GORGIAS de Platon

POLUS.

A merveille.

SOCRATE.
Or, ne venons-nous pas de reconnaître que l’injustice et
tout mal de l’âme est ce qu’il y a de plus laid?

POLUS.
Nous l’avons reconnu en effet.

SOCRATE.
Et le plus laid n’est-il point tel, ou parce que rien n’est
plus douloureux, ou parce que rien n’est plus
dommageable, ou à cause de l’un et de l’autre?

POLUS.
De toute nécessité.

SOCRATE.
Or, est-il plus douloureux d’être injuste, intempérant,
lâche, ignorant, que d’être indigent ou malade?

POLUS.
Il me paraît que non, Socrate, d’après tout cela.

SOCRATE.
Le mal de l’âme n’est donc le plus laid que parce qu’il
l’emporte en dommage sur tous les autres, d’une
manière extraordinaire et merveilleuse, puisque de ton
aveu il ne l’emporte point du côté de la douleur.

POLUS.

Il le faut bien.

SOCRATE.
Mais ce qui l’emporte par l’excès du dommage est le plus
grand de tous les maux.

POLUS.
Oui.

SOCRATE.
Donc l’injustice, l’intempérance, et en général les maux
de l’âme sont de tous les maux les plus grands.

POLUS.
Il paraît qu’oui.

SOCRATE.
Quel art nous délivre de la pauvreté? N’est-ce pas
l’économie?

POLUS.
Oui.

SOCRATE.
Et de la maladie? N’est-ce pas la médecine?

 POLUS.

Sans difficulté.

SOCRATE.
Et des maux de l’âme et de l’injustice? Si tu ne trouves

pas de réponse de cette manière, vois de celle-ci. Où et
chez qui conduisons-nous ceux dont le corps est
malade?

POLUS.
Chez les médecins, Socrate.

SOCRATE.
Où conduit-on ceux qui s’abandonnent à l’injustice et à
l’intempérance?

POLUS.
Tu veux dire apparemment chez les juges.

SOCRATE.
N’est-ce pas pour y être punis?

POLUS.
Sans doute.

SOCRATE.
Ceux qui châtient avec raison ne suivent-ils point en cela
une certaine justice?

POLUS.
Cela est évident.

SOCRATE.
Ainsi l’économie délivre de l’indigence, la médecine
de la maladie, et la justice de l’intempérance et de
l’injustice.

POLUS.
Je le pense ainsi.

SOCRATE.
Mais de ces trois choses dont tu parles, quelle est la plus
belle?

POLUS.
De quelles choses?

SOCRATE.
L’économie, la médecine et la justice.

POLUS.
La justice l’emporte de beaucoup, Socrate.

SOCRATE.
Puisqu’elle est la plus belle, c’est donc parce qu’elle
procure le plus grand plaisir, ou la plus grande utilité, ou
l’un et l’autre.

POLUS.
Oui.

SOCRATE.
Est-ce une chose agréable d’être entre les mains des
médecins; et le traitement qu’on fait aux malades leur
cause-t-il du plaisir?

POLUS.

Je ne le crois pas.

SOCRATE.
Mais c’est une chose utile, n’est-ce pas?

POLUS.
Oui.

SOCRATE.
Car elle délivre d’un grand mal: en sorte qu’il est
avantageux de souffrir la douleur pour recouvrer la
santé.

POLUS.
Sans contredit.

SOCRATE.
L’homme qui est ainsi entre les mains des médecins est-il
dans la situation la plus heureuse par rapport au corps,
ou bien est-ce celui qui n’a point été malade?

POLUS.
Il est évident que c’est celui-ci.

SOCRATE.
En effet, le bonheur ne consiste pas, ce semble, à être
soulagé du mal, mais à n’en pas avoir eu.

POLUS.
Cela est vrai.

  SOCRATE.

Mais quoi! de deux hommes malades, quant au corps ou
quant à l’âme, quel est le plus malheureux, de celui
qu’on traite et qu’on délivre de son mal, ou de celui
qu’on ne traite point, et qui garde son mal?

POLUS.
Il me paraît que c’est celui qu’on ne traite point.

SOCRATE.
Ainsi la punition procure la délivrance du plus grand des
maux, du mal de l’âme.

POLUS.
J’en conviens.

SOCRATE.
Car elle rend sage, elle oblige à devenir plus juste, et elle
est une sorte de médecine morale.

POLUS.
Oui.

SOCRATE.
Le plus heureux, par conséquent, est celui qui n’a admis
dans son âme aucun mal, puisque nous avons vu que le
mal de l’âme est le plus grand de tous.

POLUS.
Sans difficulté.

SOCRATE.
Le second est celui qu’on en a délivré.

POLUS.
Il y a apparence.

SOCRATE.
C’est-à-dire, celui qui a reçu des avis, des réprimandes,
qui a subi la punition.

POLUS.
Oui.

SOCRATE.
Ainsi, celui qui est malade de l’injustice, et qui n’en a pas
été délivré, mène la vie la plus malheureuse.

POLUS.
Selon toute vraisemblance.

SOCRATE.
Eh bien! cet homme, n’est-ce pas celui qui, s’étant rendu
coupable des plus grands crimes, et tout rempli
d’injustice, parvient à se mettre au-dessus des
réprimandes, des corrections, des punitions? Telle
est, comme tu le dis toi-même, la situation d’Archélaüs,
et celle des autres tyrans, des orateurs et de tous ceux
qui jouissent d’un grand pouvoir.

POLUS.
Il paraît qu’oui.

SOCRATE.
Et véritablement, mon cher, tous ces gens-là ont fait à-
peu-près la même chose que celui qui, étant attaqué des
plus grandes maladies, trouverait le moyen de ne point
faire corriger par les médecins les affections vicieuses
qui le travaillent, et de ne point faire de traitement,
craignant, comme un enfant, qu’on ne lui applique le fer
et le feu, parce que cela fait mal. Ne te semble-t-il
pas que la chose est ainsi?

POLUS.
Oui.

SOCRATE.
Ce serait sans doute par ignorance des avantages de la
santé et de la bonne habitude du corps. D’après nos
aveux précédents, ceux qui fuient la punition ont bien
l’air de se conduire de la même manière, mon cher
Polus. Ils voient ce qu’elle a de douloureux; mais ils sont
aveugles sur son utilité; ils ignorent combien on est plus
à plaindre d’habiter avec une âme qui n’est pas saine,
mais qui est corrompue, injuste et impie, qu’avec
un corps malade. C’est pourquoi ils mettent tout en
œuvre pour échapper à la punition, et n’être point
délivrés du plus grand des maux, et ils ne songent qu’à
amasser des richesses, à se faire des amis, et à acquérir
le talent de la parole et de la persuasion. Mais si les
choses dont nous sommes convenus sont vraies, Polus,
vois-tu ce qui résulte de ce discours? ou veux-tu que
nous en tirions ensemble les conclusions?

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer