quel était ce bruit
d’averse. Quelques grosses gouttes avaient d’abord sonné
sur le toit de la cage, comme au début d’une ondée; et,
maintenant, la pluie augmentait, ruisselait, se changeait en
un véritable déluge. Sans doute, la toiture était trouée, car
un filet d’eau, coulant sur son épaule, le trempait jusqu’à la
chair. Le froid devenait glacial, on enfonçait dans une
humidité noire, lorsqu’on traversa un rapide éblouissement,
la vision d’une caverne où des hommes s’agitaient, à la
lueur d’un éclair. Déjà, on retombait au néant.
Maheu disait:
—C’est le premier accrochage. Nous sommes à trois cent
vingt mètres… Regardez la vitesse.
Levant sa lampe, il éclaira un madrier des guides, qui filait
ainsi qu’un rail sous un train lancé à toute vapeur; et, au-
delà, on ne voyait toujours rien. Trois autres accrochages
passèrent, dans un envolement de clartés. La pluie
assourdissante battait les ténèbres.

—Comme c’est profond! murmura Étienne.
Cette chute devait durer depuis des heures. Il souffrait de la
fausse position qu’il avait prise, n’osant bouger, torturé
surtout par le coude de Catherine. Elle ne prononçait pas
un mot, il la sentait seulement contre lui, qui le réchauffait.
Lorsque la cage, enfin, s’arrêta au fond, à cinq cent
cinquante-quatre mètres, il s’étonna d’apprendre que la
descente avait duré juste une minute. Mais le bruit des
verrous qui se fixaient, la sensation sous lui de cette
solidité, l’égaya brusquement; et ce fut en plaisantant qu’il
tutoya Catherine.
—Qu’as-tu sous la peau, à être chaud comme ça?… J’ai
ton coude dans le ventre, bien sûr.
Alors, elle éclata aussi. Était-il bête, de la prendre encore
pour un garçon! Il avait donc les yeux bouchés?
—C’est dans l’oeil que tu l’as, mon coude, répondit-elle, au
milieu d’une tempête de rires, que le jeune homme, surpris,
ne s’expliqua point.
La cage se vidait, les ouvriers traversèrent la salle de
l’accrochage, une salle taillée dans le roc, voûtée en
maçonnerie, et que trois grosses lampes à feu libre
éclairaient. Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient
violemment des berlines pleines. Une odeur de cave
suintait des murs, une fraîcheur salpêtrée où passaient des

souffles chauds, venus de l’écurie voisine. Quatre galeries
s’ouvraient là, béantes.
—Par ici, dit Maheu à Étienne. Vous n’y êtes pas, nous
avons à faire deux bons kilomètres.
Les ouvriers se séparaient, se perdaient par groupes, au
fond de ces trous noirs. Une quinzaine venaient de
s’engager dans celui de gauche; et Étienne marchait le
dernier, derrière Maheu, que précédaient Catherine,
Zacharie et Levaque. C’était une belle galerie de roulage, à
travers banc, et d’un roc si solide, qu’elle avait eu besoin
seulement d’être muraillée en partie. Un par un, ils allaient,
ils allaient toujours, sans une parole, avec les petites
flammes des lampes. Le jeune homme butait à chaque
pas, s’embarrassait les pieds dans les rails. Depuis un
instant, un bruit sourd l’inquiétait, le bruit lointain d’un orage
dont la violence semblait croître et venir des entrailles de la
terre. Était-ce le tonnerre d’un éboulement, écrasant sur
leurs têtes la masse énorme qui les séparait du jour? Une
clarté perça la nuit, il sentit trembler le roc; et, lorsqu’il se fut
rangé le long du mur, comme les camarades, il vit passer
contre sa face un gros cheval blanc, attelé à un train de
berlines. Sur la première, tenant les guides, Bébert était
assis; tandis que Jeanlin, les poings appuyés au bord de la
dernière, courait pieds nus.
On se remit en marche. Plus loin, un carrefour se présenta,
deux nouvelles galeries s’ouvraient, et la bande s’y divisa

encore, les ouvriers se répartissaient peu à peu dans tous
les chantiers de la mine. Maintenant, la galerie de roulage
était boisée, des étais de chêne soutenaient le toit,
faisaient à la roche ébouleuse une chemise de charpente,
derrière laquelle on apercevait les lames des schistes,
étincelants de mica, et la masse grossière des grès, ternes
et rugueux. Des trains de berlines pleines ou vides
passaient continuellement, se croisaient, avec leur tonnerre
emporté dans l’ombre par des bêtes vagues, au trot de
fantôme. Sur la double voie d’un garage, un long serpent
noir dormait, un train arrêté, dont le cheval s’ébroua, si
noyé de nuit, que sa croupe confuse était comme un bloc
tombé de la voûte. Des portes d’aérage battaient, se
refermaient lentement. Et, à mesure qu’on avançait, la
galerie devenait plus étroite, plus basse, inégale de toit,
forçant les échines à se plier sans cesse.
Étienne, rudement, se heurta la tête. Sans la barrette de
cuir, il avait le crâne fendu. Pourtant, il suivait avec
attention, devant lui, les moindres gestes de Maheu, dont la
silhouette sombre se détachait sur la lueur des lampes.
Pas un des ouvriers ne se cognait, ils devaient connaître
chaque bosse, noeud des bois ou renflement de la roche.
Le jeune homme souffrait aussi du sol glissant, qui se
trempait de plus en plus. Par moments, il traversait de
véritables mares, que le gâchis boueux des pieds révélait
seul. Mais ce qui l’étonnait surtout, c’étaient les brusques
changements de température. En bas du puits, il faisait
très frais, et dans la galerie de roulage, par où passait tout

l’air de la mine, soufflait un vent glacé, dont la violence
tournait à la tempête, entre les muraillements étroits.
Ensuite, à mesure qu’on s’enfonçait dans les autres voies,
qui recevaient seulement leur part disputée d’aérage, le
vent tombait, la chaleur croissait, une chaleur suffocante,
d’une pesanteur de plomb.
Maheu n’avait plus ouvert la bouche. Il prit à droite une
nouvelle galerie, en disant simplement à Étienne, sans se
tourner:
—La veine Guillaume.
C’était la veine où se trouvait leur taille. Dès les premières
enjambées, Étienne se meurtrit de la tête et des coudes.
Le toit en pente descendait si bas, que, sur des longueurs
de vingt et trente mètres, il devait marcher cassé en deux.
L’eau arrivait aux chevilles. On fit ainsi deux cents mètres;
et, tout d’un coup, il vit disparaître Levaque, Zacharie et
Catherine, qui semblaient s’être envolés par une fissure
mince, ouverte devant lui.
—Il faut monter, reprit Maheu. Pendez votre lampe à une
boutonnière, et accrochez-vous aux bois.
Lui-même disparut. Étienne dut le suivre. Cette cheminée,
laissée dans la veine, était réservée aux mineurs et
desservait toutes les voies secondaires. Elle avait
l’épaisseur de la couche de charbon, à peine soixante

centimètres. Heureusement, le jeune homme était mince,
car, maladroit encore, il s’y hissait avec une dépense inutile
de muscles, aplatissant les épaules et les hanches,
avançant à la force des poignets, cramponné aux bois.
Quinze mètres plus haut, on rencontra la première voie
secondaire; mais il fallut continuer, la taille de Maheu et
consorts était à la sixième voie, dans l’enfer, ainsi qu’ils
disaient; et, de quinze mètres en quinze mètres, les voies
se superposaient, la montée n’en finissait plus, à travers
cette fente qui raclait le dos et la poitrine. Étienne râlait,
comme si le poids des roches lui eût broyé les membres,
les mains arrachées, les jambes meurtries, manquant d’air
surtout, au point de sentir le sang lui crever la peau.
Vaguement, dans une voie, il aperçut deux bêtes
accroupies, une petite, une grosse, qui poussaient des
berlines: c’étaient Lydie et la Mouquette, déjà au travail. Et
il lui restait à grimper la hauteur de deux tailles! La sueur
l’aveuglait, il désespérait de rattraper les autres, dont il
entendait les membres agiles frôler le roc d’un long
glissement.
—Courage, ça y est! dit la voix de Catherine.
Mais, comme il arrivait en effet, une autre voix cria du fond
de la taille:
—Eh bien! quoi donc? est-ce qu’on se fout du monde…?
J’ai deux kilomètres à faire de Montsou, et je suis là le
premier!

C’était Chaval, un grand maigre de vingt-cinq ans, osseux,
les traits forts, qui se fâchait d’avoir attendu. Lorsqu’il
aperçut Étienne, il demanda, avec une surprise de mépris:
—Qu’est-ce que c’est que ça?
Et, Maheu lui ayant conté l’histoire, il ajouta entre les dents:
—Alors, les garçons mangent le pain des filles!
Les deux hommes échangèrent un regard, allumé d’une de
ces haines d’instinct qui flambent subitement. Étienne avait
senti l’injure, sans comprendre encore. Un silence régna,
tous se mettaient au travail. C’étaient enfin les veines peu à
peu emplies, les tailles en activité, à chaque étage, au bout
de chaque voie. Le puits dévorateur avait avalé sa ration
quotidienne d’hommes, près de sept cents ouvriers, qui
besognaient à cette heure dans cette fourmilière géante,
trouant la terre de toutes parts, la criblant ainsi qu’un vieux
bois piqué des vers. Et, au milieu du silence lourd, de
l’écrasement des couches profondes, on aurait pu, l’oreille
collée à la roche, entendre le branle de ces insectes
humains en marche, depuis le vol du câble qui montait et
descendait la cage d’extraction, jusqu’à la morsure des
outils entamant la houille, au fond des chantiers d’abattage.
Étienne, en se tournant, se trouva de nouveau serré contre
Catherine. Mais, cette fois, il devina les rondeurs
naissantes de la gorge, il comprit tout d’un coup cette

tiédeur qui l’avait pénétré.
—Tu es donc une fille? murmura-t-il, stupéfait.
Elle répondit de son air gai, sans rougeur:
—Mais oui… Vrai! tu y as mis le temps!
IV
Les quatre haveurs venaient de s’allonger les uns au-
dessus des autres, sur toute la montée du front de taille.
Séparés par les planches à crochets qui retenaient le
charbon abattu, ils occupaient chacun quatre mètres
environ de la veine; et cette veine était si mince, épaisse à
peine en cet endroit de cinquante centimètres, qu’ils se
trouvaient là comme aplatis entre le toit et le mur, se
traînant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner
sans se meurtrir les épaules. Ils devaient, pour attaquer la
houille, rester couchés sur le flanc, le cou tordu, les bras
levés et brandissant de biais la rivelaine, le pic à manche
court.
En bas, il y avait d’abord Zacharie; Levaque et Chaval
s’étageaient au-dessus; et, tout en haut enfin, était Maheu.
Chacun havait le lit de schiste, qu’il creusait à coups de

rivelaine; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la
couche, et il détachait le bloc, en enfonçant un coin de fer,
à la partie supérieure. La houille était grasse, le bloc se
brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des
cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche,
s’étaient amassés sous eux, les haveurs disparaissaient,
murés dans l’étroite fente.
C’était Maheu qui souffrait le plus. En haut, la température
montait jusqu’à trente-cinq degrés, l’air ne circulait pas,
l’étouffement à la longue devenait mortel. Il avait dû, pour
voir clair, fixer sa lampe à un clou, près de sa tête; et cette
lampe, qui chauffait son crâne, achevait de lui brûler le
sang. Mais son supplice s’aggravait surtout de l’humidité.
La roche, au-dessus de lui, à quelques centimètres de son
visage, ruisselait d’eau, de grosses gouttes continues et
rapides, tombant sur une sorte de rythme entêté, toujours à
la même place. Il avait beau tordre le cou, renverser la
nuque: elles battaient sa face, s’écrasaient, claquaient
sans relâche. Au bout d’un quart d’heure, il était trempé,
couvert de sueur lui-même, fumant d’une chaude buée de
lessive. Ce matin-là, une goutte, s’acharnant dans son oeil,
le faisait jurer. Il ne voulait pas lâcher son havage, il donnait
de grands coups, qui le secouaient violemment entre les
deux roches, ainsi qu’un puceron pris entre deux feuillets
d’un livre, sous la menace d’un aplatissement complet.
Pas une parole n’était échangée. Ils tapaient tous, on
n’entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme

lointains. Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un
écho dans l’air mort. Et il semblait que les ténèbres fussent
d’un noir inconnu, épaissi par les poussières volantes du
charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les
mèches des lampes, sous leurs chapeaux de toile
métallique, n’y mettaient que des points rougeâtres. On ne
distinguait rien, la taille s’ouvrait, montait ainsi qu’une large
cheminée, plate et oblique, où la suie de dix hivers aurait
amassé une nuit profonde. Des formes spectrales s’y
agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une
rondeur de hanche, un bras noueux, une tête violente,
barbouillée comme pour un crime. Parfois, en se
détachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des
arêtes, brusquement allumés d’un reflet de cristal. Puis, tout
retombait au noir, les rivelaines tapaient à grands coups
sourds, il n’y avait plus que le halètement des poitrines, le
grognement de gêne et de fatigue, sous la pesanteur de
l’air et la pluie des sources.
Zacharie, les bras mous d’une noce de la veille, lâcha vite
la besogne en prétextant la nécessité de boiser, ce qui lui
permettait de s’oublier à siffler doucement, les yeux vagues
dans l’ombre. Derrière les haveurs, près de trois mètres de
la veine restaient vides, sans qu’ils eussent encore pris la
précaution de soutenir la roche, insoucieux du danger et
avares de leur temps.
—Eh! l’aristo! cria le jeune homme à Étienne, passe-moi
des bois.

Étienne, qui apprenait de Catherine à manoeuvrer sa pelle,
dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille
une petite provision. Chaque matin, d’habitude, on les
descendait tout coupés sur la mesure de la couche.
—Dépêche-toi donc, sacrée flemme! reprit Zacharie, en
voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au
milieu du charbon, les bras embarrassés de quatre
morceaux de chêne.
Il faisait, avec son pic, une entaille dans le toit, puis une
autre dans le mur; et il y calait les deux bouts du bois, qui
étayait ainsi la roche. L’après-midi, les ouvriers de la
coupe à terre prenaient les déblais laissés au fond de la
galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchées
exploitées de la veine, où ils noyaient les bois, en ne
ménageant que la voie inférieure et la voie supérieure,
pour le roulage.
Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait détaché son bloc. Il
essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s’inquiéta
de ce que Zacharie était monté faire derrière lui.
—Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons après déjeuner…
Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de
berlines.
—C’est que, répondit le jeune homme, ça baisse.
Regarde, il y a une gerçure. J’ai peur que ça n’éboule.

Mais le père haussa les épaules. Ah! ouiche! ébouler! Et
puis, ce ne serait pas la première fois, on s’en tirerait tout
de même. Il finit par se fâcher, il renvoya son fils au front de
taille.
Tous, du reste, se détiraient. Levaque, resté sur le dos,
jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d’un
grès venait d’écorcher au sang. Chaval, furieusement,
enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir
moins chaud. Ils étaient déjà noirs de charbon, enduits
d’une poussière fine que la sueur délayait, faisait couler en
ruisseaux et en mares. Et Maheu recommença le premier à
taper, plus bas, la tête au ras de la roche. Maintenant, la
goutte lui tombait sur le front, si obstinée, qu’il croyait la
sentir lui percer d’un trou les os du crâne.
—Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à
Étienne. Ils gueulent toujours.
Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. Chaque berline
chargée arrivait au jour telle qu’elle partait de la taille,
marquée d’un jeton spécial pour que le receveur pût la
mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand
soin de l’emplir et de ne prendre que le charbon propre:
autrement, elle était refusée à la recette.
Le jeune homme, dont les yeux s’habituaient à l’obscurité,
la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose; et
il n’aurait pu dire son âge, il lui donnait douze ans, tellement

elle lui semblait frêle. Pourtant, il la sentait plus vieille, d’une
liberté de garçon, d’une effronterie naïve, qui le gênait un
peu: elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa tête
blafarde de Pierrot, serrée aux tempes par le béguin. Mais
ce qui l’étonnait, c’était la force de cette enfant, une force
nerveuse où il entrait beaucoup d’adresse. Elle emplissait
sa berline plus vite que lui, à petits coups de pelle réguliers
et rapides; elle la poussait ensuite jusqu’au plan incliné,
d’une seule poussée lente, sans accrocs, passant à l’aise
sous les roches basses. Lui, se massacrait, déraillait,
restait en détresse.
A la vérité, ce n’était point un chemin commode. Il y avait
une soixantaine de mètres, de la taille au plan incliné; et la
voie, que les mineurs de la coupe à terre n’avaient pas
encore élargie, était un véritable boyau, de toit très inégal,
renflé de continuelles bosses: à certaines places, la berline
chargée passait tout juste, le herscheur devait s’aplatir,
pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tête.
D’ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà. On les voyait,
rompus au milieu, en longues déchirures pâles, ainsi que
des béquilles trop faibles. Il fallait prendre garde de
s’écorcher à ces cassures; et, sous le lent écrasement qui
faisait éclater des rondins de chêne gros comme la cuisse,
on se coulait à plat ventre, avec la sourde inquiétude
d’entendre brusquement craquer son dos.
—Encore! dit Catherine en riant.

La berline d’Étienne venait de dérailler, au passage le plus
difficile. Il n’arrivait point à rouler droit, sur ces rails qui se
faussaient dans la terre humide; et il jurait, il s’emportait, se
battait rageusement avec les roues, qu’il ne pouvait, malgré
des efforts exagérés, remettre en place.
—Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fâches, jamais
ça ne marchera.
Adroitement, elle s’était glissée, avait enfoncé à reculons le
derrière sous la berline; et, d’une pesée des reins, elle la
soulevait et la replaçait. Le poids était de sept cents
kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses.
Il fallut qu’elle lui montrât à écarter les jambes, à s’arc-
bouter les pieds contre les bois, des deux côtés de la
galerie, pour se donner des points d’appui solides. Le
corps devait être penché, les bras raidis, de façon à
pousser de tous les muscles, des épaules et des hanches.
Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe
tendue, les poings si bas, qu’elle semblait trotter à quatre
pattes, ainsi qu’une de ces bêtes naines qui travaillent
dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures,
mais sans une plainte, avec l’indifférence de l’habitude,
comme si la commune misère était pour tous de vivre ainsi
ployé. Et il ne parvenait pas à en faire autant, ses souliers
le gênaient, son corps se brisait, à marcher de la sorte, la
tête basse. Au bout de quelques minutes, cette position
devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible,

qu’il se mettait un instant à genoux, pour se redresser et
respirer.
Puis, au plan incliné, c’était une corvée nouvelle. Elle lui
apprit à emballer vivement sa berline. En haut et en bas de
ce plan, qui desservait toutes les tailles, d’un accrochage à
un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le
receveur en bas. Ces vauriens de douze à quinze ans se
criaient des mots abominables; et, pour les avertir, il fallait
en hurler de plus violents. Alors, dès qu’il y avait une berline
vide à remonter, le receveur donnait le signal, la
herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait
monter l’autre, quand le freineur desserrait son frein. En
bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les
chevaux roulaient jusqu’au puits.
—Ohé! sacrées rosses! criait Catherine dans le plan,
entièrement boisé, long d’une centaine de mètres, qui
résonnait comme un porte-voix gigantesque.
Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni
l’un ni l’autre. A tous les étages, le roulage s’arrêta. Une
voix grêle de fillette finit par dire:
—Y en a un sur la Mouquette, bien sûr!
Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la
veine se tenaient le ventre.
—Qui est-ce? demanda Étienne à Catherine.

Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une galopine qui
en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide
qu’une femme, malgré ses bras de poupée. Quant à la
Mouquette, elle était bien capable d’être avec les deux
galibots à la fois.
Mais la voix du receveur monta, criant d’emballer. Sans
doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf
étages, on n’entendit plus que les appels réguliers des
galibots et que l’ébrouement des herscheuses arrivant au
plan, fumantes comme des juments trop chargées. C’était
le coup de bestialité qui soufflait dans la fosse, le désir
subit du mâle, lorsqu’un mineur rencontrait une de ces filles
à quatre pattes, les reins en l’air, crevant de ses hanches
sa culotte de garçon.
Et, à chaque voyage, Étienne retrouvait au fond
l’étouffement de la taille, la cadence sourde et brisée des
rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs
s’obstinant à leur besogne. Tous les quatre s’étaient mis
nus, confondus dans la houille, trempés d’une boue noire
jusqu’au béguin. Un moment, il avait fallu dégager Maheu
qui râlait, ôter les planches pour faire glisser le charbon sur
la voie. Zacharie et Levaque s’emportaient contre la veine,
qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les
conditions de leur marchandage désastreuses. Chaval se
tournait, restait un instant sur le dos, à injurier Étienne, dont
la présence, décidément, l’exaspérait.

—Espèce de couleuvre! ça n’a pas la force d’une fille!… Et
veux-tu remplir ta berline! Hein? c’est pour ménager tes
bras… Nom de Dieu! je te retiens les dix sous, si tu nous
en fais refuser une!
Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque-là
d’avoir trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale
hiérarchie du manoeuvre et du maître ouvrier. Mais il n’allait
plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes
atroces, le tronc serré dans une ceinture de fer.
Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à
déjeuner.
Maheu avait une montre qu’il ne regarda même pas. Au
fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de
cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste.
Puis, descendus de la taille, ils s’accroupirent, les coudes
aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si
habituelle aux mineurs, qu’ils la gardent même hors de la
mine, sans éprouver le besoin d’un pavé ou d’une poutre
pour s’asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait
gravement à l’épaisse tranche, en lâchant de rares paroles
sur le travail de la matinée. Catherine, demeurée debout,
finit par rejoindre Étienne, qui s’était allongé plus loin, en
travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait là une
place à peu près sèche.
—Tu ne manges pas? demanda-t-elle, la bouche pleine,
son briquet à la

main.
Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un
sou, sans un morceau de pain peut-être.
—Veux-tu partager avec moi?
Et, comme il refusait, en jurant qu’il n’avait pas faim, la voix
tremblante du déchirement de son estomac, elle continua
gaiement:
—Ah! si tu es dégoûté!… Mais, tiens! je n’ai mordu que de
ce côté-ci, je vais te donner celui-là.
Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune
homme, prenant sa moitié, se retint pour ne pas la dévorer
d’un coup; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu’elle
n’en vît point le frémissement. De son air tranquille de bon
camarade, elle venait de se coucher près de lui, à plat
ventre, le menton dans une main, mangeant de l’autre avec
lenteur. Leurs lampes, entre eux, les éclairaient.
Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le
trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires.
Vaguement, elle souriait de plaisir.
—Alors, tu es machineur, et on t’a renvoyé de ton chemin
de fer…
Pourquoi?

—Parce que j’avais giflé mon chef.
Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées
héréditaires de subordination, d’obéissance passive.
—Je dois dire que j’avais bu, continua-t-il, et quand je bois,
cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les
autres… Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans
avoir le besoin de manger un homme… Ensuite, je suis
malade pendant deux jours.
—Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.
—Ah! n’aie pas peur, je me connais!
Et il hochait la tête, il avait une haine de l’eau-de-vie, la
haine du dernier enfant d’une race d’ivrognes, qui souffrait
dans sa chair de toute cette ascendance trempée et
détraquée d’alcool, au point que la moindre goutte en était
devenue pour lui un poison.
—C’est à cause de maman que ça m’ennuie d’avoir été
mis à la rue, dit-il après avoir avalé une bouchée. Maman
n’est pas heureuse, et je lui envoyais de temps à autre une
pièce de cent sous.
—Où est-elle donc, ta mère?
—A Paris… Blanchisseuse, rue de la Goutte-d’Or.

Il y eut un silence. Quand il pensait à ces choses, un
vacillement pâlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de
la lésion dont il couvait l’inconnu, dans sa belle santé de
jeunesse. Un instant, il resta les regards noyés au fond des
ténèbres de la mine; et, à cette profondeur, sous le poids
et l’étouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mère
jolie encore et vaillante, lâchée par son père, puis reprise
après s’être mariée à un autre, vivant entre les deux
hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau,
dans le vin, dans l’ordure. C’était là-bas, il se rappelait la
rue, des détails lui revenaient: le linge sale au milieu de la
boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et
des gifles à casser les mâchoires.
—Maintenant, reprit-il d’une voix lente, ce n’est pas avec
trente sous que je pourrai lui faire des cadeaux… Elle va
crever de misère, c’est sûr.
Il eut un haussement d’épaules désespéré, il mordit de
nouveau dans sa tartine.
—Veux-tu boire? demanda Catherine qui débouchait sa
gourde. Oh! c’est du café, ça ne te fera pas de mal… On
étouffe, quand on avale comme ça.
Mais il refusa: c’était bien assez de lui avoir pris la moitié
de son pain. Pourtant, elle insistait d’un air de bon coeur,
elle finit par dire:

—Eh bien! je bois avant toi, puisque tu es si poli…
Seulement, tu ne peux plus refuser à présent, ce serait
vilain.
Et elle lui tendit sa gourde. Elle s’était relevée sur les
genoux, il la voyait tout près de lui, éclairée par les deux
lampes. Pourquoi donc l’avait-il trouvée laide? Maintenant
qu’elle était noire, la face poudrée de charbon fin, elle lui
semblait d’un charme singulier. Dans ce visage envahi
d’ombre, les dents de la bouche trop grande éclataient de
blancheur, les yeux s’élargissaient, luisaient avec un reflet
verdâtre, pareils à des yeux de chatte. Une mèche des
cheveux roux, qui s’était échappée du béguin, lui
chatouillait l’oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si
jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de même.
—Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la
gourde.
Elle avala une seconde gorgée, le força à en prendre une
aussi, voulant partager, disait-elle; et ce goulot mince, qui
allait d’une bouche à l’autre, les amusait. Lui, brusquement,
s’était demandé s’il ne devait pas la saisir dans ses bras,
pour la baiser sur les lèvres. Elle avait de grosses lèvres
d’un rose pâle, avivées par le charbon, qui le tourmentaient
d’une envie croissante. Mais il n’osait pas, intimidé devant
elle, n’ayant eu à Lille que des filles, et de l’espèce la plus
basse, ignorant comment on devait s’y prendre avec une
ouvrière encore dans sa famille.

—Tu dois avoir quatorze ans alors? demanda-t-il, après
s’être remis à son pain.
Elle s’étonna, se fâcha presque.
—Comment! quatorze! mais j’en ai quinze!… C’est vrai, je
ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent
guère vite.
Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie
ni honte. Du reste, elle n’ignorait rien de l’homme ni de la
femme, bien qu’il la sentît vierge de corps, et vierge enfant,
retardée dans la maturité de son sexe par le milieu de
mauvais air et de fatigue où elle vivait. Quand il revint sur la
Mouquette, pour l’embarrasser, elle conta des histoires
épouvantables, la voix paisible, très égayée. Ah! celle-là en
faisait de belles! Et, comme il désirait savoir si elle-même
n’avait pas d’amoureux, elle répondit en plaisantant qu’elle
ne voulait pas contrarier sa mère, mais que cela arriverait
forcément un jour. Ses épaules s’étaient courbées, elle
grelottait un peu dans le froid de ses vêtements trempés de
sueur, la mine résignée et douce, prête à subir les choses
et les hommes.
—C’est qu’on en trouve, des amoureux, quand on vit tous
ensemble, n’est-ce pas?
—Bien sûr.

—Et puis, ça ne fait du mal à personne… On ne dit rien au
curé.
—Oh! le curé, je m’en fiche!… Mais il y a l’Homme noir.
—Comment, l’Homme noir?
—Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le
cou aux vilaines filles.
Il la regardait, craignant qu’elle ne se moquât de lui.
—Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien?
—Si fait, moi, je sais lire et écrire… Ça rend service chez
nous, car du temps de papa et de maman, on n’apprenait
pas.
Elle était décidément très gentille. Quand elle aurait fini sa
tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lèvres
roses. C’était une résolution de timide, une pensée de
violence qui étranglait sa voix. Ces vêtements de garçon,
cette veste et cette culotte sur cette chair de fille,
l’excitaient et le gênaient. Lui, avait avalé sa dernière
bouchée. Il but à la gourde, la lui rendit pour qu’elle la vidât.
Maintenant, le moment d’agir était venu, et il jetait un coup
d’oeil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu’une ombre
boucha la galerie.
Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il

s’avança, s’assura que Maheu ne pouvait le voir; et,
comme Catherine était restée à terre, sur son séant, il
l’empoigna par les épaules, lui renversa la tête, lui écrasa
la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant
de ne pas se préoccuper d’Étienne. Il y avait, dans ce
baiser, une prise de possession, une sorte de décision
jalouse.
Cependant, la jeune fille s’était révoltée.
—Laisse-moi, entends-tu!
Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux. Ses
moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son
visage noir, au grand nez en bec d’aigle. Et il la lâcha enfin,
et il s’en alla, sans dire un mot.
Un frisson avait glacé Étienne. C’était stupide d’avoir
attendu. Certes, non, à présent, il ne l’embrasserait pas,
car elle croirait peut-être qu’il voulait faire comme l’autre.
Dans sa vanité blessée, il éprouvait un véritable désespoir.
—Pourquoi as-tu menti? dit-il à voix basse. C’est ton
amoureux.
—Mais non, je te jure! cria-t-elle. Il n’y a pas ça entre nous.
Des fois, il veut rire… Même qu’il n’est pas d’ici, voilà six
mois qu’il est arrivé du Pas-de-Calais.
Tous deux s’étaient levés, on allait se remettre au travail.

Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute,
elle le trouvait plus joli que l’autre, elle l’aurait préféré peut-
être. L’idée d’une amabilité, d’une consolation la tracassait;
et, comme le jeune homme, étonné, examinait sa lampe
qui brûlait bleue, avec une large collerette pâle, elle tenta
au moins de le distraire.
—Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle
d’un air de bonne amitié.
Lorsqu’elle l’eut mené au fond de la taille, elle lui fit
remarquer une crevasse, dans la houille. Un léger
bouillonnement s’en échappait, un petit bruit, pareil à un
sifflement d’oiseau.
—Mets ta main, tu sens le vent… C’est du grisou.
Il resta surpris. Ce n’était que ça, cette terrible chose qui
faisait tout sauter? Elle riait, elle disait qu’il y en avait
beaucoup ce jour-là, pour que la flamme des lampes fût si
bleue.
—Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants! cria la
rude voix de
Maheu.
Catherine et Étienne se hâtèrent de remplir leurs berlines
et les poussèrent au plan incliné, l’échine raidie, rampant
sous le toit bossué de la voie. Dès le second voyage, la
sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau.

Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent,
ils abrégeaient le déjeuner, pour ne pas se refroidir; et
leurs briquets, mangés ainsi loin du soleil, avec une
voracité muette, leur chargeaient de plomb l’estomac.
Allongés sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n’avaient que
l’idée fixe de compléter un gros nombre de berlines. Tout
disparaissait dans cette rage du gain disputé si rudement.
Ils cessaient de sentir l’eau qui ruisselait et enflait leurs
membres, les crampes des attitudes forcées, l’étouffement
des ténèbres, où ils blêmissaient ainsi que des plantes
mises en cave. Pourtant, à mesure que la journée
s’avançait, l’air s’empoisonnait davantage, se chauffait de
la fumée des lampes, de la pestilence des haleines, de
l’asphyxie du grisou, gênant sur les yeux comme des toiles
d’araignée, et que devait seul balayer l’aérage de la nuit.
Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la
terre, n’ayant plus de souffle dans leurs poitrines
embrasées, tapaient toujours.
V
Maheu, sans regarder à sa montre laissée dans sa veste,
s’arrêta et dit:
—Bientôt une heure… Zacharie, est-ce fait?

Le jeune homme boisait depuis un instant. Au milieu de sa
besogne, il était resté sur le dos, les yeux vagues,
rêvassant aux parties de crosse qu’il avait faites la veille. Il
s’éveilla, il répondit:
—Oui, ça suffira, on verra demain.
Et il retourna prendre sa place à la taille. Levaque et
Chaval, eux aussi, lâchaient la rivelaine. Il y eut un repos.
Tous s’essuyaient le visage sur leurs bras nus, en
regardant la roche du toit, dont les masses schisteuses se
fendillaient. Ils ne causaient guère que de leur travail.
—Encore une chance, murmura Chaval, d’être tombé sur
des terres qui déboulent!… Ils n’ont pas tenu compte de ça,
dans le marchandage.
—Des filous! grogna Levaque. Ils ne cherchent qu’à nous
foutre
dedans.
Zacharie se mit à rire. Il se fichait du travail et du reste,
mais ça l’amusait d’entendre empoigner la Compagnie. De
son air placide, Maheu expliqua que la nature des terrains
changeait tous les vingt mètres. Il fallait être juste, on ne
pouvait rien prévoir. Puis, les deux autres continuant à
déblatérer contre les chefs, il devint inquiet, il regarda
autour de lui.

—Chut! en voilà assez!
—Tu as raison, dit Levaque, qui baissa également la voix.
C’est malsain.
Une obsession des mouchards les hantait, même à cette
profondeur, comme si la houille des actionnaires, encore
dans la veine, avait eu des oreilles.
—N’empêche, ajouta très haut Chaval d’un air de défi, que
si ce cochon de Dansaert me parle sur le ton de l’autre jour,
je lui colle une brique dans le ventre… Je ne l’empêche
pas, moi, de se payer les blondes qui ont la peau fine.
Cette fois, Zacharie éclata. Les amours du maître-porion et
de la Pierronne étaient la continuelle plaisanterie de la
fosse. Catherine elle-même, appuyée sur sa pelle, en bas
de la taille, se tint les côtes et mit d’une phrase Étienne au
courant; tandis que Maheu se fâchait, pris d’une peur qu’il
ne cachait plus.
—Hein? tu vas te taire!… Attends d’être tout seul, si tu veux
qu’il t’arrive du mal.
Il parlait encore, lorsqu’un bruit de pas vint de la galerie
supérieure. Presque aussitôt, l’ingénieur de la fosse, le
petit Négrel, comme les ouvriers le nommaient entre eux,
parut en haut de la taille, accompagné de Dansaert, le
maître-porion.

—Quand je le disais! murmura Maheu. Il y en a toujours là,
qui sortent de la terre.
Paul Négrel, neveu de M. Hennebeau, était un garçon de
vingt-six ans, mince et joli, avec des cheveux frisés et des
moustaches brunes. Son nez pointu, ses yeux vifs, lui
donnaient un air de furet aimable, d’une intelligence
sceptique, qui se changeait en une autorité cassante, dans
ses rapports avec les ouvriers. Il était vêtu comme eux,
barbouillé comme eux de charbon; et, pour les réduire au
respect, il montrait un courage à se casser les os, passant
par les endroits les plus difficiles, toujours le premier sous
les éboulements et dans les coups de grisou.
—Nous y sommes, n’est-ce pas? Dansaert, demanda-t-il.
Le maître-porion, un Belge à face épaisse, au gros nez
sensuel, répondit avec une politesse exagérée:
—Oui, monsieur Négrel… Voici l’homme qu’on a
embauché ce matin.
Tous deux s’étaient laissés glisser au milieu de la taille. On
fit monter Étienne. L’ingénieur leva sa lampe, le regarda,
sans le questionner.
—C’est bon, dit-il enfin. Je n’aime guère qu’on ramasse
des inconnus sur les routes… Surtout, ne recommencez
pas.

Et il n’écouta point les explications qu’on lui donnait, les
nécessités du travail, le désir de remplacer les femmes par
des garçons, pour le roulage. Il s’était mis à étudier le toit,
pendant que les haveurs reprenaient leurs rivelaines. Tout
d’un coup, il s’écria:
—Dites donc, Maheu, est-ce que vous vous fichez du
monde!… Vous allez tous y rester, nom d’un chien!
—Oh! c’est solide, répondit tranquillement l’ouvrier.
—Comment! solide!… Mais la roche tasse déjà, et vous
plantez des bois à plus de deux mètres, d’un air de regret!
Ah! vous êtes bien tous les mêmes, vous vous laisseriez
aplatir le crâne, plutôt que de lâcher la veine, pour mettre
au boisage le temps voulu!… Je vous prie de m’étayer ça
sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous!
Et, devant le mauvais vouloir des mineurs qui discutaient,
en disant qu’ils étaient bons juges de leur sécurité, il
s’emporta.
—Allons donc! quand vous aurez la tête broyée, est-ce que
c’est vous qui en supporterez les conséquences? Pas du
tout! ce sera la Compagnie, qui devra vous faire des
pensions, à vous ou à vos femmes… Je vous répète qu’on
vous connaît: pour avoir deux berlines de plus le soir, vous
donneriez vos peaux.
Maheu, malgré la colère dont il était peu à peu gagné, dit

encore posément:
—Si l’on nous payait assez, nous boiserions mieux.
L’ingénieur haussa les épaules, sans répondre. Il avait
achevé de descendre le long de la taille, il conclut
seulement d’en bas:
—Il vous reste une heure, mettez-vous tous à la besogne; et
je vous avertis que le chantier a trois francs d’amende.
Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles.
La force de la hiérarchie les retenait seule, cette hiérarchie
militaire qui, du galibot au maître-porion, les courbait les
uns sous les autres. Chaval et Levaque pourtant eurent un
geste furieux, tandis que Maheu les modérait du regard et
que Zacharie haussait gouailleusement les épaules. Mais
Étienne était peut-être le plus frémissant. Depuis qu’il se
trouvait au fond de cet enfer, une révolte lente le soulevait. Il
regarda Catherine résignée, l’échine basse. Était-ce
possible qu’on se tuât à une si dure besogne, dans ces
ténèbres mortelles, et qu’on n’y gagnât même pas les
quelques sous du pain quotidien?
Cependant, Négrel s’en allait avec Dansaert, qui s’était
contenté d’approuver d’un mouvement continu de la tête. Et
leurs voix, de nouveau, s’élevèrent: ils venaient de s’arrêter
encore, ils examinaient le boisage de la galerie, dont les
haveurs avaient l’entretien sur une longueur de dix mètres,

en arrière de la taille.
—Quand je vous dis qu’ils se fichent du monde! criait
l’ingénieur.
Et vous, nom d’un chien! vous ne surveillez donc pas?
—Mais si, mais si, balbutiait le maître-porion. On est las de
leur répéter les choses.
Négrel appela violemment:
—Maheu! Maheu!
Tous descendirent. Il continuait:
—Voyez ça, est-ce que ça tient?… C’est bâti comme
quatre sous. Voilà un chapeau que les moutons ne portent
déjà plus, tellement on l’a posé à la hâte… Pardi! je
comprends que le raccommodage nous coûte si cher.
N’est-ce pas? pourvu que ça dure tant que vous en avez la
responsabilité! Et puis tout casse, et la Compagnie est
forcée d’avoir une armée de raccommodeurs… Regardez
un peu là-bas, c’est un vrai massacre.
Chaval voulut parler, mais il le fit taire.
—Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu’on vous
paie davantage, hein? Eh bien! je vous préviens que vous
forcerez la Direction à faire une chose: oui, on vous paiera
le boisage à part, et l’on réduira proportionnellement le prix

de la berline. Nous verrons si vous y gagnerez… En
attendant, reboisez-moi ça tout de suite. Je passerai
demain.
Et, dans le saisissement causé par sa menace, il s’éloigna.
Dansaert, si humble devant lui, resta en arrière quelques
secondes, pour dire brutalement aux ouvriers:
—Vous me faites empoigner, vous autres… Ce n’est pas
trois francs d’amende que je vous flanquerai, moi! Prenez
garde!
Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son tour.
—Nom de Dieu! ce qui n’est pas juste n’est pas juste. Moi,
j’aime qu’on soit calme, parce que c’est la seule façon de
s’entendre; mais, à la fin, ils vous rendraient enragés…
Avez-vous entendu? la berline baissée, et le boisage à
part! encore une façon de nous payer moins!… Nom de
Dieu de nom de Dieu!
Il cherchait quelqu’un sur qui tomber, lorsqu’il aperçut
Catherine et Étienne, les bras ballants.
—Voulez-vous bien me donner des bois! Est-ce que ça
vous regarde?…
Je vas vous allonger mon pied quelque part.
Étienne alla se charger, sans rancune de cette rudesse, si
furieux lui-même contre les chefs, qu’il trouvait les mineurs

trop bons enfants.
Du reste, Levaque et Chaval s’étaient soulagés en gros
mots. Tous, même Zacharie, boisaient rageusement.
Pendant près d’une demi-heure, on n’entendit que le
craquement des bois, calés à coups de masse. Ils
n’ouvraient plus la bouche, ils soufflaient, s’exaspéraient
contre la roche, qu’ils auraient bousculée et remontée d’un
renfoncement d’épaules, s’ils l’avaient pu.
—En voilà assez! dit enfin Maheu, brisé de colère et de
fatigue. Une heure et demie… Ah! une propre journée,
nous n’aurons pas cinquante sous!… Je m’en vais, ça me
dégoûte.
Bien qu’il y eût encore une demi-heure de travail, il se
rhabilla. Les autres l’imitèrent. La vue seule de la taille les
jetait hors d’eux. Comme la herscheuse s’était remise au
roulage, ils l’appelèrent en s’irritant de son zèle: si le
charbon avait des pieds, il sortirait tout seul. Et les six,
leurs outils sous le bras, partirent, ayant à refaire les deux
kilomètres, retournant au puits par la route du matin.
Dans la cheminée, Catherine et Étienne s’attardèrent,
tandis que les haveurs glissaient jusqu’en bas. C’était une
rencontre, la petite Lydie, arrêtée au milieu d’une voie pour
les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la
Mouquette, prise d’un tel saignement de nez, que depuis
une heure elle était allée se tremper la figure quelque part,

on ne savait pas où. Puis, quand ils la quittèrent, l’enfant
poussa de nouveau sa berline, éreintée, boueuse,
raidissant ses bras et ses jambes d’insecte, pareille à une
maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd.
Eux, dévalaient sur le dos, aplatissaient leurs épaules, de
peur de s’arracher la peau du front; et ils filaient si raide, le
long de la roche polie par tous les derrières des chantiers,
qu’ils devaient, de temps à autre, se retenir aux bois, pour
que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en
plaisantant.
En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges
disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur
gaieté tomba, ils se mirent en marche d’un pas lourd de
fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient,
il la voyait à peine, noyée d’une sorte de brouillard fumeux;
et l’idée qu’elle était une fille lui causait un malaise, parce
qu’il se sentait bête de ne pas l’embrasser, et que le
souvenir de l’autre l’en empêchait. Assurément, elle lui avait
menti: l’autre était son amant, ils couchaient ensemble sur
tous les tas d’escaillage, car elle avait déjà le
déhanchement d’une gueuse. Sans raison, il la boudait,
comme si elle l’eût trompé. Elle pourtant, à chaque minute,
se tournait, l’avertissait d’un obstacle, semblait l’inviter à
être aimable. On était si perdu, on aurait si bien pu rire en
bons amis! Enfin, ils débouchèrent dans la galerie de
roulage, ce fut pour lui un soulagement à l’indécision dont il
souffrait; tandis qu’elle, une dernière fois, eut un regard
attristé, le regret d’un bonheur qu’ils ne retrouveraient plus.

Maintenant, autour d’eux, la vie souterraine grondait, avec
le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains,
emportés au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes
étoilaient la nuit. Ils devaient s’effacer contre la roche,
laisser la voie à des ombres d’hommes et de bêtes, dont
ils recevaient l’haleine au visage. Jeanlin, courant pieds
nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu’ils
n’entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient
toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant
pas les carrefours ni les rues du matin, s’imaginant qu’elle
le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait
surtout, c’était du froid, un froid grandissant qui l’avait pris
au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à
mesure qu’il se rapprochait du puits. Entre les
muraillements étroits, la colonne d’air soufflait de nouveau
en tempête. Il désespérait d’arriver jamais, lorsque,
brusquement, ils se trouvèrent dans la salle de
l’accrochage.
Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncée de
méfiance. Les autres étaient là, en sueur, dans le courant
glacé, muets comme lui, ravalant des grondements de
colère. Ils arrivaient trop tôt, on refusait de les remonter
avant une demi-heure, d’autant plus qu’on faisait des
manoeuvres compliquées, pour la descente d’un cheval.
Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un
bruit assourdissant de ferrailles remuées, et les cages
s’envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui

tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix
mètres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son
humidité vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse
autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient
sur les bras des leviers, au milieu de cette poussière d’eau
dont leurs vêtements se trempaient. La clarté rougeâtre
des trois lampes à feu libre, découpant de grandes ombres
mouvantes, donnait à cette salle souterraine un air de
caverne scélérate, quelque forge de bandits, voisine d’un
torrent.
Maheu tenta un dernier effort. Il s’approcha de Pierron, qui
avait pris son service à six heures.
—Voyons, tu peux bien nous laisser monter.
Mais le chargeur, un beau garçon, aux membres forts et au
visage doux, refusa d’un geste effrayé.
—Impossible, demande au porion… On me mettrait à
l’amende.
De nouveaux grondements furent étouffés. Catherine se
pencha, dit à l’oreille d’Étienne:
—Viens donc voir l’écurie. C’est là qu’il fait bon!
Et ils durent s’échapper sans être vus, car il était défendu
d’y aller. Elle se trouvait à gauche, au bout d’une courte
galerie. Longue de vingt-cinq mètres, haute de quatre,

taillée dans le roc et voûtée en briques, elle pouvait
contenir vingt chevaux. Il y faisait bon en effet, une bonne
chaleur de bêtes vivantes, une bonne odeur de litière
fraîche, tenue proprement. L’unique lampe avait une lueur
calme de veilleuse. Des chevaux au repos tournaient la
tête, avec leurs gros yeux d’enfants, puis se remettaient à
leur avoine, sans hâte, en travailleurs gras et bien portants,
aimés de tout le monde.
Mais, comme Catherine lisait à voix haute les noms, sur les
plaques de zinc, au-dessus des mangeoires, elle eut un
léger cri, en voyant un corps se dresser brusquement
devant elle. C’était la Mouquette, effarée, qui sortait d’un
tas de paille, où elle dormait. Le lundi, lorsqu’elle était trop
lasse des farces du dimanche, elle se donnait un violent
coup de poing sur le nez, quittait sa taille sous le prétexte
d’aller chercher de l’eau, et venait s’enfouir là, avec les
bêtes, dans la litière chaude. Son père, d’une grande
faiblesse pour elle, la tolérait, au risque d’avoir des ennuis.
Justement, le père Mouque entra, court, chauve, ravagé,
mais resté gros quand même, ce qui était rare chez un
ancien mineur de cinquante ans. Depuis qu’on en avait fait
un palefrenier, il chiquait à un tel point, que ses gencives
saignaient dans sa bouche noire. En apercevant les deux
autres avec sa fille, il se fâcha.
—Qu’est-ce que vous fichez là, tous? Allons, houp!
bougresses qui m’amenez un homme ici!… C’est propre

de venir faire vos saletés dans ma paille.
Mouquette trouvait ça drôle, se tenait le ventre. Mais
Étienne, gêné, s’en alla, tandis que Catherine lui souriait.
Comme tous trois retournaient à l’accrochage, Bébert et
Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut
un arrêt pour la manoeuvre des cages, et la jeune fille
s’approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant
de lui à son compagnon. C’était Bataille, le doyen de la
mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix
ans, il vivait dans ce trou, occupant le même coin de
l’écurie, faisant la même tâche le long des galeries noires,
sans avoir jamais revu le jour. Très gras, le poil luisant, l’air
bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, à
l’abri des malheurs de là-haut. Du reste, dans les ténèbres,
il était devenu d’une grande malignité. La voie où il
travaillait avait fini par lui être si familière, qu’il poussait de
la tête les portes d’aérage, et qu’il se baissait, afin de ne
pas se cogner, aux endroits trop bas. Sans doute aussi il
comptait ses tours, car lorsqu’il avait fait le nombre
réglementaire de voyages, il refusait d’en recommencer un
autre, on devait le reconduire à sa mangeoire. Maintenant,
l’âge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d’une
mélancolie. Peut-être revoyait-il vaguement, au fond de ses
rêvasseries obscures, le moulin où il était né, près de
Marchiennes, un moulin planté sur le bord de la Scarpe,
entouré de larges verdures, toujours éventé par le vent.
Quelque chose brûlait en l’air, une lampe énorme, dont le
souvenir exact échappait à sa mémoire de bête. Et il

restait la tête basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant
d’inutiles efforts pour se rappeler le soleil.
Cependant, les manoeuvres continuaient dans le puits, le
marteau des signaux avait tapé quatre coups, on
descendait le cheval; et c’était toujours une émotion, car il
arrivait parfois que la bête, saisie d’une telle épouvante,
débarquait morte. En haut, lié dans un filet, il se débattait
éperdument; puis, dès qu’il sentait le sol manquer sous lui,
il restait comme pétrifié, il disparaissait sans un
frémissement de la peau, l’oeil agrandi et fixe. Celui-ci
étant trop gros pour passer entre les guides, on avait dû,
en l’accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui
attacher la tête sur le flanc. La descente dura près de trois
minutes, on ralentissait la machine par précaution. Aussi,
en bas, l’émotion grandissait-elle. Quoi donc? Est-ce qu’on
allait le laisser en route, pendu dans le noir? Enfin, il parut,
avec son immobilité de pierre, son oeil fixe, dilaté de
terreur. C’était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé
Trompette.
—Attention! criait le père Mouque, chargé de le recevoir.
Amenez-le, ne le détachez pas encore.
Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte,
comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait
dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle
profonde, retentissante de vacarme. On commençait à le
délier, lorsque Bataille, dételé depuis un instant,

s’approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui
tombait ainsi de la terre. Les ouvriers élargirent le cercle en
plaisantant. Eh bien! quelle bonne odeur lui trouvait-il?
Mais Bataille s’animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait
sans doute la bonne odeur du grand air, l’odeur oubliée du
soleil dans les herbes. Et il éclata tout à coup d’un
hennissement sonore, d’une musique d’allégresse, où il
semblait y avoir l’attendrissement d’un sanglot. C’était la
bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une
bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce prisonnier de plus
qui ne remonterait que mort.
—Ah! cet animal de Bataille! criaient les ouvriers, égayés
par ces farces de leur favori. Le voilà qui cause avec le
camarade.
Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur
le flanc, comme s’il eût continué à sentir le filet l’étreindre,
garrotté par la peur. Enfin, on le mit debout d’un coup de
fouet, étourdi, les membres secoués d’un grand frisson. Et
le père Mouque emmena les deux bêtes qui fraternisaient.
—Voyons, y sommes-nous, à présent? demanda Maheu.
Il fallait débarrasser les cages, et du reste dix minutes
manquaient encore pour l’heure de la remonte. Peu à peu,
les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes
les galeries. Il y avait déjà là une cinquantaine d’hommes,
mouillés et grelottants, sous les fluxions de poitrine qui

soufflaient de partout. Pierron, malgré son visage
doucereux, gifla sa fille Lydie, parce qu’elle avait quitté la
taille avant l’heure. Zacharie pinçait sournoisement la
Mouquette, histoire de se réchauffer. Mais le
mécontentement grandissait, Chaval et Levaque
racontaient la menace de l’ingénieur, la berline baissée de
prix, le boisage payé à part; et des exclamations
accueillaient ce projet, une rébellion germait dans ce coin
étroit, à près de six cents mètres sous la terre. Bientôt, les
voix ne se continrent plus, ces hommes souillés de
charbon, glacés par l’attente, accusèrent la Compagnie de
tuer au fond une moitié de ses ouvriers, et de faire crever
l’autre moitié de faim. Étienne écoutait, frémissant.
—Dépêchons! dépêchons! répétait aux chargeurs le
porion Richomme.
Il hâtait la manoeuvre pour la remonte, ne voulant point
sévir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les
murmures devenaient tels, qu’il fut forcé de s’en mêler.
Derrière lui, on criait que ça ne durerait pas toujours et
qu’un beau matin la boutique sauterait.
—Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, fais-les donc taire.
Quand on n’est pas les plus forts, on doit être les plus
sages.
Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s’inquiéter, n’eut
point à intervenir. Soudain, les voix tombèrent: Négrel et

Dansaert, revenant de leur inspection, débouchaient d’une
galerie, en sueur aussi tous les deux. L’habitude de la
discipline fit ranger les hommes, tandis que l’ingénieur
traversait le groupe, sans une parole. Il se mit dans une
berline, le maître-porion dans une autre; on tira cinq fois le
signal, sonnant à la grosse viande, comme on disait pour
les chefs; et la cage fila en l’air, au milieu d’un silence
morne.
VI
Dans la cage qui le remontait, tassé avec quatre autres,
Étienne résolut de reprendre sa course affamée, le long
des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de
redescendre au fond de cet enfer, pour n’y pas même
gagner son pain. Catherine, enfournée au-dessus de lui,
n’était plus là, contre son flanc, d’une bonne chaleur
engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer à des
bêtises, et s’éloigner; car, avec son instruction plus large, il
ne se sentait point la résignation de ce troupeau, il finirait
par étrangler quelque chef.
Brusquement, il fut aveuglé. La remonte venait d’être si
rapide, qu’il restait ahuri du grand jour, les paupières
battantes dans cette clarté dont il s’était déshabitué déjà.
Ce n’en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la

cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la
porte, le flot des ouvriers sautait des berlines.
—Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie à l’oreille du
moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir?
Le Volcan était un café-concert de Montsou. Mouquet
cligna l’oeil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait
les mâchoires. Petit et gros comme son père, il avait le nez
effronté d’un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du
lendemain. Justement, la Mouquette sortait à son tour, et il
lui allongea une claque formidable sur les reins, par
tendresse fraternelle.
Étienne reconnaissait à peine la haute nef de la recette,
qu’il avait vue inquiétante, dans les lueurs louches des
lanternes. Ce n’était que nu et sale. Un jour terreux entrait
par les fenêtres poussiéreuses. Seule, la machine luisait,
là-bas, avec ses cuivres; les câbles d’acier, enduits de
graisse, filaient comme des rubans trempés d’encre; et les
molettes en haut, l’énorme charpente qui les supportait, les
cages, les berlines, tout ce métal prodigué assombrissait
la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans relâche,
le grondement des roues ébranlait les dalles de fonte;
tandis que, de la houille ainsi promenée, montait une fine
poudre de charbon, qui poudrait à noir le sol, les murs,
jusqu’aux solives du beffroi.
Mais Chaval, ayant donné un coup d’oeil au tableau des

jetons, dans le petit bureau vitré du receveur, revint furieux.
Il avait constaté qu’on leur refusait deux berlines, l’une
parce qu’elle ne contenait pas la quantité réglementaire,
l’autre parce que la houille en était malpropre.
—La journée est complète, cria-t-il. Encore vingt sous de
moins!… Aussi est-ce qu’on devrait prendre des fainéants,
qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa
queue!
Et son regard oblique, dirigé sur Étienne, complétait sa
pensée. Celui-ci fut tenté de répondre à coups de poing.
Puis, il se demanda à quoi bon, puisqu’il partait. Cela le
décidait absolument.
—On ne peut pas bien faire le premier jour, dit Maheu pour
mettre la paix. Demain, il fera mieux.
Tous n’en restaient pas moins aigris, agités d’un besoin de
querelle. Comme ils passaient à la lampisterie rendre leurs
lampes, Levaque s’empoigna avec le lampiste, qu’il
accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se détendirent un
peu que dans la baraque, où le feu brûlait toujours. Même
on avait dû trop le charger, car le poêle était rouge, la vaste
pièce sans fenêtre semblait en flammes, tellement les
reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des
grognements de joie, tous les dos se rôtissaient à
distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins
brûlaient, on se cuisait le ventre. La Mouquette,

tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa
chemise. Des garçons blaguaient, on éclata de rire, parce
qu’elle leur montra tout à coup son derrière, ce qui était
chez elle l’extrême expression du dédain.
—Je m’en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans
sa caisse.
Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hâta,
s’échappa derrière lui, sous le prétexte qu’ils rentraient l’un
et l’autre à Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on
savait qu’il ne voulait plus d’elle.
Catherine, cependant, préoccupée, venait de parler bas à
son père. Celui-ci s’étonna, puis il approuva d’un
hochement de tête; et, appelant Étienne pour lui rendre son
paquet:
—Écoutez donc, murmura-t-il, si vous n’avez pas le sou,
vous aurez le temps de crever avant la quinzaine… Voulez-
vous que je tâche de vous trouver du crédit quelque part?
Le jeune homme resta un instant embarrassé. Justement, il
allait réclamer ses trente sous et partir. Mais une honte le
retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-
être croirait-elle qu’il boudait le travail.
—Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu.
Nous en serons quittes pour un refus.

Alors, Étienne ne dit pas non. On refuserait. Du reste, ça ne
l’engageait point, il pourrait toujours s’éloigner, après avoir
mangé un morceau. Puis, il fut mécontent de n’avoir pas dit
non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard
d’amitié, heureuse de lui être venue en aide. A quoi bon
tout cela?
Quand ils eurent repris leurs sabots et fermé leurs cases,
les Maheu quittèrent la baraque, à la queue des
camarades qui s’en allaient un à un, dès qu’ils s’étaient
réchauffés. Étienne les suivit, Levaque et son gamin se
mirent de la bande. Mais, comme ils traversaient le
criblage, une scène violente les arrêta.
C’était dans un vaste hangar, aux poutres noires de
poussière envolée, aux grandes persiennes d’où soufflait
un continuel courant d’air. Les berlines de houille arrivaient
directement de la recette, étaient versées ensuite par des
culbuteurs sur les trémies, de longues glissières de tôle; et,
à droite et à gauche de ces dernières, les cribleuses,
montées sur des gradins, armées de la pelle et du râteau,
ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui
tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la
voie ferrée, établie sous le hangar.
Philomène Levaque se trouvait là, mince et pâle, d’une
figure moutonnière de fille crachant le sang. La tête
protégée d’un lambeau de laine bleue, les mains et les
bras noirs jusqu’aux coudes, elle triait au-dessous d’une

vieille sorcière, la mère de la Pierronne, la Brûlé ainsi qu’on
la nommait, terrible avec ses yeux de chat-huant et sa
bouche serrée comme la bourse d’un avare. Elles
s’empoignaient toutes les deux, la jeune accusant la vieille
de lui ratisser ses pierres, à ce point qu’elle n’en faisait pas
un panier en dix minutes. On les payait au panier, c’étaient
des querelles sans cesse renaissantes. Les chignons
volaient, les mains restaient marquées en noir sur les faces
rouges.
—Fous-lui donc un renfoncement! cria d’en haut Zacharie à
sa
maîtresse.
Toutes les cribleuses éclatèrent. Mais la Brûlé se jeta
hargneusement sur le jeune homme.
—Dis donc, saleté! tu ferais mieux de reconnaître les deux
gosses dont tu l’as emplie!… S’il est permis, une bringue
de dix-huit ans, qui ne tient pas debout!
Maheu dut empêcher son fils de descendre, pour voir un
peu, disait-il, la couleur de sa peau, à cette carcasse. Un
surveillant accourait, les râteaux se remirent à fouiller le
charbon. On n’apercevait plus, du haut en bas des trémies,
que les dos ronds des femmes, acharnées à se disputer
les pierres.
Dehors, le vent s’était brusquement calmé, un froid humide

tombait du ciel gris. Les charbonniers gonflèrent les
épaules, croisèrent les bras et partirent, débandés, avec un
roulis des reins qui faisait saillir leurs gros os, sous la toile
mince des vêtements. Au grand jour, ils passaient comme
une bande de nègres culbutés dans de la vase. Quelques-
uns n’avaient pas fini leur briquet; et ce reste de pain,
rapporté entre la chemise et la veste, les rendait bossus.
—Tiens! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant.
Levaque, sans s’arrêter, échangea deux phrases avec son
logeur, gros garçon brun de trente-cinq ans, l’air placide et
honnête.
—Ça y est, la soupe, Louis?
—Je crois.
—Alors, la femme est gentille, aujourd’hui?
—Oui, gentille, je crois.
D’autres mineurs de la coupe à terre arrivaient, des
bandes nouvelles qui, une à une, s’engouffraient dans la
fosse. C’était la descente de trois heures, encore des
hommes que le puits mangeait, et dont les équipes allaient
remplacer les marchandages des haveurs, au fond des
voies. Jamais la mine ne chômait, il y avait nuit et jour des
insectes humains fouissant la roche, à six cents mètres
sous les champs de betteraves.

Cependant, les gamins marchaient les premiers. Jeanlin
confiait à Bébert un plan compliqué, pour avoir à crédit
quatre sous de tabac; tandis que Lydie, respectueusement,
venait à distance. Catherine suivait avec Zacharie et
Étienne. Aucun ne parlait. Et ce fut seulement devant le
cabaret de l’Avantage, que Maheu et Levaque les
rejoignirent.
—Nous y sommes, dit le premier à Étienne. Voulez-vous
entrer?
On se sépara. Catherine était restée un instant immobile,
regardant une dernière fois le jeune homme de ses grands
yeux, d’une limpidité verdâtre d’eau de source, et dont le
visage noir creusait encore le cristal. Elle sourit, elle
disparut avec les autres, sur le chemin montant qui
conduisait au coron.
Le cabaret se trouvait entre le village et la fosse, au
croisement des deux routes. C’était une maison de briques
à deux étages, blanchie du haut en bas à la chaux, égayée
autour des fenêtres d’une large bordure bleu ciel. Sur une
enseigne carrée, clouée au-dessus de la porte, on lisait en
lettres jaunes: A l’Avantage, débit tenu par Rasseneur.
Derrière, s’allongeait un jeu de quilles, clos d’une haie vive.
Et la Compagnie, qui avait tout fait pour acheter ce lopin,
enclavé dans ses vastes terres, était désolée de ce
cabaret, poussé en plein champ, ouvert à la sortie même

du Voreux.
—Entrez, répéta Maheu à Étienne.
La salle, petite, avait une nudité claire, avec ses murs
blancs, ses trois tables et sa douzaine de chaises, son
comptoir de sapin, grand comme un buffet de cuisine. Une
dizaine de chopes au plus étaient là, trois bouteilles de
liqueur, une carafe, une petite caisse de zinc à robinet
d’étain, pour la bière; et rien autre, pas une image, pas une
tablette, pas un jeu. Dans la cheminée de fonte, vernie et
luisante, brûlait doucement une pâtée de houille. Sur les
dalles, une fine couche de sable blanc buvait l’humidité
continuelle de ce pays trempé d’eau.


—Une chope, commanda Maheu à une grosse fille blonde,
la fille d’une voisine qui parfois gardait la salle. Rasseneur
est là?
La fille tourna le robinet, en répondant que le patron allait
revenir. Lentement, d’un seul trait, le mineur vida la moitié
de la chope, pour balayer les poussières qui lui obstruaient
la gorge. Il n’offrit rien à son compagnon. Un seul
consommateur, un autre mineur mouillé et barbouillé, était
assis devant une table et buvait sa bière en silence, d’un
air de profonde méditation. Un troisième entra, fut servi sur
un geste, paya et s’en alla, sans avoir dit un mot.
Mais un gros homme de trente-huit ans, rasé, la figure

ronde, parut avec un sourire débonnaire. C’était
Rasseneur, un ancien haveur que la Compagnie avait
congédié depuis trois ans, à la suite d’une grève. Très bon
ouvrier, il parlait bien, se mettait à la tête de toutes les
réclamations, avait fini par être le chef des mécontents. Sa
femme tenait déjà un débit, ainsi que beaucoup de
femmes de mineurs; et, quand il fut jeté sur le pavé, il resta
cabaretier lui-même, trouva de l’argent, planta son cabaret
en face du Voreux, comme une provocation à la
Compagnie. Maintenant, sa maison prospérait, il devenait
un centre, il s’enrichissait des colères qu’il avait peu à peu
soufflées au coeur de ses anciens camarades.
—C’est ce garçon que j’ai embauché ce matin, expliqua
Maheu tout de suite. As-tu une de tes deux chambres libre,
et veux-tu lui faire crédit d’une quinzaine?
La face large de Rasseneur exprima subitement une
grande défiance. Il examina d’un coup d’oeil Étienne et
répondit, sans se donner la peine de témoigner un regret:
—Mes deux chambres sont prises. Pas possible.
Le jeune homme s’attendait à ce refus; et il en souffrit
pourtant, il s’étonna du brusque ennui qu’il éprouvait à
s’éloigner. N’importe, il s’en irait, quand il aurait ses trente
sous. Le mineur qui buvait à une table était parti. D’autres,
un à un, entraient toujours se décrasser la gorge, puis se
remettaient en marche du même pas déhanché. C’était un

simple lavage, sans joie ni passion, le muet contentement
d’un besoin.
—Alors, il n’y a rien? demanda d’un ton particulier
Rasseneur à
Maheu, qui achevait sa bière à petits coups.
Celui-ci tourna la tête et vit qu’Étienne seul était là.
—Il y a qu’on s’est chamaillé encore… Oui, pour le
boisage.
Il conta l’affaire. La face du cabaretier avait rougi, une
émotion sanguine la gonflait, lui sortait en flammes de la
peau et des yeux. Enfin, il éclata.
—Ah bien! s’ils s’avisent de baisser les prix, ils sont fichus.
Étienne le gênait. Cependant, il continua, en lui lançant des
regards obliques. Et il avait des réticences, des sous-
entendus, il parlait du directeur, M. Hennebeau, de sa
femme, de son neveu le petit Négrel, sans les nommer,
répétant que ça ne pouvait pas continuer ainsi, que ça
devait casser un de ces quatre matins. La misère était trop
grande, il cita les usines qui fermaient, les ouvriers qui s’en
allaient. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain
par jour. On lui avait dit, la veille, que M. Deneulin, le
propriétaire d’une fosse voisine, ne savait comment tenir le
coup. Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille,
pleine de détails inquiétants.

—Tu sais, murmura-t-il, ça vient de cette personne que tu
as vue ici un soir.
Mais il fut interrompu. Sa femme entrait à son tour, une
grande femme maigre et ardente, le nez long, les
pommettes violacées. Elle était en politique beaucoup plus
radicale que son mari.
—La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah! s’il était le maître, celui-
là, ça ne tarderait pas à mieux aller!
Étienne écoutait depuis un instant, comprenait, se
passionnait, à ces idées de misère et de revanche.
Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut,
comme malgré lui:
—Je le connais, Pluchart.
On le regardait, il dut ajouter:
—Oui, je suis machineur, il a été mon contremaître, à
Lille… Un homme capable, j’ai causé souvent avec lui.
Rasseneur l’examinait de nouveau; et il y eut, sur son
visage, un changement rapide, une sympathie soudaine.
Enfin, il dit à sa femme:
—C’est Maheu qui m’amène Monsieur, un herscheur à lui,

pour voir s’il n’y a pas une chambre en haut, et si nous ne
pourrions pas faire crédit d’une quinzaine.
Alors, l’affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une
chambre, le locataire était parti le matin. Et le cabaretier,
très excité, se livra davantage, tout en répétant qu’il
demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger,
comme tant d’autres, des choses trop dures à obtenir. Sa
femme haussait les épaules, voulait son droit, absolument.
—Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ça n’empêchera pas
qu’on descende, et tant qu’on descendra, il y aura du
monde qui en crèvera… Regarde, te voilà gaillard, depuis
trois ans que tu en es sorti.
—Oui, je me suis beaucoup refait, déclara Rasseneur
complaisamment.
Étienne alla jusqu’à la porte, remerciant le mineur qui
partait; mais celui-ci hochait la tête, sans ajouter un mot, et
le jeune homme le regarda monter péniblement le chemin
du coron. Madame Rasseneur, en train de servir des
clients, venait de le prier d’attendre une minute, pour qu’elle
le conduisît à sa chambre, où il se débarbouillerait. Devait-
il rester? Une hésitation l’avait repris, un malaise qui lui
faisait regretter la liberté des grandes routes, la faim au
soleil, soufferte avec la joie d’être son maître. Il lui semblait
qu’il avait vécu là des années, depuis son arrivée sur le
terri, au milieu des bourrasques, jusqu’aux heures passées

sous la terre, à plat ventre dans les galeries noires. Et il lui
répugnait de recommencer, c’était injuste et trop dur, son
orgueil d’homme se révoltait, à l’idée d’être une bête qu’on
aveugle et qu’on écrase.
Pendant qu’Étienne se débattait ainsi, ses yeux, qui
erraient sur la plaine immense, peu à peu l’aperçurent. Il
s’étonna, il ne s’était pas figuré l’horizon de la sorte, lorsque
le vieux Bonnemort le lui avait indiqué du geste, au fond
des ténèbres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans
un pli de terrain, avec ses bâtiments de bois et de briques,
le criblage goudronné, le beffroi couvert d’ardoises, la salle
de la machine et la haute cheminée d’un rouge pâle, tout
cela tassé, l’air mauvais. Mais, autour des bâtiments, le
carreau s’étendait, et il ne se l’imaginait pas si large,
changé en un lac d’encre par les vagues montantes du
stock de charbon, hérissé des hauts chevalets qui portaient
les rails des passerelles, encombré dans un coin de la
provision des bois, pareille à la moisson d’une forêt
fauchée. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal
comme une barricade de géants, déjà couvert d’herbe
dans sa partie ancienne, consumé à l’autre bout par un feu
intérieur qui brûlait depuis un an, avec une fumée épaisse,
en laissant à la surface, au milieu du gris blafard des
schistes et des grès, de longues traînées de rouille
sanglante. Puis, les champs se déroulaient, des champs
sans fin de blé et de betteraves, nus à cette époque de
l’année, des marais aux végétations dures, coupés de
quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que

séparaient des files maigres de peupliers. Très loin, de
petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes
au nord, Montsou au midi; tandis que la forêt de Vandame,
à l’est, bordait l’horizon de la ligne violâtre de ses arbres
dépouillés. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet
après-midi d’hiver, il semblait que tout le noir du Voreux,
toute la poussière volante de la houille se fût abattue sur la
plaine, poudrant les arbres, sablant les routes,
ensemençant la terre.
Étienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c’était un
canal, la rivière de la Scarpe canalisée, qu’il n’avait pas vu
dans la nuit. Du Voreux à Marchiennes, ce canal allait droit,
un ruban d’argent mat de deux lieues, une avenue bordée
de grands arbres, élevée au-dessus des bas terrains, filant
à l’infini avec la perspective de ses berges vertes, de son
eau pâle où glissait l’arrière vermillonné des péniches.
Près de la fosse, il y avait un embarcadère, des bateaux
amarrés, que les berlines des passerelles emplissaient
directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de
biais les marais; et toute l’âme de cette plaine rase
paraissait être là, dans cette eau géométrique qui la
traversait comme une grande route, charriant la houille et le
fer.
Les regards d’Étienne remontaient du canal au coron, bâti
sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles
rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s’arrêtaient, en
bas de la pente argileuse, à deux énormes tas de briques,

fabriquées et cuites sur place. Un embranchement du
chemin de fer de la Compagnie passait derrière une
palissade, desservant la fosse. On devait descendre les
derniers mineurs de la coupe à terre. Seul, un wagon que
poussaient des hommes, jetait un cri aigu. Ce n’était plus
l’inconnu des ténèbres, les tonnerres inexplicables, les
flamboiements d’astres ignorés. Au loin, les hauts
fourneaux et les fours à coke avaient pâli avec l’aube. Il ne
restait là, sans un arrêt, que l’échappement de la pompe,
soufflant toujours de la même haleine grosse et longue,
l’haleine d’un ogre dont il distinguait la buée grise
maintenant, et que rien ne pouvait repaître.
Alors, Étienne, brusquement, se décida. Peut-être avait-il
cru revoir les yeux clairs de Catherine, là-haut, à l’entrée du
coron. Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait
du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la
mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment à ces
gens dont parlait Bonnemort, à ce dieu repu et accroupi,
auquel dix mille affamés donnaient leur chair, sans le
connaître.
Deuxième partie

I
La propriété des Grégoire, la Piolaine, se trouvait à deux
kilomètres de Montsou, vers l’est, sur la route de Joiselle.
C’était une grande maison carrée, sans style, bâtie au
commencement du siècle dernier. Des vastes terres qui en
dépendaient d’abord, il ne restait qu’une trentaine
d’hectares, clos de murs, d’un facile entretien. On citait
surtout le verger et le potager, célèbres par leurs fruits et
leurs légumes, les plus beaux du pays. D’ailleurs, le parc
manquait, un petit bois en tenait lieu. L’avenue de vieux
tilleuls, une voûte de feuillage de trois cents mètres, plantée
de la grille au perron, était une des curiosités de cette
plaine rase, où l’on comptait les grands arbres, de
Marchiennes à Beaugnies.
Ce matin-là, les Grégoire s’étaient levés à huit heures.
D’habitude, ils ne bougeaient guère qu’une heure plus tard,
dormant beaucoup, avec passion; mais la tempête de la
nuit les avait énervés. Et, pendant que son mari était allé
voir tout de suite si le vent n’avait pas fait de dégâts,
madame Grégoire venait de descendre à la cuisine, en
pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, âgée
déjà de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure
poupine et étonnée, sous la blancheur éclatante de ses
cheveux.
—Mélanie, dit-elle à la cuisinière, si vous faisiez la brioche

ce matin, puisque la pâte est prête. Mademoiselle ne se
lèvera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec
son chocolat… Hein! ce serait une surprise.
La cuisinière, vieille femme maigre qui les servait depuis
trente ans, se mit à rire.
—Ça, c’est vrai, la surprise serait fameuse… Mon fourneau
est allumé, le four doit être chaud; et puis, Honorine va
m’aider un peu.
Honorine, une fille d’une vingtaine d’années, recueillie
enfant et élevée à la maison, servait maintenant de femme
de chambre. Pour tout personnel, outre ces deux femmes,
il n’y avait que le cocher, Francis, chargé des gros
ouvrages. Un jardinier et une jardinière s’occupaient des
légumes, des fruits, des fleurs et de la basse-cour. Et,
comme le service était patriarcal, d’une douceur familière,
ce petit monde vivait en bonne amitié.
Madame Grégoire, qui avait médité dans son lit la surprise
de la brioche, resta pour voir mettre la pâte au four. La
cuisine était immense, et on la devinait la pièce importante,
à sa propreté extrême, à l’arsenal des casseroles, des
ustensiles, des pots qui l’emplissaient. Cela sentait bon la
bonne nourriture. Des provisions débordaient des râteliers
et des armoires.
—Et qu’elle soit bien dorée, n’est-ce pas? recommanda

madame Grégoire en passant dans la salle à manger.
Malgré le calorifère qui chauffait toute la maison, un feu de
houille égayait cette salle. Du reste, il n’y avait aucun luxe:
la grande table, les chaises, un buffet d’acajou; et, seuls,
deux fauteuils profonds trahissaient l’amour du bien-être,
les longues digestions heureuses. On n’allait jamais au
salon, on demeurait là, en famille.
Justement, M. Grégoire rentrait, vêtu d’un gros veston de
futaine, rose lui aussi pour ses soixante ans, avec de
grands traits honnêtes et bons, dans la neige de ses
cheveux bouclés. Il avait vu le cocher et le jardinier: aucun
dégât important, rien qu’un tuyau de cheminée abattu.
Chaque matin, il aimait à donner un coup d’oeil à la
Piolaine, qui n’était pas assez grande pour lui causer des
soucis, et dont il tirait tous les bonheurs du propriétaire.
—Et Cécile? demanda-t-il, elle ne se lève donc pas,
aujourd’hui?
—Je n’y comprends rien, répondit sa femme. Il me semblait
l’avoir entendue remuer.
Le couvert était mis, trois bols sur la nappe blanche. On
envoya Honorine voir ce que devenait Mademoiselle. Mais
elle redescendit aussitôt, retenant des rires, étouffant sa
voix, comme si elle eût parlé en haut, dans la chambre.
—Oh! si Monsieur et Madame voyaient Mademoiselle!…

Elle dort, oh! elle dort, ainsi qu’un Jésus… On n’a pas idée
de ça, c’est un plaisir à la regarder.
Le père et la mère échangeaient des regards attendris. Il
dit en souriant:
—Viens-tu voir?
—Cette pauvre mignonne! murmura-t-elle. J’y vais.
Et ils montèrent ensemble. La chambre était la seule
luxueuse de la maison, tendue de soie bleue, garnie de
meubles laqués, blancs à filets bleus, un caprice d’enfant
gâtée satisfait par les parents. Dans les blancheurs vagues
du lit, sous le demi-jour qui tombait de l’écartement d’un
rideau, la jeune fille dormait, une joue appuyée sur son bras
nu. Elle n’était pas jolie, trop saine, trop bien portante, mûre
à dix-huit ans; mais elle avait une chair superbe, une
fraîcheur de lait, avec ses cheveux châtains, sa face ronde
au petit nez volontaire, noyé entre les joues. La couverture
avait glissé, et elle respirait si doucement, que son haleine
ne soulevait même pas sa gorge déjà lourde.
—Ce maudit vent l’aura empêchée de fermer les yeux, dit
la mère doucement.
Le père, d’un geste, lui imposa silence. Tous les deux se
penchaient, regardaient avec adoration, dans sa nudité de
vierge, cette fille si longtemps désirée, qu’ils avaient eue
sur le tard, lorsqu’ils ne l’espéraient plus. Ils la voyaient

parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. Et
elle dormait toujours, sans les sentir près d’elle, leur visage
contre le sien. Pourtant, une onde légère troubla sa face
immobile. Ils tremblèrent qu’elle ne s’éveillât, ils s’en
allèrent sur la pointe des pieds.
—Chut! dit M. Grégoire à la porte. Si elle n’a pas dormi, il
faut la laisser dormir.
—Tant qu’elle voudra, la mignonne, appuya madame
Grégoire. Nous
attendrons.
Ils descendirent, s’installèrent dans les fauteuils de la salle
à manger; tandis que les bonnes, riant du gros sommeil de
Mademoiselle, tenaient sans grogner le chocolat sur le
fourneau. Lui, avait pris un journal; elle, tricotait un grand
couvre-pieds de laine. Il faisait très chaud, pas un bruit ne
venait de la maison muette.
La fortune des Grégoire, quarante mille francs de rentes
environ, était tout entière dans une action des mines de
Montsou. Ils en racontaient avec complaisance l’origine, qui
partait de la création même de la Compagnie.
Vers le commencement du dernier siècle, un coup de folie
s’était déclaré, de Lille à Valenciennes, pour la recherche
de la houille. Les succès des concessionnaires, qui
devaient plus tard former la Compagnie d’Anzin, avaient

exalté toutes les têtes. Dans chaque commune, on sondait
le sol; et les sociétés se créaient, et les concessions
poussaient en une nuit. Mais, parmi les entêtés de
l’époque, le baron Desrumaux avait certainement laissé la
mémoire de l’intelligence la plus héroïque. Pendant
quarante années, il s’était débattu sans faiblir, au milieu de
continuels obstacles: premières recherches infructueuses,
fosses nouvelles abandonnées au bout de longs mois de
travail, éboulements qui comblaient les trous, inondations
subites qui noyaient les ouvriers, centaines de mille francs
jetés dans la terre; puis, les tracas de l’administration, les
paniques des actionnaires, la lutte avec les seigneurs
terriens, résolus à ne pas reconnaître les concessions
royales, si l’on refusait de traiter d’abord avec eux. Il venait
enfin de fonder la société Desrumaux, Fauquenoix et Cie,
pour exploiter la concession de Montsou, et les fosses
commençaient à donner de faibles bénéfices, lorsque deux
concessions voisines, celle de Cougny, appartenant au
comte de Cougny, et celle de Joiselle, appartenant à la
société Cornille et Jenard, avaient failli l’écraser sous le
terrible assaut de leur concurrence. Heureusement, le 25
août 1760, un traité intervenait entre les trois concessions
et les réunissait en une seule. La Compagnie des mines
de Montsou était créée, telle qu’elle existe encore
aujourd’hui. Pour la répartition, on avait divisé, d’après
l’étalon de la monnaie du temps, la propriété totale en
vingt-quatre sous, dont chacun se subdivisait en douze
deniers, ce qui faisait deux cent quatre-vingt-huit deniers;
et, comme le denier était de dix mille francs, le capital

représentait une somme de près de trois millions.
Desrumaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le
partage, six sous et trois deniers.
En ces années-là, le baron possédait la Piolaine, d’où
dépendaient trois cents hectares, et il avait à son service,
comme régisseur, Honoré Grégoire, un garçon de la
Picardie, l’arrière-grand-père de Léon Grégoire, père de
Cécile. Lors du traité de Montsou, Honoré, qui cachait
dans un bas une cinquantaine de mille francs d’économies,
céda en tremblant à la foi inébranlable de son maître. Il
sortit dix mille livres de beaux écus, il prit un denier, avec la
terreur de voler ses enfants de cette somme. Son fils
Eugène toucha en effet des dividendes fort minces; et,
comme il s’était mis bourgeois et qu’il avait eu la sottise de
manger les quarante autres mille francs de l’héritage
paternel dans une association désastreuse, il vécut assez
chichement. Mais les intérêts du denier montaient peu à
peu, la fortune commença avec Félicien, qui put réaliser un
rêve dont son grand-père, l’ancien régisseur, avait bercé
son enfance: l’achat de la Piolaine démembrée, qu’il eut
comme bien national, pour une somme dérisoire.
Cependant, les années qui suivirent furent mauvaises, il
fallut attendre le dénouement des catastrophes
révolutionnaires, puis la chute sanglante de Napoléon. Et
ce fut Léon Grégoire qui bénéficia, dans une progression
stupéfiante, du placement timide et inquiet de son bisaïeul.
Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s’élargissaient,
avec la prospérité de la Compagnie. Dès 1820, ils

rapportaient cent pour cent, dix mille francs. En 1844, ils en
produisaient vingt mille; en 1850, quarante. Il y avait deux
ans enfin, le dividende était monté au chiffre prodigieux de
cinquante mille francs: la valeur du denier, coté à la Bourse
de Lille un million, avait centuplé en un siècle.
M. Grégoire, auquel on conseillait de vendre, lorsque ce
cours d’un million fut atteint, s’y était refusé, de son air
souriant et paterne. Six mois plus tard, une crise
industrielle éclatait, le denier retombait à six cent mille
francs. Mais il souriait toujours, il ne regrettait rien, car les
Grégoire avaient maintenant une foi obstinée en leur mine.
Ça remonterait, Dieu n’était pas si solide. Puis, à cette
croyance religieuse, se mêlait une profonde gratitude pour
une valeur, qui, depuis un siècle, nourrissait la famille à ne
rien faire. C’était comme une divinité à eux, que leur
égoïsme entourait d’un culte, la bienfaitrice du foyer, les
berçant dans leur grand lit de paresse, les engraissant à
leur table gourmande. De père en fils, cela durait: pourquoi
risquer de mécontenter le sort, en doutant de lui? Et il y
avait, au fond de leur fidélité, une terreur superstitieuse, la
crainte que le million du denier ne se fût brusquement
fondu, s’ils l’avaient réalisé et mis dans un tiroir. Ils le
voyaient plus à l’abri dans la terre, d’où un peuple de
mineurs, des générations d’affamés l’extrayaient pour eux,
un peu chaque jour, selon leurs besoins.
Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M.
Grégoire, très jeune, avait épousé la fille d’un pharmacien

de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu’il
adorait et qui lui avait tout rendu, en félicité. Elle s’était
enfermée dans son ménage, extasiée devant son mari,
n’ayant d’autre volonté que la sienne; jamais des goûts
différents ne les séparaient, un même idéal de bien-être
confondait leurs désirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante
ans, de tendresse et de petits soins réciproques. C’était
une existence réglée, les quarante mille francs mangés
sans bruit, les économies dépensées pour Cécile, dont la
naissance tardive avait un instant bouleversé le budget.
Aujourd’hui encore, ils contentaient chacun de ses
caprices: un second cheval, deux autres voitures, des
toilettes venues de Paris. Mais ils goûtaient là une joie de
plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec
une telle horreur personnelle de l’étalage, qu’ils avaient
gardé les modes de leur jeunesse. Toute dépense qui ne
profitait pas leur semblait stupide.
Brusquement, la porte s’ouvrit, et une voix forte cria:
—Eh bien! quoi donc, on déjeune sans moi!
C’était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil.
Elle avait simplement relevé ses cheveux et passé un
peignoir de laine blanche.
—Mais non, dit la mère, tu vois qu’on t’attendait… Hein? ce
vent a dû t’empêcher de dormir, pauvre mignonne!

La jeune fille la regarda, très surprise.
—Il a fait du vent?… Je n’en sais rien, je n’ai pas bougé de
la nuit.
Alors, cela leur sembla drôle, tous les trois se mirent à rire;
et les bonnes, qui apportaient le déjeuner, éclatèrent aussi,
tellement l’idée que Mademoiselle avait dormi d’un trait ses
douze heures égayait la maison. La vue de la brioche
acheva d’épanouir les visages.
—Comment! elle est donc cuite? répétait Cécile. En voilà
une attrape qu’on me fait!… C’est ça qui va être bon, tout
chaud, dans le chocolat!
Ils s’attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne
parla longtemps que de la brioche. Mélanie et Honorine
restaient, donnaient des détails sur la cuisson, les
regardaient se bourrer, les lèvres grasses, en disant que
c’était un plaisir de faire un gâteau, quand on voyait les
maîtres le manger si volontiers.
Mais les chiens aboyèrent violemment, on crut qu’ils
annonçaient la maîtresse de piano, qui venait de
Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un
professeur de littérature. Toute l’instruction de la jeune fille
s’était ainsi faite à la Piolaine, dans une ignorance
heureuse, dans des caprices d’enfant, jetant le livre par la
fenêtre, dès qu’une question l’ennuyait.

—C’est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant.
Derrière elle, Deneulin, un cousin de M. Grégoire, parut
sans façon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure
d’ancien officier de cavalerie. Bien qu’il eût dépassé la
cinquantaine, ses cheveux coupés ras et ses grosses
moustaches étaient d’un noir d’encre.
—Oui, c’est moi, bonjour… Ne vous dérangez donc pas!
Il s’était assis, pendant que la famille s’exclamait. Elle finit
par se remettre à son chocolat.
—Est-ce que tu as quelque chose à me dire? demanda M.
Grégoire.
—Non, rien du tout, se hâta de répondre Deneulin. Je suis
sorti à cheval pour me dérouiller un peu, et comme je
passais devant votre porte, j’ai voulu vous donner un petit
bonjour.
Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles.
Elles allaient parfaitement, la première ne lâchait plus la
peinture, tandis que l’autre, l’aînée, cultivait sa voix au
piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement léger
dans sa voix, un malaise qu’il dissimulait, sous les éclats
de sa gaieté.
M. Grégoire reprit:

—Et tout marche-t-il bien, à la fosse?
—Dame! je suis bousculé avec les camarades, par cette
saleté de crise… Ah! nous payons les années prospères!
On a trop bâti d’usines, trop construit de voies ferrées, trop
immobilisé de capitaux en vue d’une production
formidable. Et, aujourd’hui, l’argent dort, on n’en trouve plus
pour faire fonctionner tout ça… Heureusement, rien n’est
désespéré, je m’en tirerai quand même.
Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des
mines de Montsou. Mais lui, ingénieur entreprenant,
tourmenté du besoin d’une royale fortune, s’était hâté de
vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des
mois, il mûrissait un plan. Sa femme tenait d’un oncle la
petite concession de Vandame, où il n’y avait d’ouvertes
que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel
état d’abandon, avec un matériel si défectueux, que
l’exploitation en couvrait à peine les frais. Or, il rêvait de
réparer Jean-Bart, d’en renouveler la machine et d’élargir le
puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant
Gaston-Marie que pour l’épuisement. On devait, disait-il,
trouver là de l’or à la pelle. L’idée était juste. Seulement, le
million y avait passé, et cette damnée crise industrielle
éclatait au moment où de gros bénéfices allaient lui donner
raison. Du reste, mauvais administrateur, d’une bonté
brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la
mort de sa femme, lâchant aussi la bride à ses filles, dont
l’aînée parlait d’entrer au théâtre et dont la cadette s’était

déjà fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux
rieuses dans la débâcle, et chez lesquelles la misère
menaçante révélait de très fines ménagères.
—Vois-tu, Léon, continua-t-il, la voix hésitante, tu as eu tort
de ne pas vendre en même temps que moi. Maintenant,
tout dégringole, tu peux courir… Et si tu m’avais confié ton
argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait à Vandame,
dans notre mine!
M. Grégoire achevait son chocolat, sans hâte. Il répondit
paisiblement:
—Jamais!… Tu sais bien que je ne veux pas spéculer. Je
vis tranquille, ce serait trop bête, de me casser la tête avec
des soucis d’affaires. Et, quant à Montsou, ça peut
continuer à baisser, nous en aurons toujours notre
suffisance. Il ne faut pas être si gourmand, que diable!
Puis, écoute, c’est toi qui te mordras les doigts un jour, car
Montsou remontera, les enfants des enfants de Cécile en
tireront encore leur pain blanc.
Deneulin l’écoutait avec un sourire gêné.
—Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille
francs dans mon affaire, tu refuserais?
Mais, devant les faces inquiètes des Grégoire, il regretta
d’être allé si vite, il renvoya son idée d’emprunt à plus tard,
la réservant pour un cas désespéré.

—Oh! je n’en suis pas là! C’est une plaisanterie… Mon
Dieu! tu as peut-être raison: l’argent que vous gagnent les
autres, est celui dont on engraisse le plus sûrement.
On changea d’entretien. Cécile revint sur ses cousines,
dont les goûts la préoccupaient, tout en la choquant.
Madame Grégoire promit de mener sa fille voir ces chères
petites, dès le premier jour de soleil. Cependant, M.
Grégoire, l’air distrait, n’était pas à la conversation. Il ajouta
tout haut:
—Moi, si j’étais à ta place, je ne m’entêterais pas
davantage, je traiterais avec Montsou… Ils en ont une belle
envie, tu retrouverais ton argent.
Il faisait allusion à la vieille haine qui existait entre la
concession de Montsou et celle de Vandame. Malgré la
faible importance de cette dernière, sa puissante voisine
enrageait de voir, enclavée dans ses soixante-sept
communes, cette lieue carrée qui ne lui appartenait pas; et,
après avoir essayé vainement de la tuer, elle complotait de
l’acheter à bas prix, lorsqu’elle râlerait. La guerre continuait
sans trêve, chaque exploitation arrêtait ses galeries à deux
cents mètres les unes des autres, c’était un duel au dernier
sang, bien que les directeurs et les ingénieurs eussent
entre eux des relations polies.
Les yeux de Deneulin avaient flambé.

—Jamais! cria-t-il à son tour. Tant que je serai vivant,
Montsou n’aura pas Vandame… J’ai dîné jeudi chez
Hennebeau, et je l’ai bien vu tourner autour de moi. Déjà,
l’automne dernier, quand les gros bonnets sont venus à la
Régie, ils m’ont fait toutes sortes de mamours… Oui, oui, je
les connais, ces marquis et ces ducs, ces généraux et ces
ministres! des brigands qui vous enlèveraient jusqu’à votre
chemise, à la corne d’un bois!
Il ne tarissait plus. D’ailleurs, M. Grégoire ne défendait pas
la Régie de Montsou, les six régisseurs institués par le
traité de 1760, qui gouvernaient despotiquement la
Compagnie, et dont les cinq survivants, à chaque décès,
choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires
puissants et riches. L’opinion du propriétaire de la
Piolaine, de goûts si raisonnables, était que ces messieurs
manquaient parfois de mesure, dans leur amour exagéré
de l’argent.
Mélanie était venue desservir la table. Dehors, les chiens
se remirent à aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte,
lorsque Cécile, que la chaleur et la nourriture étouffaient,
quitta la table.
—Non, laisse, ça doit être pour ma leçon.
Deneulin, lui aussi, s’était levé. Il regarda sortir la jeune fille,
il demanda en souriant:

—Eh bien! et ce mariage avec le petit Négrel?
—Il n’y a rien de fait, dit madame Grégoire. Une idée en
l’air…
Il faut réfléchir.
—Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je
crois que le neveu et la tante… Ce qui me renverse, c’est
que ce soit Madame Hennebeau qui se jette ainsi au cou
de Cécile.
Mais M. Grégoire s’indigna. Une dame si distinguée, et de
quatorze ans plus âgée que le jeune homme! C’était
monstrueux, il n’aimait pas qu’on plaisantât sur des sujets
pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit.
—Ce n’est pas encore ça, dit Cécile qui revenait. C’est
cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la
femme de mineur que nous avons rencontrée… Faut-il les
faire entrer ici?
On hésita. Étaient-ils très sales? Non, pas trop, et ils
laisseraient leurs sabots sur le perron. Déjà le père et la
mère s’étaient allongés au fond des grands fauteuils. Ils y
digéraient. La crainte de changer d’air acheva de les
décider.
—Faites entrer, Honorine.
Alors, la Maheude et ses petits entrèrent, glacés, affamés,

saisis d’un effarement peureux, en se voyant dans cette
salle où il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche.
II
Dans la chambre, restée close, les persiennes avaient
laissé glisser peu à peu des barres grises de jour, dont
l’éventail se déployait au plafond; et l’air enfermé
s’alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit:
Lénore et Henri aux bras l’un de l’autre, Alzire la tête
renversée, appuyée sur sa bosse; tandis que le père
Bonnemort, tenant à lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin,
ronflait la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du
cabinet, où la Maheude s’était rendormie en faisant téter
Estelle, la gorge coulée de côté, sa fille en travers du
ventre, gorgée de lait, assommée elle aussi, et s’étouffant
dans la chair molle des seins.
Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long
des façades du coron, des bruits de portes, puis des
claquements de sabots, sur le pavé des trottoirs: c’étaient
les cribleuses qui s’en allaient à la fosse. Et le silence
retomba jusqu’à sept heures. Alors, des persiennes se
rabattirent, des bâillements et des toux vinrent à travers les
murs. Longtemps, un moulin à café grinça, sans que
personne s’éveillât encore dans la chambre.

Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements,
au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l’heure,
elle courut pieds nus secouer sa mère.
—Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course…
Prends garde! tu vas écraser Estelle.
Et elle sauva l’enfant, à demi étouffée sous la coulée
énorme des seins.
—Sacré bon sort! bégayait la Maheude, en se frottant les
yeux, on est si échiné qu’on dormirait tout le jour… Habille
Lénore et Henri, je les emmène; et tu garderas Estelle, je
ne veux pas la traîner, crainte qu’elle ne prenne du mal, par
ce temps de chien.
Elle se lavait à la hâte, elle passa un vieux jupon bleu, son
plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait
posé deux pièces la veille.
—Et de la soupe, sacré bon sort! murmura-t-elle de
nouveau.
Pendant que sa mère descendait, bousculant tout, Alzire
retourna dans la chambre, où elle emporta Estelle qui
s’était mise à hurler. Mais elle était habituée aux rages de
la petite, elle avait, à huit ans, des ruses tendres de femme,
pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha
dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant à

sucer un doigt. Il était temps, car un autre vacarme éclatait;
et elle dut mettre aussitôt la paix entre Lénore et Henri, qui
s’éveillaient enfin. Ces enfants ne s’entendaient guère, ne
se prenaient gentiment au cou, que lorsqu’ils dormaient. La
fille, âgée de six ans, tombait dès son lever sur le garçon,
son cadet de deux années, qui recevait les gifles sans les
rendre.
Tous deux avaient la même tête trop grosse et comme
soufflée, ébouriffée de cheveux jaunes. Il fallut qu’Alzire tirât
sa soeur par les jambes, en la menaçant de lui enlever la
peau du derrière. Puis, ce furent des trépignements pour le
débarbouillage, et à chaque vêtement qu’elle leur passait.
On évitait d’ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le
sommeil du père Bonnemort. Il continuait à ronfler, dans
l’affreux charivari des enfants.
—C’est prêt! y êtes-vous, là-haut? cria la Maheude.
Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du
charbon. Son espoir était que le vieux n’eût pas englouti
toute la soupe. Mais elle trouva le poêlon torché, elle fit
cuire une poignée de vermicelle, qu’elle tenait en réserve
depuis trois jours. On l’avalerait à l’eau, sans beurre; il ne
devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut
surprise de voir que Catherine, en préparant les briquets,
avait fait le miracle d’en laisser gros comme une noix.
Seulement, cette fois, le buffet était bien vide: rien, pas une
croûte, pas un fond de provision, pas un os à ronger.

Qu’allaient-ils devenir, si Maigrat s’entêtait à leur couper le
crédit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient
pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient
de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n’avait pas
encore inventé de vivre sans manger, malheureusement.
—Descendez-vous, à la fin! cria-t-elle en se fâchant. Je
devrais être partie.
Lorsque Alzire et les enfants furent là, elle partagea le
vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle,
n’avait pas faim. Bien que Catherine eût déjà passé de
l’eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois
et avala deux grandes chopes d’un café tellement clair, qu’il
ressemblait à de l’eau de rouille. Ça la soutiendrait tout de
même.
—Écoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras dormir ton
grand-père, tu veilleras bien à ce que Estelle ne se casse
pas la tête, et si elle se réveillait, si elle gueulait trop, tiens!
voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en
donnerais des cuillerées… Je sais que tu es raisonnable,
que tu ne le mangeras pas.
—Et l’école, maman?
—L’école, eh bien! ce sera pour un autre jour… J’ai besoin
de toi.
—Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard?

—La soupe, la soupe… Non, attends-moi.
Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme, savait
très bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n’insista
point. Maintenant, le coron entier était réveillé, des bandes
d’enfants s’en allaient à l’école, avec le bruit traînard de
leurs galoches. Huit heures sonnèrent, un murmure
croissant de bavardages montait à gauche, chez la
Levaque. La journée des femmes commençait, autour des
cafetières, les poings sur les hanches, les langues tournant
sans repos, comme les meules d’un moulin. Une tête flétrie,
aux grosses lèvres, au nez écrasé, vint s’appuyer contre
une vitre de la fenêtre, en criant:
—Y a du nouveau, écoute donc!
—Non, non, plus tard! répondit la Maheude. J’ai une
course.
Et, de peur de succomber à l’offre d’un verre de café
chaud, elle bourra Lénore et Henri, elle partit avec eux. En
haut, le père Bonnemort ronflait toujours, d’un ronflement
rythmé qui berçait la maison.
Dehors, la Maheude s’étonna de voir que le vent ne
soufflait plus. C’était un dégel brusque, le ciel couleur de
terre, les murs gluants d’une humidité verdâtre, les routes
empoissées de boue, une boue spéciale au pays du
charbon, noire comme de la suie délayée, épaisse et

collante à y laisser ses sabots. Tout de suite, elle dut gifler
Lénore, parce que la petite s’amusait à ramasser la crotte
sur ses galoches, ainsi que sur le bout d’une pelle. En
quittant le coron, elle avait longé le terri et suivi le chemin
du canal, coupant pour raccourcir par des rues défoncées,
au milieu de terrains vagues, fermés de palissades
moussues. Des hangars se succédaient, de longs
bâtiments d’usine, de hautes cheminées crachant de la
suie, salissant cette campagne ravagée de faubourg
industriel. Derrière un bouquet de peupliers, la vieille fosse
Réquillart montrait l’écroulement de son beffroi, dont les
grosses charpentes restaient seules debout. Et, tournant à
droite, la Maheude se trouva sur la grande route.
—Attends! attends! sale cochon! cria-t-elle, je vas te faire
rouler des boulettes!
Maintenant, c’était Henri qui avait pris une poignée de
boue et qui la pétrissait. Les deux enfants, giflés sans
préférence, rentrèrent dans l’ordre, en louchant pour voir les
patards qu’ils faisaient au milieu des tas. Ils pataugeaient,
déjà éreintés de leurs efforts pour décoller leurs semelles,
à chaque enjambée.
Du côté de Marchiennes, la route déroulait ses deux lieues
de pavé, qui filaient droit comme un ruban trempé de
cambouis, entre les terres rougeâtres. Mais, de l’autre
côté, elle descendait en lacet au travers de Montsou, bâti
sur la pente d’une large ondulation de la plaine. Ces routes

du Nord, tirées au cordeau entre des villes
manufacturières, allant avec des courbes douces, des
montées lentes, se bâtissent peu à peu, tendent à ne faire
d’un département qu’une cité travailleuse. Les petites
maisons de briques, peinturlurées pour égayer le climat,
les unes jaunes, les autres bleues, d’autres noires, celles-ci
sans doute afin d’arriver tout de suite au noir final,
dévalaient à droite et à gauche, en serpentant jusqu’au bas
de la pente. Quelques grands pavillons à deux étages, des
habitations de chefs d’usines, trouaient la ligne pressée
des étroites façades. Une église, également en briques,
ressemblait à un nouveau modèle de haut fourneau, avec
son clocher carré, sali déjà par les poussières volantes du
charbon. Et, parmi les sucreries, les corderies, les
minoteries, ce qui dominait, c’étaient les bals, les
estaminets, les débits de bière, si nombreux, que, sur mille
maisons, il y avait plus de cinq cents cabarets.
Comme elle approchait des Chantiers de la Compagnie,
une vaste série de magasins et d’ateliers, la Maheude se
décida à prendre Henri et Lénore par la main, l’un à droite,
l’autre à gauche. Au-delà, se trouvait l’hôtel du directeur, M.
Hennebeau, une sorte de vaste chalet séparé de la route
par une grille, suivi d’un jardin où végétaient des arbres
maigres. Justement, une voiture était arrêtée devant la
porte, un monsieur décoré et une dame en manteau de
fourrure, quelque visite débarquée de Paris à la gare de
Marchiennes; car madame Hennebeau, qui parut dans le
demi-jour du vestibule, poussa une exclamation de surprise

et de joie.
—Marchez donc, traînards! gronda la Maheude, en tirant
les deux petits, qui s’abandonnaient dans la boue.
Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée.
Maigrat habitait à côté même du directeur, un simple mur
séparait l’hôtel de sa petite maison; et il avait là un
entrepôt, un long bâtiment qui s’ouvrait sur la route en une
boutique sans devanture. Il y tenait de tout, de l’épicerie, de
la charcuterie, de la fruiterie, y vendait du pain, de la bière,
des casseroles. Ancien surveillant au Voreux, il avait
débuté par une étroite cantine; puis, grâce à la protection
de ses chefs, son commerce s’était élargi, tuant peu à peu
le détail de Montsou. Il centralisait les marchandises, la
clientèle considérable des corons lui permettait de vendre
moins cher et de faire des crédits plus grands. D’ailleurs, il
était resté dans la main de la Compagnie, qui lui avait bâti
sa petite maison et son magasin.
—Me voici encore, monsieur Maigrat, dit la Maheude d’un
air humble, en le trouvant justement debout devant sa porte.
Il la regarda sans répondre. Il était gros, froid et poli, et il se
piquait de ne jamais revenir sur une décision.
—Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. Faut que
nous mangions du pain d’ici à samedi… Bien sûr, nous
vous devons soixante francs depuis deux ans…

Elle s’expliquait, en courtes phrases pénibles. C’était une
vieille dette, contractée pendant la dernière grève. Vingt
fois, ils avaient promis de s’acquitter, mais ils ne le
pouvaient pas, ils ne parvenaient pas à lui donner quarante
sous par quinzaine. Avec ça, un malheur lui était arrivé
l’avant-veille, elle avait dû payer vingt francs à un
cordonnier, qui menaçait de les faire saisir. Et voilà
pourquoi ils se trouvaient sans un sou. Autrement, ils
seraient allés jusqu’au samedi, comme les camarades.
Maigrat, le ventre tendu, les bras croisés, répondait non de
la tête, à chaque supplication.
—Rien que deux pains, monsieur Maigrat. Je suis
raisonnable, je ne demande pas du café… Rien que deux
pains de trois livres par jour.
—Non! cria-t-il enfin, de toute sa force.
Sa femme avait paru, une créature chétive qui passait les
journées sur un registre, sans même oser lever la tête. Elle
s’esquiva, effrayée de voir cette malheureuse tourner vers
elle des yeux d’ardente prière. On racontait qu’elle cédait le
lit conjugal aux herscheuses de la clientèle. C’était un fait
connu: quand un mineur voulait une prolongation de crédit,
il n’avait qu’à envoyer sa fille ou sa femme, laides ou belles,
pourvu qu’elles fussent complaisantes.
La Maheude, qui suppliait toujours Maigrat du regard, se

sentit gênée, sous la clarté pâle des petits yeux dont il la
déshabillait. Ça la mit en colère, elle aurait encore compris,
avant d’avoir eu sept enfants, quand elle était jeune. Et elle
partit, elle tira violemment Lénore et Henri, en train de
ramasser des coquilles de noix, jetées au ruisseau, et
qu’ils visitaient.
—Ça ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat,
rappelez-vous!
Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la
Piolaine. Si ceux-là ne lâchaient pas cent sous, on pouvait
tous se coucher et crever. Elle avait pris à gauche le
chemin de Joiselle. La Régie était là, dans l’angle de la
route, un véritable palais de briques, où les gros messieurs
de Paris, et des princes, et des généraux, et des
personnages du gouvernement, venaient chaque automne
donner de grands dîners. Elle, tout en marchant, dépensait
déjà les cent sous: d’abord du pain, puis du café; ensuite,
un quart de beurre, un boisseau de pommes de terre, pour
la soupe du matin et la ratatouille du soir; enfin, peut-être un
peu de fromage de cochon, car le père avait besoin de
viande.
Le curé de Montsou, l’abbé Joire, passait en retroussant sa
soutane, avec des délicatesses de gros chat bien nourri,
qui craint de mouiller sa robe. Il était doux, il affectait de ne
s’occuper de rien, pour ne fâcher ni les ouvriers ni les
patrons.

—Bonjour, monsieur le curé.
Il ne s’arrêta pas, sourit aux enfants, et la laissa plantée au
milieu de la route. Elle n’avait point de religion, mais elle
s’était imaginé brusquement que ce prêtre allait lui donner
quelque chose.
Et la course recommença, dans la boue noire et collante. Il
y avait encore deux kilomètres, les petits se faisaient tirer
davantage, ne s’amusant plus, consternés. A droite et à
gauche du chemin, se déroulaient les mêmes terrains
vagues clos de palissades moussues, les mêmes corps de
fabriques, salis de fumée, hérissés de cheminées hautes.
Puis, en pleins champs, les terres plates s’étalèrent,
immenses, pareilles à un océan de mottes brunes, sans la
mâture d’un arbre, jusqu’à la ligne violâtre de la forêt de
Vandame.
—Porte-moi, maman.
Elle les porta l’un après l’autre. Des flaques trouaient la
chaussée, elle se retroussait, avec la peur d’arriver trop
sale. Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était
gras. Et, comme ils débouchaient enfin devant le perron,
deux chiens énormes se jetèrent sur eux, en aboyant si fort,
que les petits hurlaient de peur. Il avait fallu que le cocher
prît un fouet.
—Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine.

Dans la salle à manger, la mère et les enfants se tinrent
immobiles, étourdis par la brusque chaleur, très gênés des
regards de ce vieux monsieur et de cette vieille dame, qui
s’allongeaient dans leurs fauteuils.
—Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit office.
Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumônes. Cela
rentrait dans leur idée d’une belle éducation. Il fallait être
charitable, ils disaient eux-mêmes que leur maison était la
maison du bon Dieu. Du reste, ils se flattaient de faire la
charité avec intelligence, travaillés de la continuelle crainte
d’être trompés et d’encourager le vice. Ainsi, ils ne
donnaient jamais d’argent, jamais! pas dix sous, pas deux
sous, car c’était un fait connu, dès qu’un pauvre avait deux
sous, il les buvait. Leurs aumônes étaient donc toujours en
nature, surtout en vêtements chauds, distribués pendant
l’hiver aux enfants indigents.
—Oh! les pauvres mignons! s’écria Cécile, sont-ils pâlots
d’être allés au froid!… Honorine, va donc chercher le
paquet, dans l’armoire.
Les bonnes, elles aussi, regardaient ces misérables, avec
l’apitoiement et la pointe d’inquiétude de filles qui n’étaient
pas en peine de leur dîner. Pendant que la femme de
chambre montait, la cuisinière s’oubliait, reposait le reste
de la brioche sur la table, pour demeurer là, les mains
ballantes.

—Justement, continuait Cécile, j’ai encore deux robes de
laine et des fichus… Vous allez voir, ils auront chaud, les
pauvres mignons!
La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant:
—Merci bien, Mademoiselle… Vous êtes tous bien bons…
Des larmes lui avaient empli les yeux, elle se croyait sûre
des cent sous, elle se préoccupait seulement de la façon
dont elle les demanderait, si on ne les lui offrait pas. La
femme de chambre ne reparaissait plus, il y eut un moment
de silence embarrassé. Dans les jupes de leur mère, les
petits ouvraient de grands yeux et contemplaient la brioche.
—Vous n’avez que ces deux-là? demanda madame
Grégoire, pour rompre le silence.
—Oh! Madame, j’en ai sept.
M. Grégoire, qui s’était remis à lire son journal, eut un
sursaut indigné.
—Sept enfants, mais pourquoi? bon Dieu!
—C’est imprudent, murmura la vieille dame.
La Maheude eut un geste vague d’excuse. Que voulez-
vous? on n’y songeait point, ça poussait naturellement. Et

puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la
maison. Ainsi, chez eux, ils auraient vécu, s’ils n’avaient
pas eu le grand-père qui devenait tout raide, et si, dans le
tas, deux de ses garçons et sa fille aînée seulement
avaient l’âge de descendre à la fosse. Fallait quand même
nourrir les petits qui ne fichaient rien.
—Alors, reprit madame Grégoire, vous travaillez depuis
longtemps aux mines?
Un rire muet éclaira le visage blême de la Maheude.
—Ah! oui, ah! oui… Moi, je suis descendue jusqu’à vingt
ans. Le médecin a dit que j’y resterais, lorsque j’ai
accouché la seconde fois, parce que, paraît-il, ça me
dérangeait des choses dans les os. D’ailleurs, c’est à ce
moment que je me suis mariée, et j’avais assez de
besogne à la maison… Mais, du côté de mon mari, voyez-
vous, ils sont là-dedans depuis des éternités. Ça remonte
au grand-père du grand-père, enfin on ne sait pas, tout au
commencement, quand on a donné le premier coup de
pioche là-bas, à Réquillart.
Rêveur, M. Grégoire regardait cette femme et ces enfants
pitoyables, avec leur chair de cire, leurs cheveux
décolorés, la dégénérescence qui les rapetissait, rongés
d’anémie, d’une laideur triste de meurt-de-faim. Un
nouveau silence s’était fait, on n’entendait plus que la
houille brûler en lâchant un jet de gaz. La salle moite avait

cet air alourdi de bien-être, dont s’endorment les coins de
bonheur bourgeois.


—Que fait-elle donc? s’écria Cécile, impatientée. Mélanie,
monte lui dire que le paquet est en bas de l’armoire, à
gauche.
Cependant, M. Grégoire acheva tout haut les réflexions que
lui inspirait la vue de ces affamés.
—On a du mal en ce monde, c’est bien vrai; mais, ma
brave femme, il faut dire aussi que les ouvriers ne sont
guère sages… Ainsi, au lieu de mettre des sous de côté
comme nos paysans, les mineurs boivent, font des dettes,
finissent par n’avoir plus de quoi nourrir leur famille.
—Monsieur a raison, répondit posément la Maheude. On
n’est pas toujours dans la bonne route. C’est ce que je
répète aux vauriens, quand ils se plaignent… Moi, je suis
bien tombée, mon mari ne boit pas. Tout de même, les
dimanches de noce, il en prend des fois de trop; mais ça
ne va jamais plus loin. La chose est d’autant plus gentille
de sa part, qu’avant notre mariage, il buvait en vrai cochon,
sauf votre respect… Et voyez, pourtant, ça ne nous avance
pas à grand-chose, qu’il soit raisonnable. Il y a des jours,
comme aujourd’hui, où vous retourneriez bien tous les
tiroirs de la maison, sans en faire tomber un liard.
Elle voulait leur donner l’idée de la pièce de cent sous, elle

continua de sa voix molle, expliquant la dette fatale, timide
d’abord, bientôt élargie et dévorante. On payait
régulièrement pendant des quinzaines. Mais, un jour, on se
mettait en retard, et c’était fini, ça ne se rattrapait jamais
plus. Le trou se creusait, les hommes se dégoûtaient du
travail, qui ne leur permettait seulement pas de s’acquitter.
Va te faire fiche! on était dans le pétrin jusqu’à la mort. Du
reste, il fallait tout comprendre: un charbonnier avait besoin
d’une chope pour balayer les poussières. Ça commençait
par là, puis il ne sortait plus du cabaret, quand arrivaient les
embêtements. Peut-être bien, sans se plaindre de
personne, que les ouvriers tout de même ne gagnaient
point assez.
—Je croyais, dit madame Grégoire, que la Compagnie
vous donnait le loyer et le chauffage.
La Maheude eut un coup d’oeil oblique sur la houille
flambante de la cheminée.
—Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux,
mais qui brûle pourtant… Quant au loyer, il n’est que de six
francs par mois: ça n’a l’air de rien, et souvent c’est joliment
dur à payer… Ainsi, aujourd’hui, moi, on me couperait en
morceaux, qu’on ne me tirerait pas deux sous. Où il n’y a
rien, il n’y a rien.


Le monsieur et la dame se taisaient, douillettement
allongés, peu à peu ennuyés et pris de malaise, devant

l’étalage de cette misère. Elle craignit de les avoir blessés,
elle ajouta de son air juste et calme de femme pratique:
—Oh! ce n’est pas pour me plaindre. Les choses sont
ainsi, il faut les accepter; d’autant plus que nous aurions
beau nous débattre, nous ne changerions sans doute
rien… Le mieux encore, n’est-ce pas? Monsieur et
Madame, c’est de tâcher de faire honnêtement ses
affaires, dans l’endroit où le bon Dieu vous a mis.
M. Grégoire l’approuva beaucoup.
—Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-
dessus de l’infortune.
Honorine et Mélanie apportaient enfin le paquet. Ce fut
Cécile qui le déballa et qui sortit les deux robes. Elle y
joignit des fichus, même des bas et des mitaines. Tout cela
irait à merveille, elle se hâtait, faisait envelopper par les
bonnes les vêtements choisis; car sa maîtresse de piano
venait d’arriver, et elle poussait la mère et les enfants vers
la porte.
—Nous sommes bien à court, bégaya la Maheude, si nous
avions une pièce de cent sous seulement…
La phrase s’étrangla, car les Maheu étaient fiers et ne
mendiaient point. Cécile, inquiète, regarda son père; mais
celui-ci refusa nettement, d’un air de devoir.

—Non, ce n’est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons
pas.
Alors, la jeune fille, émue de la figure bouleversée de la
mère, voulut combler les enfants. Ils regardaient toujours
fixement la brioche, elle en coupa deux parts, qu’elle leur
distribua.
—Tenez! c’est pour vous.
Puis, elle les reprit, demanda un vieux journal.
—Attendez, vous partagerez avec vos frères et vos soeurs.
Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva
de les pousser dehors. Les pauvres mioches, qui n’avaient
pas de pain, s’en allèrent, en tenant cette brioche
respectueusement, dans leurs menottes gourdes de froid.

La Maheude tirait ses enfants sur le pavé, ne voyait plus ni
les champs déserts, ni la boue noire, ni le grand ciel livide
qui tournait. Lorsqu’elle retraversa Montsou, elle entra
résolument chez Maigrat et le supplia si fort, qu’elle finit par
emporter deux pains, du café, du beurre, et même sa pièce
de cent sous, car l’homme prêtait aussi à la petite
semaine. Ce n’était pas d’elle qu’il voulait, c’était de
Catherine: elle le comprit, quand il lui recommanda
d’envoyer sa fille chercher les provisions. On verrait ça.
Catherine le giflerait, s’il lui soufflait de trop près sous le
nez.

III
Onze heures sonnaient à la petite église du coron des
Deux-Cent-Quarante, une chapelle de briques, où l’abbé
Joire venait dire la messe, le dimanche. A côté, dans
l’école, également en briques, on entendait les voix
ânonnantes des enfants, malgré les fenêtres fermées au
froid du dehors. Les larges voies, divisées en petits jardins
adossés, restaient désertes, entre les quatre grands corps
de maisons uniformes; et ces jardins, ravagés par l’hiver,
étalaient la tristesse de leur terre marneuse, que
bossuaient et salissaient les derniers légumes. On faisait
la soupe, les cheminées fumaient, une femme
apparaissait, de loin en loin le long des façades, ouvrait
une porte, disparaissait. D’un bout à l’autre, sur le trottoir
pavé, les tuyaux de descente s’égouttaient dans des
tonneaux, bien qu’il ne plût pas, tant le ciel gris était chargé
d’humidité. Et ce village, bâti d’un coup au milieu du vaste
plateau, bordé de ses routes noires comme d’un liséré de
deuil, n’avait d’autre gaieté que les bandes régulières de
ses tuiles rouges, sans cesse lavées par les averses.
Quand la Maheude rentra, elle fit un détour pour aller
acheter des pommes de terre, chez la femme d’un
surveillant, qui en avait encore de sa récolte. Derrière un

rideau de peupliers malingres, les seuls arbres de ces
terrains plats, se trouvait un groupe de constructions
isolées, des maisons quatre par quatre, entourées de leurs
jardins. Comme la Compagnie réservait aux porions ce
nouvel essai, les ouvriers avaient surnommé ce coin du
hameau le coron des Bas-de-Soie; de même qu’ils
appelaient leur propre coron Paie-tes-Dettes, par une
ironie bonne enfant de leur misère.
—Ouf! nous y voilà, dit la Maheude chargée de paquets, en
poussant chez eux Lénore et Henri, boueux, les jambes
mortes.
Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les bras d’Alzire.
Celle-ci, n’ayant plus de sucre, ne sachant comment la faire
taire, s’était décidée à feindre de lui donner le sein. Ce
simulacre, souvent, réussissait. Mais, cette fois, elle avait
beau écarter sa robe, lui coller la bouche sur sa poitrine
maigre d’infirme de huit ans, l’enfant s’enrageait de mordre
la peau et de n’en rien tirer.
—Passe-la-moi, cria la mère, dès qu’elle se trouva
débarrassée. Elle ne nous laissera pas dire un mot.
Lorsqu’elle eut sorti de son corsage un sein lourd comme
une outre, et que la braillarde se fut pendue au goulot,
brusquement muette, on put enfin causer. Du reste, tout
allait bien, la petite ménagère avait entretenu le feu, balayé,
rangé la salle. Et, dans le silence, on entendait en haut

ronfler le grand-père, du même ronflement rythmé, qui ne
s’était pas arrêté un instant.
—En voilà des choses! murmura Alzire, en souriant aux
provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe.
La table était encombrée: un paquet de vêtements, deux
pains, des pommes de terre, du beurre, du café, de la
chicorée et une demi-livre de fromage de cochon.
—Oh! la soupe! dit la Maheude d’un air de fatigue, il
faudrait aller cueillir de l’oseille et arracher des poireaux…
Non, j’en ferai ensuite pour les hommes… Mets bouillir des
pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de
beurre… Et du café, hein? n’oublie pas le café!
Mais, tout d’un coup, l’idée de la brioche lui revint. Elle
regarda les mains vides de Lénore et d’Henri, qui se
battaient par terre, déjà reposés et gaillards. Est-ce que
ces gourmands n’avaient pas, en chemin, mangé
sournoisement la brioche! Elle les gifla, pendant qu’Alzire,
qui mettait la marmite au feu, tâchait de l’apaiser.
—Laisse-les, maman. Si c’est pour moi, tu sais que ça
m’est égal, la brioche. Ils avaient faim, d’être allés si loin à
pied.


Midi sonnèrent, on entendit les galoches des gamins qui
sortaient de l’école. Les pommes de terre étaient cuites, le
café, épaissi d’une bonne moitié de chicorée, passait dans

le filtre, avec un bruit chantant de grosses gouttes. Un coin
de la table fut débarrassé; mais la mère seule y mangea,
les trois enfants se contentèrent de leurs genoux; et, tout le
temps, le petit garçon, qui était d’une voracité muette, se
tourna sans rien dire vers le fromage de cochon, dont le
papier gras le surexcitait.
La Maheude buvait son café à petits coups, les deux mains
autour du verre pour les réchauffer, lorsque le père
Bonnemort descendit. D’habitude, il se levait plus tard, son
déjeuner l’attendait sur le feu. Mais, ce jour-là, il se mit à
grogner, parce qu’il n’y avait point de soupe. Puis, quand
sa bru lui eut dit qu’on ne faisait pas toujours comme on
voulait, il mangea ses pommes de terre en silence. De
temps à autre, il se levait, allait cracher dans les cendres,
par propreté; et, tassé ensuite sur sa chaise, il roulait la
nourriture au fond de sa bouche, la tête basse, les yeux
éteints.
—Ah! j’ai oublié, maman, dit Alzire, la voisine est venue…
Sa mère l’interrompit.
—Elle m’embête!
C’était une sourde rancune contre la Levaque, qui avait
pleuré misère, la veille, pour ne rien lui prêter; et elle la
savait justement à son aise, en ce moment-là, le logeur
Bouteloup ayant avancé sa quinzaine. Dans le coron, on ne

se prêtait guère de ménage à ménage.
—Tiens! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe
donc un moulin de café… Je le reporterai à la Pierronne, à
qui je le dois d’avant-hier.
Et, quand sa fille eut préparé le paquet, elle ajouta qu’elle
rentrerait tout de suite mettre la soupe des hommes sur le
feu. Puis, elle sortit avec Estelle dans les bras, laissant le
vieux Bonnemort broyer lentement ses pommes de terre,
tandis que Lénore et Henri se battaient pour manger les
pelures tombées.
La Maheude, au lieu de faire le tour, coupa tout droit, à
travers les jardins, de peur que la Levaque ne l’appelât.
Justement, son jardin s’adossait à celui des Pierron; et il y
avait, dans le treillage délabré qui les séparait, un trou par
lequel on voisinait. Le puits commun était là, desservant
quatre ménages. A côté, derrière un bouquet de lilas
chétifs, se trouvait le carin, une remise basse, pleine de
vieux outils, et où l’on élevait, un à un, les lapins qu’on
mangeait les jours de fête. Une heure sonna, c’était l’heure
du café, pas une âme ne se montrait aux portes ni aux
fenêtres. Seul, un ouvrier de la coupe à terre, en attendant
la descente, bêchait son coin de légumes, sans lever la
tête. Mais, comme la Maheude arrivait en face, à l’autre
corps de bâtiment, elle fut surprise de voir paraître, devant
l’église, un monsieur et deux dames. Elle s’arrêta une
seconde, elle les reconnut: c’était madame Hennebeau, qui

faisait visiter le coron à ses invités, le monsieur décoré et
la dame en manteau de fourrure.
—Oh! pourquoi as-tu pris cette peine? s’écria la Pierronne,
lorsque la Maheude lui eut rendu son café. Ça ne pressait
pas.
Elle avait vingt-huit ans, elle passait pour la jolie femme du
coron, brune, le front bas, les yeux grands, la bouche
étroite; et coquette avec ça, d’une propreté de chatte, la
gorge restée belle, car elle n’avait pas eu d’enfant. Sa
mère, la Brûlé, veuve d’un haveur mort à la mine, après
avoir envoyé sa fille travailler dans une fabrique, en jurant
qu’elle n’épouserait jamais un charbonnier, ne décolérait
plus, depuis que celle-ci s’était mariée sur le tard avec
Pierron, un veuf encore, qui avait une gamine de huit ans.
Cependant, le ménage vivait très heureux, au milieu des
bavardages, des histoires qui couraient sur les
complaisances du mari et sur les amants de la femme: pas
une dette, deux fois de la viande par semaine, une maison
si nettement tenue, qu’on se serait miré dans les
casseroles. Pour surcroît de chance, grâce à des
protections, la Compagnie l’avait autorisée à vendre des
bonbons et des biscuits, dont elle étalait les bocaux sur
deux planches, derrière les vitres de la fenêtre. C’étaient
six ou sept sous de gain par jour, quelquefois douze le
dimanche. Et, dans ce bonheur, il n’y avait que la mère
Brûlé qui hurlât avec son enragement de vieille
révolutionnaire, ayant à venger la mort de son homme

contre les patrons, et que la petite Lydie qui empochât en
gifles trop fréquentes les vivacités de la famille.
—Comme elle est grosse déjà! reprit la Pierronne, en
faisant des risettes à Estelle.
—Ah! le mal que ça donne, ne m’en parle pas! dit la
Maheude. Tu es heureuse de n’en pas avoir. Au moins, tu
peux tenir propre.
Bien que, chez elle, tout fût en ordre, et qu’elle lavât chaque
samedi, elle jetait un coup d’oeil de ménagère jalouse sur
cette salle si claire, où il y avait même de la coquetterie,
des vases dorés sur le buffet, une glace, trois gravures
encadrées.
Cependant, la Pierronne était en train de boire seule son
café, tout son monde se trouvant à la fosse.
—Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle.
—Non, merci, je sors d’avaler le mien.
—Qu’est-ce que ça fait?
En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement.
Entre les bocaux de biscuits et de bonbons, leurs regards
s’étaient arrêtés sur les maisons d’en face, qui alignaient,
aux fenêtres, leurs petits rideaux, dont le plus ou le moins
de blancheur disait les vertus des ménagères. Ceux des

Levaque étaient très sales, de véritables torchons, qui
semblaient avoir essuyé le cul des marmites.
—S’il est possible de vivre dans une pareille ordure!
murmura la
Pierronne.
Alors, la Maheude partit et ne s’arrêta plus. Ah! si elle avait
eu un logeur comme ce Bouteloup, c’était elle qui aurait
voulu faire marcher son ménage! Quand on savait s’y
prendre, un logeur devenait une excellente affaire.
Seulement, il ne fallait pas coucher avec. Et puis, le mari
buvait, battait sa femme, courait les chanteuses des cafés-
concerts de Montsou.
La Pierronne prit un air profondément dégoûté. Ces
chanteuses, ça donnait toutes les maladies. Il y en avait
une, à Joiselle, qui avait empoisonné une fosse.
—Ce qui m’étonne, c’est que tu aies laissé aller ton fils
avec leur fille.
—Ah! oui, empêche donc ça!… Leur jardin est contre le
nôtre. L’été, Zacharie était toujours avec Philomène
derrière les lilas, et ils ne se gênaient guère sur le carin, on
ne pouvait tirer de l’eau au puits sans les surprendre.
C’était la commune histoire des promiscuités du coron, les
garçons et les filles pourrissant ensemble, se jetant à cul,
comme ils disaient, sur la toiture basse et en pente du

carin, dès la nuit tombée. Toutes les herscheuses faisaient
là leur premier enfant, quand elles ne prenaient pas la
peine d’aller le faire à Réquillart ou dans les blés. Ça ne
tirait pas à conséquence, on se mariait ensuite, les mères
seules se fâchaient, lorsque les garçons commençaient
trop tôt, car un garçon qui se mariait ne rapportait plus à la
famille.
—A ta place, j’aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne
sagement. Ton Zacharie l’a déjà emplie deux fois, et ils
iront plus loin se coller… De toute façon, l’argent est fichu.
La Maheude, furieuse, étendit les mains.
—Écoute ça: je les maudis, s’ils se collent… Est-ce que
Zacharie ne nous doit pas du respect? Il nous a coûté,
n’est-ce pas? eh bien! il faut qu’il nous rende, avant de
s’embarrasser d’une femme… Qu’est-ce que nous
deviendrions, dis? si nos enfants travaillaient tout de suite
pour les autres? Autant crever alors!
Cependant, elle se calma.
—Je parle en général, on verra plus tard… Il est joliment
fort, ton café: tu mets ce qu’il faut.
Et, après un quart d’heure d’autres histoires, elle se sauva,
criant que la soupe de ses hommes n’était pas faite.
Dehors, les enfants retournaient à l’école, quelques
femmes se montraient sur les portes, regardaient madame

Hennebeau, qui longeait une des façades, en expliquant du
doigt le coron à ses invités. Cette visite commençait à
remuer le village. L’homme de la coupe à terre s’arrêta un
moment de bêcher, deux poules inquiètes s’effarouchèrent
dans les jardins.
Comme la Maheude rentrait, elle buta dans la Levaque, qui
était sortie pour sauter au passage sur le docteur
Vanderhaghen, un médecin de la Compagnie, petit homme
pressé, écrasé de besogne, qui donnait ses consultations
en courant.
—Monsieur, disait-elle, je ne dors plus, j’ai mal partout…
Faudrait en causer cependant.
Il les tutoyait toutes, il répondit sans s’arrêter:
—Fiche-moi la paix! tu bois trop de café.
—Et mon mari, Monsieur, dit à son tour la Maheude, vous
deviez venir le voir… Il a toujours ses douleurs aux jambes.
—C’est toi qui l’esquintes, fiche-moi la paix!
Les deux femmes restèrent plantées, regardant fuir le dos
du docteur.
—Entre donc, reprit la Levaque, quand elle eut échangé
avec sa voisine un haussement d’épaules désespéré. Tu
sais qu’il y a du nouveau… Et tu prendras bien un peu de

café. Il est tout frais.
La Maheude, qui se débattait, fut sans force. Allons! une
goutte tout de même, pour ne pas la désobliger. Et elle
entra.
La salle était d’une saleté noire, le carreau et les murs
tachés de graisse, le buffet et la table poissés de crasse;
et une puanteur de ménage mal tenu prenait à la gorge.
Près du feu, les deux coudes sur la table, le nez enfoncé
dans son assiette, Bouteloup, jeune encore pour ses
trente-cinq ans, achevait un restant de bouilli, avec sa
carrure épaisse de gros garçon placide; tandis que,
debout contre lui, le petit Achille, le premier-né de
Philomène, qui entrait dans ses trois ans déjà, le regardait
de l’air suppliant et muet d’une bête gourmande. Le logeur,
très tendre sous une grande barbe brune, lui fourrait de
temps à autre un morceau de sa viande au fond de la
bouche.
—Attends que je le sucre, disait la Levaque, en mettant la
cassonade d’avance dans la cafetière.
Elle, plus vieille que lui de six ans, était affreuse, usée, la
gorge sur le ventre et le ventre sur les cuisses, avec un
mufle aplati aux poils grisâtres, toujours dépeignée. Il l’avait
prise naturellement, sans l’éplucher davantage que sa
soupe, où il trouvait des cheveux, et que son lit, dont les
draps servaient trois mois. Elle entrait dans la pension, le

mari aimait à répéter que les bons comptes font les bons
amis.
—Alors, c’était pour te dire, continua-t-elle, qu’on a vu hier
soir la Pierronne rôder du côté des Bas-de-Soie. Le
monsieur que tu sais l’attendait derrière Rasseneur, et ils
ont filé ensemble le long du canal… Hein? c’est du propre,
une femme mariée!
—Dame! dit la Maheude, Pierron avant de l’épouser
donnait des lapins au porion, maintenant ça lui coûte moins
cher de prêter sa femme.
Bouteloup éclata d’un rire énorme et jeta une mie de pain
saucée dans la bouche d’Achille. Les deux femmes
achevaient de se soulager sur le compte de la Pierronne,
une coquette pas plus belle qu’une autre, mais toujours
occupée à se visiter les trous de la peau, à se laver, à se
mettre de la pommade. Enfin, ça regardait le mari, s’il
aimait ce pain-là. Il y avait des hommes si ambitieux qu’ils
auraient torché les chefs, pour les entendre seulement dire
merci. Et elles ne furent interrompues que par l’arrivée
d’une voisine qui rapportait une mioche de neuf mois,
Désirée, la dernière de Philomène: celle-ci, déjeunant au
criblage, s’entendait pour qu’on lui amenât là-bas sa petite,
et elle la faisait téter, assise un instant dans le charbon.
—La mienne, je ne peux pas la quitter une minute, elle
gueule tout de suite, dit la Maheude en regardant Estelle,

qui s’était endormie sur ses bras.
Mais elle ne réussit point à éviter la mise en demeure
qu’elle lisait depuis un moment dans les yeux de la
Levaque.
—Dis donc, il faudrait pourtant songer à en finir.
D’abord, les deux mères, sans avoir besoin d’en causer,
étaient tombées d’accord pour ne pas conclure le mariage.
Si la mère de Zacharie voulait toucher le plus longtemps
possible les quinzaines de son fils, la mère de Philomène
s’emportait à l’idée d’abandonner celles de sa fille. Rien ne
pressait, la seconde avait même préféré garder le petit,
tant qu’il y avait eu un seul enfant; mais, depuis que celui-ci,
grandissant, mangeait du pain, et qu’un autre était venu,
elle se trouvait en perte, elle poussait furieusement au
mariage, en femme qui n’entend pas y mettre du sien.
—Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus rien
n’arrête…
Voyons, à quand?
—Remettons ça aux beaux jours, répondit la Maheude
gênée. C’est ennuyeux, ces affaires! Comme s’ils
n’auraient pas pu attendre d’être mariés, pour aller
ensemble!… Parole d’honneur, tiens! j’étranglerais
Catherine, si j’apprenais qu’elle ait fait la bêtise.
La Levaque haussa les épaules.

—Laisse donc, elle y passera comme les autres!
Bouteloup, avec la tranquillité d’un homme qui est chez lui,
fouilla le buffet, cherchant le pain. Des légumes pour la
soupe de Levaque, des pommes de terre et des poireaux,
traînaient sur un coin de la table, à moitié pelurés, repris et
abandonnés dix fois, au milieu des continuels
commérages. La femme venait cependant de s’y remettre,
lorsqu’elle les lâcha de nouveau, pour se planter devant la
fenêtre.
—Qu’est-ce que c’est que ça?… Tiens! c’est madame
Hennebeau avec des gens. Les voilà qui entrent chez la
Pierronne.
Du coup, toutes deux retombèrent sur la Pierronne. Oh! ça
ne manquait jamais, dès que la Compagnie faisait visiter le
coron à des gens, on les conduisait droit chez celle-là,
parce que c’était propre. Sans doute qu’on ne leur racontait
pas les histoires avec le maître-porion. On peut bien être
propre, quand on a des amoureux qui gagnent trois mille
francs, logés, chauffés, sans compter les cadeaux. Si
c’était propre dessus, ce n’était guère propre dessous. Et,
tout le temps que les visiteurs restèrent en face, elles en
dégoisèrent.
—Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le
tour…

Regarde donc, ma chère, je crois qu’ils vont chez toi.
La Maheude fut prise de peur. Qui sait si Alzire avait donné
un coup d’éponge à la table? Et sa soupe, à elle aussi, qui
n’était pas prête! Elle balbutia un «au revoir», elle se
sauva, filant, rentrant, sans un coup d’oeil de côté.
Mais tout reluisait. Alzire, très sérieuse, un torchon devant
elle, s’était mise à faire la soupe, en voyant que sa mère ne
revenait pas. Elle avait arraché les derniers poireaux du
jardin, cueilli de l’oseille, et elle nettoyait précisément les
légumes, pendant que, sur le feu, dans un grand chaudron,
chauffait l’eau pour le bain des hommes, quand ils allaient
rentrer. Henri et Lénore étaient sages par hasard, très
occupés à déchirer un vieil almanach. Le père Bonnemort
fumait silencieusement sa pipe.
Comme la Maheude soufflait, madame Hennebeau frappa.
—Vous permettez, n’est-ce pas? ma brave femme.
Grande, blonde, un peu alourdie dans la maturité superbe
de la quarantaine, elle souriait avec un effort d’affabilité,
sans laisser trop paraître la crainte de tacher sa toilette de
soie bronze, drapée d’une mante de velours noir.
—Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités. Nous ne
gênons personne… Hein? est-ce propre encore? et cette
brave femme a sept enfants! Tous nos ménages sont
comme ça… Je vous expliquais que la Compagnie leur

loue la maison six francs par mois. Une grande salle au
rez-de-chaussée, deux chambres en haut, une cave et un
jardin.
Le monsieur décoré et la dame en manteau de fourrure,
débarqués le matin du train de Paris, ouvraient des yeux
vagues, avaient sur la face l’ahurissement de ces choses
brusques, qui les dépaysaient.
—Et un jardin, répéta la dame. Mais on y vivrait, c’est
charmant!
—Nous leur donnons du charbon plus qu’ils n’en brûlent,
continuait madame Hennebeau. Un médecin les visite deux
fois par semaine; et, quand ils sont vieux, ils reçoivent des
pensions, bien qu’on ne fasse aucune retenue sur les
salaires.
—Une Thébaïde! un vrai pays de Cocagne! murmura le
monsieur, ravi.
La Maheude s’était précipitée pour offrir des chaises. Ces
dames refusèrent. Déjà madame Hennebeau se lassait,
heureuse un instant de se distraire à ce rôle de montreur
de bêtes, dans l’ennui de son exil, mais tout de suite
répugnée par l’odeur fade de misère, malgré la propreté
choisie des maisons où elle se risquait. Du reste, elle ne
répétait que des bouts de phrase entendus, sans jamais
s’inquiéter davantage de ce peuple d’ouvriers besognant et

souffrant près d’elle.
—Les beaux enfants! murmura la dame, qui les trouvait
affreux, avec leurs têtes trop grosses, embroussaillées de
cheveux couleur de paille.
Et la Maheude dut dire leur âge, on lui adressa aussi des
questions sur Estelle, par politesse. Respectueusement, le
père Bonnemort avait retiré sa pipe de la bouche; mais il
n’en restait pas moins un sujet d’inquiétude, si ravagé par
ses quarante années de fond, les jambes raides, la
carcasse démolie, la face terreuse; et, comme un violent
accès de toux le prenait, il préféra sortir pour cracher
dehors, dans l’idée que son crachat noir allait gêner le
monde.
Alzire eut tout le succès. Quelle jolie petite ménagère, avec
son torchon! On complimenta la mère d’avoir une petite fille
déjà si entendue pour son âge. Et personne ne parlait de la
bosse, des regards d’une compassion pleine de malaise
revenaient toujours vers le pauvre être infirme.
—Maintenant, conclut madame Hennebeau, si l’on vous
interroge sur nos corons, à Paris, vous pourrez répondre…
Jamais plus de bruit que ça, moeurs patriarcales, tous
heureux et bien portants comme vous voyez, un endroit où
vous devriez venir vous refaire un peu, à cause du bon air
et de la tranquillité.

—C’est merveilleux, merveilleux! cria le monsieur, dans un
élan final d’enthousiasme.
Ils sortirent de l’air enchanté dont on sort d’une baraque de
phénomènes, et la Maheude qui les accompagnait,
demeura sur le seuil, pendant qu’ils repartaient doucement,
en causant très haut. Les rues s’étaient peuplées, ils
devaient traverser des groupes de femmes, attirées par le
bruit de leur visite, qu’elles colportaient de maison en
maison.
Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrêté la
Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient
une surprise mauvaise. Eh bien! quoi donc, ces gens
voulaient y coucher, chez les Maheu? Ce n’était pourtant
pas si drôle.
—Toujours sans le sou, avec ce qu’ils gagnent! Dame!
quand on a des vices!
—Je viens d’apprendre qu’elle est allée ce matin mendier
chez les bourgeois de la Piolaine, et Maigrat qui leur avait
refusé du pain, lui en a donné… On sait comment il se
paie, Maigrat.
—Sur elle, oh! non! faudrait du courage… C’est sur
Catherine qu’il en prend.
—Ah! écoute donc, est-ce qu’elle n’a pas eu le toupet tout à
l’heure de me dire qu’elle étranglerait Catherine, si elle y

passait!… Comme si le grand Chaval, il y a beau temps,
ne l’avait pas mise à cul sur le carin!
—Chut!… Voici le monde.
Alors, la Levaque et la Pierronne, l’air paisible, sans
curiosité impolie, s’étaient contentées de guetter sortir les
visiteurs, du coin de l’oeil. Puis, elles avaient appelé
vivement d’un signe la Maheude, qui promenait encore
Estelle sur ses bras. Et toutes trois, immobiles, regardaient
s’éloigner les dos bien vêtus de madame Hennebeau et de
ses invités. Lorsque ceux-ci furent à une trentaine de pas,
les commérages reprirent, avec un redoublement de
violence.
—Elles en ont pour de l’argent sur la peau, ça vaut plus
cher qu’elles, peut-être!
—Ah! sûr!… Je ne connais pas l’autre, mais celle d’ici, je
n’en donnerais pas quatre sous, si grosse qu’elle soit. On
raconte des histoires…
—Hein? quelles histoires?
—Elle aurait des hommes donc!… D’abord, l’ingénieur…
—Ce petiot maigre!… Oh! il est trop menu, elle le perdrait
dans les draps.
—Qu’est-ce que ça fiche, si ça l’amuse?… Moi, je n’ai pas

confiance, quand je vois une dame qui prend des mines
dégoûtées et qui n’a jamais l’air de se plaire où elle est…
Regarde donc comme elle tourne son derrière, avec l’air
de nous mépriser toutes. Est-ce que c’est propre?
Les promeneurs s’en allaient du même pas ralenti, causant
toujours, lorsqu’une calèche vint s’arrêter sur la route,
devant l’église. Un monsieur d’environ quarante-huit ans en
descendit, serré dans une redingote noire, très brun de
peau, le visage autoritaire et correct.
—Le mari! murmura la Levaque, baissant la voix comme
s’il avait pu l’entendre, saisie de la crainte hiérarchique que
le directeur inspirait à ses dix mille ouvriers. C’est pourtant
vrai qu’il a une tête de cocu, cet homme!
Maintenant, le coron entier était dehors. La curiosité des
femmes montait, les groupes se rapprochaient, se
fondaient en une foule; tandis que des bandes de
marmaille mal mouchée traînaient sur les trottoirs, bouche
béante. On vit un instant la tête pâle de l’instituteur qui se
haussait, lui aussi, derrière la haie de l’école. Au milieu des
jardins, l’homme en train de bêcher restait le pied sur sa
bêche, les yeux arrondis. Et le murmure des commérages
s’enflait peu à peu avec un bruit de crécelles, pareil à un
coup de vent dans des feuilles sèches.
C’était surtout devant la porte de la Levaque que le
rassemblement avait grossi. Deux femmes s’étaient

avancées, puis dix, puis vingt. Prudemment, la Pierronne
se taisait, à présent qu’il y avait trop d’oreilles. La
Maheude, une des plus raisonnables, se contentait aussi
de regarder; et, pour calmer Estelle réveillée et hurlant, elle
avait tranquillement sorti au grand jour sa mamelle de
bonne bête nourricière, qui pendait, roulante, comme
allongée par la source continue de son lait. Quand M.
Hennebeau eut fait asseoir les dames au fond de la
voiture, qui fila du côté de Marchiennes, il y eut une
explosion dernière de voix bavardes, toutes les femmes
gesticulaient, se parlaient dans le visage, au milieu d’un
tumulte de fourmilière en révolution.
Mais trois heures sonnèrent. Les ouvriers de la coupe à
terre étaient partis, Bouteloup et les autres. Brusquement,
au détour de l’église, parurent les premiers charbonniers
qui revenaient de la fosse, le visage noir, les vêtements
trempés, croisant les bras et gonflant le dos. Alors, il se
produisit une débandade parmi les femmes, toutes
couraient, toutes rentraient chez elles, dans un effarement
de ménagères que trop de café et trop de cancans avaient
mises en faute. Et l’on n’entendait plus que ce cri inquiet,
gros de querelles:
—Ah! mon Dieu! et ma soupe! et ma soupe qui n’est pas
prête!

IV
Lorsque Maheu rentra, après avoir laissé Étienne chez
Rasseneur, il trouva Catherine, Zacharie et Jeanlin
attablés, qui achevaient leur soupe. Au retour de la fosse,
on avait si faim, qu’on mangeait dans ses vêtements
humides, avant même de se débarbouiller; et personne ne
s’attendait, la table restait mise du matin au soir, toujours il
y en avait un là, avalant sa portion, au hasard des
exigences du travail.
Dès la porte, Maheu aperçut les provisions. Il ne dit rien,
mais son visage inquiet s’éclaira. Toute la matinée, le vide
du buffet, la maison sans café et sans beurre, l’avait
tracassé, lui était revenue en élancements douloureux,
pendant qu’il tapait à la veine, suffoqué au fond de la taille.
Comment la femme aurait-elle fait? et qu’allait-on devenir,
si elle était rentrée les mains vides? Puis, voilà qu’il y avait
de tout. Elle lui conterait ça plus tard. Il riait d’aise.
Déjà Catherine et Jeanlin s’étaient levés, prenant leur café
debout; tandis que Zacharie, mal rempli par sa soupe, se
coupait une large tartine de pain, qu’il couvrait de beurre. Il
voyait bien le fromage de cochon sur une assiette; mais il
n’y touchait pas, la viande était pour le père, quand il n’y en
avait que pour un. Tous venaient de faire descendre leur
soupe d’une grande lampée d’eau fraîche, la bonne
boisson claire des fins de quinzaine.

—Je n’ai pas de bière, dit la Maheude, lorsque le père se
fut attablé à son tour. J’ai voulu garder un peu d’argent…
Mais, si tu en désires, la petite peut courir en prendre une
pinte.
Il la regardait, épanoui. Comment? elle avait aussi de
l’argent!
—Non, non, dit-il. J’ai bu une chope, ça va bien.
Et Maheu se mit à engloutir, par lentes cuillerées, la pâtée
de pain, de pommes de terre, de poireaux et d’oseille,
enfaîtée dans la jatte qui lui servait d’assiette. La Maheude,
sans lâcher Estelle, aidait Alzire à ce qu’il ne manquât de
rien, poussait près de lui le beurre et la charcuterie,
remettait au feu son café pour qu’il fût bien chaud.
Cependant, à côté du feu, le lavage commençait, dans une
moitié de tonneau, transformée en baquet. Catherine, qui
passait la première, l’avait empli d’eau tiède; et elle se
déshabillait tranquillement, ôtait son béguin, sa veste, sa
culotte, jusqu’à sa chemise, habituée à cela depuis l’âge
de huit ans, ayant grandi sans y voir du mal. Elle se tourna
seulement, le ventre au feu, puis se frotta vigoureusement
avec du savon noir. Personne ne la regardait, Lénore et
Henri eux-mêmes n’avaient plus la curiosité de voir
comment elle était faite. Quand elle fut propre, elle monta
toute nue l’escalier, laissant sa chemise mouillée et ses
autres vêtements, en tas, sur le carreau. Mais une querelle

éclatait entre les deux frères: Jeanlin s’était hâté de sauter
dans le baquet, sous le prétexte que Zacharie mangeait
encore; et celui-ci le bousculait, réclamait son tour, criait
que s’il était assez gentil pour permettre à Catherine de se
tremper d’abord, il ne voulait pas avoir la rinçure des
galopins, d’autant plus que, lorsque celui-ci avait passé
dans l’eau, on pouvait en remplir les encriers de l’école. Ils
finirent par se laver ensemble, tournés également vers le
feu, et ils s’entraidèrent même, ils se frottèrent le dos. Puis,
comme leur soeur, ils disparurent dans l’escalier, tout nus.
—En font-ils un gâchis! murmurait la Maheude, en prenant
par terre les vêtements pour les mettre sécher. Alzire,
éponge un peu, hein!
Mais un tapage, de l’autre côté du mur, lui coupa la parole.
C’étaient des jurons d’homme, des pleurs de femme, tout
un piétinement de bataille, avec des coups sourds qui
sonnaient comme des heurts de courge vide.
—La Levaque reçoit sa danse, constata paisiblement
Maheu, en train de racler le fond de sa jatte avec la cuiller.
C’est drôle, Bouteloup prétendait que la soupe était prête.
—Ah! oui, prête! dit la Maheude, j’ai vu les légumes sur la
table, pas même épluchés.
Les cris redoublaient, il y eut une poussée terrible qui
ébranla le mur, puis un grand silence tomba. Alors, le

mineur, en avalant une dernière cuillerée, conclut d’un air
de calme justice:
—Si la soupe n’est pas prête, ça se comprend.
Et, après avoir bu un plein verre d’eau, il attaqua le
fromage de cochon. Il en coupait des morceaux carrés,
qu’il piquait de la pointe de son couteau et qu’il mangeait
sur son pain, sans fourchette. On ne parlait pas, quand le
père mangeait. Lui-même avait la faim silencieuse, il ne
reconnaissait point la charcuterie habituelle de Maigrat, ça
devait venir d’ailleurs; pourtant, il n’adressait aucune
question à sa femme. Il demanda seulement si le vieux
dormait toujours, là-haut. Non, le grand-père était déjà sorti,
pour son tour de promenade accoutumé. Et le silence
recommença.
Mais l’odeur de la viande avait fait lever les têtes de Lénore
et d’Henri, qui s’amusaient par terre à dessiner des
ruisseaux avec l’eau répandue. Tous deux vinrent se
planter près du père, le petit en avant. Leurs yeux suivaient
chaque morceau, le regardaient pleins d’espoir partir de
l’assiette, et le voyaient d’un air consterné s’engouffrer dans
la bouche. A la longue, le père remarqua le désir gourmand
qui les pâlissait et leur mouillait les lèvres.
—Est-ce que les enfants en ont eu? demanda-t-il.
Et, comme sa femme hésitait:

—Tu sais, je n’aime pas ces injustices. Ça m’ôte l’appétit,
quand ils sont là, autour de moi, à mendier un morceau.
—Mais oui, ils en ont eu! s’écria-t-elle, en colère. Ah bien!
si tu les écoutes, tu peux leur donner ta part et celle des
autres, ils s’empliront jusqu’à crever… N’est-ce pas, Alzire,
que nous avons tous mangé du fromage?
—Bien sûr, maman, répondit la petite bossue, qui, dans
ces circonstances-là, mentait avec un aplomb de grande
personne.
Lénore et Henri restaient immobiles de saisissement,
révoltés d’une pareille menterie, eux qu’on fouettait, s’ils ne
disaient pas la vérité. Leurs petits coeurs se gonflaient, et
ils avaient une grosse envie de protester, de dire qu’ils
n’étaient pas là, eux, lorsque les autres en avaient mangé.
—Allez-vous-en donc! répétait la mère, en les chassant à
l’autre bout de la salle. Vous devriez rougir d’être toujours
dans l’assiette de votre père. Et, s’il était le seul à en avoir,
est-ce qu’il ne travaille pas, lui? tandis que vous autres, tas
de vauriens, vous ne savez encore que dépenser. Ah! oui,
et plus que vous n’êtes gros!
Maheu les rappela. Il assit Lénore sur sa cuisse gauche,
Henri sur sa cuisse droite; puis, il acheva le fromage de
cochon, en faisant la dînette avec eux. Chacun sa part, il
leur coupait des petits morceaux. Les enfants, ravis,

dévoraient.
Quand il eut fini, il dit à sa femme:
—Non, ne me sers pas mon café. Je vais me laver
d’abord… Et donne-moi un coup de main pour jeter cette
eau sale.
Ils empoignèrent les anses du baquet, et ils le vidaient
dans le ruisseau, devant la porte, lorsque Jeanlin
descendit, avec des vêtements secs, une culotte et une
blouse de laine trop grandes, lasses de déteindre sur le
dos de son frère. En le voyant filer sournoisement par la
porte ouverte, sa mère l’arrêta.
—Où vas-tu?
—Là.
—Où, là?… Écoute, tu vas aller cueillir une salade de
pissenlits pour ce soir. Hein! tu m’entends? si tu ne
rapportes pas une salade, tu auras affaire à moi.
—Bon! bon!
Jeanlin partit, les mains dans les poches, traînant ses
sabots, roulant ses reins maigres d’avorton de dix ans,
comme un vieux mineur. A son tour, Zacharie descendait,
plus soigné, le torse pris dans un tricot de laine noire à
raies bleues. Son père lui cria de ne pas rentrer tard; et il

sortit en hochant la tête, la pipe aux dents, sans répondre.
De nouveau, le baquet était plein d’eau tiède. Maheu,
lentement, enlevait déjà sa veste. Sur un coup d’oeil, Alzire
emmena Lénore et Henri jouer dehors. Le père n’aimait
pas se laver en famille, comme cela se pratiquait dans
beaucoup d’autres maisons du coron. Du reste, il ne
blâmait personne, il disait simplement que c’était bon pour
les enfants, de barboter ensemble.
—Que fais-tu donc là-haut? cria la Maheude à travers
l’escalier.
—Je raccommode ma robe, que j’ai déchirée hier, répondit
Catherine.
—C’est bien… Ne descends pas, ton père se lave.
Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls. Celle-ci s’était
décidée à poser sur une chaise Estelle, qui, par miracle,
se trouvant bien près du feu, ne hurlait pas et tournait vers
ses parents des yeux vagues de petit être sans pensée.
Lui, tout nu, accroupi devant le baquet, y avait d’abord
plongé sa tête, frottée de ce savon noir dont l’usage
séculaire décolore et jaunit les cheveux de la race. Ensuite,
il entra dans l’eau, s’enduisit la poitrine, le ventre, les bras,
les cuisses, se les racla énergiquement des deux poings.
Debout, sa femme le regardait.
—Dis donc, commença-t-elle, j’ai vu ton oeil, quand tu es

arrivé… Tu te tourmentais, hein? ça t’a déridé, ces
provisions… Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine
ne m’ont pas fichu un sou. Oh! ils sont aimables, ils ont
habillé les petits, et j’avais honte de les supplier, car ça me
reste en travers, quand je demande.
Elle s’interrompit un instant, pour caler Estelle sur la chaise,
crainte d’une culbute. Le père continuait à s’user la peau,
sans hâter d’une question cette histoire qui l’intéressait,
attendant patiemment de comprendre.
—Faut te dire que Maigrat m’avait refusé, oh! raide!
comme on flanque un chien dehors… Tu vois si j’étais à la
noce! Ça tient chaud, des vêtements de laine, mais ça ne
vous met rien dans le ventre, pas vrai?
Il leva la tête, toujours muet. Rien à la Piolaine, rien chez
Maigrat: alors, quoi? Mais, comme à l’ordinaire, elle venait
de retrousser ses manches, pour lui laver le dos et les
parties qu’il lui était mal commode d’atteindre. D’ailleurs, il
aimait qu’elle le savonnât, qu’elle le frottât partout, à se
casser les poignets. Elle prit du savon, elle lui laboura les
épaules, tandis qu’il se raidissait, afin de tenir le coup.
—Donc, je suis retournée chez Maigrat, je lui en ai dit, ah!
je lui en ai dit… Et qu’il ne fallait pas avoir de coeur, et qu’il
lui arriverait du mal, s’il y avait une justice… Ça l’ennuyait, il
tournait les yeux, il aurait bien voulu filer…

Du dos, elle était descendue aux fesses; et, lancée, elle
poussait ailleurs, dans les plis, ne laissant pas une place
du corps sans y passer, le faisant reluire comme ses trois
casseroles, les samedis de grand nettoyage. Seulement,
elle suait à ce terrible va-et-vient des bras, toute secouée
elle-même, si essoufflée, que ses paroles s’étranglaient.
—Enfin, il m’a appelée vieux crampon… Nous aurons du
pain jusqu’à samedi, et le plus beau, c’est qu’il m’a prêté
cent sous… J’ai encore pris chez lui le beurre, le café, la
chicorée, j’allais même prendre la charcuterie et les
pommes de terre, quand j’ai vu qu’il grognait… Sept sous
de fromage de cochon, dix-huit sous de pommes de terre,
il me reste trois francs soixante-quinze pour un ragoût et un
pot-au-feu… Hein? je crois que je n’ai pas perdu ma
matinée.


Maintenant, elle l’essuyait, le tamponnait avec un torchon,
aux endroits où ça ne voulait pas sécher. Lui, heureux, sans
songer au lendemain de la dette, éclatait d’un gros rire et
l’empoignait à pleins bras.
—Laisse donc, bête! tu es trempé, tu me mouilles…
Seulement, je crains que Maigrat n’ait des idées…
Elle allait parler de Catherine, elle s’arrêta. A quoi bon
inquiéter le père? Ça ferait des histoires à n’en plus finir.
—Quelles idées? demanda-t-il.

—Des idées de nous voler, donc! Faudra que Catherine
épluche joliment la note.
Il l’empoigna de nouveau, et cette fois ne la lâcha plus.
Toujours le bain finissait ainsi, elle le ragaillardissait à le
frotter si fort, puis à lui passer partout des linges, qui lui
chatouillaient les poils des bras et de la poitrine. D’ailleurs,
c’était également chez les camarades du coron l’heure des
bêtises, où l’on plantait plus d’enfants qu’on n’en voulait. La
nuit, on avait sur le dos la famille. Il la poussait vers la table,
goguenardant en brave homme qui jouit du seul bon
moment de la journée, appelant ça prendre son dessert, et
un dessert qui ne coûtait rien. Elle, avec sa taille et sa
gorge roulantes, se débattait un peu, pour rire.
—Es-tu bête, mon Dieu! es-tu bête!… Et Estelle qui nous
regarde! attends que je lui tourne la tête.
—Ah! ouiche! à trois mois, est-ce que ça comprend?
Lorsqu’il se fut relevé, Maheu passa simplement une
culotte sèche. Son plaisir, quand il était propre et qu’il avait
rigolé avec sa femme, était de rester un moment le torse
nu. Sur sa peau blanche, d’une blancheur de fille anémique,
les éraflures, les entailles du charbon, laissaient des
tatouages, des «greffes», comme disent les mineurs; et il
s’en montrait fier, il étalait ses gros bras, sa poitrine large,
d’un luisant de marbre veiné de bleu. En été, tous les
mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Il y alla même un

instant, malgré le temps humide, cria un mot salé à un
camarade, le poitrail également nu, au-delà des jardins.
D’autres parurent. Et les enfants, qui traînaient sur les
trottoirs, levaient la tête, riaient eux aussi à la joie de toute
cette chair lasse de travailleurs, mise au grand air.
En buvant son café, sans passer encore une chemise,
Maheu conta à sa femme la colère de l’ingénieur, pour le
boisage. Il était calmé, détendu, et il écouta avec un
hochement d’approbation les sages conseils de la
Maheude, qui montrait un grand bon sens dans ces
affaires-là. Toujours elle lui répétait qu’on ne gagnait rien à
se buter contre la Compagnie. Elle lui parla ensuite de la
visite de madame Hennebeau. Sans le dire, tous deux en
étaient fiers.
—Est-ce qu’on peut descendre? demanda Catherine du
haut de l’escalier.
—Oui, oui, ton père se sèche.
La jeune fille avait sa robe des dimanches, une vieille robe
de popeline gros bleu, pâlie et usée déjà dans les plis. Elle
était coiffée d’un bonnet de tulle noire, tout simple.
—Tiens! tu t’es habillée… Où vas-tu donc?
—Je vais à Montsou acheter un ruban pour mon bonnet…
J’ai retiré le vieux, il était trop sale.

—Tu as donc de l’argent, toi?
—Non, c’est Mouquette qui a promis de me prêter dix
sous.
La mère la laissa partir. Mais, à la porte, elle la rappela.
—Écoute, ne va pas l’acheter chez Maigrat, ton ruban… il
te volerait et il croirait que nous roulons sur l’or.
Le père, qui s’était accroupi devant le feu, pour sécher plus
vite sa nuque et ses aisselles, se contenta d’ajouter:
—Tâche de ne pas traîner la nuit sur les routes.
Maheu, l’après-midi, travailla dans son jardin. Déjà il y avait
semé des pommes de terre, des haricots, des pois; et il
tenait en jauge, depuis la veille, du plant de choux et de
laitue, qu’il se mit à repiquer. Ce coin de jardin les
fournissait de légumes, sauf de pommes de terre, dont ils
n’avaient jamais assez. Du reste, lui s’entendait très bien à
la culture et obtenait même des artichauts, ce qui était
traité de pose par les voisins. Comme il préparait sa
planche, Levaque justement vint fumer une pipe dans son
carré à lui, en regardant des romaines que Bouteloup avait
plantées le matin; car, sans le courage du logeur à bêcher,
il n’aurait guère poussé là que des orties. Et la
conversation s’engagea par-dessus le treillage. Levaque,
délassé et excité d’avoir tapé sur sa femme, tâcha
vainement d’entraîner Maheu chez Rasseneur. Voyons, est-

ce qu’une chope l’effrayait? On ferait une partie de quilles,
on flânerait un instant avec les camarades, puis on
rentrerait dîner. C’était la vie, après la sortie de la fosse.
Sans doute il n’y avait pas de mal à cela, mais Maheu
s’entêtait: s’il ne repiquait pas ses laitues, elles seraient
fanées le lendemain. Au fond, il refusait par sagesse, ne
voulant point demander un liard à sa femme sur le reste
des cent sous.
Cinq heures sonnaient, lorsque la Pierronne vint savoir si
c’était avec Jeanlin que sa Lydie avait filé. Levaque
répondit que ça devait être quelque chose comme ça, car
Bébert, lui aussi, avait disparu; et ces galopins
gourgandinaient toujours ensemble. Quand Maheu les eut
tranquillisés, en parlant de la salade de pissenlits, lui et le
camarade se mirent à attaquer la jeune femme, avec une
crudité de bons diables. Elle s’en fâchait, mais ne s’en
allait pas, chatouillée au fond par les gros mots, qui la
faisaient crier, les mains au ventre. Il arriva à son secours
une femme maigre, dont la colère bégayante ressemblait à
un gloussement de poule. D’autres, au loin, sur les portes,
s’effarouchaient de confiance. Maintenant, l’école était
fermée, toute la marmaille traînait, c’était un grouillement de
petits êtres piaulant, se roulant, se battant; tandis que les
pères, qui n’étaient pas à l’estaminet, restaient par groupes
de trois ou quatre, accroupis sur leurs talons comme au
fond de la mine, fumant des pipes avec des paroles rares,
à l’abri d’un mur. La Pierronne partit furieuse, lorsque
Levaque voulut tâter si elle avait la cuisse ferme; et il se

décida lui-même à se rendre seul chez Rasseneur,
pendant que Maheu plantait toujours.
Le jour baissa brusquement, la Maheude alluma la lampe,
irritée de ce que ni la fille ni les garçons ne rentraient. Elle
l’aurait parié: jamais on ne parvenait à faire ensemble
l’unique repas où l’on aurait pu être tous autour de la table.
Puis, c’était la salade de pissenlits qu’elle attendait. Qu’est-
ce qu’il pouvait cueillir à cette heure, dans ce noir de four,
le bougre d’enfant! Une salade accompagnerait si bien la
ratatouille qu’elle laissait mijoter sur le feu, des pommes de
terre, des poireaux, de l’oseille, fricassés avec de l’oignon
frit! La maison entière le sentait, l’oignon frit, cette bonne
odeur qui rancit vite et qui pénètre les briques des corons
d’un empoisonnement tel, qu’on les flaire de loin dans la
campagne, à ce violent fumet de cuisine pauvre.
Maheu, quand il quitta le jardin, à la nuit tombée, s’assoupit
tout de suite sur une chaise, la tête contre la muraille. Dès
qu’il s’asseyait, le soir, il dormait. Le coucou sonnait sept
heures, Henri et Lénore venaient de casser une assiette en
s’obstinant à aider Alzire, qui mettait le couvert, lorsque le
père Bonnemort rentra le premier, pressé de dîner et de
retourner à la fosse. Alors, la Maheude réveilla Maheu.
—Mangeons, tant pis!… Ils sont assez grands pour
retrouver la maison. L’embêtant, c’est la salade!

V
Chez Rasseneur, après avoir mangé une soupe, Étienne,
remonté dans l’étroite chambre qu’il allait occuper sous le
toit, en face du Voreux, était tombé sur son lit, tout vêtu,
assommé de fatigue. En deux jours, il n’avait pas dormi
quatre heures. Quand il s’éveilla, au crépuscule, il resta
étourdi un instant, sans reconnaître le lieu où il se trouvait;
et il éprouvait un tel malaise, une telle pesanteur de tête,
qu’il se mit péniblement debout, avec l’idée de prendre l’air,
avant de dîner et de se coucher pour la nuit.
Dehors, le temps était de plus en plus doux, le ciel de suie
se cuivrait, chargé d’une de ces longues pluies du Nord,
dont on sentait l’approche dans la tiédeur humide de l’air.
La nuit venait par grandes fumées, noyant les lointains
perdus de la plaine. Sur cette mer immense de terres
rougeâtres, le ciel bas semblait se fondre en noire
poussière, sans un souffle de vent à cette heure, qui animât
les ténèbres. C’était d’une tristesse blafarde et morte
d’ensevelissement.
Étienne marcha devant lui, au hasard, n’ayant d’autre but
que de secouer sa fièvre. Lorsqu’il passa devant le Voreux,
assombri déjà au fond de son trou, et dont pas une lanterne
ne luisait encore, il s’arrêta un moment, pour voir la sortie
des ouvriers à la journée. Sans doute six heures sonnaient,

des moulineurs, des chargeurs à l’accrochage, des
palefreniers s’en allaient par bandes, mêlés aux filles du
criblage, vagues et rieuses dans l’ombre.
D’abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron. Elle le
querellait, parce qu’il ne l’avait pas soutenue, dans une
contestation avec un surveillant, pour son compte de
pierres.
—Oh! sacrée chiffe, va! s’il est permis d’être un homme et
de s’aplatir comme ça devant un de ces salops qui nous
mangent!
Pierron la suivait paisiblement, sans répondre. Il finit par
dire:
—Fallait peut-être sauter sur le chef. Merci! pour avoir des
ennuis!
—Tends le derrière, alors! cria-t-elle. Ah! nom de Dieu! si
ma fille m’avait écoutée!… Ça ne suffit donc pas qu’ils
m’aient tué le père, tu voudrais peut-être que je dise merci.
Non, vois-tu, j’aurai leur peau!
Les voix se perdirent, Étienne la regarda disparaître, avec
son nez d’aigle, ses cheveux blancs envolés, ses longs
bras maigres qui gesticulaient furieusement. Mais, derrière
lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prêter
l’oreille. Il avait reconnu Zacharie, qui attendait là, et que
son ami Mouquet venait d’aborder.

—Arrives-tu? demanda celui-ci. Nous mangeons une
tartine, puis nous filons au Volcan.
—Tout à l’heure, j’ai affaire.
—Quoi donc?
Le moulineur se tourna et aperçut Philomène qui sortait du
criblage.
Il crut comprendre.
—Ah! bon, c’est ça… Alors, je pars devant.
—Oui, je te rattraperai.
Mouquet, en s’en allant, se rencontra avec son père, le
vieux Mouque, qui sortait aussi du Voreux; et les deux
hommes se dirent simplement bonsoir, le fils prit la grande
route, tandis que le père filait le long du canal.
Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce même chemin
écarté, malgré sa résistance. Elle était pressée, une autre
fois; et ils se disputaient tous deux, en vieux ménage. Ça
n’avait rien de drôle, de ne se voir que dehors, surtout
l’hiver, lorsque la terre est mouillée et qu’on n’a pas les blés
pour se coucher dedans.
—Mais non, ce n’est pas ça, murmura-t-il impatienté. J’ai à
te dire une chose.

Il la tenait à la taille, il l’emmenait doucement. Puis,
lorsqu’ils furent dans l’ombre du terri, il voulut savoir si elle
avait de l’argent.
—Pour quoi faire? demanda-t-elle.
Lui, alors, s’embrouilla, parla d’une dette de deux francs qui
allait désespérer sa famille.
—Tais-toi donc!… J’ai vu Mouquet, tu vas encore au
Volcan, où il y a ces sales femmes de chanteuses.
Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole
d’honneur.
Puis, comme elle haussait les épaules, il dit brusquement:
—Viens avec nous, si ça t’amuse… Tu vois que tu ne me
déranges pas. Pour ce que j’en veux faire, des chanteuses!
… Viens-tu?
—Et le petit? répondit-elle. Est-ce qu’on peut remuer, avec
un enfant qui crie toujours?… Laisse-moi rentrer, je parie
qu’ils ne s’entendent plus, à la maison.
Mais il la retint, il la supplia. Voyons, c’était pour ne pas
avoir l’air bête devant Mouquet, auquel il avait promis. Un
homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme
les poules. Vaincue, elle avait retroussé une basque de
son caraco, elle coupait de l’ongle le fil et tirait des pièces

de dix sous d’un coin de la bordure. De crainte d’être volée
par sa mère, elle cachait là le gain des heures qu’elle
faisait en plus, à la fosse.
—J’en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t’en donner
trois…
Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mère à
nous marier.
En voilà assez, de cette vie en l’air! Avec ça, maman me
reproche
toutes les bouchées que je mange… Jure, jure d’abord.
Elle parlait de sa voix molle de grande fille maladive, sans
passion, simplement lasse de son existence. Lui, jura, cria
que c’était une chose promise, sacrée; puis, lorsqu’il tint les
trois pièces, il la baisa, la chatouilla, la fit rire, et il aurait
poussé les choses jusqu’au bout, dans ce coin du terri qui
était la chambre d’hiver de leur vieux ménage, si elle n’avait
répété que non, que ça ne lui causerait aucun plaisir. Elle
retourna au coron toute seule, pendant qu’il coupait à
travers champs, pour rejoindre son camarade.
Étienne, machinalement, les avait suivis de loin, sans
comprendre, croyant à un simple rendez-vous. Les filles
étaient précoces, aux fosses; et il se rappelait les ouvrières
de Lille, qu’il attendait derrière les fabriques, ces bandes
de filles gâtées dès quatorze ans, dans les abandons de la
misère. Mais une autre rencontre le surprit davantage. Il
s’arrêta.

C’était, en bas du terri, dans un creux où de grosses
pierres avaient glissé, le petit Jeanlin qui rabrouait
violemment Lydie et Bébert, assis l’une à sa droite, l’autre
à sa gauche.
—Hein? vous dites?… Je vas ajouter une gifle pour
chacun, moi, si vous réclamez… Qui est-ce qui a eu l’idée,
voyons!
En effet, Jeanlin avait eu une idée. Après s’être, pendant
une heure, le long du canal, roulé dans les prés en cueillant
des pissenlits avec les deux autres, il venait de songer,
devant le tas de salade, qu’on ne mangerait jamais tout ça
chez lui; et, au lieu de rentrer au coron, il était allé à
Montsou, gardant Bébert pour faire le guet, poussant Lydie
à sonner chez les bourgeois, où elle offrait les pissenlits. Il
disait, expérimenté déjà, que les filles vendaient ce qu’elles
voulaient. Dans l’ardeur du négoce, le tas entier y avait
passé; mais la gamine avait fait onze sous. Et, maintenant,
les mains nettes, tous trois partageaient le gain.
—C’est injuste! déclara Bébert. Faut diviser en trois… Si tu
gardes sept sous, nous n’en aurons plus que deux chacun.
—De quoi, injuste? répliqua Jeanlin furieux. J’en ai cueilli
davantage, d’abord!
L’autre d’ordinaire se soumettait, avec une admiration
craintive, une crédulité qui le rendait continuellement

victime. Plus âgé et plus fort, il se laissait même gifler.
Mais, cette fois, l’idée de tout cet argent l’excitait à la
résistance.
—N’est-ce pas? Lydie, il nous vole… S’il ne partage pas,
nous le dirons à sa mère.
Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez.
—Répète un peu. C’est moi qui irai dire chez vous que
vous avez vendu la salade à maman… Et puis, bougre de
bête, est-ce que je puis diviser onze sous en trois? essaie
pour voir, toi qui es malin… Voilà chacun vos deux sous.
Dépêchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma
poche.
Dompté, Bébert accepta les deux sous. Lydie, tremblante,
n’avait rien dit, car elle éprouvait, devant Jeanlin, une peur
et une tendresse de petite femme battue. Comme il lui
tendait les deux sous, elle avança la main avec un rire
soumis. Mais il se ravisa brusquement.
—Hein? qu’est-ce que tu vas fiche de tout ça?… Ta mère
te le chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher… Vaut
mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d’argent,
tu m’en demanderas.
Et les neuf sous disparurent. Pour lui fermer la bouche, il
l’avait empoignée en riant, il se roulait avec elle sur le terri.
C’était sa petite femme, ils essayaient ensemble, dans les

coins noirs, l’amour qu’ils entendaient et qu’ils voyaient
chez eux, derrière les cloisons, par les fentes des portes.
Ils savaient tout, mais ils ne pouvaient guère, trop jeunes,
tâtonnant, jouant, pendant des heures, à des jeux de petits
chiens vicieux. Lui appelait ça «faire papa et maman»; et,
quand il l’emmenait, elle galopait, elle se laissait prendre
avec le tremblement délicieux de l’instinct, souvent fâchée,
mais cédant toujours dans l’attente de quelque chose qui
ne venait point.
Comme Bébert n’était pas admis à ces parties-là, et qu’il
recevait une bourrade, dès qu’il voulait tâter de Lydie, il
restait gêné, travaillé de colère et de malaise, quand les
deux autres s’amusaient, ce dont ils ne se gênaient
nullement en sa présence. Aussi n’avait-il qu’une idée, les
effrayer, les déranger, en leur criant qu’on les voyait.
—C’est foutu, v’là un homme qui regarde!
Cette fois, il ne mentait pas, c’était Étienne qui se décidait
à continuer son chemin. Les enfants bondirent, se
sauvèrent, et il passa, tournant le terri, suivant le canal,
amusé de la belle peur de ces polissons. Sans doute,
c’était trop tôt à leur âge; mais quoi? ils en voyaient tant, ils
en entendaient de si raides, qu’il aurait fallu les attacher,
pour les tenir. Au fond cependant, Étienne devenait triste.
Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il
arrivait à Réquillart, et là, autour de la vieille fosse en ruine,

toutes les filles de Montsou rôdaient avec leurs amoureux.
C’était le rendez-vous commun, le coin écarté et désert, où
les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand
elles n’osaient se risquer sur le carin. Les palissades
rompues ouvraient à chacun l’ancien carreau, changé en un
terrain vague, obstrué par les débris de deux hangars qui
s’étaient écroulés, et par les carcasses des grands
chevalets restés debout. Des berlines hors d’usage
traînaient, d’anciens bois à moitié pourris entassaient des
meules; tandis qu’une végétation drue reconquérait ce coin
de terre, s’étalait en herbe épaisse, jaillissait en jeunes
arbres déjà forts. Aussi chaque fille s’y trouvait-elle chez
elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les
culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans les
berlines. On se logeait quand même, coudes à coudes,
sans s’occuper des voisins. Et il semblait que ce fût, autour
de la machine éteinte, près de ce puits las de dégorger de
la houille, une revanche de la création, le libre amour qui,
sous le coup de fouet de l’instinct, plantait des enfants dans
les ventres de ces filles, à peine femmes.
Pourtant, un gardien habitait là, le vieux Mouque, auquel la
Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi détruit,
deux pièces, que la chute attendue des dernières
charpentes menaçait d’un continuel écrasement. Il avait
même dû étayer une partie du plafond; et il y vivait très
bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la
Mouquette dans l’autre. Comme les fenêtres n’avaient plus
une seule vitre, il s’était décidé à les boucher en clouant

des planches: on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud.
Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses
chevaux au Voreux, ne s’occupait jamais des ruines de
Réquillart, dont on conservait seulement le puits pour servir
de cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine.
Et c’était ainsi que le père Mouque achevait de vieillir, au
milieu des amours. Dès dix ans, la Mouquette avait fait la
culbute dans tous les coins des décombres, non en
galopine effarouchée et encore verte comme Lydie, mais
en fille déjà grasse, bonne pour des garçons barbus. Le
père n’avait rien à dire, car elle se montrait respectueuse,
jamais elle n’introduisait un galant chez lui. Puis, il était
habitué à ces accidents-là. Quand il se rendait au Voreux
ou qu’il en revenait, chaque fois qu’il sortait de son trou, il
ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple,
dans l’herbe; et c’était pis, s’il voulait ramasser du bois
pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, à
l’autre bout du clos: alors, il voyait se lever, un à un, les nez
gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu’il
devait se méfier de ne pas buter contre les jambes,
tendues au ras des sentiers. D’ailleurs, peu à peu, ces
rencontres-là n’avaient plus dérangé personne, ni lui qui
veillait simplement à ne pas tomber, ni les filles qu’il laissait
achever leur affaire, s’éloignant à petits pas discrets, en
brave homme paisible devant les choses de la nature.
Seulement, de même qu’elles le connaissaient à cette
heure, lui avait également fini par les connaître, ainsi que
l’on connaît les pies polissonnes qui se débauchent dans

les poiriers des jardins. Ah! cette jeunesse, comme elle en
prenait, comme elle se bourrait! Parfois, il hochait le
menton avec des regrets silencieux, en se détournant des
gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des
ténèbres. Une seule chose lui causait de l’humeur: deux
amoureux avaient pris la mauvaise habitude de
s’embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n’était pas
que ça l’empêchât de dormir, mais ils poussaient si fort,
qu’à la longue ils dégradaient le mur.
Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami,
le père Bonnemort, qui, régulièrement, avant son dîner,
faisait la même promenade. Les deux anciens ne se
parlaient guère, échangeaient à peine dix paroles, pendant
la demi-heure qu’ils passaient ensemble. Mais cela les
égayait, d’être ainsi, de songer à de vieilles choses, qu’ils
remâchaient en commun, sans avoir besoin d’en causer. A
Réquillart, ils s’asseyaient sur une poutre, côte à côte,
lâchaient un mot, puis partaient pour leurs rêvasseries, le
nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes.
Autour d’eux, des galants troussaient leurs amoureuses,
des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude
de filles montait, dans la fraîcheur des herbes écrasées.
C’était déjà derrière la fosse, quarante-trois ans plus tôt,
que le père Bonnemort avait pris sa femme, une
herscheuse si chétive, qu’il la posait sur une berline, pour
l’embrasser à l’aise. Ah! il y avait beau temps! Et les deux
vieux, branlant la tête, se quittaient enfin, souvent même
sans se dire bonsoir.

Ce soir-là, toutefois, comme Étienne arrivait, le père
Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au
coron, disait à Mouque:
—Bonne nuit, vieux!… Dis donc, tu as connu la Roussie?
Mouque resta un instant muet, dodelina des épaules, puis,
en rentrant dans sa maison:
—Bonne nuit, bonne nuit, vieux!
Étienne, à son tour, vint s’asseoir sur la poutre. Sa tristesse
augmentait, sans qu’il sût pourquoi. Le vieil homme, dont il
regardait disparaître le dos, lui rappelait son arrivée du
matin, le flot de paroles que l’énervement du vent avait
arrachées à ce silencieux. Que de misère! et toutes ces
filles, éreintées de fatigue, qui étaient encore assez bêtes,
le soir, pour fabriquer des petits, de la chair à travail et à
souffrance! Jamais ça ne finirait, si elles s’emplissaient
toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu’elles n’auraient pas dû
plutôt se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu’à
l’approche du malheur? Peut-être ne remuait-il
confusément ces idées moroses que dans l’ennui d’être
seul, lorsque les autres, à cette heure, s’en allaient deux à
deux prendre du plaisir. Le temps mou l’étouffait un peu,
des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses
mains fiévreuses. Oui, toutes y passaient, c’était plus fort
que la raison.

Justement, comme Étienne restait assis, immobile dans
l’ombre, un couple qui descendait de Montsou le frôla sans
le voir, en s’engageant dans le terrain vague de Réquillart.
La fille, une pucelle bien sûr, se débattait, résistait, avec
des supplications basses, chuchotées; tandis que le
garçon, muet, la poussait quand même vers les ténèbres
d’un coin de hangar, demeuré debout, sous lequel
d’anciens cordages moisis s’entassaient. C’étaient
Catherine et le grand Chaval. Mais Étienne ne les avait pas
reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la
fin de l’histoire, pris d’une sensualité, qui changeait le cours
de ses réflexions. Pourquoi serait-il intervenu? lorsque les
filles disent non, c’est qu’elles aiment à être bourrées
d’abord.
En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine
était allée à Montsou par le pavé. Depuis l’âge de dix ans,
depuis qu’elle gagnait sa vie à la fosse, elle courait ainsi le
pays toute seule, dans la complète liberté des familles de
houilleurs; et, si aucun homme ne l’avait eue, à quinze ans,
c’était grâce à l’éveil tardif de sa puberté, dont elle
attendait encore la crise. Quand elle fut devant les
Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra
chez une blanchisseuse, où elle était certaine de trouver la
Mouquette; car celle-ci vivait là, avec des femmes qui se
payaient des tournées de café, du matin au soir. Mais elle
eut un chagrin, la Mouquette, précisément, avait régalé à
son tour, si bien qu’elle ne put lui prêter les dix sous promis.
Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de café

tout chaud. Elle ne voulut même pas que sa camarade
empruntât à une autre femme. Une pensée d’économie lui
était venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude
que, si elle l’achetait maintenant, ce ruban lui porterait
malheur.
Elle se hâta de reprendre le chemin du coron, et elle était
aux dernières maisons de Montsou, lorsqu’un homme, sur
la porte de l’estaminet Piquette, l’appela.
—Eh! Catherine, où cours-tu si vite?
C’était le grand Chaval. Elle fut contrariée, non qu’il lui
déplût, mais parce qu’elle n’était pas en train de rire.
—Entre donc boire quelque chose… Un petit verre de
doux, veux-tu?
Gentiment, elle refusa: la nuit allait tomber, on l’attendait
chez elle. Lui, s’était avancé, la suppliait à voix basse, au
milieu de la rue. Son idée, depuis longtemps, était de la
décider à monter dans la chambre qu’il occupait au
premier étage de l’estaminet Piquette, une belle chambre
qui avait un grand lit, pour un ménage. Il lui faisait donc
peur, qu’elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait
qu’elle monterait la semaine où les enfants ne poussent
pas. Puis, d’une chose à une autre, elle en arriva, sans
savoir comment, à parler du ruban bleu qu’elle n’avait pu
acheter.

—Mais je vais t’en payer un, moi! cria-t-il.
Elle rougit, sentant qu’elle ferait bien de refuser encore,
travaillée au fond du gros désir d’avoir son ruban. L’idée
d’un emprunt lui revint, elle finit par accepter, à la condition
qu’elle lui rendrait ce qu’il dépenserait pour elle. Cela les fit
plaisanter de nouveau: il fut convenu que, si elle ne
couchait pas avec lui, elle lui rendrait l’argent. Mais il y eut
une autre difficulté, quand il parla d’aller chez Maigrat.
—Non, pas chez Maigrat, maman me l’a défendu.
—Laisse donc, est-ce qu’on a besoin de dire où l’on va!…
C’est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou.
Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand
Chaval et Catherine, comme deux galants qui achètent leur
cadeau de noces, il devint très rouge, il montra ses pièces
de ruban bleu avec la rage d’un homme dont on se moque.
Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour
les regarder s’éloigner dans le crépuscule; et, comme sa
femme venait d’une voix timide lui demander un
renseignement, il tomba sur elle, l’injuria, cria qu’il ferait se
repentir un jour le sale monde qui manquait de
reconnaissance, lorsque tous auraient dû être par terre, à
lui lécher les pieds.
Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il
marchait près d’elle, les bras ballants; seulement, il la

poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l’air.
Elle s’aperçut tout d’un coup qu’il lui avait fait quitter le pavé
et qu’ils s’engageaient ensemble dans l’étroit chemin de
Réquillart. Mais elle n’eut pas le temps de se fâcher: déjà, il
la tenait à la taille, il l’étourdissait d’une caresse de mots
continue. Était-elle bête, d’avoir peur! est-ce qu’il voulait du
mal à un petit mignon comme elle, aussi douce que de la
soie, si tendre qu’il l’aurait mangée? Et il lui soufflait
derrière l’oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson
sur toute la peau du corps. Elle, étouffée, ne trouvait rien à
répondre. C’était vrai, qu’il semblait l’aimer. Le samedi
soir, après avoir éteint la chandelle, elle s’était justement
demandé ce qu’il arriverait, s’il la prenait ainsi; puis, en
s’endormant, elle avait rêvé qu’elle ne disait plus non, toute
lâche de plaisir. Pourquoi donc, à la même idée,
aujourd’hui, éprouvait-elle une répugnance et comme un
regret? Pendant qu’il lui chatouillait la nuque avec ses
moustaches, si doucement, qu’elle en fermait les yeux,
l’ombre d’un autre homme, du garçon entrevu le matin,
passait dans le noir de ses paupières closes.
Brusquement, Catherine regarda autour d’elle. Chaval
l’avait conduite dans les décombres de Réquillart, et elle
eut un recul frissonnant devant les ténèbres du hangar
effondré.
—Oh! non, oh! non, murmura-t-elle, je t’en prie, laisse-moi!
La peur du mâle l’affolait, cette peur qui raidit les muscles

dans un instinct de défense, même lorsque les filles veulent
bien, et qu’elles sentent l’approche conquérante de
l’homme. Sa virginité, qui n’avait rien à apprendre pourtant,
s’épouvantait, comme à la menace d’un coup, d’une
blessure dont elle redoutait la douleur encore inconnue.
—Non, non, je ne veux pas! Je te dis que je suis trop
jeune… Vrai! plus tard, quand je serai faite au moins.
Il grogna sourdement:
—Bête! rien à craindre alors… Qu’est-ce que ça te fiche?
Mais il ne parla pas davantage. Il l’avait empoignée
solidement, il la jetait sous le hangar. Et elle tomba à la
renverse sur les vieux cordages, elle cessa de se
défendre, subissant le mâle avant l’âge, avec cette
soumission héréditaire, qui, dès l’enfance, culbutait en
plein vent les filles de sa race. Ses bégaiements effrayés
s’éteignirent, on n’entendit plus que le souffle ardent de
l’homme.
Étienne, cependant, avait écouté, sans bouger. Encore une
qui faisait le saut! Et, maintenant qu’il avait vu la comédie, il
se leva, envahi d’un malaise, d’une sorte d’excitation
jalouse où montait de la colère. Il ne se gênait plus, il
enjambait les poutres, car ces deux-là étaient bien trop
occupés à cette heure, pour se déranger. Aussi fut-il
surpris, lorsqu’il eut fait une centaine de pas sur la route, de

voir, en se tournant, qu’ils étaient debout déjà et qu’ils
paraissaient, comme lui, revenir vers le coron. L’homme
avait repris la fille à la taille, la serrant d’un air de
reconnaissance, lui parlant toujours dans le cou; et c’était
elle qui semblait pressée, qui voulait rentrer vite, l’air fâché
surtout du retard.
Alors, Étienne fut tourmenté d’une envie, celle de voir leurs
figures. C’était imbécile, il hâta le pas pour ne point y
céder. Mais ses pieds se ralentissaient d’eux-mêmes, il
finit, au premier réverbère, par se cacher dans l’ombre.
Une stupeur le cloua, lorsqu’il reconnut au passage
Catherine et le grand Chaval. Il hésitait d’abord: était-ce
bien elle, cette jeune fille en robe gros bleu, avec ce
bonnet? était-ce le galopin qu’il avait vu en culotte, la tête
serrée dans le béguin de toile? Voilà pourquoi elle avait pu
le frôler, sans qu’il la devinât. Mais il ne doutait plus, il
venait de retrouver ses yeux, la limpidité verdâtre de cette
eau de source, si claire et si profonde. Quelle catin! et il
éprouvait un furieux besoin de se venger d’elle, sans motif,
en la méprisant. D’ailleurs, ça ne lui allait pas d’être en fille:
elle était affreuse.
Lentement, Catherine et Chaval étaient passés. Ils ne se
savaient point guettés de la sorte, lui la retenait pour la
baiser derrière l’oreille, tandis qu’elle recommençait à
s’attarder sous les caresses, qui la faisaient rire. Resté en
arrière, Étienne était bien obligé de les suivre, irrité de ce
qu’ils barraient le chemin, assistant quand même à ces

choses dont la vue l’exaspérait. C’était donc vrai, ce qu’elle
lui avait juré le matin: elle n’était encore la maîtresse de
personne; et lui qui ne l’avait pas crue, qui s’était privé
d’elle pour ne pas faire comme l’autre! et lui qui venait de
se la laisser prendre sous le nez, qui avait poussé la bêtise
jusqu’à s’égayer salement à les voir! Cela le rendait fou, il
serrait les poings, il aurait mangé cet homme, dans un de
ces besoins de tuer où il voyait rouge.
Pendant une demi-heure, la promenade dura. Lorsque
Chaval et Catherine approchèrent du Voreux, ils ralentirent
encore leur marche, ils s’arrêtèrent deux fois au bord du
canal, trois fois le long du terri, très gais maintenant,
s’amusant à de petits jeux tendres. Étienne devait s’arrêter
lui aussi, faire les mêmes stations, de peur d’être aperçu. Il
s’efforçait de n’avoir plus qu’un regret brutal: ça lui
apprendrait à ménager les filles, par bonne éducation.
Puis, après le Voreux, libre enfin d’aller dîner chez
Rasseneur, il continua de les suivre, il les accompagna au
coron, demeura là, debout dans l’ombre, pendant un quart
d’heure, à attendre que Chaval laissât Catherine rentrer
chez elle. Et, lorsqu’il fut bien sûr qu’ils n’étaient plus
ensemble, il marcha de nouveau, il poussa très loin sur la
route de Marchiennes, piétinant, ne songeant à rien, trop
étouffé et trop triste pour s’enfermer dans une chambre.
Une heure plus tard seulement, vers neuf heures, Étienne
retraversa le coron, en se disant qu’il fallait manger et se
coucher, s’il voulait être debout le matin, à quatre heures.

Le village dormait déjà, tout noir dans la nuit. Pas une lueur
ne glissait des persiennes closes, les longues façades
s’alignaient, avec le sommeil pesant des casernes qui
ronflent. Seul, un chat se sauva au travers des jardins
vides. C’était la fin de la journée, l’écrasement des
travailleurs tombant de la table au lit, assommés de fatigue
et de nourriture.
Chez Rasseneur, dans la salle éclairée, un machineur et
deux ouvriers du jour buvaient des chopes. Mais, avant de
rentrer, Étienne s’arrêta, jeta un dernier regard aux
ténèbres. Il retrouvait la même immensité noire que le
matin, lorsqu’il était arrivé par le grand vent. Devant lui, le
Voreux s’accroupissait de son air de bête mauvaise,
vague, piqué de quelques lueurs de lanterne. Les trois
brasiers du terri brûlaient en l’air, pareils à des lunes
sanglantes, détachant par instants les silhouettes
démesurées du père Bonnemort et de son cheval jaune. Et,
au-delà, dans la plaine rase, l’ombre avait tout submergé,
Montsou, Marchiennes, la forêt de Vandame, la vaste mer
de betteraves et de blé, où ne luisaient plus, comme des
phares lointains, que les feux bleus des hauts fourneaux et
les feux rouges des fours à coke. Peu à peu, la nuit se
noyait, la pluie tombait maintenant, lente, continue, abîmant
ce néant au fond de son ruissellement monotone; tandis
qu’une seule voix s’entendait encore, la respiration grosse
et lente de la machine d’épuisement, qui jour et nuit
soufflait.

Troisième partie
I
Le lendemain, les jours suivants, Étienne reprit son travail à
la fosse. Il s’accoutumait, son existence se réglait sur cette
besogne et ces habitudes nouvelles, qui lui avaient paru si
dures au début. Une seule aventure coupa la monotonie de
la première quinzaine, une fièvre éphémère qui le tint
quarante-huit heures au lit, les membres brisés, la tête
brûlante, rêvassant, dans un demi-délire, qu’il poussait sa
berline au fond d’une voie trop étroite, où son corps ne
pouvait passer. C’était simplement la courbature de
l’apprentissage, un excès de fatigue dont il se remit tout de
suite.
Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois
s’écoulèrent. Maintenant, comme les camarades, il se
levait à trois heures, buvait le café, emportait la double
tartine que madame Rasseneur lui préparait dès la veille.
Régulièrement, en se rendant le matin à la fosse, il
rencontrait le vieux Bonnemort qui allait se coucher, et en
sortant l’après-midi, il se croisait avec Bouteloup qui

arrivait prendre sa tâche. Il avait le béguin, la culotte, la
veste de toile, il grelottait et il se chauffait le dos à la
baraque, devant le grand feu. Puis venait l’attente, pieds
nus, à la recette, traversée de furieux courants d’air. Mais la
machine, dont les gros membres d’acier, étoilés de cuivre,
luisaient là-haut, dans l’ombre, ne le préoccupait plus, ni les
câbles qui filaient d’une aile noire et muette d’oiseau
nocturne, ni les cages émergeant et plongeant sans cesse,
au milieu du vacarme des signaux, des ordres criés, des
berlines ébranlant les dalles de fonte. Sa lampe brûlait mal,
ce sacré lampiste n’avait pas dû la nettoyer; et il ne se
dégourdissait que lorsque Mouquet les emballait tous,
avec des claques de farceur qui sonnaient sur le derrière
des filles. La cage se décrochait, tombait comme une
pierre au fond d’un trou, sans qu’il tournât seulement la tête
pour voir fuir le jour. Jamais il ne songeait à une chute
possible, il se retrouvait chez lui à mesure qu’il descendait
dans les ténèbres, sous la pluie battante. En bas, à
l’accrochage, lorsque Pierron les avait déballés, de son air
de douceur cafarde, c’était toujours le même piétinement
de troupeau, les chantiers s’en allant chacun à sa taille,
d’un pas traînard. Lui, désormais, connaissait les galeries
de la mine mieux que les rues de Montsou, savait qu’il
fallait tourner ici, se baisser plus loin, éviter ailleurs une
flaque d’eau. Il avait pris une telle habitude de ces deux
kilomètres sous terre, qu’il les aurait faits sans lampe, les
mains dans les poches. Et, toutes les fois, les mêmes
rencontres se produisaient, un porion éclairant au passage
la face des ouvriers, le père Mouque amenant un cheval,

Bébert conduisant Bataille qui s’ébrouait, Jeanlin courant
derrière le train pour refermer les portes d’aérage, et la
grosse Mouquette, et la maigre Lydie poussant leurs
berlines.
A la longue, Étienne souffrait aussi beaucoup moins de
l’humidité et de l’étouffement de la taille. La cheminée lui
semblait très commode pour monter, comme s’il eût fondu
et qu’il pût passer par des fentes, où il n’aurait point risqué
une main jadis. Il respirait sans malaise les poussières du
charbon, voyait clair dans la nuit, suait tranquille, fait à la
sensation d’avoir du matin au soir ses vêtements trempés
sur le corps. Du reste, il ne dépensait plus maladroitement
ses forces, une adresse lui était venue, si rapide, qu’elle
étonnait le chantier. Au bout de trois semaines, on le citait
parmi les bons herscheurs de la fosse: pas un ne roulait sa
berline jusqu’au plan incliné, d’un train plus vif, ni ne
l’emballait ensuite, avec autant de correction. Sa petite
taille lui permettait de se glisser partout, et ses bras
avaient beau être fins et blancs comme ceux d’une femme,
ils paraissaient en fer sous la peau délicate, tellement ils
menaient rudement la besogne. Jamais il ne se plaignait,
par fierté sans doute, même quand il râlait de fatigue. On
ne lui reprochait que de ne pas comprendre la plaisanterie,
tout de suite fâché, dès qu’on voulait taper sur lui. Au
demeurant, il était accepté, regardé comme un vrai mineur,
dans cet écrasement de l’habitude qui le réduisait un peu
chaque jour à une fonction de machine.

Maheu surtout se prenait d’amitié pour Étienne, car il avait
le respect de l’ouvrage bien fait. Puis, ainsi que les autres,
il sentait que ce garçon avait une instruction supérieure à la
sienne: il le voyait lire, écrire, dessiner des bouts de plan, il
l’entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu’à
l’existence. Cela ne l’étonnait pas, les houilleurs sont de
rudes hommes qui ont la tête plus dure que les machineurs;
mais il était surpris du courage de ce petit-là, de la façon
gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever
de faim. C’était le premier ouvrier de rencontre qui
s’acclimatait si promptement. Aussi, lorsque l’abattage
pressait et qu’il ne voulait pas déranger un haveur,
chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la
propreté et de la solidité du travail. Les chefs le
tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il
craignait à chaque heure de voir apparaître l’ingénieur
Négrel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout
recommencer; et il avait remarqué que le boisage de son
herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgré
leurs airs de n’être jamais contents et de répéter que la
Compagnie, un jour ou l’autre, prendrait une mesure
radicale. Les choses traînaient, un sourd mécontentement
fermentait dans la fosse, Maheu lui-même, si calme,
finissait par fermer les poings.
Il y avait eu d’abord une rivalité entre Zacharie et Étienne.
Un soir, ils s’étaient menacés d’une paire de gifles. Mais le
premier, brave garçon et se moquant de ce qui n’était pas
son plaisir, tout de suite apaisé par l’offre amicale d’une

chope, avait dû s’incliner bientôt devant la supériorité du
nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage
maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait,
disait-il, ses idées. Et, parmi les hommes du
marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilité sourde
que chez le grand Chaval, non pas qu’ils parussent se
bouder, car ils étaient devenus camarades au contraire;
seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils
plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris
son train de fille lasse et résignée, pliant le dos, poussant
sa berline, gentille toujours pour son compagnon de
roulage qui l’aidait à son tour, soumise d’autre part aux
volontés de son amant dont elle subissait ouvertement les
caresses. C’était une situation acceptée, un ménage
reconnu sur lequel la famille elle-même fermait les yeux, à
ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse
derrière le terri, puis la ramenait jusqu’à la porte de ses
parents, où il l’embrassait une dernière fois, devant tout le
coron. Étienne, qui croyait en avoir pris son parti, la
taquinait souvent avec ces promenades, lâchant pour rire
des mots crus, comme on en lâche entre garçons et filles,
au fond des tailles; et elle répondait sur le même ton, disait
par crânerie ce que son galant lui avait fait, troublée
cependant et pâlissante, lorsque les yeux du jeune homme
rencontraient les siens. Tous les deux détournaient la tête,
restaient parfois une heure sans se parler, avec l’air de se
haïr pour des choses enterrées en eux, et sur lesquelles ils
ne s’expliquaient point.

Le printemps était venu. Étienne, un jour, au sortir du puits,
avait reçu à la face cette bouffée tiède d’avril, une bonne
odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur;
et, maintenant, à chaque sortie, le printemps sentait
meilleur et le chauffait davantage, après ses dix heures de
travail dans l’éternel hiver du fond, au milieu de ces
ténèbres humides que jamais ne dissipait aucun été. Les
jours s’allongeaient encore, il avait fini, en mai, par
descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil éclairait
le Voreux d’une poussière d’aurore, où la vapeur blanche
des échappements montait toute rose. On ne grelottait
plus, une haleine tiède soufflait des lointains de la plaine,
pendant que les alouettes, très haut, chantaient. Puis, à
trois heures, il avait l’éblouissement du soleil devenu
brûlant, incendiant l’horizon, rougissant les briques sous la
crasse du charbon. En juin, les blés étaient grands déjà,
d’un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves.
C’était une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu’il
voyait s’étaler et croître de jour en jour, surpris parfois
comme s’il la trouvait le soir plus enflée de verdure que le
matin. Les peupliers du canal s’empanachaient de feuilles.
Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les
prés, toute une vie germait, jaillissait de cette terre,
pendant qu’il geignait sous elle, là-bas, de misère et de
fatigue.
Maintenant, lorsque Étienne se promenait, le soir, ce n’était
plus derrière le terri qu’il effarouchait des amoureux. Il
suivait leurs sillages dans les blés, il devinait leurs nids

d’oiseaux paillards, aux remous des épis jaunissants et
des grands coquelicots rouges. Zacharie et Philomène y
retournaient par une habitude de vieux ménage; la mère
Brûlé, toujours aux trousses de Lydie, la dénichait à chaque
instant avec Jeanlin, terrés si profondément ensemble, qu’il
fallait mettre le pied sur eux pour les décider à s’envoler; et,
quant à la Mouquette, elle gîtait partout, on ne pouvait
traverser un champ, sans voir sa tête plonger, tandis que
ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes à pleine
échine. Mais tous ceux-là étaient bien libres, le jeune
homme ne trouvait ça coupable que les soirs où il
rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, à son
approche, s’abattre au milieu d’une pièce, dont les tiges
immobiles restèrent mortes ensuite. Une autre fois, comme
il suivait un étroit chemin, les yeux clairs de Catherine lui
apparurent au ras des blés, puis se noyèrent. Alors, la
plaine immense lui semblait trop petite, il préférait passer
la soirée chez Rasseneur, à l’Avantage.
—Madame Rasseneur, donnez-moi une chope… Non, je
ne sortirai pas ce soir, j’ai les jambes cassées.
Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d’habitude
assis à la table du fond, la tête contre le mur.
—Souvarine, tu n’en prends pas une?
—Merci, rien du tout.

Étienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant
là, côte à côte. C’était un machineur du Voreux, qui
occupait en haut la chambre meublée, voisine de la sienne.
Il devait avoir une trentaine d’années, mince, blond, avec
une figure fine, encadrée de grands cheveux et d’une barbe
légère. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son
nez minces, le rose de son teint, lui donnaient un air de fille,
un air de douceur entêtée, que le reflet gris de ses yeux
d’acier ensauvageait par éclairs. Dans sa chambre
d’ouvrier pauvre, il n’avait qu’une caisse de papiers et de
livres. Il était Russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir
des légendes sur son compte. Les houilleurs, très défiants
devant les étrangers, le flairant d’une autre classe à ses
mains petites de bourgeois, avaient d’abord imaginé une
aventure, un assassinat dont il fuyait le châtiment. Puis, il
s’était montré si fraternel pour eux, sans fierté, distribuant à
la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu’ils
l’acceptaient à cette heure, rassurés par le mot de réfugié
politique qui circulait, mot vague où ils voyaient une excuse,
même au crime, et comme une camaraderie de
souffrance.
Les premières semaines, Étienne l’avait trouvé d’une
réserve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus
tard. Souvarine était le dernier-né d’une famille noble du
gouvernement de Toula. A Saint-Pétersbourg, où il faisait
sa médecine, la passion socialiste qui emportait alors
toute la jeunesse russe l’avait décidé à apprendre un
métier manuel, celui de mécanicien, pour se mêler au

peuple, pour le connaître et l’aider en frère. Et c’était de ce
métier qu’il vivait maintenant, après s’être enfui à la suite
d’un attentat manqué contre la vie de l’empereur: pendant
un mois, il avait vécu dans la cave d’un fruitier, creusant une
mine au travers de la rue, chargeant des bombes, sous la
continuelle menace de sauter avec la maison. Renié par sa
famille, sans argent, mis comme étranger à l’index des
ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de
faim, lorsque la Compagnie de Montsou l’avait enfin
embauché, dans une heure de presse. Depuis un an, il y
travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une
semaine le service de jour et une semaine le service de
nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple.
—Tu n’as donc jamais soif? lui demandait Étienne en riant.
Et il répondait de sa voix douce, presque sans accent:
—J’ai soif quand je mange.
Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait
l’avoir vu avec une herscheuse dans les blés, du côté des
Bas-de-Soie. Alors, il haussait les épaules, plein d’une
indifférence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire? La
femme était pour lui un garçon, un camarade, quand elle
avait la fraternité et le courage d’un homme. Autrement, à
quoi bon se mettre au coeur une lâcheté possible? Ni
femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il était libre de son
sang et du sang des autres.

Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait,
Étienne restait ainsi à causer avec Souvarine. Lui buvait sa
bière à petits coups, le machineur fumait de continuelles
cigarettes, dont le tabac avait, à la longue, roussi ses
doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la
fumée au travers d’un rêve; sa main gauche, pour
s’occuper, tâtonnante et nerveuse, cherchait dans le vide;
et il finissait, d’habitude, par installer sur ses genoux un
lapin familier, une grosse mère toujours pleine, qui vivait
lâchée en liberté, dans la maison. Cette lapine, qu’il avait
lui-même appelée Pologne, s’était mise à l’adorer, venait
flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes,
jusqu’à ce qu’il l’eût prise comme un enfant. Puis, tassée
contre lui, les oreilles rabattues, elle fermait les yeux; tandis
que, sans se lasser, d’un geste de caresse inconscient, il
passait la main sur la soie grise de son poil, l’air calmé par
cette douceur tiède et vivante.


—Vous savez, dit un soir Étienne, j’ai reçu une lettre de
Pluchart.
Il n’y avait plus là que Rasseneur. Le dernier client était
parti, rentrant au coron qui se couchait.
—Ah! s’écria le cabaretier, debout devant ses deux
locataires. Où en est-il, Pluchart?
Étienne, depuis deux mois, entretenait une
correspondance suivie avec le mécanicien de Lille, auquel

il avait eu l’idée d’apprendre son embauchement à
Montsou, et qui maintenant l’endoctrinait, frappé de la
propagande qu’il pouvait faire au milieu des mineurs.
—Il en est, que l’association en question marche très bien.
On adhère de tous les côtés, paraît-il.
—Qu’est-ce que tu en dis, toi, de leur société? demanda
Rasseneur à
Souvarine.
Celui-ci, qui grattait tendrement la tête de Pologne, souffla
un jet de fumée, en murmurant de son air tranquille:
—Encore des bêtises!
Mais Étienne s’enflammait. Toute une prédisposition de
révolte le jetait à la lutte du travail contre le capital, dans les
illusions premières de son ignorance. C’était de
l’Association internationale des travailleurs qu’il s’agissait,
de cette fameuse Internationale qui venait de se créer à
Londres. N’y avait-il pas là un effort superbe, une
campagne où la justice allait enfin triompher? Plus de
frontières, les travailleurs du monde entier se levant,
s’unissant, pour assurer à l’ouvrier le pain qu’il gagne. Et
quelle organisation simple et grande: en bas, la section,
qui représente la commune; puis, la fédération, qui groupe
les sections d’une même province; puis, la nation, et au-
dessus, enfin, l’humanité, incarnée dans un Conseil

général, où chaque nation était représentée par un
secrétaire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis
la terre, on dicterait des lois aux patrons, s’ils faisaient les
méchants.
—Des bêtises! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est
encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de
politique, pas de conspiration, n’est-ce pas? tout au grand
jour, et uniquement pour la hausse des salaires… Fichez-
moi donc la paix, avec votre évolution! Allumez le feu aux
quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et
quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-être
en repoussera-t-il un meilleur.
Étienne se mit à rire. Il n’entendait pas toujours les paroles
de son camarade, cette théorie de la destruction lui
semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et
d’un bon sens d’homme établi, ne daigna pas se fâcher. Il
voulait seulement préciser les choses.
—Alors, quoi? tu vas tenter de créer une section à
Montsou?
C’était ce que désirait Pluchart, qui était secrétaire de la
Fédération du Nord. Il insistait particulièrement sur les
services que l’Association rendrait aux mineurs, s’ils se
mettaient un jour en grève. Étienne, justement, croyait la
grève prochaine: l’affaire des bois finirait mal, il ne fallait
plus qu’une exigence de la Compagnie pour révolter toutes

les fosses.
—L’embêtant, c’est les cotisations, déclara Rasseneur d’un
ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds
général, deux francs pour la section, ça n’a l’air de rien, et
je parie que beaucoup refuseront de les donner.
—D’autant plus, ajouta Étienne, qu’on devrait d’abord créer
ici une caisse de prévoyance, dont nous ferions à
l’occasion une caisse de résistance… N’importe, il est
temps de songer à ces choses. Moi, je suis prêt, si les
autres sont prêts.
Il y eut un silence. La lampe à pétrole fumait sur le
comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait
distinctement la pelle d’un chauffeur du Voreux chargeant
un foyer de la machine.
—Tout est si cher! reprit madame Rasseneur, qui était
entrée et qui écoutait d’un air sombre, comme grandie
dans son éternelle robe noire. Si je vous disais que j’ai
payé les oeufs vingt-deux sous… Il faudra que ça pète.
Les trois hommes, cette fois, furent du même avis. Ils
parlaient l’un après l’autre, d’une voix désolée, et les
doléances commencèrent. L’ouvrier ne pouvait pas tenir le
coup, la révolution n’avait fait qu’aggraver ses misères,
c’étaient les bourgeois qui s’engraissaient depuis 89, si
goulûment, qu’ils ne lui laissaient même pas le fond des

plats à torcher. Qu’on dise un peu si les travailleurs avaient
eu leur part raisonnable, dans l’extraordinaire
accroissement de la richesse et du bien-être, depuis cent
ans? On s’était fichu d’eux en les déclarant libres: oui,
libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guère.
Ça ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des
gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer
aux misérables qu’à leurs vieilles bottes. Non, d’une façon
ou d’une autre, il fallait en finir, que ce fût gentiment, par
des lois, par une entente de bonne amitié, ou que ce fût en
sauvages, en brûlant tout et en se mangeant les uns les
autres. Les enfants verraient sûrement cela, si les vieux ne
le voyaient pas, car le siècle ne pouvait s’achever sans qu’il
y eût une autre révolution, celle des ouvriers cette fois, un
chambardement qui nettoierait la société du haut en bas, et
qui la rebâtirait avec plus de propreté et de justice.
—Il faut que ça pète, répéta énergiquement madame
Rasseneur.
—Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que ça pète.
Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont
le nez se frisait de plaisir. Il dit à demi-voix, les yeux
perdus, comme pour lui-même:
—Augmenter le salaire, est-ce qu’on peut? Il est fixé par la
loi d’airain à la plus petite somme indispensable, juste le
nécessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et

fabriquent des enfants… S’il tombe trop bas, les ouvriers
crèvent, et la demande de nouveaux hommes le fait
remonter. S’il monte trop haut, l’offre trop grande le fait
baisser… C’est l’équilibre des ventres vides, la
condamnation perpétuelle au bagne de la faim.
Quand il s’oubliait de la sorte, abordant des sujets de
socialiste instruit, Étienne et Rasseneur demeuraient
inquiets, troublés par ses affirmations désolantes,
auxquelles ils ne savaient que répondre.
—Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les
regardant, il faut tout détruire, ou la faim repoussera. Oui!
l’anarchie, plus rien, la terre lavée par le sang, purifiée par
l’incendie!… On verra ensuite.
—Monsieur a bien raison, déclara madame Rasseneur,
qui, dans ses violences révolutionnaires, se montrait d’une
grande politesse.
Étienne, désespéré de son ignorance, ne voulut pas
discuter davantage. Il se leva, en disant:
—Allons nous coucher. Tout ça ne m’empêchera pas de
me lever à trois heures.
Déjà Souvarine, après avoir soufflé le bout de cigarette
collé à ses lèvres, prenait délicatement la grosse lapine
sous le ventre, pour la poser à terre. Rasseneur fermait la
maison. Ils se séparèrent en silence, les oreilles

bourdonnantes, la tête comme enflée des questions graves
qu’ils remuaient.
Et, chaque soir, c’étaient des conversations semblables,
dans la salle nue, autour de l’unique chope qu’Étienne
mettait une heure à vider. Un fonds d’idées obscures,
endormies en lui, s’agitait, s’élargissait. Dévoré surtout du
besoin de savoir, il avait hésité longtemps à emprunter des
livres à son voisin, qui malheureusement ne possédait
guère que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il
s’était fait prêter un livre français sur les Sociétés
coopératives, encore des bêtises, disait Souvarine; et il
lisait aussi régulièrement un journal que ce dernier recevait,
Le Combat, feuille anarchiste publiée à Genève. D’ailleurs,
malgré leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi
fermé, avec son air de camper dans la vie, sans intérêts, ni
sentiments, ni biens d’aucune sorte.
Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation
d’Étienne s’améliora. Au milieu de cette vie monotone,
sans cesse recommençante de la mine, un accident s’était
produit: les chantiers de la veine Guillaume venaient de
tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la
couche, qui annonçait certainement l’approche d’une faille;
et, en effet, on avait bientôt rencontré cette faille, que les
ingénieurs, malgré leur grande connaissance du terrain,
ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait
que de la veine disparue, glissée sans doute plus bas, de
l’autre côté de la faille. Les vieux mineurs ouvraient déjà les

narines, comme de bons chiens lancés à la chasse de la
houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient
rester les bras croisés, et des affiches annoncèrent que la
Compagnie allait mettre aux enchères de nouveaux
marchandages.
Maheu, un jour, à la sortie, accompagna Étienne et lui offrit
d’entrer comme haveur dans son marchandage, à la place
de Levaque passé à un autre chantier. L’affaire était déjà
arrangée avec le maître-porion et l’ingénieur, qui se
montraient très contents du jeune homme. Aussi Étienne
n’eut-il qu’à accepter ce rapide avancement, heureux de
l’estime croissante où Maheu le tenait.
Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la fosse prendre
connaissance des affiches. Les tailles mises aux enchères
se trouvaient à la veine Filonnière, dans la galerie nord du
Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur
hochait la tête à la lecture que le jeune homme lui faisait
des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent
descendus et qu’il l’eut emmené visiter la veine, il lui fit
remarquer l’éloignement de l’accrochage, la nature
ébouleuse du terrain, le peu d’épaisseur et la dureté du
charbon. Pourtant, si l’on voulait manger, il fallait travailler.
Aussi, le dimanche suivant, allèrent-ils aux enchères, qui
avaient lieu dans la baraque, et que l’ingénieur de la fosse,
assisté du maître-porion, présidait, en l’absence de
l’ingénieur divisionnaire. Cinq à six cents charbonniers se
trouvaient là, en face de la petite estrade, plantée dans un

coin; et les adjudications marchaient d’un tel train, qu’on
entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres
criés, étouffés par d’autres chiffres.
Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des
quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous
les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris
de la panique du chômage. L’ingénieur Négrel ne se
pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les
enchères aux plus bas chiffres possibles, tandis que
Dansaert, désireux de hâter encore les choses, mentait sur
l’excellence des marchés. Il fallut que Maheu, pour avoir
ses cinquante mètres d’avancement, luttât contre un
camarade, qui s’obstinait, lui aussi; à tour de rôle, ils
retiraient chacun un centime de la berline; et, s’il demeura
vainqueur, ce fut en abaissant tellement le salaire, que le
porion Richomme, debout derrière lui, se fâchait entre ses
dents, le poussait du coude, en grognant avec colère que
jamais il ne s’en tirerait, à ce prix-là.
Quand ils sortirent, Étienne jurait. Et il éclata devant
Chaval, qui revenait des blés en compagnie de Catherine,
flânant, pendant que le beau-père s’occupait des affaires
sérieuses.
—Nom de Dieu! cria-t-il, en voilà un égorgement!… Alors,
aujourd’hui, c’est l’ouvrier qu’on force à manger l’ouvrier!


Chaval s’emporta; jamais il n’aurait baissé, lui! Et Zacharie,

venu par curiosité, déclara que c’était dégoûtant. Mais
Étienne les fit taire d’un geste de sourde violence.
—Ça finira, nous serons les maîtres, un jour!
Maheu, resté muet depuis les enchères, parut s’éveiller. Il
répéta:
—Les maîtres… Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop tôt!
II
C’était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse
de Montsou. Dès le samedi soir, les bonnes ménagères du
coron avaient lavé leur salle à grande eau, un déluge, des
seaux jetés à la volée sur les dalles et contre les murs; et le
sol n’était pas encore sec, malgré le sable blanc dont on le
semait, tout un luxe coûteux pour ces bourses de pauvre.
Cependant, la journée s’annonçait très chaude, un de ces
lourds ciels, écrasants d’orage, qui étouffent en été les
campagnes du Nord, plates et nues, à l’infini.
Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les
Maheu. Tandis que le père, à partir de cinq heures,
s’enrageait au lit, s’habillait quand même, les enfants
faisaient jusqu’à neuf heures la grasse matinée. Ce jour-là,

Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir
manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la
matinée, sans trop savoir à quoi: il raccommoda le baquet
qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince
impérial qu’on avait donné aux petits. Cependant, les
autres descendaient un à un, le père Bonnemort avait sorti
une chaise pour s’asseoir au soleil, la mère et Alzire
s’étaient mises tout de suite à la cuisine. Catherine parut,
poussant devant elle Lénore et Henri qu’elle venait
d’habiller; et onze heures sonnaient, l’odeur du lapin qui
bouillait avec des pommes de terre, emplissait déjà la
maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les
derniers, les yeux bouffis, bâillant encore.
Du reste, le coron était en l’air, allumé par la fête, dans le
coup de feu du dîner, qu’on hâtait pour filer en bandes à
Montsou. Des troupes d’enfants galopaient, des hommes
en bras de chemise traînaient des savates, avec le
déhanchement paresseux des jours de repos. Les fenêtres
et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient
voir la file des salles, toutes débordantes, en gestes et en
cris, du grouillement des familles. Et, d’un bout à l’autre des
façades, ça sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui
combattait ce jour-là l’odeur invétérée de l’oignon frit.
Les Maheu dînèrent à midi sonnant. Ils ne menaient pas
grand vacarme, au milieu des bavardages de porte à
porte, des voisinages mêlant les femmes, dans un
continuel remous d’appels, de réponses, d’objets prêtés,

de mioches chassés ou ramenés d’une claque. D’ailleurs,
ils étaient en froid depuis trois semaines avec leurs
voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et
de Philomène. Les hommes se voyaient, mais les femmes
affectaient de ne plus se connaître. Cette brouille avait
resserré les rapports avec la Pierronne. Seulement, la
Pierronne, laissant à sa mère Pierron et Lydie, était partie
de grand matin pour passer la journée chez une cousine, à
Marchiennes; et l’on plaisantait, car on la connaissait, la
cousine: elle avait des moustaches, elle était maître-porion
au Voreux. La Maheude déclara que ce n’était guère
propre, de lâcher sa famille, un dimanche de ducasse.
Outre le lapin aux pommes de terre, qu’ils engraissaient
dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe
grasse et le boeuf. La paie de quinzaine était justement
tombée la veille. Ils ne se souvenaient pas d’un pareil régal.
Même à la dernière Sainte-Barbe, cette fête des mineurs
où ils ne font rien de trois jours, le lapin n’avait pas été si
gras ni si tendre. Aussi les dix paires de mâchoires, depuis
la petite Estelle dont les dents commençaient à pousser,
jusqu’au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes,
travaillaient d’un tel coeur, que les os eux-mêmes
disparaissaient. C’était bon, la viande; mais ils la
digéraient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa,
il ne resta qu’un morceau de bouilli pour le soir. On
ajouterait des tartines, si l’on avait faim.
Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. Bébert l’attendait,

derrière l’école. Et ils rôdèrent longtemps avant de
débaucher Lydie, que la Brûlé voulait retenir près d’elle,
décidée à ne pas sortir. Quand elle s’aperçut de la fuite de
l’enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que
Pierron, ennuyé de ce tapage, s’en allait flâner
tranquillement, d’un air de mari qui s’amuse sans remords,
en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir.
Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se décida à
prendre l’air, après avoir demandé à la Maheude si elle le
rejoindrait, là-bas. Non, elle ne pouvait guère, c’était une
vraie corvée, avec les petits; peut-être que oui tout de
même, elle réfléchirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu’il
fut dehors, il hésita, puis il entra chez les voisins, pour voir
si Levaque était prêt. Mais il trouva Zacharie qui attendait
Philomène; et la Levaque venait d’entamer l’éternel sujet du
mariage, criait qu’on se fichait d’elle, qu’elle aurait une
dernière explication avec la Maheude. Était-ce une
existence, de garder les enfants sans père de sa fille,
lorsque celle-ci roulait avec son amoureux? Philomène
ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie
l’emmena, en répétant que lui voulait bien, si sa mère
voulait. Du reste, Levaque avait déjà filé, Maheu renvoya
aussi la voisine à sa femme et se hâta de sortir. Bouteloup,
qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur
la table, refusa obstinément l’offre amicale d’une chope. Il
restait à la maison, en bon mari.
Peu à peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes

s’en allaient les uns derrière les autres; tandis que les filles,
guettant sur les portes, partaient du côté opposé, au bras
de leurs galants. Comme son père tournait le coin de
l’église, Catherine, qui aperçut Chaval, se hâta de le
rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la
mère demeurée seule, au milieu des enfants débandés, ne
trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un
second verre de café brûlant, qu’elle buvait à petits coups.
Dans le coron, il n’y avait plus que les femmes, s’invitant,
achevant d’égoutter les cafetières, autour des tables
encore chaudes et grasses du dîner.
Maheu flairait que Levaque était à l’Avantage, et il
descendit chez Rasseneur, sans hâte. En effet, derrière le
débit, dans le jardin étroit fermé d’une haie, Levaque faisait
une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne
jouant pas, le père Bonnemort et le vieux Mouque suivaient
la boule, tellement absorbés, qu’ils oubliaient même de se
pousser du coude. Un soleil ardent tapait d’aplomb, il n’y
avait qu’une raie d’ombre, le long du cabaret; et Étienne
était là, buvant sa chope devant une table, ennuyé de ce
que Souvarine venait de le lâcher pour monter dans sa
chambre. Presque tous les dimanches, le machineur
s’enfermait, écrivait ou lisait.
—Joues-tu? demanda Levaque à Maheu.
Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait déjà de
soif.

—Rasseneur! appela Étienne. Apporte donc une chope.
Et, se retournant vers Maheu:
—Tu sais, c’est moi qui paie.
Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait
guère, il fallut l’appeler à trois reprises; et ce fut madame
Rasseneur qui apporta de la bière tiède. Le jeune homme
avait baissé la voix pour se plaindre de la maison: des
braves gens sans doute, des gens dont les idées étaient
bonnes; seulement, la bière ne valait rien, et des soupes
exécrables! Dix fois déjà, il aurait changé de pension, s’il
n’avait pas reculé devant la course de Montsou. Un jour ou
l’autre, il finirait par chercher au coron une famille.
—Bien sûr, répétait Maheu de sa voix lente, bien sûr, tu
serais mieux dans une famille.
Mais des cris éclatèrent, Levaque avait abattu toutes les
quilles d’un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la
terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde
approbation. Et la joie d’un tel coup déborda en
plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aperçurent, par-
dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle rôdait
là depuis une heure, elle s’était enhardie à s’approcher, en
entendant les rires.
—Comment! tu es seule? cria Levaque. Et tes amoureux?

—Mes amoureux, je les ai remisés, répondit-elle avec une
belle gaieté impudente. J’en cherche un.
Tous s’offrirent, la chauffèrent de gros mots. Elle refusait de
la tête, riait plus fort, faisait la gentille. Son père, du reste,
assistait à ce jeu, sans même quitter des yeux les quilles
abattues.
—Va! continua Levaque en jetant un regard vers Étienne,
on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille!…
Faudra le prendre de force.
Étienne, alors, s’égaya. C’était en effet autour de lui que
tournait la herscheuse. Et il disait non, amusé pourtant,
mais sans avoir la moindre envie d’elle. Quelques minutes
encore, elle resta plantée derrière la haie, le regardant de
ses grands yeux fixes; puis, elle s’en alla avec lenteur, le
visage brusquement sérieux, comme accablée par le lourd
soleil.
A demi-voix, Étienne avait repris de longues explications
qu’il donnait à Maheu, sur la nécessité, pour les
charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de
prévoyance.
—Puisque la Compagnie prétend qu’elle nous laisse libres,
répétait-il, que craignons-nous? Nous n’avons que ses
pensions, et elle les distribue à son gré, du moment où elle
ne nous fait aucune retenue. Eh bien! il serait prudent de

créer, à côté de son bon plaisir, une association mutuelle
de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins,
dans les cas de besoins immédiats.
Et il précisait des détails, discutait l’organisation,
promettait de prendre toute la peine.
—Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement,
ce sont les autres… Tâche de décider les autres.
Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour vider les
chopes. Mais Maheu refusa d’en boire une seconde: on
verrait plus tard, la journée n’était pas finie. Il venait de
songer à Pierron. Où pouvait-il être, Pierron? sans doute à
l’estaminet Lenfant. Et il décida Étienne et Levaque, tous
trois partirent pour Montsou, au moment où une nouvelle
bande envahissait le jeu de quilles de l’Avantage.
En chemin, sur le pavé, il fallut entrer au débit Casimir, puis
à l’estaminet du Progrès. Des camarades les appelaient
par les portes ouvertes: pas moyen de dire non. Chaque
fois, c’était une chope, deux s’ils faisaient la politesse de
rendre. Ils restaient là dix minutes, ils échangeaient quatre
paroles, et ils recommençaient plus loin, très raisonnables,
connaissant la bière, dont ils pouvaient s’emplir, sans autre
ennui que de la pisser trop vite, au fur et à mesure, claire
comme de l’eau de roche. A l’estaminet Lenfant, ils
tombèrent droit sur Pierron qui achevait sa deuxième
chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une

troisième. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils
étaient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie
ne serait pas à l’estaminet Tison. La salle était vide, ils
demandèrent une chope pour l’attendre un moment.
Ensuite, ils songèrent à l’estaminet Saint-Éloi, y
acceptèrent une tournée du porion Richomme, vaguèrent
dès lors de débit en débit, sans prétexte, histoire
uniquement de se promener.
—Faut aller au Volcan! dit tout d’un coup Levaque, qui
s’allumait.
Les autres se mirent à rire, hésitants, puis
accompagnèrent le camarade, au milieu de la cohue
croissante de la ducasse. Dans la salle étroite et longue du
Volcan, sur une estrade de planches dressée au fond, cinq
chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, défilaient,
avec des gestes et un décolletage de monstres; et les
consommateurs donnaient dix sous, lorsqu’ils en voulaient
une, derrière les planches de l’estrade. Il y avait surtout là
des herscheurs, des moulineurs, jusqu’à des galibots de
quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de
genièvre que de bière. Quelques vieux mineurs se
risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont
les ménages tombaient à l’ordure.
Dès que leur société fut assise autour d’une petite table,
Étienne s’empara de Levaque, pour lui expliquer son idée
d’une caisse de prévoyance. Il avait la propagande

obstinée des nouveaux convertis, qui se créent une
mission.
—Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt
sous par mois. Avec ces vingt sous accumulés, on aurait,
en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l’argent,
on est fort, n’est-ce pas? dans n’importe quelle occasion…
Hein! qu’en dis-tu?
—Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d’un air
distrait. On en causera.
Une blonde énorme l’excitait; et il s’entêta à rester, lorsque
Maheu et Pierron, après avoir bu leur chope, voulurent
partir, sans attendre une seconde romance.
Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui
semblait les suivre. Elle était toujours là, à le regarder de
ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille,
comme pour dire: «Veux-tu?» Le jeune homme plaisanta,
haussa les épaules. Alors, elle eut un geste de colère et se
perdit dans la foule.
—Où donc est Chaval? demanda Pierron.
—C’est vrai, dit Maheu. Il est pour sûr chez Piquette…
Allons chez Piquette.
Mais, comme ils arrivaient tous trois à l’estaminet Piquette,
un bruit de bataille, sur la porte, les arrêta. Zacharie

menaçait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique;
tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait.
—Tiens! le voilà, Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est
avec
Catherine.
Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant
se promenaient à travers la ducasse. C’était, le long de la
route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses
et peinturlurées, dévalant en lacet, un flot de peuple qui
roulait sous le soleil, pareil à une traînée de fourmis,
perdues dans la nudité rase de la plaine. L’éternelle boue
noire avait séché, une poussière noire montait, volait ainsi
qu’une nuée d’orage. Aux deux bords, les cabarets
crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu’au
pavé, où stationnait un double rang de camelots, des
bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les
filles, des couteaux et des casquettes pour les garçons;
sans compter les douceurs, des dragées et des biscuits.
Devant l’église, on tirait de l’arc. Il y avait des jeux de
boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de
Joiselle, à côté de la Régie, dans un enclos de planches,
on se ruait à un combat de coqs, deux grands coqs rouges,
armés d’éperons de fer, dont la gorge ouverte saignait.
Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des
culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la
cohue buvait, s’empiffrait sans un cri, une muette
indigestion de bière et de pommes de terre frites

s’élargissait, dans la grosse chaleur, que les poêles de
friture, bouillant en plein air, augmentaient encore.
Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de
trois francs à Catherine. A chaque tour, ils rencontraient
Mouque et Bonnemort, qui étaient venus à la fête, et qui,
réfléchis, la traversaient côte à côte, de leurs jambes
lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils
aperçurent Jeanlin en train d’exciter Bébert et Lydie à voler
les bouteilles de genièvre d’un débit de hasard, installé au
bord d’un terrain vague. Catherine ne put que gifler son
frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. Ces
satanés enfants finiraient au bagne.


Alors, en arrivant devant le débit de la Tête-Coupée,
Chaval eut l’idée d’y faire entrer son amoureuse, pour
assister à un concours de pinsons, affiché sur la porte
depuis huit jours. Quinze cloutiers, des clouteries de
Marchiennes, s’étaient rendus à l’appel, chacun avec une
douzaine de cages; et les petites cages obscures, où les
pinsons aveuglés restaient immobiles, se trouvaient déjà
accrochées à une palissade, dans la cour du cabaret. Il
s’agissait de compter celui qui, pendant une heure,
répéterait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque
cloutier, avec une ardoise, se tenait près de ses cages,
marquant, surveillant ses voisins, surveillé lui-même. Et les
pinsons étaient partis, les «chichouïeux» au chant plus
gras, les «batisecouics» d’une sonorité aiguë, tout d’abord
timides, ne risquant que de rares phrases, puis s’excitant

les uns les autres, pressant le rythme, puis emportés enfin
d’une telle rage d’émulation, qu’on en voyait tomber et
mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix,
leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore
un petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de
personnes, demeuraient muets, passionnés, au milieu de
cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons
répétant tous la même cadence, à contretemps. Ce fut un
«batisecouic» qui gagna le premier prix, une cafetière en
fer battu.
Catherine et Chaval étaient là, lorsque Zacharie et
Philomène entrèrent. On se serra la main, on resta
ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se fâcha, en
surprenant un cloutier, venu par curiosité avec les
camarades, qui pinçait les cuisses de sa soeur; et elle, très
rouge, le faisait taire, tremblante à l’idée d’une tuerie, de
tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s’il ne voulait pas
qu’on la pinçât. Elle avait bien senti l’homme, elle ne disait
rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de
ricaner, tous les quatre sortirent, l’affaire sembla finie. Et, à
peine étaient-ils entrés chez Piquette boire une chope,
voilà que le cloutier avait reparu, se fichant d’eux, leur
soufflant sous le nez, d’un air de provocation. Zacharie,
outré dans ses bons sentiments de famille, s’était rué sur
l’insolent.
—C’est ma soeur, cochon!… Attends, nom de Dieu! je vas
te la faire respecter!

On se précipita entre les deux hommes, tandis que Chaval,
très calme, répétait:
—Laisse donc, ça me regarde… Je te dis que je me fous
de lui!
Maheu arrivait avec sa société, et il calma Catherine et
Philomène, déjà en larmes. On riait maintenant dans la
foule, le cloutier avait disparu. Pour achever de noyer ça,
Chaval, qui était chez lui à l’estaminet Piquette, offrit des
chopes. Étienne dut trinquer avec Catherine, tous burent
ensemble, le père, la fille et son galant, le fils et sa
maîtresse, en disant poliment: «A la santé de la
compagnie!» Pierron ensuite s’obstina à payer sa tournée.
Et l’on était très d’accord, lorsque Zacharie fut repris d’une
rage, à la vue de son camarade Mouquet. Il l’appela, pour
aller faire, disait-il, son affaire au cloutier.
—Faut que je le crève!… Tiens! Chaval, garde Philomène
avec
Catherine. Je vais revenir.


Maheu, à son tour, offrait des chopes. Après tout, si le
garçon voulait venger sa soeur, ce n’était pas d’un mauvais
exemple. Mais, depuis qu’elle avait vu Mouquet,
Philomène, tranquillisée, hochait la tête. Bien sûr que les
deux bougres avaient filé au Volcan.
Les soirs de ducasse, on terminait la fête au bal du Bon-

Joyeux. C’était la veuve Désir qui tenait ce bal, une forte
mère de cinquante ans, d’une rotondité de tonneau, mais
d’une telle verdeur, qu’elle avait encore six amoureux, un
pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les six à la
fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses
enfants, attendrie à l’idée du fleuve de bière qu’elle leur
versait depuis trente années; et elle se vantait aussi que
pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s’être, à
l’avance, dégourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se
composait de deux salles: le cabaret, où se trouvaient le
comptoir et des tables; puis, communiquant de plain-pied
par une large baie, le bal, vaste pièce planchéiée au milieu
seulement, dallée de briques autour. Une décoration
l’ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se
croisaient d’un angle à l’autre du plafond, et que réunissait,
au centre, une couronne des mêmes fleurs; tandis que, le
long des murs, s’alignaient des écussons dorés, portant
des noms de saints, saint Éloi, patron des ouvriers du fer,
saint Crépin, patron des cordonniers, sainte Barbe,
patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations.
Le plafond était si bas, que les trois musiciens, dans leur
tribune, grande comme une chaire à prêcher, s’écrasaient
la tête. Pour éclairer, le soir, on accrochait quatre lampes à
pétrole, aux quatre coins du bal.
Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait, au plein jour
des fenêtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles
s’emplirent. Dehors, un vent d’orage s’était levé, soufflant
de grandes poussières noires, qui aveuglaient le monde et

grésillaient dans les poêles de friture. Maheu, Étienne et
Pierron, entrés pour s’asseoir, venaient de retrouver au
Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que
Philomène, toute seule, les regardait. Ni Levaque ni
Zacharie n’avaient reparu. Comme il n’y avait pas de bancs
autour du bal, Catherine, après chaque danse, se reposait
à la table de son père. On appela Philomène, mais elle
était mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens
faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le
remuement des hanches et des gorges, au milieu d’une
confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre
lampes, et brusquement tout s’éclaira, les faces rouges, les
cheveux dépeignés, collés à la peau, les jupes volantes,
balayant l’odeur forte des couples en sueur. Maheu montra
à Étienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une
vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d’un
grand moulineur maigre: elle avait dû se consoler et
prendre un homme.
Enfin, il était huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant
au sein Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et
Lénore. Elle venait tout droit retrouver là son homme, sans
craindre de se tromper. On souperait plus tard, personne
n’avait faim, l’estomac noyé de café, épaissi de bière.
D’autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant,
derrière la Maheude, entrer la Levaque, accompagnée de
Bouteloup, qui amenait par la main Achille et Désirée, les
petits de Philomène. Et les deux voisines semblaient très
d’accord, l’une se retournait, causait avec l’autre. En

chemin, il y avait eu une grosse explication, la Maheude
s’était résignée au mariage de Zacharie, désolée de
perdre le gain de son aîné, mais vaincue par cette raison
qu’elle ne pouvait le garder davantage sans injustice. Elle
tâchait donc de faire bon visage, le coeur anxieux, en
ménagère qui se demandait comment elle joindrait les
deux bouts, maintenant que commençait à partir le plus
clair de sa bourse.
—Mets-toi là, voisine, dit-elle en montrant une table, près
de celle où Maheu buvait avec Étienne et Pierron.
—Mon mari n’est pas avec vous? demanda la Levaque.
Les camarades lui contèrent qu’il allait revenir. Tout le
monde se tassait, Bouteloup, les mioches, si à l’étroit dans
l’écrasement des buveurs, que les deux tables n’en
formaient qu’une. On demanda des chopes. En apercevant
sa mère et ses enfants, Philomène s’était décidée à
s’approcher. Elle accepta une chaise, elle parut contente
d’apprendre qu’on la mariait enfin; puis, comme on
cherchait Zacharie, elle répondit de sa voix molle:
—Je l’attends, il est par là.
Maheu avait échangé un regard avec sa femme. Elle
consentait donc? Il devint sérieux, fuma en silence. Lui
aussi était pris de l’inquiétude du lendemain, devant
l’ingratitude de ces enfants qui se marieraient un à un, en

laissant leurs parents dans la misère.


On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans
une poussière rousse; les murs craquaient, un piston
poussait des coups de sifflet aigus, pareil à une locomotive
en détresse; et, quand les danseurs s’arrêtèrent, ils
fumaient comme des chevaux.
—Tu te souviens? dit la Levaque en se penchant à l’oreille
de la Maheude, toi qui parlais d’étrangler Catherine, si elle
faisait la bêtise!
Chaval ramenait Catherine à la table de la famille, et tous
deux, debout derrière le père, achevaient leur chope.
—Bah! murmura la Maheude d’un air résigné, on dit ça…
Mais ce qui me tranquillise, c’est qu’elle ne peut pas avoir
d’enfant, ah! ça, j’en suis bien sûre!… Vois-tu qu’elle
accouche aussi, celle-là, et que je sois forcée de la marier!
Qu’est-ce que nous mangerions, alors?
Maintenant, c’était une polka que sifflait le piston; et,
pendant que l’assourdissement recommençait, Maheu
communiqua tout bas à sa femme une idée. Pourquoi ne
prenaient-ils pas un logeur, Étienne par exemple, qui
cherchait une pension? Ils auraient de la place, puisque
Zacharie allait les quitter, et l’argent qu’ils perdraient de ce
côté-là, ils le regagneraient en partie de l’autre. Le visage
de la Maheude s’éclairait: sans doute, bonne idée, il fallait

arranger ça. Elle semblait sauvée de la faim une fois
encore, sa belle humeur revint si vive, qu’elle commanda
une nouvelle tournée de chopes.
Étienne, cependant, tâchait d’endoctriner Pierron, auquel il
expliquait son projet d’une caisse de prévoyance. Il lui avait
fait promettre d’adhérer, lorsqu’il eut l’imprudence de
découvrir son véritable but.
—Et, si nous nous mettons en grève, tu comprends l’utilité
de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous
trouvons là les premiers fonds pour lui résister… Hein?
c’est dit, tu en es?
Pierron avait baissé les yeux, pâlissant. Il bégaya:
—Je réfléchirai… Quand on se conduit bien, c’est la
meilleure caisse de secours.
Alors, Maheu s’empara d’Étienne et lui proposa de le
prendre comme logeur, carrément, en brave homme. Le
jeune homme accepta de même, très désireux d’habiter le
coron, dans l’idée de vivre davantage avec les camarades.
On régla l’affaire en trois mots, la Maheude déclara qu’on
attendrait le mariage des enfants.
Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et
Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan,
une haleine de genièvre, une aigreur musquée de filles mal
tenues. Ils étaient très ivres, l’air content d’eux-mêmes, se

poussant du coude et ricanant. Lorsqu’il sut qu’on le mariait
enfin, Zacharie se mit à rire si fort, qu’il en étranglait.
Paisiblement, Philomène déclara qu’elle aimait mieux le
voir rire que pleurer. Comme il n’y avait plus de chaise,
Bouteloup s’était reculé pour céder la moitié de la sienne à
Levaque. Et celui-ci, soudainement très attendri de voir
qu’on était tous là, en famille, fit une fois de plus servir de la
bière.
—Nom de Dieu! on ne s’amuse pas si souvent! gueulait-il.
Jusqu’à dix heures, on resta. Des femmes arrivaient
toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes; des
bandes d’enfants suivaient à la queue; et les mères ne se
gênaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes
comme des sacs d’avoine, barbouillaient de lait les
poupons joufflus; tandis que les petits qui marchaient déjà,
gorgés de bière et à quatre pattes sous les tables, se
soulageaient sans honte. C’était une mer montante de
bière, les tonnes de la veuve Désir éventrées, la bière
arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des
yeux et d’ailleurs. On gonflait si fort, dans le tas, que chacun
avait une épaule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous
égayés, épanouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire
continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu’aux
oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se
mettait à l’aise, la chair dehors, dorée dans l’épaisse
fumée des pipes; et le seul inconvénient était de se
déranger, une fille se levait de temps à autre, allait au fond,

près de la pompe, se troussait, puis revenait. Sous les
guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient
plus, tellement ils suaient; ce qui encourageait les galibots
à culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins.
Mais, lorsqu’une gaillarde tombait avec un homme par-
dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie
enragée, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se
fût éboulé sur eux.
Quelqu’un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie
dormait à la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa
part de la bouteille volée, elle était saoule, et il dut
l’emporter à son cou, pendant que Jeanlin et Bébert, plus
solides, le suivaient de loin, trouvant ça très farce. Ce fut le
signal du départ, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les
Maheu et les Levaque se décidèrent à retourner au coron.
A ce moment, le père Bonnemort et le vieux Mouque
quittaient aussi Montsou, du même pas de somnambules,
entêtés dans le silence de leurs souvenirs. Et l’on rentra
tous ensemble, on traversa une dernière fois la ducasse,
les poêles de friture qui se figeaient, les estaminets d’où
les dernières chopes coulaient en ruisseaux, jusqu’au
milieu de la route. L’orage menaçait toujours, des rires
montèrent, dès qu’on eut quitté les maisons éclairées, pour
se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent
sortait des blés mûrs, il dut se faire beaucoup d’enfants,
cette nuit-là. On arriva débandé au coron. Ni les Levaque ni
les Maheu ne soupèrent avec appétit, et ceux-ci dormaient
en achevant leur bouilli du matin.

Étienne avait emmené Chaval boire encore chez
Rasseneur.
—J’en suis! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliqué
l’affaire de la caisse de prévoyance. Tape là-dedans, tu es
un bon!
Un commencement d’ivresse faisait flamber les yeux
d’Étienne. Il cria:
—Oui, soyons d’accord… Vois-tu, moi, pour la justice je
donnerais tout, la boisson et les filles. Il n’y a qu’une chose
qui me chauffe le coeur, c’est l’idée que nous allons balayer
les bourgeois.
III
Vers le milieu d’août, Étienne s’installa chez les Maheu,
lorsque Zacharie marié put obtenir de la Compagnie, pour
Philomène et ses deux enfants, une maison libre du coron;
et, dans les premiers temps, le jeune homme éprouva une
gêne en face de Catherine.
C’était une intimité de chaque minute, il remplaçait partout
le frère aîné, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la

grande soeur. Au coucher, au lever, il devait se déshabiller,
se rhabiller près d’elle, la voyait elle-même ôter et remettre
ses vêtements. Quand le dernier jupon tombait, elle
apparaissait d’une blancheur pâle, de cette neige
transparente des blondes anémiques; et il éprouvait une
continuelle émotion, à la trouver si blanche, les mains et le
visage déjà gâtés, comme trempée dans du lait, de ses
talons à son col, où la ligne du hâle tranchait nettement en
un collier d’ambre. Il affectait de se détourner; mais il la
connaissait peu à peu: les pieds d’abord que ses yeux
baissés rencontraient; puis, un genou entrevu, lorsqu’elle
se glissait sous la couverture; puis, la gorge aux petits
seins rigides, dès qu’elle se penchait le matin sur la terrine.
Elle, sans le regarder, se hâtait pourtant, était en dix
secondes dévêtue et allongée près d’Alzire, d’un
mouvement si souple de couleuvre, qu’il retirait à peine ses
souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne
montrant plus que son lourd chignon.
Jamais, du reste, elle n’eut à se fâcher. Si une sorte
d’obsession le faisait, malgré lui, guetter de l’oeil l’instant
où elle se couchait, il évitait les plaisanteries, les jeux de
main dangereux. Les parents étaient là, et il gardait en
outre pour elle un sentiment fait d’amitié et de rancune, qui
l’empêchait de la traiter en fille qu’on désire, au milieu des
abandons de leur vie devenue commune, à la toilette, aux
repas, pendant le travail, sans que rien d’eux ne leur restât
secret, pas même les besoins intimes. Toute la pudeur de
la famille s’était réfugiée dans le lavage quotidien, auquel

la jeune fille maintenant procédait seule dans la pièce du
haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l’un
après l’autre.
Et, au bout du premier mois, Étienne et Catherine
semblaient déjà ne plus se voir, quand, le soir, avant
d’éteindre la chandelle, ils voyageaient déshabillés par la
chambre. Elle avait cessé de se hâter, elle reprenait son
habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit,
les bras en l’air, remontant sa chemise jusqu’à ses cuisses;
et lui, sans pantalon, l’aidait parfois, cherchait les épingles
qu’elle perdait. L’habitude tuait la honte d’être nu, ils
trouvaient naturel d’être ainsi, car ils ne faisaient point de
mal et ce n’était pas leur faute, s’il n’y avait qu’une chambre
pour tant de monde. Des troubles cependant leur
revenaient, tout d’un coup, aux moments où ils ne
songeaient à rien de coupable. Après ne plus avoir vu la
pâleur de son corps pendant des soirées, il la revoyait
brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le
secouait d’un frisson, qui l’obligeait à se détourner, par
crainte de céder à l’envie de la prendre. Elle, d’autres soirs,
sans raison apparente, tombait dans un émoi pudique,
fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti
les mains de ce garçon la saisir. Puis, la chandelle éteinte,
ils comprenaient qu’ils ne s’endormaient pas, qu’ils
songeaient l’un à l’autre, malgré leur fatigue. Cela les
laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils
préféraient les soirs de tranquillité, où ils se mettaient à
l’aise, en camarades.

Étienne ne se plaignait guère que de Jeanlin, qui dormait
en chien de fusil. Alzire respirait d’un léger souffle, on
retrouvait le matin Lénore et Henri aux bras l’un de l’autre,
tels qu’on les avait couchés. Dans la maison noire, il n’y
avait d’autre bruit que les ronflements de Maheu et de la
Maheude, roulant à intervalles réguliers, comme des
soufflets de forge. En somme, Étienne se trouvait mieux
que chez Rasseneur, le lit n’était pas mauvais, et l’on
changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de
meilleure soupe, il souffrait seulement de la rareté de la
viande. Mais tous en étaient là, il ne pouvait exiger, pour
quarante-cinq francs de pension, d’avoir un lapin à chaque
repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on
finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de
petites dettes en arrière; et les Maheu se montraient
reconnaissants envers leur logeur, son linge était lavé,
raccommodé, ses boutons recousus, ses affaires mises en
ordre; enfin, il sentait autour de lui la propreté et les bons
soins d’une femme.
Ce fut l’époque où Étienne entendit les idées qui
bourdonnaient dans son crâne. Jusque-là, il n’avait eu que
la révolte de l’instinct, au milieu de la sourde fermentation
des camarades. Toutes sortes de questions confuses se
posaient à lui: pourquoi la misère des uns? pourquoi la
richesse des autres? pourquoi ceux-ci sous le talon de
ceux-là, sans l’espoir de jamais prendre leur place? Et sa
première étape fut de comprendre son ignorance. Une

honte secrète, un chagrin caché le rongèrent dès lors: il ne
savait rien, il n’osait causer de ces choses qui le
passionnaient, l’égalité de tous les hommes, l’équité qui
voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se
prit-il pour l’étude du goût sans méthode des ignorants
affolés de science. Maintenant, il était en correspondance
régulière avec Pluchart, plus instruit, très lancé dans le
mouvement socialiste. Il se fit envoyer des livres, dont la
lecture mal digérée acheva de l’exalter: un livre de
médecine surtout, _l’Hygiène du mineur, où un docteur
belge avait résumé les maux dont se meurt le peuple des
houillères; sans compter des traités d’économie politique
d’une aridité technique incompréhensible, des brochures
anarchistes qui le bouleversaient, d’anciens numéros de
journaux qu’il gardait ensuite comme des arguments
irréfutables, dans des discussions possibles. Souvarine,
du reste, lui prêtait aussi des volumes, et l’ouvrage sur les
Sociétés coopératives l’avait fait rêver pendant un mois
d’une association universelle d’échange, abolissant
l’argent, basant sur le travail la vie sociale entière. La honte
de son ignorance s’en allait, il lui venait un orgueil, depuis
qu’il se sentait penser.
Durant ces premiers mois, Étienne en resta au
ravissement des néophytes, le coeur débordant
d’indignations généreuses contre les oppresseurs, se
jetant à l’espérance du prochain triomphe des opprimés. Il
n’en était point encore à se fabriquer un système, dans le
vague de ses lectures. Les revendications pratiques de

Rasseneur se mêlaient en lui aux violences destructives de
Souvarine; et, quand il sortait du cabaret de l’Avantage, où
il continuait presque chaque jour à déblatérer avec eux
contre la Compagnie, il marchait dans un rêve, il assistait à
la régénération radicale des peuples, sans que cela dût
coûter une vitre cassée ni une goutte de sang. D’ailleurs,
les moyens d’exécution demeuraient obscurs, il préférait
croire que les choses iraient très bien, car sa tête se
perdait, dès qu’il voulait formuler un programme de
reconstruction. Il se montrait même plein de modération et
d’inconséquence, il répétait parfois qu’il fallait bannir la
politique de la question sociale, une phrase qu’il avait lue et
qui lui semblait bonne à dire, dans le milieu de houilleurs
flegmatiques où il vivait.
Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s’attardait une
demi-heure, avant de monter se coucher. Toujours Étienne
reprenait la même causerie. Depuis que sa nature
s’affinait, il se trouvait blessé davantage par les
promiscuités du coron. Est-ce qu’on était des bêtes, pour
être ainsi parqués, les uns contre les autres, au milieu des
champs, si entassés qu’on ne pouvait changer de chemise
sans montrer son derrière aux voisins! Et comme c’était
bon pour la santé, et comme les filles et les garçons s’y
pourrissaient forcément ensemble!
—Dame! répondait Maheu, si l’on avait plus d’argent, on
aurait plus d’aise… Tout de même, c’est bien vrai que ça
ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres.

Ça finit toujours par des hommes saouls et par des filles
pleines.
Et la famille partait de là, chacun disait son mot, pendant
que le pétrole de la lampe viciait l’air de la salle, déjà
empuantie d’oignon frit. Non, sûrement, la vie n’était pas
drôle. On travaillait en vraies brutes à un travail qui était la
punition des galériens autrefois, on y laissait la peau plus
souvent qu’à son tour, tout ça pour ne pas même avoir de
la viande sur sa table, le soir. Sans doute on avait sa pâtée
quand même, on mangeait, mais si peu, juste de quoi
souffrir sans crever, écrasé de dettes, poursuivi comme si
l’on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait
de fatigue. Les seuls plaisirs, c’était de se saouler ou de
faire un enfant à sa femme; encore la bière vous
engraissait trop le ventre, et l’enfant, plus tard, se foutait de
vous. Non, non, ça n’avait rien de drôle.
Alors, la Maheude s’en mêlait.
—L’embêtant, voyez-vous, c’est lorsqu’on se dit que ça ne
peut pas changer… Quand on est jeune, on s’imagine que
le bonheur viendra, on espère des choses; et puis, la
misère recommence toujours, on reste enfermé là-
dedans… Moi, je ne veux du mal à personne, mais il y a
des fois où cette injustice me révolte.
Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le
malaise vague de cet horizon fermé. Seul, le père

Bonnemort, s’il était là, ouvrait des yeux surpris, car de son
temps on ne se tracassait pas de la sorte: on naissait dans
le charbon, on tapait à la veine, sans en demander
davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui
donnait de l’ambition aux charbonniers.
—Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est
une bonne chope… Les chefs, c’est souvent de la canaille;
mais il y aura toujours des chefs, pas vrai? inutile de se
casser la tête à réfléchir là-dessus.
Du coup, Étienne s’animait. Comment! la réflexion serait
défendue à l’ouvrier! Eh! justement, les choses
changeraient bientôt, parce que l’ouvrier réfléchissait à
cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la
mine comme une brute, comme une machine à extraire la
houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux
bouchés aux événements du dehors. Aussi les riches qui
gouvernent, avaient-ils beau jeu de s’entendre, de le vendre
et de l’acheter, pour lui manger la chair: il ne s’en doutait
même pas. Mais, à présent, le mineur s’éveillait au fond,
germait dans la terre ainsi qu’une vraie graine; et l’on
verrait un matin ce qu’il pousserait au beau milieu des
champs: oui, il pousserait des hommes, une armée
d’hommes qui rétabliraient la justice. Est-ce que tous les
citoyens n’étaient pas égaux depuis la Révolution?
puisqu’on votait ensemble, est-ce que l’ouvrier devait rester
l’esclave du patron qui le payait? Les grandes
Compagnies, avec leurs machines, écrasaient tout, et l’on

n’avait même plus contre elles les garanties de l’ancien
temps, lorsque les gens du même métier, réunis en corps,
savaient se défendre. C’était pour ça, nom de Dieu! et pour
d’autres choses, que tout péterait un jour, grâce à
l’instruction. On n’avait qu’à voir dans le coron même: les
grands-pères n’auraient pu signer leur nom, les pères le
signaient déjà, et quant aux fils, ils lisaient et écrivaient
comme des professeurs. Ah! ça poussait, ça poussait petit
à petit, une rude moisson d’hommes, qui mûrissait au
soleil! Du moment qu’on n’était plus collé chacun à sa place
pour l’existence entière, et qu’on pouvait avoir l’ambition de
prendre la place du voisin, pourquoi donc n’aurait-on pas
joué des poings, en tâchant d’être le plus fort?
Maheu, ébranlé, restait cependant plein de défiance.
—Dès qu’on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le
vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine,
sans l’espoir d’un gigot de temps à autre, en récompense.
Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d’un
songe.
—Encore si ce que les curés racontent était vrai, si les
pauvres gens de ce monde étaient les riches dans l’autre!
Un éclat de rire l’interrompait, les enfants eux-mêmes
haussaient les épaules, tous devenus incrédules au vent du
dehors, gardant la peur secrète des revenants de la fosse,

mais s’égayant du ciel vide.
—Ah! ouiche, les curés! s’écriait Maheu. S’ils croyaient ça,
ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour
se réserver là-haut une bonne place… Non, quand on est
mort, on est mort.
La Maheude poussait de grands soupirs.
—Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu!
Puis, les mains tombées sur les genoux, d’un air
d’accablement immense:
—Alors, c’est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres.
Tous se regardaient. Le père Bonnemort crachait dans son
mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe éteinte, l’oubliait à sa
bouche. Alzire écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au
bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la
main, ne quittait pas Étienne de ses grands yeux clairs,
lorsqu’il se récriait, disant sa foi, ouvrant l’avenir enchanté
de son rêve social. Autour d’eux, le coron se couchait, on
n’entendait plus que les pleurs perdus d’un enfant ou la
querelle d’un ivrogne attardé. Dans la salle, le coucou
battait lentement, une fraîcheur d’humidité montait des
dalles sablées, malgré l’étouffement de l’air.
—En voilà encore des idées! disait le jeune homme. Est-
ce que vous avez besoin d’un bon Dieu et de son paradis

pour être heureux? est-ce que vous ne pouvez pas vous
faire à vous-mêmes le bonheur sur la terre?
D’une voix ardente, il parlait sans fin. C’était, brusquement,
l’horizon fermé qui éclatait, une trouée de lumière s’ouvrait
dans la vie sombre de ces pauvres gens. L’éternel
recommencement de la misère, le travail de brute, ce
destin de bétail qui donne sa laine et qu’on égorge, tout le
malheur disparaissait, comme balayé par un grand coup
de soleil; et, sous un éblouissement de féerie, la justice
descendait du ciel. Puisque le bon Dieu était mort, la
justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant
régner l’égalité et la fraternité. Une société nouvelle
poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville
immense, d’une splendeur de mirage, où chaque citoyen
vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes.
Le vieux monde pourri était tombé en poudre, une
humanité jeune, purgée de ses crimes, ne formait plus
qu’un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise: à
chacun suivant son mérite, et à chaque mérite suivant ses
oeuvres. Et, continuellement, ce rêve s’élargissait,
s’embellissait, d’autant plus séducteur, qu’il montait plus
haut dans l’impossible.
D’abord, la Maheude refusait d’entendre, prise d’une
sourde épouvante. Non, non, c’était trop beau, on ne devait
pas s’embarquer dans ces idées, car elles rendaient la vie
abominable ensuite, et l’on aurait tout massacré alors, pour
être heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu,

troublé, conquis, elle s’inquiétait, elle criait, en interrompant
Étienne:
—N’écoute pas, mon homme! Tu vois bien qu’il nous fait
des contes…
Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler
comme nous?
Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle
finissait par sourire, l’imagination éveillée, entrant dans ce
monde merveilleux de l’espoir. Il était si doux d’oublier
pendant une heure la réalité triste! Lorsqu’on vit comme
des bêtes, le nez à terre, il faut bien un coin de mensonge,
où l’on s’amuse à se régaler des choses qu’on ne
possédera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la
mettait d’accord avec le jeune homme, c’était l’idée de la
justice.
—Ça, vous avez raison! criait-elle. Moi, quand une affaire
est juste, je me ferais hacher… Et, vrai! ce serait juste, de
jouir à notre tour.
Maheu, alors, osait s’enflammer.
—Tonnerre de Dieu! je ne suis pas riche, mais je
donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d’avoir
vu tout ça… Quel chambardement! Hein? sera-ce bientôt,
et comment s’y prendra-t-on?
Étienne recommençait à parler. La vieille société craquait,

ça ne pouvait durer au-delà de quelques mois, affirmait-il
carrément. Sur les moyens d’exécution, il se montrait plus
vague, mêlant ses lectures, ne craignant pas, devant des
ignorants, de se lancer dans des explications où il se
perdait lui-même. Tous les systèmes y passaient, adoucis
d’une certitude de triomphe facile, d’un baiser universel qui
terminerait le malentendu des classes; sans tenir compte
pourtant des mauvaises têtes, parmi les patrons et les
bourgeois, qu’on serait peut-être forcé de mettre à la
raison. Et les Maheu avaient l’air de comprendre,
approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec
la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils à ces
chrétiens des premiers temps de l’Église, qui attendaient la
venue d’une société parfaite, sur le fumier du monde
antique. La petite Alzire accrochait des mots, s’imaginait le
bonheur sous l’image d’une maison très chaude, où les
enfants jouaient et mangeaient tant qu’ils voulaient.
Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main,
restait les yeux fixés sur Étienne, et quand il se taisait, elle
avait un léger frisson, toute pâle, comme prise de froid.
Mais la Maheude regardait le coucou.
—Neuf heures passées, est-il permis! Jamais on ne se
lèvera demain.
Et les Maheu quittaient la table, le coeur mal à l’aise,
désespérés. Il leur semblait qu’ils venaient d’être riches, et
qu’ils retombaient d’un coup dans leur crotte. Le père

Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces
histoires-là ne rendaient pas la soupe meilleure; tandis que
les autres montaient à la file, en s’apercevant de l’humidité
des murs et de l’étouffement empesté de l’air. En haut,
dans le sommeil lourd du coron, Étienne, lorsque Catherine
s’était mise au lit la dernière et avait soufflé la chandelle,
l’entendait se retourner fiévreusement, avant de s’endormir.
Souvent, à ces causeries, des voisins se pressaient,
Levaque qui s’exaltait aux idées de partage, Pierron que la
prudence faisait aller se coucher, dès qu’on s’attaquait à la
Compagnie. De loin en loin, Zacharie entrait un instant;
mais la politique l’assommait, il préférait descendre à
l’Avantage, pour boire une chope. Quant à Chaval, il
renchérissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il
passait une heure chez les Maheu; et, dans cette assiduité,
il y avait une jalousie inavouée, la peur qu’on ne lui volât
Catherine. Cette fille, dont il se lassait déjà, lui était
devenue chère, depuis qu’un homme couchait près d’elle et
pouvait la prendre, la nuit.
L’influence d’Étienne s’élargissait, il révolutionnait peu à
peu le coron. C’était une propagande sourde, d’autant plus
sûre, qu’il grandissait dans l’estime de tous. La Maheude,
malgré sa défiance de ménagère prudente, le traitait avec
considération, en jeune homme qui la payait exactement,
qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre; et
elle lui faisait, chez les voisines, une réputation de garçon
instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d’écrire leurs

lettres. Il était une sorte d’homme d’affaires, chargé des
correspondances, consulté par les ménages sur les cas
délicats. Aussi, dès le mois de septembre, avait-il créé
enfin sa fameuse caisse de prévoyance, très précaire
encore, ne comptant que les habitants du coron; mais il
espérait bien obtenir l’adhésion des charbonniers de
toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restée passive,
ne le gênait pas davantage. On venait de le nommer
secrétaire de l’association, et il touchait même de petits
appointements, pour ses écritures. Cela le rendait presque
riche. Si un mineur marié n’arrive pas à joindre les deux
bouts, un garçon sobre, n’ayant aucune charge, peut
réaliser des économies.
Dès lors, il s’opéra chez Étienne une transformation lente.
Des instincts de coquetterie et de bien-être, endormis
dans sa pauvreté, se révélèrent, lui firent acheter des
vêtements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et
du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui.
Ce furent des satisfactions d’amour-propre délicieuses, il
se grisa de ces premières jouissances de la popularité:
être à la tête des autres, commander, lui si jeune et qui la
veille encore était un manoeuvre, l’emplissait d’orgueil,
agrandissait son rêve d’une révolution prochaine, où il
jouerait un rôle. Son visage changea, il devint grave, il
s’écouta parler; tandis que son ambition naissante
enfiévrait ses théories et le poussait aux idées de bataille.
Cependant, l’automne s’avançait, les froids d’octobre

avaient rouillé les petits jardins du coron. Derrière les lilas
maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses
sur le carin; et il ne restait que les légumes d’hiver, les
choux perlés de gelée blanche, les poireaux et les salades
de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles
rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttières,
avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le fer ne
refroidissait pas, chargé de houille, empoisonnant la salle
close. C’était encore une saison de grande misère qui
commençait.
En octobre, par une de ces premières nuits glaciales,
Étienne, fiévreux d’avoir parlé, en bas, ne put s’endormir. Il
avait regardé Catherine se glisser sous la couverture, puis
souffler la chandelle. Elle paraissait toute secouée, elle
aussi, tourmentée d’une de ces pudeurs qui la faisaient
encore se hâter parfois, si maladroitement, qu’elle se
découvrait davantage. Dans l’obscurité, elle restait comme
morte; mais il entendait qu’elle ne dormait pas non plus; et,
il le sentait, elle songeait à lui, ainsi qu’il songeait à elle:
jamais ce muet échange de leur être ne les avait emplis
d’un tel trouble. Des minutes s’écoulèrent, ni lui ni elle ne
remuait, leur souffle s’embarrassait seulement, malgré leur
effort pour le retenir. A deux reprises, il fut sur le point de se
lever et de la prendre. C’était imbécile, d’avoir un si gros
désir l’un de l’autre, sans jamais se contenter. Pourquoi
donc bouder ainsi contre leur envie? Les enfants
dormaient, elle voulait bien tout de suite, il était certain
qu’elle l’attendait en étouffant, qu’elle refermerait les bras

sur lui, muette, les dents serrées. Près d’une heure se
passa. Il n’alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de
peur de l’appeler. Plus ils vivaient côte à côte, et plus une
barrière s’élevait, des hontes, des répugnances, des
délicatesses d’amitié, qu’ils n’auraient pu expliquer eux-
mêmes.
IV
—Écoute, dit la Maheude à son homme, puisque tu vas à
Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de café
et un kilo de sucre.
Il recousait un de ses souliers, afin d’épargner le
raccommodage.
—Bon! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne.
—Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher…
Un morceau de veau, hein? il y a si longtemps qu’on n’en a
pas vu.
Cette fois, il leva la tête.
—Tu crois donc que j’ai à toucher des mille et des cents…
La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée

d’arrêter constamment le travail.
Tous deux se turent. C’était après le déjeuner, un samedi
de la fin d’octobre. La Compagnie, sous le prétexte du
dérangement causé par la paie, avait encore, ce jour-là,
suspendu l’extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de
panique devant la crise industrielle qui s’aggravait, ne
voulant pas augmenter son stock déjà lourd, elle profitait
des moindres prétextes pour forcer ses dix mille ouvriers
au chômage.
—Tu sais qu’Étienne t’attend chez Rasseneur, reprit la
Maheude. Emmène-le, il sera plus malin que toi pour se
débrouiller, si l’on ne vous comptait pas vos heures.
Maheu approuva de la tête.
—Et cause donc à ces messieurs de l’affaire de ton père.
Le médecin s’entend avec la Direction… N’est-ce pas?
vieux, que le médecin se trompe, que vous pouvez encore
travailler?
Depuis dix jours, le père Bonnemort, les pattes engourdies
comme il disait, restait cloué sur une chaise. Elle dut
répéter sa question, et il grogna:
—Bien sûr que je travaillerai. On n’est pas fini parce qu’on
a mal aux jambes. Tout ça, c’est des histoires qu’ils
inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-
vingts francs.

La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu’il ne
lui rapporterait peut-être jamais plus, et elle eut un cri
d’angoisse.
—Mon Dieu! nous serons bientôt tous morts, si ça
continue.
—Quand on est mort, dit Maheu, on n’a plus faim.
Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à partir. Le
coron des Deux-Cent-Quarante ne devait être payé que
vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-ils
pas, s’attardant, filant un à un, poursuivis par les femmes
qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur
donnaient des commissions, pour les empêcher de
s’oublier dans les estaminets.
Chez Rasseneur, Étienne était venu aux nouvelles. Des
bruits inquiétants couraient, on disait la Compagnie de plus
en plus mécontente des boisages. Elle accablait les
ouvriers d’amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce
n’était là que la querelle avouée, il y avait dessous toute
une complication, des causes secrètes et graves.
Justement, lorsque Étienne arriva, un camarade qui buvait
une chope, au retour de Montsou, racontait qu’une affiche
était collée chez le caissier; mais il ne savait pas bien ce
qu’on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un
troisième; et chacun apportait une histoire différente. Il

semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris
une résolution.
—Qu’est-ce que tu en dis, toi? demanda Étienne, en
s’asseyant près de Souvarine, à une table, où, pour unique
consommation, se trouvait un paquet de tabac.
Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une
cigarette.
—Je dis que c’était facile à prévoir. Ils vont vous pousser à
bout.
Lui seul avait l’intelligence assez déliée pour analyser la
situation. Il l’expliquait de son air tranquille. La Compagnie,
atteinte par la crise, était bien forcée de réduire ses frais,
si elle ne voulait pas succomber; et, naturellement, ce
seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle
rognerait leurs salaires, en inventant un prétexte
quelconque. Depuis deux mois, la houille restait sur le
carreau de ses fosses, presque toutes les usines
chômaient. Comme elle n’osait chômer aussi, effrayée
devant l’inaction ruineuse du matériel, elle rêvait un moyen
terme, peut-être une grève, d’où son peuple de mineurs
sortirait dompté et moins payé. Enfin, la nouvelle caisse de
prévoyance l’inquiétait, devenait une menace pour l’avenir,
tandis qu’une grève l’en débarrasserait, en la vidant,
lorsqu’elle était peu garnie encore.

Rasseneur s’était assis près d’Étienne, et tous deux
écoutaient d’un air consterné. On pouvait causer à voix
haute, il n’y avait plus là que madame Rasseneur, assise
au comptoir.
—Quelle idée! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ça? La
Compagnie n’a aucun intérêt à une grève, et les ouvriers
non plus. Le mieux est de s’entendre.
C’était fort sage. Il se montrait toujours pour les
revendications raisonnables. Même, depuis la rapide
popularité de son ancien locataire, il outrait ce système du
progrès possible, disant qu’on n’obtenait rien, lorsqu’on
voulait tout avoir d’un coup. Dans sa bonhomie d’homme
gras, nourri de bière, montait une jalousie secrète,
aggravée par la désertion de son débit, où les ouvriers du
Voreux entraient moins boire et l’écouter; et il en arrivait
ainsi parfois à défendre la Compagnie, oubliant sa rancune
d’ancien mineur congédié.
—Alors, tu es contre la grève? cria madame Rasseneur,
sans quitter le comptoir.
Et, comme il répondait oui, énergiquement, elle le fit taire.
—Tiens! tu n’as pas de coeur, laisse parler ces messieurs!
Étienne songeait, les yeux sur la chope qu’elle lui avait
servie. Enfin, il leva la tête.

—C’est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et
il faudra nous y résoudre, à cette grève, si l’on nous y
force… Pluchart, justement, m’a écrit là-dessus des choses
très justes. Lui aussi est contre la grève, car l’ouvrier en
souffre autant que le patron, sans arriver à rien de décisif.
Seulement, il voit là une occasion excellente pour
déterminer nos hommes à entrer dans sa grande
machine… D’ailleurs, voici sa lettre.
En effet, Pluchart, désolé des méfiances que
l’Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou,
espérait les voir adhérer en masse, si un conflit les
obligeait à lutter contre la Compagnie. Malgré ses efforts,
Étienne n’avait pu placer une seule carte de membre,
donnant du reste le meilleur de son influence à sa caisse
de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse
était encore si pauvre, qu’elle devait être vite épuisée,
comme le disait Souvarine; et, fatalement, les grévistes se
jetteraient alors dans l’Association des travailleurs, pour
que leurs frères de tous les pays leur vinssent en aide.
—Combien avez-vous en caisse? demanda Rasseneur.
—A peine trois mille francs, répondit Étienne. Et vous
savez que la Direction m’a fait appeler avant-hier. Oh! ils
sont très polis, ils m’ont répété qu’ils n’empêchaient pas
leurs ouvriers de créer un fonds de réserve. Mais j’ai bien
compris qu’ils en voulaient le contrôle… De toute manière,
nous aurons une bataille de ce côté-là.

Le cabaretier s’était mis à marcher, en sifflant d’un air
dédaigneux. Trois mille francs! qu’est-ce que vous voulez
qu’on fiche avec ça? Il n’y aurait pas six jours de pain, et si
l’on comptait sur des étrangers, des gens qui habitaient
l’Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler
sa langue. Non, c’était trop bête, cette grève!
Alors, pour la première fois, des paroles aigres furent
échangées entre ces deux hommes, qui, d’ordinaire,
finissaient par s’entendre, dans leur haine commune du
capital.
—Voyons, et toi, qu’en dis-tu? répéta Étienne, en se
tournant vers
Souvarine.
Celui-ci répondit par son mot de mépris habituel.
—Les grèves? des bêtises!
Puis, au milieu du silence fâché qui s’était fait, il ajouta
doucement:
—En somme, je ne dis pas non, si ça vous amuse: ça ruine
les uns, ça tue les autres, et c’est toujours autant de
nettoyé… Seulement, de ce train-là, on mettrait bien mille
ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me
faire sauter ce bagne où vous crevez tous!

De sa main fine, il désignait le Voreux, dont on apercevait
les bâtiments par la porte restée ouverte. Mais un drame
imprévu l’interrompit: Pologne, la grosse lapine familière,
qui s’était hasardée dehors, rentrait d’un bond, fuyant sous
les pierres d’une bande de galibots; et, dans son
effarement, les oreilles rabattues, la queue retroussée, elle
vint se réfugier contre ses jambes, l’implorant, le grattant,
pour qu’il la prît. Quand il l’eut couchée sur ses genoux, il
l’abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de
somnolence rêveuse, où le plongeait la caresse de ce poil
doux et tiède.
Presque aussitôt, Maheu entra. Il ne voulut rien boire,
malgré l’insistance polie de madame Rasseneur, qui
vendait sa bière comme si elle l’eût offerte. Étienne s’était
levé, et tous deux partirent pour Montsou.
Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie,
Montsou semblait en fête, comme par les beaux
dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une
cohue de mineurs. Le bureau du caissier étant très petit, ils
préféraient attendre à la porte, ils stationnaient par groupes
sur le pavé, barraient la route d’une queue de monde
renouvelée sans cesse. Des camelots profitaient de
l’occasion, s’installaient avec leurs bazars roulants,
étalaient jusqu’à de la faïence et de la charcuterie. Mais
c’étaient surtout les estaminets et les débits qui faisaient
une bonne recette, car les mineurs, avant d’être payés,
allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y

retournaient arroser leur paie, dès qu’ils l’avaient en poche.
Encore se montraient-ils très sages, lorsqu’ils ne
l’achevaient pas au Volcan.
A mesure que Maheu et Étienne avancèrent au milieu des
groupes, ils sentirent, ce jour-là, monter une exaspération
sourde. Ce n’était pas l’ordinaire insouciance de l’argent
touché et écorné dans les cabarets. Des poings se
serraient, des mots violents couraient de bouche en
bouche.
—C’est vrai, alors? demanda Maheu à Chaval, qu’il
rencontra devant l’estaminet Piquette, ils ont fait la saleté?
Mais Chaval se contenta de répondre par un grognement
furieux, en jetant un regard oblique sur Étienne. Depuis le
renouvellement du marchandage, il s’était embauché avec
d’autres, mordu peu à peu d’envie contre le camarade, ce
dernier venu qui se posait en maître, et dont tout le coron,
disait-il, léchait les bottes. Cela se compliquait d’une
querelle d’amoureux, il n’emmenait plus Catherine à
Réquillart ou derrière le terri, sans l’accuser, en termes
abominables, de coucher avec le logeur de sa mère; puis,
il la tuait de caresses, repris pour elle d’un sauvage désir.
Maheu lui adressa une autre question.
—Est-ce que le Voreux passe?
Et comme il tournait le dos, après avoir dit oui, d’un signe

de tête, les deux hommes se décidèrent à entrer aux
Chantiers.
La caisse était une petite pièce rectangulaire, séparée en
deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq
ou six mineurs attendaient; tandis que le caissier, aidé d’un
commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa
casquette à la main. Au-dessus du banc de gauche, une
affiche jaune se trouvait collée, toute fraîche dans le gris
enfumé des plâtres; et c’était là que, depuis le matin,
défilaient continuellement des hommes. Ils entraient par
deux ou par trois, restaient plantés, puis s’en allaient sans
un mot, avec une secousse des épaules, comme si on leur
eût cassé l’échine.
Il y avait justement deux charbonniers devant l’affiche, un
jeune à tête carrée de brute, un vieux très maigre, la face
hébétée par l’âge. Ni l’un ni l’autre ne savait lire, le jeune
épelait en remuant les lèvres, le vieux se contentait de
regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir,
sans comprendre.
—Lis-nous donc ça, dit à son compagnon Maheu, qui
n’était pas fort non plus sur la lecture.
Alors, Étienne se mit à lire l’affiche. C’était un avis de la
Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les
avertissait que, devant le peu de soin apporté au boisage,
lasse d’infliger des amendes inutiles, elle avait pris la

résolution d’appliquer un nouveau mode de paiement, pour
l’abattage de la houille. Désormais, elle paierait le boisage
à part, au mètre cube de bois descendu et employé, en se
basant sur la quantité nécessaire à un bon travail. Le prix
de la berline de charbon abattu serait naturellement baissé,
dans une proportion de cinquante centimes à quarante,
suivant d’ailleurs la nature et l’éloignement des tailles. Et un
calcul assez obscur tâchait d’établir que cette diminution
de dix centimes se trouverait exactement compensée par
le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que,
voulant laisser à chacun le temps de se convaincre des
avantages présentés par ce nouveau mode, elle comptait
seulement l’appliquer à partir du lundi, 1er décembre.
—Si vous lisiez moins haut, là-bas! cria le caissier. On ne
s’entend plus.
Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte de
l’observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous
continuèrent à regarder fixement l’affiche. Le vieux mineur
et le jeune avaient l’air d’attendre encore; puis, ils partirent,
les épaules cassées.
—Nom de Dieu! murmura Maheu.
Lui et son compagnon s’étaient assis. Absorbés, la tête
basse, tandis que le défilé continuait en face du papier
jaune, ils calculaient. Est-ce qu’on se fichait d’eux! jamais
ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes

diminués sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit
centimes, et c’était deux centimes que leur volait la
Compagnie, sans compter le temps qu’un travail soigné
leur prendrait. Voilà donc où elle voulait en venir, à cette
baisse de salaire déguisée! Elle réalisait des économies
dans la poche de ses mineurs.
—Nom de Dieu de nom de Dieu! répéta Maheu en relevant
la tête. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons
ça!
Mais le guichet se trouvait libre, il s’approcha pour être
payé. Les chefs de marchandage se présentaient seuls à
la caisse, puis répartissaient l’argent entre leurs hommes,
ce qui gagnait du temps.
—Maheu et consorts, dit le commis, veine Filonnière, taille
numéro sept.
Il cherchait sur les listes, que l’on dressait en dépouillant les
livrets, où les porions, chaque jour et par chantier,
relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il répéta:
—Maheu et consorts, veine Filonnière, taille numéro sept…
Cent trente-cinq francs.
Le caissier paya.
—Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, êtes-vous sûr
de ne pas vous tromper?

Il regardait ce peu d’argent, sans le ramasser, glacé d’un
petit frisson qui lui coulait au coeur. Certes, il s’attendait à
une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se réduire à si
peu, ou il devait avoir mal compté. Lorsqu’il aurait remis
leur part à Zacharie, à Étienne et à l’autre camarade qui
remplaçait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs
pour lui, son père, Catherine et Jeanlin.
—Non, non, je ne me trompe pas, reprit l’employé. Il faut
enlever deux dimanches et quatre jours de chômage: donc,
ça vous fait neuf jours de travail.
Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas: neuf jours
donnaient à lui environ trente francs, dix-huit à Catherine,
neuf à Jeanlin. Quant au père Bonnemort, il n’avait que trois
journées. N’importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs
de Zacharie et des deux camarades, ça faisait sûrement
davantage.
—Et n’oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt
francs d’amendes pour boisages défectueux.
Le haveur eut un geste désespéré. Vingt francs
d’amendes, quatre journées de chômage! Alors, le compte
y était. Dire qu’il avait rapporté jusqu’à des quinzaines de
cent cinquante francs, lorsque le père Bonnemort travaillait
et que Zacharie n’était pas encore en ménage!
—A la fin le prenez-vous? cria le caissier impatienté. Vous

voyez bien qu’un autre attend… Si vous n’en voulez pas,
dites-le.
Comme Maheu se décidait à ramasser l’argent de sa
grosse main tremblante, l’employé le retint.
—Attendez, j’ai là votre nom. Toussaint Maheu, n’est-ce
pas?… Monsieur le secrétaire général désire vous parler.
Entrez, il est seul.
Étourdi, l’ouvrier se trouva dans un cabinet, meublé de vieil
acajou, tendu de reps vert déteint. Et il écouta pendant cinq
minutes le secrétaire général, un grand monsieur blême,
qui lui parlait par-dessus les papiers de son bureau, sans
se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles
l’empêchait d’entendre. Il comprit vaguement qu’il était
question de son père, dont la retraite allait être mise à
l’étude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante
ans d’âge et quarante années de service. Puis, il lui
sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure. C’était
une réprimande, on l’accusait de s’occuper de politique,
une allusion fut faite à son logeur et à la caisse de
prévoyance; enfin, on lui conseillait de ne pas se
compromettre dans ces folies, lui qui était un des meilleurs
ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer
que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses
doigts fébriles, et se retira, en bégayant:
—Certainement, monsieur le secrétaire… J’assure à

monsieur le secrétaire…
Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui l’attendait, il
éclata.
—Je suis un jean-foutre, j’aurais dû répondre!… Pas de
quoi manger du pain, et des sottises encore! Oui, c’est
contre toi qu’il en a, il m’a dit que le coron était
empoisonné… Et quoi faire? nom de Dieu! plier l’échine,
dire merci. Il a raison, c’est le plus sage.
Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de crainte.
Étienne songeait d’un air sombre. De nouveau, ils
traversèrent les groupes qui barraient la rue.
L’exaspération croissait, une exaspération de peuple
calme, un murmure grondant d’orage, sans violence de
gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde.
Quelques têtes sachant compter avaient fait le calcul, et les
deux centimes gagnés par la Compagnie sur les bois,
circulaient, exaltaient les crânes les plus durs. Mais c’était
surtout l’enragement de cette paie désastreuse, la révolte
de la faim, contre le chômage et les amendes. Déjà on ne
mangeait plus, qu’allait-on devenir, si l’on baissait encore
les salaires? Dans les estaminets, on se fâchait tout haut,
la colère séchait tellement les gosiers, que le peu d’argent
touché restait sur les comptoirs.
De Montsou au coron, Étienne et Maheu n’échangèrent pas
une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui était

seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu’il avait les
mains vides.
—Eh bien, tu es gentil! dit-elle. Et mon café, et mon sucre,
et la viande? Un morceau de veau ne t’aurait pas ruiné.
Il ne répondait point, étranglé d’une émotion qu’il renfonçait.
Puis, dans ce visage épais d’homme durci aux travaux des
mines, il y eut un gonflement de désespoir, et de grosses
larmes crevèrent des yeux, tombèrent en pluie chaude. Il
s’était abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant,
en jetant les cinquante francs sur la table.
—Tiens! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte… C’est
notre travail à tous.
La Maheude regarda Étienne, le vit muet et accablé. Alors,
elle pleura aussi. Comment vivre neuf personnes, avec
cinquante francs pour quinze jours? Son aîné les avait
quittés, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes: c’était
la mort bientôt. Alzire se jeta au cou de sa mère,
bouleversée de l’entendre pleurer. Estelle hurlait, Lénore et
Henri sanglotaient.
Et, du coron entier, monta bientôt le même cri de misère.
Les hommes étaient rentrés, chaque ménage se lamentait
devant le désastre de cette paie mauvaise. Des portes se
rouvrirent, des femmes parurent, criant au-dehors, comme
si leurs plaintes n’eussent pu tenir sous les plafonds des

maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la
sentaient pas, elles s’appelaient sur les trottoirs, elles se
montraient, dans le creux de leur main, l’argent touché.
—Regardez! ils lui ont donné ça, n’est-ce pas se foutre du
monde?
—Moi, voyez! je n’ai seulement pas de quoi payer le pain
de la
quinzaine.
—Et moi donc! comptez un peu, il me faudra encore
vendre mes
chemises.
La Maheude était sortie comme les autres. Un groupe se
forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort; car son
soûlard de mari n’avait pas même reparu, elle devinait que,
grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan.
Philomène guettait Maheu, pour que Zacharie n’entamât
point la monnaie. Et il n’y avait que la Pierronne qui
semblât assez calme, ce cafard de Pierron s’arrangeant
toujours, on ne savait comment, de manière à avoir, sur le
livret du porion, plus d’heures que les camarades. Mais la
Brûlé trouvait ça lâche de la part de son gendre, elle était
avec celles qui s’emportaient, maigre et droite au milieu du
groupe, le poing tendu vers Montsou.
—Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j’ai vu,

ce matin, leur bonne passer en calèche!… Oui, la
cuisinière dans la calèche à deux chevaux, allant à
Marchiennes pour avoir du poisson, bien sûr!
Une clameur monta, les violences recommencèrent. Cette
bonne en tablier blanc, menée au marché de la ville voisine
dans la voiture des maîtres, soulevait une indignation.
Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du
poisson quand même? Ils n’en mangeraient peut-être pas
toujours, du poisson: le tour du pauvre monde viendrait. Et
les idées semées par Étienne poussaient, s’élargissaient
dans ce cri de révolte. C’était l’impatience devant l’âge d’or
promis, la hâte d’avoir sa part du bonheur, au-delà de cet
horizon de misère, fermé comme une tombe. L’injustice
devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit,
puisqu’on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes
surtout auraient voulu entrer d’assaut, tout de suite, dans
cette cité idéale du progrès, où il n’y aurait plus de
misérables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait,
qu’elles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au
milieu de la débandade glapissante des enfants.
Le soir, à l’Avantage, la grève fut décidée. Rasseneur ne la
combattait plus, et Souvarine l’acceptait comme un premier
pas. D’un mot, Étienne résuma la situation: si elle voulait
décidément la grève, la Compagnie aurait la grève.

V
Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux
et morne, dans l’attente du conflit.
Chez les Maheu, la quinzaine s’annonçait comme devant
être plus maigre encore. Aussi la Maheude s’aigrissait-elle,
malgré sa modération et son bon sens. Est-ce que sa fille
Catherine ne s’était pas avisée de découcher une nuit? Le
lendemain matin, elle était rentrée si lasse, si malade de
cette aventure, qu’elle n’avait pu se rendre à la fosse; et elle
pleurait, elle racontait qu’il n’y avait point de sa faute, car
c’était Chaval qui l’avait gardée, menaçant de la battre, si
elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait
l’empêcher de retourner dans le lit d’Étienne, où il savait
bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la
Maheude, après avoir défendu à sa fille de revoir une
pareille brute, parlait d’aller le gifler à Montsou. Mais ce
n’en était pas moins une journée perdue, et la petite,
maintenant qu’elle avait ce galant, aimait encore mieux ne
pas en changer.
Deux jours après, il y eut une autre histoire. Le lundi et le
mardi, Jeanlin que l’on croyait au Voreux, tranquillement à
la besogne, s’échappa, tira une bordée dans les marais et
dans la forêt de Vandame, avec Bébert et Lydie. Il les avait
débauchés, jamais on ne sut à quelles rapines, à quels jeux
d’enfants précoces ils s’étaient livrés tous les trois. Lui,

reçut une forte correction, une fessée que sa mère lui
appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du
coron terrifiée. Avait-on jamais vu ça? des enfants à elle,
qui coûtaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter
maintenant! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure
jeunesse, la misère héréditaire faisant de chaque petit de
la portée un gagne-pain pour plus tard.
Ce matin-là, lorsque les hommes et la fille partirent à la
fosse, la
Maheude se souleva de son lit pour dire à Jeanlin:
—Tu sais, si tu recommences, méchant bougre, je t’enlève
la peau du derrière!
Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible.
Cette partie de la veine Filonnière s’amincissait, à ce point
que les haveurs, écrasés entre le mur et le toit,
s’écorchaient les coudes, dans l’abattage. En outre, elle
devenait très humide, on redoutait d’heure en heure un
coup d’eau, un de ces brusques torrents qui crèvent les
roches et emportent les hommes. La veille, Étienne,
comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait,
avait reçu au visage le jet d’une source; mais ce n’était
qu’une alerte, la taille en était restée simplement plus
mouillée et plus malsaine. D’ailleurs, il ne songeait guère
aux accidents possibles, il s’oubliait là maintenant avec les
camarades, insoucieux du péril. On vivait dans le grisou,
sans même en sentir la pesanteur sur les paupières,

l’envoilement de toile d’araignée qu’il laissait aux cils.
Parfois quand la flamme des lampes pâlissait et bleuissait
davantage, on songeait à lui, un mineur mettait la tête
contre la veine, pour écouter le petit bruit du gaz, un bruit
de bulles d’air bouillonnant à chaque fente. Mais la menace
continuelle étaient les éboulements: car, outre l’insuffisance
des boisages, toujours bâclés trop vite, les terres ne
tenaient pas, détrempées par les eaux.
Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider
les bois. Il était deux heures et demie, les hommes allaient
remonter. Couché sur le flanc, Étienne achevait le havage
d’un bloc, lorsqu’un lointain grondement de tonnerre
ébranla toute la mine.
—Qu’est-ce donc? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour
écouter.
Il avait cru que la galerie s’effondrait derrière son dos.
Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille,
en disant:
—C’est un éboulement… Vite! vite!
Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan
de fraternité inquiète. Les lampes dansaient à leurs poings,
dans le silence de mort qui s’était fait; ils couraient à la file
le long des voies, l’échine pliée, comme s’ils eussent
galopé à quatre pattes; et, sans ralentir ce galop, ils

s’interrogeaient, jetaient des réponses brèves: où donc?
dans les tailles peut-être? non, ça venait du bas! au
roulage plutôt! Lorsqu’ils arrivèrent à la cheminée, ils s’y
engouffrèrent, ils tombèrent les uns sur les autres, sans se
soucier des meurtrissures.
Jeanlin, la peau rouge encore de la fessée de la veille, ne
s’était pas échappé de la fosse, ce jour-là. Il trottait pieds
nus derrière son train, refermait une à une les portes
d’aérage; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre
d’un porion, il montait sur la dernière berline, ce qu’on lui
défendait, de peur qu’il ne s’y endormît. Mais sa grosse
distraction était, chaque fois que le train se garait pour en
laisser passer un autre, d’aller retrouver en tête Bébert qui
tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe,
pinçait le camarade au sang, inventait des farces de
mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes
oreilles, son museau maigre, éclairé de petits yeux verts,
luisants dans l’obscurité. D’une précocité maladive, il
semblait avoir l’intelligence obscure et la vive adresse d’un
avorton humain, qui retournait à l’animalité d’origine.
L’après-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont
c’était le tour de corvée; et, comme le cheval soufflait dans
un garage, Jeanlin, qui s’était glissé jusqu’à Bébert, lui
demanda:
—Qu’est-ce qu’il a, ce vieux rossard, à s’arrêter court?… Il
me fera casser les jambes.

Bébert ne put répondre, il dut retenir Bataille, qui s’égayait
à l’approche de l’autre train. Le cheval avait reconnu de
loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s’était
pris d’une grande tendresse, depuis le jour où il l’avait vu
débarquer dans la fosse. On aurait dit la pitié affectueuse
d’un vieux philosophe, désireux de soulager un jeune ami,
en lui donnant sa résignation et sa patience; car Trompette
ne s’acclimatait pas, tirait ses berlines sans goût, restait la
tête basse, aveuglé de nuit, avec le constant regret du
soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait,
allongeait-il la tête, s’ébrouant, le mouillant d’une caresse
d’encouragement.
—Nom de Dieu! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent
la peau!
Puis, lorsque Trompette fut passé, il répondit au sujet de
Bataille:
—Va, il a du vice, le vieux!… Quand il s’arrête comme ça,
c’est qu’il devine un embêtement, une pierre ou un trou; et il
se soigne, il ne veut rien se casser… Aujourd’hui, je ne sais
ce qu’il peut avoir, là-bas, après la porte. Il la pousse et
reste planté sur les pieds… Est-ce que tu as senti quelque
chose?
—Non, dit Jeanlin. Il y a de l’eau, j’en ai jusqu’aux genoux.
Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu’il eut ouvert la

porte d’aérage d’un coup de tête, Bataille de nouveau
refusa d’avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se décida,
fila d’un trait.
Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arrière. Il se
baissa, regarda la mare où il pataugeait; puis, élevant sa
lampe, il s’aperçut que les bois avaient fléchi, sous le
suintement continu d’une source. Justement, un haveur, un
nommé Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, pressé de
revoir sa femme, qui était en couches. Lui aussi s’arrêta,
examina le boisage. Et, tout d’un coup, comme le petit allait
s’élancer pour rejoindre son train, un craquement
formidable s’était fait entendre, l’éboulement avait englouti
l’homme et l’enfant.
Il y eut un grand silence. Poussée par le vent de la chute,
une poussière épaisse montait dans les voies. Et,
aveuglés, étouffés, les mineurs descendaient de toutes
parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes
dansantes, qui éclairaient mal ce galop d’hommes noirs,
au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers
butèrent contre l’éboulement, ils crièrent, appelèrent les
camarades. Une seconde bande, venue par la taille du
fond, se trouvait de l’autre côté des terres, dont la masse
bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit
s’était effondré sur une dizaine de mètres au plus. Le
dommage n’avait rien de grave. Mais les coeurs se
serrèrent, lorsqu’un râle de mort sortit des décombres.

Bébert, lâchant son train, accourait en répétant:
—Jeanlin est dessous! Jeanlin est dessous!
Maheu, à ce moment même, déboulait de la cheminée,
avec Zacharie et Étienne. Il fut pris d’une fureur de
désespoir, il ne lâcha que des jurons.
—Nom de Dieu! nom de Dieu! nom de Dieu!
Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopé aussi,
se mirent à sangloter, à hurler d’épouvante, au milieu de
l’effrayant désordre, que les ténèbres augmentaient. On
voulait les faire taire, elles s’affolaient, hurlaient plus fort, à
chaque râle.
Le porion Richomme était arrivé au pas de course, désolé
que ni l’ingénieur Négrel, ni Dansaert, ne fussent à la fosse.
L’oreille collée contre les roches, il écoutait; et il finit par
dire que ces plaintes n’étaient pas des plaintes d’enfant.
Un homme se trouvait là, pour sûr. A vingt reprises déjà,
Maheu avait appelé Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait.
Le petit devait être broyé.
Et toujours le râle continuait, monotone. On parlait à
l’agonisant, on lui demandait son nom. Le râle seul
répondait.
—Dépêchons! répétait Richomme, qui avait déjà organisé
le sauvetage.

On causera ensuite.


Des deux côtés, les mineurs attaquaient l’éboulement, avec
la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, à
côté de Maheu et d’Étienne; tandis que Zacharie dirigeait
le transport des terres. L’heure de la sortie était venue,
aucun n’avait mangé; mais on ne s’en allait pas pour la
soupe, tant que des camarades se trouvaient en péril.
Cependant, on songea que le coron s’inquiéterait, s’il ne
voyait rentrer personne, et l’on proposa d’y renvoyer les
femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni même Lydie, ne
voulurent s’éloigner, clouées par le besoin de savoir, aidant
aux déblais. Alors, Levaque accepta la commission
d’annoncer là-haut l’éboulement, un simple dommage qu’on
réparait. Il était près de quatre heures, les ouvriers en
moins d’une heure avaient fait la besogne d’un jour: déjà la
moitié des terres auraient dû être enlevées, si de nouvelles
roches n’avaient glissé du toit. Maheu s’obstinait avec une
telle rage, qu’il refusait d’un geste terrible, quand un autre
s’approchait pour le relayer un instant.
—Doucement! dit enfin Richomme. Nous arrivons… Il ne
faut pas les achever.
En effet, le râle devenait de plus en plus distinct. C’était ce
râle continu qui guidait les travailleurs; et, maintenant, il
semblait souffler sous les pioches mêmes. Brusquement, il
cessa.

Tous, silencieux, se regardèrent, frissonnants d’avoir senti
passer le froid de la mort, dans les ténèbres. Ils piochaient,
trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. Un
pied fut rencontré, on enleva dès lors les terres avec les
mains, on dégagea les membres un à un. La tête n’avait
pas souffert. Des lampes l’éclairaient, et le nom de Chicot
circula. Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par
une roche.
—Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une
berline, commanda le porion. Au mioche maintenant,
dépêchons!
Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on
communiqua avec les hommes qui déblayaient
l’éboulement, de l’autre côté. Ils crièrent, ils venaient de
trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes brisées, respirant
encore. Ce fut le père qui apporta le petit dans ses bras;
et, les mâchoires serrées, il ne lâchait toujours que des
nom de Dieu! pour dire sa douleur; tandis que Catherine et
les autres femmes s’étaient remises à hurler.
On forma vivement le cortège. Bébert avait ramené
Bataille, qu’on attela aux deux berlines: dans la première,
gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Étienne; dans la
seconde, Maheu s’était assis, portant sur les genoux
Jeanlin sans connaissance, couvert d’un lambeau de laine,
arraché à une porte d’aérage. Et l’on partit, au pas. Sur
chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge. Puis,

derrière, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine
d’ombres à la file. Maintenant, la fatigue les écrasait, ils
traînaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil
morne d’un troupeau frappé d’épidémie. Il fallut près d’une
demi-heure pour arriver à l’accrochage. Ce convoi sous la
terre, au milieu des épaisses ténèbres, n’en finissait plus,
le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se
déroulaient.
A l’accrochage, Richomme, venu en avant, avait donné
l’ordre qu’une cage vide fût réservée. Pierron emballa tout
de suite les deux berlines. Dans l’une, Maheu resta avec
son petit blessé sur les genoux, pendant que, dans l’autre,
Étienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de
Chicot, pour qu’il pût tenir. Lorsque les ouvriers se furent
entassés aux autres étages, la cage monta. On mit deux
minutes. La pluie du cuvelage tombait très froide, les
hommes regardaient en l’air, impatients de revoir le jour.
Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur
Vanderhaghen, l’avait trouvé et le ramenait. Jeanlin et le
mort furent portés dans la chambre des porions, où, d’un
bout de l’année à l’autre, brûlait un grand feu. On rangea les
seaux d’eau chaude, tout prêts pour le lavage des pieds;
et, après avoir étalé deux matelas sur les dalles, on y
coucha l’homme et l’enfant. Seuls, Maheu et Étienne
entrèrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des
galopins accourus, faisaient un groupe, causaient à voix
basse.

Dès que le médecin eut donné un coup d’oeil à Chicot, il
murmura:
—Fichu!… Vous pouvez le laver.
Deux surveillants déshabillèrent, puis lavèrent à l’éponge
ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du
travail.
—La tête n’a rien, avait repris le docteur, agenouillé sur le
matelas de Jeanlin. La poitrine non plus… Ah! ce sont les
jambes qui ont étrenné.
Lui-même déshabillait l’enfant, dénouait le béguin, ôtait la
veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de
nourrice. Et le pauvre petit corps apparut d’une maigreur
d’insecte, souillé de poussière noire, de terre jaune, que
marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien,
on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous
l’éponge, la chair si blême, si transparente, qu’on voyait les
os. C’était une pitié, cette dégénérescence dernière d’une
race de misérables, ce rien du tout souffrant, à demi broyé
par l’écrasement des roches. Quand il fut propre, on
aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges
sur la peau blanche.
Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte.
Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le
regardait; et de grosses larmes roulèrent de ses yeux.

—Hein? c’est toi qui es le père? dit le docteur en levant la
tête. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu’il n’est pas mort…
Aide-moi plutôt.
Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui
donnait des inquiétudes: sans doute il faudrait la couper.

A ce moment, l’ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus
enfin, arrivèrent avec Richomme. Le premier écoutait le
récit du porion, d’un air exaspéré. Il éclata: toujours ces
maudits boisages! n’avait-il pas répété cent fois qu’on y
laisserait des hommes! et ces brutes-là qui parlaient de se
mettre en grève, si on les forçait à boiser plus solidement!
Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les
pots cassés. M. Hennebeau allait être content!
—Qui est-ce? demanda-t-il à Dansaert, silencieux devant
le cadavre, qu’on était en train d’envelopper dans un drap.
—Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître-
porion. Il a trois enfants… Pauvre bougre!
Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat
de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le
crépuscule tombait déjà, on ferait bien de transporter aussi
le cadavre; et l’ingénieur donna des ordres pour qu’on
attelât le fourgon et qu’on apportât un brancard. L’enfant
blessé fut mis sur le brancard, pendant qu’on emballait
dans le fourgon le matelas et le mort.
A la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant
avec des mineurs qui s’attardaient, pour voir. Lorsque la
chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le
groupe. Et il se forma un nouveau cortège, le fourgon
devant, le brancard derrière, puis la queue du monde. On

quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en
pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient
dénudé l’immense plaine, une nuit lente l’ensevelissait,
comme un linceul tombé du ciel livide.
Étienne, alors, conseilla tout bas à Maheu d’envoyer
Catherine prévenir la Maheude, pour amortir le coup. Le
père, qui suivait le brancard, l’air assommé, consentit d’un
signe; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais
déjà le fourgon, cette boîte sombre bien connue, était
signalé. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs,
trois ou quatre galopaient d’angoisse, sans bonnet.
Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes
étranglées de la même terreur. Il y avait donc un mort? qui
était-ce? L’histoire racontée par Levaque, après les avoir
rassurées toutes, les jetait maintenant à une exagération
de cauchemar: ce n’était plus un homme, c’étaient dix qui
avaient péri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un à un.
Catherine avait trouvé sa mère agitée d’un pressentiment;
et, dès les premiers mots balbutiés, celle-ci cria:
—Le père est mort!
Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans
entendre, la Maheude s’était élancée. Et, en voyant le
fourgon qui débouchait devant l’église, elle avait défailli,
toute pâle. Sur les portes, des femmes, muettes de
saisissement, allongeaient le cou, tandis que d’autres

suivaient, tremblantes à l’idée de savoir devant quelle
maison s’arrêterait le cortège.
La voiture passa; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu
qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posé ce
brancard à sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses
jambes cassées, il y eut en elle une si brusque réaction,
qu’elle étouffa de colère, bégayant sans larmes:
—C’est tout ça! On nous estropie les petits, maintenant!…
Les deux jambes, mon Dieu! Qu’est-ce qu’on veut que j’en
fasse?
—Tais-toi donc! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait
suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu’il fût resté
là-bas?
Mais la Maheude s’emportait davantage, au milieu des
larmes d’Alzire, de Lénore et d’Henri. Tout en aidant à
monter le blessé et en donnant au docteur ce dont il avait
besoin, elle injuriait le sort, elle demandait où l’on voulait
qu’elle trouvât de l’argent pour nourrir des infirmes. Le vieux
ne suffisait donc pas, voilà que le gamin, lui aussi, perdait
les pieds! Et elle ne cessait point, pendant que d’autres
cris, des lamentations déchirantes, sortaient d’une maison
voisine: c’étaient la femme et les enfants de Chicot qui
pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs
exténués mangeaient enfin leur soupe, dans le coron
tombé à un morne silence, traversé seulement de ces

grands cris.
Trois semaines se passèrent. On avait pu éviter
l’amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il
resterait boiteux. Après une enquête, la Compagnie s’était
résignée à donner un secours de cinquante francs. En
outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme,
dès qu’il serait rétabli, un emploi au jour. Ce n’en était pas
moins une aggravation de misère, car le père avait reçu
une telle secousse, qu’il en fut malade d’une grosse fièvre.
Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l’on était au
dimanche. Le soir, Étienne causa de la date prochaine du
1er décembre, préoccupé de savoir si la Compagnie
exécuterait sa menace. On veilla jusqu’à dix heures, en
attendant Catherine, qui devait s’attarder avec Chaval.
Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la
porte au verrou, sans une parole. Étienne fut long à
s’endormir, inquiet de ce lit vide, où Alzire tenait si peu de
place.
Le lendemain, toujours personne; et, l’après-midi
seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que
Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scènes si
abominables, qu’elle s’était décidée à se mettre avec lui.
Pour éviter les reproches, il avait quitté brusquement le
Voreux, il venait d’être embauché à Jean-Bart, le puits de
M. Deneulin, où elle le suivait comme herscheuse. Du
reste, le nouveau ménage continuait à habiter Montsou,

chez Piquette.
Maheu, d’abord, parla d’aller gifler l’homme et de ramener
sa fille à coups de pied dans le derrière. Puis, il eut un
geste résigné: à quoi bon? ça tournait toujours comme ça,
on n’empêchait pas les filles de se coller, quand elles en
avaient l’envie. Il valait mieux attendre tranquillement le
mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les
choses.
—Est-ce que je l’ai battue, quand elle a eu ce Chaval?
criait-elle à Étienne, qui l’écoutait, silencieux, très pâle.
Voyons, répondez! vous qui êtes un homme raisonnable…
Nous l’avons laissée libre, n’est-ce pas? parce que, mon
Dieu! toutes passent par là. Ainsi, moi, j’étais grosse,
quand le père m’a épousée. Mais je n’ai pas filé de chez
mes parents, jamais je n’aurais fait la saleté de porter
avant l’âge l’argent de mes journées à un homme qui n’en
avait pas besoin… Ah! c’est dégoûtant, voyez-vous! On en
arrivera à ne plus faire d’enfants.
Et, comme Étienne ne répondait toujours que par des
hochements de tête, elle insista.
—Une fille qui allait tous les soirs où elle voulait! Qu’a-t-elle
donc dans la peau? Ne pas pouvoir attendre que je la
marie, après qu’elle nous aurait aidés à sortir du pétrin!
Hein? c’était naturel, on a une fille pour qu’elle travaille…
Mais voilà, nous avons été trop bons, nous n’aurions pas

dû lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en
accorde un bout, et elles en prennent long comme ça.
Alzire approuvait de la tête. Lénore et Henri, saisis de cet
orage, pleuraient tout bas, tandis que la mère, maintenant,
énumérait leurs malheurs: d’abord, Zacharie qu’il avait fallu
marier; puis, le vieux Bonnemort qui était là, sur sa chaise,
avec ses pieds tordus; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter
la chambre avant dix jours, les os mal recollés; et, enfin, le
dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un
homme! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le père
à la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter
Estelle, sur les trois francs du père? Autant se jeter en
choeur dans le canal.
—Ça n’avance à rien que tu te ronges, dit Maheu d’une voix
sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-être.
Étienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tête et
murmura, les yeux perdus dans une vision d’avenir:
—Ah! il est temps, il est temps!
Quatrième partie

I
Ce lundi-là, les Hennebeau avaient à déjeuner les Grégoire
et leur fille Cécile. C’était toute une partie projetée: en
sortant de table, Paul Négrel devait faire visiter à ces
dames une fosse, Saint-Thomas, qu’on réinstallait avec
luxe. Mais il n’y avait là qu’un aimable prétexte, cette partie
était une invention de madame Hennebeau, pour hâter le
mariage de Cécile et de Paul.
Et, brusquement, ce lundi même, à quatre heures du matin,
la grève venait d’éclater. Lorsque, le 1er décembre, la
Compagnie avait appliqué son nouveau système de
salaire, les mineurs étaient restés calmes. A la fin de la
quinzaine, le jour de la paie, pas un n’avait fait la moindre
réclamation. Tout le personnel, depuis le directeur jusqu’au
dernier des surveillants, croyait le tarif accepté; et la
surprise était grande, depuis le matin, devant cette
déclaration de guerre, d’une tactique et d’un ensemble qui
semblaient indiquer une direction énergique.
A cinq heures, Dansaert réveilla M. Hennebeau pour
l’avertir que pas un homme n’était descendu au Voreux. Le
coron des Deux-Cent-Quarante, qu’il avait traversé,
dormait profondément, fenêtres et portes closes. Et, dès
que le directeur eut sauté du lit, les yeux gros encore de
sommeil, il fut accablé: de quart d’heure en quart d’heure,
des messagers accouraient, des dépêches tombaient sur

son bureau, dru comme grêle. D’abord, il espéra que la
révolte se limitait au Voreux; mais les nouvelles devenaient
plus graves à chaque minute: c’était Mirou, c’était
Crèvecoeur, c’était Madeleine, où il n’avait paru que les
palefreniers; c’étaient la Victoire et Feutry-Cantel, les deux
fosses les mieux disciplinées, dans lesquelles la descente
se trouvait réduite d’un tiers; Saint-Thomas seul avait son
monde au complet et semblait demeurer en dehors du
mouvement. Jusqu’à neuf heures, il dicta des dépêches,
télégraphiant de tous côtés, au préfet de Lille, aux
régisseurs de la Compagnie, prévenant les autorités,
demandant des ordres. Il avait envoyé Négrel faire le tour
des fosses voisines, pour avoir des renseignements
précis.
Tout d’un coup, M. Hennebeau songea au déjeuner; et il
allait envoyer le cocher avertir les Grégoire que la partie
était remise, lorsqu’une hésitation, un manque de volonté
l’arrêta, lui qui venait, en quelques phrases brèves, de
préparer militairement son champ de bataille. Il monta chez
madame Hennebeau, qu’une femme de chambre achevait
de coiffer, dans son cabinet de toilette.
—Ah! ils sont en grève, dit-elle tranquillement, lorsqu’il l’eut
consultée. Eh bien, qu’est-ce que cela nous fait?… Nous
n’allons point cesser de manger, n’est-ce pas?
Et elle s’entêta, il eut beau lui dire que le déjeuner serait
troublé, que la visite à Saint-Thomas ne pourrait avoir lieu:

elle trouvait une réponse à tout, pourquoi perdre un
déjeuner déjà sur le feu? et quant à visiter la fosse, on
pouvait y renoncer ensuite, si cette promenade était
vraiment imprudente.
—Du reste, reprit-elle, lorsque la femme de chambre fut
sortie, vous savez pourquoi je tiens à recevoir ces braves
gens. Ce mariage devrait vous toucher plus que les bêtises
de vos ouvriers… Enfin, je le veux, ne me contrariez pas.
Il la regarda, agité d’un léger tremblement, et son visage
dur et fermé d’homme de discipline exprima la secrète
douleur d’un coeur meurtri. Elle était restée les épaules
nues, déjà trop mûre, mais éclatante et désirable encore,
avec sa carrure de Cérès dorée par l’automne. Un instant,
il dut avoir le désir brutal de la prendre, de rouler sa tête
entre les deux seins qu’elle étalait, dans cette pièce tiède,
d’un luxe intime de femme sensuelle, et où traînait un
parfum irritant de musc; mais il se recula, depuis dix
années le ménage faisait chambre à part.
—C’est bon, dit-il en la quittant. Ne décommandons rien.
M . Hennebeau était né dans les Ardennes. Il avait eu les
commencements difficiles d’un garçon pauvre, jeté orphelin
sur le pavé de Paris. Après avoir suivi péniblement les
cours de l’École des Mines, il était, à vingt-quatre ans, parti
pour la Grand-Combe, comme ingénieur du puits Sainte-
Barbe. Trois ans plus tard, il devint ingénieur divisionnaire,

dans le Pas-de-Calais, aux fosses de Marles; et ce fut là
qu’il se maria, épousant, par un de ces coups de fortune
qui sont la règle pour le corps des mines, la fille d’un riche
filateur d’Arras. Pendant quinze années, le ménage habita
la même petite ville de province, sans qu’un événement
rompît la monotonie de son existence, pas même la
naissance d’un enfant. Une irritation croissante détachait
madame Hennebeau, élevée dans le respect de l’argent,
dédaigneuse de ce mari qui gagnait durement des
appointements médiocres, et dont elle ne tirait aucune des
satisfactions vaniteuses, rêvées en pension. Lui, d’une
honnêteté stricte, ne spéculait point, se tenait à son poste,
en soldat. Le désaccord n’avait fait que grandir, aggravé
par un de ces singuliers malentendus de la chair qui
glacent les plus ardents: il adorait sa femme, elle était
d’une sensualité de blonde gourmande, et déjà ils
couchaient à part, mal à l’aise, tout de suite blessés. Elle
eut dès lors un amant, qu’il ignora. Enfin, il quitta le Pas-de-
Calais, pour venir occuper à Paris une situation de bureau,
dans l’idée qu’elle lui en serait reconnaissante. Mais Paris
devait achever la séparation, ce Paris qu’elle souhaitait
depuis sa première poupée, et où elle se lava en huit jours
de sa province, élégante d’un coup, jetée à toutes les folies
luxueuses de l’époque. Les dix ans qu’elle y passa furent
emplis par une grande passion, une liaison publique avec
un homme, dont l’abandon faillit la tuer. Cette fois, le mari
n’avait pu garder son ignorance, et il se résigna, à la suite
de scènes abominables, désarmé devant la tranquille
inconscience de cette femme, qui prenait son bonheur où

elle le trouvait. C’était après la rupture, lorsqu’il l’avait vue
malade de chagrin, qu’il avait accepté la direction des
mines de Montsou, espérant encore la corriger là-bas,
dans ce désert des pays noirs.
Les Hennebeau, depuis qu’ils habitaient Montsou,
retournaient à l’ennui irrité des premiers temps de leur
mariage. D’abord, elle parut soulagée par ce grand calme,
goûtant un apaisement dans la monotonie plate de
l’immense plaine; et elle s’enterrait en femme finie, elle
affectait d’avoir le coeur mort, si détachée du monde,
qu’elle ne souffrait même plus d’engraisser. Puis, sous
cette indifférence, une fièvre dernière se déclara, un besoin
de vivre encore, qu’elle trompa pendant six mois en
organisant et en meublant à son goût le petit hôtel de la
Direction. Elle le disait affreux, elle l’emplit de tapisseries,
de bibelots, de tout un luxe d’art, dont on parla jusqu’à Lille.
Maintenant, le pays l’exaspérait, ces bêtes de champs
étalés à l’infini, ces éternelles routes noires, sans un arbre,
où grouillait une population affreuse qui la dégoûtait et
l’effrayait. Les plaintes de l’exil commencèrent, elle
accusait son mari de l’avoir sacrifiée aux appointements
de quarante mille francs qu’il touchait, une misère à peine
suffisante pour faire marcher la maison. Est-ce qu’il n’aurait
pas dû imiter les autres, exiger une part, obtenir des
actions, réussir à quelque chose enfin? et elle insistait avec
une cruauté d’héritière qui avait apporté la fortune. Lui,
toujours correct, se réfugiant dans sa froideur menteuse
d’homme administratif, était ravagé par le désir de cette

créature, un de ces désirs tardifs, si violents, qui croissent
avec l’âge. Il ne l’avait jamais possédée en amant, il était
hanté d’une continuelle image, l’avoir une fois à lui comme
elle s’était donnée à un autre. Chaque matin, il rêvait de la
conquérir le soir; puis, lorsqu’elle le regardait de ses yeux
froids, lorsqu’il sentait que tout en elle se refusait, il évitait
même de lui effleurer la main. C’était une souffrance sans
guérison possible, cachée sous la raideur de son attitude,
la souffrance d’une nature tendre agonisant en secret de
n’avoir pas trouvé le bonheur dans son ménage. Au bout
des six mois, quand l’hôtel, définitivement meublé,
n’occupa plus madame Hennebeau, elle tomba à une
langueur d’ennui, en victime que l’exil tuerait et qui se disait
heureuse d’en mourir.
Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou. Sa mère,
veuve d’un capitaine provençal, vivant à Avignon d’une
maigre rente, avait dû se contenter de pain et d’eau pour le
pousser jusqu’à l’École polytechnique. Il en était sorti dans
un mauvais rang, et son oncle, M. Hennebeau, venait de lui
faire donner sa démission, en offrant de le prendre comme
ingénieur, au Voreux. Dès lors, traité en enfant de la
maison, il y eut même sa chambre, y mangea, y vécut, ce
qui lui permettait d’envoyer à sa mère la moitié de ses
appointements de trois mille francs. Pour déguiser ce
bienfait, M. Hennebeau parlait de l’embarras où était un
jeune homme, obligé de se monter un ménage, dans un
des petits chalets réservés aux ingénieurs des fosses.
madame Hennebeau, tout de suite, avait pris un rôle de

bonne tante, tutoyant son neveu, veillant à son bien-être.
Les premiers mois surtout, elle montra une maternité
débordante de conseils, aux moindres sujets. Mais elle
restait femme pourtant, elle glissait à des confidences
personnelles. Ce garçon si jeune et si pratique, d’une
intelligence sans scrupule, professant sur l’amour des
théories de philosophe, l’amusait, grâce à la vivacité de
son pessimisme, dont s’aiguisait sa face mince, au nez
pointu. Naturellement, un soir, il se trouva dans ses bras; et
elle parut se livrer par bonté, tout en lui disant qu’elle n’avait
plus de coeur et qu’elle voulait être uniquement son amie.
En effet, elle ne fut pas jalouse, elle le plaisantait sur les
herscheuses qu’il déclarait abominables, le boudait
presque, parce qu’il n’avait pas des farces de jeune
homme à lui conter. Puis, l’idée de le marier la passionna,
elle rêva de se dévouer, de le donner elle-même à une fille
riche. Leurs rapports continuaient, un joujou de récréation,
où elle mettait ses tendresses dernières de femme oisive
et finie.
Deux ans s’étaient écoulés. Une nuit, M. Hennebeau, en
entendant des pieds nus frôler sa porte, eut un soupçon.
Mais cette nouvelle aventure le révoltait, chez lui, dans sa
demeure, entre cette mère et ce fils! Et, du reste, le
lendemain, sa femme lui parla précisément du choix qu’elle
avait fait de Cécile Grégoire pour leur neveu. Elle
s’employait à ce mariage avec une telle ardeur, qu’il rougit
de son imagination monstrueuse. Il garda simplement au
jeune homme une reconnaissance de ce que la maison,

depuis son arrivée, était moins triste.
Comme il descendait du cabinet de toilette, M. Hennebeau
trouva justement, dans le vestibule, Paul qui rentrait. Celui-
ci avait l’air tout amusé par cette histoire de grève.
—Eh bien? lui demanda son oncle.
—Eh bien, j’ai fait le tour des corons. Ils paraissent très
sages, là-dedans… Je crois seulement qu’ils vont t’envoyer
des délégués.
Mais, à ce moment, la voix de madame Hennebeau
appela, du premier étage.
—C’est toi, Paul?… Monte donc me donner des nouvelles.
Sont-ils drôles de faire les méchants, ces gens qui sont si
heureux!
Et le directeur dut renoncer à en savoir davantage, puisque
sa femme lui prenait son messager. Il revint s’asseoir
devant son bureau, sur lequel s’était amassé un nouveau
paquet de dépêches.
A onze heures, lorsque les Grégoire arrivèrent, ils
s’étonnèrent qu’Hippolyte, le valet de chambre, posé en
sentinelle, les bousculât pour les introduire, après avoir jeté
des regards inquiets aux deux bouts de la route. Les
rideaux du salon étaient fermés, on les fit passer
directement dans le cabinet de travail, où M. Hennebeau

s’excusa de les recevoir ainsi; mais le salon donnait sur le
pavé, et il était inutile d’avoir l’air de provoquer les gens.
—Comment! vous ne savez pas? continua-t-il, en voyant
leur surprise.
M. Grégoire, quand il apprit que la grève avait enfin éclaté,
haussa les épaules de son air placide. Bah! ce ne serait
rien, la population était honnête. D’un hochement du
menton, madame Grégoire approuvait sa confiance dans
la résignation séculaire des charbonniers; tandis que
Cécile, très gaie ce jour-là, belle de santé dans une toilette
de drap capucine, souriait à ce mot de grève, qui lui
rappelait des visites et des distributions d’aumônes dans
les corons.
Mais madame Hennebeau, suivie de Négrel, parut, toute
en soie noire.
—Hein! est-ce ennuyeux! cria-t-elle dès la porte. Comme
s’ils n’auraient pas dû attendre, ces hommes!… Vous
savez que Paul refuse de nous conduire à Saint-Thomas.
—Nous resterons ici, dit obligeamment M. Grégoire. Ce
sera tout plaisir.
Paul s’était contenté de saluer Cécile et sa mère. Fâchée
de ce peu d’empressement, sa tante le lança d’un coup
d’oeil sur la jeune fille; et, quand elle les entendit rire
ensemble, elle les enveloppa d’un regard maternel.

Cependant, M. Hennebeau acheva de lire les dépêches et
rédigea quelques réponses. On causait près de lui, sa
femme expliquait qu’elle ne s’était pas occupée de ce
cabinet de travail, qui avait en effet gardé son ancien
papier rouge déteint, ses lourds meubles d’acajou, ses
cartonniers éraflés par l’usage. Trois quarts d’heure se
passèrent, on allait se mettre à table, lorsque le valet de
chambre annonça M. Deneulin. Celui-ci, l’air excité, entra et
s’inclina devant madame Hennebeau.
—Tiens! vous voilà? dit-il en apercevant les Grégoire.
Et, vivement, il s’adressa au directeur.
—Ça y est donc? Je viens de l’apprendre par mon
ingénieur… Chez moi, tous les hommes sont descendus,
ce matin. Mais ça peut gagner. Je ne suis pas tranquille…
Voyons, où en êtes-vous?
Il accourait à cheval, et son inquiétude se trahissait dans
son verbe haut et son geste cassant, qui le faisaient
ressembler à un officier de cavalerie en retraite.
M. Hennebeau commençait à le renseigner sur la situation
exacte, lorsque Hippolyte ouvrit la porte de la salle à
manger. Alors, il s’interrompit pour dire:
—Déjeunez avec nous. Je vous continuerai ça au dessert.

—Oui, comme il vous plaira, répondit Deneulin, si plein de
son idée, qu’il acceptait sans autres façons.
Il eut pourtant conscience de son impolitesse, il se tourna
vers madame Hennebeau, en s’excusant. Elle fut d’ailleurs
charmante. Quand elle eut fait mettre un septième couvert,
elle installa ses convives: madame Grégoire et Cécile aux
côtés de son mari, puis, M. Grégoire et Deneulin à sa
droite et à sa gauche; enfin, Paul, qu’elle plaça entre la
jeune fille et son père. Comme on attaquait les hors-
d’oeuvre, elle reprit avec un sourire:
—Vous m’excuserez, je voulais vous donner des huîtres…
Le lundi, vous savez qu’il y a un arrivage d’ostendes à
Marchiennes, et j’avais projeté d’envoyer la cuisinière avec
la voiture… Mais elle a eu peur de recevoir des pierres…
Tous l’interrompirent d’un grand éclat de gaieté. On trouvait
l’histoire drôle.
—Chut! dit M. Hennebeau contrarié, en regardant les
fenêtres, d’où l’on voyait la route. Le pays n’a pas besoin
de savoir que nous recevons, ce matin.
—Voici toujours un rond de saucisson qu’ils n’auront pas,
déclara M.
Grégoire.
Les rires recommencèrent, mais plus discrets. Chaque
convive se mettait à l’aise, dans cette salle tendue de

tapisseries flamandes, meublée de vieux bahuts de chêne.
Des pièces d’argenterie luisaient derrière les vitraux des
crédences; et il y avait une grande suspension en cuivre
rouge, dont les rondeurs polies reflétaient un palmier et un
aspidistra, verdissant dans des pots de majolique. Dehors,
la journée de décembre était glacée par une aigre bise du
nord-est. Mais pas un souffle n’entrait, il faisait là une
tiédeur de serre, qui développait l’odeur fine d’un ananas,
coupé au fond d’une jatte de cristal.
—Si l’on fermait les rideaux? proposa Négrel, que l’idée de
terrifier les Grégoire amusait.
La femme de chambre, qui aidait le domestique, crut à un
ordre et alla tirer un des rideaux. Ce furent, dès lors, des
plaisanteries interminables: on ne posa plus un verre ni une
fourchette, sans prendre des précautions; on salua chaque
plat, ainsi qu’une épave échappée à un pillage, dans une
ville conquise; et, derrière cette gaieté forcée, il y avait une
sourde peur, qui se trahissait par des coups d’oeil
involontaires jetés vers la route, comme si une bande de
meurt-de-faim eût guetté la table du dehors.
Après les oeufs brouillés aux truffes, parurent des truites de
rivière. La conversation était tombée sur la crise
industrielle, qui s’aggravait depuis dix-huit mois.
—C’était fatal, dit Deneulin, la prospérité trop grande des
dernières années devait nous amener là… Songez donc

aux énormes capitaux immobilisés, aux chemins de fer,
aux ports et aux canaux, à tout l’argent enfoui dans les
spéculations les plus folles. Rien que chez nous, on a
installé des sucreries comme si le département devait
donner trois récoltes de betteraves… Et, dame!
aujourd’hui, l’argent s’est fait rare, il faut attendre qu’on
rattrape l’intérêt des millions dépensés: de là, un
engorgement mortel et la stagnation finale des affaires.
M. Hennebeau combattit cette théorie, mais il convint que
les années heureuses avaient gâté l’ouvrier.
—Quand je songe, cria-t-il, que ces gaillards, dans nos
fosses, pouvaient se faire jusqu’à six francs par jour, le
double de ce qu’ils gagnent à présent! Et ils vivaient bien,
et ils prenaient des goûts de luxe… Aujourd’hui,
naturellement, ça leur semble dur, de revenir à leur frugalité
ancienne.
—Monsieur Grégoire, interrompit madame Hennebeau, je
vous en prie, encore un peu de ces truites… Elles sont
délicates, n’est-ce pas?
Le directeur continuait:
—Mais, en vérité, est-ce notre faute? Nous sommes
atteints cruellement, nous aussi… Depuis que les usines
ferment une à une, nous avons un mal du diable à nous
débarrasser de notre stock; et, devant la réduction

croissante des demandes, nous nous trouvons bien forcés
d’abaisser le prix de revient… C’est ce que les ouvriers ne
veulent pas comprendre.
Un silence régna. Le domestique présentait des perdreaux
rôtis, tandis que la femme de chambre commençait à
verser du chambertin aux convives.
—Il y a eu une famine dans l’Inde, reprit Deneulin à demi-
voix, comme s’il se fût parlé à lui-même. L’Amérique, en
cessant ses commandes de fer et de fonte, a porté un rude
coup à nos hauts fourneaux. Tout se tient, une secousse
lointaine suffit à ébranler le monde… Et l’Empire qui était si
fier de cette fièvre chaude de l’industrie!
Il attaqua son aile de perdreau. Puis, haussant la voix:
—Le pis est que, pour abaisser le prix de revient, il faudrait
logiquement produire davantage: autrement, la baisse se
porte sur les salaires, et l’ouvrier a raison de dire qu’il paie
les pots cassés.
Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion.
Les dames ne s’amusaient guère. Chacun, du reste,
s’occupait de son assiette, dans le feu du premier appétit.
Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler,
puis il hésita.
—Qu’y a-t-il? demanda M. Hennebeau. Si ce sont des
dépêches, donnez-les-moi… J’attends des réponses.

—Non, Monsieur, c’est M. Dansaert qui est dans le
vestibule… Mais il craint de déranger.
Le directeur s’excusa et fit entrer le maître-porion. Celui-ci
se tint debout, à quelques pas de la table; tandis que tous
se tournaient pour le voir, énorme, essoufflé des nouvelles
qu’il apportait. Les corons restaient tranquilles; seulement,
c’était une chose décidée, une délégation allait venir. Peut-
être, dans quelques minutes, serait-elle là.
—C’est bien, merci, dit M. Hennebeau. Je veux un rapport
matin et soir, entendez-vous!
Et, dès que Dansaert fut parti, on se remit à plaisanter, on
se jeta sur la salade russe, en déclarant qu’il fallait ne pas
perdre une seconde, si l’on voulait la finir. Mais la gaieté ne
connut plus de borne, lorsque Négrel ayant demandé du
pain à la femme de chambre, celle-ci lui répondit un: «Oui,
Monsieur», si bas et si terrifié, qu’elle semblait avoir
derrière elle une bande, prête au massacre et au viol.
—Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau
complaisamment. Ils ne sont pas encore ici.
Le directeur, auquel on apportait un paquet de lettres et de
dépêches, voulut lire une des lettres tout haut. C’était une
lettre de Pierron, dans laquelle, en phrases respectueuses,
il avertissait qu’il se voyait obligé de se mettre en grève
avec les camarades, pour ne pas être maltraité; et il

ajoutait qu’il n’avait même pu refuser de faire partie de la
délégation, bien qu’il blâmât cette démarche.
—Voilà la liberté du travail! s’écria M. Hennebeau.
Alors, on revint sur la grève, on lui demanda son opinion.
—Oh! répondit-il, nous en avons vu d’autres… Ce sera une
semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la
dernière fois. Ils vont rouler les cabarets; puis, quand ils
auront trop faim, ils retourneront aux fosses.
Deneulin hocha la tête.
—Je ne suis pas si tranquille… Cette fois, ils paraissent
mieux organisés. N’ont-ils pas une caisse de prévoyance?
—Oui, à peine trois mille francs: où voulez-vous qu’ils aillent
avec ça?… Je soupçonne un nommé Étienne Lantier d’être
leur chef. C’est un bon ouvrier, cela m’ennuierait d’avoir à
lui rendre son livret, comme jadis au fameux Rasseneur,
qui continue à empoisonner le Voreux, avec ses idées et
sa bière… N’importe, dans huit jours, la moitié des
hommes redescendra, et dans quinze, les dix mille seront
au fond.
Il était convaincu. Sa seule inquiétude venait de sa
disgrâce possible, si la Régie lui laissait la responsabilité
de la grève. Depuis quelque temps, il se sentait moins en
faveur. Aussi, abandonnant la cuillerée de salade russe

qu’il avait prise, relisait-il les dépêches reçues de Paris,
des réponses dont il tâchait de pénétrer chaque mot. On
l’excusait, le repas tournait à un déjeuner militaire, mangé
sur un champ de bataille, avant les premiers coups de feu.
Les dames, dès lors, se mêlèrent à la conversation.
Madame Grégoire s’apitoya sur ces pauvres gens qui
allaient souffrir de la faim; et déjà Cécile faisait la partie de
distribuer des bons de pain et de viande. Mais madame
Hennebeau s’étonnait, en entendant parler de la misère
des charbonniers de Montsou. Est-ce qu’ils n’étaient pas
très heureux? Des gens logés, chauffés, soignés aux frais
de la Compagnie! Dans son indifférence pour ce troupeau,
elle ne savait de lui que la leçon apprise, dont elle
émerveillait les Parisiens en visite; et elle avait fini par y
croire, elle s’indignait de l’ingratitude du peuple.
Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer M.
Grégoire. Cécile ne lui déplaisait pas, et il voulait bien
l’épouser, pour être agréable à sa tante; mais il n’y
apportait aucune fièvre amoureuse, en garçon
d’expérience qui ne s’emballait plus, comme il disait. Lui,
se prétendait républicain, ce qui ne l’empêchait pas de
conduire ses ouvriers avec une rigueur extrême, et de les
plaisanter finement, en compagnie des dames.
—Je n’ai pas non plus l’optimisme de mon oncle, reprit-il.
Je crains de graves désordres… Ainsi, monsieur Grégoire,
je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous

piller.
Justement, sans quitter le sourire qui éclairait son bon
visage, M. Grégoire renchérissait sur sa femme en
sentiments paternels à l’égard des mineurs.
—Me piller! s’écria-t-il, stupéfait. Et pourquoi me piller?
—N’êtes-vous pas un actionnaire de Montsou? Vous ne
faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous êtes
l’infâme capital, et cela suffit… Soyez certain que, si la
révolution triomphait, elle vous forcerait à restituer votre
fortune, comme de l’argent volé.
Du coup, il perdit la tranquillité d’enfant, la sérénité
d’inconscience où il vivait. Il bégaya:
—De l’argent volé, ma fortune! Est-ce que mon bisaïeul
n’avait pas gagné, et durement, la somme placée
autrefois? Est-ce que nous n’avons pas couru tous les
risques de l’entreprise? Est-ce que je fais un mauvais
usage des rentes, aujourd’hui?
Madame Hennebeau, alarmée en voyant la mère et la fille
blanches de peur, elles aussi, se hâta d’intervenir, en
disant:
—Paul plaisante, cher Monsieur.
Mais M. Grégoire était hors de lui. Comme le domestique

passait un buisson d’écrevisses, il en prit trois, sans savoir
ce qu’il faisait, et se mit à briser les pattes avec les dents.
—Ah! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par
exemple, on m’a conté que des ministres ont reçu des
deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus à
la Compagnie. C’est comme ce grand seigneur que je ne
nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires,
dont la vie est un scandale de prodigalité, millions jetés à la
rue en femmes, en bombances, en luxe inutile… Mais
nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves
gens que nous sommes! nous qui ne spéculons pas, qui
nous contentons de vivre sainement avec ce que nous
avons, en faisant la part des pauvres!… Allons donc! il
faudrait que vos ouvriers fussent de fameux brigands pour
voler chez nous une épingle!
Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de sa colère.
Les écrevisses passaient toujours, on entendait les petits
craquements des carapaces, pendant que la conversation
tombait sur la politique. Malgré tout, frémissant encore, M.
Grégoire se disait libéral; et il regrettait Louis-Philippe.
Quant à Deneulin, il était pour un gouvernement fort, il
déclarait que l’empereur glissait sur la pente des
concessions dangereuses.
—Rappelez-vous 89, dit-il. C’est la noblesse qui a rendu la
Révolution possible par sa complicité, par son goût des
nouveautés philosophiques… Eh bien, la bourgeoisie joue

aujourd’hui le même jeu imbécile, avec sa fureur de
libéralisme, sa rage de destruction, ses flatteries au
peuple… Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour
qu’il nous dévore. Et il nous dévorera, soyez tranquilles!
Les dames le firent taire et voulurent changer d’entretien,
en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie était à
Marchiennes, où elle chantait avec une amie; Jeanne
peignait la tête d’un vieux mendiant. Mais il disait ces
choses d’un air distrait, il ne quittait pas du regard le
directeur, absorbé dans la lecture de ses dépêches,
oublieux de ses invités. Derrière ces minces feuilles, il
sentait Paris, les ordres des régisseurs, qui décideraient
de la grève. Aussi ne put-il s’empêcher de céder encore à
sa préoccupation.
—Enfin, qu’allez-vous faire? demanda-t-il brusquement.
M. Hennebeau tressaillit, puis s’en tira par une phrase
vague.
—Nous allons voir.
—Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez
attendre, se mit à penser tout haut Deneulin. Mais moi, j’y
resterai, si la grève gagne Vandame. J’ai eu beau
réinstaller Jean-Bart à neuf, je ne puis m’en tirer, avec cette
fosse unique, que par une production incessante… Ah! je
ne me vois pas à la noce, je vous assure!

Cette confession involontaire parut frapper M. Hennebeau.
Il écoutait, et un plan germait en lui: dans le cas où la grève
tournerait mal, pourquoi ne pas l’utiliser, laisser les choses
se gâter jusqu’à la ruine du voisin, puis lui racheter sa
concession à bas prix? C’était le moyen le plus sûr de
regagner les bonnes grâces des régisseurs, qui, depuis
des années, rêvaient de posséder Vandame.
—Si Jean-Bart vous gêne tant que ça, dit-il en riant,
pourquoi ne nous le cédez-vous pas?
Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes. Il cria:
—Jamais de la vie!
On s’égaya de sa violence, on oublia enfin la grève, au
moment où le dessert paraissait. Une charlotte de pommes
meringuée fut comblée d’éloges. Ensuite, les dames
discutèrent une recette, au sujet de l’ananas, qu’on déclara
également exquis. Les fruits, du raisin et des poires,
achevèrent cet heureux abandon des fins de déjeuner
copieux. Tous causaient à la fois, attendris, pendant que le
domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le
champagne, jugé commun.
Et le mariage de Paul et de Cécile fit certainement un pas
sérieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait
jeté des regards si pressants, que le jeune homme se
montrait aimable, reconquérant de son air câlin les

Grégoire atterrés par ses histoires de pillage. Un instant,
M. Hennebeau, devant l’entente si étroite de sa femme et
de son neveu, sentit se réveiller l’abominable soupçon,
comme s’il avait surpris un attouchement, dans les coups
d’oeil échangés. Mais, de nouveau, l’idée de ce mariage,
fait là, devant lui, le rassura.
Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre
accourut, pleine d’effarement.
—Monsieur, Monsieur, les voici!
C’étaient les délégués. Des portes battirent, on entendit
passer un souffle d’effroi, au travers des pièces voisines.
—Faites-les entrer dans le salon, dit M. Hennebeau.
Autour de la table, les convives s’étaient regardés, avec un
vacillement d’inquiétude. Un silence régna. Puis, ils
voulurent reprendre leurs plaisanteries: on feignit de mettre
le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les
couverts. Mais le directeur restait grave, et les rires
tombèrent, les voix devinrent des chuchotements, pendant
que les pas lourds des délégués, qu’on introduisait,
écrasaient à côté le tapis du salon.
Madame Hennebeau dit à son mari, en baissant la voix:
—J’espère que vous allez boire votre café.

—Sans doute, répondit-il. Qu’ils attendent!
Il était nerveux, il prêtait l’oreille aux bruits, l’air uniquement
occupé de sa tasse.
Paul et Cécile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer
un oeil à la serrure. Ils étouffaient des rires, ils parlaient très
bas.
—Les voyez-vous?
—Oui… J’en vois un gros, avec deux autres petits,
derrière.
—Hein? ils ont des figures abominables.
—Mais non, ils sont très gentils.
Brusquement, M. Hennebeau quitta sa chaise, en disant
que le café était trop chaud et qu’il le boirait après. Comme
il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander
la prudence. Tous s’étaient rassis, et ils restèrent à table,
muets, n’osant plus remuer, écoutant de loin, l’oreille
tendue, dans le malaise de ces grosses voix d’homme.


II

Dès la veille, dans une réunion tenue chez Rasseneur,
Étienne et quelques camarades avaient choisi les
délégués qui devaient se rendre le lendemain à la
Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme
en était, elle fut désolée, elle lui demanda s’il voulait qu’on
les jetât à la rue. Maheu lui-même n’avait point accepté
sans répugnance. Tous deux, au moment d’agir, malgré
l’injustice de leur misère, retombaient à la résignation de la
race, tremblant devant le lendemain, préférant encore plier
l’échine. D’habitude, lui, pour la conduite de l’existence,
s’en remettait au jugement de sa femme, qui était de bon
conseil. Cette fois, cependant, il finit par se fâcher, d’autant
plus qu’il partageait secrètement ses craintes.
—Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en
tournant le dos. Ce serait propre, de lâcher les camarades!
… Je fais mon devoir.
Elle se coucha à son tour. Ni l’un ni l’autre ne parlait. Puis,
après un long silence, elle répondit:
—Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous
sommes
foutus.
Midi sonnait, lorsqu’on déjeuna, car le rendez-vous était
pour une heure, à l’Avantage, d’où l’on irait ensuite chez M.
Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne
restait qu’un petit morceau de beurre, personne n’y toucha.

Le soir, on aurait des tartines.
—Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout
d’un coup Étienne à Maheu.
Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par l’émotion.
—Ah! non, c’est trop! s’écria la Maheude. Je veux bien qu’il
y aille, mais je lui défends de faire le chef… Tiens!
pourquoi lui plutôt qu’un autre?
Alors, Étienne s’expliqua, avec sa fougue éloquente.
Maheu était le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aimé, le
plus respecté, celui qu’on citait pour son bon sens. Aussi
les réclamations des mineurs prendraient-elles, dans sa
bouche, un poids décisif. D’abord, lui, Étienne, devait
parler; mais il était à Montsou depuis trop peu de temps.
On écouterait davantage un ancien du pays. Enfin, les
camarades confiaient leurs intérêts au plus digne: il ne
pouvait pas refuser, ce serait lâche.
La Maheude eut un geste désespéré.
—Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi,
je consens, après tout!
—Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des
bêtises.
Étienne, heureux de l’avoir décidé, lui tapa sur l’épaule.

—Tu diras ce que tu sens, et ce sera très bien.
La bouche pleine, le père Bonnemort, dont les jambes
désenflaient, écoutait, en hochant la tête. Un silence se fit.
Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants
s’étouffaient et restaient très sages. Puis, après avoir
avalé, le vieux murmura lentement:
—Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n’avais
rien dit… Ah! j’en ai vu, j’en ai vu, de ces affaires! Il y a
quarante ans, on nous flanquait à la porte de la Direction,
et à coups de sabre encore! Aujourd’hui, ils vous recevront
peut-être; mais ils ne vous répondront pas plus que ce
mur… Dame! ils ont l’argent, ils s’en fichent!
Le silence retomba, Maheu et Étienne se levèrent et
laissèrent la famille morne, devant les assiettes vides. En
sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se
rendirent chez Rasseneur, où les délégués des corons
voisins arrivaient par petits groupes. Là, quand les vingt
membres de la délégation furent rassemblés, on arrêta les
conditions qu’on opposerait à celles de la Compagnie; et
l’on partit pour Montsou. L’aigre bise du nord-est balayait le
pavé. Deux heures sonnèrent, comme on arrivait.
D’abord, le domestique leur dit d’attendre, en refermant la
porte sur eux; puis, lorsqu’il revint, il les introduisit dans le
salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamisé par
les guipures. Et les mineurs, restés seuls, n’osèrent

s’asseoir, embarrassés, tous très propres, vêtus de drap,
rasés du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches
jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils
jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces
confusions de tous les styles, que le goût de l’antiquaille a
mises à la mode: des fauteuils Henri II, des chaises Louis
XV, un cabinet italien du dix-septième siècle, un contador
espagnol du quinzième, et un devant d’autel pour le
lambrequin de la cheminée, et des chamarres d’anciennes
chasubles réappliquées sur les portières. Ces vieux ors,
ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle,
les avait saisis d’un malaise respectueux. Les tapis
d’Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine.
Mais ce qui les suffoquait surtout, c’était la chaleur, une
chaleur égale de calorifère, dont l’enveloppement les
surprenait, les joues glacées du vent de la route. Cinq
minutes s’écoulèrent. Leur gêne augmentait, dans le bien-
être de cette pièce riche, si confortablement close.
Enfin, M. Hennebeau entra, boutonné militairement, portant
à sa redingote le petit noeud correct de sa décoration. Il
parla le premier.
—Ah! vous voilà!… Vous vous révoltez, à ce qu’il paraît…
Et il s’interrompit, pour ajouter avec une raideur polie:
—Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer.

Les mineurs se tournèrent, cherchèrent des sièges du
regard. Quelques-uns se risquèrent sur les chaises; tandis
que les autres, inquiétés par les soies brodées, préféraient
se tenir debout.
Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roulé son
fauteuil devant la cheminée, les dénombrait vivement,
tâchait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaître
Pierron, caché au dernier rang; et ses yeux s’étaient
arrêtés sur Étienne, assis en face de lui.
—Voyons, demanda-t-il, qu’avez-vous à me dire?
Il s’attendait à entendre le jeune homme prendre la parole,
et il fut tellement surpris de voir Maheu s’avancer, qu’il ne
put s’empêcher d’ajouter encore:
—Comment! c’est vous, un bon ouvrier qui s’est toujours
montré si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille
travaille au fond depuis le premier coup de pioche!… Ah!
c’est mal, ça me chagrine que vous soyez à la tête des
mécontents!
Maheu écoutait, les yeux baissés. Puis, il commença, la
voix hésitante et sourde d’abord.
—Monsieur le directeur, c’est justement parce que je suis
un homme tranquille, auquel on n’a rien à reprocher, que
les camarades m’ont choisi. Cela doit vous prouver qu’il ne
s’agit pas d’une révolte de tapageurs, de mauvaises têtes

cherchant à faire du désordre. Nous voulons seulement la
justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous
semble qu’il serait temps de s’arranger, pour que nous
ayons au moins du pain tous les jours.
Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en
regardant le directeur:
—Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre
nouveau système… On nous accuse de mal boiser. C’est
vrai, nous ne donnons pas à ce travail le temps nécessaire.
Mais, si nous le donnions, notre journée se trouverait
réduite encore, et comme elle n’arrive déjà pas à nous
nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui
nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous
boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures
voulues, au lieu de nous acharner à l’abattage, la seule
besogne productive. Il n’y a pas d’autre arrangement
possible, il faut que le travail soit payé pour être fait… Et
qu’est-ce que vous avez inventé à la place? une chose qui
ne peut pas nous entrer dans la tête, voyez-vous! Vous
baissez le prix de la berline, puis vous prétendez
compenser cette baisse en payant le boisage à part. Si
cela était vrai, nous n’en serions pas moins volés, car le
boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui
nous enrage, c’est que cela n’est pas même vrai: la
Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement
deux centimes par berline dans sa poche, voilà!

—Oui, oui, c’est la vérité, murmurèrent les autres délégués,
en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme
pour interrompre.
Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant,
il était lancé, les mots venaient tout seuls. Par moments, il
s’écoutait avec surprise, comme si un étranger avait parlé
en lui. C’étaient des choses amassées au fond de sa
poitrine, des choses qu’il ne savait même pas là, et qui
sortaient, dans un gonflement de son coeur. Il disait leur
misère à tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les
petits criant la faim à la maison. Il cita les dernières paies
désastreuses, les quinzaines dérisoires, mangées par les
amendes et les chômages, rapportées aux familles en
larmes. Est-ce qu’on avait résolu de les détruire?
—Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous
sommes donc venus vous dire que, crever pour crever,
nous préférons crever à ne rien faire. Ce sera de la fatigue
de moins… Nous avons quitté les fosses, nous ne
redescendrons que si la Compagnie accepte nos
conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le
boisage à part. Nous autres, nous voulons que les choses
restent comme elles étaient, et nous voulons encore qu’on
nous donne cinq centimes de plus par berline…
Maintenant, c’est à vous de voir si vous êtes pour la justice
et pour le travail.
Des voix, parmi les mineurs, s’élevèrent.

—C’est cela… Il a dit notre idée à tous… Nous ne
demandons que la raison.
D’autres, sans parler, approuvaient d’un hochement de
tête. La pièce luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses
broderies, son entassement mystérieux d’antiquailles; et ils
ne sentaient même plus le tapis, qu’ils écrasaient sous
leurs chaussures lourdes.
—Laissez-moi donc répondre, finit par crier M.
Hennebeau, qui se fâchait. Avant tout, il n’est pas vrai que
la Compagnie gagne deux centimes par berline… Voyons
les chiffres.
Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tâcher de
les diviser, interpella Pierron, qui se déroba, en bégayant.
Au contraire, Levaque était à la tête des plus agressifs,
embrouillant les choses, affirmant des faits qu’il ignorait. Le
gros murmure des voix s’étouffait sous les tentures, dans la
chaleur de serre.
—Si vous causez tous à la fois, reprit M. Hennebeau,
jamais nous ne nous entendrons.
Il avait retrouvé son calme, sa politesse rude, sans aigreur,
de gérant qui a reçu une consigne et qui entend la faire
respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas
Étienne du regard, il manoeuvrait pour le tirer du silence où
le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la

discussion des deux centimes, élargit-il brusquement la
question.
—Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des
excitations détestables. C’est une peste, maintenant, qui
souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs…
Oh! je n’ai besoin de la confession de personne, je vois
bien qu’on vous a changés, vous si tranquilles autrefois.
N’est-ce-pas? on vous a promis plus de beurre que de
pain, on vous a dit que votre tour était venu d’être les
maîtres… Enfin, on vous enrégimente dans cette fameuse
Internationale, cette armée de brigands dont le rêve est la
destruction de la société…
Étienne, alors, l’interrompit.
—Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un
charbonnier de Montsou n’a encore adhéré. Mais, si on les
y pousse, toutes les fosses s’enrôleront. Ça dépend de la
Compagnie.
Dès ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui,
comme si les autres mineurs n’avaient plus été là.
—La Compagnie est une providence pour ses hommes,
vous avez tort de la menacer. Cette année, elle a dépensé
trois cent mille francs à bâtir des corons, qui ne lui
rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des
pensions qu’elle sert, ni du charbon, ni des médicaments

qu’elle donne… Vous qui paraissez intelligent, qui êtes
devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles,
ne feriez-vous pas mieux de répandre ces vérités-là que de
vous perdre, en fréquentant des gens de mauvaise
réputation? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous
avons dû nous séparer, afin de sauver nos fosses de la
pourriture socialiste… On vous voit toujours chez lui, et
c’est lui assurément qui vous a poussé à créer cette caisse
de prévoyance, que nous tolérerions bien volontiers si elle
était seulement une épargne, mais où nous sentons une
arme contre nous, un fonds de réserve pour payer les frais
de la guerre. Et, à ce propos, je dois ajouter que la
Compagnie entend avoir un contrôle sur cette caisse.
Étienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les lèvres
agitées d’un petit battement nerveux. Il sourit à la dernière
phrase, il répondit simplement:
—C’est donc une nouvelle exigence, car monsieur le
directeur avait jusqu’ici négligé de réclamer ce contrôle…
Notre désir, par malheur, est que la Compagnie s’occupe
moins de nous, et qu’au lieu de jouer le rôle de providence,
elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui
nous revient, notre gain qu’elle se partage. Est-ce honnête,
à chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs
pour sauver les dividendes des actionnaires?… Monsieur
le directeur aura beau dire, le nouveau système est une
baisse de salaire déguisée, et c’est ce qui nous révolte,
car si la Compagnie a des économies à faire, elle agit très

mal en les réalisant uniquement sur l’ouvrier.
—Ah! nous y voilà! cria M. Hennebeau. Je l’attendais, cette
accusation d’affamer le peuple et de vivre de sa sueur!
Comment pouvez-vous dire des bêtises pareilles, vous qui
devriez savoir les risques énormes que les capitaux
courent dans l’industrie, dans les mines par exemple? Une
fosse tout équipée, aujourd’hui, coûte de quinze cent mille
francs à deux millions; et que de peine avant de retirer un
intérêt médiocre d’une telle somme engloutie! Presque la
moitié des sociétés minières, en France, font faillite… Du
reste, c’est stupide d’accuser de cruauté celles qui
réussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent
elles-mêmes. Croyez-vous que la Compagnie n’a pas
autant à perdre que vous, dans la crise actuelle? Elle n’est
pas la maîtresse du salaire, elle obéit à la concurrence,
sous peine de ruine. Prenez-vous-en aux faits, et non à
elle… Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez
pas comprendre!
—Si, dit le jeune homme, nous comprenons très bien qu’il
n’y a pas d’amélioration possible pour nous, tant que les
choses iront comme elles vont, et c’est même à cause de
ça que les ouvriers finiront, un jour ou l’autre, par s’arranger
de façon à ce qu’elles aillent autrement.
Cette parole, si modérée de forme, fut prononcée à demi-
voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu’il
se fit un grand silence. Une gêne, un souffle de peur passa

dans le recueillement du salon. Les autres délégués, qui
comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade
venait de réclamer leur part, au milieu de ce bien-être; et ils
recommençaient à jeter des regards obliques sur les
tentures chaudes, sur les sièges confortables, sur tout ce
luxe dont la moindre babiole aurait payé leur soupe
pendant un mois.
Enfin, M. Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour
les congédier. Tous l’imitèrent. Étienne, légèrement, avait
poussé le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue déjà
empâtée et maladroite:
—Alors, monsieur, c’est tout ce que vous répondez… Nous
allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions.
—Moi, mon brave, s’écria le directeur, mais je ne repousse
rien!… Je suis un salarié comme vous, je n’ai pas plus de
volonté ici que le dernier de vos galibots. On me donne des
ordres, et mon seul rôle est de veiller à leur bonne
exécution. Je vous ai dit ce que j’ai cru devoir vous dire,
mais je me garderais bien de décider… Vous m’apportez
vos exigences, je les ferai connaître à la Régie, puis je
vous transmettrai la réponse.
Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, évitant de
se passionner dans les questions, d’une sécheresse
courtoise de simple instrument d’autorité. Et les mineurs,
maintenant, le regardaient avec défiance, se demandaient

d’où il venait, quel intérêt il pouvait avoir à mentir, ce qu’il
devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais
patrons. Un intrigant peut-être, un homme qu’on payait
comme un ouvrier, et qui vivait si bien!
Étienne osa de nouveau intervenir.
—Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est
regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en
personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous
trouverions des raisons qui vous échappent forcément… Si
nous savions seulement où nous adresser!
M. Hennebeau ne se fâcha point. Il eut même un sourire.
—Ah! dame! cela se complique, du moment où vous n’avez
pas confiance en moi… Il faut aller là-bas.
Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main
tendue vers une des fenêtres. Où était-ce, là-bas? Paris
sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se
reculait dans un lointain terrifiant, dans une contrée
inaccessible et religieuse, où trônait le dieu inconnu,
accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le
verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui,
de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou.
Et, quand le directeur parlait, c’était cette force qu’il avait
derrière lui, cachée et rendant des oracles.
Un découragement les accabla, Étienne lui-même eut un

haussement d’épaules pour leur dire que le mieux était de
s’en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur
le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de
Jeanlin.


—En voilà une rude leçon cependant, et c’est vous qui
défendez les mauvais boisages!… Vous réfléchirez, mes
amis, vous comprendrez qu’une grève serait un désastre
pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de
faim: comment ferez-vous?… Je compte sur votre sagesse
d’ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi
au plus tard.
Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de
troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir
de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut
obligé de résumer l’entretien: la Compagnie d’un côté avec
son nouveau tarif, les ouvriers de l’autre avec leur demande
d’une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne
leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que
leurs conditions seraient certainement repoussées par la
Régie.
—Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il,
inquiet de leur silence.
Dans le vestibule, Pierron salua très bas, pendant que
Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu
cherchait un mot pour partir, lorsque Étienne, de nouveau,

le toucha du coude. Et tous s’en allèrent, au milieu de ce
silence menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit.
Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle à manger, il
retrouva ses convives immobiles et muets, devant les
liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le
visage acheva de s’assombrir. Puis, tandis qu’il buvait son
café froid, on tâcha de parler d’autre chose. Mais les
Grégoire eux-mêmes revinrent à la grève, étonnés qu’il n’y
eût pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter leur
travail. Paul rassurait Cécile, affirmait qu’on attendait les
gendarmes.
Enfin, madame Hennebeau appela le domestique.
—Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les
fenêtres et donnez de l’air.
III
Quinze jours s’étaient écoulés; et, le lundi de la troisième
semaine, les feuilles de présence, envoyées à la Direction,
indiquèrent une diminution nouvelle dans le nombre des
ouvriers descendus. Ce matin-là, on comptait sur la reprise
du travail; mais l’obstination de la Régie à ne pas céder
exaspérait les mineurs. Le Voreux, Crèvecoeur, Mirou,

Madeleine n’étaient plus les seuls qui chômaient; à la
Victoire et à Feutry-Cantel, la descente comptait à peine
maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-
même se trouvait atteint. Peu à peu, la grève devenait
générale.
Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C’était
l’usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers,
où dort le travail. Dans le ciel gris de décembre, le long des
hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliées
avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les
jambes maigres des tréteaux, le stock de charbon
s’épuisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la
provision des bois pourrissait sous les averses. A
l’embarcadère du canal, il était resté une péniche à moitié
chargée, comme assoupie dans l’eau trouble; et, sur le terri
désert, dont les sulfures décomposés fumaient malgré la
pluie, une charrette dressait mélancoliquement ses
brancards. Mais les bâtiments surtout s’engourdissaient, le
criblage aux persiennes closes, le beffroi où ne montaient
plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie
des générateurs, et la cheminée géante trop large pour les
rares fumées. On ne chauffait la machine d’extraction que
le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des
chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus
ouvriers, veillant aux désastres qui endommagent les
voies, dès qu’on cesse de les entretenir; puis, à partir de
neuf heures, le reste du service se faisait par les échelles.
Et, au-dessus de cette mort des bâtiments ensevelis dans

leur drap de poussière noire, il n’y avait toujours que
l’échappement de la pompe soufflant son haleine grosse et
longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient
détruite, si le souffle s’était arrêté.
En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante,
lui aussi, semblait mort. Le préfet de Lille était accouru,
des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le
calme des grévistes, préfet et gendarmes s’étaient
décidés à rentrer chez eux. Jamais le coron n’avait donné
un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour
éviter d’aller au cabaret, dormaient la journée entière; les
femmes, en se rationnant de café, devenaient
raisonnables, moins enragées de bavardages et de
querelles; et jusqu’aux bandes d’enfants qui avaient l’air de
comprendre, d’une telle sagesse, qu’elles couraient pieds
nus et se giflaient sans bruit. C’était le mot d’ordre, répété,
circulant de bouche en bouche: on voulait être sage.
Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la
maison des Maheu. Étienne, à titre de secrétaire, y avait
partagé les trois mille francs de la caisse de prévoyance,
entre les familles nécessiteuses; ensuite, de divers côtés,
étaient arrivées quelques centaines de francs, produites
par des souscriptions et des quêtes. Mais, aujourd’hui,
toutes les ressources s’épuisaient, les mineurs n’avaient
plus d’argent pour soutenir la grève, et la faim était là,
menaçante. Maigrat, après avoir promis un crédit d’une
quinzaine, s’était brusquement ravisé au bout de huit jours,

coupant les vivres. D’habitude, il prenait les ordres de la
Compagnie; peut-être celle-ci désirait-elle en finir tout de
suite, en affamant les corons. Il agissait d’ailleurs en tyran
capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de
la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il
fermait surtout sa porte à la Maheude, plein de rancune,
voulant la punir de ce qu’il n’avait pas eu Catherine. Pour
comble de misère, il gelait très fort, les femmes voyaient
diminuer leur tas de charbon, avec la pensée inquiète
qu’on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les
hommes ne redescendraient pas. Ce n’était point assez de
crever de faim, on allait aussi crever de froid.
Chez les Maheu, déjà tout manquait. Les Levaque
mangeaient encore, sur une pièce de vingt francs prêtée
par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de
l’argent; mais, pour paraître aussi affamés que les autres,
dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient à crédit
chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la Pierronne, si
elle avait tendu sa jupe. Dès le samedi, beaucoup de
familles s’étaient couchées sans souper. Et, en face des
jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se
faisait entendre, tous obéissaient au mot d’ordre, avec un
tranquille courage.
C’était quand même une confiance absolue, une foi
religieuse, le don aveugle d’une population de croyants.
Puisqu’on leur avait promis l’ère de la justice, ils étaient
prêts à souffrir pour la conquête du bonheur universel. La

faim exaltait les têtes, jamais l’horizon fermé n’avait ouvert
un au-delà plus large à ces hallucinés de la misère. Ils
revoyaient là-bas, quand leurs yeux se troublaient de
faiblesse, la cité idéale de leur rêve, mais prochaine à
cette heure et comme réelle, avec son peuple de frères,
son âge d’or de travail et de repas en commun. Rien
n’ébranlait la conviction qu’ils avaient d’y entrer enfin. La
caisse s’était épuisée, la Compagnie ne céderait pas,
chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient
leur espoir, et ils montraient le mépris souriant des faits. Si
la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette
foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les
Maheu et les autres avaient digéré trop vite leur soupe
d’eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige,
l’extase d’une vie meilleure qui jetait les martyrs aux bêtes.
Désormais, Étienne était le chef incontesté. Dans les
conversations du soir, il rendait des oracles, à mesure que
l’étude l’affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il
passait les nuits à lire, il recevait un nombre plus grand de
lettres; même il s’était abonné au Vengeur, une feuille
socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait
dans le coron, lui avait attiré, de la part des camarades,
une considération extraordinaire. Sa popularité croissante
le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une
correspondance étendue, discuter du sort des travailleurs
aux quatre coins de la province, donner des consultations
aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le
monde rouler autour de soi, c’était un continuel gonflement

de vanité, pour lui, l’ancien mécanicien, le haveur aux
mains grasses et noires. Il montait d’un échelon, il entrait
dans cette bourgeoisie exécrée, avec des satisfactions
d’intelligence et de bien-être, qu’il ne s’avouait pas. Un seul
malaise lui restait, la conscience de son manque
d’instruction, qui le rendait embarrassé et timide, dès qu’il
se trouvait devant un monsieur en redingote. S’il continuait
à s’instruire, dévorant tout, le manque de méthode rendait
l’assimilation très lente, une telle confusion se produisait,
qu’il finissait par savoir des choses qu’il n’avait pas
comprises. Aussi, à certaines heures de bon sens,
éprouvait-il une inquiétude sur sa mission, la peur de n’être
point l’homme attendu. Peut-être aurait-il fallu un avocat, un
savant capable de parler et d’agir, sans compromettre les
camarades? Mais une révolte le remettait bientôt
d’aplomb. Non, non, pas d’avocats! tous sont des canailles,
ils profitent de leur science pour s’engraisser avec le
peuple! Ça tournerait comme ça tournerait, les ouvriers
devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rêve de chef
populaire le berçait de nouveau: Montsou à ses pieds,
Paris dans un lointain de brouillard, qui sait? la députation
un jour, la tribune d’une salle riche, où il se voyait foudroyant
les bourgeois du premier discours prononcé par un ouvrier
dans un Parlement.
Depuis quelques jours, Étienne était perplexe. Pluchart
écrivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre à Montsou,
pour chauffer le zèle des grévistes. Il s’agissait d’organiser
une réunion privée, que le mécanicien présiderait; et il y

avait, sous ce projet, l’idée d’exploiter la grève, de gagner
à l’Internationale les mineurs, qui, jusque-là, s’étaient
montrés méfiants. Étienne redoutait du tapage, mais il
aurait cependant laissé venir Pluchart, si Rasseneur n’avait
blâmé violemment cette intervention. Malgré sa puissance,
le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les
services étaient plus anciens, et qui gardait des fidèles
parmi ses clients. Aussi hésitait-il encore, ne sachant que
répondre.
Justement, le lundi, vers quatre heures, une nouvelle lettre
arriva de Lille, comme Étienne se trouvait seul, avec la
Maheude, dans la salle du bas. Maheu, énervé d’oisiveté,
était parti à la pêche: s’il avait la chance de prendre un
beau poisson, en dessous de l’écluse du canal, on le
vendrait et on achèterait du pain. Le vieux Bonnemort et le
petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes
remises à neuf; tandis que les enfants étaient sortis avec
Alzire, qui passait des heures sur le terri, à ramasser des
escarbilles. Assise près du maigre feu, qu’on n’osait plus
entretenir, la Maheude, dégrafée, un sein hors du corsage
et tombant jusqu’au ventre, faisait téter Estelle.
Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l’interrogea.
—Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de
l’argent?
Il répondit non du geste, et elle continua:

—Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire…
Enfin, on tiendra tout de même. Quand on a le bon droit de
son côté, n’est-ce pas? ça vous donne du coeur, on finit
toujours par être les plus forts.
A cette heure, elle était pour la grève, raisonnablement. Il
aurait mieux valu forcer la Compagnie à être juste, sans
quitter le travail. Mais, puisqu’on l’avait quitté, on devait ne
pas le reprendre, avant d’obtenir justice. Là-dessus, elle se
montrait d’une énergie intraitable. Plutôt crever que de
paraître avoir eu tort, lorsqu’on avait raison!
—Ah! s’écria Étienne, s’il éclatait un bon choléra, qui nous
débarrassât de tous ces exploiteurs de la Compagnie!
—Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à
personne. Ça ne nous avancerait guère, il en repousserait
d’autres… Moi, je demande seulement que ceux-là
reviennent à des idées plus sensées, et j’attends ça, car il y
a des braves gens partout… Vous savez que je ne suis
pas du tout pour votre politique.
En effet, elle blâmait d’habitude ses violences de paroles,
elle le trouvait batailleur. Qu’on voulût se faire payer son
travail ce qu’il valait, c’était bon; mais pourquoi s’occuper
d’un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement?
pourquoi se mêler des affaires des autres, où il n’y avait
que de mauvais coups à attraper? Et elle lui gardait son
estime, parce qu’il ne se grisait pas et qu’il lui payait

régulièrement ses quarante-cinq francs de pension. Quand
un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le
reste.
Étienne, alors, parla de la République, qui donnerait du
pain à tout le monde. Mais la Maheude secoua la tête, car
elle se souvenait de 48, une année de chien, qui les avait
laissés nus comme des vers, elle et son homme, dans les
premiers temps de leur ménage. Elle s’oubliait à en conter
les embêtements d’une voix morne, les yeux perdus, la
gorge à l’air, tandis que sa fille Estelle, sans lâcher le sein,
s’endormait sur ses genoux. Et, absorbé lui aussi, Étienne
regardait fixement ce sein énorme, dont la blancheur molle
tranchait avec le teint massacré et jauni du visage.
—Pas un liard, murmurait-elle, rien à se mettre sous la
dent, et toutes les fosses qui s’arrêtaient. Enfin, quoi! la
crevaison du pauvre monde, comme aujourd’hui!
Mais, à ce moment, la porte s’ouvrit, et ils restèrent muets
de surprise devant Catherine qui entrait. Depuis sa fuite
avec Chaval, elle n’avait plus reparu au coron. Son trouble
était si grand, qu’elle ne referma pas la porte, tremblante et
muette. Elle comptait trouver sa mère seule, la vue du jeune
homme dérangeait la phrase préparée en route.
—Qu’est-ce que tu viens ficher ici? cria la Maheude, sans
même quitter sa chaise. Je ne veux plus de toi, va-t’en!

Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots.
—Maman, c’est du café et du sucre… Oui, pour les
enfants… J’ai fait des heures, j’ai songé à eux…
Elle tirait de ses poches une livre de café et une livre de
sucre, qu’elle s’enhardit à poser sur la table. La grève du
Voreux la tourmentait, tandis qu’elle travaillait à Jean-Bart,
et elle n’avait trouvé que cette façon d’aider un peu ses
parents, sous le prétexte de songer aux petits. Mais son
bon coeur ne désarmait pas sa mère, qui répliqua:
—Au lieu de nous apporter des douceurs, tu aurais mieux
fait de rester à nous gagner du pain.
Elle l’accabla, elle se soulagea, en lui jetant à la face tout
ce qu’elle répétait contre elle, depuis un mois. Filer avec un
homme, se coller à seize ans, lorsqu’on avait une famille
dans le besoin! Il fallait être la dernière des filles
dénaturées. On pouvait pardonner une bêtise, mais une
mère n’oubliait jamais un pareil tour. Et encore si on l’avait
tenue à l’attache! Pas du tout, elle était libre comme l’air, on
lui demandait seulement de rentrer coucher.
—Dis? qu’est-ce que tu as dans la peau, à ton âge?
Catherine, immobile près de la table, écoutait, la tête
basse. Un tressaillement agitait son maigre corps de fille
tardive, et elle tâchait de répondre, en paroles
entrecoupées.

—Oh! s’il n’y avait que moi, pour ce que ça m’amuse!…
C’est lui. Quand il veut, je suis bien forcée de vouloir, n’est-
ce pas? parce que, vois-tu, il est le plus fort… Est-ce qu’on
sait comment les choses tournent? Enfin, c’est fait, et ce
n’est pas à défaire, car autant lui qu’un autre, maintenant.
Faut bien qu’il m’épouse.
Elle se défendait sans révolte, avec la résignation passive
des filles qui subissent le mâle de bonne heure. N’était-ce
pas la loi commune? Jamais elle n’avait rêvé autre chose,
une violence derrière le terri, un enfant à seize ans, puis la
misère dans le ménage, si son galant l’épousait. Et elle ne
rougissait de honte, elle ne tremblait ainsi, que
bouleversée d’être traitée en gueuse devant ce garçon,
dont la présence l’oppressait et la désespérait.
Étienne, cependant, s’était levé, en affectant de secouer le
feu à demi éteint, pour ne pas gêner l’explication. Mais
leurs regards se rencontrèrent, il la trouvait pâle, éreintée,
jolie quand même avec ses yeux si clairs, dans sa face qui
se tannait; et il éprouva un singulier sentiment, sa rancune
était partie, il aurait simplement voulu qu’elle fût heureuse,
chez cet homme qu’elle lui avait préféré. C’était un besoin
de s’occuper d’elle encore, une envie d’aller à Montsou
forcer l’autre à des égards. Mais elle ne vit que de la pitié
dans cette tendresse qui s’offrait toujours, il devait la
mépriser pour la dévisager de la sorte. Alors, son coeur se
serra tellement, qu’elle étrangla, sans pouvoir bégayer

d’autres paroles d’excuse.
—C’est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude
implacable. Si tu reviens pour rester, entre; autrement, file
tout de suite, et estime-toi heureuse que je sois
embarrassée, car je t’aurais déjà fichu mon pied quelque
part.
Comme si, brusquement, cette menace se réalisait,
Catherine reçut dans le derrière, à toute volée, un coup de
pied dont la violence l’étourdit de surprise et de douleur.
C’était Chaval, entré d’un bond par la porte ouverte, qui lui
allongeait une ruade de bête mauvaise. Depuis une
minute, il la guettait du dehors.
—Ah! salope, hurla-t-il, je t’ai suivie, je savais bien que tu
revenais ici t’en faire foutre jusqu’au nez! Et c’est toi qui le
paies, hein? Tu l’arroses de café avec mon argent!
La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne bougeaient pas. D’un
geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte.
—Sortiras-tu, nom de Dieu!
Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la
mère.
—Un joli métier de garder la maison, pendant que ta putain
de fille est là-haut, les jambes en l’air!

Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la
traînait dehors. A la porte, il se retourna de nouveau vers la
Maheude, clouée sur sa chaise. Elle en avait oublié de
rentrer son sein. Estelle s’était endormie, le nez glissé en
avant, dans la jupe de laine; et le sein énorme pendait, libre
et nu, comme une mamelle de vache puissante.
—Quand la fille n’y est pas, c’est la mère qui se fait
tamponner, cria Chaval. Va, montre-lui ta viande! Il n’est
pas dégoûté, ton salaud de logeur!
Du coup, Étienne voulut gifler le camarade. La peur
d’ameuter le coron par une bataille l’avait retenu de lui
arracher Catherine des mains. Mais, à son tour, une rage
l’emportait, et les deux hommes se trouvèrent face à face,
le sang dans les yeux. C’était une vieille haine, une jalousie
longtemps inavouée, qui éclatait. Maintenant, il fallait que
l’un des deux mangeât l’autre.
—Prends garde! balbutia Étienne, les dents serrées.
J’aurai ta peau.
—Essaie! répondit Chaval.
Ils se regardèrent encore pendant quelques secondes, de
si près, que leur souffle ardent brûlait leur visage. Et ce fut
Catherine, suppliante, qui reprit la main de son amant pour
l’entraîner. Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans
tourner la tête.

—Quelle brute! murmura Étienne en fermant la porte
violemment, agité d’une telle colère, qu’il dut se rasseoir.
En face de lui, la Maheude n’avait pas remué. Elle eut un
grand geste, et un silence se fit, pénible et lourd des
choses qu’ils ne disaient pas. Malgré son effort, il revenait
quand même à sa gorge, à cette coulée de chair blanche,
dont l’éclat maintenant le gênait. Sans doute, elle avait
quarante ans et elle était déformée, comme une bonne
femelle qui produisait trop; mais beaucoup la désiraient
encore, large, solide, avec sa grosse figure longue
d’ancienne belle fille. Lentement, d’un air tranquille, elle
avait pris à deux mains sa mamelle et la rentrait. Un coin
rose s’obstinait, elle le renfonça du doigt, puis se boutonna,
toute noire à présent, avachie dans son vieux caraco.
—C’est un cochon, dit-elle enfin. Il n’y a qu’un sale cochon
pour avoir des idées si dégoûtantes… Moi, je m’en fiche!
Ça ne méritait pas de réponse.
Puis, d’une voix franche, elle ajouta, sans quitter le jeune
homme du regard:
—J’ai mes défauts bien sûr, mais je n’ai pas celui-là… Il n’y
a que deux hommes qui m’ont touchée, un herscheur
autrefois, à quinze ans, et Maheu ensuite. S’il m’avait
lâchée comme l’autre, dame! je ne sais trop ce qu’il serait
arrivé, et je ne suis pas plus fière pour m’être bien conduite
avec lui depuis notre mariage, parce que, lorsqu’on n’a

point fait le mal, c’est souvent que les occasions ont
manqué… Seulement, je dis ce qui est, et je connais des
voisines qui n’en pourraient dire autant, n’est-ce pas?
—Ça, c’est bien vrai, répondit Étienne en se levant.
Et il sortit, pendant qu’elle se décidait à rallumer le feu,
après avoir posé Estelle endormie sur deux chaises. Si le
père attrapait et vendait un poisson, on ferait tout de même
de la soupe.
Dehors, la nuit tombait déjà, une nuit glaciale, et la tête
basse, Étienne marchait, pris d’une tristesse noire. Ce
n’était plus de la colère contre l’homme, de la pitié pour la
pauvre fille maltraitée. La scène brutale s’effaçait, se
noyait, le rejetait à la souffrance de tous, aux abominations
de la misère. Il revoyait le coron sans pain, ces femmes,
ces petits qui ne mangeraient pas le soir, tout ce peuple
luttant, le ventre vide. Et le doute dont il était effleuré
parfois, s’éveillait en lui, dans la mélancolie affreuse du
crépuscule, le torturait d’un malaise qu’il n’avait jamais
ressenti si violent. De quelle terrible responsabilité il se
chargeait! Allait-il les pousser encore, les faire s’entêter à
la résistance, maintenant qu’il n’y avait ni argent ni crédit?
et quel serait le dénouement, s’il n’arrivait aucun secours, si
la faim abattait les courages? Brusquement, il venait
d’avoir la vision du désastre: des enfants qui mouraient,
des mères qui sanglotaient, tandis que les hommes, hâves
et maigris, redescendaient dans les fosses. Il marchait

toujours, ses pieds butaient sur les pierres, l’idée que la
Compagnie serait la plus forte et qu’il aurait fait le malheur
des camarades, l’emplissait d’une insupportable angoisse.
Lorsqu’il leva la tête, il vit qu’il était devant le Voreux. La
masse sombre des bâtiments s’alourdissait sous les
ténèbres croissantes. Au milieu du carreau désert, obstrué
de grandes ombres immobiles, on eût dit un coin de
forteresse abandonnée. Dès que la machine d’extraction
s’arrêtait, l’âme s’en allait des murs. A cette heure de nuit,
rien n’y vivait plus, pas une lanterne, pas une voix; et
l’échappement de la pompe lui-même n’était qu’un râle
lointain, venu on ne savait d’où, dans cet anéantissement
de la fosse entière.
Étienne regardait, et le sang lui remontait au coeur. Si les
ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses
millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre
du travail contre l’argent? En tout cas, la victoire lui
coûterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. Il était
repris d’une fureur de bataille, du besoin farouche d’en finir
avec la misère, même au prix de la mort. Autant valait-il
que le coron crevât d’un coup, si l’on devait continuer à
crever en détail, de famine et d’injustice. Des lectures mal
digérées lui revenaient, des exemples de peuples qui
avaient incendié leurs villes pour arrêter l’ennemi, des
histoires vagues où les mères sauvaient les enfants de
l’esclavage, en leur cassant la tête sur le pavé, où les
hommes se laissaient mourir d’inanition, plutôt que de

manger le pain des tyrans. Cela l’exaltait, une gaieté rouge
se dégageait de sa crise de noire tristesse, chassant le
doute, lui faisant honte de cette lâcheté d’une heure. Et,
dans ce réveil de sa foi, des bouffées d’orgueil
reparaissaient et l’emportaient plus haut, la joie d’être le
chef, de se voir obéi jusqu’au sacrifice, le rêve élargi de sa
puissance, le soir du triomphe. Déjà, il imaginait une scène
d’une grandeur simple, son refus du pouvoir, l’autorité
remise entre les mains du peuple, quand il serait le maître.
Mais il s’éveilla, il tressaillit à la voix de Maheu qui lui
contait sa chance, une truite superbe pêchée et vendue
trois francs. On aurait de la soupe. Alors, il laissa le
camarade retourner seul au coron, en lui disant qu’il le
suivait; et il entra s’attabler à l’Avantage, il attendit le départ
d’un client pour avertir nettement Rasseneur qu’il allait
écrire à Pluchart de venir tout de suite. Sa résolution était
prise, il voulait organiser une réunion privée, car la victoire
lui semblait certaine, si les charbonniers de Montsou
adhéraient en masse à l’Internationale.
IV
Ce fut au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir, qu’on organisa
la réunion privée, pour le jeudi, à deux heures. La veuve,
outrée des misères qu’on faisait à ses enfants, les

charbonniers, ne décolérait plus, depuis surtout que son
cabaret se vidait. Jamais grève n’avait eu moins soif, les
soûlards s’enfermaient chez eux, par crainte de désobéir
au mot d’ordre de sagesse. Aussi Montsou, qui grouillait
de monde les jours de ducasse, allongeait-il sa large rue,
muette et morne, d’un air de désolation. Plus de bière
coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux étaient
secs. Sur le pavé, au débit Casimir et à l’estaminet du
Progrès, on ne voyait que les faces pâles des cabaretières
interrogeant la route; puis, dans Montsou même, toute la
ligne s’étendait déserte, de l’estaminet Lenfant à
l’estaminet Tison, en passant par l’estaminet Piquette et le
débit de la Tête-Coupée; seul, l’estaminet Saint-Éloi, que
des porions fréquentaient, versait encore quelques chopes;
et la solitude gagnait jusqu’au Volcan, dont les dames
chômaient, faute d’amateurs, bien qu’elles eussent baissé
leur prix de dix sous à cinq sous, vu la rigueur des temps.
C’était un vrai deuil qui crevait le coeur du pays entier.
—Nom de Dieu! s’était écriée la veuve Désir, en tapant
des deux mains sur ses cuisses, c’est la faute aux
gendarmes! Qu’ils me foutent en prison, s’ils le veulent,
mais il faut que je les embête!
Pour elle, toutes les autorités, tous les patrons, c’étaient
des gendarmes, un terme de mépris général, dans lequel
elle enveloppait les ennemis du peuple. Et elle avait
accueilli avec transport la demande d’Étienne: sa maison
entière appartenait aux mineurs, elle prêterait gratuitement

la salle de bal, elle lancerait elle-même les invitations,
puisque la loi l’exigeait. D’ailleurs, tant mieux, si la loi n’était
pas contente! on verrait sa gueule. Dès le lendemain, le
jeune homme lui apporta à signer une cinquantaine de
lettres, qu’il avait fait copier par les voisins du coron
sachant écrire; et l’on envoya ces lettres, dans les fosses,
aux délégués et à des hommes dont on était sûr. L’ordre du
jour avoué était de discuter la continuation de la grève;
mais, en réalité, on attendait Pluchart, on comptait sur un
discours de lui, pour enlever l’adhésion en masse à
l’Internationale.
Le jeudi matin, Étienne fut pris d’inquiétude, en ne voyant
pas arriver son ancien contremaître, qui avait promis par
dépêche d’être là le mercredi soir. Que se passait-il donc?
Il était désolé de ne pouvoir s’entendre avec lui, avant la
réunion. Dès neuf heures, il se rendit à Montsou, dans
l’idée que le mécanicien y était peut-être allé tout droit,
sans s’arrêter au Voreux.
—Non, je n’ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir.
Mais tout est prêt, venez donc voir.
Elle le conduisit dans la salle de bal. La décoration en était
restée la même, des guirlandes qui soutenaient, au
plafond, une couronne de fleurs en papier peint, et des
écussons de carton doré alignant des noms de saints et de
saintes, le long des murs. Seulement, on avait remplacé la
tribune des musiciens par une table et trois chaises, dans

un angle; et, rangés de biais, des bancs garnissaient la
salle.
—C’est parfait, déclara Étienne.
—Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous.
Gueulez tant que ça vous plaira… Faudra que les
gendarmes me passent sur le corps, s’ils viennent.
Malgré son inquiétude, il ne put s’empêcher de sourire en
la regardant, tellement elle lui parut vaste, avec une paire
de seins dont un seul réclamait un homme, pour être
embrassé; ce qui faisait dire que, maintenant, sur les six
galants de la semaine, elle en prenait deux chaque soir, à
cause de la besogne.
Mais Étienne s’étonna de voir entrer Rasseneur et
Souvarine; et, comme la veuve les laissait tous trois dans
la grande salle vide, il s’écria:
—Tiens! c’est déjà vous!
Souvarine, qui avait travaillé la nuit au Voreux, les
machineurs n’étant pas en grève, venait simplement par
curiosité. Quant à Rasseneur, il semblait gêné depuis deux
jours, sa grasse figure ronde avait perdu son rire
débonnaire.
—Pluchart n’est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta
Étienne.

Le cabaretier détourna les yeux et répondit entre ses
dents:
—Ça ne m’étonne pas, je ne l’attends plus.
—Comment?
Alors, il se décida, il regarda l’autre en face, et d’un air
brave:
—C’est que, moi aussi, je lui ai envoyé une lettre, si tu veux
que je te le dise; et, dans cette lettre, je l’ai supplié de ne
pas venir… Oui, je trouve que nous devons faire nos
affaires nous-mêmes, sans nous adresser aux étrangers.
Étienne, hors de lui, tremblant de colère, les yeux dans les
yeux du camarade, répétait en bégayant:
—Tu as fait ça! tu as fait ça!
—J’ai fait ça, parfaitement! Et tu sais pourtant si j’ai
confiance en Pluchart! C’est un malin et un solide, on peut
marcher avec lui… Mais, vois-tu, je me fous de vos idées,
moi! La politique, le gouvernement, tout ça, je m’en fous!
Ce que je désire, c’est que le mineur soit mieux traité. J’ai
travaillé au fond pendant vingt ans, j’y ai sué tellement de
misère et de fatigue, que je me suis juré d’obtenir des
douceurs pour les pauvres bougres qui y sont encore; et, je
le sens bien, vous n’obtiendrez rien du tout avec vos

histoires, vous allez rendre le sort de l’ouvrier encore plus
misérable…Quand il sera forcé par la faim de
redescendre, on le salera davantage, la Compagnie le
paiera à coups de trique, comme un chien échappé qu’on
fait rentrer à la niche… Voilà ce que je veux empêcher,
entends-tu!
Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur
ses grosses jambes. Et toute sa nature d’homme
raisonnable et patient se confessait en phrases claires, qui
coulaient abondantes, sans effort. Est-ce que ce n’était pas
stupide de croire qu’on pouvait d’un coup changer le
monde, mettre les ouvriers à la place des patrons, partager
l’argent comme on partage une pomme? Il faudrait des
mille ans et des mille ans pour que ça se réalisât peut-être.
Alors, qu’on lui fichât la paix, avec les miracles! Le parti le
plus sage, quand on ne voulait pas se casser le nez, c’était
de marcher droit, d’exiger les réformes possibles,
d’améliorer enfin le sort des travailleurs, dans toutes les
occasions. Ainsi, lui se faisait fort, s’il s’en occupait,
d’amener la Compagnie à des conditions meilleures; au
lieu que, va te faire fiche! on y crèverait tous, en s’obstinant.
Étienne l’avait laissé parler, la parole coupée par
l’indignation. Puis, il cria:
—Nom de Dieu! tu n’as donc pas de sang dans les
veines?

Un instant, il l’aurait giflé; et, pour résister à la tentation, il
se lança dans la salle à grands pas, il soulagea sa fureur
sur les bancs, au travers desquels il s’ouvrait un passage.
—Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On
n’a pas besoin d’entendre.
Après être allé lui-même la fermer, il s’assit tranquillement
sur une des chaises du bureau. Il avait roulé une cigarette,
il regardait les deux autres de son oeil doux et fin, les
lèvres pincées d’un mince sourire.
—Quand tu te fâcheras, ça n’avance à rien, reprit
judicieusement Rasseneur. Moi, j’ai cru d’abord que tu
avais du bon sens. C’était très bien de recommander le
calme aux camarades, de les forcer à ne pas remuer de
chez eux, d’user de ton pouvoir enfin pour le maintien de
l’ordre. Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le
gâchis!
A chacune de ses courses au milieu des bancs, Étienne
revenait vers le cabaretier, le saisissait par les épaules, le
secouait, en lui criant ses réponses dans la face.
—Mais, tonnerre de Dieu! je veux bien être calme. Oui, je
leur ai imposé une discipline! oui, je leur conseille encore
de ne pas bouger! Seulement, il ne faut pas qu’on se foute
de nous, à la fin!… Tu es heureux de rester froid. Moi, il y a
des heures où je sens ma tête qui déménage.

C’était, de son côté, une confession. Il se raillait de ses
illusions de néophyte, de son rêve religieux d’une cité où la
justice allait régner bientôt, entre les hommes devenus
frères. Un bon moyen vraiment, se croiser les bras et
attendre, si l’on voulait voir les hommes se manger entre
eux jusqu’à la fin du monde, comme des loups. Non! il fallait
s’en mêler, autrement l’injustice serait éternelle, toujours les
riches suceraient le sang des pauvres. Aussi ne se
pardonnait-il pas la bêtise d’avoir dit autrefois qu’on devait
bannir la politique de la question sociale. Il ne savait rien
alors, et depuis il avait lu, il avait étudié. Maintenant, ses
idées étaient mûres, il se vantait d’avoir un système.
Pourtant, il l’expliquait mal, en phrases dont la confusion
gardait un peu de toutes les théories traversées et
successivement abandonnées. Au sommet, restait debout
l’idée de Karl Marx: le capital était le résultat de la
spoliation, le travail avait le devoir et le droit de reconquérir
cette richesse volée. Dans la pratique, il s’était d’abord,
avec Proudhon, laissé prendre par la chimère du crédit
mutuel, d’une vaste banque d’échange, qui supprimait les
intermédiaires; puis, les sociétés coopératives de
Lassalle, dotées par l’État, transformant peu à peu la terre
en une seule ville industrielle, l’avaient passionné, jusqu’au
jour où le dégoût lui en était venu, devant la difficulté du
contrôle; et il en arrivait depuis peu au collectivisme, il
demandait que tous les instruments du travail fussent
rendus à la collectivité. Mais cela demeurait vague, il ne
savait comment réaliser ce nouveau rêve, empêché encore
par les scrupules de sa sensibilité et de sa raison, n’osant

risquer les affirmations absolues des sectaires. Il en était
simplement à dire qu’il s’agissait de s’emparer du
gouvernement, avant tout. Ensuite, on verrait.
—Mais qu’est-ce qu’il te prend? pourquoi passes-tu aux
bourgeois? continua-t-il avec violence, en revenant se
planter devant le cabaretier. Toi-même, tu le disais: il faut
que ça pète!
Rasseneur rougit légèrement.
—Oui, je l’ai dit. Et si ça pète, tu verras que je ne suis pas
plus lâche qu’un autre… Seulement, je refuse d’être avec
ceux qui augmentent le gâchis, pour y pêcher une position.
A son tour, Étienne fut pris de rougeur. Les deux hommes
ne crièrent plus, devenus aigres et mauvais, gagnés par le
froid de leur rivalité. C’était, au fond, ce qui outrait les
systèmes, jetant l’un à une exagération révolutionnaire,
poussant l’autre à une affectation de prudence, les
emportant malgré eux au-delà de leurs idées vraies, dans
ces fatalités des rôles qu’on ne choisit pas soi-même. Et
Souvarine, qui les écoutait, laissa voir, sur son visage de
fille blonde, un mépris silencieux, l’écrasant mépris de
l’homme prêt à donner sa vie, obscurément, sans même en
tirer l’éclat du martyre.
—Alors, c’est pour moi que tu dis ça? demanda Étienne.
Tu es jaloux?

—Jaloux de quoi? répondit Rasseneur. Je ne me pose pas
en grand homme, je ne cherche pas à créer une section à
Montsou, pour en devenir le secrétaire.
L’autre voulut l’interrompre, mais il ajouta:
—Sois donc franc! tu te fiches de l’Internationale, tu brûles
seulement d’être à notre tête, de faire le monsieur en
correspondant avec le fameux Conseil fédéral du Nord!
Un silence régna. Étienne, frémissant, reprit:
—C’est bon… Je croyais n’avoir rien à me reprocher.
Toujours je te consultais, car je savais que tu avais
combattu ici, longtemps avant moi. Mais, puisque tu ne
peux souffrir personne à ton côté, j’agirai désormais tout
seul… Et, d’abord, je t’avertis que la réunion aura lieu,
même si Pluchart ne vient pas, et que les camarades
adhéreront malgré toi.
—Oh! adhérer, murmura le cabaretier, ce n’est pas fait… Il
faudra les décider à payer la cotisation.
—Nullement. L’Internationale accorde du temps aux
ouvriers en grève. Nous paierons plus tard, et c’est elle qui,
tout de suite, viendra à notre secours.
Rasseneur, du coup, s’emporta.
—Eh bien! nous allons voir… J’en suis, de ta réunion, et je

parlerai. Oui, je ne te laisserai pas tourner la tête aux amis,
je les éclairerai sur leurs intérêts véritables. Nous saurons
lequel ils entendent suivre, de moi, qu’ils connaissent
depuis trente ans, ou de toi, qui as tout bouleversé chez
nous, en moins d’une année… Non! non! fous-moi la paix!
c’est maintenant à qui écrasera l’autre!
Et il sortit, en faisant claquer la porte. Les guirlandes de
fleurs tremblèrent au plafond, les écussons dorés sautèrent
contre les murs. Puis, la grande salle retomba à sa paix
lourde.
Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table.
Après avoir marché un instant en silence, Étienne se
soulageait longuement. Était-ce sa faute, si on lâchait ce
gros fainéant pour venir à lui? et il se défendait d’avoir
recherché la popularité, il ne savait pas même comment
tout cela s’était fait, la bonne amitié du coron, la confiance
des mineurs, le pouvoir qu’il avait sur eux, à cette heure. Il
s’indignait qu’on l’accusât de vouloir pousser au gâchis par
ambition, il tapait sur sa poitrine, en protestant de sa
fraternité.
Brusquement, il s’arrêta devant Souvarine, il cria:
—Vois-tu, si je savais coûter une goutte de sang à un ami,
je filerais tout de suite en Amérique!
Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de

nouveau ses lèvres.
—Oh! du sang, murmura-t-il, qu’est-ce que ça fait? la terre
en a
besoin.
Étienne, se calmant, prit une chaise et s’accouda de l’autre
côté de la table. Cette face blonde, dont les yeux rêveurs
s’ensauvageaient parfois d’une clarté rouge, l’inquiétait,
exerçait sur sa volonté une action singulière. Sans que le
camarade parlât, conquis par ce silence même, il se
sentait absorbé peu à peu.
—Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place? N’ai-je
pas raison de vouloir agir?… Le mieux, n’est-ce pas? est
de nous mettre de cette Association.
Souvarine, après avoir soufflé lentement un jet de fumée,
répondit par son mot favori:
—Oui, des bêtises! mais, en attendant, c’est toujours ça…
D’ailleurs, leur Internationale va marcher bientôt. Il s’en
occupe.
—Qui donc?
—Lui!
Il avait prononcé ce mot à demi-voix, d’un air de ferveur
religieuse, en jetant un regard vers l’Orient. C’était du

maître qu’il parlait, de Bakounine l’exterminateur.
—Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il,
tandis que tes savants sont des lâches, avec leur
évolution… Avant trois ans, l’Internationale, sous ses
ordres, doit écraser le vieux monde.
Étienne tendait les oreilles, très attentif. Il brûlait de
s’instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur
lequel le machineur ne lâchait que de rares paroles
obscures, comme s’il en eût gardé pour lui les mystères.
—Mais enfin explique-moi… Quel est votre but?
—Tout détruire… Plus de nations, plus de gouvernements,
plus de propriété, plus de Dieu ni de culte.
—J’entends bien. Seulement, à quoi ça vous mène-t-il?
—A la commune primitive et sans forme, à un monde
nouveau, au recommencement de tout.
—Et les moyens d’exécution? comment comptez-vous vous
y prendre?
—Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est
le vrai héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en
action, sans phrases puisées dans les livres. Il faut qu’une
série d’effroyables attentats épouvantent les puissants et
réveillent le peuple.

En parlant, Souvarine devenait terrible. Une extase le
soulevait sur sa chaise, une flamme mystique sortait de
ses yeux pâles, et ses mains délicates étreignaient le bord
de la table, à la briser. Saisi de peur, l’autre le regardait,
songeait aux histoires dont il avait reçu la vague
confidence, des mines chargées sous les palais du tzar,
des chefs de la police abattus à coups de couteau ainsi
que des sangliers, une maîtresse à lui, la seule femme qu’il
eût aimée, pendue à Moscou, un matin de pluie, pendant
que, dans la foule, il la baisait des yeux, une dernière fois.
—Non! non! murmura Étienne, avec un grand geste qui
écartait ces abominables visions, nous n’en sommes pas
encore là, chez nous. L’assassinat, l’incendie, jamais! C’est
monstrueux, c’est injuste, tous les camarades se lèveraient
pour étrangler le coupable!
Et puis, il ne comprenait toujours pas, sa race se refusait
au rêve sombre de cette extermination du monde, fauché
comme un champ de seigle, à ras de terre. Ensuite, que
ferait-on, comment repousseraient les peuples? Il exigeait
une réponse.
—Dis-moi ton programme. Nous voulons savoir où nous
allons, nous autres.
Alors, Souvarine conclut paisiblement, avec son regard
noyé et perdu:

—Tous les raisonnements sur l’avenir sont criminels, parce
qu’ils empêchent la destruction pure et entravent la marche
de la révolution.
Cela fit rire Étienne, malgré le froid que la réponse lui avait
soufflé sur la chair. Du reste, il confessait volontiers qu’il y
avait du bon dans ces idées, dont l’effrayante simplicité
l’attirait. Seulement, ce serait donner la partie trop belle à
Rasseneur, si l’on en contait de pareilles aux camarades. Il
s’agissait d’être pratique.
La veuve Désir leur proposa de déjeuner. Ils acceptèrent,
ils passèrent dans la salle du cabaret, qu’une cloison
mobile séparait du bal, pendant la semaine. Lorsqu’ils
eurent fini leur omelette et leur fromage, le machineur voulut
partir; et, comme l’autre le retenait:
—A quoi bon? pour vous entendre dire des bêtises
inutiles!… J’en ai assez vu. Bonsoir!
Il s’en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux
lèvres.
L’inquiétude d’Étienne croissait. Il était une heure,
décidément Pluchart lui manquait de parole. Vers une
heure et demie, les délégués commencèrent à paraître, et
il dut les recevoir, car il désirait veiller aux entrées, de peur
que la Compagnie n’envoyât ses mouchards habituels. Il
examinait chaque lettre d’invitation, dévisageait les gens;

beaucoup, d’ailleurs, pénétraient sans lettre, il suffisait qu’il
les connût, pour qu’on leur ouvrît la porte. Comme deux
heures sonnaient, il vit arriver Rasseneur, qui acheva sa
pipe devant le comptoir, en causant, sans hâte. Ce calme
goguenard acheva de l’énerver, d’autant plus que des
farceurs étaient venus, simplement pour la rigolade,
Zacharie, Mouquet, d’autres encore: ceux-là se fichaient de
la grève, trouvaient drôle de ne rien faire; et, attablés,
dépensant leurs derniers deux sous à une chope, ils
ricanaient, ils blaguaient les camarades, les convaincus,
qui allaient avaler leur langue d’embêtement.
Un nouveau quart d’heure s’écoula. On s’impatientait dans
la salle. Alors, Étienne, désespéré, eut un geste de
résolution. Et il se décidait à entrer, quand la veuve Désir,
qui allongeait la tête au-dehors, s’écria:
—Mais le voilà, votre monsieur!


C’était Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, traîné par un
cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pavé, mince,
bellâtre, la tête carrée et trop grosse, ayant sous sa
redingote de drap noir l’endimanchement d’un ouvrier
cossu. Depuis cinq ans, il n’avait plus donné un coup de
lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction,
vaniteux de ses succès de tribune; mais il gardait des
raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne
repoussaient pas, mangés par le fer. Très actif, il servait
son ambition, en battant la province sans relâche, pour le

placement de ses idées.
—Ah! ne m’en veuillez pas! dit-il, devançant les questions
et les reproches. Hier, conférence à Preuilly le matin,
réunion le soir à Valençay. Aujourd’hui, déjeuner à
Marchiennes, avec Sauvagnat… Enfin, j’ai pu prendre une
voiture. Je suis exténué, vous entendez ma voix. Mais ça
ne fait rien, je parlerai tout de même.
Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu’il se ravisa.
—Sapristi! et les cartes que j’oublie! Nous serions propres!
Il revint à la voiture, que le cocher remisait, et il tira du
coffre une petite caisse de bois noir, qu’il emporta sous
son bras.
Étienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que
Rasseneur, consterné, n’osait lui tendre la main. L’autre la
lui serrait déjà, et il dit à peine un mot rapide de la lettre:
quelle drôle d’idée! pourquoi ne pas faire cette réunion? on
devait toujours faire une réunion, quand on le pouvait. La
veuve Désir lui offrit de prendre quelque chose, mais il
refusa. Inutile! il parlait sans boire. Seulement, il était
pressé, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu’à
Joiselle, où il voulait s’entendre avec Legoujeux. Tous alors
entrèrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et
Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs.
Et la porte fut fermée à clef, pour être chez soi, ce qui fit

ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant crié à
Mouquet qu’ils allaient peut-être bien foutre un enfant à eux
tous, là-dedans.
Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes,
dans l’air enfermé de la salle, où les odeurs chaudes du
dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements
coururent, les têtes se tournèrent, pendant que les
nouveaux venus s’asseyaient aux places vides. On
regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait
une surprise et un malaise.
Mais, immédiatement, sur la proposition d’Étienne, on
constitua le bureau. Il lançait des noms, les autres
approuvaient en levant la main. Pluchart fut nommé
président, puis on désigna comme assesseurs Maheu et
Étienne lui-même. Il y eut un remuement de chaises, le
bureau s’installait; et l’on chercha un instant le président
disparu derrière la table, sous laquelle il glissait la caisse,
qu’il n’avait pas lâchée. Quand il reparut, il tapa légèrement
du poing pour réclamer l’attention; ensuite, il commença
d’une voix enrouée:
—Citoyens…
Une petite porte s’ouvrit, il dut s’interrompre. C’était la
veuve Désir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six
chopes sur un plateau.

—Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu’on parle,
on a soif.
Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer. Il se dit très
touché du bon accueil des travailleurs de Montsou, il
s’excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa
gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen
Rasseneur, qui la demandait.
Déjà, Rasseneur se plantait à côté de la table, près des
chopes. Une chaise retournée lui servait de tribune. Il
semblait très ému, il toussa avant de lancer à pleine voix:
—Camarades…
Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses,
c’était la facilité de sa parole, la bonhomie avec laquelle il
pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se
lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant,
les noyait, les étourdissait, jusqu’à ce que tous criassent:
«Oui, oui, c’est bien vrai, tu as raison!» Pourtant, ce jour-là,
dès les premiers mots, il avait senti une opposition sourde.
Aussi avançait-il prudemment. Il ne discutait que la
continuation de la grève, il attendait d’être applaudi, avant
de s’attaquer à l’Internationale. Certes, l’honneur défendait
de céder aux exigences de la Compagnie; mais, que de
misères! quel avenir terrible, s’il fallait s’obstiner longtemps
encore! Et, sans se prononcer pour la soumission, il
amollissait les courages, il montrait les corons mourant de

faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les
partisans de la résistance. Trois ou quatre amis essayèrent
de l’approuver, ce qui accentua le silence froid du plus
grand nombre, la désapprobation peu à peu irritée qui
accueillait ses phrases. Alors, désespérant de les
reconquérir, la colère l’emporta, il leur prédit des malheurs,
s’ils se laissaient tourner la tête par des provocations
venues de l’étranger. Les deux tiers s’étaient levés, se
fâchaient, voulaient l’empêcher d’en dire davantage,
puisqu’il les insultait, en les traitant comme des enfants
incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup
des gorgées de bière, parlait quand même au milieu du
tumulte, criait violemment qu’il n’était pas né, bien sûr, le
gaillard qui l’empêcherait de faire son devoir!
Pluchart était debout. Comme il n’avait pas de sonnette, il
tapait du poing sur la table, il répétait de sa voix étranglée:
—Citoyens… citoyens…
Enfin, il obtint un peu de calme, et la réunion, consultée,
retira la parole à Rasseneur. Les délégués qui avaient
représenté les fosses, dans l’entrevue avec le directeur,
menaient les autres, tous enragés par la faim, travaillés
d’idées nouvelles. C’était un vote réglé à l’avance.
—Tu t’en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant
le poing à
Rasseneur.

Étienne s’était penché, derrière le dos du président, pour
apaiser Maheu, très rouge, mis hors de lui par ce discours
d’hypocrite.
—Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la
parole.
Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pénible et
rauque; mais il s’y était habitué, toujours en course,
promenant sa laryngite avec son programme. Peu à peu, il
l’enflait et en tirait des effets pathétiques. Les bras ouverts,
accompagnant les périodes d’un balancement d’épaules, il
avait une éloquence qui tenait du prône, une façon
religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le
ronflement monotone finissait par convaincre.
Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de
l’Internationale, celui qu’il déballait d’abord, dans les
localités où il débutait. Il en expliqua le but, l’émancipation
des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas
la commune, plus haut la province, plus haut encore la
nation, et tout au sommet l’humanité. Ses bras s’agitaient
lentement, entassaient les étages, dressaient l’immense
cathédrale du monde futur. Puis, c’était l’administration
intérieure: il lut les statuts, parla des congrès, indiqua
l’importance croissante de l’oeuvre, l’élargissement du
programme, qui, parti de la discussion des salaires,
s’attaquait maintenant à la liquidation sociale, pour en finir
avec le salariat. Plus de nationalités, les ouvriers du monde

entier réunis dans un besoin commun de justice, balayant
la pourriture bourgeoise, fondant enfin la société libre, où
celui qui ne travaillerait pas, ne récolterait pas! Il mugissait,
son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le
plafond enfumé dont l’écrasement rabattait les éclats de sa
voix.
Une houle agita les têtes. Quelques-uns crièrent:
—C’est ça!… Nous en sommes!
Lui, continuait. C’était la conquête du monde avant trois
ans. Et il énumérait les peuples conquis. De tous côtés
pleuvaient les adhésions. Jamais religion naissante n’avait
fait tant de fidèles. Puis, quand on serait les maîtres, on
dicterait des lois aux patrons, ils auraient à leur tour le
poing sur la gorge.
—Oui! oui!… C’est eux qui descendront!
D’un geste, il réclama le silence. Maintenant, il abordait la
question des grèves. En principe, il les désapprouvait,
elles étaient un moyen trop lent, qui aggravait plutôt les
souffrances de l’ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand
elles devenaient inévitables, il fallait s’y résoudre, car elles
avaient l’avantage de désorganiser le capital. Et, dans ce
cas, il montrait l’Internationale comme une providence pour
les grévistes, il citait des exemples: à Paris, lors de la
grève des bronziers, les patrons avaient tout accordé d’un

coup, pris de terreur à la nouvelle que l’Internationale
envoyait des secours; à Londres, elle avait sauvé les
mineurs d’une houillère, en rapatriant à ses frais un convoi
de Belges, appelés par le propriétaire de la mine. Il
suffisait d’adhérer, les Compagnies tremblaient, les
ouvriers entraient dans la grande armée des travailleurs,
décidés à mourir les uns pour les autres, plutôt que de
rester les esclaves de la société capitaliste.
Des applaudissements l’interrompirent. Il s’essuyait le front
avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu
lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux
applaudissements lui coupèrent la parole.
—Ça y est! dit-il rapidement à Étienne. Ils en ont assez…
Vite! les cartes!
Il avait plongé sous la table, il reparut avec la petite caisse
de bois noir.
—Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes
de membres. Que vos délégués s’approchent, je les leur
remettrai, et ils les distribueront… Plus tard, on réglera tout.
Rasseneur s’élança, protesta encore. De son côté, Étienne
s’agitait, ayant à prononcer un discours. Une confusion
extrême s’ensuivit. Levaque lançait les poings en avant,
comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu’on
pût distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de

tumulte, une poussière montait du parquet, la poussière
volante des anciens bals, empoisonnant l’air de l’odeur
forte des herscheuses et des galibots.
Brusquement, la petite porte s’ouvrit, la veuve Désir l’emplit
de son ventre et de sa gorge, en disant d’une voix tonnante:
—Taisez-vous donc, nom de Dieu!… V’là les gendarmes!
C’était le commissaire de l’arrondissement qui arrivait, un
peu tard, pour dresser procès-verbal et dissoudre la
réunion. Quatre gendarmes l’accompagnaient. Depuis cinq
minutes, la veuve les amusait à la porte, en répondant
qu’elle était chez elle, qu’on avait bien le droit de réunir des
amis. Mais on l’avait bousculée, et elle accourait prévenir
ses enfants.
—Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui
garde la cour. Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la
ruelle… Dépêchez-vous donc!
Déjà, le commissaire frappait à coups de poing; et,
comme on n’ouvrait pas, il menaçait d’enfoncer la porte. Un
mouchard avait dû parler, car il criait que la réunion était
illégale, un grand nombre de mineurs se trouvant là sans
lettre d’invitation.
Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se
sauver ainsi, on n’avait pas même voté, ni pour l’adhésion,
ni pour la continuation de la grève. Tous s’entêtaient à

parler à la fois. Enfin, le président eut l’idée d’un vote par
acclamation. Des bras se levèrent, les délégués
déclarèrent en hâte qu’ils adhéraient au nom des
camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille
charbonniers de Montsou devinrent membres de
l’Internationale.
Cependant, la débandade commençait. Protégeant la
retraite, la veuve Désir était allée s’accoter contre la porte,
que les crosses des gendarmes ébranlaient dans son dos.
Les mineurs enjambaient les bancs, s’échappaient à la file,
par la cuisine et le bûcher. Rasseneur disparut un des
premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures,
rêvant de se faire offrir une chope, pour se remettre.
Étienne, après s’être emparé de la petite caisse, attendait
avec Pluchart et Maheu, qui tenaient à honneur de sortir les
derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le
commissaire se trouva en présence de la veuve, dont la
gorge et le ventre faisaient encore barricade.
—Ça vous avance à grand-chose, de tout casser chez moi!
dit-elle. Vous voyez bien qu’il n’y a personne.
Le commissaire, un homme lent, que les drames
ennuyaient, menaça simplement de la conduire en prison.
Et il s’en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre
gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de
Mouquet, qui, pris d’admiration devant la bonne blague des
camarades, se fichaient de la force armée.

Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de la caisse,
galopa, suivi des autres. L’idée brusque de Pierron lui vint,
il demanda pourquoi on ne l’avait pas vu; et Maheu, tout en
courant, répondit qu’il était malade: une maladie
complaisante, la peur de se compromettre. On voulait
retenir Pluchart; mais, sans s’arrêter, il déclara qu’il
repartait à l’instant pour Joiselle, où Legoujeux attendait
des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas
la course, les talons en l’air, tous lancés au travers de
Montsou. Des mots s’échangeaient, entrecoupés par le
halètement des poitrines. Étienne et Maheu riaient de
confiance, certains désormais du triomphe: lorsque
l’Internationale aurait envoyé des secours, ce serait la
Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et,
dans cet élan d’espoir, dans ce galop de gros souliers
sonnant sur le pavé des routes, il y avait autre chose
encore, quelque chose d’assombri et de farouche, une
violence dont le vent allait enfiévrer les corons, aux quatre
coins du pays.
V
Une autre quinzaine s’écoula. On était aux premiers jours
de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient
l’immense plaine. Et la misère avait empiré encore, les

corons agonisaient d’heure en heure, sous la disette
croissante. Quatre mille francs, envoyés de Londres, par
l’Internationale, n’avaient pas donné trois jours de pain.
Puis, rien n’était venu. Cette grande espérance morte
abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque
leurs frères eux-mêmes les abandonnaient? Ils se sentaient
perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde.
Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-
Cent-Quarante. Étienne s’était multiplié avec les délégués:
on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes
voisines, et jusqu’à Paris; on faisait des quêtes, on
organisait des conférences. Ces efforts n’aboutissaient
guère, l’opinion, qui s’était émue d’abord, devenait
indifférente, depuis que la grève s’éternisait, très calme,
sans drames passionnants. A peine de maigres aumônes
suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres.
Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant
pièce à pièce le ménage. Tout filait chez les brocanteurs, la
laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles
même. Un instant, on s’était cru sauvé, les petits détaillants
de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des crédits,
pour tâcher de lui reprendre la clientèle; et, durant une
semaine, Verdonck l’épicier, les deux boulangers Carouble
et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs
avances s’épuisaient, les trois s’arrêtèrent. Des huissiers
s’en réjouirent, il n’en résultait qu’un écrasement de dettes,
qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crédit
nulle part, plus une vieille casserole à vendre, on pouvait se

coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux.
Étienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonné ses
appointements, il était allé à Marchiennes engager son
pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir
encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui
restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il.
Son désespoir était que la grève se fût produite trop tôt,
lorsque la caisse de prévoyance n’avait pas eu le temps de
s’emplir. Il y voyait la cause unique du désastre, car les
ouvriers triompheraient sûrement des patrons, le jour où ils
trouveraient dans l’épargne l’argent nécessaire à la
résistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine,
accusant la Compagnie de pousser à la grève, pour
détruire les premiers fonds de la caisse.
La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans
feu, le bouleversait. Il préférait sortir, se fatiguer en
promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu’il
passait près de Réquillart, il avait aperçu, au bord de la
route, une vieille femme évanouie. Sans doute, elle se
mourait d’inanition; et, après l’avoir relevée, il s’était mis à
héler une fille, qu’il voyait de l’autre côté de la palissade.
—Tiens! c’est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette.
Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose.
La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra vivement chez
elle, dans la masure branlante que son père s’était

ménagée au milieu des décombres. Elle en ressortit
aussitôt avec du genièvre et un pain. Le genièvre
ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain,
goulûment. C’était la mère d’un mineur, elle habitait un
coron, du côté de Cougny, et elle était tombée là, en
revenant de Joiselle, où elle avait tenté vainement
d’emprunter dix sous à une soeur. Lorsqu’elle eut mangé,
elle s’en alla, étourdie.
Étienne était resté dans le champ vague de Réquillart, dont
les hangars écroulés disparaissaient sous les ronces.
—Eh bien! tu n’entres pas boire un petit verre? lui
demanda la
Mouquette gaiement.
Et, comme il hésitait:
—Alors, tu as toujours peur de moi?
Il la suivit, gagné par son rire. Ce pain qu’elle avait donné
de si grand coeur, l’attendrissait. Elle ne voulut pas le
recevoir dans la chambre du père, elle l’emmena dans sa
chambre à elle, où elle versa tout de suite deux petits
verres de genièvre. Cette chambre était très propre, il lui
en fit compliment. D’ailleurs, la famille ne semblait manquer
de rien: le père continuait son service de palefrenier, au
Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisés,
s’était mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous

par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n’en est
pas plus fainéante pour ça.
—Dis? murmura-t-elle tout d’un coup, en venant le prendre
gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m’aimer?
Il ne put s’empêcher de rire, lui aussi, tellement elle avait
lancé ça d’un air mignon.
—Mais je t’aime bien, répondit-il.
—Non, non, pas comme je veux… Tu sais que j’en meurs
d’envie.
Dis? ça me ferait tant plaisir!
C’était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la
regardait toujours, se collant à lui, l’étreignant de ses deux
bras frissonnants, la face levée dans une telle supplication
d’amour, qu’il en était très touché. Sa grosse figure ronde
n’avait rien de beau, avec son teint jauni, mangé par le
charbon; mais ses yeux luisaient d’une flamme, il lui sortait
de la peau un charme, un tremblement de désir, qui la
rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble,
si ardent, il n’osa plus refuser.
—Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien!
Et elle se livra dans une maladresse et un évanouissement
de vierge, comme si c’était la première fois, et qu’elle n’eût
jamais connu d’homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle

qui déborda de reconnaissance: elle lui disait merci, elle lui
baisait les mains.
Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune.
On ne se vantait pas d’avoir eu la Mouquette. En s’en allant,
il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un
souvenir amical pourtant, elle était une brave fille.
Quand il rentra au coron, d’ailleurs, des choses graves qu’il
apprit lui firent oublier l’aventure. Le bruit courait que la
Compagnie consentirait peut-être à une concession, si les
délégués tentaient une nouvelle démarche près du
directeur. Du moins, des porions avaient répandu ce bruit.
La vérité était que, dans la lutte engagée, la mine souffrait
plus encore que les mineurs. Des deux côtés, l’obstination
entassait des ruines: tandis que le travail crevait de faim, le
capital se détruisait. Chaque jour de chômage emportait
des centaines de mille francs. Toute machine qui s’arrête
est une machine morte. L’outillage et le matériel
s’altéraient, l’argent immobilisé fondait, comme une eau
bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille
s’épuisait sur le carreau des fosses, la clientèle parlait de
s’adresser en Belgique; et il y avait là, pour l’avenir, une
menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce
qu’elle cachait avec soin, c’étaient les dégâts croissants,
dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient
pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts,
des éboulements se produisaient à chaque heure. Bientôt,
les désastres étaient devenus tels, qu’ils devaient

nécessiter de longs mois de réparation, avant que
l’abattage pût être repris. Déjà, des histoires couraient la
contrée: à Crèvecoeur, trois cents mètres de voie s’étaient
effondrés d’un bloc, bouchant l’accès de la veine Cinq-
Paumes; à Madeleine, la veine Maugrétout s’émiettait et
s’emplissait d’eau. La Direction refusait d’en convenir,
lorsque, brusquement, deux accidents, l’un sur l’autre,
l’avaient forcée d’avouer. Un matin, près de la Piolaine, on
trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou,
éboulée de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement
intérieur du Voreux qui ébranla tout un coin de faubourg, au
point que deux maisons faillirent disparaître.
Étienne et les délégués hésitaient à risquer une démarche,
sans connaître les intentions de la Régie. Dansaert, qu’ils
interrogèrent, évita de répondre: certainement, on déplorait
le malentendu, on ferait tout au monde afin d’amener une
entente; mais il ne précisait pas. Ils finirent par décider
qu’ils se rendraient près de M. Hennebeau, pour mettre la
raison de leur côté; car ils ne voulaient pas qu’on les
accusât plus tard d’avoir refusé à la Compagnie une
occasion de reconnaître ses torts. Seulement, ils jurèrent
de ne céder sur rien, de maintenir quand même leurs
conditions, qui étaient les seules justes.
L’entrevue eut lieu le mardi matin, le jour où le coron
tombait à la misère noire. Elle fut moins cordiale que la
première. Maheu parla encore, expliqua que les
camarades les envoyaient demander si ces messieurs

n’avaient rien de nouveau à leur dire. D’abord, M.
Hennebeau affecta la surprise: aucun ordre ne lui était
parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les
mineurs s’entêteraient dans leur révolte détestable; et cette
raideur autoritaire produisit l’effet le plus fâcheux, à tel point
que, si les délégués s’étaient dérangés avec des intentions
conciliantes, la façon dont on les recevait aurait suffi à les
faire s’obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien
chercher un terrain de concessions mutuelles: ainsi, les
ouvriers accepteraient le paiement du boisage à part,
tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux
centimes dont on l’accusait de profiter. Du reste, il ajoutait
qu’il prenait l’offre sur lui, que rien n’était résolu, qu’il se
flattait pourtant d’obtenir à Paris cette concession. Mais les
délégués refusèrent et répétèrent leurs exigences: le
maintien de l’ancien système, avec une hausse de cinq
centimes par berline. Alors, il avoua qu’il pouvait traiter tout
de suite, il les pressa d’accepter, au nom de leurs femmes
et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux à terre, le
crâne dur, ils dirent non, toujours non, d’un branle farouche.
On se sépara brutalement. M. Hennebeau faisait claquer
les portes. Étienne, Maheu et les autres s’en allaient, tapant
leurs gros talons sur le pavé, dans la rage muette des
vaincus poussés à bout.
Vers deux heures, les femmes du coron tentèrent, de leur
côté, une démarche près de Maigrat. Il n’y avait plus que
cet espoir, fléchir cet homme, lui arracher une nouvelle
semaine de crédit. C’était une idée de la Maheude, qui

comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle
décida la Brûlé et la Levaque à l’accompagner; quant à la
Pierronne, elle s’excusa, elle raconta qu’elle ne pouvait
quitter Pierron, dont la maladie n’en finissait pas de guérir.
D’autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien
une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent
arriver, tenant la largeur de la route, sombres et
misérables, ils hochèrent la tête d’inquiétude. Des portes
se fermèrent, une dame cacha son argenterie. On les
rencontrait ainsi pour la première fois, et rien n’était d’un
plus mauvais signe: d’ordinaire, tout se gâtait, quand les
femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut
une scène violente. D’abord, il les avait fait entrer, ricanant,
feignant de croire qu’elles venaient payer leurs dettes: ça,
c’était gentil, de s’être entendu, pour apporter l’argent d’un
coup. Puis, dès que la Maheude eut pris la parole, il affecta
de s’emporter. Est-ce qu’elles se fichaient du monde?
Encore du crédit, elles rêvaient donc de le mettre sur la
paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de
pain! Et il les renvoyait à l’épicier Verdonck, aux
boulangers Carouble et Smelten, puisqu’elles se servaient
chez eux, maintenant. Les femmes l’écoutaient d’un air
d’humilité peureuse, s’excusaient, guettaient dans ses yeux
s’il se laissait attendrir. Il recommença à dire des farces, il
offrit sa boutique à la Brûlé, si elle le prenait pour galant.
Une telle lâcheté les tenait toutes, qu’elles en rirent; et la
Levaque renchérit, déclara qu’elle voulait bien, elle. Mais il
fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte. Comme
elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres,

sur le trottoir, le traitèrent de vendu, tandis que la Maheude,
les deux bras en l’air dans un élan d’indignation
vengeresse, appelait la mort, en criant qu’un homme pareil
ne méritait pas de manger.
Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes
rentrèrent les mains vides, les hommes les regardèrent,
puis baissèrent la tête. C’était fini, la journée s’achèverait
sans une cuillerée de soupe; et les autres journées
s’étendaient dans une ombre glacée, où ne luisait pas un
espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre.
Cet excès de misère les faisait s’entêter davantage, muets,
comme des bêtes traquées, résolues à mourir au fond de
leur trou, plutôt que d’en sortir. Qui aurait osé parler le
premier de soumission? on avait juré avec les camarades
de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu’on
tenait à la fosse, quand il y en avait un sous un éboulement.
Ça se devait, ils étaient là-bas à une bonne école pour
savoir se résigner; on pouvait se serrer le ventre pendant
huit jours, lorsqu’on avalait le feu et l’eau depuis l’âge de
douze ans; et leur dévouement se doublait ainsi d’un
orgueil de soldats, d’hommes fiers de leur métier, ayant
pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une
vantardise du sacrifice.
Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. Tous se taisaient,
assis devant le feu mourant, où fumait la dernière pâtée
d’escaillage. Après avoir vidé les matelas poignée à
poignée, on s’était décidé l’avant-veille à vendre pour trois

francs le coucou; et la pièce semblait nue et morte, depuis
que le tic-tac familier ne l’emplissait plus de son bruit.
Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d’autre luxe que
la boîte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu,
auquel la Maheude tenait comme à un bijou. Les deux
bonnes chaises étaient parties, le père Bonnemort et les
enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentré du
jardin. Et le crépuscule livide qui tombait semblait
augmenter le froid.
—Quoi faire? répéta la Maheude, accroupie au coin du
fourneau.
Étienne, debout, regardait les portraits de l’empereur et de
l’impératrice, collés contre le mur. Il les en aurait arrachés
depuis longtemps, sans la famille qui les défendait, pour
l’ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrées:
—Et dire qu’on n’aurait pas deux sous de ces jean-foutre
qui nous regardent crever!
—Si je portais la boîte? reprit la femme toute pâle, après
une
hésitation.
Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et
la tête sur la poitrine, s’était redressé.
—Non, je ne veux pas!

Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce.
Était-ce Dieu possible, d’en être réduit à cette misère! le
buffet sans une miette, plus rien à vendre, pas même une
idée pour avoir un pain! Et le feu qui allait s’éteindre! Elle
s’emporta contre Alzire qu’elle avait envoyée le matin aux
escarbilles, sur le terri, et qui était revenue les mains vides,
en disant que la Compagnie défendait la glane. Est-ce
qu’on ne s’en foutait pas, de la Compagnie? comme si l’on
volait quelqu’un, à ramasser les brins de charbon perdus!
La petite, désespérée, racontait qu’un homme l’avait
menacée d’une gifle; puis, elle promit d’y retourner, le
lendemain, et de se laisser battre.
—Et ce bougre de Jeanlin? cria la mère, où est-il encore,
je vous le demande?… Il devait apporter de la salade: on
en aurait brouté comme des bêtes, au moins! Vous verrez
qu’il ne rentrera pas. Hier déjà, il a découché. Je ne sais ce
qu’il trafique, mais la rosse a toujours l’air d’avoir le ventre
plein.
—Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route.
Du coup, elle brandit les deux poings, hors d’elle.
—Si je savais ça!… Mes enfants mendier! J’aimerais
mieux les tuer et me tuer ensuite.
Maheu, de nouveau, s’était affaissé, au bord de la table.
Lénore et Henri, étonnés qu’on ne mangeât pas,

commençaient à geindre; tandis que le vieux Bonnemort,
silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa
bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous
s’engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le
grand-père toussant, crachant noir, repris de rhumatismes
qui se tournaient en hydropisie, le père asthmatique, les
genoux enflés d’eau, la mère et les petits travaillés de la
scrofule et de l’anémie héréditaires. Sans doute, le métier
voulait ça; on ne s’en plaignait que lorsque le manque de
nourriture achevait le monde; et déjà l’on tombait comme
des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver à
souper. Quoi faire, où aller, mon Dieu?
Alors, dans le crépuscule dont la morne tristesse
assombrissait de plus en plus la pièce, Étienne, qui hésitait
depuis un instant, se décida, le coeur crevé.
—Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part.
Et il sortit. L’idée de la Mouquette lui était venue. Elle devait
bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le
fâchait, d’être ainsi forcé de retourner à Réquillart: cette fille
lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse;
mais on ne lâchait pas des amis dans la peine, il serait
encore gentil avec elle, s’il le fallait.
—Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude. C’est
trop bête.

Elle rouvrit la porte derrière le jeune homme et la rejeta
violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la
maigre clarté d’un bout de chandelle qu’Alzire venait
d’allumer. Dehors, une courte réflexion l’arrêta. Puis, elle
entra chez les Levaque.
—Dis donc, je t’ai prêté un pain, l’autre jour. Si tu me le
rendais.
Mais elle s’interrompit, ce qu’elle voyait n’était guère
encourageant; et la maison sentait la misère plus que la
sienne.
La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu éteint, tandis
que Levaque, soûlé par des cloutiers, l’estomac vide,
dormait sur la table. Adossé au mur, Bouteloup frottait
machinalement ses épaules, avec l’ahurissement d’un bon
diable, dont on a mangé les économies, et qui s’étonne
d’avoir à se serrer le ventre.
—Un pain, ah! ma chère, répondit la Levaque. Moi qui
voulais t’en emprunter un autre!
Puis, comme son mari grognait de douleur dans son
sommeil, elle lui écrasa la face contre la table.
—Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ça te brûle les boyaux!…
Au lieu de te faire payer à boire, est-ce que tu n’aurais pas
dû demander vingt sous à un ami?

Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saleté
du ménage, abandonné depuis si longtemps déjà, qu’une
odeur insupportable s’exhalait du carreau. Tout pouvait
craquer, elle s’en fichait! Son fils, ce gueux de Bébert, avait
aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un
fameux débarras, s’il ne revenait plus. Puis, elle dit qu’elle
allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula
Bouteloup.
—Allons, houp! montons… Le feu est mort, pas besoin
d’allumer la chandelle pour voir les assiettes vides…
Viens-tu à la fin, Louis? Je te dis que nous nous couchons.
On se colle, ça soulage… Et que ce nom de Dieu de
saoulard crève ici de froid tout seul!
Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa
résolument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron.
Des rires s’entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque
silence. On mit une grande minute à lui ouvrir.
—Tiens! c’est toi, s’écria la Pierronne en affectant une vive
surprise. Je croyais que c’était le médecin.
Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron
assis devant un grand feu de houille.
—Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l’air
bonne, c’est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui
faut de la chaleur, on brûle tout ce qu’on a.

Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair
grasse. Vainement il soufflait, pour faire l’homme malade.
D’ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte
odeur de lapin: bien sûr qu’on avait déménagé le plat. Des
miettes traînaient sur la table; et, au beau milieu, elle
aperçut une bouteille de vin oubliée.
—Maman est allée à Montsou pour tâcher d’avoir un pain,
reprit la
Pierronne. Nous nous morfondons à l’attendre.
Mais sa voix s’étrangla, elle avait suivi le regard de la
voisine, et elle aussi était tombée sur la bouteille. Tout de
suite, elle se remit, elle raconta l’histoire: oui, c’était du vin,
les bourgeois de la Piolaine lui avaient apporté cette
bouteille-là pour son homme, à qui le médecin ordonnait du
bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels
braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas fière, entrant
chez les ouvriers, distribuant elle-même ses aumônes!
—Je sais, dit la Maheude, je les connais.
Son coeur se serrait à l’idée que le bien va toujours aux
moins pauvres. Jamais ça ne ratait, ces gens de la
Piolaine auraient porté de l’eau à la rivière. Comment ne
les avait-elle pas vus dans le coron? Peut-être tout de
même en aurait-elle tiré quelque chose.
—J’étais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s’il y

avait plus gras chez vous que chez nous… As-tu seulement
du vermicelle, à charge de revanche?
La Pierronne se désespéra bruyamment.
—Rien du tout, ma chère. Pas ce qui s’appelle un grain de
semoule… Si maman ne rentre pas, c’est qu’elle n’a point
réussi. Nous allons nous coucher sans souper.
A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle
s’emporta, elle tapa du poing contre la porte. C’était cette
coureuse de Lydie qu’elle avait enfermée, disait-elle, pour
la punir de n’être rentrée qu’à cinq heures, après toute une
journée de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter,
elle disparaissait continuellement.
Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à
partir. Ce grand feu la pénétrait d’un bien-être douloureux,
la pensée qu’on mangeait là, lui creusait l’estomac
davantage. Évidemment, ils avaient renvoyé la vieille et
enfermé la petite, pour bâfrer leur lapin. Ah! on avait beau
dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait
bonheur à sa maison!
—Bonsoir, dit-elle tout d’un coup.
Dehors, la nuit était tombée, et la lune, derrière des
nuages, éclairait la terre d’une clarté louche. Au lieu de
retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, désolée,
n’osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes,

toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux.
A quoi bon frapper? c’était misère et compagnie. Depuis
des semaines qu’on ne mangeait plus, l’odeur de l’oignon
elle-même était partie, cette odeur forte qui annonçait le
coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n’avait que
l’odeur des vieux caveaux, l’humidité des trous où rien ne
vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes étouffées,
des jurons perdus; et, dans le silence qui s’alourdissait peu
à peu, on entendait venir le sommeil de la faim,
l’écrasement des corps jetés en travers des lits, sous les
cauchemars des ventres vides.
Comme elle passait devant l’église, elle vit une ombre filer
rapidement. Un espoir la fit se hâter, car elle avait reconnu
le curé de Montsou, l’abbé Joire, qui disait la messe le
dimanche à la chapelle du coron: sans doute il sortait de la
sacristie, où le règlement de quelque affaire l’avait appelé.
Le dos rond, il courait de son air d’homme gras et doux,
désireux de vivre en paix avec tout le monde. S’il avait fait
sa course à la nuit, ce devait être pour ne pas se
compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste
qu’il venait d’obtenir de l’avancement. Même, il s’était
promené déjà avec son successeur, un abbé maigre, aux
yeux de braise rouge.
—Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude.
Mais il ne s’arrêta point.

—Bonsoir, bonsoir, ma brave femme.
Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la
portaient plus, et elle rentra.
Personne n’avait bougé. Maheu était toujours au bord de la
table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient
sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s’était pas dit
une parole, seule la chandelle avait brûlé, si courte, que la
lumière elle-même bientôt leur manquerait. Au bruit de la
porte, les enfants tournèrent la tête; mais, en voyant que la
mère ne rapportait rien, ils se remirent à regarder par terre,
renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur qu’on ne
les grondât. La Maheude était retombée à sa place, près
du feu mourant. On ne la questionna point, le silence
continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se
fatiguer encore à causer; et c’était maintenant une attente
anéantie, sans courage, l’attente dernière du secours
qu’Étienne, peut-être, allait déterrer quelque part. Les
minutes s’écoulaient, ils finissaient par ne plus y compter.
Lorsque Étienne reparut, il avait, dans un torchon, une
douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies.
—Voilà tout ce que j’ai trouvé, dit-il.
Chez la Mouquette, le pain manquait également: c’était son
dîner qu’elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le
baisant de tout son coeur.

—Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part. J’ai
mangé là-bas.
Il mentait, il regardait d’un air sombre les enfants se jeter
sur la nourriture. Le père et la mère, eux aussi, se
retenaient, afin d’en laisser davantage; mais le vieux,
goulûment, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de
terre pour Alzire.
Alors, Étienne dit qu’il avait appris des nouvelles. La
Compagnie, irritée de l’entêtement des grévistes, parlait
de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait
la guerre, décidément. Et un bruit plus grave circulait, elle
se vantait d’avoir décidé un grand nombre d’ouvriers à
redescendre: le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel
devaient être au complet; même il y aurait, à Madeleine et
à Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent
exaspérés.
—Nom de Dieu! cria le père, s’il y a des traîtres, faut régler
leur compte!
Et, debout, cédant à l’emportement de sa souffrance:
—A demain soir, dans la forêt!… Puisqu’on nous empêche
de nous entendre au Bon-Joyeux, c’est dans la forêt que
nous serons chez nous.
Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa
gloutonnerie assoupissait. C’était le cri ancien de

ralliement, le rendez-vous où les mineurs de jadis allaient
comploter leur résistance aux soldats du roi.
—Oui, oui, à Vandame! J’en suis, si l’on va là-bas!
La Maheude eut un geste énergique.
—Nous irons tous. Ça finira, ces injustices et ces traîtrises!
Étienne décida que le rendez-vous serait donné à tous les
corons, pour le lendemain soir. Mais le feu était mort,
comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement
s’éteignit. Il n’y avait plus de houille, plus de pétrole, il fallut
se coucher à tâtons, dans le grand froid qui pinçait la peau.
Les petits pleuraient.
VI
Jeanlin, guéri, marchait à présent; mais ses jambes étaient
si mal recollées, qu’il boitait de la droite et de la gauche; et
il fallait le voir filer d’un train de canard, courant aussi fort
qu’autrefois, avec son adresse de bête malfaisante et
voleuse.
Ce soir-là, au crépuscule, sur la route de Réquillart, Jeanlin,
accompagné de ses inséparables, Bébert et Lydie, faisait

le guet. Il s’était embusqué dans un terrain vague, derrière
une palissade, en face d’une épicerie borgne, plantée de
travers à l’encoignure d’un sentier. Une vieille femme,
presque aveugle, y étalait trois ou quatre sacs de lentilles
et de haricots, noirs de poussière; et c’était une antique
morue sèche, pendue à la porte, chinée de chiures de
mouche, qu’il couvait de ses yeux minces. Déjà deux fois, il
avait lancé Bébert, pour aller la décrocher. Mais, chaque
fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours
des gêneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires!
Un monsieur à cheval déboucha, et les enfants s’aplatirent
au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau.
Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la grève,
voyageant seul au milieu des corons révoltés, mettant un
courage tranquille à s’assurer en personne de l’état du
pays. Et jamais une pierre n’avait sifflé à ses oreilles, il ne
rencontrait que des hommes silencieux et lents à le saluer,
il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se
moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans
les coins. Au trot de sa jument, la tête droite pour ne
déranger personne, il passait, tandis que son coeur se
gonflait d’un besoin inassouvi, à travers cette goinfrerie des
amours libres. Il aperçut parfaitement les galopins, les
petits sur la petite, en tas. Jusqu’aux marmots qui déjà
s’égayaient à frotter leur misère! Ses yeux s’étaient
mouillés, il disparut, raide sur la selle, militairement
boutonné dans sa redingote.

—Foutu sort! dit Jeanlin, ça ne finira pas… Vas-y, Bébert!
tire sur la queue!
Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l’enfant
étouffa encore un juron, quand il entendit la voix de son
frère Zacharie, en train de raconter à Mouquet comment il
avait découvert une pièce de quarante sous, cousue dans
une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d’aise, en se
tapant sur les épaules. Mouquet eut l’idée d’une grande
partie de crosse pour le lendemain: on partirait à deux
heures de l’Avantage, on irait du côté de Montoire, près de
Marchiennes. Zacharie accepta. Qu’est-ce qu’on avait à les
embêter avec la grève? autant rigoler, puisqu’on ne fichait
rien! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque Étienne,
qui venait du canal, les arrêta et se mit à causer.
—Est-ce qu’ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exaspéré.
V’là la nuit, la vieille rentre ses sacs.
Un autre mineur descendait vers Réquillart. Étienne
s’éloigna avec lui; et, comme ils passaient devant la
palissade, l’enfant les entendit parler de la forêt: on avait dû
remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne
pouvoir avertir en un jour tous les corons.
—Dites donc, murmura-t-il à ses deux camarades, la
grande machine est pour demain. Faut en être. Hein? nous
filerons, l’après-midi.

Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert.
—Hardi! tire sur la queue!… Et méfie-toi, la vieille a son
balai.
Heureusement, la nuit se faisait noire. Bébert, d’un bond,
s’était pendu à la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa
course, en l’agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux
autres, galopant tous les trois. L’épicière, étonnée, sortit de
sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce
troupeau qui se perdait dans les ténèbres.
Ces vauriens finissaient par être la terreur du pays. Ils
l’avaient envahi peu à peu, ainsi qu’une horde sauvage.
D’abord, ils s’étaient contentés du carreau du Voreux, se
culbutant dans le stock de charbon, d’où ils sortaient
pareils à des nègres, faisant des parties de cache-cache
parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se
perdaient, comme au fond d’une forêt vierge. Puis, ils
avaient pris d’assaut le terri, ils en descendaient sur leur
derrière les parties nues, bouillantes encore des incendies
intérieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties
anciennes, cachés la journée entière, occupés à des petits
jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils élargissaient
toujours leurs conquêtes, allaient se battre au sang dans
les tas de briques, couraient les prés en mangeant sans
pain toutes sortes d’herbes laiteuses, fouillaient les berges
du canal pour prendre des poissons de vase qu’ils
avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient à des

kilomètres, jusqu’aux futaies de Vandame, sous lesquelles
ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et
de myrtilles en été. Bientôt l’immense plaine leur avait
appartenu.
Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou à Marchiennes,
sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes
loups, c’était un besoin croissant de maraude. Jeanlin
restait le capitaine de ces expéditions, jetant la troupe sur
toutes les proies, ravageant les champs d’oignons, pillant
les vergers, attaquant les étalages. Dans le pays, on
accusait les mineurs en grève, on parlait d’une vaste bande
organisée. Un jour même, il avait forcé Lydie à voler sa
mère, il s’était fait apporter par elle deux douzaines de
sucres d’orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur
une des planches de sa fenêtre; et la petite, rouée de
coups, ne l’avait pas trahi, tellement elle tremblait devant
son autorité. Le pis était qu’il se taillait la part du lion.
Bébert, également, devait lui remettre le butin, heureux si le
capitaine ne le giflait pas, pour garder tout.
Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie
comme on bat une femme légitime, et il profitait de la
crédulité de Bébert pour l’engager dans des aventures
désagréables, très amusé de faire tourner en bourrique ce
gros garçon, plus fort que lui, qui l’aurait assommé d’un
coup de poing. Il les méprisait tous les deux, les traitait en
esclaves, leur racontait qu’il avait pour maîtresse une
princesse, devant laquelle ils étaient indignes de se

montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu’il disparaissait
brusquement, au bout d’une rue, au tournant d’un sentier,
n’importe où il se trouvait, après leur avoir ordonné, l’air
terrible, de rentrer au coron. D’abord, il empochait le butin.
Ce fut d’ailleurs ce qui arriva, ce soir-là.
—Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son
camarade, lorsqu’ils s’arrêtèrent tous trois, à un coude de
la route, près de Réquillart.
Bébert protesta.
—J’en veux, tu sais. C’est moi qui l’ai prise.
—Hein, quoi? cria-t-il. T’en auras, si je t’en donne, et pas
ce soir, bien sûr: demain, s’il en reste.
Il bourra Lydie, il les planta l’un et l’autre sur la même ligne,
comme des soldats au port d’armes. Puis, passant
derrière eux:
—Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous
retourner… Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura
des bêtes qui vous mangeront… Et vous rentrerez ensuite
tout droit, et si Bébert touche à Lydie en chemin, je le
saurai, je vous ficherai des claques.
Alors, il s’évanouit au fond de l’ombre, avec une telle
légèreté, qu’on n’entendit même pas le bruit de ses pieds

nus. Les deux enfants demeurèrent immobiles durant les
cinq minutes, sans regarder en arrière, par crainte de
recevoir une gifle de l’invisible. Lentement, une grande
affection était née entre eux, dans leur commune terreur.
Lui, toujours, songeait à la prendre, à la serrer très fort
entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et elle
aussi, aurait bien voulu, car ça l’aurait changée, d’être ainsi
caressée gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis
de désobéir. Quand ils s’en allèrent, bien que la nuit fût très
noire, ils ne s’embrassèrent même pas, ils marchèrent côte
à côte, attendris et désespérés, certains que, s’ils se
touchaient, le capitaine par-derrière leur allongerait des
claques.
Étienne, à la même heure, était entré à Réquillart. La veille,
Mouquette l’avait supplié de revenir, et il revenait, honteux,
pris d’un goût qu’il refusait de s’avouer, pour cette fille qui
l’adorait comme un Jésus. C’était, d’ailleurs, dans l’intention
de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu’elle ne devait
plus le poursuivre, à cause des camarades. On n’était
guère à la joie, ça manquait d’honnêteté, de se payer ainsi
des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne
l’ayant pas trouvée chez elle, il s’était décidé à l’attendre, il
guettait les ombres au passage.
Sous le beffroi en ruine, l’ancien puits s’ouvrait, à demi
obstrué. Une poutre toute droite, où tenait un morceau de
toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir;
et, dans le muraillement éclaté des margelles, deux arbres

poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir
du fond de la terre. C’était un coin de sauvage abandon,
l’entrée herbue et chevelue d’un gouffre, embarrassée de
vieux bois, plantée de prunelliers et d’aubépines, que les
fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant
éviter de gros frais d’entretien, la Compagnie, depuis dix
ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle
attendait d’avoir installé au Voreux un ventilateur, car le
foyer d’aérage des deux puits, qui communiquaient, se
trouvait placé au pied de Réquillart, dont l’ancien goyot
d’épuisement servait de cheminée. On s’était contenté de
consolider le cuvelage du niveau par des étais placés en
travers, barrant l’extraction, et on avait délaissé les galeries
supérieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans
laquelle flambait le fourneau d’enfer, l’énorme brasier de
houille, au tirage si puissant, que l’appel d’air faisait souffler
le vent en tempête, d’un bout à l’autre de la fosse voisine.
Par prudence, afin qu’on pût monter et descendre encore,
l’ordre était donné d’entretenir le goyot des échelles;
seulement, personne ne s’en occupait, les échelles se
pourrissaient d’humidité, des paliers s’étaient effondrés
déjà. En haut, une grande ronce bouchait l’entrée du goyot;
et comme la première échelle avait perdu des échelons, il
fallait, pour l’atteindre, se pendre à une racine du sorbier,
puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir.
Étienne patientait, caché derrière un buisson, lorsqu’il
entendit, parmi les branches, un long frôlement. Il crut à la
fuite effrayée d’une couleuvre. Mais la brusque lueur d’une

allumette l’étonna, et il demeura stupéfait, en reconnaissant
Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s’abîmait dans la
terre. Une curiosité si vive le saisit, qu’il s’approcha du trou:
l’enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxième
palier. Il hésita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant
aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre
mètres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un
échelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n’avait rien dû
entendre, Étienne voyait toujours, sous lui, la lumière
s’enfoncer, tandis que l’ombre du petit, colossale et
inquiétante, dansait, avec le déhanchement de ses jambes
infirmes. Il gambillait, d’une adresse de singe à se rattraper
des mains, des pieds, du menton, quand des échelons
manquaient. Les échelles, de sept mètres, se succédaient,
les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes,
près de se rompre; les paliers étroits défilaient, verdis,
pourris tellement, qu’on marchait comme dans de la
mousse; et, à mesure qu’on descendait, la chaleur était
suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de
tirage, heureusement peu actif depuis la grève, car en
temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille
kilogrammes de houille par jour, on n’aurait pu se risquer
là, sans se rôtir le poil.
—Quel nom de Dieu de crapaud! jurait Étienne étouffé, où
diable va-t-il?
Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le
bois humide. Au moins, s’il avait eu une chandelle comme

l’enfant; mais il se cognait à chaque minute, il n’était guidé
que par la lueur vague, fuyant sous lui. C’était bien la
vingtième échelle déjà, et la descente continuait. Alors, il
les compta: vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il
s’enfonçait, et il s’enfonçait toujours. Une cuisson ardente
lui enflait la tête, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin,
il arriva à un accrochage, et il aperçut la chandelle qui filait
au fond d’une galerie. Trente échelles, cela faisait deux
cent dix mètres environ.
—Est-ce qu’il va me promener longtemps? pensait-il. C’est
pour sûr dans l’écurie qu’il se terre.
Mais, à gauche, la voie qui conduisait à l’écurie était
barrée par un éboulement. Le voyage recommença, plus
pénible et plus dangereux. Des chauves-souris, effarées,
voletaient, se collaient à la voûte de l’accrochage. Il dut se
hâter pour ne pas perdre de vue la lumière, il se jeta dans
la même galerie; seulement, où l’enfant passait à l’aise,
avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser
sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes
les anciennes voies, s’était resserrée, se resserrait encore
chaque jour, sous la continuelle poussée des terrains; et il
n’y avait plus, à certaines places, qu’un boyau, qui devait
finir par s’effacer lui-même. Dans ce travail d’étranglement,
les bois éclatés, déchirés, devenaient un péril, menaçaient
de lui scier la chair, de l’enfiler au passage, à la pointe de
leurs échardes, aiguës comme des épées. Il n’avançait
qu’avec précaution, à genoux ou sur le ventre, tâtant

l’ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le
piétina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de
fuite.
—Tonnerre de Dieu! y sommes-nous à la fin? gronda-t-il,
les reins cassés, hors d’haleine.
On y était. Au bout d’un kilomètre, le boyau s’élargissait, on
tombait dans une partie de voie admirablement conservée.
C’était le fond de l’ancienne voie de roulage, taillée à
travers banc, pareille à une grotte naturelle. Il avait dû
s’arrêter, il voyait de loin l’enfant qui venait de poser sa
chandelle entre deux pierres, et qui se mettait à l’aise, l’air
tranquille et soulagé, en homme heureux de rentrer chez lui.
Une installation complète changeait ce bout de galerie en
une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas
de foin faisait une couche molle; sur d’anciens bois, plantés
en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes,
des litres de genièvre entamés: une vraie caverne
scélérate, du butin entassé depuis des semaines, même
du butin inutile, du savon et du cirage, volés pour le plaisir
du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en
jouissait en brigand égoïste.
—Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria Étienne,
lorsqu’il eut soufflé un moment. Tu descends te goberger
ici, quand nous crevons de faim là-haut?
Jeanlin, atterré, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune

homme, il se tranquillisa vite.
—Veux-tu dîner avec moi? finit-il par dire. Hein? un
morceau de morue grillée?… Tu vas voir.
Il n’avait pas lâché sa morue, et s’était mis à en gratter
proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau
neuf, un de ces petits couteaux-poignards à manche d’os,
où sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot
«Amour», simplement.
—Tu as un joli couteau, fit remarquer Étienne.
—C’est un cadeau de Lydie, répondit Jeanlin, qui négligea
d’ajouter que Lydie l’avait volé, sur son ordre, à un camelot
de Montsou, devant le débit de la Tête-Coupée.
Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d’un air fier:
—N’est-ce pas qu’on est bien chez moi?… On a un peu
plus chaud que là-haut, et ça sent joliment meilleur!
Étienne s’était assis, curieux de le faire causer. Il n’avait
plus de colère, un intérêt le prenait, pour cette crapule
d’enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en
effet, il goûtait un bien-être, au fond de ce trou: la chaleur
n’y était plus trop forte, une température égale y régnait en
dehors des saisons, d’une tiédeur de bain, pendant que le
rude décembre gerçait sur la terre la peau des misérables.
En vieillissant, les galeries s’épuraient des gaz nuisibles,

tout le grisou était parti, on ne sentait là maintenant que
l’odeur des anciens bois fermentés, une odeur subtile
d’éther, comme aiguisée d’une pointe de girofle. Ces bois,
du reste, devenaient amusants à voir, d’une pâleur jaunie
de marbre, frangés de guipures blanchâtres, de
végétations floconneuses qui semblaient les draper d’une
passementerie de soie et de perles. D’autres se
hérissaient de champignons. Et il y avait des vols de
papillons blancs, des mouches et des araignées de neige,
une population décolorée, à jamais ignorante du soleil.
—Alors, tu n’as pas peur? demanda Étienne.
Jeanlin le regarda, étonné.
—Peur de quoi? puisque je suis tout seul.
Mais la morue était grattée enfin. Il alluma un petit feu de
bois, étala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en
deux. C’était un régal terriblement salé, exquis tout de
même pour des estomacs solides.
Étienne avait accepté sa part.
—Ça ne m’étonne plus, si tu engraisses, pendant que nous
maigrissons tous. Sais-tu que c’est cochon de t’empiffrer!
… Et les autres, tu n’y songes pas?
—Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop bêtes?

—D’ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton père
apprenait que tu voles, il t’arrangerait.
—Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas! C’est toi
qui le dis toujours. Quand j’ai chipé ce pain chez Maigrat,
c’était bien sûr un pain qu’il nous devait.
Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublé. Il le
regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes
oreilles, dans sa dégénérescence d’avorton à l’intelligence
obscure et d’une ruse de sauvage, lentement repris par
l’animalité ancienne. La mine, qui l’avait fait, venait de
l’achever, en lui cassant les jambes.
—Et Lydie, demanda de nouveau Étienne, est-ce que tu
l’amènes ici, des fois?
Jeanlin eut un rire méprisant.
—La petite, ah! non, par exemple!… Les femmes, ça
bavarde.
Et il continuait à rire, plein d’un immense dédain pour Lydie
et Bébert. Jamais on n’avait vu des enfants si cruches.
L’idée qu’ils gobaient toutes ses bourdes, et qu’ils s’en
allaient les mains vides, pendant qu’il mangeait la morue,
au chaud, lui chatouillait les côtes d’aise. Puis, il conclut,
avec une gravité de petit philosophe:
—Faut mieux être seul, on est toujours d’accord.

Étienne avait fini son pain. Il but une gorgée de genièvre.
Un instant, il s’était demandé s’il n’allait pas mal reconnaître
l’hospitalité de Jeanlin, en le ramenant au jour par une
oreille, et en lui défendant de marauder davantage, sous la
menace de tout dire à son père. Mais, en examinant cette
retraite profonde, une idée le travaillait: qui sait s’il n’en
aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le
cas où les choses se gâteraient, là-haut? Il fit jurer à l’enfant
de ne pas découcher, comme il lui arrivait de le faire,
lorsqu’il s’oubliait dans son foin; et, prenant un bout de
chandelle, il s’en alla le premier, il le laissa ranger
tranquillement son ménage.
La Mouquette se désespérait à l’attendre, assise sur une
poutre, malgré le grand froid. Quand elle l’aperçut, elle lui
sauta au cou; et ce fut comme s’il lui enfonçait un couteau
dans le coeur, lorsqu’il lui dit sa volonté de ne plus la voir.
Mon Dieu! pourquoi? est-ce qu’elle ne l’aimait point assez?
Craignant de succomber lui-même à l’envie d’entrer chez
elle, il l’entraînait vers la route, il lui expliquait, le plus
doucement possible, qu’elle le compromettait aux yeux des
camarades, qu’elle compromettait la cause de la politique.
Elle s’étonna, qu’est-ce que ça pouvait faire à la politique?
Enfin, la pensée lui vint qu’il rougissait de la connaître;
d’ailleurs, elle n’en était pas blessée, c’était tout naturel; et
elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour
avoir l’air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu’une petite
fois, de temps à autre. Éperdument, elle le suppliait, elle

jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes.
Lui, très ému, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la
quittant, il voulut au moins l’embrasser. Pas à pas, ils
étaient arrivés aux premières maisons de Montsou, et ils
se tenaient à pleins bras, sous la lune large et ronde,
lorsqu’une femme passa près d’eux, avec un brusque
sursaut, comme si elle avait buté contre une pierre.
—Qui est-ce? demanda Étienne inquiet.
—C’est Catherine, répondit la Mouquette. Elle revient de
Jean-Bart.
La femme, maintenant, s’en allait, la tête basse, les jambes
faibles, l’air très las. Et le jeune homme la regardait,
désespéré d’avoir été vu par elle, le coeur crevé d’un
remords sans cause. Est-ce qu’elle n’était pas avec un
homme? est-ce qu’elle ne l’avait pas fait souffrir de la
même souffrance, là, sur ce chemin de Réquillart,
lorsqu’elle s’était donnée à cet homme? Mais cela, malgré
tout, le désolait, de lui avoir rendu la pareille.
—Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes,
quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c’est que tu en
veux une autre.
Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelée,
une de ces belles journées d’hiver, où la terre dure sonne
comme un cristal sous les pieds. Dès une heure, Jeanlin

avait filé; mais il dut attendre Bébert derrière l’église, et ils
faillirent partir sans Lydie, que sa mère avait encore
enfermée dans la cave. On venait de l’en faire sortir et de
lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne
le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec
les rats, pour la nuit entière. Aussi, prise de peur, voulait-
elle tout de suite aller à la salade. Jeanlin l’en détourna: on
verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse
lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant
l’Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il
la saisit d’un bond par les oreilles, la fourra dans le panier
de la petite; et tous les trois galopèrent. On allait joliment
s’amuser, à la faire courir comme un chien, jusqu’à la forêt.
Mais ils s’arrêtèrent, pour regarder Zacharie et Mouquet,
qui, après avoir bu une chope avec deux autres
camarades, entamaient leur grande partie de crosse.
L’enjeu était une casquette neuve et un foulard rouge,
déposés chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par
deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux à
la ferme Paillot, près de trois kilomètres; et ce fut Zacharie
qui l’emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet
en demandait huit. On avait posé la cholette, le petit oeuf
de buis, sur le pavé, une pointe en l’air. Tous tenaient leur
crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni
d’une ficelle fortement serrée. Deux heures sonnaient
comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son
premier coup composé d’une série de trois, lança la
cholette à plus de quatre cents mètres, au travers des

champs de betteraves; car il était défendu de choler dans
les villages et sur les routes, où l’on avait tué du monde.
Mouquet, solide lui aussi, déchola d’un bras si rude, que
son coup unique ramena la bille de cent cinquante mètres
en arrière. Et la partie continua, un camp cholant, l’autre
camp décholant, toujours au pas de course, les pieds
meurtris par les arêtes gelées des terres de labour.
D’abord, Jeanlin, Bébert et Lydie avaient galopé derrière
les joueurs, enthousiasmés des grands coups. Puis, l’idée
de Pologne qu’ils secouaient dans le panier leur était
revenue; et, lâchant le jeu en pleine campagne, ils avaient
sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle
décampa, ils se jetèrent derrière elle, ce fut une chasse
d’une heure, à toutes jambes, avec des crochets
continuels, des hurlements pour l’effrayer, des grands bras
ouverts et refermés sur le vide. Si elle n’avait pas eu un
commencement de grossesse, jamais ils ne l’auraient
rattrapée.
Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tête.
Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c’était
Zacharie qui avait failli fendre le crâne de son frère. Les
joueurs en étaient au quatrième tour: de la ferme Paillot, ils
avaient filé aux Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins
à Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de
Montoire au Pré-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et
demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes à
l’estaminet Vincent et au débit des Trois-Sages. Mouquet,

cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups à choler,
sa victoire était sûre, lorsque Zacharie, qui usait de son
droit en ricanant, déchola avec tant d’adresse, que la
cholette roula dans un fossé profond. Le partenaire de
Mouquet ne put l’en sortir, ce fut un désastre. Tous quatre
criaient, la partie s’en passionna, car on était manche à
manche, il fallait recommencer. Du Pré-des-Vaches, il n’y
avait pas deux kilomètres à la pointe des Herbes-Rousses:
en cinq coups. Là-bas, ils se rafraîchiraient chez Lerenard.
Mais Jeanlin avait une idée. Il les laissa partir, il sortit une
ficelle de sa poche, qu’il lia à une patte de Pologne, la
patte gauche de derrière. Et cela fut très amusant, la lapine
courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se
déhanchant d’une si lamentable façon, que jamais ils
n’avaient tant ri. Ensuite, ils l’attachèrent par le cou, pour
qu’elle galopât; et, comme elle se fatiguait, ils la traînaient,
sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. Ça durait
depuis plus d’une heure, elle râlait, lorsqu’ils la remirent
vivement dans le panier, en entendant près du bois à
Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois
encore.
A présent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient
les kilomètres, sans autre repos que le temps de vider des
chopes, dans tous les cabarets qu’ils se donnaient pour
but. Des Herbes-Rousses, ils avaient filé à Buchy, puis à la
Croix-de-Pierre, puis à Chamblay. La terre sonnait sous la
débandade de leurs pieds, galopant sans relâche à la suite

de la cholette, qui rebondissait sur la glace: c’était un bon
temps, on n’enfonçait pas, on ne courait que le risque de
se casser les jambes. Dans l’air sec, les grands coups de
crosse pétaient, pareils à des coups de feu. Les mains
musculeuses serraient le manche ficelé, le corps entier se
lançait, comme pour assommer un boeuf; et cela pendant
des heures, d’un bout à l’autre de la plaine, par-dessus les
fossés, les haies, les talus des routes, les murs bas des
enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et
des charnières en fer dans les genoux. Les haveurs s’y
dérouillaient de la mine avec passion. Il y avait des
enragés de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A
quarante, on ne cholait plus, on était trop lourd.


Cinq heures sonnèrent, le crépuscule venait déjà. Encore
un tour, jusqu’à la forêt de Vandame, pour décider qui
gagnait la casquette et le foulard; et Zacharie plaisantait,
avec son indifférence gouailleuse de la politique: ce serait
drôle de tomber là-bas, au milieu des camarades. Quant à
Jeanlin, depuis le départ du coron, il visait la forêt, avec
son air de battre les champs. D’un geste indigné, il menaça
Lydie, qui, travaillée de remords et de crainte, parlait de
retourner au Voreux cueillir ses pissenlits: est-ce qu’ils
allaient lâcher la réunion? lui, voulait entendre ce que les
vieux diraient. Il poussait Bébert, il proposa d’égayer le
bout de chemin, jusqu’aux arbres, en détachant Pologne et
en la poursuivant à coups de cailloux. Son idée sourde
était de la tuer, une convoitise lui venait de l’emporter et de
la manger, au fond de son trou de Réquillart. La lapine

reprit sa course, le nez frisé, les oreilles rabattues; une
pierre lui pela le dos, une autre lui coupa la queue; et,
malgré l’ombre croissante, elle y serait restée, si les
galopins n’avaient aperçu, au centre d’une clairière,
Étienne et Maheu debout. Éperdument, ils se jetèrent sur la
bête, la rentrèrent encore dans le panier. Presque à la
même minute, Zacharie, Mouquet et les deux autres,
donnant le dernier coup de crosse, lançaient la cholette, qui
roula à quelques mètres de la clairière. Ils tombaient tous
en plein rendez-vous.
Dans le pays entier, par les routes, par les sentiers de la
plaine rase, c’était, depuis le crépuscule, un long
acheminement, un ruissellement d’ombres silencieuses,
filant isolées, s’en allant par groupes, vers les futaies
violâtres de la forêt. Chaque coron se vidait, les femmes et
les enfants eux-mêmes partaient comme pour une
promenade, sous le grand ciel clair. Maintenant, les
chemins devenaient obscurs, on ne distinguait plus cette
foule en marche, qui se glissait au même but, on la sentait
seulement, piétinante, confuse, emportée d’une seule âme.
Entre les haies, parmi les buissons, il n’y avait qu’un
frôlement léger, une vague rumeur des voix de la nuit.
M. Hennebeau, qui justement rentrait à cette heure, monté
sur sa jument, prêtait l’oreille à ces bruits perdus. Il avait
rencontré des couples, tout un lent défilé de promeneurs,
par cette belle soirée d’hiver. Encore des galants qui
allaient, la bouche sur la bouche, prendre du plaisir derrière

les murs. N’étaient-ce pas là ses rencontres habituelles,
des filles culbutées au fond de chaque fossé, des gueux se
bourrant de la seule joie qui ne coûtait rien? Et ces
imbéciles se plaignaient de la vie, lorsqu’ils avaient, à
pleines ventrées, cet unique bonheur de s’aimer!
Volontiers, il aurait crevé de faim comme eux, s’il avait pu
recommencer l’existence avec une femme qui se serait
donnée à lui sur des cailloux, de tous ses reins et de tout
son coeur. Son malheur était sans consolation, il enviait
ces misérables. La tête basse, il rentrait, au pas ralenti de
son cheval, désespéré par ces longs bruits, perdus au fond
de la campagne noire, et où il n’entendait que des baisers.
VII
C’était au Plan-des-Dames, dans cette vaste clairière
qu’une coupe de bois venait d’ouvrir. Elle s’allongeait en
une pente douce, ceinte d’une haute futaie, des hêtres
superbes, dont les troncs, droits et réguliers, l’entouraient
d’une colonnade blanche, verdie de lichens; et des géants
abattus gisaient encore dans l’herbe, tandis que, vers la
gauche, un tas de bois débité alignait son cube
géométrique. Le froid s’aiguisait avec le crépuscule, les
mousses gelées craquaient sous les pas. Il faisait nuit
noire à terre, les branches hautes se découpaient sur le

ciel pâle, où la lune pleine, montant à l’horizon, allait
éteindre les étoiles.
Près de trois mille charbonniers étaient au rendez-vous,
une foule grouillante, des hommes, des femmes, des
enfants, emplissant peu à peu la clairière, débordant au
loin sous les arbres; et des retardataires arrivaient toujours,
le flot des têtes, noyé d’ombre, s’élargissait jusqu’aux taillis
voisins. Un grondement en sortait, pareil à un vent d’orage,
dans cette forêt immobile et glacée.
En haut, dominant la pente, Étienne se tenait, avec
Rasseneur et Maheu. Une querelle s’était élevée, on
entendait leurs voix, par éclats brusques. Près d’eux, des
hommes les écoutaient: Levaque les poings serrés,
Pierron tournant le dos, très inquiet de n’avoir pu prétexter
des fièvres plus longtemps; et il y avait aussi le père
Bonnemort et le vieux Mouque, côte à côte, sur une
souche, l’air profondément réfléchi. Puis, derrière, les
blagueurs étaient là, Zacharie, Mouquet, d’autres encore,
venus pour rire; tandis que, recueillies au contraire, graves
ainsi qu’à l’église, des femmes se mettaient en groupe. La
Maheude, muette, hochait la tête aux sourds jurons de la
Levaque. Philomène toussait, reprise de sa bronchite
depuis l’hiver. Seule, la Mouquette riait à belles dents,
égayée par la façon dont la mère Brûlé traitait sa fille, une
dénaturée qui la renvoyait pour se gaver de lapin, une
vendue, engraissée des lâchetés de son homme. Et, sur le
tas de bois, Jeanlin s’était planté, hissant Lydie, forçant

Bébert à le suivre, tous les trois en l’air, plus haut que tout
le monde.
La querelle venait de Rasseneur, qui voulait procéder
régulièrement à l’élection d’un bureau. Sa défaite, au Bon-
Joyeux, l’enrageait; et il s’était juré d’avoir sa revanche, car
il se flattait de reconquérir son autorité ancienne, lorsqu’on
serait en face, non plus des délégués, mais du peuple des
mineurs. Étienne, révolté, avait trouvé l’idée d’un bureau
imbécile, dans cette forêt. Il fallait agir révolutionnairement,
en sauvages, puisqu’on les traquait comme des loups.
Voyant la dispute s’éterniser, il s’empara tout d’un coup de
la foule, il monta sur un tronc d’arbre, en criant:
—Camarades! camarades!
La rumeur confuse de ce peuple s’éteignit dans un long
soupir, tandis que Maheu étouffait les protestations de
Rasseneur. Étienne continuait d’une voix éclatante:
—Camarades, puisqu’on nous défend de parler, puisqu’on
nous envoie les gendarmes comme si nous étions des
brigands, c’est ici qu’il faut nous entendre! Ici, nous
sommes libres, nous sommes chez nous, personne ne
viendra nous faire taire, pas plus qu’on ne fait taire les
oiseaux et les bêtes!
Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations.

—Oui, oui, la forêt est à nous, on a bien le droit d’y
causer…
Parle!
Alors, Étienne se tint un instant immobile sur le tronc
d’arbre. La lune, trop basse encore à l’horizon, n’éclairait
toujours que les branches hautes; et la foule restait noyée
de ténèbres, peu à peu calmée, silencieuse. Lui, noir
également, faisait au-dessus d’elle, en haut de la pente,
une barre d’ombre.
Il leva un bras dans un geste lent, il commença; mais sa
voix ne grondait plus, il avait pris le ton froid d’un simple
mandataire du peuple qui rend ses comptes. Enfin, il
plaçait le discours que le commissaire de police lui avait
coupé au Bon-Joyeux; et il débutait par un historique
rapide de la grève, en affectant l’éloquence scientifique:
des faits, rien que des faits. D’abord, il dit sa répugnance
contre la grève: les mineurs ne l’avaient pas voulue, c’était
la Direction qui les avait provoqués, avec son nouveau tarif
de boisage. Puis, il rappela la première démarche des
délégués chez le directeur, la mauvaise foi de la Régie, et
plus tard, lors de la seconde démarche, sa concession
tardive, les dix centimes qu’elle rendait, après avoir tâché
de les voler. Maintenant, on en était là, il établissait par des
chiffres le vide de la caisse de prévoyance, indiquait
l’emploi des secours envoyés, excusait en quelques
phrases l’Internationale, Pluchart et les autres, de ne
pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de

leur conquête du monde.

Donc, la situation s’aggravait de
jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et menaçait
d’embaucher des ouvriers en Belgique; en outre, elle
intimidait les faibles, elle avait décidé un certain nombre de
mineurs à redescendre. Il gardait sa voix monotone comme
pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim
victorieuse, l’espoir mort, la lutte arrivée aux fièvres
dernières du courage. Et, brusquement, il conclut, sans
hausser le ton.
—C’est dans ces circonstances, camarades, que vous
devez prendre une décision ce soir. Voulez-vous la
continuation de la grève? et, en ce cas, que comptez-vous
faire pour triompher de la Compagnie?
Un silence profond tomba du ciel étoilé. La foule, qu’on ne
voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui
étouffait le coeur; et l’on n’entendait que son souffle
désespéré, au travers des arbres.
Mais Étienne, déjà, continuait d’une voix changée. Ce
n’était plus le secrétaire de l’association qui parlait, c’était
le chef de bande, l’apôtre apportant la vérité. Est-ce qu’il se
trouverait des lâches pour manquer à leur parole? Quoi!
depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on
retournerait aux fosses, la tête basse, et l’éternelle misère
recommencerait! Ne valait-il pas mieux mourir tout de
suite, en essayant de détruire cette tyrannie du capital qui
affamait le travailleur? Toujours se soumettre devant la

faim, jusqu’au moment où la faim, de nouveau, jetait les
plus calmes à la révolte, n’était-ce pas un jeu stupide qui ne
pouvait durer davantage? Et il montrait les mineurs
exploités, supportant à eux seuls les désastres des crises,
réduits à ne plus manger, dès que les nécessités de la
concurrence abaissaient le prix de revient. Non! le tarif de
boisage n’était pas acceptable, il n’y avait là qu’une
économie déguisée, on voulait voler à chaque homme une
heure de son travail par jour. C’était trop cette fois, le
temps venait où les misérables, poussés à bout, feraient
justice.


Il resta les bras en l’air. La foule, à ce mot de justice,
secouée d’un long frisson, éclata en applaudissements, qui
roulaient avec un bruit de feuilles sèches. Des voix criaient:
—Justice!… Il est temps, justice!
Peu à peu, Étienne s’échauffait. Il n’avait pas l’abondance
facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient
souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un
effort qu’il appuyait d’un coup d’épaule. Seulement, à ces
heurts continuels, il rencontrait des images d’une énergie
familière, qui empoignaient son auditoire; tandis que ses
gestes d’ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis
détendus et lançant les poings en avant, sa mâchoire
brusquement avancée, comme pour mordre, avaient eux
aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le
disaient, il n’était pas grand, mais il se faisait écouter.

—Le salariat est une forme nouvelle de l’esclavage, reprit-il
d’une voix plus vibrante. La mine doit être au mineur,
comme la mer est au pêcheur, comme la terre est au
paysan… Entendez-vous! la mine vous appartient, à vous
tous qui, depuis un siècle, l’avez payée de tant de sang et
de misère!
Carrément, il aborda des questions obscures de droit, le
défilé des lois spéciales sur les mines, où il se perdait. Le
sous-sol, comme le sol, était à la nation: seul, un privilège
odieux en assurait le monopole à des Compagnies;
d’autant plus que, pour Montsou, la prétendue légalité des
concessions se compliquait des traités passés jadis avec
les propriétaires des anciens fiefs, selon la vieille coutume
du Hainaut. Le peuple des mineurs n’avait donc qu’à
reconquérir son bien; et, les mains tendues, il indiquait le
pays entier, au-delà de la forêt. A ce moment, la lune, qui
montait de l’horizon, glissant des hautes branches, l’éclaira.
Lorsque la foule, encore dans l’ombre, l’aperçut ainsi, blanc
de lumière, distribuant la fortune de ses mains ouvertes,
elle applaudit de nouveau, d’un battement prolongé.
—Oui, oui, il a raison, bravo!
Dès lors, Étienne chevauchait sa question favorite,
l’attribution des instruments de travail à la collectivité, ainsi
qu’il le répétait en une phrase, dont la barbarie le grattait
délicieusement. Chez lui, à cette heure, l’évolution était
complète. Parti de la fraternité attendrie des

catéchumènes, du besoin de réformer le salariat, il
aboutissait à l’idée politique de le supprimer. Depuis la
réunion du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore
humanitaire et sans formule, s’était raidi en un programme
compliqué, dont il discutait scientifiquement chaque article.
D’abord, il posait que la liberté ne pouvait être obtenue que
par la destruction de l’État. Puis, quand le peuple se serait
emparé du gouvernement, les réformes commenceraient:
retour à la commune primitive, substitution d’une famille
égalitaire et libre à la famille morale et oppressive, égalité
absolue, civile, politique et économique, garantie de
l’indépendance individuelle grâce à la possession et au
produit intégral des outils du travail, enfin instruction
professionnelle et gratuite, payée par la collectivité. Cela
entraînait une refonte totale de la vieille société pourrie; il
attaquait le mariage, le droit de tester, il réglementait la
fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des
siècles morts, d’un grand geste de son bras, toujours le
même, le geste du faucheur qui rase la moisson mûre; et il
reconstruisait ensuite de l’autre main, il bâtissait la future
humanité, l’édifice de vérité et de justice, grandissant dans
l’aurore du vingtième siècle. A cette tension cérébrale, la
raison chancelait, il ne restait que l’idée fixe du sectaire.
Les scrupules de sa sensibilité et de son bon sens étaient
emportés, rien ne devenait plus facile que la réalisation de
ce monde nouveau: il avait tout prévu, il en parlait comme
d’une machine qu’il monterait en deux heures, et ni le feu, et
ni le sang ne lui coûtaient.

—Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat. C’est
à nous d’avoir le pouvoir et la richesse!
Une acclamation roula jusqu’à lui, du fond de la forêt. La
lune, maintenant, blanchissait toute la clairière, découpait
en arêtes vives la houle des têtes, jusqu’aux lointains
confus des taillis, entre les grands troncs grisâtres. Et
c’était sous l’air glacial, une furie de visages, des yeux
luisants, des bouches ouvertes, tout un rut de peuple, les
hommes, les femmes, les enfants, affamés et lâchés au
juste pillage de l’antique bien dont on les dépossédait. Ils
ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient
chauffés aux entrailles. Une exaltation religieuse les
soulevait de terre, la fièvre d’espoir des premiers chrétiens
de l’Église, attendant le règne prochain de la justice. Bien
des phrases obscures leur avaient échappé, ils
n’entendaient guère ces raisonnements techniques et
abstraits; mais l’obscurité même, l’abstraction élargissait
encore le champ des promesses, les enlevait dans un
éblouissement. Quel rêve! être les maîtres, cesser de
souffrir, jouir enfin!
—C’est ça, nom de Dieu! à notre tour!… Mort aux
exploiteurs!
Les femmes déliraient, la Maheude sortie de son calme,
prise du vertige de la faim, la Levaque hurlante, la vieille
Brûlé hors d’elle, agitant des bras de sorcière, et
Philomène secouée d’un accès de toux, et la Mouquette si

allumée, qu’elle criait des mots tendres à l’orateur. Parmi
les hommes, Maheu conquis avait eu un cri de colère, entre
Pierron tremblant et Levaque qui parlait trop; tandis que les
blagueurs, Zacharie et Mouquet, essayaient de ricaner, mal
à l’aise, étonnés que le camarade en pût dire si long, sans
boire un coup. Mais, sur le tas de bois, Jeanlin menait
encore le plus de vacarme, excitant Bébert et Lydie, agitant
le panier où Pologne gisait.
La clameur recommença. Étienne goûtait l’ivresse de sa
popularité. C’était son pouvoir qu’il tenait, comme
matérialisé, dans ces trois mille poitrines dont il faisait d’un
mot battre les coeurs. Souvarine, s’il avait daigné venir,
aurait applaudi ses idées à mesure qu’il les aurait
reconnues, content des progrès anarchiques de son élève,
satisfait du programme, sauf l’article sur l’instruction, un
reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire
ignorance devait être le bain où se retremperaient les
hommes. Quant à Rasseneur, il haussait les épaules de
dédain et de colère.
—Tu me laisseras parler! cria-t-il à Étienne.
Celui-ci sauta du tronc d’arbre.
—Parle, nous verrons s’ils t’écoutent.
Déjà Rasseneur l’avait remplacé et réclamait du geste le
silence. Le bruit ne se calmait pas, son nom circulait, des

premiers rangs qui l’avaient reconnu, aux derniers perdus
sous les hêtres; et l’on refusait de l’entendre, c’était une
idole renversée, dont la vue seule fâchait ses anciens
fidèles. Son élocution facile, sa parole coulante et bonne
enfant, qui avait si longtemps charmé, était traitée à cette
heure de tisane tiède, faite pour endormir les lâches.
Vainement, il parla dans le bruit, il voulut reprendre le
discours d’apaisement qu’il promenait, l’impossibilité de
changer le monde à coups de lois, la nécessité de laisser
à l’évolution sociale le temps de s’accomplir: on le
plaisantait, on le chutait, sa défaite du Bon-Joyeux
s’aggravait encore et devenait irrémédiable. On finit par lui
jeter des poignées de mousse gelée, une femme cria
d’une voix aiguë:
—A bas le traître!
Il expliquait que la mine ne pouvait être la propriété du
mineur, comme le métier est celle du tisserand, et il disait
préférer la participation aux bénéfices, l’ouvrier intéressé,
devenu l’enfant de la maison.
—A bas le traître! répétèrent mille voix, tandis que des
pierres commençaient à siffler.
Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes.
C’était l’écroulement de son existence, vingt années de
camaraderie ambitieuse qui s’effondraient sous
l’ingratitude de la foule. Il descendit du tronc d’arbre, frappé

au coeur, sans force pour continuer.
—Ça te fait rire, bégaya-t-il en s’adressant à Étienne
triomphant. C’est bon, je souhaite que ça t’arrive… Ça
t’arrivera, entends-tu!
Et, comme pour rejeter toute responsabilité dans les
malheurs qu’il prévoyait, il fit un grand geste, il s’éloigna
seul, à travers la campagne muette et blanche.
Des huées s’élevaient, et l’on fut surpris d’apercevoir,
debout sur le tronc, le père Bonnemort en train de parler au
milieu du vacarme. Jusque-là, Mouque et lui s’étaient tenus
absorbés, dans cet air qu’ils avaient de toujours réfléchir à
des choses anciennes. Sans doute il cédait à une de ces
crises soudaines de bavardage, qui, parfois, remuaient en
lui le passé, si violemment, que des souvenirs remontaient
et coulaient de ses lèvres, pendant des heures. Un grand
silence s’était fait, on écoutait ce vieillard, d’une pâleur de
spectre sous la lune; et, comme il racontait des choses
sans liens immédiats avec la discussion, de longues
histoires que personne ne pouvait comprendre, le
saisissement augmenta. C’était de sa jeunesse qu’il
causait, il disait la mort de ses deux oncles écrasés au
Voreux, puis il passait à la fluxion de poitrine qui avait
emporté sa femme. Pourtant, il ne lâchait pas son idée: ça
n’avait jamais bien marché, et ça ne marcherait jamais
bien. Ainsi, dans la forêt, ils s’étaient réunis cinq cents,
parce que le roi ne voulait pas diminuer les heures de

travail; mais il resta court, il commença le récit d’une autre
grève: il en avait tant vu! Toutes aboutissaient sous ces
arbres, ici au Plan-des-Dames, là-bas à la Charbonnerie,
plus loin encore vers le Saut-du-Loup. Des fois il gelait, des
fois il faisait chaud. Un soir, il avait plu si fort, qu’on était
rentré sans avoir rien pu se dire. Et les soldats du roi
arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil.
—Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas
redescendre…
Ah! j’ai juré, oui! j’ai juré!
La foule écoutait, béante, prise d’un malaise, lorsque
Étienne, qui suivait la scène, sauta sur l’arbre abattu et
garda le vieillard à son côté. Il venait de reconnaître Chaval
parmi les amis, au premier rang. L’idée que Catherine
devait être là l’avait soulevé d’une nouvelle flamme, d’un
besoin de se faire acclamer devant elle.
—Camarades, vous avez entendu, voilà un de nos anciens,
voilà ce qu’il a souffert et ce que nos enfants souffriront, si
nous n’en finissons pas avec les voleurs et les bourreaux.

Il fut terrible, jamais il n’avait parlé si violemment. D’un bras,
il maintenait le vieux Bonnemort, il l’étalait comme un
drapeau de misère et de deuil, criant vengeance. En
phrases rapides, il remontait au premier Maheu, il montrait
toute cette famille usée à la mine, mangée par la
Compagnie, plus affamée après cent ans de travail; et,
devant elle, il mettait ensuite les ventres de la Régie, qui
suaient l’argent, toute la bande des actionnaires entretenus
comme des filles depuis un siècle, à ne rien faire, à jouir de
leur corps. N’était-ce pas effroyable? un peuple d’hommes
crevant au fond de père en fils, pour qu’on paie des pots-
de-vin à des ministres, pour que des générations de
grands seigneurs et de bourgeois donnent des fêtes ou
s’engraissent au coin de leur feu! Il avait étudié les
maladies des mineurs, il les faisait défiler toutes, avec des
détails effrayants: l’anémie, les scrofules, la bronchite noire,
l’asthme qui étouffe, les rhumatismes qui paralysent. Ces
misérables, on les jetait en pâture aux machines, on les
parquait ainsi que du bétail dans les corons, les grandes
Compagnies les absorbaient peu à peu, réglementant
l’esclavage, menaçant d’enrégimenter tous les travailleurs
d’une nation, des millions de bras, pour la fortune d’un
millier de paresseux. Mais le mineur n’était plus l’ignorant,
la brute écrasée dans les entrailles du sol. Une armée
poussait des profondeurs des fosses, une moisson de
citoyens dont la semence germait et ferait éclater la terre,
un jour de grand soleil. Et l’on saurait alors si, après
quarante années de service, on oserait offrir cent cinquante

francs de pension à un vieillard de soixante ans, crachant
de la houille, les jambes enflées par l’eau des tailles. Oui!
le travail demanderait des comptes au capital, à ce dieu
impersonnel, inconnu de l’ouvrier, accroupi quelque part,
dans le mystère de son tabernacle, d’où il suçait la vie des
meurt-de-faim qui le nourrissaient! On irait là-bas, on finirait
bien par lui voir la face aux clartés des incendies, on le
noierait sous le sang, ce pourceau immonde, cette idole
monstrueuse, gorgée de chair humaine!
Il se tut, mais son bras, toujours tendu dans le vide,
désignait l’ennemi, là-bas, il ne savait où, d’un bout à l’autre
de la terre. Cette fois, la clameur de la foule fut si haute,
que les bourgeois de Montsou l’entendirent et regardèrent
du côté de Vandame, pris d’inquiétude à l’idée de quelque
éboulement formidable. Des oiseaux de nuit s’élevaient au-
dessus des bois, dans le grand ciel clair.
Lui, tout de suite, voulut conclure:
—Camarades, quelle est votre décision?… Votez-vous la
continuation de la grève?
—Oui! oui! hurlèrent les voix.
—Et quelles mesures arrêtez-vous?… Notre défaite est
certaine, si des lâches descendent demain.
Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête:

—Mort aux lâches!
—Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi
jurée… Voici ce que nous pourrions faire: nous présenter
aux fosses, ramener les traîtres par notre présence,
montrer à la Compagnie que nous sommes tous d’accord
et que nous mourrons plutôt que de céder.
—C’est cela, aux fosses! aux fosses!
Depuis qu’il parlait, Étienne avait cherché Catherine, parmi
les têtes pâles, grondantes devant lui. Elle n’y était
décidément pas. Mais il voyait toujours Chaval, qui affectait
de ricaner en haussant les épaules, dévoré de jalousie,
prêt à se vendre pour un peu de cette popularité.
—Et, s’il y a des mouchards parmi nous, camarades,
continua Étienne, qu’ils se méfient, on les connaît… Oui, je
vois des charbonniers de Vandame, qui n’ont pas quitté
leur fosse…
—C’est pour moi que tu dis ça? demanda Chaval d’un air
de bravade.
—Pour toi ou pour un autre… Mais, puisque tu parles, tu
devrais comprendre que ceux qui mangent n’ont rien à faire
avec ceux qui ont faim. Tu travailles à Jean-Bart…
Une voix gouailleuse interrompit:

—Oh! il travaille… Il a une femme qui travaille pour lui.
Chaval jura, le sang au visage.
—Nom de Dieu! c’est défendu de travailler, alors?
—Oui! cria Étienne, quand les camarades endurent la
misère pour le bien de tous, c’est défendu de se mettre en
égoïste et en cafard du côté des patrons. Si la grève était
générale, il y a longtemps que nous serions les maîtres…
Est-ce qu’un seul homme de Vandame aurait dû
descendre, lorsque Montsou a chômé? Le grand coup, ce
serait que le travail s’arrêtât dans le pays entier, chez
monsieur Deneulin comme ici. Entends-tu? Il n’y a que des
traîtres aux tailles de Jean-Bart, vous êtes tous des traîtres!
Autour de Chaval, la foule devenait menaçante, des poings
se levaient, des cris: A mort! à mort! commençaient à
gronder. Il avait blêmi. Mais, dans sa rage de triompher
d’Étienne, une idée le redressa.
—Écoutez-moi donc! Venez demain à Jean-Bart, et vous
verrez si je travaille!… Nous sommes des vôtres, on m’a
envoyé vous dire ça. Faut éteindre les feux, faut que les
machineurs, eux aussi, se mettent en grève. Tant mieux si
les pompes s’arrêtent! l’eau crèvera les fosses, tout sera
foutu!
On l’applaudit furieusement à son tour, et dès lors Étienne
lui-même fut débordé. Des orateurs se succédaient sur le

tronc d’arbre, gesticulant dans le bruit, lançant des
propositions farouches. C’était le coup de folie de la foi,
l’impatience d’une secte religieuse, qui, lasse d’espérer le
miracle attendu, se décidait à le provoquer enfin. Les têtes,
vidées par la famine, voyaient rouge, rêvaient d’incendie et
de sang, au milieu d’une gloire d’apothéose, où montait le
bonheur universel. Et la lune tranquille baignait cette houle,
la forêt profonde ceignait de son grand silence ce cri de
massacre. Seules, les mousses gelées craquaient sous
les talons; tandis que les hêtres, debout dans leur force,
avec les délicates ramures de leurs branches, noires sur le
ciel blanc, n’apercevaient ni n’entendaient les êtres
misérables, qui s’agitaient à leur pied.
Il y eut des poussées, la Maheude se retrouva près de
Maheu, et l’un et l’autre, sortis de leur bon sens, emportés
dans la lente exaspération dont ils étaient travaillés depuis
des mois, approuvèrent Levaque, qui renchérissait en
demandant la tête des ingénieurs. Pierron avait disparu.
Bonnemort et Mouque causaient à la fois, disaient des
choses vagues et violentes, qu’on ne distinguait pas. Par
blague, Zacharie réclama la démolition des églises,
pendant que Mouquet, sa crosse à la main, en tapait la
terre, histoire simplement d’augmenter le bruit. Les
femmes s’enrageaient: la Levaque, les poings aux
hanches, s’empoignait avec Philomène, qu’elle accusait
d’avoir ri; la Mouquette parlait de démonter les gendarmes
à coups de pied quelque part; la Brûlé, qui venait de gifler
Lydie, en la retrouvant sans panier ni salade, continuait

d’allonger des claques dans le vide, pour tous les patrons
qu’elle aurait voulu tenir. Un instant, Jeanlin était resté
suffoqué, Bébert ayant appris par un galibot que madame
Rasseneur les avait vus voler Pologne; mais, lorsqu’il eut
décidé qu’il retournerait lâcher furtivement la bête, à la
porte de l’Avantage, il hurla plus fort, il ouvrit son couteau
neuf, dont il brandissait la lame, glorieux de la faire luire.
—Camarades! camarades! répétait Étienne épuisé,
enroué à vouloir obtenir une minute de silence, pour
s’entendre définitivement.
Enfin, on l’écouta.
—Camarades! demain matin, à Jean-Bart, est-ce
convenu?
—Oui, oui, à Jean-Bart! mort aux traîtres!
L’ouragan de ces trois mille voix emplit le ciel et s’éteignit
dans la clarté pure de la lune.
Cinquième partie
I

A quatre heures, la lune s’était couchée, il faisait une nuit
très noire. Tout dormait encore chez les Deneulin, la vieille
maison de briques restait muette et sombre, portes et
fenêtres closes, au bout du vaste jardin mal tenu qui la
séparait de la fosse Jean-Bart. Sur l’autre façade, passait
la route déserte de Vandame, un gros bourg, caché
derrière la forêt, à trois kilomètres environ.
Deneulin, las d’avoir passé, la veille, une partie de la
journée au fond, ronflait, le nez contre le mur, lorsqu’il rêva
qu’on l’appelait. Il finit par s’éveiller, entendit réellement une
voix, courut ouvrir la fenêtre. C’était un de ses porions,
debout dans le jardin.
—Quoi donc? demanda-t-il.
—Monsieur, c’est une révolte, la moitié des hommes ne
veulent plus travailler et empêchent les autres de
descendre.
Il comprenait mal, la tête lourde et bourdonnante de
sommeil, saisi par le grand froid, comme par une douche
glacée.
—Forcez-les à descendre, sacrebleu! bégaya-t-il.
—Voilà une heure que ça dure, reprit le porion. Alors, nous
avons eu l’idée de venir vous chercher. Il n’y a que vous qui

leur ferez peut-être entendre raison.
—C’est bien, j’y vais.
Vivement, il s’habilla, l’esprit net maintenant, très inquiet.
On aurait pu piller la maison, ni la cuisinière, ni le
domestique n’avait bougé. Mais, de l’autre côté du palier,
des voix alarmées chuchotaient; et, lorsqu’il sortit, il vit
s’ouvrir la porte de ses filles, qui toutes deux parurent,
vêtues de peignoirs blancs, passés à la hâte.
—Père, qu’y a-t-il?
L’aînée, Lucie, avait vingt-deux ans déjà, grande, brune,
l’air superbe; tandis que Jeanne, la cadette, âgée de dix-
neuf ans à peine, était petite, les cheveux dorés, d’une
grâce caressante.
—Rien de grave, répondit-il pour les rassurer. Il paraît que
des tapageurs font du bruit, là-bas. Je vais voir.
Mais elles se récrièrent, elles ne voulaient pas le laisser
partir sans qu’il prît quelque chose de chaud. Autrement, il
leur rentrerait malade, l’estomac délabré, comme toujours.
Lui, se débattait, donnait sa parole d’honneur qu’il était trop
pressé.
—Écoute, finit par dire Jeanne en se pendant à son cou, tu
vas boire un petit verre de rhum et manger deux biscuits;
ou je reste comme ça, tu es obligé de m’emporter avec toi.

Il dut se résigner, en jurant que les biscuits l’étoufferaient.
Déjà, elles descendaient devant lui, chacune avec son
bougeoir. En bas, dans la salle à manger, elles
s’empressèrent de le servir, l’une versant le rhum, l’autre
courant à l’office chercher un paquet de biscuits. Ayant
perdu leur mère très jeunes, elles s’étaient élevées toutes
seules, assez mal, gâtées par leur père, l’aînée hantée du
rêve de chanter sur les théâtres, la cadette folle de
peinture, d’une hardiesse de goût qui la singularisait. Mais,
lorsque le train avait dû être diminué, à la suite de gros
embarras d’affaires, il était brusquement poussé, chez ces
filles d’air extravagant, des ménagères très sages et très
rusées, dont l’oeil découvrait les erreurs de centimes, dans
les comptes. Aujourd’hui, avec leurs allures garçonnières
d’artistes, elles tenaient la bourse, rognaient sur les sous,
querellaient les fournisseurs, retapaient sans cesse leurs
toilettes, arrivaient enfin à rendre décente la gêne
croissante de la maison.
—Mange, papa, répétait Lucie.
Puis, remarquant la préoccupation où il retombait,
silencieux, assombri, elle fut reprise de peur.
—C’est donc grave, que tu nous fais cette grimace?… Dis
donc, nous restons avec toi, on se passera de nous à ce
déjeuner.
Elle parlait d’une partie projetée pour le matin. Madame

Hennebeau devait aller, avec sa calèche, chercher d’abord
Cécile, chez les Grégoire; ensuite, elle viendrait les
prendre, et l’on irait toutes à Marchiennes, déjeuner aux
Forges, où la femme du directeur les avait invitées. C’était
une occasion pour visiter les ateliers, les hauts fourneaux et
les fours à coke.
—Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour.
Mais il se fâchait.
—En voilà une idée! Je vous répète que ce n’est rien…
Faites-moi le plaisir de vous refourrer dans vos lits, et
habillez-vous pour neuf heures, comme c’est convenu.
Il les embrassa, il se hâta de partir. On entendit le bruit de
ses bottes qui se perdait sur la terre gelée du jardin.
Jeanne enfonça soigneusement le bouchon du rhum, tandis
que Lucie mettait les biscuits sous clef. La pièce avait la
propreté froide des salles où la table est maigrement
servie. Et toutes deux profitaient de cette descente
matinale pour voir si rien, la veille, n’était resté à la
débandade. Une serviette traînait, le domestique serait
grondé. Enfin, elles remontèrent.
Pendant qu’il coupait au plus court, par les allées étroites
de son potager, Deneulin songeait à sa fortune
compromise, à ce denier de Montsou, ce million qu’il avait
réalisé en rêvant de le décupler, et qui courait aujourd’hui

de si grands risques. C’était une suite ininterrompue de
mauvaises chances, des réparations énormes et
imprévues, des conditions d’exploitation ruineuses, puis le
désastre de cette crise industrielle, juste à l’heure où les
bénéfices commençaient. Si la grève éclatait chez lui, il
était par terre. Il poussa une petite porte: les bâtiments de
la fosse se devinaient, dans la nuit noire, à un
redoublement d’ombre, étoilé de quelques lanternes.
Jean-Bart n’avait pas l’importance du Voreux, mais
l’installation rajeunie en faisait une jolie fosse, selon le mot
des ingénieurs. On ne s’était pas contenté d’élargir le puits
d’un mètre cinquante et de le creuser jusqu’à sept cent huit
mètres de profondeur, on l’avait équipé à neuf, machine
neuve, cages neuves, tout un matériel neuf, établi d’après
les derniers perfectionnements de la science; et même une
recherche d’élégance se retrouvait jusque dans les
constructions, un hangar de criblage à lambrequin
découpé, un beffroi orné d’une horloge, une salle de recette
et une chambre de machine, arrondies en chevet de
chapelle renaissance, que la cheminée surmontait d’une
spirale de mosaïque, faite de briques noires et de briques
rouges. La pompe était placée sur l’autre puits de la
concession, à la vieille fosse Gaston-Marie, uniquement
réservée pour l’épuisement. Jean-Bart, à droite et à
gauche de l’extraction, n’avait que deux goyots, celui d’un
ventilateur à vapeur et celui des échelles.
Le matin, dès trois heures, Chaval était arrivé le premier,

débauchant les camarades, les convainquant qu’il fallait
imiter ceux de Montsou et demander une augmentation de
cinq centimes par berline. Bientôt, les quatre cents ouvriers
du fond avaient débordé de la baraque dans la salle de
recette, au milieu d’un tumulte de gestes et de cris. Ceux
qui voulaient travailler, tenaient leur lampe, pieds nus, la
pelle ou la rivelaine sous le bras; tandis que les autres,
encore en sabots, le paletot sur les épaules à cause du
grand froid, barraient le puits; et les porions s’étaient
enroués à vouloir mettre de l’ordre, à les supplier d’être
raisonnables, de ne pas empêcher de descendre ceux qui
en avaient la bonne volonté.
Mais Chaval s’emporta, quand il aperçut Catherine en
culotte et en veste, la tête serrée dans le béguin bleu. Il lui
avait, en se levant, signifié brutalement de rester couchée.
Elle, désespérée de cet arrêt du travail, l’avait suivi tout de
même, car il ne lui donnait jamais d’argent, elle devait
souvent payer pour elle et pour lui; et qu’allait-elle devenir,
si elle ne gagnait plus rien? Une peur l’obsédait, la peur
d’une maison publique de Marchiennes, où finissaient les
herscheuses sans pain et sans gîte.
—Nom de Dieu! cria Chaval, qu’est-ce que tu viens foutre
ici?
Elle bégaya qu’elle n’avait pas des rentes et qu’elle voulait
travailler.

—Alors, tu te mets contre moi, garce!… Rentre tout de
suite, ou je te raccompagne à coups de sabot dans le
derrière!
Peureusement, elle recula, mais elle ne partit point, résolue
à voir comment tourneraient les choses.
Deneulin arrivait par l’escalier du criblage. Malgré la faible
clarté des lanternes, d’un vif regard il embrassa la scène,
cette cohue noyée d’ombre, dont il connaissait chaque
face, les haveurs, les chargeurs, les moulineurs, les
herscheuses, jusqu’aux galibots. Dans la nef, neuve et
encore propre, la besogne arrêtée attendait: la machine,
sous pression, avait de légers sifflements de vapeur; les
cages demeuraient pendues aux câbles immobiles; les
berlines, abandonnées en route, encombraient les dalles
de fonte. On venait de prendre à peine quatre-vingts
lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. Mais un
mot de lui suffirait sans doute, et toute la vie du travail
recommencerait.
—Eh bien! que se passe-t-il donc, mes enfants? demanda-
t-il à pleine voix. Qu’est-ce qui vous fâche? Expliquez-moi
ça, nous allons nous entendre.
D’ordinaire, il se montrait paternel pour ses hommes, tout
en exigeant beaucoup de travail. Autoritaire, l’allure
brusque, il tâchait d’abord de les conquérir par une
bonhomie qui avait des éclats de clairon; et il se faisait

aimer souvent, les ouvriers respectaient surtout en lui
l’homme de courage, sans cesse dans les tailles avec eux,
le premier au danger, dès qu’un accident épouvantait la
fosse. Deux fois, après des coups de grisou, on l’avait
descendu, lié par une corde sous les aisselles, lorsque les
plus braves reculaient.
—Voyons, reprit-il, vous n’allez pas me faire repentir d’avoir
répondu de vous. Vous savez que j’ai refusé un poste de
gendarmes… Parlez tranquillement, je vous écoute.
Tous se taisaient maintenant, gênés, s’écartant de lui; et ce
fut
Chaval qui finit par dire:
—Voilà, monsieur Deneulin, nous ne pouvons continuer à
travailler, il nous faut cinq centimes de plus par berline.
Il parut surpris.
—Comment! cinq centimes! A propos de quoi cette
demande? Moi, je ne me plains pas de vos boisages, je ne
veux pas vous imposer un nouveau tarif, comme la Régie
de Montsou.
—C’est possible, mais les camarades de Montsou sont
tout de même dans le vrai. Ils repoussent le tarif et ils
exigent une augmentation de cinq centimes, parce qu’il n’y
a pas moyen de travailler proprement, avec les
marchandages actuels… Nous voulons cinq centimes de

plus, n’est-ce pas, vous autres?
Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de
gestes violents. Peu à peu, tous se rapprochaient en un
cercle étroit.
Une flamme alluma les yeux de Deneulin, tandis que sa
poigne d’homme amoureux des gouvernements forts, se
serrait, de peur de céder à la tentation d’en saisir un par la
peau du cou. Il préféra discuter, parler raison.
—Vous voulez cinq centimes, et j’accorde que la besogne
les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je
vous les donnais, je serais simplement fichu… Comprenez
donc qu’il faut que je vive, moi d’abord, pour que vous
viviez. Et je suis à bout, la moindre augmentation du prix de
revient me ferait faire la culbute… Il y a deux ans, rappelez-
vous, lors de la dernière grève, j’ai cédé, je le pouvais
encore. Mais cette hausse du salaire n’en a pas moins été
ruineuse, car voici deux années que je me débats…
Aujourd’hui, j’aimerais mieux lâcher la boutique tout de
suite, que de ne savoir, le mois prochain, où prendre de
l’argent pour vous payer.
Chaval avait un mauvais rire, en face de ce maître qui leur
contait si franchement ses affaires. Les autres baissaient
le nez, têtus, incrédules, refusant de s’entrer dans le crâne
qu’un chef ne gagnât pas des millions sur ses ouvriers.

Alors, Deneulin insista. Il expliquait sa lutte contre Montsou
toujours aux aguets, prêt à le dévorer, s’il avait un soir la
maladresse de se casser les reins. C’était une
concurrence sauvage, qui le forçait aux économies,
d’autant plus que la grande profondeur de Jean-Bart
augmentait chez lui le prix de l’extraction, condition
défavorable à peine compensée par la forte épaisseur des
couches de houille. Jamais il n’aurait haussé les salaires, à
la suite de la dernière grève, sans la nécessité où il s’était
trouvé d’imiter Montsou, de peur de voir ses hommes le
lâcher. Et il les menaçait du lendemain, quel beau résultat
pour eux, s’ils l’obligeaient à vendre, de passer sous le joug
terrible de la Régie! Lui, ne trônait pas au loin, dans un
tabernacle ignoré; il n’était pas un de ces actionnaires qui
paient des gérants pour tondre le mineur, et que celui-ci n’a
jamais vus; il était un patron, il risquait autre chose que son
argent, il risquait son intelligence, sa santé, sa vie. L’arrêt
du travail allait être la mort, tout bonnement, car il n’avait
pas de stock, et il fallait pourtant qu’il expédiât les
commandes. D’autre part, le capital de son outillage ne
pouvait dormir. Comment tiendrait-il ses engagements?
qui paierait le taux des sommes que lui avaient confiées
ses amis? Ce serait la faillite.
—Et voilà, mes braves! dit-il en terminant. Je voudrais vous
convaincre… On ne demande pas à un homme de
s’égorger lui-même, n’est-ce pas? et que je vous donne
vos cinq centimes ou que je vous laisse vous mettre en
grève, c’est comme si je me coupais le cou.

Il se tut. Des grognements coururent. Une partie des
mineurs semblait hésiter. Plusieurs retournèrent près du
puits.
—Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre…
Quels sont ceux qui veulent travailler?
Catherine s’était avancée une des premières. Mais Chaval,
furieux, la repoussa, en criant:
—Nous sommes tous d’accord, il n’y a que les jean-foutre
qui lâchent les camarades!
Dès lors, la conciliation parut impossible. Les cris
recommençaient, des bousculades chassaient les
hommes du puits, au risque de les écraser contre les murs.
Un instant, le directeur, désespéré, essaya de lutter seul,
de réduire violemment cette foule; mais c’était une folie
inutile, il dut se retirer. Et il resta quelques minutes, au fond
du bureau du receveur, essoufflé sur une chaise, si éperdu
de son impuissance, que pas une idée ne lui venait. Enfin,
il se calma, il dit à un surveillant d’aller lui chercher Chaval;
puis, quand ce dernier eut consenti à l’entretien, il congédia
le monde du geste.
—Laissez-nous.
L’idée de Deneulin était de voir ce que ce gaillard avait
dans le ventre. Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux,

dévoré de passion jalouse. Alors, il le prit par la flatterie,
affecta de s’étonner qu’un ouvrier de son mérite compromît
de la sorte son avenir. A l’entendre, il avait depuis
longtemps jeté les yeux sur lui pour un avancement rapide;
et il termina en offrant carrément de le nommer porion, plus
tard. Chaval l’écoutait, silencieux, les poings d’abord
serrés, puis peu à peu détendus. Tout un travail s’opérait
au fond de son crâne: s’il s’entêtait dans la grève, il n’y
serait jamais que le lieutenant d’Étienne, tandis qu’une
autre ambition s’ouvrait, celle de passer parmi les chefs.
Une chaleur d’orgueil lui montait à la face et le grisait. Du
reste, la bande de grévistes, qu’il attendait depuis le matin,
ne viendrait plus à cette heure; quelque obstacle avait dû
l’arrêter, des gendarmes peut-être: il n’était que temps de
se soumettre. Mais il n’en refusait pas moins de la tête, il
faisait l’homme incorruptible, à grandes tapes indignées
sur son coeur. Enfin, sans parler au patron du rendez-vous
donné par lui à ceux de Montsou, il promit de calmer les
camarades et de les décider à descendre.
Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à
l’écart. Pendant une heure, ils entendirent Chaval pérorer,
discuter, debout sur une berline de la recette. Une partie
des ouvriers le huaient, cent vingt s’en allèrent, exaspérés,
s’obstinant dans la résolution qu’il leur avait fait prendre. Il
était déjà plus de sept heures, le jour se levait, très clair, un
jour gai de grande gelée. Et, tout d’un coup, le branle de la
fosse recommença, la besogne arrêtée continuait. Ce fut
d’abord la machine dont la bielle plongea, déroulant et

enroulant les câbles des bobines. Puis, au milieu du
vacarme des signaux, la descente se fit, les cages
s’emplissaient, s’engouffraient, remontaient, le puits avalait
sa ration de galibots, de herscheuses et de haveurs; tandis
que, sur les dalles de fonte, les moulineurs poussaient les
berlines, dans un roulement de tonnerre.
—Nom de Dieu! qu’est-ce que tu fous là? cria Chaval à
Catherine qui attendait son tour. Veux-tu bien descendre et
ne pas flâner!
A neuf heures, lorsque madame Hennebeau arriva dans sa
voiture, avec Cécile, elle trouva Lucie et Jeanne toutes
prêtes, très élégantes malgré leurs toilettes vingt fois
refaites. Mais Deneulin s’étonna, en apercevant Négrel qui
accompagnait la calèche à cheval. Quoi donc, les hommes
en étaient? Alors, madame Hennebeau expliqua de son air
maternel qu’on l’avait effrayée, que les chemins étaient
pleins de mauvaises figures, disait-on, et qu’elle préférait
emmener un défenseur. Négrel riait, les rassurait: rien
d’inquiétant, des menaces de braillards comme toujours,
mais pas un qui oserait jeter une pierre dans une vitre.
Encore joyeux de son succès, Deneulin raconta la révolte
réprimée de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien
tranquille. Et, sur la route de Vandame, pendant que ces
demoiselles montaient en voiture, tous s’égayaient de cette
journée superbe, sans deviner au loin, dans la campagne,
le long frémissement qui s’enflait, le peuple en marche dont
ils auraient entendu le galop, s’ils avaient collé l’oreille

contre la terre.
—Eh bien! c’est convenu, répéta madame Hennebeau. Ce
soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dînez
avec nous… madame Grégoire m’a également promis de
venir reprendre Cécile.
—Comptez sur moi, répondit Deneulin.
La calèche partit du côté de Vandame. Jeanne et Lucie
s’étaient penchées, pour rire encore à leur père, resté
debout au bord du chemin; tandis que Négrel trottait
galamment, derrière les roues qui fuyaient.
On traversa la forêt, on prit la route de Vandame à
Marchiennes. Comme on approchait du Tartaret, Jeanne
demanda à madame Hennebeau si elle connaissait la
Côte-Verte; et celle-ci, malgré son séjour de cinq ans déjà
dans le pays, avoua qu’elle n’était jamais allée de ce côté.
Alors, on fit un détour. Le Tartaret, à la lisière du bois, était
une lande inculte, d’une stérilité volcanique, sous laquelle,
depuis des siècles, brûlait une mine de houille incendiée.
Cela se perdait dans la légende, des mineurs du pays
racontaient une histoire: le feu du ciel tombant sur cette
Sodome des entrailles de la terre, où les herscheuses se
souillaient d’abominations; si bien qu’elles n’avaient pas
même eu le temps de remonter, et qu’aujourd’hui encore,
elles flambaient au fond de cet enfer. Les roches calcinées,
rouge sombre, se couvraient d’une efflorescence d’alun,

comme d’une lèpre. Du soufre poussait, en une fleur jaune,
au bord des fissures. La nuit, les braves qui osaient risquer
un oeil à ces trous, juraient y voir des flammes, les âmes
criminelles en train de grésiller dans la braise intérieure.
Des lueurs errantes couraient au ras du sol, des vapeurs
chaudes, empoisonnant l’ordure et la sale cuisine du
diable, fumaient continuellement. Et, ainsi qu’un miracle
d’éternel printemps, au milieu de cette lande maudite du
Tartaret, la Côte-Verte se dressait avec ses gazons
toujours verts, ses hêtres dont les feuilles se renouvelaient
sans cesse, ses champs où mûrissaient jusqu’à trois
récoltes. C’était une serre naturelle, chauffée par l’incendie
des couches profondes. Jamais la neige n’y séjournait.
L’énorme bouquet de verdure, à côté des arbres dépouillés
de la forêt, s’épanouissait dans cette journée de
décembre, sans que la gelée en eût même roussi les
bords.
Bientôt, la calèche fila en plaine. Négrel plaisantait la
légende, expliquait comment le feu prenait le plus souvent
au fond d’une mine, par la fermentation des poussières du
charbon; quand on ne pouvait s’en rendre maître, il brûlait
sans fin; et il citait une fosse de Belgique qu’on avait
inondée, en détournant et en jetant dans le puits une rivière.
Mais il se tut, des bandes de mineurs croisaient à chaque
minute la voiture, depuis un instant. Ils passaient silencieux,
avec des regards obliques, dévisageant ce luxe qui les
forçait à se ranger. Leur nombre augmentait toujours, les
chevaux durent marcher au pas, sur le petit pont de la

Scarpe. Que se passait-il donc, pour que ce peuple fût
ainsi par les chemins? Ces demoiselles s’effrayaient,
Négrel commençait à flairer quelque bagarre, dans la
campagne frémissante; et ce fut un soulagement lorsqu’on
arriva enfin à Marchiennes. Sous le soleil qui semblait les
éteindre, les batteries des fours à coke et les tours des
hauts fourneaux lâchaient des fumées, dont la suie
éternelle pleuvait dans l’air.
II
A Jean-Bart, Catherine roulait depuis une heure déjà,
poussant les berlines jusqu’au relais; et elle était trempée
d’un tel flot de sueur, qu’elle s’arrêta un instant pour
s’essuyer la face.
Du fond de la taille, où il tapait à la veine avec les
camarades du marchandage, Chaval s’étonna, lorsqu’il
n’entendit plus le grondement des roues. Les lampes
brûlaient mal, la poussière du charbon empêchait de voir.
—Quoi donc? cria-t-il.
Quand elle lui eut répondu qu’elle allait fondre bien sûr, et
qu’elle se sentait le coeur qui se décrochait, il répliqua
furieusement:

—Bête, fais comme nous, ôte ta chemise!
C’était à sept cent huit mètres, au nord, dans la première
voie de la veine Désirée, que trois kilomètres séparaient
de l’accrochage. Lorsqu’ils parlaient de cette région de la
fosse, les mineurs du pays pâlissaient et baissaient la voix,
comme s’ils avaient parlé de l’enfer; et ils se contentaient le
plus souvent de hocher la tête, en hommes qui préféraient
ne point causer de ces profondeurs de braise ardente. A
mesure que les galeries s’enfonçaient vers le nord, elles se
rapprochaient du Tartaret, elles pénétraient dans l’incendie
intérieur, qui, là-haut, calcinait les roches. Les tailles, au
point où l’on en était arrivé, avaient une température
moyenne de quarante-cinq degrés. On s’y trouvait en pleine
cité maudite, au milieu des flammes que les passants de la
plaine voyaient par les fissures, crachant du soufre et des
vapeurs abominables.
Catherine, qui avait déjà enlevé sa veste, hésita, puis ôta
également sa culotte; et, les bras nus, les cuisses nues, la
chemise serrée aux hanches par une corde, comme une
blouse, elle se remit à rouler.
—Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix haute.
Dans son étouffement, il y avait une vague peur. Depuis
cinq jours qu’ils travaillaient là, elle songeait aux contes
dont on avait bercé son enfance, à ces herscheuses du
temps jadis qui brûlaient sous le Tartaret, en punition de

choses qu’on n’osait pas répéter. Sans doute, elle était trop
grande maintenant pour croire de pareilles bêtises; mais,
pourtant, qu’aurait-elle fait, si brusquement elle avait vu
sortir du mur une fille rouge comme un poêle, avec des
yeux pareils à des tisons? Cette idée redoublait ses
sueurs.
Au relais, à quatre-vingts mètres de la taille, une autre
herscheuse prenait la berline et la roulait à quatre-vingts
mètres plus loin, jusqu’au pied du plan incliné, pour que le
receveur l’expédiât avec celles qui descendaient des voies
d’en haut.
—Fichtre! tu te mets à ton aise, dit cette femme, une
maigre veuve de trente ans, quand elle aperçut Catherine
en chemise. Moi je ne peux pas, les galibots du plan
m’embêtent avec leurs saletés.
—Ah bien! répliqua la jeune fille, je m’en moque, des
hommes! je souffre trop.
Elle repartit, poussant une berline vide. Le pis était que,
dans cette voie de fond, une autre cause se joignait au
voisinage du Tartaret, pour rendre la chaleur insoutenable.
On côtoyait d’anciens travaux, une galerie abandonnée de
Gaston-Marie, très profonde, où un coup de grisou, dix ans
plus tôt, avait incendié la veine, qui brûlait toujours, derrière
le «corroi», le mur d’argile bâti là et réparé continuellement,
afin de limiter le désastre. Privé d’air, le feu aurait dû

s’éteindre; mais sans doute des courants inconnus
l’avivaient, il s’entretenait depuis dix années, il chauffait
l’argile du corroi comme on chauffe les briques d’un four, au
point qu’on en recevait au passage la cuisson. Et c’était le
long de ce muraillement, sur une longueur de plus de cent
mètres, que se faisait le roulage, dans une température de
soixante degrés.
Après deux voyages, Catherine étouffa de nouveau.
Heureusement, la voie était large et commode, dans cette
veine Désirée, une des plus épaisses de la région. La
couche avait un mètre quatre-vingt-dix, les ouvriers
pouvaient travailler debout. Mais ils auraient préféré le
travail à col tordu, et un peu de fraîcheur.
—Ah! ça, est-ce que tu dors? reprit violemment Chaval,
dès qu’il cessa d’entendre remuer Catherine. Qui est-ce
qui m’a fichu une rosse de cette espèce? Veux-tu bien
emplir ta berline et rouler!
Elle était au bas de la taille, appuyée sur sa pelle; et un
malaise l’envahissait, pendant qu’elle les regardait tous
d’un air imbécile, sans obéir. Elle les voyait mal, à la lueur
rougeâtre des lampes, entièrement nus comme des bêtes,
si noirs, si encrassés de sueur et de charbon, que leur
nudité ne la gênait pas. C’était une besogne obscure, des
échines de singe qui se tendaient, une vision infernale de
membres roussis, s’épuisant au milieu de coups sourds et
de gémissements. Mais eux la distinguaient mieux sans

doute, car les rivelaines s’arrêtèrent de taper, et ils la
plaisantèrent d’avoir ôté sa culotte.
—Eh! tu vas l’enrhumer, méfie-toi!
—C’est qu’elle a de vraies jambes! Dis donc, Chaval, y en
a pour deux!
—Oh! faudrait voir. Relève ça. Plus haut! plus haut!
Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires, retomba sur
elle.
—Ça y est-il, nom de Dieu!… Ah! pour les saletés, elle est
bonne. Elle resterait là, à en entendre jusqu’à demain.
Péniblement, Catherine s’était décidée à emplir sa berline;
puis, elle la poussa. La galerie était trop large pour qu’elle
pût s’arc-bouter aux deux côtés des bois, ses pieds nus se
tordaient dans les rails, où ils cherchaient un point d’appui,
pendant qu’elle filait avec lenteur, les bras raidis en avant,
la taille cassée. Et, dès qu’elle longeait le corroi, le
supplice du feu recommençait, la sueur tombait aussitôt de
tout son corps, en gouttes énormes, comme une pluie
d’orage. A peine au tiers du relais, elle ruissela, aveuglée,
souillée elle aussi d’une boue noire. Sa chemise étroite,
comme trempée d’encre, collait à sa peau, lui remontait
jusqu’aux reins dans le mouvement des cuisses; et elle en
était si douloureusement bridée, qu’il lui fallut lâcher encore
la besogne.

Qu’avait-elle donc, ce jour-là? Jamais elle ne s’était senti
ainsi du coton dans les os. Ça devait être un mauvais air.
L’aérage ne se faisait pas, au fond de cette voie éloignée.
On y respirait toutes sortes de vapeurs qui sortaient du
charbon avec un petit bruit bouillonnant de source, si
abondantes parfois, que les lampes refusaient de brûler;
sans parler du grisou, dont on ne s’occupait plus, tant la
veine en soufflait au nez des ouvriers, d’un bout de la
quinzaine à l’autre. Elle le connaissait bien, ce mauvais air,
cet air mort comme disent les mineurs, en bas de lourds
gaz d’asphyxie, en haut des gaz légers qui s’allument et
foudroient tous les chantiers d’une fosse, des centaines
d’hommes, dans un seul coup de tonnerre. Depuis son
enfance, elle en avait tellement avalé, qu’elle s’étonnait de
le supporter si mal, les oreilles bourdonnantes, la gorge en
feu.
N’en pouvant plus, elle éprouva un besoin d’ôter sa
chemise. Cela tournait à la torture, ce linge dont les
moindres plis la coupaient, la brûlaient. Elle résista, voulut
rouler encore, fut forcée de se remettre debout. Alors,
vivement, en se disant qu’elle se couvrirait au relais, elle
enleva tout, la corde, la chemise, si fiévreuse, qu’elle aurait
arraché la peau, si elle avait pu. Et, nue maintenant,
pitoyable, ravalée au trot de la femelle quêtant sa vie par la
boue des chemins, elle besognait, la croupe barbouillée de
suie, avec de la crotte jusqu’au ventre, ainsi qu’une jument
de fiacre. A quatre pattes, elle poussait.

Mais un désespoir lui vint, elle n’était pas soulagée, d’être
nue. Quoi ôter encore? Le bourdonnement de ses oreilles
l’assourdissait, il lui semblait sentir un étau la serrer aux
tempes. Elle tomba sur les genoux. La lampe, calée dans
le charbon de la berline, lui parut s’éteindre. Seule,
l’intention d’en remonter la mèche surnageait, au milieu de
ses idées confuses. Deux fois elle voulut l’examiner, et les
deux fois, à mesure qu’elle la posait devant elle, par terre,
elle la vit pâlir, comme si elle aussi eût manqué de souffle.
Brusquement, la lampe s’éteignit. Alors, tout roula au fond
des ténèbres, une meule tournait dans sa tête, son coeur
défaillait, s’arrêtait de battre, engourdi à son tour par la
fatigue immense qui endormait ses membres. Elle s’était
renversée, elle agonisait dans l’air d’asphyxie, au ras du
sol.
—Je crois, nom de Dieu! qu’elle flâne encore, gronda la
voix de
Chaval.
Il écouta du haut de la taille, n’entendit point le bruit des
roues.
—Eh! Catherine, sacrée couleuvre!
La voix se perdait au loin, dans la galerie noire, et pas une
haleine ne répondait.
—Veux-tu que j’aille te faire grouiller, moi!

Rien ne remuait, toujours le même silence de mort. Furieux,
il descendit, il courut avec sa lampe, si violemment qu’il
faillit buter dans le corps de la herscheuse, qui barrait la
voie. Béant, il la regardait. Qu’avait-elle donc? Ce n’était
pas une frime au moins, histoire de faire un somme? Mais
la lampe, qu’il avait baissée pour lui éclairer la face,
menaça de s’éteindre. Il la releva, la baissa de nouveau,
finit par comprendre: ça devait être un coup de mauvais
air. Sa violence était tombée, le dévouement du mineur
s’éveillait, en face du camarade en péril. Déjà il criait qu’on
lui apportât sa chemise; et il avait saisi à pleins bras la fille
nue et évanouie, il la soulevait le plus haut possible. Quand
on lui eut jeté sur les épaules leurs vêtements, il partit au
pas de course, soutenant d’une main son fardeau, portant
les deux lampes de l’autre. Les galeries profondes se
déroulaient, il galopait, prenait à droite, prenait à gauche,
allait chercher la vie dans l’air glacé de la plaine, que
soufflait le ventilateur. Enfin, un bruit de source l’arrêta, le
ruissellement d’une infiltration coulant de la roche. Il se
trouvait à un carrefour d’une grande galerie de roulage, qui
desservait autrefois Gaston-Marie. L’aérage y soufflait en
un vent de tempête, la fraîcheur y était si grande, qu’il fut
secoué d’un frisson, lorsqu’il eut assis par terre, contre les
bois, sa maîtresse toujours sans connaissance, les yeux
fermés.
—Catherine, voyons, nom de Dieu! pas de blague… Tiens-
toi un peu que je trempe ça dans l’eau.

Il s’effarait de la voir si molle. Pourtant, il put tremper sa
chemise dans la source, et il lui en lava la figure. Elle était
comme une morte, enterrée déjà au fond de la terre, avec
son corps fluet de fille tardive, où les formes de la puberté
hésitaient encore. Puis, un frémissement courut sur sa
gorge d’enfant, sur son ventre et ses cuisses de petite
misérable, déflorée avant l’âge. Elle ouvrit les yeux, elle
bégaya:
—J’ai froid.
—Ah! j’aime mieux ça, par exemple! cria Chaval soulagé.
Il la rhabilla, glissa aisément la chemise, jura de la peine
qu’il eut à passer la culotte, car elle ne pouvait s’aider
beaucoup. Elle restait étourdie, ne comprenait pas où elle
se trouvait, ni pourquoi elle était nue. Quand elle se souvint,
elle fut honteuse. Comment avait-elle osé enlever tout! Et
elle le questionnait: est-ce qu’on l’avait aperçue ainsi, sans
un mouchoir à la taille seulement, pour se cacher? Lui, qui
rigolait, inventait des histoires, racontait qu’il venait de
l’apporter là, au milieu de tous les camarades faisant la
haie. Quelle idée aussi d’avoir écouté son conseil et de
s’être mis le derrière à l’air! Ensuite, il donna sa parole que
les camarades ne devaient pas même savoir si elle l’avait
rond ou carré, tellement il galopait raide.
—Bigre! mais je crève de froid, dit-il en se rhabillant à son
tour.

Jamais elle ne l’avait vu si gentil. D’ordinaire, pour une
bonne parole qu’il lui disait, elle empoignait tout de suite
deux sottises. Cela aurait été si bon de vivre d’accord! Une
tendresse la pénétrait, dans l’alanguissement de sa
fatigue. Elle lui sourit, elle murmura:
—Embrasse-moi.
Il l’embrassa, il se coucha près d’elle, en attendant qu’elle
pût marcher.
—Vois-tu, reprit-elle, tu avais tort de crier là-bas, car je n’en
pouvais plus, vrai! Dans la taille encore, vous avez moins
chaud; mais si tu savais comme on cuit, au fond de la voie!
—Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous les arbres…
Tu as du mal dans ce chantier, ça, je m’en doute, ma
pauvre fille.
Elle fut si touchée de l’entendre en convenir, qu’elle fit la
vaillante.
—Oh! c’est une mauvaise disposition. Puis, aujourd’hui,
l’air est empoisonné… Mais tu verras, tout à l’heure, si je
suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille,
n’est-ce pas? Moi, j’y crèverais plutôt que de lâcher.
Il y eut un silence. Lui, la tenait d’un bras à la taille, en la
serrant contre sa poitrine, pour l’empêcher d’attraper du

mal. Elle, bien qu’elle se sentît déjà la force de retourner au
chantier, s’oubliait avec délices.
—Seulement, continua-t-elle très bas, je voudrais bien que
tu fusses plus gentil… Oui, on est si content, quand on
s’aime un peu.
Et elle se mit à pleurer doucement.
—Mais je t’aime, cria-t-il, puisque je t’ai prise avec moi.
Elle ne répondit que d’un hochement de tête. Souvent, il y
avait des hommes qui prenaient des femmes, pour les
avoir, en se fichant de leur bonheur à elles. Ses larmes
coulaient plus chaudes, cela la désespérait maintenant, de
songer à la bonne vie qu’elle mènerait, si elle était tombée
sur un autre garçon, dont elle aurait senti toujours le bras
passé ainsi à sa taille. Un autre? et l’image vague de cet
autre se dressait dans sa grosse émotion. Mais c’était fini,
elle n’avait plus que le désir de vivre jusqu’au bout avec
celui-là, s’il voulait seulement ne pas la bousculer si fort.
—Alors, dit-elle, tâche donc d’être comme ça de temps en
temps.
Des sanglots lui coupèrent la parole, et il l’embrassa de
nouveau.
—Es-tu bête!… Tiens! je jure d’être gentil. On n’est pas
plus méchant qu’un autre, va!

Elle le regardait, elle recommençait à sourire dans ses
larmes. Peut-être qu’il avait raison, on n’en rencontrait
guère, des femmes heureuses. Puis, bien qu’elle se défiât
de son serment, elle s’abandonnait à la joie de le voir
aimable. Mon Dieu! si cela avait pu durer! Tous deux
s’étaient repris; et, comme ils se serraient d’une longue
étreinte, des pas les firent se mettre debout. Trois
camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour
savoir.
On repartit ensemble. Il était près de dix heures, et l’on
déjeuna dans un coin frais, avant de se remettre à suer au
fond de la taille. Mais ils achevaient la double tartine de
leur briquet, ils allaient boire une gorgée de café à leur
gourde, lorsqu’une rumeur, venue des chantiers lointains,
les inquiéta. Quoi donc? était-ce un accident encore? Ils se
levèrent, ils coururent. Des haveurs, des herscheuses, des
galibots les croisaient à chaque instant; et aucun ne savait,
tous criaient, ça devait être un grand malheur. Peu à peu, la
mine entière s’effarait, des ombres affolées débouchaient
des galeries, les lanternes dansaient, filaient dans les
ténèbres. Où était-ce? pourquoi ne le disait-on pas?
Tout d’un coup, un porion passa en criant:
—On coupe les câbles! on coupe les câbles!
Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers
des voies obscures. Les têtes se perdaient. A propos de

quoi coupait-on les câbles? et qui les coupait, lorsque les
hommes étaient au fond? Cela paraissait monstrueux.
Mais la voix d’un autre porion éclata, puis se perdit.
—Ceux de Montsou coupent les câbles! Que tout le monde
sorte!
Quand il eut compris, Chaval arrêta net Catherine. L’idée
qu’il rencontrerait là-haut ceux de Montsou, s’il sortait, lui
engourdissait les jambes. Elle était donc venue, cette
bande qu’il croyait aux mains des gendarmes! Un instant, il
songea à rebrousser chemin et à remonter par Gaston-
Marie; mais la manoeuvre ne s’y faisait plus. Il jurait,
hésitant, cachant sa peur, répétant que c’était bête de
courir comme ça. On n’allait pas les laisser au fond, peut-
être!
La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha.
—Que tout le monde sorte! Aux échelles! aux échelles!
Et Chaval fut emporté avec les camarades. Il bouscula
Catherine, il l’accusa de ne pas courir assez fort. Elle
voulait donc qu’ils restassent seuls dans la fosse, à crever
de faim? car les brigands de Montsou étaient capables de
casser les échelles, sans attendre que le monde fût sorti.
Cette supposition abominable acheva de les détraquer
tous, il n’y eut plus, le long des galeries, qu’une débandade
enragée, une course de fous à qui arriverait le premier,

pour remonter avant les autres. Des hommes criaient que
les échelles étaient cassées, que personne ne sortirait. Et,
quand ils commencèrent à déboucher par groupes
épouvantés dans la salle d’accrochage, ce fut un véritable
engouffrement: ils se jetaient vers le puits, ils s’écrasaient à
l’étroite porte du goyot des échelles; tandis qu’un vieux
palefrenier, qui venait prudemment de faire rentrer les
chevaux à l’écurie, les regardait d’un air de dédaigneuse
insouciance, habitué aux nuits passées dans la fosse,
certain qu’on le tirerait toujours de là.
—Nom de Dieu! veux-tu monter devant moi! dit Chaval à
Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes.
Ahurie, suffoquée par cette course de trois kilomètres qui
l’avait encore une fois trempée de sueur, elle
s’abandonnait, sans comprendre, aux remous de la foule.
Alors, il la tira par le bras, à le lui briser; et elle jeta une
plainte, ses larmes jaillirent: déjà il oubliait son serment,
jamais elle ne serait heureuse.
—Passe donc! hurla-t-il.
Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le
temps il la brutaliserait. Aussi résistait-elle, pendant que le
flot éperdu des camarades les repoussait de côté. Les
filtrations du puits tombaient à grosses gouttes, et le
plancher de l’accrochage, ébranlé par le piétinement,
tremblait au-dessus du bougnou, du puisard vaseux,

profond de dix mètres. Justement, c’était à Jean-Bart, deux
ans plus tôt, qu’un terrible accident, la rupture d’un câble,
avait culbuté la cage au fond du bougnou, dans lequel deux
hommes s’étaient noyés. Et tous y songeaient, on allait
tous y rester, si l’on s’entassait sur les planches.
—Sacrée tête de pioche! cria Chaval, crève donc, je serai
débarrassé!
Il monta, et elle le suivit.
Du fond au jour, il y avait cent deux échelles, d’environ sept
mètres, posées chacune sur un étroit palier qui tenait la
largeur du goyot, et dans lequel un trou carré permettait à
peine le passage des épaules. C’était comme une
cheminée plate, de sept cents mètres de hauteur, entre la
paroi du puits et la cloison du compartiment d’extraction, un
boyau humide, noir et sans fin, où les échelles se
superposaient, presque droites, par étages réguliers. Il
fallait vingt-cinq minutes à un homme solide pour gravir
cette colonne géante. D’ailleurs, le goyot ne servait plus
que dans les cas de catastrophe.
Catherine, d’abord, monta gaillardement. Ses pieds nus
étaient faits à l’escaillage tranchant des voies et ne
souffraient pas des échelons carrés, recouverts d’une
tringle de fer, qui empêchait l’usure. Ses mains, durcies par
le roulage, empoignaient sans fatigue les montants, trop
gros pour elles. Et même cela l’occupait, la sortait de son

chagrin, cette montée imprévue, ce long serpent d’hommes
se coulant, se hissant, trois par échelle, si bien que la tête
déboucherait au jour, lorsque la queue traînerait encore sur
le bougnou. On n’en était pas là, les premiers devaient se
trouver à peine au tiers du puits. Personne ne parlait plus,
seuls les pieds roulaient avec un bruit sourd; tandis que les
lampes, pareilles à des étoiles voyageuses, s’espaçaient
de bas en haut, en une ligne toujours grandissante.
Derrière elle, Catherine entendit un galibot compter les
échelles. Cela lui donna l’idée de les compter aussi. On en
avait déjà monté quinze, et l’on arrivait à un accrochage.
Mais, au même instant, elle se heurta dans les jambes de
Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. De proche en
proche, toute la colonne s’arrêtait, s’immobilisait. Quoi
donc? que se passait-il? et chacun retrouvait sa voix pour
questionner et s’épouvanter. L’angoisse augmentait depuis
le fond, l’inconnu de là-haut les étranglait davantage, à
mesure qu’ils se rapprochaient du jour. Quelqu’un annonça
qu’il fallait redescendre, que les échelles étaient cassées.
C’était la préoccupation de tous, la peur de se trouver dans
le vide. Une autre explication descendit de bouche en
bouche, l’accident d’un haveur glissé d’un échelon. On ne
savait au juste, des cris empêchaient d’entendre, est-ce
qu’on allait coucher là? Enfin, sans qu’on fût mieux
renseigné, la montée reprit, du même mouvement lent et
pénible, au milieu du roulement des pieds et de la danse
des lampes. Ce serait pour plus haut, bien sûr, les échelles
cassées.

A la trente-deuxième échelle, comme on dépassait un
troisième accrochage, Catherine sentit ses jambes et ses
bras se raidir. D’abord, elle avait éprouvé à la peau des
picotements légers. Maintenant, elle perdait la sensation
du fer et du bois, sous les pieds et dans les mains. Une
douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait les
muscles. Et, dans l’étourdissement qui l’envahissait, elle se
rappelait les histoires du grand-père Bonnemort, du temps
qu’il n’y avait pas de goyot et que des gamines de dix ans
sortaient le charbon sur leurs épaules, le long des échelles
plantées à nu; si bien que, lorsqu’une d’elles glissait, ou
que simplement un morceau de houille déboulait d’un
panier, trois ou quatre enfants dégringolaient du coup, la
tête en bas. Les crampes de ses membres devenaient
insupportables, jamais elle n’irait au bout.
De nouveaux arrêts lui permirent de respirer. Mais la
terreur qui, chaque fois, soufflait d’en haut, achevait de
l’étourdir. Au-dessus et au-dessous d’elle, les respirations
s’embarrassaient, un vertige se dégageait de cette
ascension interminable, dont la nausée la secouait avec
les autres. Elle suffoquait, ivre de ténèbres, exaspérée de
l’écrasement des parois contre sa chair. Et elle frissonnait
aussi de l’humidité, le corps en sueur sous les grosses
gouttes qui la trempaient. On approchait du niveau, la pluie
battait si fort, qu’elle menaçait d’éteindre les lampes.
Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de

réponse. Que fichait-elle là-dessous, est-ce qu’elle avait
laissé tomber sa langue? Elle pouvait bien lui dire si elle
tenait bon. On montait depuis une demi-heure; mais si
lourdement, qu’il en était seulement à la cinquante-
neuvième échelle. Encore quarante-trois. Catherine finit
par bégayer qu’elle tenait bon tout de même. Il l’aurait
traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude. Le fer
des échelons devait lui entamer les pieds, il lui semblait
qu’on la sciait là, jusqu’à l’os. Après chaque brassée, elle
s’attendait à voir ses mains lâcher les montants, pelées et
roidies au point de ne pouvoir fermer les doigts; et elle
croyait tomber en arrière, les épaules arrachées, les
cuisses démanchées, dans leur continuel effort. C’était
surtout du peu de pente des échelles qu’elle souffrait, de
cette plantation presque droite, qui l’obligeait de se hisser
à la force des poignets, le ventre collé contre le bois.
L’essoufflement des haleines à présent couvrait le
roulement des pas, un râle énorme, décuplé par la cloison
du goyot, s’élevait du fond, expirait au jour. Il y eut un
gémissement, des mots coururent, un galibot venait de
s’ouvrir le crâne à l’arête d’un palier.
Et Catherine montait. On dépassa le niveau. La pluie avait
cessé, un brouillard alourdissait l’air de cave, empoisonné
d’une odeur de vieux fers et de bois humide.
Machinalement, elle s’obstinait tout bas à compter: quatre-
vingt-une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois; encore dix-
neuf. Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de leur
balancement rythmique. Elle n’avait plus conscience de ses

mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes
tournoyaient en spirale. Son sang coulait, elle se sentait
mourir, le moindre souffle allait la précipiter. Le pis était
que ceux d’en bas poussaient maintenant, et que la
colonne entière se ruait, cédant à la colère croissante de
sa fatigue, au besoin furieux de revoir le soleil. Des
camarades, les premiers, étaient sortis; il n’y avait donc
pas d’échelles cassées; mais l’idée qu’on pouvait en
casser encore, pour empêcher les derniers de sortir,
lorsque d’autres respiraient déjà là-haut, achevait de les
rendre fous. Et, comme un nouvel arrêt se produisait, des
jurons éclatèrent, tous continuèrent à monter, se
bousculant, passant sur les corps, à qui arriverait quand
même.
Alors, Catherine tomba. Elle avait crié le nom de Chaval,
dans un appel désespéré. Il n’entendit pas, il se battait, il
enfonçait les côtes d’un camarade, à coups de talon, pour
être avant lui. Elle fut roulée, piétinée. Dans son
évanouissement, elle rêvait: il lui semblait qu’elle était une
des petites herscheuses de jadis, et qu’un morceau de
charbon, glissé d’un panier, au-dessus d’elle, venait de la
jeter en bas du puits, ainsi qu’un moineau atteint d’un
caillou. Cinq échelles seulement restaient à gravir, on avait
mis près d’une heure. Jamais elle ne sut comment elle était
arrivée au jour, portée par des épaules, maintenue par
l’étranglement du goyot. Brusquement, elle se trouva dans
un éblouissement de soleil, au milieu d’une foule hurlante
qui la huait.

III
Dès le matin, avant le jour, un frémissement avait agité les
corons, ce frémissement qui s’enflait à cette heure par les
chemins, dans la campagne entière. Mais le départ
convenu n’avait pu avoir lieu, une nouvelle se répandait,
des dragons et des gendarmes battaient la plaine. On
racontait qu’ils étaient arrivés de Douai pendant la nuit, on
accusait Rasseneur d’avoir vendu les camarades, en
prévenant M. Hennebeau; même une herscheuse jurait
qu’elle avait vu passer le domestique, qui portait la
dépêche au télégraphe. Les mineurs serraient les poings,
guettaient les soldats, derrière leurs persiennes, à la clarté
pâle du petit jour.
Vers sept heures et demie, comme le soleil se levait, un
autre bruit circula, rassurant les impatients. C’était une
fausse alerte, une simple promenade militaire, ainsi que le
général en ordonnait parfois depuis la grève, sur le désir
du préfet de Lille. Les grévistes exécraient ce
fonctionnaire, auquel ils reprochaient de les avoir trompés
par la promesse d’une intervention conciliante, qui se
bornait, tous les huit jours, à faire défiler des troupes dans
Montsou, pour les tenir en respect. Aussi, lorsque les
dragons et les gendarmes reprirent tranquillement le

chemin de Marchiennes, après s’être contentés d’assourdir
les corons du trot de leurs chevaux sur la terre dure, les
mineurs se moquèrent-ils de cet innocent de préfet, avec
ses soldats qui tournaient les talons, quand les choses
allaient chauffer. Jusqu’à neuf heures, ils se firent du bon
sang, l’air paisible, devant les maisons, tandis qu’ils
suivaient des yeux, sur le pavé, les dos débonnaires des
derniers gendarmes. Au fond de leurs grands lits, les
bourgeois de Montsou dormaient encore, la tête dans la
plume. A la Direction, on venait de voir madame
Hennebeau partir en voiture, laissant M. Hennebeau au
travail sans doute, car l’hôtel, clos et muet, semblait mort.
Aucune fosse ne se trouvait gardée militairement, c’était
l’imprévoyance fatale à l’heure du danger, la bêtise
naturelle des catastrophes, tout ce qu’un gouvernement
peut commettre de fautes, dès qu’il s’agit d’avoir
l’intelligence des faits. Et neuf heures sonnaient, lorsque les
charbonniers prirent enfin la route de Vandame, pour se
rendre au rendez-vous décidé la veille, dans la forêt.
D’ailleurs, Étienne comprit tout de suite qu’il n’aurait point,
là-bas, à Jean-Bart, les trois mille camarades sur lesquels
il comptait. Beaucoup croyaient la manifestation remise, et
le pis était que deux ou trois bandes, déjà en chemin,
allaient compromettre la cause, s’il ne se mettait pas quand
même à leur tête. Près d’une centaine, partis avant le jour,
avaient dû se réfugier sous les hêtres de la forêt, en
attendant les autres. Souvarine, que le jeune homme monta
consulter, haussa les épaules: dix gaillards résolus

faisaient plus de besogne qu’une foule; et il se replongea
dans un livre ouvert devant lui, il refusa d’en être. Cela
menaçait de tourner encore au sentiment, lorsqu’il aurait
suffi de brûler Montsou, ce qui était très simple. Comme
Étienne sortait par l’allée de la maison, il aperçut
Rasseneur assis devant la cheminée de fonte, très pâle,
tandis que sa femme, grandie dans son éternelle robe
noire, l’invectivait en paroles tranchantes et polies.
Maheu fut d’avis qu’on devait tenir sa parole. Un pareil
rendez-vous était sacré. Cependant, la nuit avait calmé leur
fièvre à tous; lui, maintenant, craignait un malheur; et il
expliquait que leur devoir était de se trouver là-bas, pour
maintenir les camarades dans le bon droit. La Maheude
approuva d’un signe. Étienne répétait avec complaisance
qu’il fallait agir révolutionnairement, sans attenter à la vie
des personnes. Avant de partir, il refusa sa part d’un pain,
qu’on lui avait donné la veille, avec une bouteille de
genièvre; mais il but coup sur coup trois petits verres,
histoire simplement de combattre le froid; même il en
emporta une gourde pleine. Alzire garderait les enfants. Le
vieux Bonnemort, les jambes malades d’avoir trop couru la
veille, était resté au lit.


On ne s’en alla point ensemble, par prudence. Depuis
longtemps, Jeanlin avait disparu. Maheu et la Maheude
filèrent de leur côté, obliquant vers Montsou, tandis
qu’Étienne se dirigea vers la forêt, où il voulait rejoindre les
camarades. En route, il rattrapa une bande de femmes,

parmi lesquelles il reconnut la Brûlé et la Levaque: elles
mangeaient en marchant des châtaignes que la Mouquette
avait apportées, elles en avalaient les pelures pour que ça
leur tînt davantage à l’estomac. Mais, dans la forêt, il ne
trouva personne, les camarades déjà étaient à Jean-Bart.
Alors, il prit sa course, il arriva devant la fosse, au moment
où Levaque et une centaine d’autres pénétraient sur le
carreau. De partout, des mineurs débouchaient, les Maheu
par la grande route, les femmes à travers champs, tous
débandés, sans chefs, sans armes, coulant naturellement
là, ainsi qu’une eau débordée qui suit les pentes. Étienne
aperçut Jeanlin, grimpé sur une passerelle, installé comme
au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers.
On était à peine trois cents.
Il y eut une hésitation, lorsque Deneulin se montra en haut
de l’escalier qui conduisait à la recette.
—Que voulez-vous? demanda-t-il d’une voix forte.
Après avoir vu disparaître la calèche, d’où ses filles lui
riaient encore, il était revenu à la fosse, repris d’une vague
inquiétude. Tout pourtant s’y trouvait en bon ordre, la
descente avait eu lieu, l’extraction fonctionnait, et il se
rassurait de nouveau, il causait avec le maître-porion,
lorsqu’on lui avait signalé l’approche des grévistes.
Vivement, il s’était posté à une fenêtre du criblage; et,
devant ce flot grossissant qui envahissait le carreau, il avait
eu la conscience immédiate de son impuissance.

Comment défendre ces bâtiments ouverts de toutes parts?
A peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers
autour de lui. Il était perdu.
—Que voulez-vous? répéta-t-il, blême de colère rentrée,
faisant un effort pour accepter courageusement son
désastre.
Il y eut des poussées et des grondements dans la foule.
Étienne finit par se détacher, en disant:
—Monsieur, nous ne venons pas vous faire du mal. Mais il
faut que le travail cesse partout.
Deneulin le traita carrément d’imbécile.
—Est-ce que vous croyez que vous allez me faire du bien,
si vous arrêtez le travail chez moi? C’est comme si vous
me tiriez un coup de fusil dans le dos, à bout portant… Oui,
mes hommes sont au fond, et ils ne remonteront pas, ou il
faudra que vous m’assassiniez d’abord!
Cette rudesse de parole souleva une clameur. Maheu dut
retenir Levaque, qui se précipitait, menaçant, pendant
qu’Étienne parlementait toujours, cherchant à convaincre
Deneulin de la légitimité de leur action révolutionnaire.
Mais celui-ci répondait par le droit au travail. D’ailleurs, il
refusait de discuter ces bêtises, il voulait être le maître
chez lui. Son seul remords était de n’avoir pas là quatre
gendarmes pour balayer cette canaille.

—Parfaitement, c’est ma faute, je mérite ce qui m’arrive.
Avec des gaillards de votre espèce, il n’y a que la force.
C’est comme le gouvernement qui s’imagine vous acheter
par des concessions. Vous le flanquerez à bas, voilà tout,
quand il vous aura fourni des armes.
Étienne, frémissant, se contenait encore. Il baissa la voix.
—Je vous en prie, monsieur, donnez l’ordre qu’on remonte
vos ouvriers. Je ne réponds pas d’être maître de mes
camarades. Vous pouvez éviter un malheur.
—Non, fichez-moi la paix! Est-ce que je vous connais?
Vous n’êtes pas de mon exploitation, vous n’avez rien à
débattre avec moi… Il n’y a que des brigands qui courent
ainsi la campagne pour piller les maisons.
Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les
femmes surtout l’insultaient. Et lui, continuant à leur tenir
tête, éprouvait un soulagement, dans cette franchise qui
vidait son coeur d’autoritaire. Puisque c’était la ruine de
toute façon, il trouvait lâches les platitudes inutiles. Mais
leur nombre augmentait toujours, près de cinq cents déjà
se ruaient vers la porte, et il allait se faire écharper, lorsque
son maître-porion le tira violemment en arrière.
—De grâce, Monsieur!… Ça va être un massacre. A quoi
bon faire tuer des hommes pour rien?

Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule.
—Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons
redevenus les plus forts!
On l’emmenait, une bousculade venait de jeter les premiers
de la bande contre l’escalier, dont la rampe fut tordue.
C’étaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant
les hommes. La porte céda tout de suite, une porte sans
serrure, fermée simplement au loquet. Mais l’escalier était
trop étroit, la cohue, écrasée, n’aurait pu entrer de
longtemps, si la queue des assiégeants n’avait pris le parti
de passer par les autres ouvertures. Alors, il en déborda
de tous côtés, de la baraque, du criblage, du bâtiment des
chaudières. En moins de cinq minutes, la fosse entière leur
appartint, ils en battaient les trois étages, au milieu d’une
fureur de gestes et de cris, emportés dans l’élan de leur
victoire sur ce patron qui résistait.
Maheu, effrayé, s’était élancé un des premiers, en disant à
Étienne:
—Faut pas qu’ils le tuent!
Celui-ci courait déjà; puis, quand il eut compris que
Deneulin s’était barricadé dans la chambre des porions, il
répondit:
—Après? est-ce que ce serait de notre faute? Un enragé
pareil!

Cependant, il était plein d’inquiétude, trop calme encore
pour céder à ce coup de colère. Il souffrait aussi dans son
orgueil de chef, en voyant la bande échapper à son
autorité, s’enrager en dehors de la froide exécution des
volontés du peuple, telle qu’il l’avait prévue. Vainement, il
réclamait du sang-froid, il criait qu’on ne devait pas donner
raison à leurs ennemis, par des actes de destruction
inutile.
—Aux chaudières! hurlait la Brûlé. Éteignons les feux!
Levaque, qui avait trouvé une lime, l’agitait comme un
poignard, dominant le tumulte d’un cri terrible:
—Coupons les câbles! coupons les câbles!
Tous le répétèrent bientôt, seuls, Étienne et Maheu
continuaient à protester, étourdis, parlant dans le tumulte,
sans obtenir le silence. Enfin, le premier put dire:
—Mais il y a des hommes au fond, camarades!
Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts.
—Tant pis! fallait pas descendre!… C’est bien fait pour les
traîtres!… Oui, oui, qu’ils y restent!… Et puis, ils ont les
échelles!
Alors, quand cette idée des échelles les eut fait s’entêter

davantage, Étienne comprit qu’il devait céder. Dans la
crainte d’un plus grand désastre, il se précipita vers la
machine, voulant au moins remonter les cages, pour que
les câbles, sciés au-dessus du puits, ne pussent les broyer
de leur poids énorme, en tombant sur elles. Le machineur
avait disparu, ainsi que les quelques ouvriers du jour; et il
s’empara de la barre de mise en train, il manoeuvra,
pendant que Levaque et deux autres grimpaient à la
charpente de fonte, qui supportait les molettes. Les cages
étaient à peine fixées sur les verrous, qu’on entendit le bruit
strident de la lime mordant l’acier. Il se fit un grand silence,
ce bruit sembla emplir la fosse entière, tous levaient la tête,
regardaient, écoutaient, saisis d’émotion. Au premier rang,
Maheu se sentait gagner d’une joie farouche, comme si les
dents de la lime les eussent délivrés du malheur, en
mangeant le câble d’un de ces trous de misère, où l’on ne
descendrait plus.
Mais la Brûlé avait disparu par l’escalier de la baraque, en
hurlant toujours:
—Faut renverser les feux! aux chaudières! aux chaudières!
Des femmes la suivaient. La Maheude se hâta pour les
empêcher de tout casser, de même que son homme avait
voulu raisonner les camarades. Elle était la plus calme, on
pouvait exiger son droit, sans faire du dégât chez le
monde. Lorsqu’elle entra dans le bâtiment des chaudières,
les femmes en chassaient déjà les deux chauffeurs, et la

Brûlé, armée d’une grande pelle, accroupie devant un des
foyers, le vidait violemment, jetait le charbon incandescent
sur le carreau de briques, où il continuait à brûler avec une
fumée noire. Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs.
Bientôt, les femmes s’y acharnèrent, la Levaque
manoeuvrant sa pelle des deux mains, la Mouquette se
retroussant jusqu’aux cuisses afin de ne pas s’allumer,
toutes sanglantes dans le reflet d’incendie, suantes et
échevelées de cette cuisine de sabbat. Les tas de houille
montaient, la chaleur ardente gerçait le plafond de la vaste
salle.
—Assez donc! cria la Maheude. La cambuse flambe.
—Tant mieux! répondit la Brûlé. Ce sera de la besogne
faite… Ah! nom de Dieu! je disais bien que je leur ferais
payer la mort de mon homme!
A ce moment, on entendit la voix aiguë de Jeanlin.
—Attention! je vas éteindre, moi! je lâche tout!
Entré un des premiers, il avait gambillé au travers de la
cohue, enchanté de cette bagarre, cherchant ce qu’il
pourrait faire de mal; et l’idée lui était venue de tourner les
robinets de décharge, pour lâcher la vapeur. Les jets
partirent avec la violence de coups de feu, les cinq
chaudières se vidèrent d’un souffle de tempête, sifflant
dans un tel grondement de foudre, que les oreilles en

saignaient. Tout avait disparu au milieu de la vapeur, le
charbon pâlissait, les femmes n’étaient plus que des
ombres aux gestes cassés. Seul, l’enfant apparaissait,
monté sur la galerie, derrière les tourbillons de buée
blanche, l’air ravi, la bouche fendue par la joie d’avoir
déchaîné cet ouragan.
Cela dura près d’un quart d’heure. On avait lancé quelques
seaux d’eau sur les tas, pour achever de les éteindre: toute
menace d’incendie était écartée. Mais la colère de la foule
ne tombait pas, fouettée au contraire. Des hommes
descendaient avec des marteaux, les femmes elles-
mêmes s’armaient de barres de fer; et l’on parlait de crever
les générateurs, de briser les machines, de démolir la
fosse.
Étienne, prévenu, se hâta d’accourir avec Maheu. Lui-
même se grisait, emporté dans cette fièvre chaude de
revanche. Il luttait pourtant, il les conjurait d’être calmes,
maintenant que les câbles coupés, les feux éteints, les
chaudières vidées rendaient le travail impossible. On ne
l’écoutait toujours pas, il allait être débordé de nouveau,
lorsque des huées s’élevèrent dehors, à une petite porte
basse, où débouchait le goyot des échelles.
—A bas les traîtres!… Oh! les sales gueules de lâches!…
A bas! à bas!
C’était la sortie des ouvriers du fond qui commençait. Les

premiers, aveuglés par le grand jour, restaient là, à battre
des paupières. Puis, ils défilèrent, tâchant de gagner la
route et de fuir.
—A bas les lâches! à bas les faux frères!
Toute la bande des grévistes était accourue. En moins de
trois minutes, il ne resta pas un homme dans les bâtiments,
les cinq cents de Montsou se rangèrent sur deux files, pour
forcer à passer entre cette double haie ceux de Vandame
qui avaient eu la traîtrise de descendre. Et, à chaque
nouveau mineur apparaissant sur la porte du goyot, avec
les vêtements en loques et la boue noire du travail, les
huées redoublaient, des blagues féroces l’accueillaient: oh!
celui-là, trois pouces de jambes, et le cul tout de suite! et
celui-ci, le nez mangé par les garces du Volcan! et cet
autre, dont les yeux pissaient de la cire à fournir dix
cathédrales! et cet autre, le grand sans fesses, long
comme un carême! Une herscheuse qui déboula, énorme,
la gorge dans le ventre et le ventre dans le derrière,
souleva un rire furieux. On voulait toucher, les plaisanteries
s’aggravaient, tournaient à la cruauté, des coups de poing
allaient pleuvoir; pendant que le défilé des pauvres diables
continuait, grelottants, silencieux sous les injures, attendant
les coups d’un regard oblique, heureux quand ils pouvaient
enfin galoper hors de la fosse.
—Ah çà! combien sont-ils, là-dedans? demanda Étienne.

Il s’étonnait d’en voir sortir toujours, il s’irritait à l’idée qu’il
ne s’agissait pas de quelques ouvriers, pressés par la
faim, terrorisés par les porions. On lui avait donc menti,
dans la forêt? presque tout Jean-Bart était descendu. Mais
un cri lui échappa, il se précipita, en apercevant Chaval
debout sur le seuil.
—Nom de Dieu! c’est à ce rendez-vous que tu nous fais
venir?
Des imprécations éclataient, il y eut une poussée pour se
jeter sur le traître. Eh quoi! il avait juré avec eux, la veille, et
on le trouvait au fond, en compagnie des autres? C’était
donc pour se foutre du monde!
—Enlevez-le! au puits! au puits!
Chaval, blême de peur, bégayait, cherchait à s’expliquer.
Mais Étienne lui coupait la parole, hors de lui, pris de la
fureur de la bande.
—Tu as voulu en être, tu en seras… Allons! en marche,
bougre de mufle!
Une autre clameur couvrit sa voix. Catherine, à son tour,
venait de paraître, éblouie dans le clair soleil, effarée de
tomber au milieu de ces sauvages. Et, les jambes cassées
des cent deux échelles, les paumes saignantes, elle
soufflait, lorsque la Maheude, en la voyant, s’élança, la
main haute.

—Ah! salope, toi aussi!… Quand ta mère crève de faim, tu
la trahis pour ton maquereau!
Maheu retint le bras, empêcha la gifle. Mais il secouait sa
fille, il s’enrageait comme sa femme à lui reprocher sa
conduite, tous les deux perdant la tête, criant plus fort que
les camarades.
La vue de Catherine avait achevé d’exaspérer Étienne. Il
répétait:
—En route! aux autres fosses! et tu viens avec nous, sale
cochon!
Chaval eut à peine le temps de reprendre ses sabots à la
baraque, et de jeter son tricot de laine sur ses épaules
glacées. Tous l’entraînaient, le forçaient à galoper au milieu
d’eux. Éperdue, Catherine remettait également ses sabots,
boutonnait à son cou la vieille veste d’homme dont elle se
couvrait depuis le froid; et elle courut derrière son galant,
elle ne voulait pas le quitter, car on allait le massacrer, bien
sûr.
Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. Jeanlin, qui
avait trouvé une corne d’appel, soufflait, poussait des sons
rauques, comme s’il avait rassemblé des boeufs. Les
femmes, la Brûlé, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs
jupes pour courir; tandis que Levaque, une hache à la
main, la manoeuvrait ainsi qu’une canne de tambour-major.

D’autres camarades arrivaient toujours, on était près de
mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un
torrent débordé. La voie de sortie était trop étroite, des
palissades furent rompues.
—Aux fosses! à bas les traîtres! plus de travail!
Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. Pas
un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre
des porions, et tout seul, défendant du geste qu’on le suivît,
il visita la fosse. Il était pâle, très calme. D’abord, il s’arrêta
devant le puits, leva les yeux, regarda les câbles coupés:
les bouts d’acier pendaient inutiles, la morsure de la lime
avait laissé une blessure vive, une plaie fraîche qui luisait
dans le noir des graisses. Ensuite, il monta à la machine,
en contempla la bielle immobile, pareille à l’articulation d’un
membre colossal frappé de paralysie, en toucha le métal
refroidi déjà, dont le froid lui donna un frisson, comme s’il
avait touché un mort. Puis, il descendit aux chaudières,
marcha lentement devant les foyers éteints, béants et
inondés, tapa du pied sur les générateurs qui sonnèrent le
vide. Allons! c’était bien fini, sa ruine s’achevait. Même s’il
raccommodait les câbles, s’il rallumait les feux, où
trouverait-il des hommes? Encore quinze jours de grève, il
était en faillite. Et, dans cette certitude de son désastre, il
n’avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il
sentait la complicité de tous, une faute générale, séculaire.
Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient
pas lire et qui crevaient de faim.

IV
Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée,
sous le pâle soleil d’hiver, s’en allait, débordait de la route,
au travers des champs de betteraves.
Dès la Fourche-aux-Boeufs, Étienne en avait pris le
commandement. Sans qu’on s’arrêtât, il criait des ordres, il
organisait la marche. Jeanlin, en tête, galopait en sonnant
dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers
rangs, les femmes s’avançaient, quelques-unes armées de
bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui
semblaient chercher au loin la cité de justice promise; la
Brûlé, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs
jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis
pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait
bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et
les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en
une queue qui s’élargissait, hérissée de barres de fer,
dominée par l’unique hache de Levaque, dont le tranchant
miroitait au soleil. Étienne, au centre, ne perdait pas de vue
Chaval, qu’il forçait à marcher devant lui; tandis que Maheu,
derrière, l’air sombre, lançait des coups d’oeil sur
Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s’obstinant
à trotter près de son amant, pour qu’on ne lui fît pas du mal.

Des têtes nues s’échevelaient au grand air, on n’entendait
que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail
lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin.
Mais, tout de suite, un nouveau cri s’éleva.
—Du pain! du pain! du pain!
Il était midi, la faim des six semaines de grève s’éveillait
dans les ventres vides, fouettée par cette course en plein
champ. Les croûtes rares du matin, les quelques
châtaignes de la Mouquette, étaient loin déjà; et les
estomacs criaient, et cette souffrance s’ajoutait à la rage
contre les traîtres.
—Aux fosses! plus de travail! du pain!
Étienne, qui avait refusé de manger sa part, au coron,
éprouvait dans la poitrine une sensation insupportable
d’arrachement. Il ne se plaignait pas; mais, d’un geste
machinal, il prenait sa gourde de temps à autre, il avalait
une gorgée de genièvre, si frissonnant, qu’il croyait avoir
besoin de ça pour aller jusqu’au bout. Ses joues
s’échauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il
gardait sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles.
Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de
Vandame, qui s’était joint à la bande par vengeance contre
son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant:

—A Gaston-Marie! faut arrêter la pompe! faut que les eaux
démolissent
Jean-Bart!
La foule entraînée tournait déjà, malgré les protestations
d’Étienne, qui les suppliait de laisser épuiser les eaux. A
quoi bon détruire les galeries? cela révoltait son coeur
d’ouvrier, malgré son ressentiment. Maheu, lui aussi,
trouvait injuste de s’en prendre à une machine. Mais le
haveur lançait toujours son cri de vengeance, et il fallut
qu’Étienne criât plus fort:
—A Mirou! il y a des traîtres au fond!… A Mirou! à Mirou!
D’un geste, il avait refoulé la bande sur le chemin de
gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tête, soufflait plus
fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour
cette fois, était sauvé.
Et les quatre kilomètres qui les séparaient de Mirou furent
franchis en une demi-heure, presque au pas de course, à
travers la plaine interminable. Le canal, de ce côté, la
coupait d’un long ruban de glace. Seuls, les arbres
dépouillés des berges, changés par la gelée en
candélabres géants, en rompaient l’uniformité plate,
prolongée et perdue dans le ciel de l’horizon, comme dans
une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et
Marchiennes, c’était l’immensité nue.

Ils arrivaient à la fosse, lorsqu’ils virent un porion se planter
sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous
connaissaient bien le père Quandieu, le doyen des porions
de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui
allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle
santé dans les mines.
—Qu’est-ce que vous venez fiche par ici, tas de
galvaudeux?
cria-t-il.
La bande s’arrêta. Ce n’était plus un patron, c’était un
camarade; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier.
—Il y a des hommes au fond, dit Étienne. Fais-les sortir.
—Oui, il y a des hommes, reprit le père Quandieu, il y en a
bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous,
méchants bougres!… Mais je vous préviens qu’il n’en
sortira pas un, ou que vous aurez affaire à moi!
Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les
femmes avancèrent. Vivement descendu de la passerelle,
le porion barrait la porte, maintenant.
Alors, Maheu voulut intervenir.
—Vieux, c’est notre droit, comment arriverons-nous à ce
que la grève soit générale, si nous ne forçons pas les
camarades à être avec nous?

Le vieux demeura un moment muet. Évidemment, son
ignorance en matière de coalition égalait celle du haveur.
Enfin, il répondit:
—C’est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais
que la consigne… Je suis seul, ici. Les hommes sont au
fond pour jusqu’à trois heures, et ils y resteront jusqu’à trois
heures.
Les derniers mots se perdirent dans des huées. On le
menaçait du poing, déjà les femmes l’assourdissaient, lui
soufflaient leur haleine chaude à la face. Mais il tenait bon,
la tête haute, avec sa barbiche et ses cheveux d’un blanc
de neige; et le courage enflait tellement sa voix, qu’on
l’entendait distinctement, par-dessus le vacarme.
—Nom de Dieu! vous ne passerez pas!… Aussi vrai que le
soleil nous éclaire, j’aime mieux crever que de laisser
toucher aux câbles… Ne poussez donc plus, je me fous
dans le puits devant vous!
Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. Lui,
continuait:
—Quel est le cochon qui ne comprend pas ça?… Moi, je
ne suis qu’un ouvrier comme vous autres. On m’a dit de
garder, je garde.
Et son intelligence n’allait pas plus loin, au père Quandieu,

raidi dans son entêtement du devoir militaire, le crâne
étroit, l’oeil éteint par la tristesse noire d’un demi-siècle de
fond. Les camarades le regardaient, remués, ayant
quelque part en eux l’écho de ce qu’il leur disait, cette
obéissance du soldat, la fraternité et la résignation dans le
danger. Il crut qu’ils hésitaient encore, il répéta:
—Je me fous dans le puits devant vous!
Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient
tourné le dos, la galopade reprenait sur la route droite,
filant à l’infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris
s’élevaient:
—A Madeleine! à Crèvecoeur! plus de travail! du pain, du
pain!
Mais, au centre, dans l’élan de la marche, une bousculade
avait lieu. C’était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter
de l’histoire pour s’échapper. Étienne venait de l’empoigner
par un bras, en menaçant de lui casser les reins, s’il
méditait quelque traîtrise. Et l’autre se débattait, protestait
rageusement:
—Pourquoi tout ça? est-ce qu’on n’est plus libre?… Moi, je
gèle depuis une heure, j’ai besoin de me débarbouiller.
Lâche-moi!
Il souffrait en effet du charbon collé à sa peau par la sueur,
et son tricot ne le protégeait guère.

—File, ou c’est nous qui te débarbouillerons, répondait
Étienne.
Fallait pas renchérir en demandant du sang.
On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine,
qui tenait bon. Cela le désespérait, de la sentir près de lui,
si misérable, grelottante sous sa vieille veste d’homme,
avec sa culotte boueuse. Elle devait être morte de fatigue,
elle courait tout de même pourtant.
—Tu peux t’en aller, toi, dit-il enfin.
Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant
ceux d’Étienne, avaient eu seulement une courte flamme de
reproche. Et elle ne s’arrêtait point. Pourquoi voulait-il
qu’elle abandonnât son homme? Chaval n’était guère
gentil, bien sûr; même il la battait, des fois. Mais c’était son
homme, celui qui l’avait eue le premier; et cela l’enrageait
qu’on se jetât à plus de mille contre lui. Elle l’aurait défendu,
sans tendresse, pour l’orgueil.
—Va-t’en! répéta violemment Maheu.
Cet ordre de son père ralentit un instant sa course. Elle
tremblait, des larmes gonflaient ses paupières. Puis,
malgré sa peur, elle revint, elle reprit sa place, toujours
courant. Alors, on la laissa.
La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle

de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce côté, des
cheminées d’usine rayaient l’horizon plat, des hangars de
bois, des ateliers de briques, aux larges baies
poussiéreuses, défilaient le long du pavé. On passa coup
sur coup près des maisons basses de deux corons, celui
des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize; et,
de chacun, à l’appel de la corne, à la clameur jetée par
toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes,
des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant à
la queue des camarades. Quand on arriva devant
Madeleine, on était bien quinze cents. La route dévalait en
pente douce, le flot grondant des grévistes dut tourner le
terri, avant de se répandre sur le carreau de la mine.
A ce moment, il n’était guère plus de deux heures. Mais les
porions, avertis, venaient de hâter la remonte; et, comme la
bande arrivait, la sortie s’achevait, il restait au fond une
vingtaine d’hommes, qui débarquèrent de la cage. Ils
s’enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. Deux
furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste.
Cette chasse à l’homme sauva le matériel, on ne toucha ni
aux câbles ni aux chaudières. Déjà le flot s’éloignait, roulait
sur la fosse voisine.
Celle-ci, Crèvecoeur, ne se trouvait qu’à cinq cents mètres
de Madeleine. Là, également, la bande tomba au milieu de
la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettée par les
femmes, la culotte fendue, les fesses à l’air, devant les
hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des

haveurs se sauvèrent, les côtes bleues de coups, le nez en
sang. Et, dans cette férocité croissante, dans cet ancien
besoin de revanche dont la folie détraquait toutes les têtes,
les cris continuaient, s’étranglaient, la mort des traîtres, la
haine du travail mal payé, le rugissement du ventre voulant
du pain. On se mit à couper les câbles, mais la lime ne
mordait pas, c’était trop long, maintenant qu’on avait la
fièvre d’aller en avant, toujours en avant. Aux chaudières, un
robinet fut cassé; tandis que l’eau, jetée à pleins seaux
dans les foyers, faisait éclater les grilles de fonte.
Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette
fosse était la mieux disciplinée, la grève ne l’avait pas
atteinte, près de sept cents hommes devaient y être
descendus; et cela exaspérait, on les attendrait à coups de
trique, en bataille rangée, pour voir un peu qui resterait par
terre. Mais la rumeur courut qu’il y avait des gendarmes à
Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s’était
moqué. Comment le savait-on? personne ne pouvait le
dire. N’importe! la peur les prenait, ils se décidèrent pour
Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se
retrouvèrent sur la route, claquant des sabots, se ruant: à
Feutry-Cantel! à Feutry-Cantel! les lâches y étaient bien
encore quatre cents, on allait rire! Située à trois kilomètres,
la fosse se cachait dans un pli de terrain, près de la
Scarpe. Déjà, l’on montait la pente des Plâtrières, au-delà
du chemin de Beaugnies, lorsqu’une voix, demeurée
inconnue, lança l’idée que les dragons étaient peut-être là-
bas, à Feutry-Cantel. Alors, d’un bout à l’autre de la

colonne, on répéta que les dragons y étaient. Une
hésitation ralentit la marche, la panique peu à peu soufflait,
dans ce pays endormi par le chômage, qu’ils battaient
depuis des heures. Pourquoi n’avaient-ils pas buté contre
des soldats? Cette impunité les troublait, à la pensée de la
répression qu’ils sentaient venir.
Sans qu’on sût d’où il partait, un nouveau mot d’ordre les
lança sur une autre fosse.
—A la Victoire! à la Victoire!
Il n’y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire? On
l’ignorait. Tous semblaient rassurés. Et, faisant volte-face,
ils descendirent du côté de Beaumont, ils coupèrent à
travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie
du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversèrent
en renversant les clôtures. Maintenant, ils se rapprochaient
de Montsou, l’ondulation lente des terrains s’abaissait,
élargissait la mer des pièces de betteraves, très loin,
jusqu’aux maisons noires de Marchiennes.
C’était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres.
Un élan tel les charriait, qu’ils ne sentaient pas la fatigue
atroce, leurs pieds brisés et meurtris. Toujours la queue
s’allongeait, s’augmentait des camarades racolés en
chemin, dans les corons. Quand ils eurent passé le canal
au pont Magache, et qu’ils se présentèrent devant la
Victoire, ils étaient deux mille. Mais trois heures avaient

sonné, la sortie était faite, plus un homme ne restait au
fond. Leur déception s’exhala en menaces vaines, ils ne
purent que recevoir à coups de briques cassées les
ouvriers de la coupe à terre, qui arrivaient prendre leur
service. Il y eut une débandade, la fosse déserte leur
appartint. Et, dans leur rage de n’avoir pas une face de
traître à gifler, ils s’attaquèrent aux choses. Une poche de
rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie
lentement. Des années et des années de faim les
torturaient d’une fringale de massacre et de destruction.
Derrière un hangar, Étienne aperçut des chargeurs qui
remplissaient un tombereau de charbon.
—Voulez-vous foutre le camp! cria-t-il. Pas un morceau ne
sortira!
Sous ses ordres, une centaine de grévistes accouraient; et
les chargeurs n’eurent que le temps de s’éloigner. Des
hommes dételèrent les chevaux qui s’effarèrent et partirent,
piqués aux cuisses; tandis que d’autres, en renversant le
tombereau, cassaient les brancards.
Levaque, à violents coups de hache, s’était jeté sur les
tréteaux, pour abattre les passerelles. Ils résistaient, et il
eut l’idée d’arracher les rails, de couper la voie, d’un bout à
l’autre du carreau. Bientôt, la bande entière se mit à cette
besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armé
de sa barre de fer, dont il se servait comme d’un levier.

Pendant ce temps, la Brûlé, entraînant les femmes,
envahissait la lampisterie, où les bâtons, à la volée,
couvrirent le sol d’un carnage de lampes. La Maheude,
hors d’elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se
trempèrent d’huile, la Mouquette s’essuyait les mains à son
jupon, en riant d’être si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait
vidé une lampe dans le cou.
Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. Les
ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina
encore:
—Du pain! du pain! du pain!
Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une
cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque était
abandonnée. Quand les femmes revinrent et que les
hommes eurent achevé de défoncer la voie, ils assiégèrent
la cantine, dont les volets cédèrent tout de suite. On n’y
trouva pas de pain, il n’y avait là que deux morceaux de
viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement,
dans le pillage, on découvrit une cinquantaine de bouteilles
de genièvre, qui disparurent comme une goutte d’eau bue
par du sable.
Étienne, ayant vidé sa gourde, put la remplir. Peu à peu,
une ivresse mauvaise, l’ivresse des affamés, ensanglantait
ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses lèvres
pâlies. Et, brusquement, il s’aperçut que Chaval avait filé,

au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on
empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derrière
la provision des bois.
—Ah! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre!
hurlait Étienne. C’est toi, dans la forêt, qui demandais la
grève des machineurs, pour arrêter les pompes, et tu
cherches maintenant à nous chier du poivre!… Eh bien!
nom de Dieu! nous allons retourner à Gaston-Marie, je veux
que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu! tu la casseras!
Il était ivre, il lançait lui-même ses hommes contre cette
pompe, qu’il avait sauvée quelques heures plus tôt.
—A Gaston-Marie! à Gaston-Marie!
Tous l’acclamèrent, se précipitèrent; pendant que Chaval,
saisi aux épaules, entraîné, poussé violemment, demandait
toujours qu’on le laissât se laver.
—Va-t’en donc! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi
avait repris sa course.
Cette fois, elle ne recula même pas, elle leva sur son père
des yeux ardents, et continua de courir.
La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait
sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres
sans cesse élargies. Il était quatre heures, le soleil, qui
baissait à l’horizon, allongeait sur le sol glacé les ombres

de cette horde, aux grands gestes furieux.
On évita Montsou, on retomba plus haut dans la route de
Joiselle; et, pour s’épargner le détour de la Fourche-aux-
Boeufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les
Grégoire, précisément, venaient d’en sortir, ayant à rendre
une visite au notaire, avant d’aller dîner chez les
Hennebeau, où ils devaient retrouver Cécile. La propriété
semblait dormir, avec son avenue de tilleuls déserte, son
potager et son verger dénudés par l’hiver. Rien ne bougeait
dans la maison, dont les fenêtres closes se ternissaient de
la chaude buée intérieure; et, du profond silence, sortait
une impression de bonhomie et de bien-être, la sensation
patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur
sage, où coulait l’existence des propriétaires.
Sans s’arrêter, la bande jetait des regards sombres à
travers les grilles, le long des murs protecteurs, hérissés de
culs de bouteille. Le cri recommença:
—Du pain! du pain! du pain!
Seuls, les chiens répondirent par des abois féroces, une
paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient
debout, la gueule ouverte. Et, derrière une persienne
fermée, il n’y avait que les deux bonnes, Mélanie, la
cuisinière, et Honorine, la femme de chambre, attirées par
ce cri, suant la peur, toutes pâles de voir défiler ces
sauvages. Elles tombèrent à genoux, elles se crurent

mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un
carreau d’une fenêtre voisine. C’était une farce de Jeanlin:
il avait fabriqué une fronde avec un bout de corde, il laissait
en passant un petit bonjour aux Grégoire. Déjà, il s’était
remis à souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin,
avec le cri affaibli:
—Du pain! du pain! du pain!

On arriva à Gaston-Marie, en une masse grossie encore,
plus de deux mille cinq cents forcenés, brisant tout,
balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des
gendarmes y avaient passé une heure plus tôt, et s’en
étaient allés du côté de Saint-Thomas, égarés par des
paysans, sans même avoir la précaution, dans leur hâte,
de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la
fosse. En moins d’un quart d’heure, les feux furent
renversés, les chaudières vidées, les bâtiments envahis et
dévastés. Mais c’était surtout la pompe qu’on menaçait. Il
ne suffisait pas qu’elle s’arrêtât au dernier souffle expirant
de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne
vivante, dont on voulait la vie.
—A toi le premier coup! répétait Étienne, en mettant un
marteau au poing de Chaval. Allons! tu as juré avec les
autres!
Chaval tremblait, se reculait; et, dans la bousculade, le
marteau tomba, pendant que les camarades, sans

attendre, massacraient la pompe à coups de barres de fer,
à coups de briques, à coups de tout ce qu’ils rencontraient
sous leurs mains. Quelques-uns même brisaient sur elle
des bâtons. Les écrous sautaient, les pièces d’acier et de
cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés.
Un coup de pioche à toute volée fracassa le corps de
fonte, et l’eau s’échappa, se vida, et il y eut un
gargouillement suprême, pareil à un hoquet d’agonie.
C’était la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s’écrasant
derrière Étienne, qui ne lâchait point Chaval.
—A mort, le traître! au puits! au puits!
Le misérable, livide, bégayait, en revenait, avec
l’obstination imbécile de l’idée fixe, à son besoin de se
débarbouiller.
—Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. Tiens! voilà le
baquet!
Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe.
Elle était blanche d’une épaisse couche de glace; et on l’y
poussa, on cassa cette glace, on le força à tremper sa tête
dans cette eau si froide.
—Plonge donc! répétait la Brûlé. Nom de Dieu! si tu ne
plonges pas, on te fout dedans… Et, maintenant, tu vas
boire un coup, oui, oui! comme les bêtes, la gueule dans
l’auge!

Il dut boire, à quatre pattes. Tous riaient, d’un rire de
cruauté. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au
visage une poignée de crottin, trouvée fraîche sur la route.
Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il
butait, il donnait des coups d’échine pour fuir.
Maheu l’avait poussé, la Maheude était parmi celles qui
s’acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune
ancienne; et la Mouquette elle-même, qui restait d’ordinaire
la bonne camarade de ses galants, s’enrageait après
celui-là, le traitait de bon à rien, parlait de le déculotter,
pour voir s’il était encore un homme.
Étienne la fit taire.
—En voilà assez! Il n’y a pas besoin de s’y mettre tous… Si
tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble.
Ses poings se fermaient, ses yeux s’allumaient d’une fureur
homicide, l’ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer.
—Es-tu prêt? Il faut que l’un de nous deux y reste…
Donnez-lui un couteau. J’ai le mien.
Catherine, épuisée, épouvantée, le regardait. Elle se
souvenait de ses confidences, de son envie de manger un
homme, lorsqu’il buvait, empoisonné dès le troisième
verre, tellement ses soûlards de parents lui avaient mis de
cette saleté dans le corps. Brusquement, elle s’élança, le

souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez,
étranglée d’indignation:
—Lâche! lâche! lâche!… Ce n’est donc pas de trop, toutes
ces abominations? Tu veux l’assassiner, maintenant qu’il
ne tient plus debout! Elle se tourna vers son père et sa
mère, elle se tourna vers les autres.
—Vous êtes des lâches! des lâches!… Tuez-moi donc
avec lui. Je vous saute à la figure, moi! si vous le touchez
encore. Oh! les lâches!
Et elle s’était plantée devant son homme, elle le défendait,
oubliant les coups, oubliant la vie de misère, soulevée dans
l’idée qu’elle lui appartenait, puisqu’il l’avait prise, et que
c’était une honte pour elle, quand on l’abîmait ainsi.
Étienne, sous les claques de cette fille, était devenu blême.
Il avait failli d’abord l’assommer. Puis, après s’être essuyé
la face, dans un geste d’homme qui se dégrise, il dit à
Chaval, au milieu d’un grand silence:
—Elle a raison, ça suffit… Fous le camp!
Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa
derrière lui. La foule, saisie, les regardait disparaître au
coude de la route. Seule, la Maheude murmura:
—Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sûr faire
quelque traîtrise.

Mais la bande s’était remise en marche. Cinq heures
allaient sonner, le soleil d’une rougeur de braise, au bord
de l’horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui
passait, leur apprit que les dragons descendaient du côté
de Crèvecoeur. Alors, ils se replièrent, un ordre courut.
—A Montsou! à la Direction!… Du pain! du pain! du pain!
V
M. Hennebeau s’était mis devant la fenêtre de son cabinet,
pour voir partir la calèche qui emmenait sa femme
déjeuner à Marchiennes. Il avait suivi un instant Négrel
trottant près de la portière; puis, il était revenu
tranquillement s’asseoir à son bureau. Quand ni sa femme
ni son neveu ne l’animaient du bruit de leur existence, la
maison semblait vide. Justement, ce jour-là, le cocher
conduisait Madame; Rose, la nouvelle femme de chambre,
avait congé jusqu’à cinq heures; et il ne restait
qu’Hippolyte, le valet de chambre, se traînant en pantoufles
par les pièces, et que la cuisinière, occupée depuis l’aube
à se battre avec ses casseroles, tout entière au dîner que
ses maîtres donnaient le soir. Aussi, M. Hennebeau se
promettait-il une journée de gros travail, dans ce grand
calme de la maison déserte.

Vers neuf heures, bien qu’il eût reçu l’ordre de renvoyer tout
le monde, Hippolyte se permit d’annoncer Dansaert, qui
apportait des nouvelles. Le directeur apprit seulement alors
la réunion tenue la veille, dans la forêt; et les détails étaient
d’une telle netteté, qu’il l’écoutait en songeant aux amours
avec la Pierronne, si connus, que deux ou trois lettres
anonymes par semaine dénonçaient les débordements du
maître-porion: évidemment, le mari avait causé, cette
police-là sentait le traversin. Il saisit même l’occasion, il
laissa entendre qu’il savait tout, et se contenta de
recommander la prudence, dans la crainte d’un scandale.
Effaré de ces reproches, au travers de son rapport,
Dansaert niait, bégayait des excuses, tandis que son
grand nez avouait le crime, par sa rougeur subite. Du reste,
il n’insista pas, heureux d’en être quitte à si bon compte;
car, d’ordinaire, le directeur se montrait d’une sévérité
implacable d’homme pur, dès qu’un employé se passait le
régal d’une jolie fille, dans une fosse. L’entretien continua
sur la grève, cette réunion de la forêt n’était encore qu’une
fanfaronnade de braillards, rien ne menaçait sérieusement.
En tout cas, les corons ne bougeraient sûrement pas de
quelques jours, sous l’impression de peur respectueuse
que la promenade militaire du matin devait avoir produite.
Lorsque M. Hennebeau se retrouva seul, il fut pourtant sur
le point d’envoyer une dépêche au préfet. La crainte de
donner inutilement cette preuve d’inquiétude le retint. Il ne
se pardonnait déjà pas d’avoir manqué de flair, au point de

dire partout, d’écrire même à la Régie, que la grève
durerait au plus une quinzaine. Elle s’éternisait depuis près
de deux mois, à sa grande surprise; et il s’en désespérait,
il se sentait chaque jour diminué, compromis, forcé
d’imaginer un coup d’éclat, s’il voulait rentrer en grâce près
des régisseurs. Il leur avait justement demandé des ordres,
dans l’éventualité d’une bagarre. La réponse tardait, il
l’attendait par le courrier de l’après-midi. Et il se disait qu’il
serait temps alors de lancer des télégrammes, pour faire
occuper militairement les fosses, si telle était l’opinion de
ces messieurs. Selon lui, ce serait la bataille, du sang et
des morts, à coup sûr. Une responsabilité pareille le
troublait, malgré son énergie habituelle.
Jusqu’à onze heures, il travailla paisiblement, sans autre
bruit, dans la maison morte, que le bâton à cirer
d’Hippolyte, qui, très loin, au premier étage, frottait une
pièce. Puis, coup sur coup, il reçut deux dépêches, la
première annonçant l’envahissement de Jean-Bart par la
bande de Montsou, la seconde racontant les câbles
coupés, les feux renversés, tout le ravage. Il ne comprit
pas. Qu’est-ce que les grévistes étaient allés faire chez
Deneulin, au lieu de s’attaquer à une fosse de la
Compagnie? Du reste, ils pouvaient bien saccager
Vandame, cela mûrissait le plan de conquête qu’il méditait.
Et, à midi, il déjeuna, seul dans la vaste salle, servi en
silence par le domestique, dont il n’entendait même pas les
pantoufles. Cette solitude assombrissait encore ses
préoccupations, il se sentait froid au coeur, lorsqu’un

porion, venu au pas de course, fut introduit et lui conta la
marche de la bande sur Mirou. Presque aussitôt, comme il
achevait son café, un télégramme lui apprit que Madeleine
et Crèvecoeur étaient menacés à leur tour. Alors, sa
perplexité devint extrême. Il attendait le courrier à deux
heures: devait-il tout de suite demander des troupes?
valait-il mieux patienter, de façon à ne pas agir avant de
connaître les ordres de la Régie? Il retourna dans son
cabinet, il voulut lire une note qu’il avait prié Négrel de
rédiger la veille pour le préfet. Mais il ne put mettre la main
dessus, il réfléchit que peut-être le jeune homme l’avait
laissée dans sa chambre, où il écrivait souvent la nuit. Et,
sans prendre de décision, poursuivi par l’idée de cette
note, il monta vivement la chercher, dans la chambre.
En entrant, M. Hennebeau eut une surprise: la chambre
n’était pas faite, sans doute un oubli ou une paresse
d’Hippolyte. Il régnait là une chaleur moite, la chaleur
enfermée de toute une nuit, alourdie par la bouche du
calorifère, restée ouverte; et il fut pris aux narines, il
suffoqua dans un parfum pénétrant, qu’il crut être l’odeur
des eaux de toilette, dont la cuvette se trouvait pleine. Un
grand désordre encombrait la pièce, des vêtements épars,
des serviettes mouillées jetées aux dossiers des sièges, le
lit béant, un drap arraché, traînant jusque sur le tapis.
D’ailleurs, il n’eut d’abord qu’un regard distrait, il s’était
dirigé vers une table couverte de papiers, et il y cherchait la
note introuvable. Deux fois, il examina les papiers un à un,
elle n’y était décidément pas. Où diable cet écervelé de

Paul avait-il bien pu la fourrer?
Et, comme M. Hennebeau revenait au milieu de la chambre
en donnant un coup d’oeil sur chaque meuble, il aperçut,
dans le lit ouvert, un point vif, qui luisait pareil à une
étincelle. Il s’approcha machinalement, envoya la main.
C’était, entre deux plis du drap, un petit flacon d’or. Tout de
suite, il avait reconnu un flacon de madame Hennebeau, le
flacon d’éther qui ne la quittait jamais. Mais il ne
s’expliquait pas la présence de cet objet: comment pouvait-
il être dans le lit de Paul? Et, soudain, il blêmit
affreusement. Sa femme avait couché là.
—Pardon, murmura la voix d’Hippolyte au travers de la
porte, j’ai vu monter Monsieur…
Le domestique était entré, le désordre de la chambre le
consterna.
—Mon Dieu! c’est vrai, la chambre qui n’est pas faite!
Aussi Rose est sortie en me lâchant tout le ménage sur le
dos!
M. Hennebeau avait caché le flacon dans sa main, et il le
serrait à le briser.
—Que voulez-vous?
—Monsieur, c’est encore un homme… Il arrive de
Crèvecoeur, il a une lettre.

—Bien! laissez-moi, dites-lui d’attendre.
Sa femme avait couché là! Quand il eut poussé le verrou, il
rouvrit sa main, il regarda le flacon, qui s’était marqué en
rouge dans sa chair. Brusquement, il voyait, il entendait,
cette ordure se passait chez lui depuis des mois. Il se
rappelait son ancien soupçon, les frôlements contre les
portes, les pieds nus s’en allant la nuit par la maison
silencieuse. Oui, c’était sa femme qui montait coucher là!
Tombé sur une chaise, en face du lit qu’il contemplait
fixement, il demeura de longues minutes comme
assommé. Un bruit le réveilla, on frappait à la porte, on
essayait d’ouvrir. Il reconnut la voix du domestique.
—Monsieur… Ah! Monsieur s’est enfermé…
—Quoi encore?
—Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux
autres hommes sont en bas. Il y a aussi des dépêches.
—Fichez-moi la paix! dans un instant!
L’idée qu’Hippolyte aurait découvert lui-même le flacon, s’il
avait fait la chambre le matin, venait de le glacer. Et,
d’ailleurs, ce domestique devait savoir, il avait trouvé vingt
fois le lit chaud encore de l’adultère, des cheveux de
madame traînant sur l’oreiller, des traces abominables

souillant les linges. S’il s’acharnait à le déranger, c’était
méchamment. Peut-être était-il demeuré l’oreille collée à la
porte, excité par la débauche de ses maîtres.
Alors, M. Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours
le lit. Le long passé de souffrance se déroulait, son
mariage avec cette femme, leur malentendu immédiat de
coeur et de chair, les amants qu’elle avait eus sans qu’il
s’en doutât, celui qu’il lui avait toléré pendant dix ans,
comme on tolère un goût immonde à une malade. Puis,
c’était leur arrivée à Montsou, un espoir fou de la guérir,
des mois d’alanguissement, d’exil ensommeillé, l’approche
de la vieillesse qui allait enfin la lui rendre. Puis, leur neveu
débarquait, ce Paul dont elle devenait la mère, auquel elle
parlait de son coeur mort, enterré sous la cendre à jamais.
Et, mari imbécile, il ne prévoyait rien, il adorait cette femme
qui était la sienne, que des hommes avaient eue, que lui
seul ne pouvait avoir! Il l’adorait d’une passion honteuse, au
point de tomber à genoux, si elle avait bien voulu lui donner
le reste des autres! Le reste des autres, elle le donnait à
cet enfant.
Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir M.
Hennebeau. Il le reconnut, c’était le coup que l’on frappait,
d’après ses ordres, lorsque arrivait le facteur. Il se leva, il
parla à voix haute, dans un flot de grossièreté, dont sa
gorge douloureuse crevait malgré lui.
—Ah! je m’en fous! ah! je m’en fous, de leurs dépêches et

de leurs lettres!
Maintenant, une rage l’envahissait, le besoin d’un cloaque,
pour y enfoncer de telles saletés à coups de talon. Cette
femme était une salope, il cherchait des mots crus, il en
souffletait son image. L’idée brusque du mariage qu’elle
poursuivait d’un sourire si tranquille entre Cécile et Paul,
acheva de l’exaspérer. Il n’y avait donc même plus de
passion, plus de jalousie, au fond de cette sensualité
vivace? Ce n’était à cette heure qu’un joujou pervers,
l’habitude de l’homme, une récréation prise comme un
dessert accoutumé. Et il l’accusait de tout, il innocentait
presque l’enfant, auquel elle avait mordu, dans ce réveil
d’appétit, ainsi qu’on mord au premier fruit vert, volé sur la
route. Qui mangerait-elle, jusqu’où tomberait-elle, quand
elle n’aurait plus des neveux complaisants, assez pratiques
pour accepter, dans leur famille, la table, le lit et la femme?
On gratta timidement à la porte, la voix d’Hippolyte se
permit de souffler par le trou de la serrure:
—Monsieur, le courrier… Et il y a aussi monsieur Dansaert
qui est revenu, en disant qu’on s’égorge…
—Je descends, nom de Dieu!
Qu’allait-il leur faire? les chasser à leur retour de
Marchiennes, comme des bêtes puantes dont il ne voulait
plus sous son toit. Il prendrait une trique, il leur crierait de

porter ailleurs le poison de leur accouplement. C’était de
leurs soupirs, de leurs haleines confondues, dont
s’alourdissait la tiédeur moite de cette chambre; l’odeur
pénétrante qui l’avait suffoqué, c’était l’odeur de musc que
la peau de sa femme exhalait, un autre goût pervers, un
besoin charnel de parfums violents; et il retrouvait ainsi la
chaleur, l’odeur de la fornication, l’adultère vivant, dans les
pots qui traînaient dans les cuvettes encore pleines, dans
le désordre des linges, des meubles, de la pièce entière,
empestée de vice. Une fureur d’impuissance le jeta sur le lit
à coups de poing, et il le massacra, et il laboura les places
où il voyait l’empreinte de leurs deux corps, enragé des
couvertures arrachées, des draps froissés, mous et inertes
sous ses coups, comme éreintés eux-mêmes des amours
de toute la nuit.
Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter.
Une honte l’arrêta. Il resta un instant encore, haletant, à
s’essuyer le front, à calmer les bonds de son coeur. Debout
devant une glace, il contemplait son visage, si décomposé,
qu’il ne le reconnaissait pas. Puis, quand il l’eut regardé
s’apaiser peu à peu, par un effort de volonté suprême, il
descendit.
En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter
Dansaert. Tous lui apportaient des nouvelles d’une gravité
croissante sur la marche des grévistes à travers les fosses;
et le maître-porion lui conta longuement ce qui s’était passé
à Mirou, sauvé par la belle conduite du père Quandieu. Il

écoutait, hochait la tête; mais il n’entendait pas, son esprit
était demeuré là-haut, dans la chambre. Enfin, il les
congédia, il dit qu’il allait prendre des mesures. Lorsqu’il se
retrouva seul, assis devant son bureau, il parut s’y assoupir,
la tête entre les mains, les yeux couverts. Son courrier était
là, il se décida à y chercher la lettre attendue, la réponse
de la Régie, dont les lignes dansèrent d’abord. Pourtant, il
finit par comprendre que ces messieurs souhaitaient
quelque bagarre: certes, ils ne lui commandaient pas
d’empirer les choses; mais ils laissaient percer que des
troubles hâteraient le dénouement de la grève, en
provoquant une répression énergique. Dès lors, il n’hésita
plus, il lança des dépêches de tous côtés, au préfet de
Lille, au corps de troupe de Douai, à la gendarmerie de
Marchiennes. C’était un soulagement, il n’avait qu’à
s’enfermer, même il fit répandre la rumeur qu’il souffrait de
la goutte. Et, tout l’après-midi, il se cacha au fond de son
cabinet, ne recevant personne, se contentant de lire les
dépêches et les lettres qui continuaient de pleuvoir. Il suivit
ainsi de loin la bande, de Madeleine à Crèvecoeur, de
Crèvecoeur à la Victoire, de la Victoire à Gaston-Marie.
D’autre part, des renseignements lui arrivaient sur
l’effarement des gendarmes et des dragons, égarés en
route, tournant sans cesse le dos aux fosses attaquées. On
pouvait s’égorger et tout détruire, il avait remis la tête entre
ses mains, les doigts sur les yeux, et il s’abîmait dans le
grand silence de la maison vide, où il ne surprenait, par
moments, que le bruit des casseroles de la cuisinière, en
plein coup de feu, pour son dîner du soir.

Le crépuscule assombrissait déjà la pièce, il était cinq
heures, lorsqu’un vacarme fit sursauter M. Hennebeau,
étourdi, inerte, les coudes toujours dans ses papiers. Il
pensa que les deux misérables rentraient. Mais le tumulte
augmentait, un cri éclata, terrible, à l’instant où il
s’approchait de la fenêtre.
—Du pain! du pain! du pain!
C’étaient les grévistes qui envahissaient Montsou, pendant
que les gendarmes, croyant à une attaque sur le Voreux,
galopaient, le dos tourné, pour occuper cette fosse.
Justement, à deux kilomètres des premières maisons, un
peu en dessous du carrefour, où se coupaient la grande
route et le chemin de Vandame, madame Hennebeau et
ces demoiselles venaient d’assister au défilé de la bande.
La journée à Marchiennes s’était passée gaiement, un
déjeuner aimable chez le directeur des Forges, puis une
intéressante visite aux ateliers et à une verrerie du
voisinage, pour occuper l’après-midi; et, comme on rentrait
enfin, par ce déclin limpide d’un beau jour d’hiver, Cécile
avait eu la fantaisie de boire une tasse de lait, en
apercevant une petite ferme, qui bordait la route. Toutes
alors étaient descendues de la calèche, Négrel avait
galamment sauté de cheval; pendant que la paysanne,
effarée de ce beau monde, se précipitait, parlait de mettre
une nappe, avant de servir. Mais Lucie et Jeanne voulaient

voir traire le lait, on était allé dans l’étable même avec les
tasses, on en avait fait une partie champêtre, riant
beaucoup de la litière où l’on enfonçait.
Madame Hennebeau, de son air de maternité
complaisante, buvait du bout des lèvres, lorsqu’un bruit
étrange, ronflant au-dehors, l’inquiéta.
—Qu’est-ce donc?
L’étable, bâtie au bord de la route, avait une large porte
charretière, car elle servait en même temps de grenier à
foin. Déjà, les jeunes filles, allongeant la tête, s’étonnaient
de ce qu’elles distinguaient à gauche, un flot noir, une
cohue qui débouchait en hurlant du chemin de Vandame.
—Diable! murmura Négrel, également sorti, est-ce que nos
braillards finiraient par se fâcher?
—C’est peut-être encore les charbonniers, dit la paysanne.
Voilà deux fois qu’ils passent. Paraît que ça ne va pas
bien, ils sont les maîtres du pays.
Elle lâchait chaque mot avec prudence, elle en guettait
l’effet sur les visages; et, quand elle remarqua l’effroi de
tous, la profonde anxiété où la rencontre les jetait, elle se
hâta de conclure:
—Oh! les gueux, oh! les gueux!

Négrel, voyant qu’il était trop tard pour remonter en voiture
et gagner Montsou, donna l’ordre au cocher de rentrer
vivement la calèche dans la cour de la ferme, où l’attelage
resta caché derrière un hangar. Lui-même attacha sous ce
hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride.
Lorsqu’il revint, il trouva sa tante et les jeunes filles
éperdues, prêtes à suivre la paysanne, qui leur proposait
de se réfugier chez elle. Mais il fut d’avis qu’on était là plus
en sûreté, personne ne viendrait certainement les chercher
dans ce foin. La porte charretière, pourtant, fermait très
mal, et elle avait de telles fentes, qu’on apercevait la route
entre ses bois vermoulus.
—Allons, du courage! dit-il. Nous vendrons notre vie
chèrement.
Cette plaisanterie augmenta la peur. Le bruit grandissait,
on ne voyait rien encore, et sur la route vide un vent de
tempête semblait souffler, pareil à ces rafales brusques qui
précèdent les grands orages.
—Non, non, je ne veux pas regarder, dit Cécile en allant se
blottir dans le foin.
Madame Hennebeau, très pâle, prise d’une colère contre
ces gens qui gâtaient un de ses plaisirs, se tenait en
arrière, avec un regard oblique et répugné; tandis que
Lucie et Jeanne, malgré leur tremblement, avaient mis un
oeil à une fente, désireuses de ne rien perdre du

spectacle.
Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée,
et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne.
—Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe!
murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines,
aimait à plaisanter la canaille avec les dames.
Mais son mot spirituel fut emporté dans l’ouragan des
gestes et des cris. Les femmes avaient paru, près d’un
millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la
course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de
femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-
unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient,
l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance.
D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de
guerrières, brandissaient des bâtons; tandis que les
vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs
cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes
déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des
haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui
roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne
distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en
loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les
yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches
noires, chantant La Marseillaise, dont les strophes se
perdaient en un mugissement confus, accompagné par le
claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des

têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache
passa, portée toute droite; et cette hache unique, qui était
comme l’étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le
profil aigu d’un couperet de guillotine.
—Quels visages atroces! balbutia madame Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents:
—Le diable m’emporte si j’en reconnais un seul! D’où
sortent-ils donc, ces bandits-là?
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrance
et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient
allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides
des houilleurs de Montsou. A ce moment, le soleil se
couchait, les derniers rayons, d’un pourpre sombre,
ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du
sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper,
saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
—Oh! superbe! dirent à demi-voix Lucie et Jeanne,
remuées dans leur goût d’artistes par cette belle horreur.
Elles s’effrayaient pourtant, elles reculèrent près de
madame Hennebeau, qui s’était appuyée sur une auge.
L’idée qu’il suffisait d’un regard, entre les planches de cette
porte disjointe, pour qu’on les massacrât, la glaçait. Négrel
se sentait blêmir, lui aussi, très brave d’ordinaire, saisi là
d’une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces

épouvantes qui soufflent de l’inconnu. Dans le foin, Cécile
ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de
détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand
même.
C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait
tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de
siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait
ainsi sur les chemins; et il ruissellerait du sang des
bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des
coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes
auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre.
Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de
gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale,
d’haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur
poussée débordante de barbares. Des incendies
flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des
villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après
le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit,
efflanqueraient les femmes et videraient les caves des
riches. Il n’y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus
un titre des situations acquises, jusqu’au jour où une
nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c’étaient ces
choses qui passaient sur la route, comme une force de la
nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage.
Un grand cri s’éleva, domina La Marseillaise:
—Du pain! du pain! du pain!

Lucie et Jeanne se serrèrent contre madame Hennebeau,
défaillante; tandis que Négrel se mettait devant elles,
comme pour les protéger de son corps. Était-ce donc ce
soir même que l’antique société craquait? Et ce qu’ils
virent, alors, acheva de les hébéter. La bande s’écoulait, il
n’y avait plus que la queue des traînards, lorsque la
Mouquette déboucha. Elle s’attardait, elle guettait les
bourgeois, sur les portes de leurs jardins, aux fenêtres de
leurs maisons; et, quand elle en découvrait, ne pouvant leur
cracher au nez, elle leur montrait ce qui était pour elle le
comble de son mépris. Sans doute elle en aperçut un, car
brusquement elle releva ses jupes, tendit les fesses,
montra son derrière énorme, nu dans un dernier
flamboiement du soleil. Il n’avait rien d’obscène, ce
derrière, et ne faisait pas rire, farouche.
Tout disparut, le flot roulait sur Montsou, le long des lacets
de la route, entre les maisons basses, bariolées de
couleurs vives. On fit sortir la calèche de la cour, mais le
cocher n’osait prendre sur lui de ramener Madame et ces
demoiselles sans encombre, si les grévistes tenaient le
pavé. Et le pis était qu’il n’y avait pas d’autre chemin.
—Il faut pourtant que nous rentrions, le dîner nous attend,
dit madame Hennebeau, hors d’elle, exaspérée par la
peur. Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour où j’ai du
monde. Allez donc faire du bien à ça!
Lucie et Jeanne s’occupaient à retirer du foin Cécile, qui se

débattait, croyant que ces sauvages défilaient sans cesse,
et répétant qu’elle ne voulait pas voir. Enfin, toutes reprirent
place dans la voiture. Négrel, remonté à cheval, eut alors
l’idée de passer par les ruelles de Réquillart.
—Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est
atroce. Si des groupes vous empêchent de revenir à la
route, là-bas, vous vous arrêterez derrière la vieille fosse,
et nous rentrerons à pied par la petite porte du jardin,
tandis que vous remiserez la voiture et les chevaux
n’importe où, sous le hangar d’une auberge.
Ils partirent. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou.
Depuis qu’ils avaient vu, à deux reprises, des gendarmes
et des dragons, les habitants s’agitaient, affolés de
panique. Il circulait des histoires abominables, on parlait
d’affiches manuscrites, menaçant les bourgeois de leur
crever le ventre; personne ne les avait lues, on n’en citait
pas moins des phrases textuelles. Chez le notaire surtout,
la terreur était à son comble, car il venait de recevoir par la
poste une lettre anonyme, où on l’avertissait qu’un baril de
poudre se trouvait enterré dans sa cave, prêt à le faire
sauter, s’il ne se déclarait pas en faveur du peuple.
Justement, les Grégoire, attardés dans leur visite par
l’arrivée de cette lettre, la discutaient, la devinaient l’oeuvre
d’un farceur, lorsque l’invasion de la bande acheva
d’épouvanter la maison. Eux, souriaient. Ils regardaient, en
écartant le coin d’un rideau, et se refusaient à admettre un

danger quelconque, certains, disaient-ils, que tout finirait à
l’amiable. Cinq heures sonnaient, ils avaient le temps
d’attendre que le pavé fût libre pour aller, en face, dîner
chez les Hennebeau, où Cécile, rentrée sûrement, devait
les attendre. Mais, dans Montsou, personne ne semblait
partager leur confiance: des gens éperdus couraient, les
portes et les fenêtres se fermaient violemment. Ils
aperçurent Maigrat, de l’autre côté de la route, qui
barricadait son magasin, à grand renfort de barres de fer,
si pâle et si tremblant, que sa petite femme chétive était
forcée de serrer les écrous.
La bande avait fait halte devant l’hôtel du directeur, le cri
retentissait:
—Du pain! du pain! du pain!
M. Hennebeau était debout à la fenêtre, lorsque Hippolyte
entra fermer les volets, de peur que les vitres ne fussent
cassées à coups de pierres. Il ferma de même tous ceux
du rez-de-chaussée; puis, il passa au premier étage, on
entendit les grincements des espagnolettes, les
claquements des persiennes, un à un. Par malheur, on ne
pouvait clore de même la baie de la cuisine, dans le sous-
sol, une baie inquiétante où rougeoyaient les feux des
casseroles et de la broche.
Machinalement, M. Hennebeau, qui voulait voir, remonta au
second étage, dans la chambre de Paul: c’était la mieux

placée, à gauche, car elle permettait d’enfiler la route,
jusqu’aux Chantiers de la Compagnie. Et il se tint derrière
la persienne, dominant la foule. Mais cette chambre l’avait
saisi de nouveau, la table de toilette épongée et en ordre,
le lit froid, aux draps nets et bien tirés. Toute sa rage de
l’après-midi, cette furieuse bataille au fond du grand
silence de sa solitude, aboutissait maintenant à une
immense fatigue. Son être était déjà comme cette
chambre, refroidi, balayé des ordures du matin, rentré dans
la correction d’usage. A quoi bon un scandale? est-ce que
rien était changé chez lui? Sa femme avait simplement un
amant de plus, cela aggravait à peine le fait, qu’elle l’eût
choisi dans la famille; et peut-être même y avait-il
avantage, car elle sauvegardait ainsi les apparences. Il se
prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. Quel
ridicule, d’avoir assommé ce lit à coups de poing! Puisqu’il
avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. Ce ne
serait que l’affaire d’un peu de mépris encore. Une
amertume affreuse lui empoisonnait la bouche, l’inutilité de
tout, l’éternelle douleur de l’existence, la honte de lui-même,
qui adorait et désirait toujours cette femme, dans la saleté
où il l’abandonnait.
Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un
redoublement de violence.
—Du pain! du pain! du pain!
—Imbéciles! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées.

Il les entendait l’injurier à propos de ses gros
appointements, le traiter de fainéant et de ventru, de sale
cochon qui se foutait des indigestions de bonnes choses,
quand l’ouvrier crevait la faim. Les femmes avaient aperçu
la cuisine, et c’était une tempête d’imprécations contre le
faisan qui rôtissait, contre les sauces dont l’odeur grasse
ravageait leurs estomacs vides. Ah! ces salauds de
bourgeois, on leur en collerait du champagne et des truffes,
pour se faire péter les tripes.
—Du pain! du pain! du pain!
—Imbéciles! répéta M. Hennebeau, est-ce que je suis
heureux?
Une colère le soulevait contre ces gens qui ne
comprenaient pas. Il leur en aurait fait cadeau volontiers,
de ses gros appointements, pour avoir, comme eux, le cuir
dur, l’accouplement facile et sans regret. Que ne pouvait-il
les asseoir à sa table, les empâter de son faisan, tandis
qu’il s’en irait forniquer derrière les haies, culbuter des
filles, en se moquant de ceux qui les avaient culbutées
avant lui! Il aurait tout donné, son éducation, son bien-être,
son luxe, sa puissance de directeur, s’il avait pu être, une
journée, le dernier des misérables qui lui obéissaient, libre
de sa chair, assez goujat pour gifler sa femme et prendre
du plaisir sur les voisines. Et il souhaitait aussi de crever la
faim, d’avoir le ventre vide, l’estomac tordu de crampes
ébranlant le cerveau d’un vertige: peut-être cela aurait-il tué

l’éternelle douleur. Ah! vivre en brute, ne rien posséder à
soi, battre les blés avec la herscheuse la plus laide, la plus
sale, et être capable de s’en contenter!
—Du pain! du pain! du pain!
Alors, il se fâcha, il cria furieusement dans le vacarme:
—Du pain! est-ce que ça suffit, imbéciles?
Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de souffrance.
Son ménage ravagé, sa vie entière endolorie, lui
remontaient à la gorge, en un hoquet de mort. Tout n’allait
pas pour le mieux parce qu’on avait du pain. Quel était
l’idiot qui mettait le bonheur de ce monde dans le partage
de la richesse? Ces songe-creux de révolutionnaires
pouvaient bien démolir la société et en rebâtir une autre, ils
n’ajouteraient pas une joie à l’humanité, ils ne lui retireraient
pas une peine, en coupant à chacun sa tartine. Même ils
élargiraient le malheur de la terre, ils feraient un jour hurler
jusqu’aux chiens de désespoir, lorsqu’ils les auraient sortis
de la tranquille satisfaction des instincts, pour les hausser à
la souffrance inassouvie des passions. Non, le seul bien
était de ne pas être, et, si l’on était, d’être l’arbre, d’être la
pierre, moins encore, le grain de sable, qui ne peut saigner
sous le talon des passants.
Et, dans cette exaspération de son tourment, des larmes
gonflèrent les yeux de M. Hennebeau, crevèrent en gouttes

brûlantes le long de ses joues. Le crépuscule noyait la
route, lorsque des pierres commencèrent à cribler la
façade de l’hôtel. Sans colère maintenant contre ces
affamés, enragé seulement par la plaie cuisante de son
coeur, il continuait à bégayer au milieu de ses larmes:
—Les imbéciles! les imbéciles!
Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en
tempête, balayant tout.
—Du pain! du pain! du pain!
VI
Étienne, dégrisé par les gifles de Catherine, était resté à la
tête des camarades. Mais, pendant qu’il les jetait sur
Montsou, d’une voix enrouée, il entendait une autre voix en
lui, une voix de raison qui s’étonnait, qui demandait
pourquoi tout cela. Il n’avait rien voulu de ces choses,
comment pouvait-il se faire que, parti pour Jean-Bart dans
le but d’agir froidement et d’empêcher un désastre, il
achevât la journée, de violence en violence, par assiéger
l’hôtel du directeur?
C’était bien lui cependant qui venait de crier: halte!

Seulement, il n’avait d’abord eu que l’idée de protéger les
Chantiers de la Compagnie, où l’on parlait d’aller tout
saccager. Et, maintenant que des pierres éraflaient déjà la
façade de l’hôtel, il cherchait, sans la trouver, sur quelle
proie légitime il devait lancer la bande, afin d’éviter de plus
grands malheurs. Comme il demeurait seul ainsi,
impuissant au milieu de la route, quelqu’un l’appela, un
homme debout sur le seuil de l’estaminet Tison, dont la
cabaretière s’était hâtée de mettre les volets, en ne
laissant libre que la porte.
—Oui, c’est moi… Écoute donc.
C’était Rasseneur. Une trentaine d’hommes et de femmes,
presque tous du coron des Deux-Cent-Quarante, restés
chez eux le matin et venus le soir aux nouvelles, avaient
envahi cet estaminet, à l’approche des grévistes. Zacharie
occupait une table avec sa femme Philomène. Plus loin,
Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le
visage. D’ailleurs, personne ne buvait, on s’était abrité,
simplement.
Étienne reconnut Rasseneur, et il s’écartait, lorsque celui-ci
ajouta:
—Ma vue te gêne, n’est-ce pas?… Je t’avais prévenu, les
embêtements commencent. Maintenant, vous pouvez
réclamer du pain, c’est du plomb qu’on vous donnera.

Alors, il revint, il répondit:
—Ce qui me gêne, ce sont les lâches qui, les bras croisés,
nous regardent risquer notre peau.
—Ton idée est donc de piller en face? demanda
Rasseneur.
—Mon idée est de rester jusqu’au bout avec les amis,
quitte à crever tous ensemble.
Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à mourir. Sur
la route, trois enfants lançaient des pierres, et il leur
allongea un grand coup de pied, en criant, pour arrêter les
camarades, que ça n’avançait à rien de casser des vitres.
Bébert et Lydie, qui venaient de rejoindre Jeanlin,
apprenaient de ce dernier à manier sa fronde. Ils lançaient
chacun un caillou, jouant à qui ferait le plus gros dégât.
Lydie, par un coup de maladresse, avait fêlé la tête d’une
femme, dans la cohue; et les deux garçons se tenaient les
côtes. Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un
banc, les regardaient. Les jambes enflées de Bonnemort le
portaient si mal, qu’il avait eu grand-peine à se traîner
jusque-là, sans qu’on sût quelle curiosité le poussait, car il
avait son visage terreux des jours où l’on ne pouvait lui tirer
une parole.
Personne, du reste, n’obéissait plus à Étienne. Les pierres,
malgré ses ordres, continuaient à grêler, et il s’étonnait, il

s’effarait devant ces brutes démuselées par lui, si lentes à
s’émouvoir, terribles ensuite, d’une ténacité féroce dans la
colère. Tout le vieux sang flamand était là, lourd et placide,
mettant des mois à s’échauffer, se jetant aux sauvageries
abominables, sans rien entendre, jusqu’à ce que la bête fût
soûle d’atrocités. Dans son Midi, les foules flambaient plus
vite, seulement elles faisaient moins de besogne. Il dut se
battre avec Levaque pour lui arracher sa hache, il en était à
ne savoir comment contenir les Maheu, qui lançaient les
cailloux des deux mains. Et les femmes surtout l’effrayaient,
la Levaque, la Mouquette et les autres, agitées d’une fureur
meurtrière, les dents et les ongles dehors, aboyantes
comme des chiennes, sous les excitations de la Brûlé, qui
les dominait de sa taille maigre.
Mais il y eut un brusque arrêt, la surprise d’une minute
déterminait un peu du calme que les supplications
d’Étienne ne pouvaient obtenir. C’étaient simplement les
Grégoire qui se décidaient à prendre congé du notaire,
pour se rendre en face, chez le directeur; et ils semblaient
si paisibles, ils avaient si bien l’air de croire à une pure
plaisanterie de la part de leurs braves mineurs, dont la
résignation les nourrissait depuis un siècle, que ceux-ci,
étonnés, avaient en effet cessé de jeter des pierres, de
peur d’atteindre ce vieux monsieur et cette vieille dame,
tombés du ciel. Ils les laissèrent entrer dans le jardin,
monter le perron, sonner à la porte barricadée, qu’on ne se
pressait pas de leur ouvrir. Justement, la femme de
chambre, Rose, rentrait de sa sortie, en riant aux ouvriers

furieux, qu’elle connaissait tous, car elle était de Montsou.
Et ce fut elle qui, à coups de poing dans la porte, finit par
forcer Hippolyte à l’entrebâiller. Il était temps, les Grégoire
disparaissaient, lorsque la grêle des pierres recommença.
Revenue de son étonnement, la foule clamait plus fort:
—A mort les bourgeois! vive la sociale!
Rose continuait à rire, dans le vestibule de l’hôtel, comme
égayée de l’aventure, répétant au domestique terrifié:
—Ils ne sont pas méchants, je les connais.
M. Grégoire accrocha méthodiquement son chapeau. Puis,
lorsqu’il eut aidé madame Grégoire à retirer sa mante de
gros drap, il dit à son tour:
—Sans doute, ils n’ont pas de malice au fond. Lorsqu’ils
auront bien crié, ils iront souper avec plus d’appétit.
A ce moment, M. Hennebeau descendait du second étage.
Il avait vu la scène, et il venait recevoir ses invités, de son
air habituel, froid et poli. Seule, la pâleur de son visage
disait les larmes qui l’avaient secoué. L’homme était
dompté, il ne restait en lui que l’administrateur correct,
résolu à remplir son devoir.
—Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrées
encore.

Pour la première fois, une inquiétude émotionna les
Grégoire. Cécile pas rentrée! comment rentrerait-elle, si la
plaisanterie de ces mineurs se prolongeait?
—J’ai songé à faire dégager la maison, ajouta M.
Hennebeau. Le malheur est que je suis seul ici, et que je ne
sais d’ailleurs où envoyer mon domestique, pour me
ramener quatre hommes et un caporal, qui me nettoieraient
cette canaille.
Rose, demeurée là, osa murmurer de nouveau:
—Oh! Monsieur, ils ne sont pas méchants.
Le directeur hocha la tête, pendant que le tumulte croissait
au-dehors et qu’on entendait le sourd écrasement des
pierres contre la façade.
—Je ne leur en veux pas, je les excuse même, il faut être
bêtes comme eux pour croire que nous nous acharnons à
leur malheur. Seulement, je réponds de la tranquillité…
Dire qu’il y a des gendarmes par les routes, à ce qu’on
m’affirme, et que, depuis ce matin, je n’ai pu en avoir un
seul!
Il s’interrompit, il s’effaça devant madame Grégoire, en
disant:
—Je vous en prie, madame, ne restez pas là, entrez dans
le salon.

Mais la cuisinière, qui montait du sous-sol, exaspérée, les
retint dans le vestibule quelques minutes encore. Elle
déclara qu’elle n’acceptait plus la responsabilité du dîner,
car elle attendait, de chez le pâtissier de Marchiennes, des
croûtes de vol-au-vent, qu’elle avait demandées pour
quatre heures. Évidemment, le pâtissier s’était égaré en
chemin, pris de la peur de ces bandits. Peut-être même
avait-on pillé ses mannes. Elle voyait les vol-au-vent
bloqués derrière un buisson, assiégés, gonflant les ventres
des trois mille misérables qui demandaient du pain. En tout
cas, Monsieur était prévenu, elle préférait flanquer son
dîner au feu, si elle le ratait, à cause de la révolution.
—Un peu de patience, dit M. Hennebeau. Rien n’est perdu,
le pâtissier peut venir.
Et, comme il se retournait vers madame Grégoire, en
ouvrant lui-même la porte du salon, il fut très surpris
d’apercevoir, assis sur la banquette du vestibule, un
homme qu’il n’avait pas distingué jusque-là, dans l’ombre
croissante.
—Tiens! c’est vous, Maigrat, qu’y a-t-il donc?
Maigrat s’était levé, et son visage apparut, gras et blême,
décomposé par l’épouvante. Il n’avait plus sa carrure de
gros homme calme, il expliqua humblement qu’il s’était
glissé chez monsieur le directeur, pour réclamer aide et
protection, si les brigands s’attaquaient à son magasin.

—Vous voyez que je suis menacé moi-même et que je n’ai
personne, répondit M. Hennebeau. Vous auriez mieux fait
de rester chez vous, à garder vos marchandises.
—Oh! j’ai mis les barres de fer, puis j’ai laissé ma femme.
Le directeur s’impatienta, sans cacher son mépris. Une
belle garde, que cette créature chétive, maigrie de coups!
—Enfin, je n’y peux rien, tâchez de vous défendre. Et je
vous conseille de rentrer tout de suite, car les voilà qui
demandent encore du pain… Écoutez…
En effet, le tumulte reprenait, et Maigrat crut entendre son
nom, au milieu des cris. Rentrer, ce n’était plus possible, on
l’aurait écharpé. D’autre part, l’idée de sa ruine le
bouleversait. Il colla son visage au panneau vitré de la
porte, suant, tremblant, guettant le désastre; tandis que les
Grégoire se décidaient à passer dans le salon.
Tranquillement, M. Hennebeau affectait de faire les
honneurs de chez lui. Mais il priait en vain ses invités de
s’asseoir, la pièce close, barricadée, éclairée de deux
lampes avant la tombée du jour, s’emplissait d’effroi, à
chaque nouvelle clameur du dehors. Dans l’étouffement
des tentures, la colère de la foule ronflait, plus inquiétante,
d’une menace vague et terrible. On causa pourtant, sans
cesse ramené à cette inconcevable révolte. Lui, s’étonnait
de n’avoir rien prévu; et sa police était si mal faite, qu’il

s’emportait surtout contre Rasseneur, dont il disait
reconnaître l’influence détestable. Du reste, les gendarmes
allaient venir, il était impossible qu’on l’abandonnât de la
sorte. Quant aux Grégoire, ils ne pensaient qu’à leur fille: la
pauvre chérie qui s’effrayait si vite! peut-être, devant le
péril, la voiture était-elle retournée à Marchiennes. Pendant
un quart d’heure encore, l’attente dura, énervée par le
vacarme de la route, par le bruit des pierres tapant de
temps à autre dans les volets fermés, qui sonnaient ainsi
que des tambours. Cette situation n’était plus tolérable, M.
Hennebeau parlait de sortir, de chasser à lui seul les
braillards et d’aller au-devant de la voiture, lorsque
Hippolyte parut en criant:
—Monsieur! Monsieur! voici Madame, on tue Madame!
La voiture n’ayant pu dépasser la ruelle de Réquillart, au
milieu des groupes menaçants, Négrel avait suivi son idée,
faire à pied les cent mètres qui les séparaient de l’hôtel,
puis frapper à la petite porte donnant sur le jardin, près des
communs: le jardinier les entendrait, il y aurait bien toujours
là quelqu’un pour ouvrir. Et, d’abord, les choses avaient
marché parfaitement, déjà madame Hennebeau et ces
demoiselles frappaient, lorsque des femmes, prévenues,
se jetèrent dans la ruelle. Alors, tout se gâta. On n’ouvrait
pas la porte, Négrel avait tâché vainement de l’enfoncer à
coups d’épaule. Le flot des femmes croissait, il craignit
d’être débordé, il prit le parti désespéré de pousser devant
lui sa tante et les jeunes filles, pour gagner le perron, au

travers des assiégeants. Mais cette manoeuvre amena une
bousculade: on ne les lâchait pas, une bande hurlante les
traquait, tandis que la foule refluait de droite et de gauche,
sans comprendre encore, étonnée seulement de ces
dames en toilette, perdues dans la bataille. A cette minute,
la confusion devint telle, qu’il se produisit un de ces faits
d’affolement qui restent inexplicables. Lucie et Jeanne,
arrivées au perron, s’étaient glissées par la porte que la
femme de chambre entrebâillait; madame Hennebeau
avait réussi à les suivre; et, derrière elles, Négrel entra
enfin, remit les verrous, persuadé qu’il avait vu Cécile
passer la première. Elle n’était plus là, disparue en route,
emportée par une telle peur, qu’elle avait tourné le dos à la
maison, et s’était jetée d’elle-même en plein danger.
Aussitôt, le cri s’éleva:
—Vive la sociale! à mort les bourgeois! à mort!
Quelques-uns, de loin, sous la voilette qui lui cachait le
visage, la prenaient pour madame Hennebeau. D’autres
nommaient une amie de la directrice, la jeune femme d’un
usinier voisin, exécré de ses ouvriers. Et, d’ailleurs, peu
importait, c’étaient sa robe de soie, son manteau de
fourrure, jusqu’à la plume blanche de son chapeau, qui
exaspéraient. Elle sentait le parfum, elle avait une montre,
elle avait une peau fine de fainéante qui ne touchait pas au
charbon.

—Attends! cria la Brûlé, on va t’en mettre au cul, de la
dentelle!
—C’est à nous que ces salopes volent ça, reprit la
Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous
crevons de froid… Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui
apprendre à vivre!
Du coup, la Mouquette s’élança.
—Oui, oui, faut la fouetter.
Et les femmes, dans cette rivalité sauvage, s’étouffaient,
allongeaient leurs guenilles, voulaient chacune un morceau
de cette fille de riche. Sans doute qu’elle n’avait pas le
derrière mieux fait qu’une autre. Plus d’une même était
pourrie, sous ses fanfreluches. Voilà assez longtemps que
l’injustice durait, on les forcerait bien toutes à s’habiller
comme des ouvrières, ces catins qui osaient dépenser
cinquante sous pour le blanchissage d’un jupon!
Au milieu de ces furies, Cécile grelottait, les jambes
paralysées, bégayant à vingt reprises la même phrase:
—Mesdames, je vous en prie, mesdames, ne me faites
pas du mal.
Mais elle eut un cri rauque: des mains froides venaient de
la prendre au cou. C’était le vieux Bonnemort, près duquel
le flot l’avait poussée, et qui l’empoignait. Il semblait ivre de

faim, hébété par sa longue misère, sorti brusquement de
sa résignation d’un demi-siècle, sans qu’il fût possible de
savoir sous quelle poussée de rancune. Après avoir, en sa
vie, sauvé de la mort une douzaine de camarades, risquant
ses os dans le grisou et dans les éboulements, il cédait à
des choses qu’il n’aurait pu dire, à un besoin de faire ça, à
la fascination de ce cou blanc de jeune fille. Et, comme ce
jour-là il avait perdu sa langue, il serrait les doigts, de son
air de vieille bête infirme, en train de ruminer des
souvenirs.
—Non! non! hurlaient les femmes, le cul à l’air! le cul à l’air!
Dans l’hôtel, dès qu’on s’était aperçu de l’aventure, Négrel
et M. Hennebeau avaient rouvert la porte, bravement, pour
courir au secours de Cécile. Mais la foule, maintenant, se
jetait contre la grille du jardin, et il n’était plus facile de
sortir. Une lutte s’engageait là, pendant que les Grégoire,
épouvantés, apparaissaient sur le perron.
—Laissez-la donc, vieux! c’est la demoiselle de la
Piolaine! cria la Maheude au grand-père, en reconnaissant
Cécile, dont une femme avait déchiré la voilette.
De son côté, Étienne, bouleversé de ces représailles
contre une enfant, s’efforçait de faire lâcher prise à la
bande. Il eut une inspiration, il brandit la hache qu’il avait
arrachée des poings de Levaque.

—Chez Maigrat, nom de Dieu!… Il y a du pain, là-dedans.
Foutons la baraque à Maigrat par terre!
Et, à la volée, il donna un premier coup de hache dans la
porte de la boutique. Des camarades l’avaient suivi,
Levaque, Maheu et quelques autres. Mais les femmes
s’acharnaient. Cécile était retombée des doigts de
Bonnemort dans les mains de la Brûlé. A quatre pattes,
Lydie et Bébert, conduits par Jeanlin, se glissaient entre
les jupes, pour voir le derrière à la dame. Déjà, on la
tiraillait, ses vêtements craquaient, lorsqu’un homme à
cheval parut, poussant sa bête, cravachant ceux qui ne se
rangeaient pas assez vite.
—Ah! canailles, vous en êtes à fouetter nos filles!
C’était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dîner.
Vivement, il sauta sur la route, prit Cécile par la taille; et, de
l’autre main, manoeuvrant le cheval avec une adresse et
une force extraordinaires, il s’en servait comme d’un coin
vivant, fendait la foule, qui reculait devant les ruades. A la
grille, la bataille continuait. Pourtant, il passa, écrasa des
membres. Ce secours imprévu délivra Négrel et M.
Hennebeau, en grand danger, au milieu des jurons et des
coups. Et, tandis que le jeune homme rentrait enfin avec
Cécile évanouie, Deneulin, qui couvrait le directeur de son
grand corps, en haut du perron, reçut une pierre, dont le
choc faillit lui démonter l’épaule.

—C’est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après avoir cassé
mes
machines!
Il repoussa promptement la porte. Une bordée de cailloux
s’abattit dans le bois.
—Quels enragés! reprit-il. Deux secondes de plus, et ils
me crevaient le crâne comme une courge vide… On n’a
rien à leur dire, que voulez-vous? Ils ne savent plus, il n’y a
qu’à les assommer.
Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile
revenir à elle. Elle n’avait aucun mal, pas même une
égratignure: sa voilette seule était perdue. Mais leur
effarement augmenta, lorsqu’ils reconnurent devant eux leur
cuisinière, Mélanie, qui contait comment la bande avait
démoli la Piolaine. Folle de peur, elle accourait avertir ses
maîtres. Elle était entrée, elle aussi, par la porte
entrebâillée, au moment de la bagarre, sans que personne
la remarquât; et, dans son récit interminable, l’unique pierre
de Jeanlin qui avait brisé une seule vitre devenait une
canonnade en règle, dont les murs restaient fendus. Alors,
les idées de M. Grégoire furent bouleversées: on égorgeait
sa fille, on rasait sa maison, c’était donc vrai que ces
mineurs pouvaient lui en vouloir, parce qu’il vivait en brave
homme de leur travail?
La femme de chambre, qui avait apporté une serviette et

de l’eau de
Cologne, répéta:
—Tout de même, c’est drôle, ils ne sont pas méchants.
Madame Hennebeau, assise, très pâle, ne se remettait
pas de la secousse de son émotion; et elle retrouva
seulement un sourire, lorsqu’on félicita Négrel. Les parents
de Cécile remerciaient surtout le jeune homme, c’était
maintenant un mariage conclu. M. Hennebeau regardait en
silence, allait de sa femme à cet amant qu’il jurait de tuer le
matin, puis à cette jeune fille qui l’en débarrasserait bientôt
sans doute. Il n’avait aucune hâte, une seule peur lui restait,
celle de voir sa femme tomber plus bas, à quelque laquais
peut-être.
—Et vous, mes petites chéries, demanda Deneulin à ses
filles, on ne vous a rien cassé?
Lucie et Jeanne avaient eu bien peur, mais elles étaient
contentes d’avoir vu ça. Elles riaient à présent.
—Sapristi! continua le père, voilà une bonne journée!… Si
vous voulez une dot, vous ferez bien de la gagner vous-
mêmes; et attendez-vous encore à être forcées de me
nourrir.
Il plaisantait, la voix tremblante. Ses yeux se gonflèrent,
quand ses deux filles se jetèrent dans ses bras.

M. Hennebeau avait écouté cet aveu de ruine. Une pensée
vive éclaira son visage. En effet, Vandame allait être à
Montsou, c’était la compensation espérée, le coup de
fortune qui le remettrait en faveur, près de ces messieurs
de la Régie. A chaque désastre de son existence, il se
réfugiait dans la stricte exécution des ordres reçus, il faisait
de la discipline militaire où il vivait, sa part réduite de
bonheur.
Mais on se calmait, le salon tombait à une paix lasse, avec
la lumière tranquille des deux lampes et le tiède
étouffement des portières. Que se passait-il donc, dehors?
Les braillards se taisaient, des pierres ne battaient plus la
façade; et l’on entendait seulement de grands coups
sourds, ces coups de cognée qui sonnent au lointain des
bois. On voulut savoir, on retourna dans le vestibule risquer
un regard par le panneau vitré de la porte. Même ces
dames et ces demoiselles montèrent se poster derrière les
persiennes du premier étage.
—Voyez-vous ce gredin de Rasseneur, en face, sur le seuil
de ce cabaret? dit M. Hennebeau à Deneulin. Je l’avais
flairé, il faut qu’il en soit.
Pourtant, ce n’était pas Rasseneur, c’était Étienne qui
enfonçait à coups de hache le magasin de Maigrat. Et il
appelait toujours les camarades: est-ce que les
marchandises, là-dedans, n’appartenaient pas aux
charbonniers? est-ce qu’ils n’avaient pas le droit de

reprendre leur bien à ce voleur qui les exploitait depuis si
longtemps, qui les affamait sur un mot de la Compagnie?
Peu à peu, tous lâchaient l’hôtel du directeur, accouraient
au pillage de la boutique voisine. Le cri: du pain! du pain!
du pain! grondait de nouveau. On en trouverait, du pain,
derrière cette porte. Une rage de faim les soulevait,
comme si, brusquement, ils ne pouvaient attendre
davantage, sans expirer sur cette route. De telles
poussées se ruaient dans la porte, qu’Étienne craignait de
blesser quelqu’un, à chaque volée de la hache.
Cependant, Maigrat, qui avait quitté le vestibule de l’hôtel,
s’était d’abord réfugié dans la cuisine; mais il n’y entendait
rien, il y rêvait des attentats abominables contre sa
boutique; et il venait de remonter pour se cacher derrière la
pompe, dehors, lorsqu’il distingua nettement les
craquements de la porte, les vociférations de pillage, où se
mêlait son nom. Ce n’était donc pas un cauchemar: s’il ne
voyait pas, il entendait maintenant, il suivait l’attaque, les
oreilles bourdonnantes. Chaque coup de cognée lui entrait
en plein coeur. Un gond avait dû sauter, encore cinq
minutes, et la boutique était prise. Cela se peignait dans
son crâne en images réelles, effrayantes, les brigands qui
se ruaient, puis les tiroirs forcés, les sacs éventrés, tout
mangé, tout bu, la maison elle-même emportée, plus rien,
pas même un bâton pour aller mendier au travers des
villages. Non, il ne leur permettrait pas d’achever sa ruine, il
préférait y laisser la peau. Depuis qu’il était là, il apercevait
à une fenêtre de sa maison, sur la façade en retour, la

chétive silhouette de sa femme, pâle et brouillée derrière
les vitres: sans doute elle regardait arriver les coups, de
son air muet de pauvre être battu. Au-dessous, il y avait un
hangar, placé de telle sorte, que, du jardin de l’hôtel, on
pouvait y monter en grimpant au treillage du mur mitoyen;
puis, de là, il était facile de ramper sur les tuiles, jusqu’à la
fenêtre. Et l’idée de rentrer ainsi chez lui le torturait à
présent, dans son remords d’en être sorti. Peut-être aurait-
il le temps de barricader le magasin avec des meubles;
même il inventait d’autres défenses héroïques, de l’huile
bouillante, du pétrole enflammé, versé d’en haut. Mais cet
amour de ses marchandises luttait contre sa peur, il râlait
de lâcheté combattue. Tout d’un coup, il se décida, à un
retentissement plus profond de la hache. L’avarice
l’emportait, lui et sa femme couvriraient les sacs de leur
corps, plutôt que d’abandonner un pain.


Des huées, presque aussitôt, éclatèrent.
—Regardez! regardez!… Le matou est là-haut! au chat! au
chat!
La bande venait d’apercevoir Maigrat, sur la toiture du
hangar. Dans sa fièvre, malgré sa lourdeur, il avait monté
au treillage avec agilité, sans se soucier des bois qui
cassaient; et, maintenant, il s’aplatissait le long des tuiles, il
s’efforçait d’atteindre la fenêtre. Mais la pente se trouvait
très raide, il était gêné par son ventre, ses ongles
s’arrachaient. Pourtant, il se serait traîné jusqu’en haut, s’il

ne s’était mis à trembler, dans la crainte de recevoir des
pierres; car la foule, qu’il ne voyait plus, continuait à crier,
sous lui:
—Au chat! au chat!… Faut le démolir!
Et, brusquement, ses deux mains lâchèrent à la fois, il roula
comme une boule, sursauta à la gouttière, tomba en travers
du mur mitoyen, si malheureusement, qu’il rebondit du côté
de la route, où il s’ouvrit le crâne, à l’angle d’une borne. La
cervelle avait jailli. Il était mort. Sa femme, en haut, pâle et
brouillée derrière les vitres, regardait toujours.
D’abord, ce fut une stupeur. Étienne s’était arrêté, la hache
glissée des poings. Maheu, Levaque, tous les autres,
oubliaient la boutique, les yeux tournés vers le mur, où
coulait lentement un mince filet rouge. Et les cris avaient
cessé, un silence s’élargissait dans l’ombre croissante.
Tout de suite, les huées recommencèrent. C’étaient les
femmes qui se précipitaient, prises de l’ivresse du sang.
—Il y a donc un bon Dieu! Ah! cochon, c’est fini!
Elles entouraient le cadavre encore chaud, elles l’insultaient
avec des rires, traitant de sale gueule sa tête fracassée,
hurlant à la face de la mort la longue rancune de leur vie
sans pain.
—Je te devais soixante francs, te voilà payé, voleur! dit la

Maheude, enragée parmi les autres. Tu ne me refuseras
plus crédit… Attends! Attends! il faut que je t’engraisse
encore.
De ses dix doigts, elle grattait la terre, elle en prit deux
poignées, dont elle lui emplit la bouche, violemment.
—Tiens! mange donc!… Tiens! mange, mange, toi qui
nous mangeais!
Les injures redoublèrent, pendant que le mort, étendu sur le
dos, regardait, immobile, de ses grands yeux fixes, le ciel
immense d’où tombait la nuit. Cette terre, tassée dans sa
bouche, c’était le pain qu’il avait refusé. Et il ne mangerait
plus que de ce pain-là, maintenant. Ça ne lui avait guère
porté bonheur, d’affamer le pauvre monde.
Mais les femmes avaient à tirer de lui d’autres vengeances.
Elles tournaient en le flairant, pareilles à des louves. Toutes
cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageât.
On entendit la voix aigre de la Brûlé.
—Faut le couper comme un matou!
—Oui, oui! au chat! au chat!… Il en a trop fait, le salaud!
Déjà, la Mouquette le déculottait, tirait le pantalon, tandis
que la Levaque soulevait les jambes. Et la Brûlé, de ses
mains sèches de vieille, écarta les cuisses nues,

empoigna cette virilité morte. Elle tenait tout, arrachant,
dans un effort qui tendait sa maigre échine et faisait
craquer ses grands bras. Les peaux molles résistaient, elle
dut s’y reprendre, elle finit par emporter le lambeau, un
paquet de chair velue et sanglante, qu’elle agita, avec un
rire de triomphe:
—Je l’ai! je l’ai!
Des voix aiguës saluèrent d’imprécations l’abominable
trophée.
—Ah! bougre, tu n’empliras plus nos filles!
—Oui, c’est fini de te payer sur la bête, nous n’y passerons
plus toutes, à tendre le derrière pour avoir un pain.
—Tiens! je te dois six francs, veux-tu prendre un acompte?
moi, je veux bien, si tu peux encore!
Cette plaisanterie les secoua d’une gaieté terrible. Elles se
montraient le lambeau sanglant, comme une bête
mauvaise, dont chacune avait eu à souffrir, et qu’elles
venaient d’écraser enfin, qu’elles voyaient là, inerte, en leur
pouvoir. Elles crachaient dessus, elles avançaient leurs
mâchoires, en répétant, dans un furieux éclat de mépris:
—Il ne peut plus! il ne peut plus!… Ce n’est plus un homme
qu’on va foutre dans la terre… Va donc pourrir, bon à rien!

La Brûlé, alors, planta tout le paquet au bout de son bâton;
et, le portant en l’air, le promenant ainsi qu’un drapeau, elle
se lança sur la route, suivie de la débandade hurlante des
femmes. Des gouttes de sang pleuvaient, cette chair
lamentable pendait, comme un déchet de viande à l’étal
d’un boucher. En haut, à la fenêtre, madame Maigrat ne
bougeait toujours pas; mais, sous la dernière lueur du
couchant, les défauts brouillés des vitres déformaient sa
face blanche, qui semblait rire. Battue, trahie à chaque
heure, les épaules pliées du matin au soir sur un registre,
peut-être riait-elle, quand la bande des femmes galopa,
avec la bête mauvaise, la bête écrasée, au bout du bâton.
Cette mutilation affreuse s’était accomplie dans une
horreur glacée. Ni Étienne, ni Maheu, ni les autres,
n’avaient eu le temps d’intervenir: ils restaient immobiles,
devant ce galop de furies. Sur la porte de l’estaminet Tison,
des têtes se montraient, Rasseneur blême de révolte, et
Zacharie, et Philomène, stupéfiés d’avoir vu. Les deux
vieux, Bonnemort et Mouque, très graves, hochaient la tête.
Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude Bébert, forçait
Lydie à lever le nez. Mais les femmes revenaient déjà,
tournant sur elles-mêmes, passant sous les fenêtres de la
Direction. Et, derrière les persiennes, ces dames et ces
demoiselles allongeaient le cou. Elles n’avaient pu
apercevoir la scène, cachée par le mur, elles distinguaient
mal, dans la nuit devenue noire.
—Qu’ont-elles donc au bout de ce bâton? demanda Cécile,

qui s’était enhardie jusqu’à regarder.
Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être une peau
de lapin.
—Non, non, murmura madame Hennebeau, ils auront pillé
la charcuterie, on dirait un débris de porc.
A ce moment, elle tressaillit et elle se tut. Madame
Grégoire lui avait donné un coup de genou. Toutes deux
restèrent béantes. Ces demoiselles, très pâles, ne
questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette
vision rouge, au fond des ténèbres.
Étienne de nouveau brandit la hache. Mais le malaise ne
se dissipait pas, ce cadavre à présent barrait la route et
protégeait la boutique. Beaucoup avaient reculé. C’était
comme un assouvissement qui les apaisait tous. Maheu
demeurait sombre, lorsqu’il entendit une voix lui dire à
l’oreille de se sauver. Il se retourna, il reconnut Catherine,
toujours dans son vieux paletot d’homme, noire, haletante.
D’un geste, il la repoussa. Il ne voulait pas l’écouter, il
menaçait de la battre. Alors, elle eut un geste de
désespoir, elle hésita, puis courut vers Étienne.
—Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes!
Lui aussi la chassait, l’injuriait, en sentant remonter à ses
joues le sang des gifles qu’il avait reçues. Mais elle ne se
rebutait pas, elle l’obligeait à jeter la hache, elle l’entraînait

par les deux bras, avec une force irrésistible.
—Quand je te dis que voilà les gendarmes!… Écoute-moi
donc. C’est
Chaval qui est allé les chercher et qui les amène, si tu veux
savoir.
Moi, ça m’a dégoûtée, je suis venue… Sauve-toi, je ne
veux pas
qu’on te prenne.
Et Catherine l’emmena, à l’instant où un lourd galop
ébranlait au loin le pavé. Tout de suite, un cri éclata: «Les
gendarmes! les gendarmes!» Ce fut une débâcle, un
sauve-qui-peut si éperdu, qu’en deux minutes la route se
trouva libre, absolument nette, comme balayée par un
ouragan. Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache
d’ombre sur la terre blanche. Devant l’estaminet Tison, il
n’était resté que Rasseneur, qui, soulagé, la face ouverte,
applaudissait à la facile victoire des sabres; tandis que,
dans Montsou désert, éteint, dans le silence des façades
closes, les bourgeois, la sueur à la peau, n’osant risquer un
oeil, claquaient des dents. La plaine se noyait sous
l’épaisse nuit, il n’y avait plus que les hauts fourneaux et les
fours à coke incendiés au fond du ciel tragique.
Pesamment, le galop des gendarmes approchait, ils
débouchèrent sans qu’on les distinguât, en une masse
sombre. Et, derrière eux, confiée à leur garde, la voiture du
pâtissier de Marchiennes arrivait enfin, une carriole d’où
sauta un marmiton, qui se mit d’un air tranquille à déballer

les croûtes des vol-au-vent.
Sixième partie
I
La première quinzaine de février s’écoula encore, un froid
noir prolongeait le dur hiver, sans pitié des misérables. De
nouveau, les autorités avaient battu les routes: le préfet de
Lille, un procureur, un général. Et les gendarmes n’avaient
pas suffi, de la troupe était venue occuper Montsou, tout un
régiment, dont les hommes campaient de Beaugnies à
Marchiennes. Des postes armés gardaient les puits, il y
avait des soldats devant chaque machine. L’hôtel du
directeur, les Chantiers de la Compagnie, jusqu’aux
maisons de certains bourgeois, s’étaient hérissés de
baïonnettes. On n’entendait plus, le long du pavé, que le
passage lent des patrouilles. Sur le terri du Voreux,
continuellement, une sentinelle restait plantée, comme une
vigie au-dessus de la plaine rase, dans le coup de vent
glacé qui soufflait là-haut; et, toutes les deux heures, ainsi
qu’en pays ennemi, retentissaient les cris de faction.
—Qui vive?… Avancez au mot de ralliement!

Le travail n’avait repris nulle part. Au contraire, la grève
s’était aggravée: Crèvecoeur, Mirou, Madeleine arrêtaient
l’extraction, comme le Voreux; Feutry-Cantel et la Victoire
perdaient de leur monde chaque matin; à Saint-Thomas,
jusque-là indemne, des hommes manquaient. C’était
maintenant une obstination muette, en face de ce
déploiement de force, dont s’exaspérait l’orgueil des
mineurs. Les corons semblaient déserts, au milieu des
champs de betteraves. Pas un ouvrier ne bougeait, à peine
en rencontrait-on un par hasard, isolé, le regard oblique,
baissant la tête devant les pantalons rouges. Et, sous cette
grande paix morne, dans cet entêtement passif, se butant
contre les fusils, il y avait la douceur menteuse,
l’obéissance forcée et patiente des fauves en cage, les
yeux sur le dompteur, prêts à lui manger la nuque, s’il
tournait le dos. La Compagnie, que cette mort du travail
ruinait, parlait d’embaucher des mineurs du Borinage, à la
frontière belge; mais elle n’osait point; de sorte que la
bataille en restait là, entre les charbonniers qui
s’enfermaient chez eux, et les fosses mortes, gardées par
la troupe.
Dès le lendemain de la journée terrible, cette paix s’était
produite, d’un coup, cachant une panique telle, qu’on faisait
le plus de silence possible sur les dégâts et les atrocités.
L’enquête ouverte établissait que Maigrat était mort de sa
chute, et l’affreuse mutilation du cadavre demeurait vague,
entourée déjà d’une légende. De son côté, la Compagnie

n’avouait pas les dommages soufferts, pas plus que les
Grégoire ne se souciaient de compromettre leur fille dans
le scandale d’un procès, où elle devrait témoigner.
Cependant, quelques arrestations avaient eu lieu, des
comparses comme toujours, imbéciles et ahuris, ne
sachant rien. Par erreur, Pierron était allé, les menottes aux
poignets, jusqu’à Marchiennes, ce dont les camarades
riaient encore. Rasseneur, également, avait failli être
emmené entre deux gendarmes. On se contentait, à la
Direction, de dresser des listes de renvoi, on rendait les
livrets en masse: Maheu avait reçu le sien, Levaque aussi,
de même que trente-quatre de leurs camarades, au seul
coron des Deux-Cent-Quarante. Et toute la sévérité
retombait sur Étienne, disparu depuis le soir de la bagarre,
et qu’on cherchait, sans pouvoir retrouver sa trace. Chaval,
dans sa haine, l’avait dénoncé, en refusant de nommer les
autres, supplié par Catherine qui voulait sauver ses
parents. Les jours se passaient, on sentait que rien n’était
fini, on attendait la fin, la poitrine oppressée d’un malaise.
A Montsou, dès lors, les bourgeois s’éveillèrent en sursaut
chaque nuit, les oreilles bourdonnantes d’un tocsin
imaginaire, les narines hantées d’une puanteur de poudre.
Mais ce qui acheva de leur fêler le crâne, ce fut un prône
de leur nouveau curé, l’abbé Ranvier, ce prêtre maigre aux
yeux de braise rouge, qui succédait à l’abbé Joire. Comme
on était loin de la discrétion souriante de celui-ci, de son
unique soin d’homme gras et doux à vivre en paix avec tout
le monde! Est-ce que l’abbé Ranvier ne s’était pas permis

de prendre la défense des abominables brigands en train
de déshonorer la région? Il trouvait des excuses aux
scélératesses des grévistes, il attaquait violemment la
bourgeoisie, sur laquelle il rejetait toutes les
responsabilités. C’était la bourgeoisie qui, en dépossédant
l’Église de ses libertés antiques pour en mésuser elle-
même, avait fait de ce monde un lieu maudit d’injustice et
de souffrance; c’était elle qui prolongeait les malentendus,
qui poussait à une catastrophe effroyable, par son
athéisme, par son refus d’en revenir aux croyances, aux
traditions fraternelles des premiers chrétiens. Et il avait osé
menacer les riches, il les avait avertis que, s’ils s’entêtaient
davantage à ne pas écouter la voix de Dieu, sûrement Dieu
se mettrait du côté des pauvres: il reprendrait leurs fortunes
aux jouisseurs incrédules, il les distribuerait aux humbles
de la terre, pour le triomphe de sa gloire. Les dévotes en
tremblaient, le notaire déclarait qu’il y avait là du pire
socialisme, tous voyaient le curé à la tête d’une bande,
brandissant une croix, démolissant la société bourgeoise
de 89, à grands coups.
M. Hennebeau, averti, se contenta de dire, avec un
haussement d’épaules:
—S’il nous ennuie trop, l’évêque nous en débarrassera.
Et, pendant que la panique soufflait ainsi d’un bout à l’autre
de la plaine, Étienne habitait sous terre, au fond de
Réquillart, le terrier à Jeanlin. C’était là qu’il se cachait,

personne ne le croyait si proche, l’audace tranquille de ce
refuge, dans la mine même, dans cette voie abandonnée
du vieux puits, avait déjoué les recherches. En haut, les
prunelliers et les aubépines, poussés parmi les charpentes
abattues du beffroi, bouchaient le trou; on ne s’y risquait
plus, il fallait connaître la manoeuvre, se pendre aux racines
du sorbier, se laisser tomber sans peur, pour atteindre les
échelons solides encore; et d’autres obstacles le
protégeaient, la chaleur suffocante du goyot, cent vingt
mètres d’une descente dangereuse, puis le pénible
glissement à plat ventre, d’un quart de lieue, entre les
parois resserrées de la galerie, avant de découvrir la
caverne scélérate, emplie de rapines. Il y vivait au milieu de
l’abondance, il y avait trouvé du genièvre, le reste de la
morue sèche, des provisions de toutes sortes. Le grand lit
de foin était excellent, on ne sentait pas un courant d’air,
dans cette température égale, d’une tiédeur de bain. Seule,
la lumière menaçait de manquer. Jeanlin qui s’était fait son
pourvoyeur, avec une prudence et une discrétion de
sauvage ravi de se moquer des gendarmes, lui apportait
jusqu’à de la pommade, mais ne pouvait arriver à mettre la
main sur un paquet de chandelles.
Dès le cinquième jour, Étienne n’alluma plus que pour
manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu’il les
avalait dans la nuit. Cette nuit interminable, complète,
toujours du même noir, était sa grande souffrance. Il avait
beau dormir en sûreté, être pourvu de pain, avoir chaud,
jamais la nuit n’avait pesé si lourdement à son crâne. Elle

lui semblait être comme l’écrasement même de ses
pensées. Maintenant, voilà qu’il vivait de vols! Malgré ses
théories communistes, les vieux scrupules d’éducation se
soulevaient, il se contentait de pain sec, rognait sa portion.
Mais comment faire? il fallait bien vivre, sa tâche n’était
pas remplie. Une autre honte l’accablait, le remords de
cette ivresse sauvage, du genièvre bu dans le grand froid,
l’estomac vide, et qui l’avait jeté sur Chaval, armé d’un
couteau. Cela remuait en lui tout un inconnu d’épouvante, le
mal héréditaire, la longue hérédité de soûlerie, ne tolérant
plus une goutte d’alcool sans tomber à la fureur homicide.
Finirait-il donc en assassin? Lorsqu’il s’était trouvé à l’abri,
dans ce calme profond de la terre, pris d’une satiété de
violence, il avait dormi deux jours d’un sommeil de brute,
gorgée, assommée; et l’écoeurement persistait, il vivait
moulu, la bouche amère, la tête malade, comme à la suite
de quelque terrible noce. Une semaine s’écoula; les
Maheu, avertis, ne purent envoyer une chandelle: il fallut
renoncer à voir clair, même pour manger.
Maintenant, durant des heures, Étienne demeurait allongé
sur son foin. Des idées vagues le travaillaient, qu’il ne
croyait pas avoir. C’était une sensation de supériorité qui le
mettait à part des camarades, une exaltation de sa
personne, à mesure qu’il s’instruisait. Jamais il n’avait tant
réfléchi, il se demandait pourquoi son dégoût, le lendemain
de la furieuse course au travers des fosses; et il n’osait se
répondre, des souvenirs le répugnaient, la bassesse des
convoitises, la grossièreté des instincts, l’odeur de toute

cette misère secouée au vent. Malgré le tourment des
ténèbres, il en arrivait à redouter l’heure où il rentrerait au
coron. Quelle nausée, ces misérables en tas, vivant au
baquet commun! Pas un avec qui causer politique
sérieusement, une existence de bétail, toujours le même
air empesté d’oignon où l’on étouffait! Il voulait leur élargir
le ciel, les élever au bien-être et aux bonnes manières de la
bourgeoisie, en faisant d’eux les maîtres; mais comme ce
serait long! et il ne se sentait plus le courage d’attendre la
victoire, dans ce bagne de la faim. Lentement, sa vanité
d’être leur chef, sa préoccupation constante de penser à
leur place, le dégageaient, lui soufflaient l’âme d’un de ces
bourgeois qu’il exécrait.
Jeanlin, un soir, apporta un bout de chandelle, volé dans la
lanterne d’un roulier; et ce fut un grand soulagement pour
Étienne. Lorsque les ténèbres finissaient par l’hébéter, par
lui peser sur le crâne à le rendre fou, il allumait un instant;
puis, dès qu’il avait chassé le cauchemar, il éteignait, avare
de cette clarté nécessaire à sa vie, autant que le pain. Le
silence bourdonnait à ses oreilles, il n’entendait que la fuite
d’une bande de rats, le craquement des vieux boisages, le
petit bruit d’une araignée filant sa toile. Et les yeux ouverts
dans ce néant tiède, il retournait à son idée fixe, à ce que
les camarades faisaient là-haut. Une défection de sa part
lui aurait paru la dernière des lâchetés. S’il se cachait ainsi,
c’était pour rester libre, pour conseiller et agir. Ses longues
songeries avaient fixé son ambition: en attendant mieux, il
aurait voulu être Pluchart, lâcher le travail, travailler

uniquement à la politique, mais seul, dans une chambre
propre, sous le prétexte que les travaux de tête absorbent
la vie entière et demandent beaucoup de calme.
Au commencement de la seconde semaine, l’enfant lui
ayant dit que les gendarmes le croyaient passé en
Belgique, Étienne osa sortir de son trou, dès la nuit
tombée. Il désirait se rendre compte de la situation, voir si
l’on devait s’entêter davantage. Lui, pensait la partie
compromise; avant la grève, il doutait du résultat, il avait
simplement cédé aux faits; et, maintenant, après s’être
grisé de rébellion, il revenait à ce premier doute,
désespérant de faire céder la Compagnie. Mais il ne se
l’avouait pas encore, une angoisse le torturait, lorsqu’il
songeait aux misères de la défaite, à toute cette lourde
responsabilité de souffrance qui pèserait sur lui. La fin de
la grève, n’était-ce pas la fin de son rôle, son ambition par
terre, son existence retombant à l’abrutissement de la mine
et aux dégoûts du coron? Et, honnêtement, sans bas
calculs de mensonge, il s’efforçait de retrouver sa foi, de se
prouver que la résistance restait possible, que le capital
allait se détruire lui-même, devant l’héroïque suicide du
travail.
C’était en effet, dans le pays entier, un long retentissement
de ruines. La nuit, lorsqu’il errait par la campagne noire,
ainsi qu’un loup hors de son bois, il croyait entendre les
effondrements des faillites, d’un bout de la plaine à l’autre. Il
ne longeait plus, au bord des chemins, que des usines

fermées, mortes, dont les bâtiments pourrissaient sous le
ciel blafard. Les sucreries surtout avaient souffert; la
sucrerie Hoton, la sucrerie Fauvelle, après avoir réduit le
nombre de leurs ouvriers, venaient de crouler tour à tour. A
la minoterie Dutilleul, la dernière meule s’était arrêtée le
deuxième samedi du mois, et la corderie Bleuze pour les
câbles de mine se trouvait définitivement tuée par le
chômage. Du côté de Marchiennes, la situation s’aggravait
chaque jour: tous les feux éteints à la verrerie Gagebois,
des renvois continuels aux ateliers de construction
Sonneville, un seul des trois hauts fourneaux des Forges
allumé, pas une batterie des fours à coke ne brûlant à
l’horizon. La grève des charbonniers de Montsou, née de la
crise industrielle qui empirait depuis deux ans, l’avait
accrue, en précipitant la débâcle. Aux causes de
souffrance, l’arrêt des commandes de l’Amérique,
l’engorgement des capitaux immobilisés dans un excès de
production, se joignait maintenant le manque imprévu de la
houille, pour les quelques chaudières qui chauffaient
encore; et, là, était l’agonie suprême, ce pain des
machines que les puits ne fournissaient plus. Effrayée
devant le malaise général, la Compagnie, en diminuant son
extraction et en affamant ses mineurs, s’était fatalement
trouvée, dès la fin de décembre, sans un morceau de
charbon sur le carreau de ses fosses. Tout se tenait, le
fléau soufflait de loin, une chute en entraînait une autre, les
industries se culbutaient en s’écrasant, dans une série si
rapide de catastrophes, que les contrecoups retentissaient
jusqu’au fond des cités voisines, Lille, Douai,

Valenciennes, où des banquiers en fuite ruinaient des
familles.
Souvent, au coude d’un chemin, Étienne s’arrêtait, dans la
nuit glacée, pour écouter pleuvoir les décombres. Il
respirait fortement les ténèbres, une joie du néant le
prenait, un espoir que le jour se lèverait sur l’extermination
du vieux monde, plus une fortune debout, le niveau
égalitaire passé comme une faux, au ras du sol. Mais les
fosses de la Compagnie surtout l’intéressaient, dans ce
massacre. Il se remettait en marche, aveuglé d’ombre, il les
visitait les unes après les autres, heureux quand il
apprenait quelque nouveau dommage. Des éboulements
continuaient à se produire, d’une gravité croissante, à
mesure que l’abandon des voies se prolongeait. Au-
dessus de la galerie nord de Mirou, l’affaissement du sol
gagnait tellement, que la route de Joiselle, sur un parcours
de cent mètres, s’était engloutie, comme dans la secousse
d’un tremblement de terre; et la Compagnie, sans
marchander, payait leurs champs disparus aux
propriétaires, inquiète du bruit soulevé autour de ces
accidents. Crèvecoeur et Madeleine, de roche très
ébouleuse, se bouchaient de plus en plus. On parlait de
deux porions ensevelis à la Victoire; un coup d’eau avait
inondé Feutry-Cantel; il faudrait murailler un kilomètre de
galerie à Saint-Thomas, où les bois, mal entretenus,
cassaient de toutes parts. C’étaient ainsi, d’heure en heure,
des frais énormes, des brèches ouvertes dans les
dividendes des actionnaires, une rapide destruction des

fosses, qui devait finir, à la longue, par manger les fameux
deniers de Montsou, centuplés en un siècle.
Alors, devant ces coups répétés, l’espoir renaissait chez
Étienne, il finissait par croire qu’un troisième mois de
résistance achèverait le monstre, la bête lasse et repue,
accroupie là-bas comme une idole, dans l’inconnu de son
tabernacle. Il savait qu’à la suite des troubles de Montsou,
une vive émotion s’était emparée des journaux de Paris,
toute une polémique violente entre les feuilles officieuses et
les feuilles de l’opposition, des récits terrifiants, que l’on
exploitait surtout contre l’Internationale, dont l’empire
prenait peur, après l’avoir encouragée; et, la Régie n’osant
plus faire la sourde oreille, deux des régisseurs avaient
daigné venir pour une enquête, mais d’un air de regret,
sans paraître s’inquiéter du dénouement, si désintéressés,
que trois jours après ils étaient repartis, en déclarant que
les choses allaient le mieux du monde. Pourtant, on lui
affirmait d’autre part que ces messieurs, durant leur séjour,
siégeaient en permanence, déployaient une activité fébrile,
enfoncés dans des affaires dont personne autour d’eux ne
soufflait mot. Et il les accusait de jouer la confiance, il
arrivait à traiter leur départ de fuite affolée, certain
maintenant du triomphe, puisque ces terribles hommes
lâchaient tout.
Mais Étienne, la nuit suivante, désespéra de nouveau. La
Compagnie avait les reins trop forts pour qu’on les lui
cassât si aisément: elle pouvait perdre des millions, ce

serait plus tard sur les ouvriers qu’elle les rattraperait, en
rognant leur pain. Cette nuit-là, ayant poussé jusqu’à Jean-
Bart, il devina la vérité, quand un surveillant lui conta qu’on
parlait de céder Vandame à Montsou. C’était, disait-on,
chez Deneulin, une misère pitoyable, la misère des riches,
le père malade d’impuissance, vieilli par le souci de
l’argent, les filles luttant au milieu des fournisseurs, tâchant
de sauver leurs chemises. On souffrait moins dans les
corons affamés que dans cette maison de bourgeois, où
l’on se cachait pour boire de l’eau. Le travail n’avait pas
repris à Jean-Bart, et il avait fallu remplacer la pompe de
Gaston-Marie; sans compter que, malgré toute la hâte
mise, un commencement d’inondation s’était produit, qui
nécessitait de grandes dépenses. Deneulin venait de
risquer enfin sa demande d’un emprunt de cent mille francs
aux Grégoire, dont le refus, attendu d’ailleurs, l’avait
achevé: s’ils refusaient, c’était par affection, afin de lui
éviter une lutte impossible; et ils lui donnaient le conseil de
vendre. Il disait toujours non, violemment. Cela l’enrageait
de payer les frais de la grève, il espérait d’abord en mourir,
le sang à la tête, le cou étranglé d’apoplexie. Puis, que
faire? il avait écouté les offres. On le chicanait, on
dépréciait cette proie superbe, ce puits réparé, équipé à
neuf, où le manque d’avances paralysait seul l’exploitation.
Bien heureux encore s’il en tirait de quoi désintéresser ses
créanciers. Il s’était, pendant deux jours, débattu contre les
régisseurs campés à Montsou, furieux de la façon tranquille
dont ils abusaient de ses embarras, leur criant jamais, de
sa voix retentissante. Et l’affaire en restait là, ils étaient

retournés à Paris attendre patiemment son dernier râle.
Étienne flaira cette compensation aux désastres, repris de
découragement devant la puissance invincible des gros
capitaux, si forts dans la bataille, qu’ils s’engraissaient de
la défaite en mangeant les cadavres des petits, tombés à
leur côté.
Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une
bonne nouvelle. Au Voreux, le cuvelage du puits menaçait
de crever, les eaux filtraient de tous les joints; et l’on avait
dû mettre une équipe de charpentiers à la réparation, en
grande hâte.


Jusque-là, Étienne avait évité le Voreux, inquiété par
l’éternelle silhouette noire de la sentinelle, plantée sur le
terri, au-dessus de la plaine. On ne pouvait l’éviter, elle
dominait, elle était, en l’air, comme le drapeau du régiment.
Vers trois heures du matin, le ciel devint sombre, il se
rendit à la fosse, où des camarades lui expliquèrent le
mauvais état du cuvelage: même leur idée était qu’il y avait
urgence à le refaire en entier, ce qui aurait arrêté
l’extraction pendant trois mois. Longtemps, il rôda écoutant
les maillets des charpentiers taper dans le puits. Cela lui
réjouissait le coeur, cette plaie qu’il fallait panser.
Au petit jour, lorsqu’il rentra, il retrouva la sentinelle sur le
terri. Cette fois, elle le verrait certainement. Il marchait, en
songeant à ces soldats, pris dans le peuple, et qu’on
armait contre le peuple. Comme le triomphe de la

révolution serait devenu facile, si l’armée s’était
brusquement déclarée pour elle! Il suffisait que l’ouvrier,
que le paysan, dans les casernes, se souvînt de son
origine. C’était le péril suprême, la grande épouvante, dont
les dents des bourgeois claquaient, quand ils pensaient à
une défection possible des troupes. En deux heures, ils
seraient balayés, exterminés, avec les jouissances et les
abominations de leur vie inique. Déjà, l’on disait que des
régiments entiers se trouvaient infectés de socialisme.
Était-ce vrai? la justice allait-elle venir, grâce aux
cartouches distribuées par la bourgeoisie? Et, sautant à un
autre espoir, le jeune homme rêvait que le régiment dont
les postes gardaient les fosses, passait à la grève, fusillait
la Compagnie en bloc et donnait enfin la mine aux mineurs.
Il s’aperçut alors qu’il montait sur le terri, la tête
bourdonnante de ces réflexions. Pourquoi ne causerait-il
pas avec ce soldat? Il saurait la couleur de ses idées. D’un
air indifférent, il continuait de s’approcher, comme s’il eût
glané les vieux bois, restés dans les déblais. La sentinelle
demeurait immobile.
—Hein? camarade, un fichu temps! dit enfin Étienne. Je
crois que nous allons avoir de la neige.
C’était un petit soldat, très blond, avec une douce figure
pâle, criblée de taches de rousseur. Il avait, dans sa
capote, l’embarras d’une recrue.

—Oui, tout de même, je crois, murmura-t-il.
Et, de ses yeux bleus, il regardait longuement le ciel livide,
cette aube enfumée, dont la suie pesait comme du plomb,
au loin, sur la plaine.
—Qu’ils sont bêtes, de vous planter là, à vous geler les os!
continua Étienne. Si l’on ne dirait pas que l’on attend les
Cosaques!… Avec ça, il souffle toujours un vent, ici!
Le petit soldat grelottait sans se plaindre. Il y avait bien une
cabane en pierres sèches, où le vieux Bonnemort s’abritait,
par les nuits d’ouragan; mais, la consigne étant de ne pas
quitter le sommet du terri, le soldat n’en bougeait pas, les
mains si raides de froid, qu’il ne sentait plus son arme. Il
appartenait au poste de soixante hommes qui gardait le
Voreux; et, comme cette cruelle faction revenait
fréquemment, il avait déjà failli y rester, les pieds morts. Le
métier voulait ça, une obéissance passive achevait de
l’engourdir, il répondait aux questions par des mots
bégayés d’enfant qui sommeille.
Vainement, pendant un quart d’heure, Étienne tâcha de le
faire parler sur la politique. Il disait oui, il disait non, sans
avoir l’air de comprendre; des camarades racontaient que
le capitaine était républicain; quant à lui, il n’avait pas
d’idée, ça lui était égal. Si on lui commandait de tirer, il
tirerait, pour n’être pas puni. L’ouvrier l’écoutait, saisi de la
haine du peuple contre l’armée, contre ces frères dont on

changeait le coeur, en leur collant un pantalon rouge au
derrière.
—Alors, vous vous nommez?
—Jules.
—Et d’où êtes-vous?
—De Plogof, là-bas.
Au hasard, il avait allongé le bras. C’était en Bretagne, il
n’en savait pas davantage. Sa petite figure pâle s’animait,
il se mit à rire, réchauffé.
—J’ai ma mère et ma soeur. Elles m’attendent bien sûr.
Ah! ce ne sera pas pour demain… Quand je suis parti,
elles m’ont accompagné jusqu’à Pont-l’Abbé. Nous avions
pris le cheval aux Lepalmec, il a failli se casser les jambes
en bas de la descente d’Audierne. Le cousin Charles nous
attendait avec des saucisses, mais les femmes pleuraient
trop, ça nous restait dans la gorge… Ah! mon Dieu! ah!
mon Dieu! comme c’est loin, chez nous!
Ses yeux se mouillaient, sans qu’il cessât de rire. La lande
déserte de Plogof, cette sauvage pointe du Raz battue des
tempêtes, lui apparaissait dans un éblouissement de soleil,
à la saison rose des bruyères.
—Dites donc, demanda-t-il, si je n’ai pas de punitions, est-

ce que vous croyez qu’on me donnera une permission d’un
mois, dans deux ans?
Alors, Étienne parla de la Provence, qu’il avait quittée tout
petit. Le jour grandissait, des flocons de neige
commençaient à voler dans le ciel terreux. Et il finit par être
pris d’inquiétude, en apercevant Jeanlin qui rôdait au milieu
des ronces, l’air stupéfait de le voir là-haut. D’un geste,
l’enfant le hélait. A quoi bon ce rêve de fraterniser avec les
soldats? Il faudrait des années et des années encore, sa
tentative inutile le désolait, comme s’il avait compté réussir.
Mais, brusquement, il comprit le geste de Jeanlin: on venait
relever la sentinelle; et il s’en alla, il rentra en courant se
terrer à Réquillart, le coeur crevé une fois de plus par la
certitude de la défaite; pendant que le gamin, galopant
près de lui, accusait cette sale rosse de troupier d’avoir
appelé le poste pour tirer sur eux.
Au sommet du terri, Jules était resté immobile, les regards
perdus dans la neige qui tombait. Le sergent s’approchait
avec ses hommes, les cris réglementaires furent
échangés.
—Qui vive?… Avancez au mot de ralliement!
Et l’on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en
pays conquis. Malgré le jour grandissant, rien ne bougeait
dans les corons, les charbonniers se taisaient et
s’enrageaient, sous la botte militaire.

II
Depuis deux jours, la neige tombait; elle avait cessé le
matin, une gelée intense glaçait l’immense nappe; et ce
pays noir, aux routes d’encre, aux murs et aux arbres
poudrés des poussières de la houille, était tout blanc, d’une
blancheur unique, à l’infini. Sous la neige, le coron des
Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. Pas une
fumée ne sortait des toitures. Les maisons sans feu, aussi
froides que les pierres des chemins, ne fondaient pas
l’épaisse couche des tuiles. Ce n’était plus qu’une carrière
de dalles blanches, dans la plaine blanche, une vision de
village mort, drapé de son linceul. Le long des rues, les
patrouilles qui passaient avaient seules laissé le gâchis
boueux de leur piétinement.
Chez les Maheu, la dernière pelletée d’escarbilles était
brûlée depuis la veille; et il ne fallait plus songer à la glane
sur le terri, par ce terrible temps, lorsque les moineaux eux-
mêmes ne trouvaient pas un brin d’herbe. Alzire, pour s’être
entêtée, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait.
La Maheude avait dû l’envelopper dans un lambeau de
couverture, en attendant le docteur Vanderhaghen, chez qui
elle était allée deux fois déjà, sans pouvoir le rencontrer; la
bonne venait cependant de promettre que Monsieur

passerait au coron avant la nuit, et la mère guettait, debout
devant la fenêtre, tandis que la petite malade, qui avait
voulu descendre, grelottait sur une chaise, avec l’illusion
qu’il faisait meilleur là, près du fourneau refroidi. Le vieux
Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir.
Ni Lénore ni Henri n’étaient rentrés, battant les routes en
compagnie de Jeanlin, pour demander des sous. Au
travers de la pièce nue, Maheu seul marchait pesamment,
butait à chaque tour contre le mur, de l’air stupide d’une
bête qui ne voit plus sa cage. Le pétrole aussi était fini;
mais le reflet de la neige, au-dehors, restait si blanc, qu’il
éclairait vaguement la pièce, malgré la nuit tombée.
Il y eut un bruit de sabots, et la Levaque poussa la porte en
coup de vent, hors d’elle, criant dès le seuil à la Maheude:
—Alors, c’est toi qui as dit que je forçais mon logeur à me
donner vingt sous, quand il couchait avec moi!


L’autre haussa les épaules.
—Tu m’embêtes, je n’ai rien dit… D’abord, qui t’a dit ça?
—On m’a dit que tu l’as dit, tu n’as pas besoin de savoir…
Même tu as dit que tu nous entendais bien faire nos
saletés derrière ta cloison, et que la crasse s’amassait
chez nous parce que j’étais toujours sur le dos… Dis
encore que tu ne l’as pas dit, hein!

Chaque jour, des querelles éclataient, à la suite du
continuel bavardage des femmes. Entre les ménages
surtout qui logeaient porte à porte, les brouilles et les
réconciliations étaient quotidiennes. Mais jamais une
méchanceté si aigre ne les avait jetés les uns sur les
autres. Depuis la grève, la faim exaspérait les rancunes, on
avait le besoin de cogner: une explication entre deux
commères finissait par une tuerie entre les deux hommes.
Justement, Levaque arrivait à son tour, en amenant de
force Bouteloup.
—Voici le camarade, qu’il dise un peu s’il a donné vingt
sous à ma femme, pour coucher avec.
Le logeur, cachant sa douceur effarée dans sa grande
barbe, protestait, bégayait.
—Oh! ça, non, jamais rien, jamais!
Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez
de Maheu.
—Tu sais, ça ne me va pas. Quand on a une femme
comme ça, on lui casse les reins… C’est donc que tu crois
ce qu’elle a dit?
—Mais, nom de Dieu! s’écria Maheu, furieux d’être tiré de
son accablement, qu’est-ce que c’est encore que tous ces
potins? Est-ce qu’on n’a pas assez de ses misères? Fous-

moi la paix ou je tape!… Et, d’abord, qui a dit que ma
femme l’avait dit?
—Qui l’a dit?… C’est la Pierronne qui l’a dit.
La Maheude éclata d’un rire aigu; et, revenant vers la
Levaque:
—Ah! c’est la Pierronne… Eh bien! je puis te dire ce qu’elle
m’a dit, à moi. Oui! elle m’a dit que tu couchais avec tes
deux hommes, l’un dessous et l’autre dessus!
Dès lors, il ne fut plus possible de s’entendre. Tous se
fâchaient, les Levaque renvoyaient comme réponse aux
Maheu que la Pierronne en avait dit bien d’autres sur leur
compte, et qu’ils avaient vendu Catherine, et qu’ils s’étaient
pourris ensemble, jusqu’aux petits, avec une saleté prise
par Étienne au Volcan.
—Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. C’est bon! j’y vais,
moi, et si elle dit qu’elle l’a dit, je lui colle ma main sur la
gueule.
Il s’était élancé dehors, les Levaque le suivirent pour
témoigner, tandis que Bouteloup, ayant horreur des
disputes, rentrait furtivement. Allumée par l’explication, la
Maheude sortait aussi, lorsqu’une plainte d’Alzire la retint.
Elle croisa les bouts de la couverture sur le corps
frissonnant de la petite, elle retourna se planter devant la
fenêtre, les yeux perdus. Et ce médecin qui n’arrivait pas!

A la porte des Pierron, Maheu et les Levaque rencontrèrent
Lydie, qui piétinait dans la neige. La maison était close, un
filet de lumière passait par la fente d’un volet; et l’enfant
répondit d’abord avec gêne aux questions: non, son papa
n’y était pas, il était allé au lavoir rejoindre la mère Brûlé,
pour rapporter le paquet de linge. Elle se troubla ensuite,
refusa de dire ce que sa maman faisait. Enfin, elle lâcha
tout, dans un rire sournois de rancune: sa maman l’avait
flanquée à la porte, parce que M. Dansaert était là, et
qu’elle les empêchait de causer. Celui-ci, depuis le matin,
se promenait dans le coron, avec deux gendarmes, tâchant
de racoler des ouvriers, pesant sur les faibles, annonçant
partout que, si l’on ne descendait pas le lundi au Voreux, la
Compagnie était décidée à embaucher des Borains. Et,
comme la nuit tombait, il avait renvoyé les gendarmes, en
trouvant la Pierronne seule; puis, il était resté chez elle à
boire un verre de genièvre, devant le bon feu.
—Chut! taisez-vous, faut les voir! murmura Levaque, avec
un rire de paillardise. On s’expliquera tout à l’heure… Va-
t’en, toi, petite garce!
Lydie recula de quelques pas, pendant qu’il mettait un oeil
à la fente du volet. Il étouffa de petits cris, son échine se
renflait, dans un frémissement. A son tour, la Levaque
regarda; mais elle dit, comme prise de coliques, que ça la
dégoûtait. Maheu, qui l’avait poussée, voulant voir aussi,
déclara qu’on en avait pour son argent. Et ils

recommencèrent, à la file, chacun son coup d’oeil, ainsi
qu’à la comédie. La salle, reluisante de propreté, s’égayait
du grand feu; il y avait des gâteaux sur la table, avec une
bouteille et des verres; enfin, une vraie noce. Si bien que
ce qu’ils voyaient là-dedans finissait par exaspérer les
deux hommes, qui, en d’autres circonstances, en auraient
rigolé six mois. Qu’elle se fît bourrer jusqu’à la gorge, les
jupes en l’air, c’était drôle. Mais, nom de Dieu! est-ce que
ce n’était pas cochon, de se payer ça devant un si grand
feu, et de se donner des forces avec des biscuits, lorsque
les camarades n’avaient ni une lichette de pain, ni une
escarbille de houille?
—V’là papa! cria Lydie en se sauvant.
Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge
sur une épaule. Tout de suite, Maheu l’interpella.
—Dis donc, on m’a dit que ta femme avait dit que j’avais
vendu Catherine et que nous nous étions tous pourris à la
maison… Et, chez toi, qu’est-ce qu’il te la paie, ta femme,
le monsieur qui est en train de lui user la peau?
Étourdi, Pierron ne comprenait pas, lorsque la Pierronne,
prise de peur en entendant le tumulte des voix, perdit la
tête au point d’entrebâiller la porte, pour se rendre compte.
On l’aperçut toute rouge, le corsage ouvert, la jupe encore
remontée, accrochée à la ceinture; tandis que, dans le
fond, Dansaert se reculottait éperdument. Le maître-porion

se sauva, disparut, tremblant qu’une pareille histoire
n’arrivât aux oreilles du directeur. Alors, ce fut un scandale
affreux, des rires, des huées, des injures.
—Toi qui dis toujours des autres qu’elles sont sales, criait
la Levaque à la Pierronne, ce n’est pas étonnant que tu
sois propre, si tu te fais récurer par les chefs!
—Ah! ça lui va, de parler! reprenait Levaque. En voilà une
salope qui a dit que ma femme couchait avec moi et le
logeur, l’un dessous et l’autre dessus!… Oui, oui, on m’a dit
que tu l’as dit.
Mais la Pierronne, calmée, tenait tête aux gros mots, très
méprisante, dans sa certitude d’être la plus belle et la plus
riche.
—J’ai dit ce que j’ai dit, fichez-moi la paix, hein!… Est-ce
que ça vous regarde, mes affaires, tas de jaloux qui nous
en voulez, parce que nous mettons de l’argent à la caisse
d’épargne! Allez, allez, vous aurez beau dire, mon mari sait
bien pourquoi monsieur Dansaert était chez nous.
En effet, Pierron s’emportait, défendait sa femme. La
querelle tourna, on le traita de vendu, de mouchard, de
chien de la Compagnie, on l’accusa de s’enfermer pour se
gaver des bons morceaux, dont les chefs lui payaient ses
traîtrises. Lui, répliquait, prétendait que Maheu lui avait
glissé des menaces sous sa porte, un papier où se

trouvaient deux os de mort en croix, avec un poignard au-
dessus. Et cela se termina forcément par un massacre
entre les hommes, comme toutes les querelles de femmes,
depuis que la faim enrageait les plus doux. Maheu et
Levaque s’étaient rués sur Pierron à coups de poing, il
fallut les séparer.
Le sang coulait à flots du nez de son gendre, lorsque la
Brûlé, à son tour, arriva du lavoir. Mise au courant, elle se
contenta de dire:
—Ce cochon-là me déshonore.
La rue redevint déserte, pas une ombre ne tachait la
blancheur nue de la neige; et le coron, retombé à son
immobilité de mort, crevait de faim sous le froid intense.
—Et le médecin? demanda Maheu, en refermant la porte.
—Pas venu, répondit la Maheude, toujours debout devant
la fenêtre.
—Les petits sont rentrés?
—Non, pas rentrés.
Maheu reprit sa marche lourde, d’un mur à l’autre, de son
air de boeuf assommé. Raidi sur sa chaise, le père
Bonnemort n’avait pas même levé la tête. Alzire non plus
ne disait rien, tâchait de ne pas trembler, pour leur éviter

de la peine; mais, malgré son courage à souffrir, elle
tremblait si fort par moments, qu’on entendait contre la
couverture le frisson de son maigre corps de fillette infirme;
pendant que, de ses grands yeux ouverts, elle regardait au
plafond le pâle reflet des jardins tout blancs, qui éclairait la
pièce d’une lueur de lune.
C’était, maintenant, l’agonie dernière, la maison vidée,
tombée au dénuement final. Les toiles des matelas avaient
suivi la laine chez la brocanteuse; puis, les draps étaient
partis, le linge, tout ce qui pouvait se vendre. Un soir, on
avait vendu deux sous un mouchoir du grand-père. Des
larmes coulaient, à chaque objet du pauvre ménage dont il
fallait se séparer, et la mère se lamentait encore d’avoir
emporté un jour, dans sa jupe, la boîte de carton rose,
l’ancien cadeau de son homme, comme on emporterait un
enfant, pour s’en débarrasser sous une porte. Ils étaient
nus, ils n’avaient plus à vendre que leur peau, si entamée,
si compromise, que personne n’en aurait donné un liard.
Aussi ne prenaient-ils même pas la peine de chercher, ils
savaient qu’il n’y avait rien, que c’était la fin de tout, qu’ils ne
devaient espérer ni une chandelle, ni un morceau de
charbon, ni une pomme de terre; et ils attendaient d’en
mourir, ils ne se fâchaient que pour les enfants, car cette
cruauté inutile les révoltait, d’avoir fichu une maladie à la
petite, avant de l’étrangler.
—Enfin, le voilà! dit la Maheude.

Une forme noire passait devant la fenêtre. La porte s’ouvrit.
Mais ce n’était point le docteur Vanderhaghen, ils
reconnurent le nouveau curé, l’abbé Ranvier, qui ne parut
pas surpris de tomber dans cette maison morte, sans
lumière, sans feu, sans pain. Déjà, il sortait de trois autres
maisons voisines, allant de famille en famille, racolant des
hommes de bonne volonté, ainsi que Dansaert avec ses
gendarmes; et, tout de suite, il s’expliqua, de sa voix
fiévreuse de sectaire.
—Pourquoi n’êtes-vous pas venus à la messe dimanche,
mes enfants? Vous avez tort, l’Église seule peut vous
sauver… Voyons, promettez-moi de venir dimanche
prochain.
Maheu, après l’avoir regardé, s’était remis en marche,
pesamment, sans une parole. Ce fut la Maheude qui
répondit.
—A la messe, monsieur le curé, pour quoi faire? Est-ce
que le bon Dieu ne se moque pas de nous?… Tenez!
qu’est-ce que lui a fait ma petite, qui est là, à trembler la
fièvre? Nous n’avions pas assez de misère, n’est-ce pas? il
fallait qu’il me la rendît malade, lorsque je ne puis
seulement lui donner une tasse de tisane chaude.
Alors, debout, le prêtre parla longuement. Il exploitait la
grève, cette misère affreuse, cette rancune exaspérée de
la faim, avec l’ardeur d’un missionnaire qui prêche des

sauvages, pour la gloire de sa religion. Il disait que l’Église
était avec les pauvres, qu’elle ferait un jour triompher la
justice, en appelant la colère de Dieu sur les iniquités des
riches. Et ce jour luirait bientôt, car les riches avaient pris la
place de Dieu, en étaient arrivés à gouverner sans Dieu,
dans leur vol impie du pouvoir. Mais, si les ouvriers
voulaient le juste partage des biens de la terre, ils devaient
s’en remettre tout de suite aux mains des prêtres, comme à
la mort de Jésus les petits et les humbles s’étaient groupés
autour des apôtres. Quelle force aurait le pape, de quelle
armée disposerait le clergé, lorsqu’il commanderait à la
foule innombrable des travailleurs! En une semaine, on
purgerait le monde des méchants, on chasserait les
maîtres indignes, ce serait enfin le vrai règne de Dieu,
chacun récompensé selon ses mérites, la loi du travail
réglant le bonheur universel.
La Maheude, qui l’écoutait, croyait entendre Étienne, aux
veillées de l’automne, lorsqu’il leur annonçait la fin de leurs
maux. Seulement, elle s’était toujours méfiée des soutanes.
—C’est très bien, ce que vous racontez là, monsieur le
curé, dit-elle. Mais c’est donc que vous ne vous accordez
plus avec les bourgeois… Tous nos autres curés dînaient à
la Direction, et nous menaçaient du diable, dès que nous
demandions du pain.
Il recommença, il parla du déplorable malentendu entre
l’Église et le peuple. Maintenant, en phrases voilées, il

frappait sur les curés des villes, sur les évêques, sur le haut
clergé, repu de jouissance, gorgé de domination, pactisant
avec la bourgeoisie libérale, dans l’imbécillité de son
aveuglement, sans voir que c’était cette bourgeoisie qui le
dépossédait de l’empire du monde. La délivrance viendrait
des prêtres de campagne, tous se lèveraient pour rétablir
le royaume du Christ, avec l’aide des misérables; et il
semblait être déjà à leur tête, il redressait sa taille
osseuse, en chef de bande, en révolutionnaire de
l’Évangile, les yeux emplis d’une telle lumière, qu’ils
éclairaient la salle obscure. Cette ardente prédication
l’emportait en paroles mystiques, depuis longtemps les
pauvres gens ne le comprenaient plus.
—Il n’y a pas besoin de tant de paroles, grogna
brusquement Maheu, vous auriez mieux fait de commencer
par nous apporter un pain.
—Venez dimanche à la messe, s’écria le prêtre, Dieu
pourvoira à tout!
Et il s’en alla, il entra catéchiser les Levaque à leur tour, si
haut dans son rêve du triomphe final de l’Église, ayant pour
les faits un tel dédain, qu’il courait ainsi les corons, sans
aumônes, les mains vides au travers de cette armée
mourante de faim, en pauvre diable lui-même qui regardait
la souffrance comme l’aiguillon du salut.
Maheu marchait toujours, on n’entendait que cet

ébranlement régulier, dont les dalles tremblaient. Il y eut un
bruit de poulie mangée de rouille, le vieux Bonnemort
cracha dans la cheminée froide. Puis, la cadence des pas
recommença. Alzire, assoupie par la fièvre, s’était mise à
délirer à voix basse, riant, croyant qu’il faisait chaud et
qu’elle jouait au soleil.
—Sacré bon sort! murmura la Maheude, après lui avoir
touché les joues, la voilà qui brûle à présent… Je n’attends
plus ce cochon, les brigands lui auront défendu de venir.
Elle parlait du docteur et de la Compagnie. Pourtant, elle
eut une exclamation de joie, en voyant la porte s’ouvrir de
nouveau. Mais ses bras retombèrent, elle resta toute
droite, le visage sombre.
—Bonsoir, dit à demi-voix Étienne, lorsqu’il eut
soigneusement refermé la porte.
Souvent, il arrivait ainsi, à la nuit noire. Les Maheu, dès le
second jour, avaient appris sa retraite. Mais ils gardaient le
secret, personne dans le coron ne savait au juste ce
qu’était devenu le jeune homme. Cela l’entourait d’une
légende. On continuait à croire en lui, des bruits mystérieux
couraient: il allait reparaître avec une armée, avec des
caisses pleines d’or; et c’était toujours l’attente religieuse
d’un miracle, l’idéal réalisé, l’entrée brusque dans la cité de
justice qu’il leur avait promise. Les uns disaient l’avoir vu au
fond d’une calèche, en compagnie de trois messieurs, sur

la route de Marchiennes; d’autres affirmaient qu’il était
encore pour deux jours en Angleterre. A la longue,
cependant, la méfiance commençait, des farceurs
l’accusaient de se cacher dans une cave, où la Mouquette
lui tenait chaud; car cette liaison connue lui avait fait du tort.
C’était, au milieu de sa popularité, une lente désaffection,
la sourde poussée des convaincus pris de désespoir, et
dont le nombre, peu à peu, devait grossir.
—Quel chien de temps! ajouta-t-il. Et vous, rien de
nouveau, toujours de pire en pire?… On m’a dit que le petit
Négrel était parti en Belgique chercher des Borains. Ah!
nom de Dieu, nous sommes fichus, si c’est vrai!
Un frisson l’avait saisi, en entrant dans cette pièce glacée
et obscure, où ses yeux durent s’accoutumer pour voir les
malheureux, qu’il y devinait, à un redoublement d’ombre. Il
éprouvait cette répugnance, ce malaise de l’ouvrier sorti de
sa classe, affiné par l’étude, travaillé par l’ambition. Quelle
misère, et l’odeur, et les corps en tas, et la pitié affreuse
qui le serrait à la gorge! Le spectacle de cette agonie le
bouleversait à un tel point, qu’il cherchait des paroles, pour
leur conseiller la soumission.
Mais, violemment, Maheu s’était planté devant lui, criant:
—Des Borains! ils n’oseront pas, les jean-foutre!… Qu’ils
fassent donc descendre des Borains, s’ils veulent que nous
démolissions les fosses!

D’un air de gêne, Étienne expliqua qu’on ne pourrait pas
bouger, que les soldats qui gardaient les fosses
protégeraient la descente des ouvriers belges. Et Maheu
serrait les poings, irrité surtout, comme il disait, d’avoir ces
baïonnettes dans le dos. Alors, les charbonniers n’étaient
plus les maîtres chez eux? on les traitait donc en galériens,
pour les forcer au travail, le fusil chargé? Il aimait son puits,
ça lui faisait une grosse peine de n’y être pas descendu
depuis deux mois. Aussi voyait-il rouge, à l’idée de cette
injure, de ces étrangers qu’on menaçait d’y introduire. Puis,
le souvenir qu’on lui avait rendu son livret lui creva le coeur.
—Je ne sais pas pourquoi je me fâche, murmura-t-il. Moi,
je n’en suis plus, de leur baraque… Quand ils m’auront
chassé d’ici, je pourrai bien crever sur la route.
—Laisse donc! dit Étienne. Si tu veux, ils te le reprendront
demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers.
Il s’interrompit, étonné d’entendre Alzire, qui riait
doucement, dans le délire de sa fièvre. Il n’avait encore
distingué que l’ombre raidie du père Bonnemort, et cette
gaieté d’enfant malade l’effrayait. C’était trop, cette fois, si
les petits se mettaient à en mourir. La voix tremblante, il se
décida.
—Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus… Il
faut se
rendre.

La Maheude, immobile et silencieuse jusque-là, éclata tout
d’un coup, lui cria dans la face, en le tutoyant et en jurant
comme un homme:
—Qu’est-ce que tu dis? C’est toi qui dis ça, nom de Dieu!
Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point
parler.
—Ne répète pas, nom de Dieu! ou, toute femme que je
suis, je te flanque ma main sur la figure… Alors, nous
aurions crevé pendant deux mois, j’aurais vendu mon
ménage, mes petits en seraient tombés malades, et il n’y
aurait rien de fait, et l’injustice recommencerait!… Ah! vois-
tu, quand je songe à ça, le sang m’étouffe. Non! non! moi,
je brûlerais tout, je tuerais tout maintenant, plutôt que de me
rendre.
Elle désigna Maheu dans l’obscurité, d’un grand geste
menaçant.
—Écoute ça, si mon homme retourne à la fosse, c’est moi
qui l’attendrai sur la route, pour lui cracher au visage et le
traiter de lâche!
Étienne ne la voyait pas, mais il sentait une chaleur,
comme une haleine de bête aboyante; et il avait reculé,
saisi, devant cet enragement qui était son oeuvre. Il la
trouvait si changée, qu’il ne la reconnaissait plus, de tant de

sagesse autrefois, lui reprochant sa violence, disant qu’on
ne doit souhaiter la mort de personne, puis à cette heure
refusant d’entendre la raison, parlant de tuer le monde. Ce
n’était plus lui, c’était elle qui causait politique, qui voulait
balayer d’un coup les bourgeois, qui réclamait la
république et la guillotine, pour débarrasser la terre de ces
voleurs de riches, engraissés du travail des meurt-de-faim.
—Oui, de mes dix doigts, je les écorcherais… En voilà
assez, peut-être! notre tour est venu, tu le disais toi-
même… Quand je pense que le père, le grand-père, le
père du grand-père, tous ceux d’auparavant, ont souffert ce
que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le
souffriront encore, ça me rend folle, je prendrais un
couteau… L’autre jour, nous n’en avons pas fait assez.
Nous aurions dû foutre Montsou par terre, jusqu’à la
dernière brique. Et, tu ne sais pas? je n’ai qu’un regret,
c’est de n’avoir pas laissé le vieux étrangler la fille de la
Piolaine… On laisse bien la faim étrangler mes petits, à
moi!
Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans
la nuit. L’horizon fermé n’avait pas voulu s’ouvrir, l’idéal
impossible tournait en poison, au fond de ce crâne fêlé par
la douleur.
—Vous m’avez mal compris, put enfin dire Étienne, qui
battait en retraite. On devrait arriver à une entente avec la
Compagnie: je sais que les puits souffrent beaucoup, sans

doute elle consentirait à un arrangement.
—Non, rien du tout! hurla-t-elle.
Justement, Lénore et Henri, qui rentraient, arrivaient les
mains vides. Un monsieur leur avait bien donné deux sous;
mais, comme la soeur allongeait toujours des coups de
pied au petit frère, les deux sous étaient tombés dans la
neige; et, Jeanlin s’étant mis à les chercher avec eux, on ne
les avait plus retrouvés.
—Où est-il, Jeanlin?
—Maman, il a filé, il a dit qu’il avait des affaires.
Étienne écoutait, le coeur fendu. Jadis, elle menaçait de
les tuer, s’ils tendaient jamais la main. Aujourd’hui, elle les
envoyait elle-même sur les routes, elle parlait d’y aller tous,
les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le bâton et
la besace des vieux pauvres, battant le pays épouvanté.
Alors, l’angoisse grandit encore, dans la pièce noire. Les
mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger,
pourquoi ne mangeait-on pas? et ils grognèrent, se
traînèrent, finirent par écraser les pieds de leur soeur
mourante, qui eut un gémissement. Hors d’elle, la mère les
gifla, au hasard des ténèbres. Puis, comme ils criaient plus
fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, tomba
assise sur le carreau, les saisit d’une seule étreinte, eux et
la petite infirme; et, longuement, ses pleurs coulèrent, dans

une détente nerveuse qui la laissait molle, anéantie,
bégayant à vingt reprises la même phrase, appelant la
mort: «Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas? mon
Dieu, prenez-nous par pitié, pour en finir!» Le grand-père
gardait son immobilité de vieil arbre tordu sous la pluie et
le vent, tandis que le père marchait de la cheminée au
buffet, sans tourner la tête.
Mais la porte s’ouvrit, et cette fois c’était le docteur
Vanderhaghen.
—Diable! dit-il, la chandelle ne vous abîmera pas la vue…
Dépêchons, je suis pressé.
Ainsi qu’à l’ordinaire, il grondait, éreinté de besogne. Il
avait heureusement des allumettes, le père dut en
enflammer six, une à une, et les tenir, pour qu’il pût
examiner la malade. Déballée de sa couverture, elle
grelottait sous cette lueur vacillante, d’une maigreur
d’oiseau agonisant dans la neige, si chétive qu’on ne voyait
plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d’un sourire égaré
de moribonde, les yeux très grands, tandis que ses
pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et,
comme la mère, suffoquée, demandait si c’était
raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui
l’aidât au ménage, si intelligente, si douce, le docteur se
fâcha.
—Tiens! la voilà qui passe… Elle est morte de faim, ta

sacrée gamine. Et elle n’est pas la seule, j’en ai vu une
autre, à côté… Vous m’appelez tous, je n’y peux rien, c’est
de la viande qu’il faut pour vous guérir.
Maheu, les doigts brûlés, avait lâché l’allumette; et les
ténèbres retombèrent sur le petit cadavre encore chaud. Le
médecin était reparti en courant. Étienne n’entendait plus
dans la pièce noire que les sanglots de la Maheude, qui
répétait son appel de mort, cette lamentation lugubre et
sans fin:
—Mon Dieu, c’est mon tour, prenez-moi!… Mon Dieu,
prenez mon homme, prenez les autres, par pitié, pour en
finir!
III
Ce dimanche-là, dès huit heures, Souvarine resta seul
dans la salle de l’Avantage, à sa place accoutumée, la tête
contre le mur. Plus un charbonnier ne savait où prendre les
deux sous d’une chope, jamais les débits n’avaient eu
moins de clients. Aussi madame Rasseneur, immobile au
comptoir, gardait-elle un silence irrité; pendant que
Rasseneur, debout devant la cheminée de fonte, semblait
suivre, d’un air réfléchi, la fumée rousse du charbon.

Brusquement, dans cette paix lourde des pièces trop
chauffées, trois petits coups secs, tapés contre une vitre de
la fenêtre, firent tourner la tête à Souvarine. Il se leva, il
avait reconnu le signal dont plusieurs fois déjà Étienne
s’était servi pour l’appeler, lorsqu’il le voyait du dehors
fumant sa cigarette, assis à une table vide. Mais, avant que
le machineur eût gagné la porte, Rasseneur l’avait ouverte;
et, reconnaissant l’homme qui était là, dans la clarté de la
fenêtre, il lui disait:
—Est-ce que tu as peur que je ne te vende?… Vous serez
mieux pour causer ici que sur la route.
Étienne entra. Madame Rasseneur lui offrit poliment une
chope, qu’il refusa d’un geste. Le cabaretier ajoutait:
—Il y a longtemps que j’ai deviné où tu te caches. Si j’étais
un mouchard comme tes amis le disent, je t’aurais depuis
huit jours envoyé les gendarmes.
—Tu n’as pas besoin de te défendre, répondit le jeune
homme, je sais que tu n’as jamais mangé de ce pain-là…
On peut ne pas avoir les mêmes idées et s’estimer tout de
même.
Et le silence régna de nouveau. Souvarine avait repris sa
chaise, le dos à la muraille, les yeux perdus sur la fumée de
sa cigarette; mais ses doigts fébriles étaient agités d’une
inquiétude, il les promenait le long de ses genoux,

cherchant le poil tiède de Pologne, absente ce soir-là; et
c’était un malaise inconscient, une chose qui lui manquait,
sans qu’il sût au juste laquelle.
Assis de l’autre côté de la table, Étienne dit enfin:
—C’est demain que le travail reprend au Voreux. Les
Belges sont arrivés avec le petit Négrel.
—Oui, on les a débarqués à la nuit tombée, murmura
Rasseneur resté debout. Pourvu qu’on ne se tue pas
encore!
Puis, haussant la voix:
—Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer à nous
disputer, seulement ça finira par du vilain, si vous vous
entêtez davantage… Tiens! votre histoire est tout à fait
celle de ton Internationale. J’ai rencontré Pluchart avant-hier
à Lille, où j’avais des affaires. Ça se détraque, sa machine,
paraît-il.
Il donna des détails. L’Association, après avoir conquis les
ouvriers du monde entier, dans un élan de propagande,
dont la bourgeoisie frissonnait encore, était maintenant
dévorée, détruite un peu chaque jour, par la bataille
intérieure des vanités et des ambitions. Depuis que les
anarchistes y triomphaient, chassant les évolutionnistes de
la première heure, tout craquait, le but primitif, la réforme
du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes,

les cadres savants se désorganisaient dans la haine de la
discipline. Et déjà l’on pouvait prévoir l’avortement final de
cette levée en masse, qui avait menacé un instant
d’emporter d’une haleine la vieille société pourrie.
—Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ça, il
n’a plus de voix du tout. Pourtant, il parle quand même, il
veut aller parler à Paris… Et il m’a répété à trois reprises
que notre grève était fichue.
Étienne, les yeux à terre, le laissait tout dire, sans
l’interrompre. La veille, il avait causé avec des camarades,
il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de
soupçon, ces premiers souffles de l’impopularité, qui
annoncent la défaite. Et il demeurait sombre, il ne voulait
pas avouer son abattement, en face d’un homme qui lui
avait prédit que la foule le huerait à son tour, le jour où elle
aurait à se venger d’un mécompte.
—Sans doute la grève est fichue, je le sais aussi bien que
Pluchart, reprit-il. Mais c’était prévu, ça. Nous l’avons
acceptée à contrecoeur, cette grève, nous ne comptions
pas en finir avec la Compagnie… Seulement, on se grise,
on se met à espérer des choses, et quand ça tourne mal,
on oublie qu’on devait s’y attendre, on se lamente et on se
dispute comme devant une catastrophe tombée du ciel.
—Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue,
pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades?

Le jeune homme le regarda fixement.
—Écoute, en voilà assez… Tu as tes idées, j’ai les
miennes. Je suis entré chez toi, pour te montrer que je
t’estime quand même. Mais je pense toujours que, si nous
crevons à la peine, nos carcasses d’affamés serviront plus
la cause du peuple que toute ta politique d’homme sage…
Ah! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une
balle en plein coeur, comme ce serait crâne de finir ainsi!
Ses yeux s’étaient mouillés, dans ce cri où éclatait le secret
désir du vaincu, le refuge où il aurait voulu perdre à jamais
son tourment.
—Bien dit! déclara madame Rasseneur, qui, d’un regard,
jetait à son mari tout le dédain de ses opinions radicales.
Souvarine, les yeux noyés, tâtonnant de ses mains
nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. Sa face blonde
de fille, au nez mince, aux petites dents pointues,
s’ensauvageait dans une rêverie mystique, où passaient
des visions sanglantes. Et il s’était mis à rêver tout haut, il
répondait à une parole de Rasseneur sur l’Internationale,
saisie au milieu de la conversation.
—Tous sont des lâches, il n’y avait qu’un homme pour faire
de leur machine l’instrument terrible de la destruction. Mais
il faudrait vouloir, personne ne veut, et c’est pourquoi la
révolution avortera une fois encore.

Il continua, d’une voix de dégoût, à se lamenter sur
l’imbécillité des hommes, pendant que les deux autres
restaient troublés de ces confidences de somnambule,
faites aux ténèbres. En Russie, rien ne marchait, il était
désespéré des nouvelles qu’il avait reçues. Ses anciens
camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux
nihilistes dont l’Europe tremblait, des fils de pope, des
petits bourgeois, des marchands, ne s’élevaient pas au-
delà de la libération nationale, semblaient croire à la
délivrance du monde, quand ils auraient tué le despote; et,
dès qu’il leur parlait de raser la vieille humanité comme une
moisson mûre, dès qu’il prononçait même le mot enfantin
de république, il se sentait incompris, inquiétant, déclassé
désormais, enrôlé parmi les princes ratés du
cosmopolitisme révolutionnaire. Son coeur de patriote se
débattait pourtant, c’était avec une amertume douloureuse
qu’il répétait son mot favori:
—Des bêtises!… Jamais ils n’en sortiront, avec leurs
bêtises!
Puis, baissant encore la voix, en phrases amères, il dit son
ancien rêve de fraternité. Il n’avait renoncé à son rang et à
sa fortune, il ne s’était mis avec les ouvriers, que dans
l’espoir de voir se fonder enfin cette société nouvelle du
travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient
longtemps passé aux galopins du coron, il s’était montré
pour les charbonniers d’une tendresse de frère, souriant à
leur défiance, les conquérant par son air tranquille d’ouvrier

exact et peu causeur. Mais, décidément, la fusion ne se
faisait pas, il leur demeurait étranger, avec son mépris de
tous les liens, sa volonté de se garder brave, en dehors
des glorioles et des jouissances. Et il était surtout, depuis
le matin, exaspéré par la lecture d’un fait divers qui courait
les journaux.
Sa voix changea, ses yeux s’éclaircirent, se fixèrent sur
Étienne, et il s’adressa directement à lui.
—Comprends-tu ça, toi? ces ouvriers chapeliers de
Marseille qui ont gagné le gros lot de cent mille francs, et
qui, tout de suite, ont acheté de la rente, en déclarant qu’ils
allaient vivre sans rien faire!… Oui, c’est votre idée, à vous
tous, les ouvriers français, déterrer un trésor, pour le
manger seul ensuite, dans un coin d’égoïsme et de
fainéantise. Vous avez beau crier contre les riches, le
courage vous manque de rendre aux pauvres l’argent que
la fortune vous envoie… Jamais vous ne serez dignes du
bonheur, tant que vous aurez quelque chose à vous, et que
votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre
besoin enragé d’être des bourgeois à leur place.
Rasseneur éclata de rire, l’idée que les deux ouvriers de
Marseille auraient dû renoncer au gros lot lui semblait
stupide. Mais Souvarine blêmissait, son visage
décomposé devenait effrayant, dans une de ces colères
religieuses qui exterminent les peuples. Il cria:

—Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la pourriture. Il
naîtra, celui qui anéantira votre race de poltrons et de
jouisseurs. Et, tenez! vous voyez mes mains, si mes mains
le pouvaient, elles prendraient la terre comme ça, elles la
secoueraient jusqu’à la casser en miettes, pour que vous
restiez tous sous les décombres.
—Bien dit! répéta madame Rasseneur, de son air poli et
convaincu.
Il se fit encore un silence. Puis, Étienne reparla des
ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les
dispositions qu’on avait prises, au Voreux. Mais le
machineur, retombé dans sa préoccupation, répondait à
peine, savait seulement qu’on devait distribuer des
cartouches aux soldats qui gardaient la fosse; et
l’inquiétude nerveuse de ses doigts sur ses genoux
s’aggravait à un tel point, qu’il finit par avoir conscience de
ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin
familier.
—Où donc est Pologne? demanda-t-il.
Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme.
Après une courte gêne, il se décida.
—Pologne? elle est au chaud.
Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine,
blessée sans doute, n’avait plus fait que des lapins morts;

et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s’était
résigné, le jour même, à l’accommoder aux pommes de
terre.
—Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir… Hein? tu t’en
es léché les doigts!
Souvarine n’avait pas compris d’abord. Puis, il devint très
pâle, une nausée contracta son menton; tandis que, malgré
sa volonté de stoïcisme, deux grosses larmes gonflaient
ses paupières.
Mais on n’eut pas le temps de remarquer cette émotion, la
porte s’était brutalement ouverte, et Chaval avait paru,
poussant devant lui Catherine. Après s’être grisé de bière
et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou,
l’idée lui était venue d’aller à l’Avantage montrer aux
anciens amis qu’il n’avait pas peur. Il entra, en disant à sa
maîtresse:
—Nom de Dieu! je te dis que tu vas boire une chope là-
dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de
travers!
Catherine, à la vue d’Étienne, saisie, restait toute blanche.
Quand il l’eut aperçu à son tour, Chaval ricana d’un air
mauvais.
—Madame Rasseneur, deux chopes! Nous arrosons la
reprise du travail.

Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa
bière à personne. Un silence s’était fait, ni le cabaretier, ni
les deux autres n’avaient bougé de leur place.
—J’en connais qui ont dit que j’étais un mouchard, reprit
Chaval arrogant, et j’attends que ceux-là me le répètent un
peu en face, pour qu’on s’explique à la fin.
Personne ne répondit, les hommes tournaient la tête,
regardaient vaguement les murs.
—Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il
plus haut. Moi je n’ai rien à cacher, j’ai quitté la sale
baraque à Deneulin, je descends demain au Voreux avec
douze Belges, qu’on m’a donnés à conduire, parce qu’on
m’estime. Et, si ça contrarie quelqu’un, il peut le dire, nous
en causerons.
Puis, comme le même silence dédaigneux accueillait ses
provocations, il s’emporta contre Catherine.
—Veux-tu boire, nom de Dieu!… Trinque avec moi à la
crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler!
Elle trinqua, mais d’une main si tremblante, qu’on entendit
le tintement léger des deux verres. Lui, maintenant, avait
tiré de sa poche une poignée de monnaie blanche, qu’il
étalait par une ostentation d’ivrogne, en disant que c’était
avec sa sueur qu’on gagnait ça, et qu’il défiait les feignants

de montrer dix sous. L’attitude des camarades l’exaspérait,
il en arriva aux insultes directes.
—Alors, c’est la nuit que les taupes sortent? Il faut que les
gendarmes dorment pour qu’on rencontre les brigands?
Étienne s’était levé, très calme, résolu.
—Écoute, tu m’embêtes… Oui, tu es un mouchard, ton
argent pue encore quelque traîtrise, et ça me dégoûte de
toucher à ta peau de vendu. N’importe! je suis ton homme,
il y a assez longtemps que l’un des deux doit manger
l’autre.
Chaval serra les poings.
—Allons donc! il faut t’en dire pour t’échauffer, bougre de
lâche!… Toi tout seul, je veux bien! et tu vas me payer les
cochonneries qu’on m’a faites!
Les bras suppliants, Catherine s’avançait entre eux; mais
ils n’eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la
nécessité de la bataille, elle recula d’elle-même, lentement.
Debout contre le mur, elle demeura muette, si paralysée
d’angoisse, qu’elle ne frissonnait plus, les yeux grands
ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle.
Madame Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de
son comptoir, de peur qu’elles ne fussent cassées. Puis,
elle se rassit sur la banquette, sans témoigner de curiosité

malséante. On ne pouvait pourtant laisser deux anciens
camarades s’égorger ainsi, Rasseneur s’entêtait à
intervenir, et il fallut que Souvarine le prît par une épaule, le
ramenât près de la table, en disant:
—Ça ne te regarde pas… Il y en a un de trop, c’est au plus
fort de vivre.
Déjà, sans attendre l’attaque, Chaval lançait dans le vide
ses poings fermés. Il était le plus grand, dégingandé, visant
à la figure, par de furieux coups de taille, des deux bras,
l’un après l’autre, comme s’il eût manoeuvré une paire de
sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec
des bordées d’injures, qui l’excitaient.
—Ah! sacré marlou, j’aurai ton nez! C’est ton nez que je
veux me foutre quelque part!… Donne donc ta gueule,
miroir à putains, que j’en fasse de la bouillie pour les
cochons, et nous verrons après si les garces de femmes
courent après toi!
Muet, les dents serrées, Étienne se ramassait dans sa
petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face
couvertes de ses deux poings; et il guettait, il les détendait
avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe.
D’abord, ils ne se firent pas grand mal. Les moulinets
tapageurs de l’un, l’attente froide de l’autre, prolongeaient
la lutte. Une chaise fut renversée, leurs gros souliers

écrasaient le sable blanc, semé sur les dalles. Mais ils
s’essoufflèrent à la longue, on entendit le ronflement de leur
haleine, tandis que leur face rouge se gonflait comme d’un
brasier intérieur, dont on voyait les flammes, par les trous
clairs de leurs yeux.
—Touché! hurla Chaval, atout sur ta carcasse!
En effet, son poing, pareil à un fléau lancé de biais, avait
labouré l’épaule de son adversaire. Celui-ci retint un
grognement de douleur, il n’y eut qu’un bruit mou, la sourde
meurtrissure des muscles. Et il répondit par un coup droit
en pleine poitrine, qui aurait défoncé l’autre, s’il ne s’était
garé, dans ses continuels sauts de chèvre. Pourtant, le
coup l’atteignit au flanc gauche, si rudement encore, qu’il
chancela, la respiration coupée. Une rage le prit, de sentir
ses bras mollir dans la souffrance, et il rua comme une
bête, il visa le ventre pour le crever du talon.
—Tiens! à tes tripes! bégaya-t-il de sa voix étranglée. Faut
que je les dévide au soleil!
Étienne évita le coup, si indigné de cette infraction aux
règles d’un combat loyal, qu’il sortit de son silence.
—Tais-toi donc, brute! Et pas les pieds, nom de Dieu! ou
je prends une chaise pour t’assommer!
Alors, la bataille s’aggrava. Rasseneur, révolté, serait
intervenu de nouveau, sans le regard sévère de sa femme,

qui le maintenait: est-ce que deux clients n’avaient pas le
droit de régler une affaire chez eux? Il s’était mis
simplement devant la cheminée, car il craignait de les voir
se culbuter dans le feu. Souvarine, de son air paisible,
avait roulé une cigarette, qu’il oubliait cependant d’allumer.
Contre le mur, Catherine restait immobile; ses mains
seules, inconscientes, venaient de monter à sa taille; et, là,
elles s’étaient tordues, elles arrachaient l’étoffe de sa robe,
dans des crispations régulières. Tout son effort était de ne
pas crier, de ne pas en tuer un, en criant sa préférence, si
éperdue d’ailleurs, qu’elle ne savait même plus qui elle
préférait.
Bientôt, Chaval s’épuisa, inondé de sueur, tapant au
hasard. Malgré sa colère, Étienne continuait à se couvrir,
parait presque tous les coups, dont quelques-uns
l’éraflaient. Il eut l’oreille fendue, un ongle lui emporta un
lambeau du cou, et dans une telle cuisson, qu’il jura à son
tour, en lançant un de ses terribles coups droits. Une fois
encore, Chaval gara sa poitrine d’un saut; mais il s’était
baissé, le poing l’atteignit au visage, écrasa le nez,
enfonça un oeil. Tout de suite, un jet de sang partit des
narines, l’oeil enfla, se tuméfia, bleuâtre. Et le misérable,
aveuglé par ce flot rouge, étourdi de l’ébranlement de son
crâne, battait l’air de ses bras égarés, lorsqu’un autre coup,
en pleine poitrine enfin, l’acheva. Il y eut un craquement, il
tomba sur le dos, de la chute lourde d’un sac de plâtre
qu’on décharge.

Étienne attendit.
—Relève-toi. Si tu en veux encore, nous allons
recommencer.
Sans répondre, Chaval, après quelques secondes
d’hébétement, se remua par terre, détira ses membres. Il
se ramassait avec peine, il resta un instant sur les genoux,
en boule, faisant de sa main, au fond de sa poche, une
besogne qu’on ne voyait pas. Puis, quand il fut debout, il se
rua de nouveau, la gorge gonflée d’un hurlement sauvage.
Mais Catherine avait vu; et, malgré elle, un grand cri lui
sortit du coeur et l’étonna, comme l’aveu d’une préférence
ignorée d’elle-même.
—Prends garde! il a son couteau!
Étienne n’avait eu que le temps de parer le premier coup
avec son bras. La laine du tricot fut coupée par l’épaisse
lame, une de ces lames qu’une virole de cuivre fixe dans un
manche de buis. Déjà, il avait saisi le poignet de Chaval,
une lutte effrayante s’engagea, lui se sentant perdu s’il
lâchait, l’autre donnant des secousses, pour se dégager et
frapper. L’arme s’abaissait peu à peu, leurs membres
raidis se fatiguaient, deux fois Étienne eut la sensation
froide de l’acier contre sa peau; et il dut faire un effort
suprême, il broya le poignet dans une telle étreinte, que le
couteau glissa de la main ouverte. Tous deux s’étaient

jetés par terre, ce fut lui qui le ramassa, qui le brandit à son
tour. Il tenait Chaval renversé sous son genou, il menaçait
de lui ouvrir la gorge.
—Ah! nom de Dieu de traître, tu vas y passer!
Une voix abominable, en lui, l’assourdissait. Cela montait
de ses entrailles, battait dans sa tête à coups de marteau,
une brusque folie du meurtre, un besoin de goûter au sang.
Jamais la crise ne l’avait secoué ainsi. Pourtant, il n’était
pas ivre. Et il luttait contre le mal héréditaire, avec le frisson
désespéré d’un furieux d’amour qui se débat au bord du
viol. Il finit par se vaincre, il lança le couteau derrière lui, en
balbutiant d’une voix rauque:
—Relève-toi, va-t’en!
Cette fois, Rasseneur s’était précipité, mais sans trop oser
se risquer entre eux, dans la crainte d’attraper un mauvais
coup. Il ne voulait pas qu’on s’assassinât chez lui, il se
fâchait si fort, que sa femme, toute droite au comptoir, lui
faisait remarquer qu’il criait toujours trop tôt. Souvarine, qui
avait failli recevoir le couteau dans les jambes, se décidait
à allumer sa cigarette. C’était donc fini? Catherine
regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants
l’un et l’autre.
—Va-t’en! répéta Étienne, va-t’en ou je t’achève!
Chaval se releva, essuya d’un revers de main le sang qui

continuait à lui couler du nez; et, la mâchoire barbouillée de
rouge, l’oeil meurtri, il s’en alla en traînant les jambes, dans
la rage de sa défaite. Machinalement, Catherine le suivit.
Alors, il se redressa, sa haine éclata en un flot d’ordures.
—Ah! non, ah! non, puisque c’est lui que tu veux, couche
avec lui, sale rosse! Et ne refous pas les pieds chez moi, si
tu tiens à ta peau!
Il fit claquer violemment la porte. Un grand silence régna
dans la salle tiède, où l’on entendit le petit ronflement de la
houille. Par terre, il ne restait que la chaise renversée et
qu’une pluie de sang, dont le sable des dalles buvait les
gouttes.
IV
Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Étienne et
Catherine marchèrent en silence. Le dégel commençait, un
dégel froid et lent, qui salissait la neige sans la fondre.
Dans le ciel livide, on devinait la lune pleine, derrière de
grands nuages, des haillons noirs qu’un vent de tempête
roulait furieusement, très haut; et, sur la terre, aucune
haleine ne soufflait, on n’entendait que l’égouttement des
toitures, d’où tombaient des paquets blancs, d’une chute
molle.

Étienne, embarrassé de cette femme qu’on lui donnait, ne
trouvait rien à dire, dans son malaise. L’idée de la prendre
et de la cacher avec lui, à Réquillart, lui semblait absurde. Il
avait voulu la conduire au coron, chez ses parents; mais
elle s’y était refusée, d’un air de terreur: non, non, tout plutôt
que de se remettre à leur charge, après les avoir quittés si
vilainement! Et ni l’un ni l’autre ne parlaient plus, ils
piétinaient au hasard, par les chemins qui se changeaient
en fleuves de boue. D’abord, ils étaient descendus vers le
Voreux; puis ils tournèrent à droite, ils passèrent entre le
terri et le canal.
—Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin.
Moi, si j’avais seulement une chambre, je t’emmènerais
bien…
Mais un accès de timidité singulière l’interrompit. Leur
passé lui revenait, leurs gros désirs d’autrefois, et les
délicatesses, et les hontes qui les avaient empêchés d’aller
ensemble. Est-ce qu’il voulait toujours d’elle, pour se sentir
si troublé, peu à peu chauffé au coeur d’une envie
nouvelle?
Le souvenir des gifles qu’elle lui avait allongées, à Gaston-
Marie, l’excitait maintenant, au lieu de l’emplir de rancune.
Et il restait surpris, l’idée de la prendre à Réquillart
devenait toute naturelle et d’une exécution facile.

—Voyons, décide-toi, où veux-tu que je te mène?… Tu me
détestes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi?
Elle le suivait lentement, retardée par les glissades
pénibles de ses sabots dans les ornières; et, sans lever la
tête, elle murmura:
—J’ai assez de peine, mon Dieu! ne m’en fais pas
davantage. A quoi ça nous avancerait-il, ce que tu
demandes, aujourd’hui que j’ai un galant et que tu as toi-
même une femme?
C’était de la Mouquette dont elle parlait. Elle le croyait avec
cette fille, comme le bruit en courait depuis quinze jours; et,
quand il lui jura que non, elle hocha la tête, elle rappela le
soir où elle les avait vus se baiser à pleine bouche.
—Est-ce dommage, toutes ces bêtises? reprit-il à demi-
voix, en s’arrêtant. Nous nous serions si bien entendus!
Elle eut un petit frisson, elle répondit:
—Va, ne regrette rien, tu ne perds pas grand-chose, si tu
savais quelle patraque je suis, guère plus grosse que deux
sous de beurre, si mal fichue que je ne deviendrai jamais
une femme, bien sûr!
Et elle continua librement, elle s’accusait comme d’une
faute de ce long retard de sa puberté. Cela, malgré
l’homme qu’elle avait eu, la diminuait, la reléguait parmi les

gamines. On a une excuse encore, lorsqu’on peut faire un
enfant.
—Ma pauvre petite! dit tout bas Étienne, saisi d’une
grande pitié.
Ils étaient au pied du terri, cachés dans l’ombre du tas
énorme. Un nuage d’encre passait justement sur la lune, ils
ne distinguaient même plus leurs visages, et leurs souffles
se mêlaient, leurs lèvres se cherchaient, pour ce baiser
dont le désir les avait tourmentés pendant des mois. Mais,
brusquement, la lune reparut, ils virent au-dessus d’eux, en
haut des roches blanches de lumière, la sentinelle
détachée du Voreux, toute droite. Et, sans qu’ils se fussent
baisés enfin, une pudeur les sépara, cette pudeur ancienne
où il y avait de la colère, une vague répugnance et
beaucoup d’amitié. Ils repartirent pesamment, dans le
gâchis jusqu’aux chevilles.
—C’est décidé, tu ne veux pas? demanda Étienne.
—Non, dit-elle. Toi, après Chaval, hein? et, après toi, un
autre…
Non, ça me dégoûte, je n’y ai aucun plaisir, pour quoi faire
alors?
Ils se turent, marchèrent une centaine de pas, sans
échanger un mot.
—Sais-tu où tu vas au moins? reprit-il. Je ne puis te laisser

dehors par une nuit pareille.
Elle répondit simplement:
—Je rentre, Chaval est mon homme, je n’ai pas à coucher
ailleurs que chez lui.
—Mais il t’assommera de coups!
Le silence recommença. Elle avait eu un haussement
d’épaules résigné. Il la battrait, et quand il serait las de la
battre, il s’arrêterait: ne valait-il pas mieux ça, que de rouler
les chemins comme une gueuse? Puis, elle s’habituait aux
gifles, elle disait, pour se consoler, que, sur dix filles, huit
ne tombaient pas mieux qu’elle. Si son galant l’épousait un
jour, ce serait tout de même bien gentil de sa part.
Étienne et Catherine s’étaient dirigés machinalement vers
Montsou, et à mesure qu’ils s’en approchaient, leurs
silences devenaient plus longs. C’était comme s’ils
n’avaient déjà plus été ensemble. Lui, ne trouvait rien pour
la convaincre, malgré le gros chagrin qu’il éprouvait à la
voir retourner avec Chaval. Son coeur se brisait, il n’avait
guère mieux à offrir, une existence de misère et de fuite,
une nuit sans lendemain, si la balle d’un soldat lui cassait la
tête. Peut-être, en effet, était-ce plus sage de souffrir ce
qu’on souffrait, sans tenter une autre souffrance. Et il la
reconduisait chez son galant, la tête basse, et il n’eut pas
de protestation, lorsque, sur la grande route, elle l’arrêta au

coin des Chantiers, à vingt mètres de l’estaminet Piquette,
en disant:
—Ne viens pas plus loin. S’il te voyait, ça ferait encore du
vilain.
Onze heures sonnaient à l’église, l’estaminet était fermé,
mais des lueurs passaient par les fentes.
—Adieu, murmura-t-elle.
Elle lui avait donné sa main, il la gardait, et elle dut la retirer
péniblement, d’un lent effort, pour le quitter. Sans retourner
la tête, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Mais
lui ne s’éloignait point, debout à la même place, les yeux
sur la maison, anxieux de ce qui se passait là. Il tendait
l’oreille, il tremblait d’entendre des hurlements de femme
battue. La maison demeurait noire et silencieuse, il vit
seulement s’éclairer une fenêtre du premier étage; et,
comme cette fenêtre s’ouvrait et qu’il reconnaissait l’ombre
mince qui se penchait sur la route, il s’avança.
Catherine, alors, souffla d’une voix très basse:
—Il n’est pas rentré, je me couche… Je t’en supplie, va-
t’en!
Étienne s’en alla. Le dégel augmentait, un ruissellement
d’averse tombait des toitures, une sueur d’humidité coulait
des murailles, des palissades, de toutes les masses

confuses de ce faubourg industriel, perdues dans la nuit.
D’abord, il se dirigea vers Réquillart, malade de fatigue et
de tristesse, n’ayant plus que le besoin de disparaître sous
la terre, de s’y anéantir. Puis, l’idée du Voreux le reprit, il
songeait aux ouvriers belges qui allaient descendre, aux
camarades du coron exaspérés contre les soldats, résolus
à ne pas tolérer des étrangers dans leur fosse. Et il longea
de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige
fondue.
Comme il se retrouvait près du terri, la lune se montra très
claire. Il leva les yeux, regarda le ciel, où passait le galop
des nuages, sous les coups de fouet du grand vent qui
soufflait là-haut; mais ils blanchissaient, ils s’effiloquaient,
plus minces, d’une transparence brouillée d’eau trouble sur
la face de la lune; et ils se succédaient si rapides que
l’astre, voilé par moments, reparaissait sans cesse dans
sa limpidité.
Le regard empli de cette clarté pure, Étienne baissait la
tête, lorsqu’un spectacle, au sommet du terri, l’arrêta. La
sentinelle, raidie par le froid, s’y promenait maintenant,
faisait vingt-cinq pas tournée vers Marchiennes, puis
revenait tournée vers Montsou. On voyait la flamme blanche
de la baïonnette, au-dessus de cette silhouette noire, qui
se découpait nettement dans la pâleur du ciel. Et ce qui
intéressait le jeune homme, c’était, derrière la cabane où
s’abritait Bonnemort pendant les nuits de tempête, une
ombre mouvante, une bête rampante et aux aguets, qu’il

reconnut tout de suite pour Jeanlin, à son échine de fouine,
longue et désossée. La sentinelle ne pouvait l’apercevoir,
ce brigand d’enfant préparait à coup sûr une farce, car il ne
décolérait pas contre les soldats, il demandait quand on
serait débarrassé de ces assassins, qu’on envoyait avec
des fusils tuer le monde.
Un instant, Étienne hésita à l’appeler, pour l’empêcher de
faire quelque bêtise. La lune s’était cachée, il l’avait vu se
ramasser sur lui-même, prêt à bondir; mais la lune
reparaissait, et l’enfant restait accroupi. A chaque tour, la
sentinelle s’avançait jusqu’à la cabane, puis tournait le dos
et repartait. Et, brusquement, comme un nuage jetait ses
ténèbres, Jeanlin sauta sur les épaules du soldat, d’un
bond énorme de chat sauvage, s’y agrippa de ses griffes,
lui enfonça dans la gorge son couteau grand ouvert. Le col
de crin résistait, il dut appuyer des deux mains sur le
manche, s’y pendre de tout le poids de son corps. Souvent,
il avait saigné des poulets, qu’il surprenait derrière les
fermes. Cela fut si rapide, qu’il y eut seulement dans la nuit
un cri étouffé, pendant que le fusil tombait avec un bruit de
ferraille. Déjà, la lune, très blanche, luisait.
Immobile de stupeur, Étienne regardait toujours. L’appel
s’étranglait au fond de sa poitrine. En haut, le terri était
vide, aucune ombre ne se détachait plus sur la fuite effarée
des nuages. Et il monta au pas de course, il trouva Jeanlin
à quatre pattes, devant le cadavre, étalé en arrière, les
bras élargis. Dans la neige, sous la clarté limpide, le

pantalon rouge et la capote grise tranchaient durement.
Pas une goutte de sang n’avait coulé, le couteau était
encore dans la gorge, jusqu’au manche.
D’un coup de poing irraisonné, furieux, il abattit l’enfant
près du corps.
—Pourquoi as-tu fait ça? bégayait-il éperdu.
Jeanlin se ramassa, se traîna sur les mains, avec le
renflement félin de sa maigre échine; et ses larges oreilles,
ses yeux verts, ses mâchoires saillantes, frémissaient et
flambaient, dans la secousse de son mauvais coup.
—Nom de Dieu! pourquoi as-tu fait ça?
—Je ne sais pas, j’en avais envie.
Il se buta à cette réponse. Depuis trois jours, il en avait
envie. Ça le tourmentait, la tête lui en faisait du mal, là,
derrière les oreilles, tellement il y pensait. Est-ce qu’on
avait à se gêner, avec ces cochons de soldats qui
embêtaient les charbonniers chez eux? Des discours
violents dans la forêt, des cris de dévastation et de mort
hurlés au travers des fosses, cinq ou six mots lui étaient
restés, qu’il répétait en gamin jouant à la révolution. Et il
n’en savait pas davantage, personne ne l’avait poussé, ça
lui était venu tout seul, comme lui venait l’envie de voler des
oignons dans un champ.

Étienne, épouvanté de cette végétation sourde du crime au
fond de ce crâne d’enfant, le chassa encore, d’un coup de
pied, ainsi qu’une bête inconsciente. Il tremblait que le
poste du Voreux n’eût entendu le cri étouffé de la sentinelle,
il jetait un regard vers la fosse, chaque fois que la lune se
découvrait. Mais rien n’avait bougé, et il se pencha, il tâta
les mains peu à peu glacées, il écouta le coeur, arrêté
sous la capote. On ne voyait, du couteau, que le manche
d’os, où la devise galante, ce mot simple: «Amour», était
gravée en lettres noires.
Ses yeux allèrent de la gorge au visage. Brusquement, il
reconnut le petit soldat: c’était Jules, la recrue, avec qui il
avait causé, un matin. Et une grande pitié le saisit, en face
de cette douce figure blonde, criblée de taches de
rousseur. Les yeux bleus, largement ouverts, regardaient le
ciel, de ce regard fixe dont il lui avait vu chercher à l’horizon
le pays natal. Où se trouvait-il, ce Plogof, qui lui
apparaissait dans un éblouissement de soleil? Là-bas, là-
bas. La mer hurlait au loin, par cette nuit d’ouragan. Ce vent
qui passait si haut, avait peut-être soufflé sur la lande. Deux
femmes étaient debout, la mère, la soeur, tenant leurs
coiffes emportées, regardant, elles aussi, comme si elles
avaient pu voir ce que faisait à cette heure le petit, au-delà
des lieues qui les séparaient. Elles l’attendraient toujours,
maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre
pauvres diables, pour les riches!
Mais il fallait faire disparaître ce cadavre, Étienne songea

d’abord à le jeter dans le canal. La certitude qu’on l’y
trouverait, l’en détourna. Alors, son anxiété devint extrême,
les minutes pressaient, quelle décision prendre? Il eut une
soudaine inspiration: s’il pouvait porter le corps jusqu’à
Réquillart, il saurait l’y enfouir à jamais.
—Viens ici, dit-il à Jeanlin.
L’enfant se méfiait.
—Non, tu veux me battre. Et puis, j’ai des affaires. Bonsoir.
En effet, il avait donné rendez-vous à Bébert et à Lydie,
dans une cachette, un trou ménagé sous la provision des
bois, au Voreux. C’était toute une grosse partie, de
découcher, pour en être, si l’on cassait les os des Belges à
coups de pierres, quand ils descendraient.
—Écoute, répéta Étienne, viens ici, ou j’appelle les soldats,
qui te couperont la tête.
Et, comme Jeanlin se décidait, il roula son mouchoir, en
banda fortement le cou du soldat, sans retirer le couteau,
qui empêchait le sang de couler. La neige fondait, il n’y
avait, sur le sol, ni flaque rouge, ni piétinement de lutte.
—Prends les jambes.
Jeanlin prit les jambes, Étienne empoigna les épaules,
après avoir attaché le fusil derrière son dos; et tous deux,

lentement, descendirent le terri, en tâchant de ne pas faire
débouler les roches. Heureusement, la lune s’était voilée.
Mais, comme ils filaient le long du canal, elle reparut très
claire: ce fut miracle si le poste ne les vit pas. Silencieux,
ils se hâtaient, gênés par le ballottement du cadavre,
obligés de le poser à terre tous les cent mètres. Au coin de
la ruelle de Réquillart, un bruit les glaça, ils n’eurent que le
temps de se cacher derrière un mur, pour éviter une
patrouille. Plus loin, un homme les surprit, mais il était ivre,
il s’éloigna en les injuriant. Et ils arrivèrent enfin à
l’ancienne fosse, couverts de sueur, si bouleversés, que
leurs dents claquaient.
Étienne s’était bien douté qu’il ne serait pas commode de
faire passer le soldat par le goyot des échelles. Ce fut une
besogne atroce. D’abord, il fallut que Jeanlin, resté en haut,
laissât glisser le corps, pendant que lui, pendu aux
broussailles, l’accompagnait, pour l’aider à franchir les
deux premiers paliers, où des échelons se trouvaient
rompus. Ensuite, à chaque échelle, il dut recommencer la
même manoeuvre, descendre en avant, puis le recevoir
dans ses bras; et il eut ainsi trente échelles, deux cent dix
mètres, à le sentir tomber continuellement sur lui. Le fusil
raclait son échine, il n’avait pas voulu que l’enfant allât
chercher le bout de chandelle, qu’il gardait en avare. A quoi
bon? la lumière les embarrasserait, dans ce boyau étroit.
Pourtant, lorsqu’ils furent arrivés à la salle d’accrochage,
hors d’haleine, il envoya le petit prendre la chandelle. Il
s’était assis, il l’attendait au milieu des ténèbres, près du

corps, le coeur battant à grands coups.
Dès que Jeanlin reparut avec de la lumière, Étienne le
consulta, car l’enfant avait fouillé ces anciens travaux,
jusqu’aux fentes où les hommes ne pouvaient passer. Ils
repartirent, ils traînèrent le mort près d’un kilomètre, par un
dédale de galeries en ruine. Enfin, le toit s’abaissa, ils se
trouvaient agenouillés, sous une roche ébouleuse, que
soutenaient des bois à demi rompus. C’était une sorte de
caisse longue, où ils couchèrent le petit soldat comme
dans un cercueil; ils déposèrent le fusil contre son flanc;
puis, à grands coups de talon, ils achevèrent de casser les
bois, au risque d’y rester eux-mêmes. Tout de suite, la
roche se fendit, ils eurent à peine le temps de ramper sur
les coudes et sur les genoux. Lorsque Étienne se retourna,
pris du besoin de voir, l’affaissement du toit continuait,
écrasait lentement le corps, sous la poussée énorme. Et il
n’y eut plus rien, rien que la masse profonde de la terre.
Jeanlin, de retour chez lui, dans son coin de caverne
scélérate, s’étala sur le foin, en murmurant, brisé de
lassitude:
—Zut! les mioches m’attendront, je vais dormir une heure.
Étienne avait soufflé la chandelle, dont il ne restait qu’un
petit bout. Lui aussi était courbaturé, mais il n’avait pas
sommeil, des pensées douloureuses de cauchemar
tapaient comme des marteaux dans son crâne. Une seule

bientôt demeura, torturante, le fatiguant d’une interrogation
à laquelle il ne pouvait répondre: pourquoi n’avait-il pas
frappé Chaval, quand il le tenait sous le couteau? et
pourquoi cet enfant venait-il d’égorger un soldat, dont il
ignorait même le nom? Cela bousculait ses croyances
révolutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. Était-
ce donc qu’il fût lâche? Dans le foin, l’enfant s’était mis à
ronfler, d’un ronflement d’homme soûl, comme s’il eût cuvé
l’ivresse de son meurtre. Et, répugné, irrité, Étienne
souffrait de le savoir là, de l’entendre. Tout d’un coup, il
tressaillit, le souffle de la peur lui avait passé sur la face. Un
frôlement léger, un sanglot lui semblait être sorti des
profondeurs de la terre. L’image du petit soldat, couché là-
bas avec son fusil, sous les roches, lui glaça le dos et fit
dresser ses cheveux. C’était imbécile, toute la mine
s’emplissait de voix, il dut rallumer la chandelle, il ne se
calma qu’en revoyant le vide des galeries, à cette clarté
pâle.
Pendant un quart d’heure encore, il réfléchit, toujours
ravagé par la même lutte, les yeux fixés sur cette mèche
qui brûlait. Mais il y eut un grésillement, la mèche se noyait,
et tout retomba aux ténèbres. Il fut repris d’un frisson, il
aurait giflé Jeanlin, pour l’empêcher de ronfler si fort. Le
voisinage de l’enfant lui devenait si insupportable, qu’il se
sauva, tourmenté d’un besoin de grand air, se hâtant par
les galeries et par le goyot, comme s’il avait entendu une
ombre s’essouffler derrière ses talons.

En haut, au milieu des décombres de Réquillart, Étienne
put enfin respirer largement. Puisqu’il n’osait tuer, c’était à
lui de mourir; et cette idée de mort, qui l’avait effleuré déjà,
renaissait, s’enfonçait dans sa tête, comme une espérance
dernière. Mourir crânement, mourir pour la révolution, cela
terminerait tout, réglerait son compte bon ou mauvais,
l’empêcherait de penser davantage. Si les camarades
attaquaient les Borains, il serait au premier rang, il aurait
bien la chance d’attraper un mauvais coup. Ce fut d’un pas
raffermi qu’il retourna rôder autour du Voreux. Deux heures
sonnaient, un gros bruit de voix sortait de la chambre des
porions, où campait le poste qui gardait la fosse. La
disparition de la sentinelle venait de bouleverser ce poste,
on était allé réveiller le capitaine, on avait fini par croire à
une désertion, après un examen attentif des lieux. Et, aux
aguets dans l’ombre, Étienne se souvenait de ce capitaine
républicain, dont le petit soldat lui avait parlé. Qui sait si on
ne le déciderait pas à passer au peuple? la troupe mettrait
la crosse en l’air, cela pouvait être le signal du massacre
des bourgeois. Un nouveau rêve l’emporta, il ne songea
plus à mourir, il resta des heures, les pieds dans la boue, la
bruine du dégel sur les épaules, enfiévré par l’espoir d’une
victoire encore possible.
Jusqu’à cinq heures, il guetta les Borains. Puis, il s’aperçut
que la Compagnie avait eu la malignité de les faire
coucher au Voreux. La descente commençait, les quelques
grévistes du coron des Deux-Cent-Quarante, postés en
éclaireurs, hésitaient à prévenir les camarades. Ce fut lui

qui les avertit du bon tour, et ils partirent en courant, tandis
qu’il attendait derrière le terri, sur le chemin de halage. Six
heures sonnèrent, le ciel terreux pâlissait, s’éclairait d’une
aube rougeâtre, lorsque l’abbé Ranvier déboucha d’un
sentier, avec sa soutane relevée sur ses maigres jambes.
Chaque lundi, il allait dire une messe matinale à la chapelle
d’un couvent, de l’autre côté de la fosse.
—Bonjour, mon ami, cria-t-il d’une voix forte, après avoir
dévisagé le jeune homme de ses yeux de flamme.
Mais Étienne ne répondit pas. Au loin, entre les tréteaux du
Voreux, il venait de voir passer une femme, et il s’était
précipité, pris d’inquiétude, car il avait cru reconnaître
Catherine.
Depuis minuit, Catherine battait le dégel des routes.
Chaval, en rentrant et en la trouvant couchée, l’avait mise
debout d’un soufflet. Il lui criait de passer tout de suite par
la porte, si elle ne voulait pas sortir par la fenêtre; et,
pleurante, vêtue à peine, meurtrie de coups de pied dans
les jambes, elle avait dû descendre, poussée dehors d’une
dernière claque. Cette séparation brutale l’étourdissait, elle
s’était assise sur une borne, regardant la maison, attendant
toujours qu’il la rappelât; car ce n’était pas possible, il la
guettait, il lui dirait de remonter, quand il la verrait grelotter
ainsi, abandonnée, sans personne pour la recueillir.
Puis, au bout de deux heures, elle se décida, mourant de

froid, dans cette immobilité de chien jeté à la rue. Elle sortit
de Montsou, revint sur ses pas, n’osa ni appeler du trottoir
ni taper à la porte. Enfin, elle s’en alla par le pavé, sur la
grande route droite, avec l’idée de se rendre au coron,
chez ses parents. Mais, quand elle y fut, une telle honte la
saisit, qu’elle galopa le long des jardins, dans la crainte
d’être reconnue de quelqu’un, malgré le lourd sommeil,
appesanti derrière les persiennes closes. Et, dès lors, elle
vagabonda, effarée au moindre bruit, tremblante d’être
ramassée et conduite, comme une gueuse, à cette maison
publique de Marchiennes, dont la menace la hantait d’un
cauchemar depuis des mois. Deux fois, elle buta contre le
Voreux, s’effraya des grosses voix du poste, courut
essoufflée, avec des regards en arrière, pour voir si on ne
la poursuivait pas. La ruelle de Réquillart était toujours
pleine d’hommes soûls, elle y retournait pourtant, dans
l’espoir vague d’y rencontrer celui qu’elle avait repoussé,
quelques heures plus tôt.
Chaval, ce matin-là, devait descendre; et cette pensée
ramena Catherine vers la fosse, bien qu’elle sentît l’inutilité
de lui parler: c’était fini entre eux. On ne travaillait plus à
Jean-Bart, il avait juré de l’étrangler, si elle reprenait du
travail au Voreux, où il craignait d’être compromis par elle.
Alors, que faire? partir ailleurs, crever la faim, céder sous
les coups de tous les hommes qui passeraient? Elle se
traînait, chancelait au milieu des ornières, les jambes
rompues, crottée jusqu’à l’échine. Le dégel roulait
maintenant par les chemins en fleuve de fange, elle s’y

noyait, marchant toujours, n’osant chercher une pierre où
s’asseoir.
Le jour parut. Catherine venait de reconnaître le dos de
Chaval qui tournait prudemment le terri, lorsqu’elle aperçut
Lydie et Bébert, sortant le nez de leur cachette, sous la
provision des bois. Ils y avaient passé la nuit aux aguets,
sans se permettre de rentrer chez eux, du moment où
l’ordre de Jeanlin était de l’attendre; et, tandis que ce
dernier, à Réquillart, cuvait l’ivresse de son meurtre, les
deux enfants s’étaient pris aux bras l’un de l’autre, pour
avoir chaud. Le vent sifflait entre les perches de châtaignier
et de chêne, ils se pelotonnaient, comme dans une hutte de
bûcheron abandonnée. Lydie n’osait dire à voix haute ses
souffrances de petite femme battue, pas plus que Bébert
ne trouvait le courage de se plaindre des claques dont le
capitaine lui enflait les joues; mais, à la fin, celui-ci abusait
trop, risquant leurs os dans des maraudes folles, refusant
ensuite tout partage; et leur coeur se soulevait de révolte,
ils avaient fini par s’embrasser, malgré sa défense, quittes
à recevoir une gifle de l’invisible, ainsi qu’il les en menaçait.
La gifle ne venant pas, ils continuaient de se baiser
doucement, sans avoir l’idée d’autre chose, mettant dans
cette caresse leur longue passion combattue, tout ce qu’il y
avait en eux de martyrisé et d’attendri. La nuit entière, ils
s’étaient ainsi réchauffés, si heureux au fond de ce trou
perdu, qu’ils ne se rappelaient pas l’avoir été davantage,
même à la Sainte-Barbe, quand on mangeait des beignets
et qu’on buvait du vin.

Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine.
Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les
armes. Étienne arrivait au pas de course, Bébert et Lydie
avaient sauté d’un bond hors de leur cachette. Et, là-bas,
sous le jour grandissant, une bande d’hommes et de
femmes descendaient du coron, avec de grands gestes de
colère.
V
On venait de fermer toutes les ouvertures du Voreux; et les
soixante soldats, l’arme au pied, barraient la seule porte
restée libre, celle qui menait à la recette, par un escalier
étroit, où s’ouvraient la chambre des porions et la baraque.
Le capitaine les avait alignés sur deux rangs, contre le mur
de briques, pour qu’on ne pût les attaquer par-derrière.
D’abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint
à distance. Ils étaient une trentaine au plus, ils se
concertaient en paroles violentes et confuses.
La Maheude, arrivée la première, dépeignée sous un
mouchoir noué à la hâte, ayant au bras Estelle endormie,
répétait d’une voix fiévreuse:
—Que personne n’entre et que personne ne sorte! Faut les
pincer tous là-dedans!

Maheu approuvait, lorsque le père Mouque, justement,
arriva de Réquillart. On voulut l’empêcher de passer. Mais il
se débattit, il dit que ses chevaux mangeaient tout de
même leur avoine et se fichaient de la révolution. D’ailleurs,
il y avait un cheval mort, on l’attendait pour le sortir. Étienne
dégagea le vieux palefrenier, que les soldats laissèrent
monter au puits. Et, un quart d’heure plus tard, comme la
bande des grévistes, peu à peu grossie, devenait
menaçante, une large porte se rouvrit au rez-de-chaussée,
des hommes parurent, charriant la bête morte, un paquet
lamentable, encore serré dans le filet de corde, qu’ils
abandonnèrent au milieu des flaques de neige fondue. Le
saisissement fut tel, qu’on ne les empêcha pas de rentrer
et de barricader la porte de nouveau. Tous avaient reconnu
le cheval, à sa tête repliée et raidie contre le flanc. Des
chuchotements coururent.
—C’est Trompette, n’est-ce pas? c’est Trompette.
C’était Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il
n’avait pu s’acclimater. Il restait morne, sans goût à la
besogne, comme torturé du regret de la lumière.
Vainement, Bataille, le doyen de la mine, le frottait
amicalement de ses côtes, lui mordillait le cou, pour lui
donner un peu de la résignation de ses dix années de fond.
Ces caresses redoublaient sa mélancolie, son poil
frémissait sous les confidences du camarade vieilli dans
les ténèbres; et tous deux, chaque fois qu’ils se
rencontraient et qu’ils s’ébrouaient ensemble, avaient l’air

de se lamenter, le vieux d’en être à ne plus se souvenir, le
jeune de ne pouvoir oublier. A l’écurie, voisins de
mangeoire, ils vivaient la tête basse, se soufflant aux
naseaux, échangeant leur continuel rêve du jour, des
visions d’herbes vertes, de routes blanches, de clartés
jaunes, à l’infini. Puis, quand Trompette, trempé de sueur,
avait agonisé sur sa litière, Bataille s’était mis à le flairer
désespérément, avec des reniflements courts, pareils à
des sanglots. Il le sentait devenir froid, la mine lui prenait sa
joie dernière, cet ami tombé d’en haut, frais de bonnes
odeurs, qui lui rappelaient sa jeunesse au plein air. Et il
avait cassé sa longe, hennissant de peur, lorsqu’il s’était
aperçu que l’autre ne remuait plus.
Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-
porion. Mais on s’inquiétait bien d’un cheval malade, en ce
moment-là! Ces messieurs n’aimaient guère déplacer les
chevaux. Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir.
La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux
hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour
l’amener jusqu’au puits. Lentement, le vieux cheval tirait,
traînait le camarade mort, par une galerie si étroite, qu’il
devait donner des secousses, au risque de l’écorcher; et,
harassé, il branlait la tête, en écoutant le long frôlement de
cette masse attendue chez l’équarrisseur. A l’accrochage,
quand on l’eut dételé, il suivit de son oeil morne les
préparatifs de la remonte, le corps poussé sur des
traverses, au-dessus du puisard, le filet attaché sous une
cage. Enfin, les chargeurs sonnèrent à la viande, il leva le

cou pour le regarder partir, d’abord doucement, puis tout
de suite noyé de ténèbres, envolé à jamais en haut de ce
trou noir. Et il demeurait le cou allongé, sa mémoire
vacillante de bête se souvenait peut-être des choses de la
terre. Mais c’était fini, le camarade ne verrait plus rien, lui-
même serait ainsi ficelé en un paquet pitoyable, le jour où il
remonterait par là. Ses pattes se mirent à trembler, le
grand air qui venait des campagnes lointaines l’étouffait; et
il était comme ivre, quand il rentra pesamment à l’écurie.
Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant
le cadavre de Trompette. Une femme dit à demi-voix:
—Encore un homme, ça descend si ça veut!
Mais un nouveau flot arrivait du coron, et Levaque qui
marchait en tête, suivi de la Levaque et de Bouteloup,
criait:
—A mort, les Borains! pas d’étrangers chez nous! à mort!
à mort!
Tous se ruaient, il fallut qu’Étienne les arrêtât. Il s’était
approché du capitaine, un grand jeune homme mince, de
vingt-huit ans à peine, à la face désespérée et résolue; et il
lui expliquait les choses, il tâchait de le gagner, guettant
l’effet de ses paroles. A quoi bon risquer un massacre
inutile? est-ce que la justice ne se trouvait pas du côté des
mineurs? On était tous frères, on devait s’entendre. Au mot

de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. Il
gardait une raideur militaire, il dit brusquement:
—Au large! ne me forcez pas à faire mon devoir.
Trois fois, Étienne recommença. Derrière lui, les
camarades grondaient. Le bruit courait que M. Hennebeau
était à la fosse, et on parlait de le descendre par le cou,
pour voir s’il abattrait son charbon lui-même. Mais c’était un
faux bruit, il n’y avait là que Négrel et Dansaert, qui tous
deux se montrèrent un instant à une fenêtre de la recette: le
maître-porion se tenait en arrière, décontenancé depuis
son aventure avec la Pierronne; tandis que l’ingénieur,
bravement, promenait sur la foule ses petits yeux vifs,
souriant du mépris goguenard dont il enveloppait les
hommes et les choses. Des huées s’élevèrent, ils
disparurent. Et, à leur place, on ne vit plus que la face
blonde de Souvarine. Il était justement de service, il n’avait
pas quitté sa machine un seul jour, depuis le
commencement de la grève, ne parlant plus, absorbé peu
à peu dans une idée fixe, dont le clou d’acier semblait luire
au fond de ses yeux pâles.
—Au large! répéta très haut le capitaine. Je n’ai rien à
entendre, j’ai l’ordre de garder le puits, je le garderai… Et
ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous
faire reculer.
Malgré sa voix ferme, une inquiétude croissante le

pâlissait, à la vue du flot toujours montant des mineurs. On
devait le relever à midi; mais, craignant de ne pouvoir tenir
jusque-là, il venait d’envoyer à Montsou un galibot de la
fosse, pour demander du renfort.
Des vociférations lui avaient répondu.
—A mort les étrangers! à mort les Borains!… Nous voulons
être les maîtres chez nous!
Étienne recula, désolé. C’était la fin, il n’y avait plus qu’à se
battre et à mourir. Et il cessa de retenir les camarades, la
bande roula jusqu’à la petite troupe. Ils étaient près de
quatre cents, les corons du voisinage se vidaient, arrivaient
au pas de course. Tous jetaient le même cri, Maheu et
Levaque disaient furieusement aux soldats:
—Allez-vous-en! nous n’avons rien contre vous, allez-vous-
en!
—Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-
nous faire nos affaires.
Et, derrière elle, la Levaque ajoutait, plus violente:
—Est-ce qu’il faudra vous manger pour passer? On vous
prie de foutre le camp!
Même on entendit la voix grêle de Lydie, qui s’était fourrée
au plus épais avec Bébert, dire sur un ton aigu:

—En voilà des andouilles de lignards!
Catherine, à quelques pas, regardait, écoutait, l’air hébété
par ces nouvelles violences, au milieu desquelles le
mauvais sort la faisait tomber. Est-ce qu’elle ne souffrait
pas trop déjà? quelle faute avait-elle donc commise, pour
que le malheur ne lui laissât pas de repos? La veille
encore, elle ne comprenait rien aux colères de la grève,
elle pensait que, lorsqu’on a sa part de gifles, il est inutile
d’en chercher davantage; et, à cette heure, son coeur se
gonflait d’un besoin de haine, elle se souvenait de ce
qu’Étienne racontait autrefois à la veillée, elle tâchait
d’entendre ce qu’il disait maintenant aux soldats. Il les
traitait de camarades, il leur rappelait qu’ils étaient du
peuple eux aussi, qu’ils devaient être avec le peuple, contre
les exploiteurs de la misère.
Mais il y eut dans la foule une longue secousse, et une
vieille femme déboula. C’était la Brûlé, effrayante de
maigreur, le cou et les bras à l’air, accourue d’un tel galop,
que des mèches de cheveux gris l’aveuglaient.
—Ah! nom de Dieu, j’en suis! balbutiait-elle, l’haleine
coupée. Ce vendu de Pierron qui m’avait enfermée dans la
cave!
Et, sans attendre, elle tomba sur l’armée, la bouche noire,
vomissant l’injure.

—Tas de canailles! tas de crapules! ça lèche les bottes de
ses supérieurs, ça n’a de courage que contre le pauvre
monde!
Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées
d’insultes. Quelques-uns criaient encore: «Vivent les
soldats! au puits l’officier!» Mais bientôt il n’y eut plus
qu’une clameur: «A bas les pantalons rouges!» Ces
hommes qui avaient écouté, impassibles, d’un visage
immobile et muet, les appels à la fraternité, les tentatives
amicales d’embauchage, gardaient la même raideur
passive, sous cette grêle de gros mots. Derrière eux, le
capitaine avait tiré son épée; et, comme la foule les serrait
de plus en plus, menaçant de les écraser contre le mur, il
leur commanda de croiser la baïonnette. Ils obéirent, une
double rangée de pointes d’acier s’abattit devant les
poitrines des grévistes.
—Ah! les jean-foutre! hurla la Brûlé, en reculant.
Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort.
Des femmes se précipitaient, la Maheude et la Levaque
clamaient:
—Tuez-nous, tuez-nous donc! Nous voulons nos droits.
Levaque, au risque de se couper, avait saisi à pleines
mains un paquet de baïonnettes, trois baïonnettes, qu’il
secouait, qu’il tirait à lui, pour les arracher; et il les tordait,

dans les forces décuplées de sa colère, tandis que
Bouteloup, à l’écart, ennuyé d’avoir suivi le camarade, le
regardait faire tranquillement.
—Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y un peu, si vous
êtes de bons bougres!
Et il ouvrait sa veste, et il écartait sa chemise, étalant sa
poitrine nue, sa chair velue et tatouée de charbon. Il se
poussait sur les pointes, il les obligeait à reculer, terrible
d’insolence et de bravoure. Une d’elles l’avait piqué au
sein, il en était comme fou et s’efforçait qu’elle entrât
davantage, pour entendre craquer ses côtes.
—Lâches, vous n’osez pas… Il y en a dix mille derrière
nous. Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à
tuer encore.
La position des soldats devenait critique, car ils avaient
reçu l’ordre sévère de ne se servir de leurs armes qu’à la
dernière extrémité. Et comment empêcher ces enragés-là
de s’embrocher eux-mêmes? D’autre part, l’espace
diminuait, ils se trouvaient maintenant acculés contre le
mur, dans l’impossibilité de reculer davantage. Leur petite
troupe, une poignée d’hommes, en face de la marée
montante des mineurs, tenait bon cependant, exécutait
avec sang-froid les ordres brefs donnés par le capitaine.
Celui-ci, les yeux clairs, les lèvres nerveusement amincies,
n’avait qu’une peur, celle de les voir s’emporter sous les

injures. Déjà, un jeune sergent, un grand maigre dont les
quatre poils de moustaches se hérissaient, battait des
paupières d’une façon inquiétante. Près de lui, un vieux
chevronné, au cuir tanné par vingt campagnes, avait blêmi,
quand il avait vu sa baïonnette tordue comme une paille. Un
autre, une recrue sans doute, sentant encore le labour,
devenait très rouge, chaque fois qu’il s’entendait traiter de
crapule et de canaille. Et les violences ne cessaient pas,
les poings tendus, les mots abominables, des pelletées
d’accusations et de menaces qui les souffletaient au
visage. Il fallait toute la force de la consigne pour les tenir
ainsi, la face muette, dans le hautain et triste silence de la
discipline militaire.
Une collision semblait fatale, lorsqu’on vit sortir, derrière la
troupe, le porion Richomme, avec sa tête blanche de bon
gendarme, bouleversée d’émotion. Il parlait tout haut.
—Nom de Dieu, c’est bête à la fin! On ne peut pas
permettre des bêtises pareilles.
Et il se jeta entre les baïonnettes et les mineurs.
—Camarades, écoutez-moi… Vous savez que je suis un
vieil ouvrier et que je n’ai jamais cessé d’être un des vôtres.
Eh bien! nom de Dieu! je vous promets que, si l’on n’est
pas juste avec vous, ce sera moi qui dirai aux chefs leurs
quatre vérités… Mais en voilà de trop, ça n’avance à rien
de gueuler des mauvaises paroles à ces braves gens et de

vouloir se faire trouer le ventre.
On écoutait, on hésitait. En haut, malheureusement, reparut
le profil aigu du petit Négrel. Il craignait sans doute qu’on
ne l’accusât d’envoyer un porion, au lieu de se risquer lui-
même; et il tâcha de parler. Mais sa voix se perdit au
milieu d’un tumulte si épouvantable, qu’il dut quitter de
nouveau la fenêtre, après avoir simplement haussé les
épaules. Richomme, dès lors, eut beau les supplier en son
nom, répéter que cela devait se passer entre camarades:
on le repoussait, on le suspectait. Mais il s’entêta, il resta
au milieu d’eux.
—Nom de Dieu! qu’on me casse la tête avec vous, mais je
ne vous lâche pas, tant que vous serez si bêtes!
Étienne, qu’il suppliait de l’aider à leur faire entendre
raison, eut un geste d’impuissance. Il était trop tard, leur
nombre maintenant montait à plus de cinq cents. Et il n’y
avait pas que des enragés, accourus pour chasser les
Borains: des curieux stationnaient, des farceurs qui
s’amusaient de la bataille. Au milieu d’un groupe, à quelque
distance, Zacharie et Philomène regardaient comme au
spectacle, si paisibles, qu’ils avaient amené les deux
enfants, Achille et Désirée. Un nouveau flot arrivait de
Réquillart, dans lequel se trouvaient Mouquet et la
Mouquette: lui, tout de suite, alla en ricanant taper sur les
épaules de son ami Zacharie; tandis qu’elle, très allumée,
galopait au premier rang des mauvaises têtes.

Cependant, à chaque minute, le capitaine se tournait vers
la route de Montsou. Les renforts demandés n’arrivaient
pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage.
Enfin, il eut l’idée de frapper l’imagination de la foule, il
commanda de charger les fusils devant elle. Les soldats
exécutèrent le commandement, mais l’agitation
grandissait, des fanfaronnades et des moqueries.
—Tiens! ces feignants, ils partent pour la cible! ricanaient
les femmes, la Brûlé, la Levaque et les autres.
La Maheude, la gorge couverte du petit corps d’Estelle, qui
s’était réveillée et qui pleurait, s’approchait tellement, que
le sergent lui demanda ce qu’elle venait faire, avec ce
pauvre mioche.
—Qu’est-ce que ça te fout? répondit-elle. Tire dessus, si tu
l’oses.
Les hommes hochaient la tête de mépris. Aucun ne croyait
qu’on pût tirer sur eux.
—Il n’y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque.
—Est-ce que nous sommes des Cosaques? cria Maheu.
On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu!
D’autres répétaient que, lorsqu’on avait fait la campagne
de Crimée, on ne craignait pas le plomb. Et tous

continuaient à se jeter sur les fusils. Si une décharge avait
eu lieu à ce moment, elle aurait fauché la foule.
Au premier rang, la Mouquette s’étranglait de fureur, en
pensant que des soldats voulaient trouer la peau à des
femmes. Elle leur avait craché tous ses gros mots, elle ne
trouvait pas d’injure assez basse, lorsque, brusquement,
n’ayant plus que cette mortelle offense à bombarder au nez
de la troupe, elle montra son cul. Des deux mains, elle
relevait ses jupes, tendait les reins, élargissait la rondeur
énorme.
—Tenez, v’là pour vous! et il est encore trop propre, tas de
salauds!
Elle plongeait, culbutait, se tournait pour que chacun en eût
sa part, s’y reprenait à chaque poussée qu’elle envoyait.
—V’là pour l’officier! v’là pour le sergent! v’là pour les
militaires!
Un rire de tempête s’éleva, Bébert et Lydie se tordaient,
Étienne lui-même, malgré son attente sombre, applaudit à
cette nudité insultante. Tous, les farceurs aussi bien que les
forcenés, huaient les soldats maintenant, comme s’ils les
voyaient salis d’un éclaboussement d’ordure; et il n’y avait
que Catherine, à l’écart, debout sur d’anciens bois, qui
restât muette, le sang à la gorge, envahie de cette haine
dont elle sentait la chaleur monter.

Mais une bousculade se produisit. Le capitaine, pour
calmer l’énervement de ses hommes, se décidait à faire
des prisonniers. D’un saut, la Mouquette s’échappa, en se
jetant entre les jambes des camarades. Trois mineurs,
Levaque et deux autres, furent empoignés dans le tas des
plus violents, et gardés à vue, au fond de la chambre des
porions.
D’en haut, Négrel et Dansaert criaient au capitaine de
rentrer, de s’enfermer avec eux. Il refusa, il sentait que ces
bâtiments, aux portes sans serrure, allaient être emportés
d’assaut, et qu’il y subirait la honte d’être désarmé. Déjà sa
petite troupe grondait d’impatience, on ne pouvait fuir
devant ces misérables en sabots. Les soixante, acculés au
mur, le fusil chargé, firent de nouveau face à la bande.
Il y eut d’abord un recul, un profond silence. Les grévistes
restaient dans l’étonnement de ce coup de force. Puis, un
cri monta, exigeant les prisonniers, réclamant leur liberté
immédiate. Des voix disaient qu’on les égorgeait là-
dedans. Et, sans s’être concertés, emportés d’un même
élan, d’un même besoin de revanche, tous coururent aux
tas de briques voisins, à ces briques dont le terrain
marneux fournissait l’argile, et qui étaient cuites sur place.
Les enfants les charriaient une à une, des femmes en
emplissaient leurs jupes. Bientôt, chacun eut à ses pieds
des munitions, la bataille à coups de pierres commença.
Ce fut la Brûlé qui se campa la première. Elle cassait les

briques, sur l’arête maigre de son genou, et de la main
droite, et de la main gauche, elle lâchait les deux
morceaux. La Levaque se démanchait les épaules, si
grosse, si molle, qu’elle avait dû s’approcher pour taper
juste, malgré les supplications de Bouteloup, qui la tirait en
arrière, dans l’espoir de l’emmener, maintenant que le mari
était à l’ombre. Toutes s’excitaient, la Mouquette, ennuyée
de se mettre en sang, à rompre les briques sur ses cuisses
trop grasses, préférait les lancer entières. Des gamins eux-
mêmes entraient en ligne, Bébert montrait à Lydie
comment on envoyait ça, par-dessous le coude. C’était une
grêle, des grêlons énormes, dont on entendait les
claquements sourds. Et, soudain, au milieu de ces furies,
on aperçut Catherine, les poings en l’air, brandissant elle
aussi des moitiés de brique, les jetant de toute la force de
ses petits bras. Elle n’aurait pu dire pourquoi, elle
suffoquait, elle crevait d’une envie de massacrer le monde.
Est-ce que ça n’allait pas être bientôt fini, cette sacrée
existence de malheur? Elle en avait assez, d’être giflée et
chassée par son homme, de patauger ainsi qu’un chien
perdu dans la boue des chemins, sans pouvoir seulement
demander une soupe à son père, en train d’avaler sa
langue comme elle. Jamais ça ne marchait mieux, ça se
gâtait au contraire depuis qu’elle se connaissait; et elle
cassait des briques, et elle les jetait devant elle, avec la
seule idée de balayer tout, les yeux si aveuglés de sang,
qu’elle ne voyait même pas à qui elle écrasait les
mâchoires.

Étienne, resté devant les soldats, manqua d’avoir le crâne
fendu. Son oreille enflait, il se retourna, il tressaillit en
comprenant que la brique était partie des poings fiévreux
de Catherine; et, au risque d’être tué, il ne s’en allait pas, il
la regardait. Beaucoup d’autres s’oubliaient également là,
passionnés par la bataille, les mains ballantes. Mouquet
jugeait les coups, comme s’il eût assisté à une partie de
bouchon: oh! celui-là, bien tapé! et cet autre, pas de
chance! Il rigolait, il poussait du coude Zacharie, qui se
querellait avec Philomène, parce qu’il avait giflé Achille et
Désirée, en refusant de les prendre sur son dos, pour qu’ils
pussent voir. Il y avait des spectateurs, massés au loin, le
long de la route. Et, en haut de la pente, à l’entrée du coron,
le vieux Bonnemort venait de paraître, se traînant sur une
canne, immobile maintenant, droit dans le ciel couleur de
rouille.
Dès les premières briques lancées, le porion Richomme
s’était planté de nouveau entre les soldats et les mineurs. Il
suppliait les uns, il exhortait les autres, insoucieux du péril,
si désespéré que de grosses larmes lui coulaient des yeux.
On n’entendait pas ses paroles au milieu du vacarme, on
voyait seulement ses grosses moustaches grises qui
tremblaient.
Mais la grêle des briques devenait plus drue, les hommes
s’y mettaient, à l’exemple des femmes.
Alors, la Maheude s’aperçut que Maheu demeurait en

arrière. Il avait les mains vides, l’air sombre.
—Qu’est-ce que tu as, dis? cria-t-elle. Est-ce que tu es
lâche? est-ce que tu vas laisser conduire tes camarades
en prison?… Ah! si je n’avais pas cette enfant, tu verrais!
Estelle, qui s’était cramponnée à son cou en hurlant,
l’empêchait de se joindre à la Brûlé et aux autres. Et,
comme son homme ne semblait pas entendre, elle lui
poussa du pied des briques dans les jambes.
—Nom de Dieu! veux-tu prendre ça! Faut-il que je te
crache à la figure devant le monde, pour te donner du
coeur?
Redevenu très rouge, il cassa des briques, il les jeta. Elle
le cinglait, l’étourdissait, aboyait derrière lui des paroles de
mort, en étouffant sa fille sur sa gorge, dans ses bras
crispés; et il avançait toujours, il se trouva en face des
fusils.


Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait.
Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était
criblé. Que faire? l’idée de rentrer, de tourner le dos,
empourpra un instant le visage pâle du capitaine; mais ce
n’était même plus possible, on les écharperait, au moindre
mouvement. Une brique venait de briser la visière de son
képi, des gouttes de sang coulaient de son front. Plusieurs
de ses hommes étaient blessés; et il les sentait hors d’eux,

dans cet instinct débridé de la défense personnelle, où l’on
cesse d’obéir aux chefs. Le sergent avait lâché un nom de
Dieu! l’épaule gauche à moitié démontée, la chair meurtrie
par un choc sourd, pareil à un coup de battoir dans du
linge. Eraflée à deux reprises, la recrue avait un pouce
broyé, tandis qu’une brûlure l’agaçait au genou droit: est-ce
qu’on se laisserait embêter longtemps encore? Une pierre
ayant ricoché et atteint le vieux chevronné sous le ventre,
ses joues verdirent, son arme trembla, s’allongea, au bout
de ses bras maigres. Trois fois, le capitaine fut sur le point
de commander le feu. Une angoisse l’étranglait, une lutte
interminable de quelques secondes heurta en lui des
idées, des devoirs, toutes ses croyances d’homme et de
soldat. La pluie des briques redoublait, et il ouvrait la
bouche, il allait crier: Feu! lorsque les fusils partirent d’eux-
mêmes, trois coups d’abord, puis cinq, puis un roulement
de peloton, puis un coup tout seul, longtemps après, dans
le grand silence.
Ce fut une stupeur. Ils avaient tiré, la foule béante restait
immobile, sans le croire encore. Mais des cris déchirants
s’élevèrent, tandis que le clairon sonnait la cessation du
feu. Et il y eut une panique folle, un galop de bétail mitraillé,
une fuite éperdue dans la boue.
Bébert et Lydie s’étaient affaissés l’un sur l’autre, aux trois
premiers coups, la petite frappée à la face, le petit troué
au-dessous de l’épaule gauche. Elle, foudroyée, ne
bougeait plus. Mais lui, remuait, la saisissait à pleins bras,

dans les convulsions de l’agonie, comme s’il eût voulu la
reprendre, ainsi qu’il l’avait prise, au fond de la cachette
noire, où ils venaient de passer leur nuit dernière. Et
Jeanlin, justement, qui accourait enfin de Réquillart, bouffi
de sommeil, gambillant au milieu de la fumée, le regarda
étreindre sa petite femme, et mourir.
Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion
Richomme. Atteint dans le dos, au moment où il suppliait
les camarades, il était tombé à genoux; et, glissé sur une
hanche, il râlait par terre, les yeux pleins des larmes qu’il
avait pleurées. La vieille, la gorge ouverte, s’était abattue
toute raide et craquante comme un fagot de bois sec, en
bégayant un dernier juron dans le gargouillement du sang.
Mais alors le feu de peloton balayait le terrain, fauchait à
cent pas les groupes de curieux qui riaient de la bataille.
Une balle entra dans la bouche de Mouquet, le renversa,
fracassé, aux pieds de Zacharie et de Philomène, dont les
deux mioches furent couverts de gouttes rouges. Au même
instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre.
Elle avait vu les soldats épauler, elle s’était jetée, d’un
mouvement instinctif de bonne fille, devant Catherine, en lui
criant de prendre garde; et elle poussa un grand cri, elle
s’étala sur les reins, culbutée par la secousse. Étienne
accourut, voulut la relever, l’emporter; mais, d’un geste, elle
disait qu’elle était finie. Puis, elle hoqueta, sans cesser de
leur sourire à l’un et à l’autre, comme si elle était heureuse
de les voir ensemble, maintenant qu’elle s’en allait.

Tout semblait terminé, l’ouragan des balles s’était perdu
très loin, jusque dans les façades du coron, lorsque le
dernier coup partit, isolé, en retard.
Maheu, frappé en plein coeur, vira sur lui-même et tomba la
face dans une flaque d’eau, noire de charbon.
Stupide, la Maheude se baissa.
—Eh! mon vieux, relève-toi. Ce n’est rien, dis?
Les mains gênées par Estelle, elle dut la mettre sous un
bras, pour retourner la tête de son homme.
—Parle donc! où as-tu mal?
Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d’une écume
sanglante. Elle comprit, il était mort. Alors, elle resta assise
dans la crotte, sa fille sous le bras comme un paquet,
regardant son vieux d’un air hébété.
La fosse était libre. De son geste nerveux, le capitaine
avait retiré, puis remis son képi coupé par une pierre; et il
gardait sa raideur blême devant le désastre de sa vie;
pendant que ses hommes, aux faces muettes,
rechargeaient leurs armes. On aperçut les visages effarés
de Négrel et de Dansaert, à la fenêtre de la recette.
Souvarine était derrière eux, le front barré d’une grande
ride, comme si le clou de son idée fixe se fût imprimé là,

menaçant. De l’autre côté de l’horizon, au bord du plateau,
Bonnemort n’avait pas bougé, calé d’une main sur sa
canne, l’autre main aux sourcils pour mieux voir, en bas,
l’égorgement des siens. Les blessés hurlaient, les morts se
refroidissaient dans des postures cassées, boueux de la
boue liquide du dégel, ça et là envasés parmi les taches
d’encre du charbon, qui reparaissaient sous les lambeaux
salis de la neige. Et, au milieu de ces cadavres d’hommes,
tout petits, l’air pauvre avec leur maigreur de misère, gisait
le cadavre de Trompette, un tas de chair morte,
monstrueux et lamentable.
Étienne n’avait pas été tué. Il attendait toujours, près de
Catherine tombée de fatigue et d’angoisse, lorsqu’une voix
vibrante le fit tressaillir. C’était l’abbé Ranvier, qui revenait
de dire sa messe, et qui, les deux bras en l’air, dans une
fureur de prophète, appelait sur les assassins la colère de
D i eu. Il annonçait l’ère de justice, la prochaine
extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel,
puisqu’elle mettait le comble à ses crimes en faisant
massacrer les travailleurs et les déshérités de ce monde.
Septième partie
I

Les coups de feu de Montsou avaient retenti jusqu’à Paris,
en un formidable écho. Depuis quatre jours, tous les
journaux de l’opposition s’indignaient, étalaient en première
page des récits atroces: vingt-cinq blessés, quatorze
morts, dont deux enfants et trois femmes; et il y avait
encore les prisonniers, Levaque était devenu une sorte de
héros, on lui prêtait une réponse au juge d’instruction, d’une
grandeur antique. L’empire, atteint en pleine chair par ces
quelques balles, affectait le calme de la toute-puissance,
sans se rendre compte lui-même de la gravité de sa
blessure. C’était simplement une collision regrettable,
quelque chose de perdu, là-bas, dans le pays noir, très loin
du pavé parisien qui faisait l’opinion. On oublierait vite, la
Compagnie avait reçu l’ordre officieux d’étouffer l’affaire et
d’en finir avec cette grève, dont la durée irritante tournait au
péril social.
Aussi, dès le mercredi matin, vit-on débarquer à Montsou
trois des régisseurs. La petite ville, qui n’avait osé jusque-
là se réjouir du massacre, le coeur malade, respira et
goûta la joie d’être enfin sauvée. Justement, le temps
s’était mis au beau, un clair soleil, un de ces premiers
soleils de février dont la tiédeur verdit les pointes des lilas.
On avait rabattu toutes les persiennes de la Régie, le vaste
bâtiment semblait revivre; et les meilleurs bruits en
sortaient, on disait ces messieurs très affectés par la
catastrophe, accourus pour ouvrir des bras paternels aux

égarés des corons. Maintenant que le coup se trouvait
porté, plus fort sans doute qu’ils ne l’eussent voulu, ils se
prodiguaient dans leur besogne de sauveurs, ils
décrétaient des mesures tardives et excellentes. D’abord,
ils congédièrent les Borains, en menant grand tapage de
cette concession extrême à leurs ouvriers. Puis, ils firent
cesser l’occupation militaire des fosses, que les grévistes
écrasés ne menaçaient plus. Ce furent eux encore qui
obtinrent le silence, au sujet de la sentinelle du Voreux
disparue: on avait fouillé le pays sans retrouver ni le fusil ni
le cadavre, on se décida à porter le soldat déserteur, bien
qu’on eût le soupçon d’un crime. En toutes choses, ils
s’efforcèrent ainsi d’atténuer les événements, tremblant de
la peur du lendemain, jugeant dangereux d’avouer
l’irrésistible sauvagerie d’une foule, lâchée au travers des
charpentes caduques du vieux monde. Et, d’ailleurs, ce
travail de conciliation ne les empêchait pas de conduire à
bien les affaires purement administratives; car on avait vu
Deneulin retourner à la Régie, où il se rencontrait avec M.
Hennebeau. Les pourparlers continuaient pour l’achat de
Vandame, on assurait qu’il allait accepter les offres de ces
messieurs.
Mais ce qui remua particulièrement le pays, ce furent de
grandes affiches jaunes que les régisseurs firent coller à
profusion sur les murs. On y lisait ces quelques lignes, en
très gros caractères: «Ouvriers de Montsou, nous ne
voulons pas que les égarements dont vous avez vu ces
jours derniers les tristes effets privent de leurs moyens

d’existence les ouvriers sages et de bonne volonté. Nous
rouvrirons donc toutes les fosses lundi matin, et lorsque le
travail sera repris, nous examinerons avec soin et
bienveillance les situations qu’il pourrait y avoir lieu
d’améliorer. Nous ferons enfin tout ce qu’il sera juste et
possible de faire.» En une matinée, les dix mille
charbonniers défilèrent devant ces affiches. Pas un ne
parlait, beaucoup hochaient la tête, d’autres s’en allaient de
leur pas traînard, sans qu’un pli de leur visage immobile eût
bougé.
Jusque-là, le coron des Deux-Cent-Quarante s’était obstiné
dans sa résistance farouche. Il semblait que le sang des
camarades qui avait rougi la boue de la fosse en barrait le
chemin aux autres. Une dizaine à peine étaient
redescendus, Pierron et des cafards de son espèce, qu’on
regardait partir et rentrer d’un air sombre, sans un geste ni
une menace. Aussi une sourde méfiance accueillit-elle
l’affiche, collée sur l’église. On ne parlait pas des livrets
rendus là-dedans: est-ce que la Compagnie refusait de les
reprendre? et la peur des représailles, l’idée fraternelle de
protester contre le renvoi des plus compromis, les faisaient
tous s’entêter encore. C’était louche, il fallait voir, on
retournerait au puits, quand ces messieurs voudraient bien
s’expliquer franchement. Un silence écrasait les maisons
basses, la faim elle-même n’était plus rien, tous pouvaient
mourir, depuis que la mort violente avait passé sur les toits.
Mais une maison parmi les autres, celle des Maheu, restait

surtout noire et muette, dans l’accablement de son deuil.
Depuis qu’elle avait accompagné son homme au
cimetière, la Maheude ne desserrait pas les dents. Après
la bataille, elle avait laissé Étienne ramener chez eux
Catherine, boueuse, à demi morte; et, comme elle la
déshabillait devant le jeune homme, pour la coucher, elle
s’était imaginée un instant que sa fille, elle aussi, lui
revenait avec une balle au ventre, car la chemise avait de
larges taches de sang. Mais elle comprit bientôt, c’était le
flot de la puberté qui crevait enfin, dans la secousse de
cette journée abominable. Ah! une chance encore, cette
blessure! un beau cadeau, de pouvoir faire des enfants,
que les gendarmes, ensuite, égorgeraient! Et elle
n’adressait pas la parole à Catherine, pas plus d’ailleurs
qu’elle ne parlait à Étienne. Celui-ci couchait avec Jeanlin,
au risque d’être arrêté, saisi d’une telle répugnance à l’idée
de retourner dans les ténèbres de Réquillart, qu’il préférait
la prison: un frisson le secouait, l’horreur de la nuit après
toutes ces morts, la peur inavouée du petit soldat qui
dormait là-bas, sous les roches. D’ailleurs, il rêvait de la
prison comme d’un refuge, au milieu du tourment de sa
défaite; mais on ne l’inquiétait même pas, il traînait des
heures misérables, ne sachant à quoi fatiguer son corps.
Parfois, seulement, la Maheude les regardait tous les deux,
lui et sa fille, d’un air de rancune, en ayant l’air de leur
demander ce qu’ils faisaient chez elle.
De nouveau, on ronflait tous en tas, le père Bonnemort
occupait l’ancien lit des deux mioches, qui dormaient avec

Catherine, maintenant que la pauvre Alzire n’enfonçait plus
sa bosse dans les côtes de sa grande soeur. C’était en se
couchant que la mère sentait le vide de la maison, au froid
de son lit devenu trop large. Vainement elle prenait Estelle
pour combler le trou, ça ne remplaçait pas son homme; et
elle pleurait sans bruit pendant des heures. Puis, les
journées recommençaient à couler comme auparavant:
toujours pas de pain, sans qu’on eût pourtant la chance de
crever une bonne fois; des choses ramassées à droite et à
gauche, qui rendaient aux misérables le mauvais service
de les faire durer. Il n’y avait rien de changé dans
l’existence, il n’y avait que son homme de moins.
L’après-midi du cinquième jour, Étienne, que la vue de
cette femme silencieuse désespérait, quitta la salle et
marcha lentement, le long de la rue pavée du coron.
L’inaction, qui lui pesait, le poussait à de continuelles
promenades, les bras ballants, la tête basse, torturé par la
même pensée. Il piétinait ainsi depuis une demi-heure,
lorsqu’il sentit, à un redoublement de son malaise, que les
camarades se mettaient sur les portes pour le voir. Le peu
qui restait de sa popularité s’en était allé au vent de la
fusillade, il ne passait plus sans rencontrer des regards
dont la flamme le suivait. Quand il leva la tête, des hommes
menaçants étaient là, des femmes écartaient les petits
rideaux des fenêtres; et, sous l’accusation muette encore,
sous la colère contenue de ces grands yeux, élargis par la
faim et les larmes, il devenait maladroit, il ne savait plus
marcher. Toujours, derrière lui, le sourd reproche

augmentait. Une telle crainte le prit d’entendre le coron
entier sortir pour lui crier sa misère, qu’il rentra, frémissant.
Mais, chez les Maheu, la scène qui l’attendait acheva de le
bouleverser. Le vieux Bonnemort était près de la cheminée
froide, cloué sur sa chaise, depuis que deux voisins, le jour
de la tuerie, l’avaient trouvé par terre, sa canne en
morceaux, abattu comme un vieil arbre foudroyé. Et,
pendant que Lénore et Henri, pour amuser leur faim,
grattaient avec un bruit assourdissant une vieille casserole,
où des choux avaient bouilli la veille, la Maheude toute
droite, après avoir posé Estelle sur la table, menaçait du
poing Catherine.
—Répète un peu, nom de Dieu! répète ce que tu viens de
dire!
Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux.
L’idée de ne pas gagner son pain, d’être ainsi tolérée chez
sa mère, comme une bête encombrante et inutile, lui
devenait chaque jour plus intolérable; et, sans la peur de
recevoir quelque mauvais coup de Chaval, elle serait
redescendue dès le mardi. Elle reprit en bégayant:
—Qu’est-ce que tu veux? on ne peut pas vivre sans rien
faire. Nous aurions du pain au moins.
La Maheude l’interrompit.
—Écoute, le premier de vous autres qui travaille, je

l’étrangle… Ah! non, ce serait trop fort, de tuer le père et de
continuer ensuite à exploiter les enfants! En voilà assez,
j’aime mieux vous voir tous emporter entre quatre planches,
comme celui qui est parti déjà.
Et, furieusement, son long silence creva en un flot de
paroles. Une belle avance, ce que lui apporterait
Catherine! à peine trente sous, auxquels on pouvait ajouter
vingt sous, si les chefs voulaient bien trouver une besogne
pour ce bandit de Jeanlin. Cinquante sous, et sept bouches
à nourrir! Les mioches n’étaient bons qu’à engloutir de la
soupe. Quant au grand-père, il devait s’être cassé quelque
chose dans la cervelle, en tombant, car il semblait
imbécile; à moins qu’il n’eût les sangs tournés, d’avoir vu
les soldats tirer sur les camarades.
—N’est-ce pas? vieux, ils ont achevé de vous démolir.
Vous avez beau avoir la poigne encore solide, vous êtes
fichu.
Bonnemort la regardait de ses yeux éteints, sans
comprendre. Il restait des heures le regard fixe, il n’avait
plus que l’intelligence de cracher dans un plat rempli de
cendre, qu’on mettait à côté de lui, par propreté.
—Et ils n’ont pas réglé sa pension, poursuivit-elle, et je suis
certaine qu’ils la refuseront, à cause de nos idées… Non!
je vous dis qu’en voilà de trop, avec ces gens de malheur!

—Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur
l’affiche…
—Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche!…
Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. Ils
peuvent faire les gentils, à présent qu’ils nous ont troué la
peau.
—Mais, alors, maman, où irons-nous? On ne nous gardera
pas au coron, bien sûr.
La Maheude eut un geste vague et terrible. Où ils iraient?
elle n’en savait rien, elle évitait d’y songer, ça la rendait
folle. Ils iraient ailleurs, quelque part. Et, comme le bruit de
la casserole devenait insupportable, elle tomba sur Lénore
et Henri, les gifla. Une chute d’Estelle, qui s’était traînée à
quatre pattes, augmenta le vacarme. La mère la calma
d’une bourrade: quelle bonne affaire, si elle s’était tuée du
coup! Elle parla d’Alzire, elle souhaitait aux autres la
chance de celle-là. Puis, brusquement, elle éclata en gros
sanglots, la tête contre le mur.
Étienne, debout, n’avait osé intervenir. Il ne comptait plus
dans la maison, les enfants eux-mêmes se reculaient de
lui, avec défiance. Mais les larmes de cette malheureuse
lui retournaient le coeur, il murmura:
—Voyons, voyons, du courage! on tâchera de s’en tirer.
Elle ne parut pas l’entendre, elle se plaignait maintenant,

d’une plainte basse et continue.
—Ah! misère, est-ce possible? Ça marchait encore, avant
ces horreurs. On mangeait son pain sec, mais on était tous
ensemble… Et que s’est-il donc passé, mon Dieu! qu’est-
ce que nous avons donc fait, pour que nous soyons dans
un pareil chagrin, les uns sous la terre, les autres à n’avoir
plus que l’envie d’y être?… C’est bien vrai qu’on nous
attelait comme des chevaux à la besogne, et ce n’était
guère juste, dans le partage, d’attraper les coups de bâton,
d’arrondir toujours la fortune des riches, sans espérer
jamais goûter aux bonnes choses. Le plaisir de vivre s’en
va, lorsque l’espoir s’en est allé. Oui, ça ne pouvait durer
davantage, il fallait respirer un peu… Si l’on avait su
pourtant! Est-ce possible, de s’être rendu si malheureux à
vouloir la justice!
Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s’étranglait dans
une tristesse immense.
—Puis, des malins sont toujours là, pour vous promettre
que ça peut s’arranger, si l’on s’en donne seulement la
peine… On se monte la tête, on souffre tellement de ce qui
existe, qu’on demande ce qui n’existe pas. Moi je
rêvassais déjà comme une bête, je voyais une vie de
bonne amitié avec tout le monde, j’étais partie en l’air, ma
parole! dans les nuages. Et l’on se casse les reins, en
retombant dans la crotte… Ce n’était pas vrai, il n’y avait
rien là-bas des choses qu’on s’imaginait voir. Ce qu’il y

avait, c’était encore de la misère, ah! de la misère tant
qu’on en veut, et des coups de fusil par-dessus le marché!
Étienne écoutait cette lamentation dont chaque larme lui
donnait un remords. Il ne savait que dire pour calmer la
Maheude, toute brisée de sa terrible chute, du haut de
l’idéal. Elle était revenue au milieu de la pièce, elle le
regardait, maintenant; et, le tutoyant, dans un dernier cri de
rage:
—Et toi, est-ce que tu parles aussi de retourner à la fosse,
après nous avoir tous foutus dedans?… Je ne te reproche
rien. Seulement, si j’étais à ta place, moi, je serais déjà
morte de chagrin, d’avoir fait tant de mal aux camarades.
Il voulut répondre, puis il eut un haussement d’épaules
désespéré: à quoi bon donner des explications, qu’elle ne
comprendrait pas, dans sa douleur? Et, souffrant trop, il
s’en alla, il reprit dehors sa marche éperdue.
Là encore, il retrouva le coron qui semblait l’attendre, les
hommes sur les portes, les femmes aux fenêtres. Dès qu’il
parut, des grognements coururent, la foule augmenta. Un
souffle de commérages s’enflait depuis quatre jours,
éclatait en une malédiction universelle. Des poings se
tendaient vers lui, des mères le montraient à leurs garçons
d’un geste de rancune, des vieux crachaient, en le
regardant. C’était le revirement des lendemains de défaite,
le revers fatal de la popularité, une exécration qui

s’exaspérait de toutes les souffrances endurées sans
résultat. Il payait pour la faim et la mort.
Zacharie, qui arrivait avec Philomène, bouscula Étienne,
comme celui-ci sortait. Et il ricana, méchamment.
—Tiens! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres!
Déjà, la Levaque s’était avancée sur sa porte, en
compagnie de Bouteloup. Elle parla de Bébert, son gamin
tué d’une balle, elle cria:
—Oui, il y a des lâches qui font massacrer les enfants. Qu’il
aille chercher le mien dans la terre, s’il veut me le rendre!
Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage ne chômait
pas, puisque Bouteloup restait. Pourtant, l’idée lui en revint,
elle continua d’une voix aiguë:
—Va donc! ce sont les coquins qui se promènent, quand
les braves gens sont à l’ombre!
Étienne, pour l’éviter, était tombé sur la Pierronne,
accourue au travers des jardins. Celle-ci avait accueilli
comme une délivrance la mort de sa mère, dont les
violences menaçaient de les faire pendre; et elle ne
pleurait guère non plus la petite de Pierron, cette
gourgandine de Lydie, un vrai débarras. Mais elle se
mettait avec les voisines, dans l’idée de se réconcilier.

—Et ma mère, dis? et la fillette? On t’a vu, tu te cachais
derrière elles, quand elles ont gobé du plomb à ta place!
Quoi faire? étrangler la Pierronne et les autres, se battre
contre le coron? Étienne en eut un instant l’envie. Le sang
grondait dans sa tête, il traitait maintenant les camarades
de brutes, il s’irritait de les voir inintelligents et barbares, au
point de s’en prendre à lui de la logique des faits. Était-ce
bête! Un dégoût lui venait de son impuissance à les
dompter de nouveau; et il se contenta de hâter le pas,
comme sourd aux injures. Bientôt, ce fut une fuite, chaque
maison le huait au passage, on s’acharnait sur ses talons,
tout un peuple le maudissait d’une voix peu à peu tonnante,
dans le débordement de la haine. C’était lui, l’exploiteur,
l’assassin, la cause unique de leur malheur. Il sortit du
coron, blême, affolé, galopant, avec cette bande hurlante
derrière son dos. Enfin, sur la route, beaucoup le lâchèrent;
mais quelques-uns s’entêtaient, lorsque, au bas de la
pente, devant l’Avantage, il rencontra un autre groupe, qui
sortait du Voreux.
Le vieux Mouque et Chaval étaient là. Depuis la mort de la
Mouquette, sa fille, et de son garçon, Mouquet, le vieux
continuait son service de palefrenier, sans un mot de regret
ni de plainte. Brusquement, quand il aperçut Étienne, une
fureur le secoua, et des larmes crevèrent de ses yeux, et
une débâcle de gros mots jaillit de sa bouche noire et
saignante, à force de chiquer.

—Salaud! cochon! espèce de mufle!… Attends, tu as mes
pauvres bougres d’enfants à me payer, il faut que tu y
passes!
Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux
morceaux.
—Oui, oui, nettoyons-le! cria Chaval, qui ricanait, très
excité, ravi de cette vengeance. Chacun son tour… Te voilà
collé au mur, sale crapule!
Et lui aussi se rua sur Étienne, à coups de pierres. Une
clameur sauvage s’élevait, tous prirent des briques, les
cassèrent, les jetèrent, pour l’éventrer, comme ils avaient
voulu éventrer les soldats. Étourdi, il ne fuyait plus, il leur
faisait face, cherchant à les calmer avec des phrases. Ses
anciens discours, si chaudement acclamés jadis, lui
remontaient aux lèvres. Il répétait les mots dont il les avait
grisés, à l’époque où il les tenait dans sa main, ainsi qu’un
troupeau fidèle; mais sa puissance était morte, des pierres
seules lui répondaient; et il venait d’être meurtri au bras
gauche, il reculait, en grand péril, lorsqu’il se trouva traqué
contre la façade de l’Avantage.
Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte.
—Entre, dit-il simplement.
Étienne hésitait, cela l’étouffait, de se réfugier là.

—Entre donc, je vais leur parler.
Il se résigna, il se cacha au fond de la salle, pendant que le
cabaretier bouchait la porte de ses larges épaules.
—Voyons, mes amis, soyez raisonnables… Vous savez
bien que je ne vous ai jamais trompés, moi. Toujours j’ai
été pour le calme, et si vous m’aviez écouté, vous n’en
seriez pas, à coup sûr, où vous en êtes.
Dodelinant des épaules et du ventre, il continua
longuement, il laissa couler son éloquence facile, d’une
douceur apaisante d’eau tiède. Et tout son succès
d’autrefois lui revenait, il reconquérait sa popularité sans
effort, naturellement, comme si les camarades ne l’avaient
pas hué et traité de lâche, un mois plus tôt. Des voix
l’approuvaient: très bien! on était avec lui! voilà comment il
fallait parler! Un tonnerre d’applaudissements éclata.
En arrière, Étienne défaillait, le coeur noyé d’amertume. Il
se rappelait la prédiction de Rasseneur, dans la forêt,
lorsque celui-ci l’avait menacé de l’ingratitude des foules.
Quelle brutalité imbécile! quel oubli abominable des
services rendus! C’était une force aveugle qui se dévorait
constamment elle-même. Et, sous sa colère à voir ces
brutes gâter leur cause, il y avait le désespoir de son
propre écroulement, de la fin tragique de son ambition. Eh
quoi! était-ce fini déjà? Il se souvenait d’avoir, sous les
hêtres, entendu trois mille poitrines battre à l’écho de la

sienne. Ce jour-là, il avait tenu sa popularité dans ses deux
mains, ce peuple lui appartenait, il s’en était senti le maître.
Des rêves fous le grisaient alors: Montsou à ses pieds,
Paris là-bas, député peut-être, foudroyant les bourgeois
d’un discours, le premier discours prononcé par un ouvrier
à la tribune d’un parlement. Et c’était fini! il s’éveillait
misérable et détesté, son peuple venait de le reconduire à
coups de briques.


La voix de Rasseneur s’éleva.
—Jamais la violence n’a réussi, on ne peut pas refaire le
monde en un jour. Ceux qui vous ont promis de tout
changer d’un coup, sont des farceurs ou des coquins!
—Bravo! bravo! cria la foule.
Qui donc était le coupable? et cette question qu’Étienne se
posait, achevait de l’accabler. En vérité, était-ce sa faute,
ce malheur dont il saignait lui-même, la misère des uns,
l’égorgement des autres, ces femmes, ces enfants,
amaigris et sans pain? Il avait eu cette vision lamentable,
un soir, avant les catastrophes. Mais déjà une force le
soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades.
Jamais, d’ailleurs, il ne les avait dirigés, c’étaient eux qui le
menaient, qui l’obligeaient à faire des choses qu’il n’aurait
pas faites, sans le branle de cette cohue poussant derrière
lui. A chaque violence, il était resté dans la stupeur des
événements, car il n’en avait prévu ni voulu aucun. Pouvait-il

s’attendre, par exemple, à ce que ses fidèles du coron le
lapideraient un jour? Ces enragés-là mentaient, quand ils
l’accusaient de leur avoir promis une existence de
mangeaille et de paresse. Et, dans cette justification, dans
les raisonnements dont il essayait de combattre ses
remords, s’agitait la sourde inquiétude de ne pas s’être
montré à la hauteur de sa tâche, ce doute du demi-savant
qui le tracassait toujours. Mais il se sentait à bout de
courage, il n’était même plus de coeur avec les
camarades, il avait peur d’eux, de cette masse énorme,
aveugle et irrésistible du peuple, passant comme une force
de la nature, balayant tout, en dehors des règles et des
théories. Une répugnance l’en avait détaché peu à peu, le
malaise de ses goûts affinés, la montée lente de tout son
être vers une classe supérieure.
A ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de
vociférations enthousiastes.
—Vive Rasseneur! il n’y a que lui, bravo, bravo!
Le cabaretier referma la porte, pendant que la bande se
dispersait; et les deux hommes se regardèrent en silence.
Tous deux haussèrent les épaules. Ils finirent par boire une
chope ensemble.
Ce même jour, il y eut un grand dîner à la Piolaine, où l’on
fêtait les fiançailles de Négrel et de Cécile. Les Grégoire,
depuis la veille, faisaient cirer la salle à manger et

épousseter le salon. Mélanie régnait dans la cuisine,
surveillant les rôtis, tournant les sauces, dont l’odeur
montait jusque dans les greniers. On avait décidé que le
cocher Francis aiderait Honorine à servir. La jardinière
devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille.
Jamais un tel gala n’avait mis en l’air la grande maison
patriarcale et cossue.
Tout se passa le mieux du monde. Madame Hennebeau se
montra charmante pour Cécile, et elle sourit à Négrel,
lorsque le notaire de Montsou, galamment, proposa de
boire au bonheur du futur ménage. M. Hennebeau fut aussi
très aimable. Son air riant frappa les convives, le bruit
courait que, rentré en faveur près de la Régie, il serait
bientôt fait officier de la Légion d’honneur, pour la façon
énergique dont il avait dompté la grève. On évitait de parler
des derniers événements, mais il y avait du triomphe dans
la joie générale, le dîner tournait à la célébration officielle
d’une victoire. Enfin, on était donc délivré, on
recommençait à manger et à dormir en paix! Une allusion
fut discrètement faite aux morts dont la boue du Voreux
avait à peine bu le sang: c’était une leçon nécessaire, et
tous s’attendrirent, quand les Grégoire ajoutèrent que,
maintenant, le devoir de chacun était d’aller panser les
plaies, dans les corons. Eux, avaient repris leur placidité
bienveillante, excusant leurs braves mineurs, les voyant
déjà, au fond des fosses, donner le bon exemple d’une
résignation séculaire. Les notables de Montsou, qui ne
tremblaient plus, convinrent que la question du salariat

demandait à être étudiée prudemment. Au rôti, la victoire
devint complète, lorsque M. Hennebeau lut une lettre de
l’évêque, où celui-ci annonçait le déplacement de l’abbé
Ranvier. Toute la bourgeoisie de la province commentait
avec passion l’histoire de ce prêtre, qui traitait les soldats
d’assassins. Et le notaire, comme le dessert paraissait, se
posa très résolument en libre penseur.
Deneulin était là, avec ses deux filles. Au milieu de cette
allégresse, il s’efforçait de cacher la mélancolie de sa
ruine. Le matin même, il avait signé la vente de sa
concession de Vandame à la Compagnie de Montsou.
Acculé, égorgé, il s’était soumis aux exigences des
régisseurs, leur lâchant enfin cette proie guettée si
longtemps, leur tirant à peine l’argent nécessaire pour
payer ses créanciers. Même il avait accepté, au dernier
moment, comme une chance heureuse, leur offre de le
garder à titre d’ingénieur divisionnaire, résigné à surveiller
ainsi, en simple salarié, cette fosse où il avait englouti sa
fortune. C’était le glas des petites entreprises personnelles,
la disparition prochaine des patrons, mangés un à un par
l’ogre sans cesse affamé du capital, noyés dans le flot
montant des grandes Compagnies. Lui seul payait les frais
de la grève, il sentait bien qu’on buvait à son désastre, en
buvant à la rosette de M. Hennebeau; et il ne se consolait
un peu que devant la belle crânerie de Lucie et de Jeanne,
charmantes dans leurs toilettes retapées, riant à la
débâcle, en jolies filles garçonnières, dédaigneuses de
l’argent.

Lorsqu’on passa au salon prendre le café, M. Grégoire
emmena son cousin à l’écart et le félicita du courage de sa
décision.
—Que veux-tu? ton seul tort a été de risquer à Vandame le
million de ton denier de Montsou. Tu t’es donné un mal
terrible, et le voilà fondu dans ce travail de chien, tandis
que le mien, qui n’a pas bougé de mon tiroir, me nourrit
encore sagement à ne rien faire, comme il nourrira les
enfants de mes petits-enfants.
II
Le dimanche, Étienne s’échappa du coron, dès la nuit
tombée. Un ciel très pur, criblé d’étoiles, éclairait la terre
d’une clarté bleue de crépuscule. Il descendit vers le canal,
il suivit lentement la berge, en remontant du côté de
Marchiennes. C’était sa promenade favorite, un sentier
gazonné de deux lieues, filant tout droit, le long de cette
eau géométrique, qui se déroulait pareille à un lingot sans
fin d’argent fondu.
Jamais il n’y rencontrait personne. Mais, ce jour-là, il fut
contrarié, en voyant venir à lui un homme. Et, sous la pâle
lumière des étoiles, les deux promeneurs solitaires ne se

reconnurent que face à face.
—Tiens! c’est toi, murmura Étienne.
Souvarine hocha la tête sans répondre. Un instant, ils
restèrent immobiles; puis, côte à côte, ils repartirent vers
Marchiennes. Chacun semblait continuer ses réflexions,
comme très loin l’un de l’autre.
—As-tu vu dans le journal le succès de Pluchart à Paris?
demanda enfin Étienne. On l’attendait sur le trottoir, on lui a
fait une ovation, au sortir de cette réunion de Belleville…
Oh! le voilà lancé, malgré son rhume. Il ira où il voudra,
désormais.
Le machineur haussa les épaules. Il avait le mépris des
beaux parleurs, des gaillards qui entrent dans la politique
comme on entre au barreau, pour y gagner des rentes, à
coups de phrases.
Étienne, maintenant, en était à Darwin. Il en avait lu des
fragments, résumés et vulgarisés dans un volume à cinq
sous; et, de cette lecture mal comprise, il se faisait une
idée révolutionnaire du combat pour l’existence, les
maigres mangeant les gras, le peuple fort dévorant la
blême bourgeoisie. Mais Souvarine s’emporta, se répandit
sur la bêtise des socialistes qui acceptent Darwin, cet
apôtre de l’inégalité scientifique, dont la fameuse sélection
n’était bonne que pour des philosophes aristocrates.

Cependant, le camarade s’entêtait, voulait raisonner, et il
exprimait ses doutes par une hypothèse: la vieille société
n’existait plus, on en avait balayé jusqu’aux miettes; eh
bien, n’était-il pas à craindre que le monde nouveau ne
repoussât gâté lentement des mêmes injustices, les uns
malades et les autres gaillards, les uns plus adroits, plus
intelligents, s’engraissant de tout, et les autres imbéciles et
paresseux, redevenant des esclaves? Alors, devant cette
vision de l’éternelle misère, le machineur cria d’une voix
farouche que, si la justice n’était pas possible avec
l’homme, il fallait que l’homme disparût. Autant de sociétés
pourries, autant de massacres, jusqu’à l’extermination du
dernier être. Et le silence retomba.
Longtemps, la tête basse, Souvarine marcha sur l’herbe
fine, si absorbé, qu’il suivait l’extrême bord de l’eau, avec la
tranquille certitude d’un homme endormi, rêvant le long des
gouttières. Puis, il tressaillit sans cause, comme s’il s’était
heurté contre une ombre. Ses yeux se levèrent, sa face
apparut, très pâle; et il dit doucement à son compagnon:
—Est-ce que je t’ai conté comment elle est morte?
—Qui donc?
—Ma femme, là-bas, en Russie.
Étienne eut un geste vague, étonné du tremblement de la
voix, de ce brusque besoin de confidence, chez ce garçon

impassible d’habitude, dans son détachement stoïque des
autres et de lui-même. Il savait seulement que la femme
était une maîtresse, et qu’on l’avait pendue, à Moscou.
—L’affaire n’avait pas marché, raconta Souvarine, les yeux
perdus à présent sur la fuite blanche du canal, entre les
colonnades bleuies des grands arbres. Nous étions restés
quatorze jours au fond d’un trou, à miner la voie du chemin
de fer; et ce n’est pas le train impérial, c’est un train de
voyageurs qui a sauté… Alors, on a arrêté Annouchka. Elle
nous apportait du pain tous les soirs, déguisée en
paysanne. C’était elle aussi qui avait allumé la mèche,
parce qu’un homme aurait pu être remarqué… J’ai suivi le
procès, caché dans la foule, pendant six longues
journées…
Sa voix s’embarrassa, il fut pris d’un accès de toux, comme
s’il étranglait.
—Deux fois, j’ai eu envie de crier, de m’élancer par-dessus
les têtes, pour la rejoindre. Mais à quoi bon? un homme de
moins, c’est un soldat de moins; et je devinais bien qu’elle
me disait non, de ses grands yeux fixes, lorsqu’elle
rencontrait les miens.
Il toussa encore.
—Le dernier jour, sur la place, j’étais là… Il pleuvait, les
maladroits perdaient la tête, dérangés par la pluie battante.

Ils avaient mis vingt minutes, pour en pendre quatre autres:
la corde cassait, ils ne pouvaient achever le quatrième…
Annouchka était tout debout, à attendre. Elle ne me voyait
pas, elle me cherchait dans la foule. Je suis monté sur une
borne, et elle m’a vu, nos yeux ne se sont plus quittés.
Quand elle a été morte, elle me regardait toujours… J’ai
agité mon chapeau, je suis parti.
Il y eut un nouveau silence. L’allée blanche du canal se
déroulait à l’infini, tous deux marchaient du même pas
étouffé, comme retombés chacun dans son isolement. Au
fond de l’horizon, l’eau pâle semblait ouvrir le ciel d’une
mince trouée de lumière.
—C’était notre punition, continua durement Souvarine.
Nous étions coupables de nous aimer… Oui, cela est bon
qu’elle soit morte, il naîtra des héros de son sang, et moi, je
n’ai plus de lâcheté au coeur… Ah! rien, ni parents, ni
femme, ni ami! rien qui fasse trembler la main, le jour où il
faudra prendre la vie des autres ou donner la sienne!
Étienne s’était arrêté, frissonnant, sous la nuit fraîche. Il ne
discuta pas, il dit simplement:
—Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions?
Ils revinrent vers le Voreux, avec lenteur, et il ajouta, au bout
de quelques pas:
—As-tu vu les nouvelles affiches?

C’étaient de grands placards jaunes que la Compagnie
avait encore fait coller dans la matinée. Elle s’y montrait
plus nette et plus conciliante, elle promettait de reprendre
le livret des mineurs qui redescendraient le lendemain.
Tout serait oublié, le pardon était offert même aux plus
compromis.
—Oui, j’ai vu, répondit le machineur.
—Eh bien! qu’est-ce que tu en penses?
—J’en pense, que c’est fini… Le troupeau redescendra.
Vous êtes tous trop lâches.
Étienne, fiévreusement, excusa les camarades: un homme
peut être brave, une foule qui meurt de faim est sans force.
Pas à pas, ils étaient revenus au Voreux; et, devant la
masse noire de la fosse, il continua, il jura de ne jamais
redescendre, lui; mais il pardonnait à ceux qui
redescendraient. Ensuite, comme le bruit courait que les
charpentiers n’avaient pas eu le temps de réparer le
cuvelage, il désira savoir. Était-ce vrai? la pesée des
terrains contre les bois qui faisaient au puits une chemise
de charpente, les avait-elle tellement renflés à l’intérieur,
qu’une des cages d’extraction frottait au passage, sur une
longueur de plus de cinq mètres? Souvarine, redevenu
silencieux, répondait brièvement. Il avait encore travaillé la
veille, la cage frottait en effet, les machineurs devaient

même doubler la vitesse, pour passer à cet endroit. Mais
tous les chefs accueillaient les observations de la même
phrase irritée: c’était du charbon qu’on voulait, on
consoliderait mieux plus tard.
—Vois-tu que ça crève! murmura Étienne. On serait à la
noce.
Les yeux fixés sur la fosse, vague dans l’ombre, Souvarine
conclut tranquillement:
—Si ça crève, les camarades le sauront, puisque tu
conseilles de redescendre.
Neuf heures sonnaient au clocher de Montsou; et, son
compagnon ayant dit qu’il rentrait se coucher, il ajouta,
sans même tendre la main:
—Eh bien! adieu. Je pars.
—Comment, tu pars?
—Oui, j’ai redemandé mon livret, je vais ailleurs.
Étienne, stupéfait, émotionné, le regardait. C’était après
deux heures de promenade, qu’il lui disait ça, et d’une voix
si calme, lorsque la seule annonce de cette brusque
séparation lui serrait le coeur, à lui. On s’était connu, on
avait peiné ensemble: ça rend toujours triste, l’idée de ne
plus se voir.

—Tu pars, et où vas-tu?
—Là-bas, je n’en sais rien.
—Mais je te reverrai?
—Non, je ne crois pas.
Ils se turent, ils restèrent un moment face à face, sans
trouver rien autre à se dire.
—Alors, adieu.
—Adieu.
Pendant qu’Étienne montait au coron, Souvarine tourna le
dos, revint sur la berge du canal; et là, seul maintenant, il
marcha sans fin, la tête basse, si noyé de ténèbres, qu’il
n’était plus qu’une ombre mouvante de la nuit. Par instants,
il s’arrêtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit
sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux.
A ce moment, la fosse était vide, il n’y rencontra qu’un
porion, les yeux gros de sommeil. On devait chauffer
seulement à deux heures, pour la reprise du travail.
D’abord, il monta prendre au fond d’une armoire une veste
qu’il feignait d’avoir oubliée. Des outils, un vilebrequin armé
de sa mèche, une petite scie très forte, un marteau et un
ciseau, se trouvaient roulés dans cette veste. Puis, il

repartit. Mais, au lieu de sortir par la baraque, il enfila
l’étroit couloir qui menait au goyot des échelles. Et, sa
veste sous le bras, il descendit doucement, sans lampe,
mesurant la profondeur en comptant les échelles. Il savait
que la cage frottait à trois cent soixante-quatorze mètres,
contre la cinquième passe du cuvelage inférieur. Quand il
eut compté cinquante-quatre échelles, il tâta de la main, il
sentit le renflement des pièces de bois. C’était là.
Alors, avec l’adresse et le sang-froid d’un bon ouvrier qui a
longtemps médité sur sa besogne, il se mit au travail. Tout
de suite, il commença par scier un panneau dans la cloison
du goyot, de manière à communiquer avec le
compartiment d’extraction. Et, à l’aide d’allumettes
vivement enflammées et éteintes, il put se rendre compte
de l’état du cuvelage et des réparations récentes qu’on y
avait faites.
Entre Calais et Valenciennes, le fonçage des puits de mine
rencontrait des difficultés inouïes, pour traverser les
masses d’eau séjournant sous terre, en nappes immenses,
au niveau des vallées les plus basses. Seule, la
construction des cuvelages, de ces pièces de charpente
jointes entre elles comme les douves d’un tonneau,
parvenait à contenir les sources affluentes, à isoler les
puits, au milieu des lacs dont les vagues profondes et
obscures en battaient les parois. Il avait fallu, en fonçant le
Voreux, établir deux cuvelages: celui du niveau supérieur,
dans les sables ébouleux et les argiles blanches qui

avoisinent le terrain crétacé, fissuré de toutes parts, gonflé
d’eau comme une éponge; puis, celui du niveau inférieur,
directement au-dessus du terrain houiller, dans un sable
jaune d’une finesse de farine, coulant avec une fluidité
liquide; et c’était là que se trouvait le Torrent, cette mer
souterraine, la terreur des houillères du Nord, une mer avec
ses tempêtes et ses naufrages, une mer ignorée,
insondable, roulant ses flots noirs, à plus de trois cents
mètres du soleil. D’ordinaire, les cuvelages tenaient bon,
sous la pression énorme. Ils ne redoutaient guère que le
tassement des terrains voisins, ébranlés par le travail
continu des anciennes galeries d’exploitation, qui se
comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des
lignes de cassure se produisaient, se propageaient
lentement jusqu’aux charpentes, qu’elles déformaient à la
longue, en les repoussant à l’intérieur du puits; et le grand
danger était là, une menace d’éboulement et d’inondation,
la fosse emplie de l’avalanche des terres et du déluge des
sources.
Souvarine, à cheval dans l’ouverture pratiquée par lui,
constata une déformation très grave de la cinquième
passe du cuvelage. Les pièces de bois faisaient ventre, en
dehors des cadres; plusieurs même étaient sorties de leur
épaulement. Des filtrations abondantes, des «pichoux»
comme disent les mineurs, jaillissaient des joints, au
travers du brandissage d’étoupes goudronnées dont on les
garnissait. Et les charpentiers, pressés par le temps,
s’étaient contentés de poser aux angles des équerres de

fer, avec une telle insouciance, que toutes les vis n’étaient
pas mises. Un mouvement considérable se produisait
évidemment derrière, dans les sables du Torrent.
Alors, avec son vilebrequin, il desserra les vis des
équerres, de façon à ce qu’une dernière poussée pût les
arracher toutes. C’était une besogne de témérité folle,
pendant laquelle il manqua vingt fois de culbuter, de faire le
saut des cent quatre-vingts mètres qui le séparaient du
fond. Il avait dû empoigner les guides de chêne, les
madriers où glissaient les cages; et, suspendu au-dessus
du vide, il voyageait le long des traverses dont ils étaient
reliés de distance en distance, il se coulait, s’asseyait, se
renversait, simplement arc-bouté sur un coude ou sur un
genou, dans un tranquille mépris de la mort. Un souffle
l’aurait précipité, à trois reprises il se rattrapa, sans un
frisson. D’abord, il tâtait de la main, puis il travaillait,
n’enflammant une allumette que lorsqu’il s’égarait, au milieu
de ces poutres gluantes. Après avoir desserré les vis, il
s’attaqua aux pièces mêmes; et le péril grandit encore. Il
avait cherché la clef, la pièce qui tenait les autres; il
s’acharnait contre elle, la trouait, la sciait, l’amincissait,
pour qu’elle perdît de sa résistance; tandis que, par les
trous et les fentes, l’eau qui s’échappait en jets minces
l’aveuglait et le trempait d’une pluie glacée. Deux
allumettes s’éteignirent. Toutes se mouillaient, c’était la
nuit, une profondeur sans fond de ténèbres.
Dès ce moment, une rage l’emporta. Les haleines de

l’invisible le grisaient, l’horreur noire de ce trou battu d’une
averse le jetait à une fureur de destruction. Il s’acharna au
hasard contre le cuvelage, tapant où il pouvait, à coups de
vilebrequin, à coups de scie, pris du besoin de l’éventrer
tout de suite sur sa tête. Et il y mettait une férocité, comme
s’il eût joué du couteau dans la peau d’un être vivant, qu’il
exécrait. Il la tuerait à la fin, cette bête mauvaise du Voreux,
à la gueule toujours ouverte, qui avait englouti tant de chair
humaine! On entendait la morsure de ses outils, son échine
s’allongeait, il rampait, descendait, remontait, se tenant
encore par miracle, dans un branle continu, un vol d’oiseau
nocturne au travers des charpentes d’un clocher.
Mais il se calma, mécontent de lui. Est-ce qu’on ne pouvait
faire les choses froidement? Sans hâte, il souffla, il rentra
dans le goyot des échelles, dont il boucha le trou, en
replaçant le panneau qu’il avait scié. C’était assez, il ne
voulait pas donner l’éveil par un dégât trop grand, qu’on
aurait tenté de réparer tout de suite. La bête avait sa
blessure au ventre, on verrait si elle vivait encore le soir; et
il avait signé, le monde épouvanté saurait qu’elle n’était pas
morte de sa belle mort. Il prit le temps de rouler
méthodiquement les outils dans sa veste, il remonta les
échelles avec lenteur. Puis, quand il fut sorti de la fosse
sans être vu, l’idée d’aller changer de vêtements ne lui vint
même pas. Trois heures sonnaient. Il resta planté sur la
route, il attendit.
A la même heure, Étienne, qui ne dormait pas, s’inquiéta

d’un bruit léger, dans l’épaisse nuit de la chambre. Il
distinguait le petit souffle des enfants, les ronflements de
Bonnemort et de la Maheude; tandis que, près de lui,
Jeanlin sifflait une note prolongée de flûte. Sans doute, il
avait rêvé, et il se renfonçait, lorsque le bruit recommença.
C’était un craquement de paillasse, l’effort étouffé d’une
personne qui se lève. Alors, il s’imagina que Catherine se
trouvait indisposée.
—Dis, c’est toi? qu’est-ce que tu as? demanda-t-il à voix
basse.
Personne ne répondit, seuls les ronflements des autres
continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il
y eut un nouveau craquement. Et, certain cette fois de ne
pas s’être trompé, il traversa la chambre, il envoya les
mains dans les ténèbres, pour tâter le lit d’en face. Sa
surprise fut grande, en y rencontrant la jeune fille assise,
l’haleine suspendue, éveillée et aux aguets.
—Eh bien! pourquoi ne réponds-tu pas? qu’est-ce que tu
fais donc?
Elle finit par dire:
—Je me lève.
—A cette heure, tu te lèves?
—Oui, je retourne travailler à la fosse.

Très ému, Étienne dut s’asseoir au bord de la paillasse,
pendant que Catherine lui expliquait ses raisons. Elle
souffrait trop de vivre ainsi, oisive, en sentant peser sur elle
de continuels regards de reproche; elle aimait mieux courir
le risque d’être bousculée là-bas par Chaval; et, si sa mère
refusait son argent, quand elle le lui apporterait, eh bien!
elle était assez grande pour se mettre à part et faire elle-
même sa soupe.
—Va-t’en, je vais m’habiller. Et ne dis rien, n’est-ce pas? si
tu veux être gentil.
Mais il demeurait près d’elle, il l’avait prise à la taille, dans
une caresse de chagrin et de pitié. En chemise, serrés l’un
contre l’autre, ils sentaient la chaleur de leur peau nue, au
bord de cette couche, tiède du sommeil de la nuit. Elle,
d’un premier mouvement, avait essayé de se dégager;
puis, elle s’était mise à pleurer tout bas, en le prenant à son
tour par le cou, pour le garder contre elle, dans une étreinte
désespérée. Et ils restaient sans autre désir, avec le
passé de leurs amours malheureuses, qu’ils n’avaient pu
satisfaire. Était-ce donc à jamais fini? n’oseraient-ils
s’aimer un jour, maintenant qu’ils étaient libres? Il n’aurait
fallu qu’un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce
malaise qui les empêchait d’aller ensemble, à cause de
toutes sortes d’idées, où ils ne lisaient pas clairement eux-
mêmes.

—Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ça
réveillerait maman… Il est l’heure, laisse-moi.
Il n’écoutait point, il la pressait éperdument, le coeur noyé
d’une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible
besoin d’être heureux l’envahissait; et il se voyait marié,
dans une petite maison propre, sans autre ambition que de
vivre et de mourir là, tous les deux. Du pain le contenterait;
même s’il n’y en avait que pour un, le morceau serait pour
elle. A quoi bon autre chose? est-ce que la vie valait
davantage?
Elle, cependant, dénouait ses bras nus.
—Je t’en prie, laisse.
Alors, dans un élan de son coeur, il lui dit à l’oreille:
—Attends, je vais avec toi.
Et lui-même s’étonna d’avoir dit cette chose. Il avait juré de
ne pas redescendre, d’où venait donc cette décision
brusque, sortie de ses lèvres, sans qu’il y eût songé, sans
qu’il l’eût discutée un instant? Maintenant, c’était en lui un tel
calme, une guérison si complète de ses doutes, qu’il
s’entêtait, en homme sauvé par le hasard, et qui avait
trouvé enfin l’unique porte à son tourment. Aussi refusa-t-il
de l’entendre, lorsqu’elle s’alarma, comprenant qu’il se
dévouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont
on l’accueillerait à la fosse. Il se moquait de tout, les

affiches promettaient le pardon, et cela suffisait.
—Je veux travailler, c’est mon idée… Habillons-nous et ne
faisons pas de bruit.
Ils s’habillèrent dans les ténèbres, avec mille précautions.
Elle, secrètement, avait préparé la veille ses vêtements de
mineur; lui, dans l’armoire, prit une veste et une culotte; et
ils ne se lavèrent pas, par crainte de remuer la terrine. Tous
dormaient, mais il fallait traverser le couloir étroit, où
couchait la mère. Quand ils partirent, le malheur voulut
qu’ils butèrent contre une chaise. Elle s’éveilla, elle
demanda, dans l’engourdissement du sommeil:
—Hein? qui est-ce?
Catherine, tremblante, s’était arrêtée, en serrant
violemment la main d’Étienne.
—C’est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. J’étouffe, je
sors respirer un peu.
—Bon, bon.
Et la Maheude se rendormit. Catherine n’osait plus bouger.
Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine
qu’elle avait réservée sur un pain, donné par une dame de
Montsou. Puis, doucement, ils refermèrent la porte, ils s’en
allèrent.

Souvarine était demeuré debout, près de l’Avantage, à
l’angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les
charbonniers qui retournaient au travail, confus dans
l’ombre, passant avec leur sourd piétinement de troupeau.
Il les comptait, comme les bouchers comptent les bêtes, à
l’entrée de l’abattoir; et il était surpris de leur nombre, il ne
prévoyait pas, même dans son pessimisme, que ce
nombre de lâches pût être si grand. La queue s’allongeait
toujours, il se raidissait, très froid, les dents serrées, les
yeux clairs.
Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui défilaient, et dont
il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d’en
reconnaître un, à sa démarche. Il s’avança, il l’arrêta.
—Où vas-tu?
Étienne, saisi, au lieu de répondre, balbutiait.
—Tiens! tu n’es pas encore parti!
Puis, il avoua, il retournait à la fosse. Sans doute, il avait
juré; seulement, ce n’était pas une existence, d’attendre les
bras croisés des choses qui arriveraient dans cent ans
peut-être; et, d’ailleurs, des raisons à lui le décidaient.
Souvarine l’avait écouté, frémissant. Il l’empoigna par une
épaule, il le rejeta vers le coron.
—Rentre chez toi, je le veux, entends-tu!

Mais, Catherine s’étant approchée, il la reconnut, elle
aussi. Étienne protestait, déclarait qu’il ne laissait à
personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du
machineur allèrent de la jeune fille au camarade; tandis
qu’il reculait d’un pas, avec un geste de brusque abandon.
Quand il y avait une femme dans le coeur d’un homme,
l’homme était fini, il pouvait mourir. Peut-être revit-il, en une
vision rapide, là-bas, à Moscou, sa maîtresse pendue, ce
dernier lien de sa chair coupé, qui l’avait rendu libre de la
vie des autres et de la sienne. Il dit simplement:
—Va.
Gêné, Étienne s’attardait, cherchait une parole de bonne
amitié, pour ne pas se séparer ainsi.
—Alors, tu pars toujours?
—Oui.
—Eh bien! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et
sans rancune.
L’autre lui tendit une main glacée. Ni ami, ni femme.
—Adieu pour tout de bon, cette fois.
—Oui, adieu.

Et Souvarine, immobile dans les ténèbres, suivit du regard
Étienne et
Catherine, qui entraient au Voreux.
III
A quatre heures, la descente commença. Dansaert, installé
en personne au bureau du marqueur, dans la lampisterie,
inscrivait chaque ouvrier qui se présentait, et lui faisait
donner une lampe. Il les prenait tous, sans une observation,
tenant la promesse des affiches. Cependant, lorsqu’il
aperçut au guichet Étienne et Catherine, il eut un sursaut,
très rouge, la bouche ouverte pour refuser l’inscription;
puis, il se contenta de triompher, d’un air goguenard: ah!
ah! le fort des forts était donc par terre? la Compagnie
avait donc du bon, que le terrible tombeur de Montsou
revenait lui demander du pain? Silencieux, Étienne
emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse.
Mais c’était là, dans la salle de recette, que Catherine
craignait les mauvaises paroles des camarades.
Justement, dès l’entrée, elle reconnut Chaval au milieu
d’une vingtaine de mineurs, attendant qu’une cage fût libre.
Il s’avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d’Étienne
l’arrêta. Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements
d’épaules outrageux. Très bien! il s’en foutait, du moment

que l’autre avait occupé la place toute chaude; bon
débarras! ça regardait le monsieur, s’il aimait les restes;
et, sous l’étalage de ce dédain, il était repris d’un
tremblement de jalousie, ses yeux flambaient. D’ailleurs,
les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux
baissés. Ils se contentaient de jeter un regard oblique aux
nouveaux venus; puis, abattus et sans colère, ils se
remettaient à regarder fixement la bouche du puits, leur
lampe à la main, grelottant sous la mince toile de leur
veste, dans les courants d’air continus de la grande salle.
Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria
d’embarquer. Catherine et Étienne se tassèrent dans une
berline, où Pierron et deux haveurs se trouvaient déjà. A
côté, dans l’autre berline, Chaval disait au père Mouque,
très haut, que la Direction avait bien tort de ne pas profiter
de l’occasion pour débarrasser les fosses des chenapans
qui les pourrissaient; mais le vieux palefrenier, déjà
retombé à la résignation de sa chienne d’existence, ne se
fâchait plus de la mort de ses enfants, répondait
simplement d’un geste de conciliation.
La cage se décrocha, on fila dans le noir. Personne ne
parlait. Tout d’un coup, comme on était aux deux tiers de la
descente, il y eut un frottement terrible. Les fers craquaient,
les hommes furent jetés les uns contre les autres.
—Nom de Dieu! gronda Étienne, est-ce qu’ils vont nous
aplatir? Nous finirons par tous y rester, avec leur sacré

cuvelage. Et ils disent encore qu’ils l’ont réparé!
Pourtant, la cage avait franchi l’obstacle. Elle descendait
maintenant sous une pluie d’orage, si violente, que les
ouvriers écoutaient avec inquiétude ce ruissellement. Il
s’était donc déclaré bien des fuites, dans le brandissage
des joints?
Pierron, interrogé, lui qui travaillait depuis plusieurs jours,
ne voulut pas montrer sa peur, qui pouvait être considérée
comme une attaque à la Direction; et il répondit:
—Oh! pas de danger! C’est toujours comme ça. Sans
doute qu’on n’a pas eu le temps de brandir les pichoux.
Le torrent ronflait sur leurs têtes, ils arrivèrent au fond, au
dernier accrochage, sous une véritable trombe d’eau. Pas
un porion n’avait eu l’idée de monter par les échelles, pour
se rendre compte. La pompe suffirait, les brandisseurs
visiteraient les joints, la nuit suivante. Dans les galeries, la
réorganisation du travail donnait assez de mal. Avant de
laisser les haveurs retourner à leur chantier d’abattage,
l’ingénieur avait décidé que, pendant les cinq premiers
jours, tous les hommes exécuteraient certains travaux de
consolidation, d’une urgence absolue. Des éboulements
menaçaient partout, les voies avaient tellement souffert,
qu’il fallait raccommoder les boisages sur des longueurs
de plusieurs centaines de mètres. En bas, on formait donc
des équipes de dix hommes, chacune sous la conduite

d’un porion; puis, on les mettait à la besogne, aux endroits
les plus endommagés. Quand la descente fut finie, on
compta que trois cent vingt-deux mineurs étaient
descendus, environ la moitié du nombre qui travaillait,
lorsque la fosse se trouvait en pleine exploitation.
Justement, Chaval compléta l’équipe dont Catherine et
Étienne faisaient partie; et il n’y eut pas là un hasard, il
s’était caché d’abord derrière les camarades, puis il avait
forcé la main au porion. Cette équipe-là s’en alla déblayer,
dans le bout de la galerie nord, à près de trois kilomètres,
un éboulement qui bouchait une voie de la veine Dix-Huit-
Pouces. On attaqua les roches éboulées à la pioche et à la
pelle. Étienne, Chaval et cinq autres déblayaient, tandis
que Catherine, avec deux galibots, roulaient les terres au
plan incliné. Les paroles étaient rares, le porion ne les
quittait pas. Cependant, les deux galants de la herscheuse
furent sur le point de s’allonger des gifles. Tout en grognant
qu’il n’en voulait plus, de cette traînée, l’ancien s’occupait
d’elle, la bousculait sournoisement, si bien que le nouveau
l’avait menacé d’une danse, s’il ne la laissait pas tranquille.
Leurs yeux se mangeaient, on dut les séparer.
Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d’oeil au
travail. Il paraissait d’une humeur exécrable, il s’emporta
contre le porion: rien ne marchait, les bois demandaient à
être remplacés au fur et à mesure, est-ce que c’était fichu,
de la besogne pareille! Et il partit, en annonçant qu’il
reviendrait avec l’ingénieur. Il attendait Négrel depuis le

matin, sans comprendre la cause de ce retard.
Une heure encore s’écoula. Le porion avait arrêté le
déblaiement, pour employer tout son monde à étayer le toit.
Même la herscheuse et les deux galibots ne roulaient plus,
préparaient et apportaient les pièces du boisage. Dans ce
fond de galerie, l’équipe se trouvait comme aux avant-
postes, perdue à une extrémité de la mine, sans
communication désormais avec les autres chantiers. Trois
ou quatre fois, des bruits étranges, de lointains galops
firent bien tourner la tête aux travailleurs: qu’était-ce donc?
on aurait dit que les voies se vidaient, que les camarades
remontaient déjà, et au pas de course. Mais la rumeur se
perdait dans le profond silence, ils se remettaient à caler
les bois, étourdis par les grands coups de marteau. Enfin,
on reprit le déblaiement, le roulage recommença.
Dès le premier voyage, Catherine, effrayée, revint en
disant qu’il n’y avait plus personne au plan incliné.
—J’ai appelé, on n’a pas répondu. Tous ont fichu le camp.
Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetèrent leurs
outils pour galoper. Cette idée, d’être abandonnés, seuls
au fond de la fosse, si loin de l’accrochage, les affolait. Ils
n’avaient gardé que leur lampe, ils couraient à la file, les
hommes, les enfants, la herscheuse; et le porion lui-même
perdait la tête, jetait des appels, de plus en plus effrayé du
silence, de ce désert des galeries qui s’étendait sans fin.

Qu’arrivait-il, pour qu’on ne rencontrât pas une âme? Quel
accident avait pu emporter ainsi les camarades? Leur
terreur s’accroissait de l’incertitude du danger, de cette
menace qu’ils sentaient là, sans la connaître.
Enfin, comme ils approchaient de l’accrochage, un torrent
leur barra la route. Ils eurent tout de suite de l’eau jusqu’aux
genoux; et ils ne pouvaient plus courir, ils fendaient
péniblement le flot, avec la pensée qu’une minute de retard
allait être la mort.
—Nom de Dieu! c’est le cuvelage qui a crevé, cria Étienne.
Je le disais bien que nous y resterions!
Depuis la descente, Pierron, très inquiet, voyait augmenter
le déluge qui tombait du puits. Tout en embarquant les
berlines avec deux autres, il levait la tête, la face trempée
des grosses gouttes, les oreilles bourdonnantes du
ronflement de la tempête, là-haut. Mais il trembla surtout,
quand il s’aperçut que, sous lui, le puisard, le bougnou
profond de dix mètres, s’emplissait: déjà, l’eau jaillissait du
plancher, débordait sur les dalles de fonte; et c’était une
preuve que la pompe ne suffisait plus à épuiser les fuites. Il
l’entendait s’essouffler, avec un hoquet de fatigue. Alors, il
avertit Dansaert, qui jura de colère, en répondant qu’il fallait
attendre l’ingénieur. Deux fois, il revint à la charge, sans
tirer de lui autre chose que des haussements d’épaules
exaspérés. Eh bien! l’eau montait, que pouvait-il y faire?

Mouque parut avec Bataille, qu’il conduisait à la corvée; et
il dut le tenir des deux mains, le vieux cheval somnolent
s’était brusquement cabré, la tête allongée vers le puits,
hennissant à la mort.
—Quoi donc, philosophe? qu’est-ce qui t’inquiète?… Ah!
c’est parce qu’il pleut. Viens donc, ça ne te regarde pas.
Mais la bête frissonnait de tout son poil, il la traîna de force
au roulage.
Presque au même instant, comme Mouque et Bataille
disparaissaient au fond d’une galerie, un craquement eut
lieu en l’air, suivi d’un vacarme prolongé de chute. C’était
une pièce du cuvelage qui se détachait, qui tombait de
cent quatre-vingts mètres, en rebondissant contre les
parois. Pierron et les autres chargeurs purent se garer, la
planche de chêne broya seulement une berline vide. En
même temps, un paquet d’eau, le flot jaillissant d’une digue
crevée, ruisselait. Dansaert voulut monter voir; mais il
parlait encore, qu’une seconde pièce déboula. Et, devant la
catastrophe menaçante, effaré, il n’hésita plus, il donna
l’ordre de la remonte, lança des porions pour avertir les
hommes, dans les chantiers.
Alors, commença une effroyable bousculade. De chaque
galerie, des files d’ouvriers arrivaient au galop, se ruaient à
l’assaut des cages. On s’écrasait, on se tuait pour être
remonté tout de suite. Quelques-uns, qui avaient eu l’idée

de prendre le goyot des échelles, redescendirent en criant
que le passage y était bouché déjà. C’était l’épouvante de
tous, après chaque départ d’une cage: celle-là venait de
passer, mais qui savait si la suivante passerait encore, au
milieu des obstacles dont le puits s’obstruait? En haut, la
débâcle devait continuer, on entendait une série de
sourdes détonations, les bois qui se fendaient, qui
éclataient dans le grondement continu et croissant de
l’averse. Une cage bientôt fut hors d’usage, défoncée, ne
glissant plus entre les guides, rompues sans doute. L’autre
frottait tellement, que le câble allait casser bien sûr. Et il
restait une centaine d’hommes à sortir, tous râlaient, se
cramponnaient, ensanglantés, noyés. Deux furent tués par
des chutes de planches. Un troisième, qui avait empoigné
la cage, retomba de cinquante mètres et disparut dans le
bougnou.
Dansaert, cependant, tâchait de mettre de l’ordre. Armé
d’une rivelaine, il menaçait d’ouvrir le crâne au premier qui
n’obéirait pas; et il voulait les ranger à la file, il criait que les
chargeurs sortiraient les derniers, après avoir emballé les
camarades. On ne l’écoutait pas, il avait empêché Pierron,
lâche et blême, de filer un des premiers. A chaque départ,
il devait l’écarter d’une gifle. Mais lui-même claquait des
dents, une minute de plus, et il était englouti: tout crevait là-
haut, c’était un fleuve débordé, une pluie meurtrière de
charpentes. Quelques ouvriers accouraient encore,
lorsque, fou de peur, il sauta dans une berline, en laissant
Pierron y sauter derrière lui. La cage monta.

A ce moment, l’équipe d’Étienne et de Chaval débouchait
dans l’accrochage. Ils virent la cage disparaître, ils se
précipitèrent; mais il leur fallut reculer, sous l’écroulement
final du cuvelage: le puits se bouchait, la cage ne
redescendrait pas. Catherine sanglotait, Chaval s’étranglait
à crier des jurons. On était une vingtaine, est-ce que ces
cochons de chefs les abandonneraient ainsi? Le père
Mouque, qui avait ramené Bataille, sans hâte, le tenait
encore par la bride, tous les deux stupéfiés, le vieux et la
bête, devant la hausse rapide de l’inondation. L’eau déjà
montait aux cuisses. Étienne muet, les dents serrées,
souleva Catherine entre ses bras. Et les vingt hurlaient, la
face en l’air, les vingt s’entêtaient, imbéciles, à regarder le
puits, ce trou éboulé qui crachait un fleuve, et d’où ne
pouvait plus leur venir aucun secours.
Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut Négrel qui
accourait.
Madame Hennebeau, par une fatalité, l’avait, ce matin-là,
au saut du
lit, retenu à feuilleter des catalogues, pour l’achat de la
corbeille.
Il était dix heures.
—Eh bien! qu’arrive-t-il donc? cria-t-il de loin.
—La fosse est perdue, répondit le maître-porion.
Et il conta la catastrophe, en bégayant, tandis que

l’ingénieur, incrédule, haussait les épaules: allons donc!
est-ce qu’un cuvelage se démolissait comme ça? On
exagérait, il fallait voir.
—Personne n’est resté au fond, n’est-ce pas?
Dansaert se troublait. Non, personne. Il l’espérait du moins.
Pourtant, des ouvriers avaient pu s’attarder.
—Mais, nom d’un chien! dit Négrel, pourquoi êtes-vous
sorti, alors?
Est-ce qu’on lâche ses hommes!
Tout de suite, il donna l’ordre de compter les lampes. Le
matin, on en avait distribué trois cent vingt-deux; et l’on n’en
retrouvait que deux cent cinquante-cinq; seulement,
plusieurs ouvriers avouaient que la leur était restée là-bas,
tombée de leur main, dans les bousculades de la panique.
On tâcha de procéder à un appel, il fut impossible d’établir
un nombre exact: des mineurs s’étaient sauvés, d’autres
n’entendaient plus leur nom. Personne ne tombait d’accord
sur les camarades manquants. Ils étaient peut-être vingt,
peut-être quarante. Et, seule, une certitude se faisait pour
l’ingénieur: il y avait des hommes au fond, on distinguait
leur hurlement, dans le bruit des eaux, à travers les
charpentes écroulées, lorsqu’on se penchait à la bouche du
puits.
Le premier soin de Négrel fut d’envoyer chercher M.

Hennebeau et de vouloir fermer la fosse. Mais il était déjà
trop tard, les charbonniers qui avaient galopé au coron des
Deux-Cent-Quarante, comme poursuivis par les
craquements du cuvelage, venaient d’épouvanter les
familles; et des bandes de femmes, des vieux, des petits,
dévalaient en courant, secoués de cris et de sanglots. Il
fallut les repousser, un cordon de surveillants fut chargé de
les maintenir, car ils auraient gêné les manoeuvres.
Beaucoup des ouvriers remontés du puits demeuraient là,
stupides, sans penser à changer de vêtements, retenus par
une fascination de la peur, en face de ce trou effrayant où
ils avaient failli rester. Les femmes, éperdues autour d’eux,
les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms.
Est-ce que celui-ci en était? et celui-là? et cet autre? Ils ne
savaient pas, ils balbutiaient, ils avaient de grands frissons
et des gestes de fous, des gestes qui écartaient une vision
abominable, toujours présente. La foule augmentait
rapidement, une lamentation montait des routes. Et, là-
haut, sur le terri, dans la cabane de Bonnemort, il y avait,
assis par terre, un homme, Souvarine, qui ne s’était pas
éloigné, et qui regardait.
—Les noms! les noms! criaient les femmes, d’une voix
étranglée de larmes.
Négrel parut un instant, jeta ces mots:
—Dès que nous saurons les noms, nous les ferons
connaître. Mais rien n’est perdu, tout le monde sera

sauvé… Je descends.
Alors, muette d’angoisse, la foule attendit. En effet, avec
une bravoure tranquille, l’ingénieur s’apprêtait à descendre.
Il avait fait décrocher la cage, en donnant l’ordre de la
remplacer, au bout du câble, par un cuffat; et, comme il se
doutait que l’eau éteindrait sa lampe, il commanda d’en
attacher une autre sous le cuffat, qui la protégerait.
Des porions, tremblants, la face blanche et décomposée,
aidaient à ces préparatifs.
—Vous descendez avec moi, Dansaert, dit Négrel d’une
voix brève.
Puis, quand il les vit tous sans courage, quand il vit le
maître-porion chanceler, ivre d’épouvante, il l’écarta d’un
geste de mépris.
—Non, vous m’embarrasseriez… J’aime mieux être seul.
Déjà, il était dans l’étroit baquet, qui vacillait à l’extrémité
du câble; et, tenant d’une main sa lampe, serrant de l’autre
la corde du signal, il cria lui-même au machineur:
—Doucement!
La machine mit en branle les bobines, Négrel disparut
dans le gouffre, d’où montait toujours le hurlement des
misérables.

En haut, rien n’avait bougé. Il constata le bon état du
cuvelage supérieur. Balancé au milieu du puits, il virait, il
éclairait les parois: les fuites, entre les joints, étaient si peu
abondantes, que sa lampe n’en souffrait pas. Mais, à trois
cents mètres, lorsqu’il arriva au cuvelage inférieur, elle
s’éteignit selon ses prévisions, un jaillissement avait empli
le cuffat. Dès lors, il n’eut plus pour y voir que la lampe
pendue, qui le précédait dans les ténèbres. Et, malgré sa
témérité, un frisson le pâlit, en face de l’horreur du
désastre. Quelques pièces de bois restaient seules, les
autres s’étaient effondrées avec leurs cadres; derrière,
d’énormes cavités se creusaient, les sables jaunes, d’une
finesse de farine, coulaient par masses considérables;
tandis que les eaux du Torrent, de cette mer souterraine
aux tempêtes et aux naufrages ignorés, s’épanchaient en
un dégorgement d’écluse. Il descendit encore, perdu au
centre de ces vides qui augmentaient sans cesse, battu et
tournoyant sous la trombe des sources, si mal éclairé par
l’étoile rouge de la lampe, filant en bas, qu’il croyait
distinguer des rues, des carrefours de ville détruite, très
loin, dans le jeu des grandes ombres mouvantes. Aucun
travail humain n’était plus possible. Il ne gardait qu’un
espoir, celui de tenter le sauvetage des hommes en péril.
A mesure qu’il s’enfonçait, il entendait grandir le hurlement;
et il lui fallut s’arrêter, un obstacle infranchissable barrait le
puits, un amas de charpentes, les madriers rompus des
guides, les cloisons fendues des goyots, s’enchevêtrant
avec les guidonnages arrachés de la pompe. Comme il

regardait longuement, le coeur serré, le hurlement cessa
tout d’un coup. Sans doute, devant la crue rapide, les
misérables venaient de fuir dans les galeries, si le flot ne
leur avait pas déjà empli la bouche.
Négrel dut se résigner à tirer la corde du signal, pour qu’on
le remontât. Puis, il se fit arrêter de nouveau. Une stupeur
lui restait, celle de cet accident si brusque, dont il ne
comprenait pas la cause. Il désirait se rendre compte, il
examina les quelques pièces du cuvelage qui tenaient bon.
A distance, des déchirures, des entailles dans le bois,
l’avaient surpris. Sa lampe agonisait, noyée d’humidité, et il
toucha de ses doigts, il reconnut très nettement des coups
de scie, des coups de vilebrequin, tout un travail
abominable de destruction. Évidemment, on avait voulu
cette catastrophe. Il demeurait béant, les pièces
craquèrent, s’abîmèrent avec leurs cadres, dans un dernier
glissement qui faillit l’emporter lui-même. Sa bravoure s’en
était allée, l’idée de l’homme qui avait fait ça dressait ses
cheveux, le glaçait de la peur religieuse du mal, comme si,
mêlé aux ténèbres, l’homme eût encore été là, énorme,
pour son forfait démesuré. Il cria, il agita le signal d’une
main furieuse; et il était grand temps d’ailleurs, car il
s’aperçut, cent mètres plus haut, que le cuvelage supérieur
se mettait à son tour en mouvement: les joints s’ouvraient,
perdaient leur brandissage d’étoupe, lâchaient des
ruisseaux. Ce n’était à présent qu’une question d’heures, le
puits achèverait de se décuveler, et s’écroulerait.

Au jour, M. Hennebeau anxieux attendait Négrel.
—Eh bien! quoi? demanda-t-il.
Mais l’ingénieur, étranglé, ne parlait point. Il défaillait.
—Ce n’est pas possible, jamais on n’a vu ça… As-tu
examiné?
Oui, il répondait de la tête, avec des regards défiants. Il
refusait de s’expliquer en présence des quelques porions
qui écoutaient, il emmena son oncle à dix mètres, ne se
jugea pas assez loin, recula encore; puis, très bas, à
l’oreille, il lui dit enfin l’attentat, les planches trouées et
sciées, la fosse saignée au cou et râlant. Devenu blême, le
directeur baissait aussi la voix, dans le besoin instinctif qui
fait le silence sur la monstruosité des grandes débauches
et des grands crimes. Il était inutile d’avoir l’air de trembler
devant les dix mille ouvriers de Montsou: plus tard, on
verrait. Et tous deux continuaient à chuchoter, atterrés qu’un
homme eût trouvé le courage de descendre, de se pendre
au milieu du vide, de risquer sa vie vingt fois, pour cette
effroyable besogne. Ils ne comprenaient même pas cette
bravoure folle dans la destruction, ils refusaient de croire
malgré l’évidence, comme on doute de ces histoires
d’évasions célèbres, de ces prisonniers envolés par des
fenêtres, à trente mètres du sol.
Lorsque M. Hennebeau se rapprocha des porions, un tic

nerveux tirait son visage. Il eut un geste de désespoir, il
donna l’ordre d’évacuer la fosse tout de suite. Ce fut une
sortie lugubre d’enterrement, un abandon muet, avec des
coups d’oeil en arrière sur ces grands corps de briques,
vides et encore debout, que rien désormais ne pouvait
sauver.
Et, comme le directeur et l’ingénieur descendaient les
derniers de la recette, la foule les accueillit de sa clameur,
répétée obstinément.
—Les noms! les noms! dites les noms!
Maintenant, la Maheude était là, parmi les femmes. Elle se
rappelait le bruit de la nuit, sa fille et le logeur avaient dû
partir ensemble, ils se trouvaient pour sûr au fond; et, après
avoir crié que c’était bien fait, qu’ils méritaient d’y rester,
les sans-coeur, les lâches, elle était accourue, elle se tenait
au premier rang, grelottante d’angoisse. D’ailleurs, elle
n’osait plus douter, la discussion qui s’élevait autour d’elle
sur les noms la renseignait. Oui, oui, Catherine y était,
Étienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet
des autres, l’accord ne se faisait toujours pas. Non, pas
celui-ci, celui-là au contraire, peut-être Chaval, avec lequel
pourtant un galibot jurait d’être remonté. La Levaque et la
Pierronne, bien qu’elles n’eussent personne en péril,
s’acharnaient, se lamentaient aussi fort que les autres.
Sorti un des premiers, Zacharie, malgré son air de se
moquer de tout, avait embrassé en pleurant sa femme et

sa mère; et, demeuré près de celle-ci, il grelottait avec elle,
montrant pour sa soeur un débordement inattendu de
tendresse, refusant de la croire là-bas, tant que les chefs
ne l’auraient pas constaté officiellement.
—Les noms! les noms! de grâce les noms!
Négrel, énervé, dit très haut aux surveillants:
—Mais faites-les donc taire! C’est à mourir de chagrin.
Nous ne les savons pas, les noms.
Deux heures s’étaient passées déjà. Dans le premier
effarement, personne n’avait songé à l’autre puits, au vieux
puits de Réquillart. M. Hennebeau annonçait qu’on allait
tenter le sauvetage de ce côté, lorsqu’une rumeur courut:
cinq ouvriers justement venaient d’échapper à l’inondation,
en remontant par les échelles pourries de l’ancien goyot
hors d’usage; et l’on nommait le père Mouque, cela causait
une surprise, personne ne le croyait au fond. Mais le récit
des cinq évadés redoublait les larmes: quinze camarades
n’avaient pu les suivre, égarés, murés par des
éboulements, et il n’était plus possible de les secourir, car il
y avait déjà dix mètres de crue dans Réquillart. On
connaissait tous les noms, l’air s’emplissait d’un
gémissement de peuple égorgé.
—Faites-les donc taire! répéta Négrel furieux. Et qu’ils
reculent! Oui, oui, à cent mètres! Il y a du danger,

repoussez-les, repoussez-les.
Il fallut se battre contre ces pauvres gens. Ils s’imaginaient
d’autres malheurs, on les chassait pour leur cacher des
morts; et les porions durent leur expliquer que le puits allait
manger la fosse. Cette idée les rendit muets de
saisissement, ils finirent par se laisser refouler pas à pas;
mais on fut obligé de doubler les gardiens qui les
contenaient; car, malgré eux, comme attirés, ils revenaient
toujours. Un millier de personnes se bousculaient sur la
route, on accourait de tous les corons, de Montsou même.
Et l’homme, en haut, sur le terri, l’homme blond, à la figure
de fille, fumait des cigarettes pour patienter, sans quitter la
fosse de ses yeux clairs.
Alors, l’attente commença. Il était midi, personne n’avait
mangé, et personne ne s’éloignait. Dans le ciel brumeux,
d’un gris sale, passaient lentement des nuées couleur de
rouille. Un gros chien, derrière la haie de Rasseneur,
aboyait violemment, sans relâche, irrité du souffle vivant de
la foule. Et cette foule, peu à peu, s’était répandue dans les
terres voisines, avait fait le cercle autour de la fosse, à cent
mètres. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait.
Plus une âme, plus un bruit, un désert; les fenêtres et les
portes, restées ouvertes, montraient l’abandon intérieur; un
chat rouge, oublié, flairant la menace de cette solitude,
sauta d’un escalier et disparut. Sans doute les foyers des
générateurs s’éteignaient à peine, car la haute cheminée
de briques lâchait de légères fumées, sous les nuages

sombres; tandis que la girouette du beffroi grinçait au vent,
d’un petit cri aigre, la seule voix mélancolique de ces
vastes bâtiments qui allaient mourir.
A deux heures, rien n’avait bougé. M. Hennebeau, Négrel,
d’autres ingénieurs accourus, formaient un groupe de
redingotes et de chapeaux noirs, en avant du monde; et
eux non plus ne s’éloignaient pas, les jambes rompues de
fatigue, fiévreux, malades d’assister impuissants à un
pareil désastre, ne chuchotant que de rares paroles,
comme au chevet d’un moribond. Le cuvelage supérieur
devait achever de s’effondrer, on entendait de brusques
retentissements, des bruits saccadés de chute profonde,
auxquels succédaient de grands silences. C’était la plaie
qui s’agrandissait toujours: l’éboulement, commencé par le
bas, montait, se rapprochait de la surface. Une impatience
nerveuse avait pris Négrel, il voulait voir, et il s’avançait
déjà, seul dans ce vide effrayant, lorsqu’on s’était jeté à ses
épaules. A quoi bon? il ne pouvait rien empêcher.
Cependant, un mineur, un vieux, trompant la surveillance,
galopa jusqu’à la baraque; mais il reparut tranquillement, il
était allé chercher ses sabots.
Trois heures sonnèrent. Rien encore. Une averse avait
trempé la foule, sans qu’elle reculât d’un pas. Le chien de
Rasseneur s’était remis à aboyer. Et ce fut à trois heures
vingt minutes seulement, qu’une première secousse
ébranla la terre. Le Voreux en frémit, solide, toujours
debout. Mais une seconde suivit aussitôt, et un long cri

sortit des bouches ouvertes: le hangar goudronné du
criblage, après avoir chancelé deux fois, venait de
s’abattre avec un craquement terrible. Sous la pression
énorme, les charpentes se rompaient et frottaient si fort,
qu’il en jaillissait des gerbes d’étincelles. Dès ce moment,
la terre ne cessa de trembler, les secousses se
succédaient, des affaissements souterrains, des
grondements de volcan en éruption. Au loin, le chien
n’aboyait plus, il poussait des hurlements plaintifs, comme
s’il eût annoncé les oscillations qu’il sentait venir; et les
femmes, les enfants, tout ce peuple qui regardait, ne
pouvait retenir une clameur de détresse, à chacun de ces
bonds qui les soulevaient. En moins de dix minutes, la
toiture ardoisée du beffroi s’écroula, la salle de recette et la
chambre de la machine se fendirent, se trouèrent d’une
brèche considérable. Puis, les bruits se turent,
l’effondrement s’arrêta, il se fit de nouveau un grand
silence.
Pendant une heure, le Voreux resta ainsi, entamé, comme
bombardé par une armée de barbares. On ne criait plus, le
cercle élargi des spectateurs regardait. Sous les poutres
en tas du criblage, on distinguait les culbuteurs fracassés,
les trémies crevées et tordues. Mais c’était surtout à la
recette que les débris s’accumulaient, au milieu de la pluie
des briques, parmi des pans de murs entiers tombés en
gravats. La charpente de fer qui portait les molettes avait
fléchi, enfoncée à moitié dans la fosse; une cage était
restée pendue, un bout de câble arraché flottait; puis, il y

avait une bouillie de berlines, de dalles de fonte, d’échelles.
Par un hasard, la lampisterie, demeurée intacte, montrait à
gauche les rangées claires de ses petites lampes. Et, au
fond de sa chambre éventrée, on apercevait la machine,
assise carrément sur son massif de maçonnerie: les
cuivres luisaient, les gros membres d’acier avaient un air
de muscles indestructibles, l’énorme bielle, repliée en l’air,
ressemblait au puissant genou d’un géant, couché et
tranquille dans sa force.
M. Hennebeau, au bout de cette heure de répit, sentit
l’espoir renaître. Le mouvement des terrains devait être
terminé, on aurait la chance de sauver la machine et le
reste des bâtiments. Mais il défendait toujours qu’on
s’approchât, il voulait patienter une demi-heure encore.
L’attente devint insupportable, l’espérance redoublait
l’angoisse, tous les coeurs battaient. Une nuée sombre,
grandie à l’horizon, hâtait le crépuscule, une tombée de jour
sinistre sur cette épave des tempêtes de la terre. Depuis
sept heures, on était là, sans remuer, sans manger.
Et, brusquement, comme les ingénieurs s’avançaient avec
prudence, une suprême convulsion du sol les mit en fuite.
Des détonations souterraines éclataient, toute une artillerie
monstrueuse canonnant le gouffre. A la surface, les
dernières constructions se culbutaient, s’écrasaient.
D’abord, une sorte de tourbillon emporta les débris du
criblage et de la salle de recette. Le bâtiment des
chaudières creva ensuite, disparut. Puis, ce fut la tourelle

carrée où râlait la pompe d’épuisement, qui tomba sur la
face, ainsi qu’un homme fauché par un boulet. Et l’on vit
alors une effrayante chose, on vit la machine, disloquée sur
son massif, les membres écartelés, lutter contre la mort:
elle marcha, elle détendit sa bielle, son genou de géante,
comme pour se lever; mais elle expirait, broyée, engloutie.
Seule, la haute cheminée de trente mètres restait debout,
secouée, pareille à un mât dans l’ouragan. On croyait
qu’elle allait s’émietter et voler en poudre, lorsque, tout d’un
coup, elle s’enfonça d’un bloc, bue par la terre, fondue ainsi
qu’un cierge colossal; et rien ne dépassait, pas même la
pointe du paratonnerre. C’était fini, la bête mauvaise,
accroupie dans ce creux, gorgée de chair humaine, ne
soufflait plus de son haleine grosse et longue. Tout entier,
le Voreux venait de couler à l’abîme.
Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se
cachant les yeux. L’épouvante roula des hommes comme
un tas de feuilles sèches. On ne voulait pas crier, et on
criait, la gorge enflée, les bras en l’air, devant l’immense
trou qui s’était creusé. Ce cratère de volcan éteint, profond
de quinze mètres, s’étendait de la route au canal, sur une
largeur de quarante mètres au moins. Tout le carreau de la
mine y avait suivi les bâtiments, les tréteaux gigantesques,
les passerelles avec leurs rails, un train complet de
berlines, trois wagons; sans compter la provision des bois,
une futaie de perches coupées, avalées comme des
pailles. Au fond, on ne distinguait plus qu’un gâchis de
poutres, de briques, de fer, de plâtre, d’affreux restes pilés,

enchevêtrés, salis, dans cet enragement de la catastrophe.
Et le trou s’arrondissait, des gerçures partaient des bords,
gagnaient au loin, à travers les champs. Une fente montait
jusqu’au débit de Rasseneur, dont la façade avait craqué.
Est-ce que le coron lui-même y passerait? jusqu’où devait-
on fuir, pour être à l’abri, dans cette fin de jour abominable,
sous cette nuée de plomb, qui elle aussi semblait vouloir
écraser le monde?
Mais Négrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait
reculé, pleura. Le désastre n’était pas complet, une berge
se rompit, et le canal se versa d’un coup, en une nappe
bouillonnante, dans une des gerçures. Il y disparaissait, il y
tombait comme une cataracte dans une vallée profonde.
La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant
submergeait les galeries pour des années. Bientôt, le
cratère s’emplit, un lac d’eau boueuse occupa la place où
était naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels
dorment des villes maudites. Un silence terrifié s’était fait,
on n’entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans
les entrailles de la terre.
Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Il avait
reconnu la Maheude et Zacharie, sanglotant en face de cet
effondrement, dont le poids pesait si lourd sur les têtes des
misérables qui agonisaient au fond. Et il jeta sa dernière
cigarette, il s’éloigna sans un regard en arrière, dans la nuit
devenue noire. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec
l’ombre. C’était là-bas qu’il allait, à l’inconnu. Il allait, de son

air tranquille, à l’extermination, partout où il y aurait de la
dynamite, pour faire sauter les villes et les hommes. Ce
sera lui, sans doute, quand la bourgeoisie agonisante
entendra, sous elle, à chacun de ses pas, éclater le pavé
des rues.

IV
Dans la nuit même qui avait suivi l’écroulement du Voreux,
M. Hennebeau était parti pour Paris, voulant en personne
renseigner les régisseurs, avant que les journaux pussent
même donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le
lendemain, on le trouva très calme, avec son air de gérant
correct. Il avait évidemment dégagé sa responsabilité, sa
faveur ne parut pas décroître, au contraire le décret qui le
nommait officier de la Légion d’honneur fut signé vingt-
quatre heures après.
Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait
sous le coup terrible. Ce n’étaient point les quelques
millions perdus, c’était la blessure au flanc, la frayeur
sourde et incessante du lendemain, en face de
l’égorgement d’un de ses puits. Elle fut si frappée, qu’une
fois encore elle sentit le besoin du silence. A quoi bon
remuer cette abomination? Pourquoi, si l’on découvrait le
bandit, faire un martyr, dont l’effroyable héroïsme
détraquerait d’autres têtes, enfanterait toute une lignée
d’incendiaires et d’assassins? D’ailleurs, elle ne
soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par croire à
une armée de complices, ne pouvant admettre qu’un seul
homme eût trouvé l’audace et la force d’une telle besogne;

et là, justement, était la pensée qui l’obsédait, cette pensée
d’une menace désormais grandissante autour de ses
fosses. Le directeur avait reçu l’ordre d’organiser un vaste
système d’espionnage, puis de congédier un à un, sans
bruit, les hommes dangereux, soupçonnés d’avoir trempé
dans le crime. On se contenta de cette épuration, d’une
haute prudence politique.
Il n’y eut qu’un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le
maître-porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il était
devenu impossible. Et l’on prétexta son attitude dans le
danger, cette lâcheté du capitaine abandonnant ses
hommes. D’autre part, c’était une avance discrète aux
mineurs, qui l’exécraient.
Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpiré, et
la Direction dut envoyer une note rectificative à un journal,
pour démentir une version où l’on parlait d’un baril de
poudre, allumé par les grévistes. Déjà, après une rapide
enquête, le rapport de l’ingénieur du gouvernement
concluait à une rupture naturelle du cuvelage, que le
tassement des terrains aurait occasionnée; et la
Compagnie avait préféré se taire et accepter le blâme d’un
manque de surveillance. Dans la presse, à Paris, dès le
troisième jour, la catastrophe était allée grossir les faits
divers: on ne causait plus que des ouvriers agonisant au
fond de la mine, on lisait avidement les dépêches publiées
chaque matin. A Montsou même, les bourgeois
blêmissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux,

une légende se formait, que les plus hardis tremblaient de
se raconter à l’oreille. Tout le pays montrait aussi une
grande pitié pour les victimes, des promenades
s’organisaient à la fosse détruite, on y accourait en famille
se donner l’horreur des décombres, pesant si lourd sur la
tête des misérables ensevelis.
Deneulin, nommé ingénieur divisionnaire, venait de tomber
au milieu du désastre, pour son entrée en fonction; et son
premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce
torrent d’eau aggravait le dommage à chaque heure. De
grands travaux étaient nécessaires, il mit tout de suite une
centaine d’ouvriers à la construction d’une digue. Deux fois,
l’impétuosité du flot emporta les premiers barrages.
Maintenant, on installait des pompes, c’était une lutte
acharnée, une reprise violente, pas à pas, de ces terrains
disparus.
Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus
encore. Négrel restait chargé de tenter un effort suprême,
et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers
accouraient s’offrir, dans un élan de fraternité. Ils oubliaient
la grève, ils ne s’inquiétaient point de la paie; on pouvait ne
leur donner rien, ils ne demandaient qu’à risquer leur peau,
du moment où il y avait des camarades en danger de mort.
Tous étaient là, avec leurs outils, frémissant, attendant de
savoir à quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de
frayeur après l’accident, agités de tremblements nerveux,
trempés de sueurs froides, dans l’obsession de continuels

cauchemars, se levaient quand même, se montraient les
plus enragés à vouloir se battre contre la terre, comme s’ils
avaient une revanche à prendre. Malheureusement,
l’embarras commençait devant cette question d’une
besogne utile: que faire? comment descendre? par quel
côté attaquer les roches?
L’opinion de Négrel était que pas un des malheureux ne
survivait, les quinze avaient à coup sûr péri, noyés ou
asphyxiés; seulement, dans ces catastrophes des mines,
la règle est de toujours supposer vivants les hommes
murés au fond; et il raisonnait en ce sens. Le premier
problème qu’il se posait était de déduire où ils avaient pu
se réfugier. Les porions, les vieux mineurs consultés par
lui, tombaient d’accord sur ce point: devant la crue, les
camarades étaient certainement montés, de galerie en
galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte
qu’ils se trouvaient sans doute acculés au bout de quelque
voie supérieure. Cela, du reste, s’accordait avec les
renseignements du père Mouque, dont le récit embrouillé
donnait même à croire que l’affolement de la fuite avait
séparé la bande en petits groupes, semant les fuyards en
chemin, à tous les étages. Mais les avis des porions se
partageaient ensuite, dès qu’on abordait la discussion des
tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du
sol étaient à cent cinquante mètres, on ne pouvait songer
au fonçage d’un puits. Restait Réquillart, l’accès unique, le
seul point par lequel on se rapprochait. Le pis était que la
vieille fosse, inondée elle aussi, ne communiquait plus

avec le Voreux, et n’avait de libre, au-dessus du niveau des
eaux, que des tronçons de galerie dépendant du premier
accrochage. L’épuisement allait demander des années, la
meilleure décision était donc de visiter ces galeries, pour
voir si elles n’avoisinaient pas les voies submergées, au
bout desquelles on soupçonnait la présence des mineurs
en détresse. Avant d’en arriver là logiquement, on avait
beaucoup discuté, pour écarter une foule de projets
impraticables.
Dès lors, Négrel remua la poussière des archives, et
quand il eut découvert les anciens plans des deux fosses, il
les étudia, il détermina les points où devaient porter les
recherches. Peu à peu, cette chasse l’enflammait, il était, à
son tour, pris d’une fièvre de dévouement, malgré son
ironique insouciance des hommes et des choses. On
éprouva de premières difficultés pour descendre, à
Réquillart: il fallut déblayer la bouche du puits, abattre le
sorbier, raser les prunelliers et les aubépines; et l’on eut
encore à réparer les échelles. Puis, les tâtonnements
commencèrent. L’ingénieur, descendu avec dix ouvriers,
les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines
parties de la veine, qu’il leur désignait; et, dans un grand
silence, chacun collait une oreille à la houille, écoutait si
des coups lointains ne répondaient pas. Mais on parcourut
en vain toutes les galeries praticables, aucun écho ne
venait. L’embarras avait augmenté: à quelle place entailler
la couche? vers qui marcher, puisque personne ne
paraissait être là? On s’entêtait pourtant, on cherchait,

dans l’énervement d’une anxiété croissante.
Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin à
Réquillart. Elle s’asseyait devant le puits, sur une poutre,
elle n’en bougeait pas jusqu’au soir. Quand un homme
ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux: rien? non,
rien! et elle se rasseyait, elle attendait encore, sans une
parole, le visage dur et fermé. Jeanlin, lui aussi, en voyant
qu’on envahissait son repaire, avait rôdé, de l’air effaré
d’une bête de proie dont le terrier va dénoncer les rapines:
il songeait au petit soldat, couché sous les roches, avec la
peur qu’on n’allât troubler ce bon sommeil; mais ce côté de
la mine était envahi par les eaux, et d’ailleurs les fouilles se
dirigeaient plus à gauche, dans la galerie ouest. D’abord,
Philomène était venue également, pour accompagner
Zacharie, qui faisait partie de l’équipe de recherches; puis,
cela l’avait ennuyée, de prendre froid sans nécessité ni
résultat: elle restait au coron, elle traînait ses journées de
femme molle, indifférente, occupée à tousser du matin au
soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangé la
terre pour retrouver sa soeur. Il criait la nuit, il la voyait, il
l’entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevée à force
d’appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans
ordre, disant que c’était là, qu’il le sentait bien. L’ingénieur
ne le laissait plus descendre, et il ne s’éloignait pas de ce
puits dont on le chassait, il ne pouvait même s’asseoir et
attendre près de sa mère, agité d’un besoin d’agir, tournant
sans relâche.

On était au troisième jour. Négrel, désespéré, avait résolu
de tout abandonner le soir. A midi, après le déjeuner,
lorsqu’il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier
effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, très
rouge, gesticulant, criant:
—Elle y est! elle m’a répondu! Arrivez, arrivez donc!
Il s’était glissé par les échelles, malgré le gardien, et il jurait
qu’on avait tapé, là-bas, dans la première voie de la veine
Guillaume.
—Mais nous avons déjà passé deux fois où vous dites, fit
remarquer
Négrel incrédule. Enfin, nous allons bien voir.
La Maheude s’était levée; et il fallut l’empêcher de
descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les
regards dans les ténèbres de ce trou.
En bas, Négrel tapa lui-même trois coups, largement
espacés; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en
recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un
bruit ne lui arriva, il hocha la tête: évidemment, le pauvre
garçon avait rêvé. Furieux, Zacharie tapa à son tour; et lui
entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement
de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers
recommencèrent l’expérience, les uns après les autres:
tous s’animaient, percevaient très bien la lointaine réponse.

Ce fut un étonnement pour l’ingénieur, il colla encore son
oreille, il finit par saisir un bruit d’une légèreté aérienne, un
roulement rythmé à peine distinct, la cadence connue du
rappel des mineurs, qu’ils battent contre la houille, dans le
danger. La houille transmet les sons avec une limpidité de
cristal, très loin. Un porion qui se trouvait là, n’estimait pas
à moins de cinquante mètres le bloc dont l’épaisseur les
séparait des camarades. Mais il semblait qu’on pût déjà
leur tendre la main, une allégresse éclatait. Négrel dut
commencer à l’instant les travaux d’approche.
Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux
s’étreignirent.
—Faut pas vous monter la tête, eut la cruauté de dire la
Pierronne, venue ce jour-là en promenade, par curiosité. Si
Catherine ne s’y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine
ensuite.
C’était vrai, Catherine peut-être se trouvait ailleurs.
—Fous-moi la paix, hein! cria rageusement Zacharie. Elle y
est, je
le sais!
La Maheude s’était assise de nouveau, muette, le visage
immobile. Et elle se remit à attendre.
Dès que l’histoire se fut répandue dans Montsou, il arriva
un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l’on

demeurait là quand même, il fallut tenir les curieux à
distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de
rencontrer un obstacle, l’ingénieur avait fait ouvrir, dans la
veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers
le point où l’on supposait les mineurs enfermés. Un seul
haveur pouvait abattre la houille, sur le front étroit du boyau;
on le relayait de deux heures en deux heures; et le charbon,
dont on chargeait des corbeilles, était sorti de main en
main par une chaîne d’hommes, qui s’allongeait à mesure
que le trou se creusait. La besogne, d’abord, marcha très
vite: on fit six mètres en un jour.
Zacharie avait obtenu d’être parmi les ouvriers d’élite mis à
l’abattage. C’était un poste d’honneur qu’on se disputait. Et
il s’emportait, lorsqu’on voulait le relayer, après ses deux
heures de corvée réglementaire. Il volait le tour des
camarades, il refusait de lâcher la rivelaine. Sa galerie
bientôt fut en avance sur les autres, il s’y battait contre la
houille d’un élan si farouche, qu’on entendait monter du
boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au
ronflement de quelque forge intérieure. Quand il en sortait,
boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait
l’envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore,
il s’y replongeait, et la lutte recommençait, les grands
coups sourds, les plaintes étouffées, un enragement
victorieux de massacre. Le pis était que le charbon
devenait dur, il cassa deux fois son outil, exaspéré de ne
plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une
chaleur qui augmentait à chaque mètre d’avancement,

insupportable au fond de cette trouée mince, où l’air ne
pouvait circuler. Un ventilateur à bras fonctionnait bien,
mais l’aérage s’établissait mal, on retira à trois reprises
des haveurs évanouis, que l’asphyxie étranglait.
Négrel vivait au fond, avec ses ouvriers. On lui descendait
ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de
paille, roulé dans un manteau. Ce qui soutenait les
courages, c’était la supplication des misérables, là-bas, le
rappel de plus en plus distinct qu’ils battaient pour qu’on se
hâtât d’arriver. A présent, il sonnait très clair, avec une
sonorité musicale, comme frappé sur les lames d’un
harmonica. On se guidait grâce à lui, on marchait à ce bruit
cristallin, ainsi qu’on marche au canon dans les batailles.


Chaque fois qu’un haveur était relayé, Négrel descendait,
tapait, puis collait son oreille; et, chaque fois, jusqu’à
présent, la réponse était venue, rapide et pressante. Aucun
doute ne lui restait, on avançait dans la bonne direction;
mais quelle lenteur fatale! Jamais on n’arriverait assez tôt.
En deux jours, d’abord, on avait bien abattu treize mètres;
seulement, le troisième jour, on était tombé à cinq; puis, le
quatrième, à trois. La houille se serrait, durcissait à un tel
point, que, maintenant, on fonçait de deux mètres, avec
peine. Le neuvième jour, après des efforts surhumains,
l’avancement était de trente-deux mètres, et l’on calculait
qu’on en avait devant soi une vingtaine encore. Pour les
prisonniers, c’était la douzième journée qui commençait,
douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans feu, dans
ces ténèbres glaciales! Cette abominable idée mouillait

les paupières, raidissait les bras à la besogne. Il semblait
impossible que des chrétiens vécussent davantage, les
coups lointains s’affaiblissaient depuis la veille, on
tremblait à chaque instant de les entendre s’arrêter.
Régulièrement, la Maheude venait toujours s’asseoir à la
bouche du puits. Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui
ne pouvait rester seule du matin au soir. Heure par heure,
elle suivait ainsi le travail, partageait les espérances et les
abattements. C’était, dans les groupes qui stationnaient, et
jusqu’à Montsou, une attente fébrile, des commentaires
sans fin. Tous les coeurs du pays battaient là-bas, sous la
terre.
Le neuvième jour, à l’heure du déjeuner, Zacharie ne
répondit pas, lorsqu’on l’appela pour le relais. Il était
comme fou, il s’acharnait avec des jurons. Négrel, sorti un
instant, ne put le faire obéir; et il n’y avait même là qu’un
porion, avec trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal
éclairé, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa
besogne, commit l’imprudence d’ouvrir sa lampe. On avait
pourtant donné des ordres sévères, car des fuites de
grisou s’étaient déclarées, le gaz séjournait en masse
énorme, dans ces couloirs étroits, privés d’aérage.
Brusquement, un coup de foudre éclata, une trombe de feu
sortit du boyau, comme de la gueule d’un canon chargé à
mitraille. Tout flambait, l’air s’enflammait ainsi que de la
poudre, d’un bout à l’autre des galeries. Ce torrent de
flamme emporta le porion et les trois ouvriers, remonta le

puits, jaillit au grand jour en une éruption, qui crachait des
roches et des débris de charpente. Les curieux s’enfuirent,
la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle
épouvantée.
Lorsque Négrel et les ouvriers revinrent, une colère terrible
les secoua. Ils frappaient la terre à coups de talon, comme
une marâtre tuant au hasard ses enfants, dans les
imbéciles caprices de sa cruauté. On se dévouait, on allait
au secours de camarades, et il fallait encore y laisser des
hommes! Après trois grandes heures d’efforts et de
dangers, quand on pénétra enfin dans les galeries, la
remonte des victimes fut lugubre. Ni le porion ni les
ouvriers n’étaient morts, mais des plaies affreuses les
couvraient, exhalaient une odeur de chair grillée; ils avaient
bu le feu, les brûlures descendaient jusque dans leur gorge;
et ils poussaient un hurlement continu, suppliant qu’on les
achevât. Des trois mineurs, un était l’homme qui, pendant
la grève, avait crevé la pompe de Gaston-Marie d’un
dernier coup de pioche; les deux autres gardaient des
cicatrices aux mains, les doigts écorchés, coupés, à force
d’avoir lancé des briques sur les soldats. La foule, toute
pâle et frémissante, se découvrit quand ils passèrent.
Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut
enfin. Les vêtements avaient brûlé, le corps n’était qu’un
charbon noir, calciné, méconnaissable. Broyée dans
l’explosion, la tête n’existait plus. Et, lorsqu’on eut déposé
ces restes affreux sur un brancard, la Maheude les suivit

d’un pas machinal, les paupières ardentes, sans une larme.
Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s’en allait
tragique, les cheveux fouettés par le vent. Au coron,
Philomène demeura stupide, les yeux changés en
fontaines, tout de suite soulagée. Mais déjà la mère était
retournée du même pas à Réquillart: elle avait
accompagné son fils, elle revenait attendre sa fille.
Trois jours encore s’écoulèrent. On avait repris les travaux
de sauvetage, au milieu de difficultés inouïes. Les galeries
d’approche ne s’étaient heureusement pas éboulées, à la
suite du coup de grisou; seulement, l’air y brûlait, si lourd et
si vicié, qu’il avait fallu installer d’autres ventilateurs. Toutes
les vingt minutes, les haveurs se relayaient. On avançait,
deux mètres à peine les séparaient des camarades. Mais,
à présent, ils travaillaient le froid au coeur, tapant dur
uniquement par vengeance; car les bruits avaient cessé, le
rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire. On était au
douzième jour des travaux, au quinzième de la catastrophe;
et, depuis le matin, un silence de mort s’était fait.
Le nouvel accident redoubla la curiosité de Montsou, les
bourgeois organisaient des excursions, avec un tel entrain,
que les Grégoire se décidèrent à suivre le monde. On
arrangea une partie, il fut convenu qu’ils se rendraient au
Voreux dans leur voiture, tandis que madame Hennebeau y
amènerait dans la sienne Lucie et Jeanne. Deneulin leur
ferait visiter son chantier, puis on rentrerait par Réquillart,
où ils sauraient de Négrel à quel point exact en étaient les

galeries, et s’il espérait encore. Enfin, on dînerait ensemble
le soir.
Lorsque, vers trois heures, les Grégoire et leur fille Cécile
descendirent devant la fosse effondrée, ils y trouvèrent
madame Hennebeau, arrivée la première, en toilette bleu
marine, se garantissant, sous une ombrelle, du pâle soleil
de février. Le ciel, très pur, avait une tiédeur de printemps.
Justement, M. Hennebeau était là, avec Deneulin; et elle
écoutait d’une oreille distraite les explications que lui
donnait ce dernier sur les efforts qu’on avait dû faire pour
endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours un album,
s’était mise à crayonner, enthousiasmée par l’horreur du
motif; pendant que Lucie, assise à côté d’elle sur un débris
de wagon, poussait aussi des exclamations d’aise,
trouvant ça «épatant». La digue, inachevée, laissait passer
des fuites nombreuses, dont les flots d’écume roulaient,
tombaient en cascade dans l’énorme trou de la fosse
engloutie. Pourtant, ce cratère se vidait, l’eau bue par les
terres baissait, découvrait l’effrayant gâchis du fond. Sous
l’azur tendre de la belle journée, c’était un cloaque, les
ruines d’une ville abîmée et fondue dans de la boue.
—Et l’on se dérange pour voir ça! s’écria M. Grégoire,
désillusionné.
Cécile, toute rose de santé, heureuse de respirer l’air si
pur, s’égayait, plaisantait, tandis que madame Hennebeau
faisait une moue de répugnance, en murmurant:

—Le fait est que ça n’a rien de joli.
Les deux ingénieurs se mirent à rire. Ils tâchèrent
d’intéresser les visiteurs, en les promenant partout, en leur
expliquant le jeu des pompes et la manoeuvre du pilon qui
enfonçait les pieux. Mais ces dames devenaient inquiètes.
Elles frissonnèrent, lorsqu’elles surent que les pompes
fonctionneraient des années, six, sept ans peut-être, avant
que le puits fût reconstruit et que l’on eût épuisé toute l’eau
de la fosse. Non, elles aimaient mieux penser à autre
chose, ces bouleversements-là n’étaient bons qu’à donner
de vilains rêves.
—Partons, dit madame Hennebeau, en se dirigeant vers
sa voiture.
Jeanne et Lucie se récrièrent. Comment, si vite! Et le
dessin qui n’était pas fini! Elles voulurent rester, leur père
les amènerait au dîner, le soir. M. Hennebeau prit seul
place avec sa femme dans la calèche, car lui aussi désirait
questionner Négrel.
—Eh bien! allez en avant, dit M. Grégoire. Nous vous
suivons, nous avons une petite visite de cinq minutes à
faire, là, dans le coron… Allez, allez, nous serons à
Réquillart en même temps que vous.
Il remonta derrière madame Grégoire et Cécile; et, tandis
que l’autre voiture filait le long du canal, la leur gravit

doucement la pente.
C’était une pensée charitable, qui devait compléter
l’excursion. La mort de Zacharie les avait emplis de pitié
pour cette tragique famille des Maheu, dont tout le pays
causait. Ils ne plaignaient pas le père, ce brigand, ce tueur
de soldats qu’il avait fallu abattre comme un loup.
Seulement, la mère les touchait, cette pauvre femme qui
venait de perdre son fils, après avoir perdu son mari, et
dont la fille n’était peut-être plus qu’un cadavre, sous la
terre; sans compter qu’on parlait encore d’un grand-père
infirme, d’un enfant boiteux à la suite d’un éboulement,
d’une petite fille morte de faim, pendant la grève. Aussi,
bien que cette famille eût mérité en partie ses malheurs,
par son esprit détestable, avaient-ils résolu d’affirmer la
largeur de leur charité, leur désir d’oubli et de conciliation,
en lui portant eux-mêmes une aumône. Deux paquets,
soigneusement enveloppés, se trouvaient sous une
banquette de la voiture.
Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu,
le numéro 16 du deuxième corps. Mais, quand les
Grégoire furent descendus, avec les paquets, ils frappèrent
vainement, ils finirent par taper à coups de poing dans la
porte, sans obtenir davantage de réponse: la maison
résonnait lugubre, ainsi qu’une demeure vidée par le deuil,
glacée et noire, abandonnée depuis longtemps.
—Il n’y a personne, dit Cécile désappointée. Est-ce

ennuyeux! qu’est-ce que nous allons faire de tout ça?
Brusquement, la porte d’à côté s’ouvrit, et la Levaque parut.
—Oh! monsieur et madame, mille pardons! excusez-moi,
mademoiselle!…
C’est la voisine que vous voulez. Elle n’y est pas, elle est à
Réquillart…
Dans un flux de paroles, elle leur racontait l’histoire, leur
répétait qu’il fallait bien s’entraider, qu’elle gardait chez elle
Lénore et Henri, pour permettre à la mère d’aller attendre,
là-bas. Ses regards étaient tombés sur les paquets, elle en
arrivait à parler de sa pauvre fille devenue veuve, à étaler
sa propre misère, avec des yeux luisants de convoitise.
Puis, d’un air hésitant, elle murmura:
—J’ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent
absolument… Le grand-père est là.
Les Grégoire, stupéfaits, la regardèrent. Comment! le
grand-père était là! mais personne ne répondait. Il dormait
donc? Et, lorsque la Levaque se fut décidée à ouvrir la
porte, ce qu’ils virent les arrêta sur le seuil.
Bonnemort était là, seul, les yeux larges et fixes, cloué sur
une chaise, devant la cheminée froide. Autour de lui, la
salle paraissait plus grande, sans le coucou, sans les
meubles de sapin verni, qui l’animaient autrefois; et il ne
restait, dans la crudité verdâtre des murs, que les portraits

de l’Empereur et de l’Impératrice, dont les lèvres roses
souriaient avec une bienveillance officielle. Le vieux ne
bougeait pas, ne clignait pas les paupières sous le coup
de lumière de la porte, l’air imbécile, comme s’il n’avait pas
même vu entrer tout ce monde. A ses pieds, se trouvait son
plat garni de cendre, ainsi qu’on en met aux chats, pour
leurs ordures.
—Ne faites pas attention, s’il n’est guère poli, dit la
Levaque obligeamment. Paraît qu’il s’est cassé quelque
chose dans la cervelle. Voilà une quinzaine qu’il n’en
raconte pas davantage.
Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement
profond qui semblait lui monter du ventre; et il cracha dans
le plat, un épais crachat noir. La cendre en était trempée,
une boue de charbon, tout le charbon de la mine qu’il se
tirait de la gorge. Déjà, il avait repris son immobilité. Il ne
remuait plus, de loin en loin, que pour cracher.
Troublés, le coeur levé de dégoût, les Grégoire tâchaient
cependant de prononcer quelques paroles amicales et
encourageantes.
—Eh bien! mon brave homme, dit le père, vous êtes donc
enrhumé?
Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tête. Et le
silence retomba, lourdement.

—On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mère.
Il garda sa raideur muette.
—Dis donc, papa, murmura Cécile, on nous avait bien
raconté qu’il était infirme; seulement, nous n’y avons plus
songé ensuite…
Elle s’interrompit, très embarrassée. Après avoir posé sur
la table un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle
défaisait le deuxième paquet, elle en tirait une paire de
souliers énormes. C’était le cadeau destiné au grand-père,
et elle tenait un soulier à chaque main, interdite, en
contemplant les pieds enflés du pauvre homme, qui ne
marcherait jamais plus.
—Hein? ils viennent un peu tard, n’est-ce pas, mon brave?
reprit M. Grégoire, pour égayer la situation. Ça ne fait rien,
ça sert toujours.
Bonnemort n’entendit pas, ne répondit pas, avec son
effrayant visage, d’une froideur et d’une dureté de pierre.
Alors, Cécile, furtivement, posa les souliers contre le mur.
Mais elle eut beau y mettre des précautions, les clous
sonnèrent; et ces chaussures énormes restèrent gênantes
dans la pièce.
—Allez, il ne dira pas merci! s’écria la Levaque, qui avait
jeté sur les souliers un coup d’oeil de profonde envie.

Autant donner une paire de lunettes à un canard, sauf votre
respect.
Elle continua, elle travailla pour entraîner les Grégoire chez
elle, comptant les y apitoyer. Enfin, elle imagina un
prétexte, elle leur vanta Henri et Lénore, qui étaient bien
gentils, bien mignons; et si intelligents, répondant comme
des anges aux questions qu’on leur posait! Ceux-là diraient
tout ce que monsieur et madame désireraient savoir.
—Viens-tu un instant, fillette? demanda le père, heureux de
sortir.
—Oui, je vous suis, répondit-elle.
Cécile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui la retenait
là, tremblante et fascinée, c’était qu’elle croyait reconnaître
ce vieux: où avait-elle donc rencontré cette face carrée,
livide, tatouée de charbon? et brusquement elle se rappela,
elle revit un flot de peuple hurlant qui l’entourait, elle sentit
des mains froides qui la serraient au cou. C’était lui, elle
retrouvait l’homme, elle regardait les mains posées sur les
genoux, des mains d’ouvrier accroupi dont toute la force
est dans les poignets, solides encore malgré l’âge. Peu à
peu, Bonnemort avait paru s’éveiller, et il l’apercevait, et il
l’examinait lui aussi, de son air béant. Une flamme montait
à ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche, d’où
coulait un mince filet de salive noire. Attirés, tous deux
restaient l’un devant l’autre, elle florissante, grasse et

fraîche des longues paresses et du bien-être repu de sa
race, lui gonflé d’eau, d’une laideur lamentable de bête
fourbue, détruit de père en fils par cent années de travail et
de faim.
Au bout de dix minutes, lorsque les Grégoire, surpris de ne
pas voir Cécile, rentrèrent chez les Maheu, ils poussèrent
un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue,
étranglée. A son cou, les doigts avaient laissé l’empreinte
rouge d’une poigne de géant. Bonnemort, chancelant sur
ses jambes mortes, était tombé près d’elle, sans pouvoir
se relever. Il avait ses mains crochues encore, il regardait
le monde de son air imbécile, les yeux grands ouverts. Et,
dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s’était
répandue, la boue des crachats noirs avait éclaboussé la
pièce; tandis que la paire de gros souliers s’alignait, saine
et sauve, contre le mur.
Jamais il ne fut possible de rétablir exactement les faits.
Pourquoi Cécile s’était-elle approchée? comment
Bonnemort, cloué sur sa chaise, avait-il pu la prendre à la
gorge? Évidemment, lorsqu’il l’avait tenue, il devait s’être
acharné, serrant toujours, étouffant ses cris, culbutant avec
elle, jusqu’au dernier râle. Pas un bruit, pas une plainte,
n’avait traversé la mince cloison de la maison voisine. Il
fallut croire à un coup de brusque démence, à une tentation
inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une
telle sauvagerie stupéfia, chez le vieil infirme qui avait vécu
en brave homme, en brute obéissante, contraire aux idées

nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-même,
lentement empoisonnée, était-elle donc montée de ses
entrailles à son crâne? L’horreur fit conclure à
l’inconscience, c’était le crime d’un idiot.
Cependant, les Grégoire, à genoux, sanglotaient,
suffoquaient de douleur. Leur fille adorée, cette fille désirée
si longtemps, comblée ensuite de tous leurs biens, qu’ils
allaient regarder dormir sur la pointe des pieds, qu’ils ne
trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse!
Et c’était l’effondrement même de leur vie, à quoi bon vivre,
maintenant qu’ils vivraient sans elle?
La Levaque, éperdue, criait:
—Ah! le vieux bougre, qu’est-ce qu’il a fait là? Si l’on
pouvait s’attendre à une chose pareille!… Et la Maheude
qui ne reviendra que ce soir! Dites donc, si je courais la
chercher.
Anéantis, le père et la mère ne répondaient pas.
—Hein? ça vaudrait mieux… J’y vais.
Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. Tout le
coron s’agitait, une foule se bousculait déjà. Peut-être bien
qu’on les volerait. Et puis, il n’y avait plus d’homme chez les
Maheu pour les mettre. Doucement, elle les emporta. Ça
devait être juste le pied de Bouteloup.

A Réquillart, les Hennebeau attendirent longtemps les
Grégoire, en compagnie de Négrel. Celui-ci, remonté de la
fosse, donnait des détails: on espérait communiquer le soir
même avec les prisonniers; mais on ne retirerait
certainement que des cadavres, car le silence de mort
continuait. Derrière l’ingénieur, la Maheude, assise sur la
poutre, écoutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui
conter le beau coup de son vieux. Et elle n’eut qu’un grand
geste d’impatience et d’irritation. Pourtant, elle la suivit.
Madame Hennebeau défaillait. Quelle abomination! cette
pauvre Cécile, si gaie ce jour-là, si vivante une heure plus
tôt! Il fallut que Hennebeau fît entrer un instant sa femme
dans la masure du vieux Mouque. De ses mains
maladroites, il la dégrafait, troublé par l’odeur de musc
qu’exhalait le corsage ouvert. Et, comme, ruisselante de
larmes, elle étreignait Négrel, effaré de cette mort qui
coupait court au mariage, le mari les regarda se lamenter
ensemble, délivré d’une inquiétude. Ce malheur arrangeait
tout, il préférait garder son neveu, dans la crainte de son
cocher.
V
En bas du puits, les misérables abandonnés hurlaient de
terreur. Maintenant, ils avaient de l’eau jusqu’au ventre. Le

bruit du torrent les étourdissait, les dernières chutes du
cuvelage leur faisaient croire à un craquement suprême du
monde; et ce qui achevait de les affoler, c’étaient les
hennissements des chevaux enfermés dans l’écurie, un cri
de mort, terrible, inoubliable, d’animal qu’on égorge.
Mouque avait lâché Bataille. Le vieux cheval était là,
tremblant, l’oeil dilaté et fixe sur cette eau qui montait
toujours. Rapidement, la salle de l’accrochage s’emplissait,
on voyait grandir la crue verdâtre, à la lueur rouge des trois
lampes, brûlant encore sous la voûte. Et, brusquement,
quand il sentit cette glace lui tremper le poil, il partit des
quatre fers, dans un galop furieux, il s’engouffra et se perdit
au fond d’une des galeries de roulage.
Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette
bête.
—Plus rien à foutre ici! criait Mouque. Faut voir par
Réquillart.
Cette idée qu’ils pourraient sortir par la vieille fosse
voisine, s’ils y arrivaient avant que le passage fût coupé,
les emportait maintenant. Les vingt se bousculaient à la
file, tenant leurs lampes en l’air, pour que l’eau ne les
éteignît pas. Heureusement, la galerie s’élevait d’une pente
insensible, ils allèrent pendant deux cents mètres, luttant
contre le flot, sans être gagnés davantage. Des croyances
endormies se réveillaient dans ces âmes éperdues, ils

invoquaient la terre, c’était la terre qui se vengeait, qui
lâchait ainsi le sang de la veine, parce qu’on lui avait
tranché une artère. Un vieux bégayait des prières oubliées,
en pliant ses pouces en dehors, pour apaiser les mauvais
esprits de la mine.
Mais, au premier carrefour, un désaccord éclata. Le
palefrenier voulait passer à gauche, d’autres juraient qu’on
raccourcirait, si l’on prenait à droite. Une minute fut perdue.
—Eh! laissez-y la peau, qu’est-ce que ça me fiche! s’écria
brutalement Chaval. Moi, je file par là.
Il prit la droite, deux camarades le suivirent. Les autres
continuèrent à galoper derrière le père Mouque, qui avait
grandi au fond de Réquillart. Pourtant, il hésitait lui-même,
ne savait par où tourner. Les têtes s’égaraient, les anciens
ne reconnaissaient plus les voies, dont l’écheveau s’était
comme embrouillé devant eux. A chaque bifurcation, une
incertitude les arrêtait court, et il fallait se décider pourtant.
Étienne courait le dernier, retenu par Catherine, que
paralysaient la fatigue et la peur. Lui, aurait filé à droite,
avec Chaval, car il le croyait dans la bonne route; mais il
l’avait lâché, quitte à rester au fond. D’ailleurs, la
débandade continuait, des camarades avaient encore tiré
de leur côté, ils n’étaient plus que sept derrière le vieux
Mouque.

—Pends-toi à mon cou, je te porterai, dit Étienne à la jeune
fille, en la voyant faiblir.
—Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j’aime mieux
mourir tout de suite.
Ils s’attardaient, de cinquante mètres en arrière, et il la
soulevait malgré sa résistance, lorsque la galerie
brusquement se boucha: un bloc énorme qui s’effondrait et
les séparait des autres. L’inondation détrempait déjà les
roches, des éboulements se produisaient de tous côtés. Ils
durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans
quel sens ils marchaient. C’était fini, il fallait abandonner
l’idée de remonter par Réquillart. Leur unique espoir était
de gagner les tailles supérieures, où l’on viendrait peut-être
les délivrer, si les eaux baissaient.
Étienne reconnut enfin la veine Guillaume.
—Bon! dit-il, je sais où nous sommes. Nom de Dieu! nous
étions dans le vrai chemin; mais va te faire fiche,
maintenant!… Écoute, allons tout droit, nous grimperons
par la cheminée.
Le flot battait leur poitrine, ils marchaient très lentement.
Tant qu’ils auraient de la lumière, ils ne désespéreraient
pas; et ils soufflèrent l’une des lampes, pour en économiser
l’huile, avec la pensée de la vider dans l’autre. Ils
atteignaient la cheminée, lorsqu’un bruit, derrière eux, les fit

se tourner. Étaient-ce donc les camarades, barrés à leur
tour, qui revenaient? Un souffle ronflait au loin, ils ne
s’expliquaient pas cette tempête qui se rapprochait, dans
un éclaboussement d’écume. Et ils crièrent, quand ils virent
une masse géante, blanchâtre, sortir de l’ombre et lutter
pour les rejoindre, entre les boisages trop étroits, où elle
s’écrasait.
C’était Bataille. En partant de l’accrochage, il avait galopé
le long des galeries noires, éperdument. Il semblait
connaître son chemin, dans cette ville souterraine, qu’il
habitait depuis onze années; et ses yeux voyaient clair, au
fond de l’éternelle nuit où il avait vécu. Il galopait, il galopait,
pliant la tête, ramassant les pieds, filant par ces boyaux
minces de la terre, emplis de son grand corps. Les rues se
succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans
qu’il hésitât. Où allait-il? là-bas peut-être, à cette vision de
sa jeunesse, au moulin où il était né, sur le bord de la
Scarpe, au souvenir confus du soleil, brûlant en l’air comme
une grosse lampe. Il voulait vivre, sa mémoire de bête
s’éveillait, l’envie de respirer encore l’air des plaines le
poussait droit devant lui, jusqu’à ce qu’il eût découvert le
trou, la sortie sous le ciel chaud, dans la lumière. Et une
révolte emportait sa résignation ancienne, cette fosse
l’assassinait, après l’avoir aveuglé. L’eau qui le poursuivait,
le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. Mais, à
mesure qu’il s’enfonçait, les galeries devenaient plus
étroites, abaissant le toit, renflant le mur. Il galopait quand
même, il s’écorchait, laissait aux boisages des lambeaux

de ses membres. De toutes parts, la mine semblait se
resserrer sur lui, pour le prendre et l’étouffer.
Alors, Étienne et Catherine, comme il arrivait près d’eux,
l’aperçurent qui s’étranglait entre les roches. Il avait buté, il
s’était cassé les deux jambes de devant. D’un dernier
effort, il se traîna quelques mètres; mais ses flancs ne
passaient plus, il restait enveloppé, garrotté par la terre. Et
sa tête saignante s’allongea, chercha encore une fente, de
ses gros yeux troubles. L’eau le recouvrait rapidement, il se
mit à hennir, du râle prolongé, atroce, dont les autres
chevaux étaient morts déjà, dans l’écurie. Ce fut une
agonie effroyable, cette vieille bête, fracassée,
immobilisée, se débattant à cette profondeur, loin du jour.
Son cri de détresse ne cessait pas, le flot noyait sa
crinière, qu’il le poussait plus rauque, de sa bouche tendue
et grande ouverte. Il y eut un dernier ronflement, le bruit
sourd d’un tonneau qui s’emplit. Puis un grand silence
tomba.
—Ah! mon Dieu! emmène-moi, sanglotait Catherine. Ah!
mon Dieu! j’ai peur, je ne veux pas mourir… Emmène-moi!
emmène-moi!
Elle avait vu la mort. Le puits écroulé, la fosse inondée, rien
ne lui avait soufflé à la face cette épouvante, cette clameur
de Bataille agonisant. Et elle l’entendait toujours, ses
oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait.

—Emmène-moi! emmène-moi!
Étienne l’avait saisie et l’emportait. D’ailleurs, il était grand
temps, ils montèrent dans la cheminée, trempés jusqu’aux
épaules. Lui, devait l’aider, car elle n’avait plus la force de
s’accrocher aux bois. A trois reprises, il crut qu’elle lui
échappait, qu’elle retombait dans la mer profonde, dont la
marée grondait derrière eux. Cependant, ils purent respirer
quelques minutes, quand ils eurent rencontré la première
voie, libre encore. L’eau reparut, il fallut se hisser de
nouveau. Et, durant des heures, cette montée continua, la
crue les chassait de voie en voie, les obligeait à s’élever
toujours. Dans la sixième, un répit les enfiévra d’espoir, il
leur semblait que le niveau demeurait stationnaire. Mais
une hausse plus forte se déclara, ils durent grimper à la
septième, puis à la huitième. Une seule restait, et quand ils
y furent, ils regardèrent anxieusement chaque centimètre
que l’eau gagnait. Si elle ne s’arrêtait pas, ils allaient donc
mourir, comme le vieux cheval, écrasés contre le toit, la
gorge emplie par le flot?
Des éboulements retentissaient à chaque instant. La mine
entière était ébranlée, d’entrailles trop grêles, éclatant de la
coulée énorme qui la gorgeait. Au bout des galeries, l’air
refoulé s’amassait, se comprimait, partait en explosions
formidables, parmi les roches fendues et les terrains
bouleversés. C’était le terrifiant vacarme des cataclysmes
intérieurs, un coin de la bataille ancienne, lorsque les
déluges retournaient la terre, en abîmant les montagnes

sous les plaines.
Et Catherine, secouée, étourdie de cet effondrement
continu, joignait les mains, bégayait les mêmes mots, sans
relâche:
—Je ne veux pas mourir… Je ne veux pas mourir…
Pour la rassurer, Étienne jurait que l’eau ne bougeait plus.
Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre
à leur secours. Et il disait six heures sans savoir, la notion
exacte du temps leur échappait. En réalité, un jour entier
s’était écoulé déjà, dans leur montée au travers de la veine
Guillaume.
Mouillés, grelottants, ils s’installèrent. Elle se déshabilla
sans honte, pour tordre ses vêtements; puis, elle remit la
culotte et la veste, qui achevèrent de sécher sur elle.
Comme elle était pieds nus, lui, qui avait ses sabots, la
força à les prendre. Ils pouvaient patienter maintenant, ils
avaient baissé la mèche de la lampe, ne gardant qu’une
lueur faible de veilleuse. Mais des crampes leur
déchirèrent l’estomac, tous deux s’aperçurent qu’ils
mouraient de faim. Jusque-là, ils ne s’étaient pas senti
vivre. Au moment de la catastrophe, ils n’avaient point
déjeuné, et ils venaient de retrouver leurs tartines, gonflées
par l’eau, changées en soupe. Elle dut se fâcher pour qu’il
voulût bien accepter sa part. Dès qu’elle eut mangé, elle
s’endormit de lassitude, sur la terre froide. Lui, brûlé

d’insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes.
Combien d’heures s’écoulèrent ainsi? Il n’aurait pu le dire.
Ce qu’il savait, c’était que devant lui, par le trou de la
cheminée, il avait vu reparaître le flot noir et mouvant, la
bête dont le dos s’enflait sans cesse pour les atteindre.
D’abord, il n’y eut qu’une ligne mince, un serpent souple qui
s’allongea; puis, cela s’élargit en une échine grouillante,
rampante; et bientôt ils furent rejoints, les pieds de la jeune
fille endormie trempèrent. Anxieux, il hésitait à la réveiller.
N’était-ce pas cruel de la tirer de ce repos, de l’ignorance
anéantie qui la berçait peut-être dans un rêve de grand air
et de vie au soleil? Par où fuir, d’ailleurs? Et il cherchait, et
il se rappela que le plan incliné, établi dans cette partie de
la veine, communiquait, bout à bout, avec le plan qui
desservait l’accrochage supérieur. C’était une issue. Il la
laissa dormir encore, le plus longtemps qu’il fut possible,
regardant le flot gagner, attendant qu’il les chassât. Enfin, il
la souleva doucement, et elle eut un grand frisson.
—Ah! mon Dieu! c’est vrai!… Ça recommence, mon Dieu!
Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine.
—Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure.
Pour se rendre au plan incliné, ils durent marcher ployés en
deux, de nouveau mouillés jusqu’aux épaules. Et la montée
recommença, plus dangereuse, par ce trou boisé

entièrement, long d’une centaine de mètres. D’abord, ils
voulurent tirer le câble, afin de fixer en bas l’un des chariots;
car si l’autre était descendu, pendant leur ascension, il les
aurait broyés. Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le
mécanisme. Ils se risquèrent, n’osant se servir de ce câble
qui les gênait, s’arrachant les ongles contre les charpentes
lisses. Lui, venait le dernier, la retenait du crâne, quand elle
glissait, les mains sanglantes. Brusquement, ils se
cognèrent contre des éclats de poutre, qui barraient le
plan. Des terres avaient coulé, un éboulement empêchait
d’aller plus haut. Par bonheur, une porte s’ouvrait là, et ils
débouchèrent dans une voie.
Devant eux, la lueur d’une lampe les stupéfia. Un homme
leur criait rageusement:
—Encore des malins aussi bêtes que moi!
Ils reconnurent Chaval, qui se trouvait bloqué par
l’éboulement, dont les terres comblaient le plan incliné; et
les deux camarades, partis avec lui, étaient même restés
en chemin, la tête fendue. Lui, blessé au coude, avait eu le
courage de retourner sur les genoux prendre leurs lampes
et les fouiller, pour voler leurs tartines. Comme il
s’échappait, un dernier effondrement, derrière son dos,
avait bouché la galerie.
Tout de suite, il se jura de ne point partager ses provisions
avec ces gens qui sortaient de terre. Il les aurait

assommés. Puis, il les reconnut à son tour, et sa colère
tomba, il se mit à rire, d’un rire de joie mauvaise.
—Ah! c’est toi, Catherine! Tu t’es cassé le nez, et tu as
voulu rejoindre ton homme. Bon! bon! nous allons la danser
ensemble.
Il affectait de ne pas voir Étienne. Ce dernier, bouleversé
de la rencontre, avait eu un geste pour protéger la
herscheuse, qui se serrait contre lui. Pourtant, il fallait bien
accepter la situation. Il demanda simplement au camarade,
comme s’ils s’étaient quittés bons amis, une heure plus tôt:
—As-tu regardé au fond? On ne peut donc passer par les
tailles?
Chaval ricanait toujours.
—Ah! ouiche! par les tailles! Elles se sont éboulées aussi,
nous sommes entre deux murs, une vraie souricière…
Mais tu peux t’en retourner par le plan, si tu es un bon
plongeur.
En effet, l’eau montait, on l’entendait clapoter. La retraite se
trouvait coupée déjà. Et il avait raison, c’était une
souricière, un bout de galerie que des affaissements
considérables obstruaient en arrière et en avant. Pas une
issue, tous trois étaient murés.
—Alors, tu restes? ajouta Chaval goguenard. Va, c’est ce

que tu feras de mieux, et si tu me fiches la paix, moi je ne
te parlerai seulement pas. Il y a encore ici de la place pour
deux hommes… Nous verrons bientôt lequel crèvera le
premier, à moins qu’on ne vienne, ce qui me semble
difficile.
Le jeune homme reprit:
—Si nous tapions, on nous entendrait peut-être.
—J’en suis las, de taper… Tiens! essaie toi-même avec
cette pierre.
Étienne ramassa le morceau de grès, que l’autre avait
émietté déjà, et il battit contre la veine, au fond, le rappel
des mineurs, le roulement prolongé, dont les ouvriers en
péril signalent leur présence. Puis, il colla son oreille, pour
écouter. A vingt reprises, il s’entêta. Aucun bruit ne
répondait.
Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son
petit ménage. D’abord, il rangea ses trois lampes contre le
mur: une seule brûlait, les autres serviraient plus tard.
Ensuite, il posa sur une pièce du boisage les deux tartines
qu’il avait encore. C’était le buffet, il irait bien deux jours
avec ça, s’il était raisonnable. Il se tourna, en disant:
—Tu sais, Catherine, il y en aura la moitié pour toi, quand
tu auras trop faim.

La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se
retrouver entre ces deux hommes.
Et l’affreuse vie commença. Ni Chaval ni Étienne
n’ouvraient la bouche, assis par terre, à quelques pas. Sur
la remarque du premier, le second éteignit sa lampe, un
luxe de lumière inutile; puis, ils retombèrent dans leur
silence. Catherine s’était couchée près du jeune homme,
inquiète des regards que son ancien galant lui jetait. Les
heures s’écoulaient, on entendait le petit murmure de l’eau
montant sans cesse; tandis que, de temps à autre, des
secousses profondes, des retentissements lointains,
annonçaient les derniers tassements de la mine. Quand la
lampe se vida et qu’il fallut en ouvrir une autre, pour
l’allumer, la peur du grisou les agita un instant; mais ils
aimaient mieux sauter tout de suite, que de durer dans les
ténèbres; et rien ne sauta, il n’y avait pas de grisou. Ils
s’étaient allongés de nouveau, les heures se remirent à
couler.
Un bruit émotionna Étienne et Catherine, qui levèrent la
tête. Chaval se décidait à manger: il avait coupé la moitié
d’une tartine, il mâchait longuement, pour ne pas être tenté
d’avaler tout. Eux, que la faim torturait, le regardèrent.
—Vrai, tu refuses? dit-il à la herscheuse, de son air
provocant. Tu as tort.
Elle avait baissé les yeux, craignant de céder, l’estomac

déchiré d’une telle crampe, que des larmes gonflaient ses
paupières. Mais elle comprenait ce qu’il demandait; déjà,
le matin, il lui avait soufflé sur le cou; il était repris d’une de
ses anciennes fureurs de désir, en la voyant près de l’autre.
Les regards dont il l’appelait avaient une flamme qu’elle
connaissait bien, la flamme de ses crises jalouses, quand il
tombait sur elle à coups de poing, en l’accusant
d’abominations avec le logeur de sa mère. Et elle ne
voulait pas, elle tremblait, en retournant à lui, de jeter ces
deux hommes l’un sur l’autre, dans cette cave étroite où ils
agonisaient. Mon Dieu! est-ce qu’on ne pouvait finir en
bonne amitié!
Étienne serait mort d’inanition, plutôt que de mendier à
Chaval une bouchée de pain. Le silence s’alourdissait, une
éternité encore parut se prolonger, avec la lenteur des
minutes monotones, qui passaient une à une, sans espoir.
Il y avait un jour qu’ils étaient enfermés ensemble. La
deuxième lampe pâlissait, ils allumèrent la troisième.
Chaval entama son autre tartine, et il grogna:
—Viens donc, bête!
Catherine eut un frisson. Pour la laisser libre, Étienne
s’était détourné. Puis, comme elle ne bougeait pas, il lui dit
à voix basse:
—Va, mon enfant.

Les larmes qu’elle étouffait ruisselèrent alors. Elle pleurait
longuement, ne trouvant même pas la force de se lever, ne
sachant plus si elle avait faim, souffrant d’une douleur qui la
tenait dans tout le corps. Lui, s’était mis debout, allait et
venait, battait vainement le rappel des mineurs, enragé de
ce reste de vie qu’on l’obligeait à vivre là, collé au rival qu’il
exécrait. Pas même assez de place pour crever loin l’un de
l’autre! Dès qu’il avait fait dix pas, il devait revenir et se
cogner contre cet homme. Et elle, la triste fille, qu’ils se
disputaient jusque dans la terre! Elle serait au dernier
vivant, cet homme la lui volerait encore, si lui partait le
premier. Ça n’en finissait pas, les heures suivaient les
heures, la révoltante promiscuité s’aggravait, avec
l’empoisonnement des haleines, l’ordure des besoins
satisfaits en commun. Deux fois, il se rua sur les roches,
comme pour les ouvrir à coups de poing.
Une nouvelle journée s’achevait, et Chaval s’était assis
près de Catherine, partageant avec elle sa dernière moitié
de tartine. Elle mâchait les bouchées péniblement, il les lui
faisait payer chacune d’une caresse, dans son entêtement
de jaloux qui ne voulait pas mourir sans la ravoir, devant
l’autre. Épuisée, elle s’abandonnait. Mais, lorsqu’il tâcha de
la prendre, elle se plaignit.
—Oh! laisse, tu me casses les os.
Étienne, frémissant, avait posé son front contre les bois,
pour ne pas voir. Il revint d’un bond, affolé.

—Laisse-la, nom de Dieu!
—Est-ce que ça te regarde? dit Chaval. C’est ma femme,
elle est à moi peut-être!
Et il la reprit, et il la serra, par bravade, lui écrasant sur la
bouche ses moustaches rouges, continuant:
—Fiche-nous la paix, hein! Fais-nous le plaisir de voir là-
bas si nous y sommes.
Mais Étienne, les lèvres blanches, criait:
—Si tu ne la lâches pas, je t’étrangle!
Vivement, l’autre se mit debout, car il avait compris, au
sifflement de la voix, que le camarade allait en finir. La mort
leur semblait trop lente, il fallait que, tout de suite, l’un des
deux cédât la place. C’était l’ancienne bataille qui
recommençait, dans la terre où ils dormiraient bientôt côte
à côte; et ils avaient si peu d’espace, qu’ils ne pouvaient
brandir leurs poings sans les écorcher.
—Méfie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange.
Étienne, à ce moment, devint fou. Ses yeux se noyèrent
d’une vapeur rouge, sa gorge s’était congestionnée d’un
flot de sang. Le besoin de tuer le prenait, irrésistible, un
besoin physique, l’excitation sanguine d’une muqueuse qui
détermine un violent accès de toux. Cela monta, éclata en

dehors de sa volonté, sous la poussée de la lésion
héréditaire. Il avait empoigné, dans le mur, une feuille de
schiste, et il l’ébranlait, et il l’arrachait, très large, très
lourde. Puis, à deux mains, avec une force décuplée, il
l’abattit sur le crâne de Chaval.
Celui-ci n’eut pas le temps de sauter en arrière. Il tomba, la
face broyée, le crâne fendu. La cervelle avait éclaboussé le
toit de la galerie, un jet pourpre coulait de la plaie, pareil au
jet continu d’une source. Tout de suite, il y eut une mare, où
l’étoile fumeuse de la lampe se refléta. L’ombre envahissait
ce caveau muré, le corps semblait, par terre, la bosse
noire d’un tas d’escaillage.
Et, penché, l’oeil élargi, Étienne le regardait. C’était donc
fait, il avait tué. Confusément, toutes ses luttes lui
revenaient à la mémoire, cet inutile combat contre le
poison qui dormait dans ses muscles, l’alcool lentement
accumulé de sa race. Pourtant, il n’était ivre que de faim,
l’ivresse lointaine des parents avait suffi. Ses cheveux se
dressaient devant l’horreur de ce meurtre, et malgré la
révolte de son éducation, une allégresse faisait battre son
coeur, la joie animale d’un appétit enfin satisfait. Il eut
ensuite un orgueil, l’orgueil du plus fort. Le petit soldat lui
était apparu, la gorge trouée d’un couteau, tué par un
enfant. Lui aussi, avait tué.
Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri.

—Mon Dieu! il est mort!
—Tu le regrettes? demanda Étienne farouche.
Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta
dans ses bras.
—Ah! tue-moi aussi, ah! mourons tous les deux!
D’une étreinte, elle s’attachait à ses épaules, et il
l’étreignait également, et ils espérèrent qu’ils allaient
mourir. Mais la mort n’avait pas de hâte, ils dénouèrent
leurs bras. Puis, tandis qu’elle se cachait les yeux, il traîna
le misérable, il le jeta dans le plan incliné, pour l’ôter de
l’espace étroit où il fallait vivre encore. La vie n’aurait plus
été possible, avec ce cadavre sous les pieds. Et ils
s’épouvantèrent, lorsqu’ils l’entendirent plonger, au milieu
d’un rejaillissement d’écume. L’eau avait donc empli déjà
ce trou? Ils l’aperçurent, elle déborda dans la galerie.
Alors, ce fut une lutte nouvelle. Ils avaient allumé la dernière
lampe, elle s’épuisait en éclairant la crue, dont la hausse
régulière, entêtée, ne s’arrêtait pas. Ils eurent d’abord de
l’eau aux chevilles, puis elle leur mouilla les genoux. La voie
montait, ils se réfugièrent au fond, ce qui leur donna un
répit de quelques heures. Mais le flot les rattrapa, ils
baignèrent jusqu’à la ceinture. Debout, acculés, l’échine
collée contre la roche, ils la regardaient croître, toujours,
toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini.

La lampe, qu’ils avaient accrochée, jaunissait la houle
rapide des petites ondes; elle pâlit, ils ne distinguèrent plus
qu’un demi-cercle diminuant sans cesse, comme mangé
par l’ombre qui semblait grandir avec le flux; et,
brusquement, l’ombre les enveloppa, la lampe venait de
s’éteindre, après avoir craché sa dernière goutte d’huile.
C’était la nuit complète, absolue, cette nuit de la terre qu’ils
dormiraient, sans jamais rouvrir leurs yeux à la clarté du
soleil.
—Nom de Dieu! jura sourdement Étienne.
Catherine, comme si elle eût senti les ténèbres la saisir,
s’était abritée contre lui. Elle répéta le mot des mineurs, à
voix basse:
—La mort souffle la lampe.
Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une
fièvre de vivre les ranima. Lui, violemment, se mit à creuser
le schiste avec le crochet de la lampe, tandis qu’elle l’aidait
de ses ongles. Ils pratiquèrent une sorte de banc élevé, et
lorsqu’ils s’y furent hissés tous les deux, ils se trouvèrent
assis, les jambes pendantes, le dos ployé, car la voûte les
forçait à baisser la tête. L’eau ne glaçait plus que leurs
talons; mais ils ne tardèrent pas à en sentir le froid leur
couper les chevilles, les mollets, les genoux, dans un
mouvement invincible et sans trêve. Le banc, mal aplani, se
trempait d’une humidité si gluante, qu’ils devaient se tenir

fortement pour ne pas glisser. C’était la fin, combien
attendraient-ils, réduits à cette niche, où ils n’osaient
risquer un geste, exténués, affamés, n’ayant plus ni pain ni
lumière? Et ils souffraient surtout des ténèbres, qui les
empêchaient de voir venir la mort. Un grand silence
régnait, la mine gorgée d’eau ne bougeait plus. Ils n’avaient
maintenant, sous eux, que la sensation de cette mer,
enflant, du fond des galeries, sa marée muette.
Les heures se succédaient, toutes également noires, sans
qu’ils pussent en mesurer la durée exacte, de plus en plus
égarés dans le calcul du temps. Leurs tortures, qui auraient
dû allonger les minutes, les emportaient, rapides. Ils
croyaient n’être enfermés que depuis deux jours et une nuit,
lorsqu’en réalité la troisième journée déjà se terminait.
Toute espérance de secours s’en était allée, personne ne
les savait là, personne n’avait le pouvoir d’y descendre, et
la faim les achèverait, si l’inondation leur faisait grâce. Une
dernière fois, ils avaient eu la pensée de battre le rappel;
mais la pierre était restée sous l’eau. D’ailleurs, qui les
entendrait?
Catherine, résignée, avait appuyé contre la veine sa tête
endolorie, lorsqu’un tressaillement la redressa.
—Écoute! dit-elle.
D’abord, Étienne crut qu’elle parlait du petit bruit de l’eau
montant toujours. Il mentit, il voulut la tranquilliser.

—C’est moi que tu entends, je remue les jambes.
—Non, non, pas ça… Là-bas, écoute!
Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme
elle. Une attente de quelques secondes les étouffa. Puis,
très lointains, très faibles, ils entendirent trois coups,
largement espacés. Mais ils doutaient encore, leurs
oreilles sonnaient, c’étaient peut-être des craquements
dans la couche. Et ils ne savaient avec quoi frapper pour
répondre.
Étienne eut une idée.
—Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons.
Elle tapa, elle battit le rappel des mineurs; et ils écoutèrent,
et ils distinguèrent de nouveau les trois coups, au loin.
Vingt fois ils recommencèrent, vingt fois les coups
répondirent. Ils pleuraient, ils s’embrassaient, au risque de
perdre l’équilibre. Enfin, les camarades étaient là, ils
arrivaient. C’était un débordement de joie et d’amour qui
emportait les tourments de l’attente, la rage des appels
longtemps inutiles, comme si les sauveurs n’avaient eu
qu’à fendre la roche du doigt, pour les délivrer.
—Hein! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j’aie
appuyé la
tête!

—Oh! tu as une oreille! disait-il à son tour. Moi, je
n’entendais
rien.
Dès ce moment, ils se relayèrent, toujours l’un d’eux
écoutait, prêt à correspondre, au moindre signal. Ils
saisirent bientôt des coups de rivelaine: on commençait les
travaux d’approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne
leur échappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire,
pour se tromper l’un l’autre, le désespoir les reprenait peu à
peu. D’abord, ils s’étaient répandus en explications: on
arrivait évidemment par Réquillart, la galerie descendait
dans la couche, peut-être en ouvrait-on plusieurs, car il y
avait trois hommes à l’abattage. Puis ils parlèrent moins, ils
finirent par se taire, quand ils en vinrent à calculer la masse
énorme qui les séparait des camarades. Muets, ils
continuaient leurs réflexions, ils comptaient les journées et
les journées qu’un ouvrier mettrait à percer un tel bloc.
Jamais on ne les rejoindrait assez tôt, ils seraient morts
vingt fois. Et, mornes, n’osant plus échanger une parole
dans ce redoublement d’angoisse, ils répondaient aux
appels d’un roulement de sabots, sans espoir, en ne
gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu’ils
vivaient encore.
Un jour, deux jours, se passèrent. Ils étaient au fond depuis
six jours. L’eau, arrêtée à leurs genoux, ne montait ni ne
descendait; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce
bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les

retirer; mais la position devenait alors si incommode, qu’ils
étaient tordus de crampes atroces et qu’ils devaient laisser
retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se
remontaient d’un coup de reins, sur la roche glissante. Les
cassures du charbon leur défonçaient l’échine, ils
éprouvaient à la nuque une douleur fixe et intense, d’avoir à
la tenir ployée constamment, pour ne pas se briser le
crâne. Et l’étouffement croissait, l’air refoulé par l’eau se
comprimait dans l’espèce de cloche où ils se trouvaient
enfermés. Leur voix, assourdie, paraissait venir de très
loin. Des bourdonnements d’oreilles se déclarèrent, ils
entendaient les volées d’un tocsin furieux, le galop d’un
troupeau sous une averse de grêle, interminable.
D’abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle
portait à sa gorge ses pauvres mains crispées, elle avait
de grands souffles creux, une plainte continue, déchirante,
comme si une tenaille lui eût arraché l’estomac. Étienne,
étranglé par la même torture, tâtonnait fiévreusement dans
l’obscurité, lorsque, près de lui, ses doigts rencontrèrent
une pièce du boisage, à moitié pourrie, que ses ongles
émiettaient. Et il en donna une poignée à la herscheuse,
qui l’engloutit goulûment. Durant deux journées, ils vécurent
de ce bois vermoulu, ils le dévorèrent tout entier,
désespérés de l’avoir fini, s’écorchant à vouloir entamer les
autres, solides encore, et dont les fibres résistaient. Leur
supplice augmenta, ils s’enrageaient de ne pouvoir mâcher
la toile de leurs vêtements. Une ceinture de cuir qui le
serrait à la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits

morceaux avec les dents, et elle les broyait, s’acharnait à
les avaler. Cela occupait leurs mâchoires, leur donnait
l’illusion qu’ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut
achevée, ils se remirent à la toile, la suçant pendant des
heures.
Mais, bientôt, ces crises violentes se calmèrent, la faim ne
fut plus qu’une douleur profonde, sourde, l’évanouissement
même, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils
auraient succombé, s’ils n’avaient pas eu de l’eau, tant
qu’ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient
dans le creux de leur main; et cela à vingt reprises, brûlés
d’une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l’étancher.
Le septième jour, Catherine se penchait pour boire,
lorsqu’elle heurta de la main un corps flottant devant elle.
—Dis donc, regarde… Qu’est-ce que c’est?
Étienne tâta dans les ténèbres.
—Je ne comprends pas, on dirait la couverture d’une porte
d’aérage.
Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgée, le
corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible.
—C’est lui, mon Dieu!
—Qui donc?

—Lui, tu sais bien?… J’ai senti ses moustaches.
C’était le cadavre de Chaval, remonté du plan incliné,
poussé jusqu’à eux par la crue. Étienne allongea le bras,
sentit aussi les moustaches, le nez broyé; et un frisson de
répugnance et de peur le secoua. Prise d’une nausée
abominable, Catherine avait craché l’eau qui lui restait à la
bouche. Elle croyait qu’elle venait de boire du sang, que
toute cette eau profonde, devant elle, était maintenant le
sang de cet homme.
—Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer.
Il donna un coup de pied au cadavre, qui s’éloigna. Mais,
bientôt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs
jambes.
—Nom de Dieu! va-t-en donc!
Et, la troisième fois, Étienne dut le laisser. Quelque courant
le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait être avec
eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva
d’empoisonner l’air. Pendant toute cette journée, ils ne
burent pas, luttant, aimant mieux mourir; et, le lendemain
seulement, la souffrance les décida: ils écartaient le corps
à chaque gorgée, ils buvaient quand même. Ce n’était pas
la peine de lui casser la tête, pour qu’il revînt entre lui et
elle, entêté dans sa jalousie. Jusqu’au bout, il serait là,
même mort, pour les empêcher d’être ensemble.

Encore un jour, et encore un jour. Étienne, à chaque frisson
de l’eau, recevait un léger coup de l’homme qu’il avait tué,
le simple coudoiement d’un voisin qui rappelait sa
présence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement,
il le voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges,
dans sa face broyée. Puis, il ne se souvenait plus, il ne
l’avait pas tué, l’autre nageait et allait le mordre. Catherine,
maintenant, était secouée de crises de larmes, longues,
interminables, après lesquelles un accablement
l’anéantissait. Elle finit par tomber dans un état de
somnolence invincible. Il la réveillait, elle bégayait des
mots, elle se rendormait tout de suite, sans même soulever
les paupières; et, de crainte qu’elle ne se noyât, il lui avait
passé un bras à la taille. C’était, lui, maintenant, qui
répondait aux camarades. Les coups de rivelaine
approchaient, il les entendait derrière son dos. Mais ses
forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à
taper. On les savait là, pourquoi se fatiguer encore? Cela
ne l’intéressait plus, qu’on pût venir. Dans l’hébétement de
son attente, il en était, pendant des heures, à oublier ce
qu’il attendait.
Un soulagement les réconforta un peu. L’eau baissait, le
corps de Chaval s’éloigna. Depuis neuf jours, on travaillait
à leur délivrance, et ils faisaient, pour la première fois,
quelques pas dans la galerie, lorsqu’une épouvantable
commotion les jeta sur le sol. Ils se cherchèrent, ils
restèrent aux bras l’un de l’autre, fous, ne comprenant pas,

croyant que la catastrophe recommençait. Rien ne remuait
plus, le bruit des rivelaines avait cessé.


Dans le coin où ils se tenaient assis, côte à côte, Catherine
eut un léger rire.
—Il doit faire bon dehors… Viens, sortons d’ici.
Étienne, d’abord, lutta contre cette démence. Mais une
contagion ébranlait sa tête plus solide, il perdit la sensation
juste du réel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de
Catherine, agitée de fièvre, tourmentée à présent d’un
besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de
ses oreilles étaient devenus des murmures d’eau courante,
des chants d’oiseaux; et elle sentait un violent parfum
d’herbes écrasées, et elle voyait clair, de grandes taches
jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu’elle se croyait
dehors, près du canal, dans les blés, par une journée de
beau soleil.
—Hein? fait-il chaud!… Prends-moi donc, restons
ensemble, oh! toujours, toujours!
Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement,
continuant dans un bavardage de fille heureuse:
—Avons-nous été bêtes d’attendre si longtemps! Tout de
suite, j’aurais bien voulu de toi, et tu n’as pas compris, tu as
boudé… Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand
nous ne dormions pas, le nez en l’air, à nous écouter

respirer, avec la grosse envie de nous prendre?
Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur
muette tendresse.
—Tu m’as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux
joues!
—C’est que je t’aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me
défendais de songer à toi, je me disais que c’était bien fini;
et, au fond, je savais qu’un jour ou l’autre nous nous
mettrions ensemble… Il ne fallait qu’une occasion, quelque
chance heureuse, n’est-ce pas?
Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rêve, puis il répéta
lentement:
—Rien n’est jamais fini, il suffit d’un peu de bonheur pour
que tout recommence.
—Alors, tu me gardes, c’est le bon coup, cette fois?
Et, défaillante, elle glissa. Elle était si faible, que sa voix
assourdie s’éteignait. Effrayé, il l’avait retenue sur son
coeur.
—Tu souffres?
Elle se redressa, étonnée.

—Non, pas du tout… Pourquoi?
Mais cette question l’avait éveillée de son rêve. Elle
regarda éperdument les ténèbres, elle tordit ses mains,
dans une nouvelle crise de sanglots.
—Mon Dieu! mon Dieu! qu’il fait noir!
Ce n’étaient plus les blés, ni l’odeur des herbes, ni le chant
des alouettes, ni le grand soleil jaune; c’étaient la mine
éboulée, inondée, la nuit puante, l’égouttement funèbre de
ce caveau où ils râlaient depuis tant de jours. La perversion
de ses sens en augmentait l’horreur maintenant, elle était
reprise des superstitions de son enfance, elle vit l’Homme
noir, le vieux mineur trépassé qui revenait dans la fosse
tordre le cou aux vilaines filles.
—Écoute, as-tu entendu?
—Non, rien, je n’entends rien.
—Si, l’Homme, tu sais?… Tiens! il est là… La terre a lâché
tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu’on lui a
coupé une artère; et il est là, tu le vois, regarde! plus noir
que la nuit… Oh! j’ai peur, oh! j’ai peur!
Elle se tut, grelottante. Puis, à voix très basse, elle
continua:
—Non, c’est toujours l’autre.

—Quel autre?
—Celui qui est avec nous, celui qui n’est plus.
L’image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui
confusément, elle racontait leur existence de chien, le seul
jour où il s’était montré gentil, à Jean-Bart, les autres jours
de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses,
après l’avoir rouée de coups.
—Je te dis qu’il vient, qu’il va nous empêcher encore d’aller
ensemble!… Ça le reprend, sa jalousie… Oh! renvoie-le,
oh! garde-moi, garde-moi tout entière!
D’un élan, elle s’était pendue à lui, elle chercha sa bouche
et y colla passionnément la sienne. Les ténèbres
s’éclairèrent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calmé
d’amoureuse. Lui, frémissant de la sentir ainsi contre sa
chair, demi-nue sous la veste et la culotte en lambeaux,
l’empoigna, dans un réveil de sa virilité. Et ce fut enfin leur
nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le
besoin de ne pas mourir avant d’avoir eu leur bonheur,
l’obstiné besoin de vivre, de faire de la vie une dernière
fois. Ils s’aimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort.
Ensuite, il n’y eut plus rien. Étienne était assis par terre,
toujours dans le même coin, et il avait Catherine sur les
genoux, couchée, immobile. Des heures, des heures
s’écoulèrent. Il crut longtemps qu’elle dormait; puis, il la

toucha, elle était très froide, elle était morte. Pourtant, il ne
remuait pas, de peur de la réveiller. L’idée qu’il l’avait eue
femme le premier, et qu’elle pouvait être grosse,
l’attendrissait. D’autres idées, l’envie de partir avec elle, la
joie de ce qu’ils feraient tous les deux plus tard, revenaient
par moments, mais si vagues, qu’elles semblaient effleurer
à peine son front, comme le souffle même du sommeil. Il
s’affaiblissait, il ne lui restait que la force d’un petit geste,
un lent mouvement de la main, pour s’assurer qu’elle était
bien là, ainsi qu’une enfant endormie, dans sa raideur
glacée. Tout s’anéantissait, la nuit elle-même avait sombré,
il n’était nulle part, hors de l’espace, hors du temps.
Quelque chose tapait bien à côté de sa tête, des coups
dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d’abord la
paresse d’aller répondre, engourdi d’une fatigue immense;
et, à présent, il ne savait plus, il rêvait seulement qu’elle
marchait devant lui et qu’il entendait le léger claquement de
ses sabots. Deux jours se passèrent, elle n’avait pas
remué, il la touchait de son geste machinal, rassuré de la
sentir si tranquille.
Étienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des
roches roulaient jusqu’à ses pieds. Quand il aperçut une
lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumière, il
ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point
rougeâtre qui tachait à peine les ténèbres. Mais des
camarades l’emportaient, il les laissa introduire, entre ses
dents serrées, des cuillerées de bouillon. Ce fut seulement
dans la galerie de Réquillart qu’il reconnut quelqu’un,

l’ingénieur Négrel, debout devant lui; et ces deux hommes
qui se méprisaient, l’ouvrier révolté, le chef sceptique, se
jetèrent au cou l’un de l’autre, sanglotèrent à gros sanglots,
dans le bouleversement profond de toute l’humanité qui
était en eux. C’était une tristesse immense, la misère des
générations, l’excès de douleur où peut tomber la vie.
Au jour, la Maheude, abattue près de Catherine morte, jeta
un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes très
longues, incessantes. Plusieurs cadavres étaient déjà
remontés et alignés par terre: Chaval que l’on crut
assommé sous un éboulement, un galibot et deux haveurs
également fracassés, le crâne vide de cervelle, le ventre
gonflé d’eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la
raison, déchiraient leurs jupes, s’égratignaient la face.
Lorsqu’on le sortit enfin, après l’avoir habitué aux lampes et
nourri un peu, Étienne apparut décharné, les cheveux tout
blancs; et on s’écartait, on frémissait devant ce vieillard. La
Maheude s’arrêta de crier, pour le regarder stupidement,
de ses grands yeux fixes.
VI
Il était quatre heures du matin. La fraîche nuit d’avril
s’attiédissait de l’approche du jour. Dans le ciel limpide, les
étoiles vacillaient, tandis qu’une clarté d’aurore empourprait

l’orient. Et la campagne noire, assoupie, avait à peine un
frisson, cette vague rumeur qui précède le réveil.
Étienne, à longues enjambées, suivait le chemin de
Vandame. Il venait de passer six semaines à Montsou,
dans un lit de l’hôpital. Jaune encore et très maigre, il
s’était senti la force de partir, et il partait. La Compagnie,
tremblant toujours pour ses fosses, procédant à des
renvois successifs, l’avait averti qu’elle ne pourrait le
garder. Elle lui offrait d’ailleurs un secours de cent francs,
avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop
dur pour lui désormais. Mais il avait refusé les cent francs.
Déjà, une réponse de Pluchart, une lettre où se trouvait
l’argent du voyage, l’appelait à Paris. C’était son ancien
rêve réalisé. La veille, en sortant de l’hôpital, il avait couché
au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir. Et il se levait de grand
matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux
camarades, avant d’aller prendre le train de huit heures, à
Marchiennes.
Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Étienne
s’arrêta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps
précoce. La matinée s’annonçait superbe. Lentement, le
jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il
se remit en marche, tapant fortement son bâton de
cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de
la nuit. Il n’avait revu personne, la Maheude était venue une
seule fois à l’hôpital, puis n’avait pu revenir sans doute.
Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante

descendait à Jean-Bart maintenant, et qu’elle-même y avait
repris du travail.
Peu à peu, les chemins déserts se peuplaient, des
charbonniers passaient continuellement près d’Étienne, la
face blême, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait
de son triomphe. Après deux mois et demi de grève,
vaincus par la faim, lorsqu’ils étaient retournés aux fosses,
ils avaient dû accepter le tarif de boisage, cette baisse de
salaire déguisée, exécrable à présent, ensanglantée du
sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on
les faisait mentir à leur serment de ne pas se soumettre, et
ce parjure imposé leur restait en travers de la gorge,
comme une poche de fiel. Le travail recommençait partout,
à Mirou, à Madeleine, à Crèvecoeur, à la Victoire. Partout,
dans la brume du matin, le long des chemins noyés de
ténèbres, le troupeau piétinait, des files d’hommes trottant
le nez vers la terre, ainsi que du bétail mené à l’abattoir. Ils
grelottaient sous leurs minces vêtements de toile, ils
croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos,
que le briquet, logé entre la chemise et la veste, rendait
bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres
muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de
côté, on sentait les dents serrées de colère, le coeur gonflé
de haine, l’unique résignation à la nécessité du ventre.
Plus il approchait de la fosse, et plus Étienne voyait leur
nombre s’accroître. Presque tous marchaient isolés, ceux
qui venaient par groupes se suivaient à la file, éreintés

déjà, las des autres et d’eux-mêmes. Il en aperçut un, très
vieux, dont les yeux luisaient, pareils à des charbons, sous
un front livide. Un autre, un jeune, soufflait, d’un souffle
contenu de tempête. Beaucoup avaient leurs sabots à la
main; et l’on entendait à peine sur le sol le bruit mou de
leurs gros bas de laine. C’était un ruissellement sans fin,
une débâcle, une marche forcée d’armée battue, allant
toujours la tête basse, enragée sourdement du besoin de
reprendre la lutte et de se venger.
Lorsque Étienne arriva, Jean-Bart sortait de l’ombre, les
lanternes accrochées aux tréteaux brûlaient encore, dans
l’aube naissante. Au-dessus des bâtiments obscurs, un
échappement s’élevait comme une aigrette blanche,
délicatement teintée de carmin. Il passa par l’escalier du
criblage, pour se rendre à la recette.
La descente commençait, des ouvriers montaient de la
baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et
cette agitation. Des roulements de berlines ébranlaient les
dalles de fonte, les bobines tournaient, déroulaient les
câbles, au milieu des éclats du porte-voix, de la sonnerie
des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et
il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine,
les cages émergeant, replongeant, engouffrant des
charges d’hommes, sans un arrêt, avec le coup de gosier
facile d’un géant vorace. Depuis son accident, il avait une
horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s’enfonçaient,
lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tête, le puits

l’exaspérait.
Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes
épuisées éclairaient d’une clarté louche, il n’apercevait
aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient là, pieds
nus, la lampe à la main, le regardaient de leurs gros yeux
inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d’un air de
honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n’avaient
plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le
craindre, rougissant à l’idée qu’il leur reprochait d’être des
lâches. Cette attitude lui gonfla le coeur, il oubliait que ces
misérables l’avaient lapidé, il recommençait le rêve de les
changer en héros, de diriger le peuple, cette force de la
nature qui se dévorait elle-même.
Une cage embarqua des hommes, la fournée disparut, et
comme d’autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants
de la grève, un brave qui avait juré de mourir.
—Toi aussi! murmura-t-il, navré.
L’autre pâlit, les lèvres tremblantes; puis, avec un geste
d’excuse:
—Que veux-tu? j’ai une femme.
Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les
reconnaissait tous.
—Toi aussi! toi aussi! toi aussi!

Et tous frémissaient, bégayaient d’une voix étouffée:
—J’ai une mère… J’ai des enfants… Il faut du pain.
La cage ne reparaissait pas, ils l’attendirent, mornes, dans
une telle souffrance de leur défaite, que leurs regards
évitaient de se rencontrer, fixés obstinément sur le puits.
—Et la Maheude? demanda Étienne.
Ils ne répondirent point. Un fit signe qu’elle allait venir.
D’autres levèrent leurs bras, tremblants de pitié: ah! la
pauvre femme! quelle misère! Le silence continuait, et
quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu,
tous la lui serrèrent fortement, tous mirent dans cette
étreinte muette la rage d’avoir cédé, l’espoir fiévreux de la
revanche. La cage était là, ils s’embarquèrent, ils
s’abîmèrent, mangés par le gouffre.
Pierron avait paru, avec la lampe à feu libre des porions,
fixée dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il était
chef d’équipe à l’accrochage, et les ouvriers s’écartaient,
car les honneurs le rendaient fier. La vue d’Étienne
l’ennuya, il s’approcha pourtant, finit par se rassurer,
lorsque le jeune homme lui eut annoncé son départ. Ils
causèrent. Sa femme tenait maintenant l’estaminet du
Progrès, grâce à l’appui de tous ces messieurs, qui se
montraient si bons pour elle. Mais, s’interrompant, il
s’emporta contre le père Mouque, qu’il accusait de n’avoir

pas remonté le fumier de ses chevaux, à l’heure
réglementaire. Le vieux l’écoutait, courbait les épaules.
Puis, avant de descendre, suffoqué de cette réprimande, il
donna lui aussi une poignée de main à Étienne, la même
que celle des autres, longue, chaude de colère rentrée,
frémissante des rébellions futures. Et cette vieille main qui
tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses
enfants morts, l’émotionna tellement, qu’il le regarda
disparaître, sans dire un mot.
—La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il à
Pierron, au bout d’un instant.
D’abord, ce dernier affecta de n’avoir pas compris, car la
mauvaise chance s’empoignait des fois, rien qu’à en
parler. Puis, comme il s’éloignait, sous prétexte de donner
un ordre, il dit enfin:
—Hein? la Maheude… La voici.
En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe,
vêtue de la culotte et de la veste, la tête serrée dans le
béguin. C’était par une exception charitable que la
Compagnie, apitoyée sur le sort de cette malheureuse, si
cruellement frappée, avait bien voulu la laisser
redescendre à l’âge de quarante ans; et, comme il
semblait difficile de la remettre au roulage, on l’employait à
la manoeuvre d’un petit ventilateur, qu’on venait d’installer
dans la galerie nord, dans ces régions d’enfer, sous le

Tartaret, où l’aérage ne se faisait pas. Pendant dix heures,
les reins cassés, elle tournait sa roue, au fond d’un boyau
ardent, la chair cuite par quarante degrés de chaleur. Elle
gagnait trente sous.
Lorsque Étienne l’aperçut, lamentable dans ses vêtements
d’homme, la gorge et le ventre comme enflés encore de
l’humidité des tailles, il bégaya de saisissement, il ne
trouvait pas les phrases pour expliquer qu’il partait et qu’il
avait désiré lui faire ses adieux.
Elle le regardait sans l’écouter, elle dit enfin, en le tutoyant:
—Hein? ça t’étonne de me voir… C’est bien vrai que je
menaçais d’étrangler le premier des miens qui
redescendrait; et voilà que je redescends, je devrais
m’étrangler moi-même, n’est-ce pas?… Ah! va, ce serait
déjà fait, s’il n’y avait pas le vieux et les petits à la maison!
Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée. Elle ne
s’excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu’ils
avaient failli crever, et qu’elle s’était décidée, pour qu’on ne
les renvoyât pas du coron.
—Comment se porte le vieux? demanda Étienne.
—Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche
s’en est allée complètement… On ne l’a pas condamné
pour son affaire, tu sais? Il était question de le mettre chez
les fous, je n’ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet

dans un bouillon… Son histoire nous a causé tout de
même beaucoup de tort, car il n’aura jamais sa pension, un
de ces messieurs m’a dit que ce serait immoral, si on lui en
donnait une.
—Jeanlin travaille?
—Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour.
Il gagne vingt sous… Oh! je ne me plains pas, les chefs se
sont montrés très bons, comme ils me l’ont expliqué eux-
mêmes… Les vingt sous du gamin, et mes trente sous à
moi, ça fait cinquante sous. Si nous n’étions pas six, on
aurait de quoi manger. Estelle dévore maintenant, et le pis,
c’est qu’il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que
Lénore et Henri soient en âge de venir à la fosse.
Étienne ne put retenir un geste douloureux.
—Eux aussi!
Une rougeur était montée aux joues blêmes de la
Maheude, tandis que ses yeux s’allumaient. Mais ses
épaules s’affaissèrent, comme sous l’écrasement du
destin.
—Que veux-tu? eux après les autres… Tous y ont laissé la
peau, c’est leur tour.
Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les
dérangèrent. Par les grandes fenêtres poussiéreuses, le

petit jour entrait, noyant les lanternes d’une lueur grise; et le
branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les
câbles se déroulaient, les cages continuaient à engloutir
des hommes.
—Allons, les flâneurs, dépêchons-nous! cria Pierron.
Embarquez, jamais nous n’en finirons aujourd’hui.
La Maheude, qu’il regardait, ne bougea pas. Elle avait déjà
laissé passer trois cages, elle dit, comme se réveillant et
se souvenant des premiers mots d’Étienne:
—Alors, tu pars?
—Oui, ce matin.
—Tu as raison, vaut mieux être ailleurs, quand on le peut…
Et ça me fait plaisir de t’avoir vu, parce que tu sauras au
moins que je n’ai rien sur le coeur contre toi. Un moment, je
t’aurais assommé, après toutes ces tueries. Mais on
réfléchit, n’est-ce pas? on s’aperçoit qu’au bout du compte
ce n’est la faute de personne… Non, non, ce n’est pas ta
faute, c’est la faute de tout le monde.
Maintenant, elle causait avec tranquillité de ses morts, de
son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes
parurent seulement dans ses yeux, lorsqu’elle prononça le
nom d’Alzire. Elle était revenue à son calme de femme
raisonnable, elle jugeait très sagement les choses. Ça ne
porterait pas chance aux bourgeois, d’avoir tué tant de

pauvres gens. Bien sûr qu’ils en seraient punis un jour, car
tout se paie. On n’aurait pas même besoin de s’en mêler,
la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les
patrons, comme ils avaient tiré sur les ouvriers. Et, dans sa
résignation séculaire, dans cette hérédité de discipline qui
la courbait de nouveau, un travail s’était ainsi fait, la
certitude que l’injustice ne pouvait durer davantage, et que,
s’il n’y avait plus de bon Dieu il en repousserait un autre,
pour venger les misérables.
Elle parlait bas, avec des regards méfiants. Puis, comme
Pierron s’était rapproché, elle ajouta tout haut:
—Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes
affaires… Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs,
une vieille culotte.
Étienne refusa du geste ces quelques nippes, échappées
aux brocanteurs.
—Non, ça n’en vaut pas la peine, ce sera pour les
enfants… A
Paris, je m’arrangerai.
Deux cages encore étaient descendues, et Pierron se
décida à interpeller directement la Maheude.
—Dites donc, là-bas, on vous attend! Est-ce bientôt fini,
cette
causette?

Mais elle tourna le dos. Qu’avait-il à faire du zèle, ce
vendu? Ça ne le regardait pas, la descente. Ses hommes
l’exécraient assez déjà, à son accrochage. Et elle
s’entêtait, sa lampe aux doigts, glacée dans les courants
d’air, malgré la douceur de la saison.
Ni Étienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils
demeuraient face à face, ils avaient le coeur si gros, qu’ils
auraient voulu se dire encore quelque chose.
Enfin, elle parla pour parler.
—La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en
prison, c’est
Bouteloup qui le remplace, en attendant.
—Ah! oui, Bouteloup.
—Et, écoute donc, t’ai-je raconté?… Philomène est partie.
—Comment, partie?
—Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J’ai eu
peur qu’elle ne me laissât les deux mioches. Mais non, elle
les a emportés… Hein? une femme qui crache le sang et
qui a l’air continuellement d’avaler sa langue!
Elle rêva un instant, puis elle continua d’une voix lente:

—En a-t-on dit sur mon compte!… Tu te souviens, on disait
que je couchais avec toi. Mon Dieu! après la mort de mon
homme, ça aurait très bien pu arriver, si j’avais été plus
jeune, n’est-ce pas? Mais, aujourd’hui, j’aime mieux que ça
ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour sûr.
—Oui, nous en aurions du regret, répéta Étienne
simplement.
Ce fut tout, ils ne parlèrent pas davantage. Une cage
l’attendait, on l’appelait avec colère en la menaçant d’une
amende. Alors, elle se décida, elle lui serra la main. Très
ému, il la regardait toujours, si ravagée et finie, avec sa
face livide, ses cheveux décolorés débordant du béguin
bleu, son corps de bonne bête trop féconde, déformée
sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poignée
de main dernière, il retrouvait encore celle des camarades,
une étreinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous
pour le jour où l’on recommencerait. Il comprit parfaitement,
elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. A
bientôt, et cette fois, ce serait le grand coup.
—Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron.
Poussée, bousculée, la Maheude s’entassa au fond d’une
berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour
taper à la viande, la cage se décrocha, tomba dans la nuit;
et il n’y eut plus que la fuite rapide du câble.

Alors, Étienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du
criblage, il aperçut un être assis par terre, les jambes
allongées, au milieu d’une épaisse couche de charbon.
C’était Jeanlin, employé comme «nettoyeur de gros». Il
tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le
débarrassait, à coups de marteau, des fragments de
schiste; et une fine poudre le noyait d’un tel flot de suie, que
jamais le jeune homme ne l’aurait reconnu, si l’enfant n’avait
levé son museau de singe, aux oreilles écartées, aux petits
yeux verdâtres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d’un
dernier coup, disparut dans la poussière noire qui montait.
Dehors, Étienne suivit un moment la route, absorbé. Toutes
sortes d’idées bourdonnaient en lui. Mais il eut une
sensation de plein air, de ciel libre, et il respira largement.
Le soleil paraissait à l’horizon glorieux, c’était un réveil
d’allégresse, dans la campagne entière. Un flot d’or roulait
de l’orient à l’occident, sur la plaine immense. Cette chaleur
de vie gagnait, s’étendait, en un frisson de jeunesse, où
vibraient les soupirs de la terre, le chant des oiseaux, tous
les murmures des eaux et des bois. Il faisait bon vivre, le
vieux monde voulait vivre un printemps encore.
Et, pénétré de cet espoir, Étienne ralentit sa marche, les
yeux perdus à droite et à gauche, dans cette gaieté de la
nouvelle saison. Il songeait à lui, il se sentait fort, mûri par
sa dure expérience au fond de la mine. Son éducation était
finie, il s’en allait armé, en soldat raisonneur de la
révolution, ayant déclaré la guerre à la société, telle qu’il la

voyait et telle qu’il la condamnait. La joie de rejoindre
Pluchart, d’être comme Pluchart un chef écouté, lui soufflait
des discours, dont il arrangeait les phrases. Il méditait
d’élargir son programme, l’affinement bourgeois qui l’avait
haussé au-dessus de sa classe le jetait à une haine plus
grande de la bourgeoisie. Ces ouvriers dont l’odeur de
misère le gênait maintenant, il éprouvait le besoin de les
mettre dans une gloire, il les montrerait comme les seuls
grands, les seuls impeccables, comme l’unique noblesse
et l’unique force où l’humanité pût se retremper. Déjà, il se
voyait à la tribune, triomphant avec le peuple, si le peuple
ne le dévorait pas.
Très haut, un chant d’alouette lui fit regarder le ciel. De
petites nuées rouges, les dernières vapeurs de la nuit, se
fondaient dans le bleu limpide; et les figures vagues de
Souvarine et de Rasseneur lui apparurent. Décidément,
tout se gâtait, lorsque chacun tirait à soi le pouvoir. Ainsi,
cette fameuse Internationale qui aurait dû renouveler le
monde, avortait d’impuissance, après avoir vu son armée
formidable se diviser, s’émietter dans des querelles
intérieures. Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-
il qu’une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la
beauté et la continuité de l’espèce? Cette question le
troublait, bien qu’il tranchât, en homme content de sa
science. Mais une idée dissipa ses doutes, l’enchanta,
celle de reprendre son explication ancienne de la théorie,
la première fois qu’il parlerait. S’il fallait qu’une classe fût
mangée, n’était-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui

mangerait la bourgeoisie épuisée de jouissance? Du sang
nouveau ferait la société nouvelle. Et, dans cette attente
d’un envahissement des barbares, régénérant les vieilles
nations caduques, reparaissait sa foi absolue à une
révolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont
l’incendie embraserait la fin du siècle de cette pourpre de
soleil levant, qu’il regardait saigner au ciel.
Il marchait toujours, rêvassant, battant de sa canne de
cornouiller les cailloux de la route; et, quand il jetait les yeux
autour de lui, il reconnaissait des coins du pays. Justement,
à la Fourche-aux-Boeufs, il se souvint qu’il avait pris là le
commandement de la bande, le matin du saccage des
fosses. Aujourd’hui, le travail de brute, mortel, mal payé,
recommençait. Sous la terre, là-bas, à sept cents mètres, il
lui semblait entendre des coups sourds, réguliers, continus:
c’étaient les camarades qu’il venait de voir descendre, les
camarades noirs, qui tapaient, dans leur rage silencieuse.
Sans doute ils étaient vaincus, ils y avaient laissé de
l’argent et des morts; mais Paris n’oublierait pas les coups
de feu du Voreux, le sang de l’empire lui aussi coulerait par
cette blessure inguérissable; et, si la crise industrielle tirait
à sa fin, si les usines rouvraient une à une, l’état de guerre
n’en restait pas moins déclaré, sans que la paix fût
désormais possible. Les charbonniers s’étaient comptés,
ils avaient essayé leur force, secoué de leur cri de justice
les ouvriers de la France entière. Aussi leur défaite ne
rassurait-elle personne, les bourgeois de Montsou, envahis
dans leur victoire du sourd malaise des lendemains de

grève, regardaient derrière eux si leur fin n’était pas là
quand même, inévitable, au fond de ce grand silence. Ils
comprenaient que la révolution renaîtrait sans cesse,
demain peut-être, avec la grève générale, l’entente de tous
les travailleurs ayant des caisses de secours, pouvant tenir
pendant des mois, en mangeant du pain. Cette fois encore,
c’était un coup d’épaule donné à la société en ruine, et ils
en avaient entendu le craquement sous leurs pas, et ils
sentaient monter d’autres secousses, toujours d’autres,
jusqu’à ce que le vieil édifice, ébranlé, s’effondrât,
s’engloutît comme le Voreux, coulant à l’abîme.
Étienne prit à gauche le chemin de Joiselle. Il se rappela, il
y avait empêché la bande de se ruer sur Gaston-Marie. Au
loin, dans le soleil clair, il voyait les beffrois de plusieurs
fosses, Mirou sur la droite, Madeleine et Crèvecoeur, côte
à côte. Le travail grondait partout, les coups de rivelaine
qu’il croyait saisir, au fond de la terre, tapaient maintenant
d’un bout de la plaine à l’autre. Un coup, et un coup encore,
et des coups toujours, sous les champs, les routes, les
villages, qui riaient à la lumière: tout l’obscur travail du
bagne souterrain, si écrasé par la masse énorme des
roches, qu’il fallait le savoir là-dessous, pour en distinguer
le grand soupir douloureux. Et il songeait à présent que la
violence peut-être ne hâtait pas les choses. Des câbles
coupés, des rails arrachés, des lampes cassées, quelle
inutile besogne! Cela valait bien la peine de galoper à trois
mille, en une bande dévastatrice! Vaguement, il devinait
que la légalité, un jour, pouvait être plus terrible. Sa raison

mûrissait, il avait jeté la gourme de ses rancunes. Oui, la
Maheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le
grand coup: s’enrégimenter tranquillement, se connaître, se
réunir en syndicats, lorsque les lois le permettraient; puis,
le matin où l’on se sentirait les coudes, où l’on se trouverait
des millions de travailleurs en face de quelques milliers de
fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. Ah! quel
réveil de vérité et de justice! Le dieu repu et accroupi en
crèverait sur l’heure, l’idole monstrueuse, cachée au fond
de son tabernacle, dans cet inconnu lointain où les
misérables la nourrissaient de leur chair, sans l’avoir
jamais vue.
Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait
sur le pavé. A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et
se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le
trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche.
Puis, c’étaient les autres fosses à l’horizon, la Victoire,
Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les
tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours
à coke fumaient dans l’air transparent du matin. S’il voulait
ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter,
car il avait encore six kilomètres à faire.
Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés
des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là,
il les entendait le suivre à chaque enjambée. N’était-ce pas
la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l’échine
cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par

le ronflement du ventilateur? A gauche, à droite, plus loin, il
croyait en reconnaître d’autres, sous les blés, les haies
vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil
d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui
enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons
crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la
poussée des herbes. De toutes parts, des graines se
gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées
d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de
sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des
germes s’épandait en un grand baiser. Encore, encore, de
plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent
rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons
enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse,
c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des
hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui
germait lentement dans les sillons, grandissant pour les
récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire
bientôt éclater la terre.

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Tags: Emile Zola